Le Général Leman (Verhaeren)
LE GÉNÉRAL LEMAN.
L’Allemagne entière
Fatiguait les échos de grands cris éclatants ;
C’était le temps
Où ses peuples espéraient voir
Leurs aigles noirs
Couvrir toute l’Europe avec une aile immense ;
Où lourdement, un empereur
Marchait et circulait à larges pas vainqueurs,
Par grands blocs se fendaient
Et brusquement se confondaient
Son fort
Dans la fureur volante et rouge des batailles ;
Tous les nôtres savaient
Quel capitaine y commandait
Et de combien sa volonté était
Ton nom n’angoissait point l’empereur allemand.
Il ignorait quelle foudre acharnée
Avait en son feu d’or forgé ta destinée
Prévoyant et l’attaque, et l’orage, et le siège
Et les sifflants obus autour du front de Liège,
À la défense ardente et âpre de ta ville.
Le préjugé sournois et la manie hostile
Furent comme des joncs, ployés entre tes mains ;
Hier se rajeunissait en songeant à demain ;
L’effort se redressait au choc de nouveaux ordres ;
La routine et ses dents ne savaient plus où mordre
Si bien que, raffermie à force de travaux,
Liège fit face aux bonds terribles de l’assaut
Ainsi que d’une mer innombrable et profonde
Montaient vers elle et s’acharnaient les régiments
Au pas massif, au cri dément ;
C’était la nuit : l’attaque arrivait en bourrasque,
De fuyantes lueurs illuminaient les casques,
On entendait là-haut, vrombir les zeppelins,
La rage ardait partout ; les cœurs en étaient pleins.
Les Allemands ? Dieu seul savait leur nombre.
Mornes, compacts et sombres
Leurs bataillons montaient et puis toujours montaient
Toujours et puis toujours,
Jusqu’à l’instant où Liège lasse
Ploya sous la menace
Toujours plus écrasante et toujours plus tenace
Des blocs énormes de mitraille
Choyant comme des pans de montagnes, là-bas,
La poudre déflagra dans ses caves fermées,
Un bruit rebondissant ébranla l’air vermeil
Et des nuages noirs de suie et de fumée
D’autres se lamentaient en paroles pressantes :
Sous la brusque ruine,
Son corps gisait mutilé et sanglant,
La nuit,
Près des décombres ;
Courage, honneur, fierté, toutes les grandes ombres
Étaient debout, dans le silence, à ses côtés ;
Les étoiles tremblaient dans le ciel exalté
À voir ce grand destin se clore sur la terre ;
Sa main serrait sa belle épée autoritaire
Avec un poing si fort qu’aucun des ennemis,
Quand il revint à lui,
Couvert de sang et de boue et de cendre,
Vers l’exil morne et ténébreux, là-bas,
Simplement, sans rien dire.
Toutefois,
La mort n’a point fait droit
Pendant ce siège,
À mon désir d’être parmi ceux-là
Qui sont tombés dans les combats,
À Liège.