Le Général Dragomirow

Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 149-177).
LE GENERAL DRAGOMIROW

Bien que la doctrine militaire du général Dragomirow soit construite sur de fermes idées et qu’elle compose un édifice très complet, elle se présente au premier abord sans claires linéatures et sans parties saillantes : elle n’a pas de façade, pas de fronton, pas d’écusson, pas de devise. Ces matières utiles valent en soi et sans combinaison d’art ; on voit que l’œuvre agie a primé l’œuvre écrite ; qu’au fur et à mesure, d’après les occasions de guerre, d’après les positions de service, d’après les nouveautés de la spéculation théorique et les modifications aux règlemens, surtout d’après les rares loisirs d’une carrière très remplie, ce recueil se complétait de lui-même, semblable à quelque vieille demeure de famille divisée, développée, surélevée suivant les changeans besoins de la vie ; ou plutôt, semblable à une forteresse ancienne accommodée sans cesse aux conditions nouvelles de la guerre, et dont l’appareil montre à la fois ce qu’il reste d’hier et ce qu’on pourrait créer aujourd’hui.

Ces différens essais, entre lesquels il n’est que le lien d’une intention commune et d’une destination commune, doivent à leur indépendance relative un grand charme de liberté et de sincérité : l’homme se laisse volontiers voir en ces occasions littéraires dont aucune ne mérite une expression définitive de sa doctrine, mais qui toutes l’entraînent à sa conviction du jour ou son indignation du moment. Celles-ci montrent à découvert une noble figure d’officier moderne, investie de bonté et de savoir ; une stature impropre à la pose du héros et qui s’aime mieux sous l’apparence humaine ; une conscience assez forte pour ne s’appuyer que sur soi et pour trouver en elle-même la racine de son autorité ; l’esprit le plus riche, l’intelligence la plus adroite, servant ce simple caractère, et la plume d’un Montaigne écrivant sur l’expérience de ce Montluc ; enfin une grande âme forgée exprès pour entreprendre et maîtriser ces grands sujets menaçans, la guerre moderne et la nation en armes.

Tous ces plaisirs de lecture deviennent cas de conscience pour l’analyste : il ne se résout pas à sacrifier une seule de ces pages, dont la moindre a son prix de grâce et de vérité ; il comprend qu’il doit, avec une patience de topographe, minuter son levé de l’œuvre et cheminer autour des moindres détails, une boussole à la main. Mais nous, qui n’écrivons que pour faciliter l’attaque de l’ouvrage, nous opérerons plus brièvement ; comme un officier subalterne envoyé on reconnaissance au-delà des tranchées, nous donnerons seulement trois croquis, mais pris de points de vue différens : l’un dessinera les idées de Dragomirow sur le caractère essentiel de la guerre et sur le rôle du général ; un autre tentera de saisir ses méthodes quant à l’éducation du soldat et la préparation des troupes ; enfin, conformément à la constante habitude du maître, nous ajouterons à sa doctrine un exemple, et le sien propre : ce sera cette opération de guerre à laquelle il présida en 1877, quand il dut franchir le Danube avec sa division sur les devans de l’armée russe.


I

Jamais ouvrage ne produisit sur le lecteur des impressions plus contraires que le roman de Tolstoï Guerre et Paix. — Émotion et Déception, ce pourrait être son véritable titre, car on voit bien que l’auteur, génial dans la conception, s’égare tendancieusement dans les détails ; la vérité se retire de page en page devant lui comme l’armée russe se retirait devant Napoléon. Or, il arrive qu’un ferme esprit, inapte à franchir les frontières du bon sens, a porté sur ce livre un jugement qui est aussi un commentaire ; que cet esprit, c’est Dragomirow ; enfin, que ses idées propres sur la guerre ne sont nulle part si près d’être réunies en un corps de doctrine que dans les considérans de ce jugement.

C’est un important phénomène que cette rencontre, intellectuelle de Tolstoï et de Dragomirow. Officiers de la même armée, l’un en devient le généralissime ; l’autre, laissant là ses épaulettes, se retire au désert, se fait ouvrier, moujik et consume ses facultés d’artiste en lamentations sur la moderne Babylone. Lequel des deux a le mieux servi les hommes ? La question est d’autant plus pressante que l’opposition de ces deux caractères est en réalité celle de deux morales, et que nous avons à choisir entre elles. L’une absolue, désolée, prêche le nirvana de la volonté humaine, tout entière dissoute en pitié ; morale impitoyable cependant aux formes de vie que nous ont laissées les hommes antérieurs, subversive d’institutions qui sont le fruit d’une expérience millénaire, fautrice de violence au nom même de la non-résistance au mal. L’autre : une morale de bon vouloir, d’effort, de travail, de solidarité ; une morale résignée aux maux nombreux de l’existence ; avertie par l’histoire qu’un seul remède prévaut ordinairement contre eux, l’initiative des hommes supérieurs ; soucieuse de ne pas ajouter à ces maux inévitables un appoint de doute et de désespoir, mais de les combattre au contraire avec les armes de l’autorité. Telle est l’infirmité des mots humains que ces morales inconciliables peuvent se vanter toutes deux d’être chrétiennes. Mais qu’importe ici le nom ? La question est de savoir laquelle répond actuellement aux besoins des consciences. Or trop de signes ont fait voir que voilà bien la question vitale de ce temps-ci, et que notre génération ne saurait, sans imprudence, se remettre à l’avenir du soin de la trancher, pour qu’il nous soit pardonné d’avoir tout d’abord élargi de la sorte l’examen que nous entreprenions.

Le débat peut se résumer simplement : Dragomirow, en Tolstoï, admire sans réserve l’artiste, il combat sans merci le théoricien. Il donne de son distinguo une raison psychologique. Selon lui, le don de Tolstoï réside surtout dans une certaine ubiquité de la conscience et dans une aptitude à percevoir d’un seul coup d’œil plusieurs phénomènes, tous exacts et vraiment vus : ce pouvoir éminemment créateur, puisque à l’intérieur du tout agissant il assure la réalité des moindres parties, et puisqu’il multiplie la vie dans la vie même, vaut à l’œuvre son étonnant relief et ses justes couleurs. Mais cette justesse tout artistique n’est que celle des rapports aperçus, non celle des rapports existans ; incommensurable avec la justesse logique, elle ne répond pas aux besoins de l’histoire, laquelle réclame des comptes rendus plutôt que des poèmes, la carte plutôt que la perspective, Cassini plutôt que Van der Meulen. Ainsi la vision la plus vaste ne se prêtera qu’à une théorie médiocre ; et même l’étendue de la vision fera la faiblesse de la théorie. Car toutes ces choses que l’artiste voyait d’un seul regard, et sur lesquelles il projetait la couleur de sa pensée, se présenteront distinctes à son examen philosophique ; car cette discontinuité des objets, sur laquelle son talent se jouait et se mesurait, apparaîtra nouvelle et douloureuse à son esprit. Il conclura trop vite que les scènes dépeintes sont radicalement incohérentes et qu’elles échappent à tout gouvernement rationnel. C’est rester à mi-chemin de la vérité ; c’est ne pouvoir s’élever d’analyse en synthèse, et c’est nier l’existence de l’eau sous prétexte qu’au fer rouge elle se décompose en oxygène et en hydrogène. Plus d’un noble esprit est tombé dans cette faute commune, et même Goethe est le seul que Dragomirow en absolve complètement. Victor Hugo, dont il ne parle pas, l’a tout particulièrement commise, en s’adonnant à ce raisonnement antithétique qui n’était qu’un don visuel exploité par la plume et réduit en procédé.

La justesse de ces aperçus va se vérifier devant nous, car nous ne pourrons rappeler les thèmes sur lesquels s’exerce l’exégèse de Dragomirow sans faire en réalité comparaître Tolstoï. Mais exposons ces thèmes avant toute chose.


Refaire ce peu de chemin à travers l’ouvrage, c’est accompagner ce délicat témoin, de bonne heure frappé de la tristesse qui sera propre aux penseurs de ce siècle, — le prince André. Avec quelle habileté, avant de le livrer à l’orage des événemens et des passions, Tolstoï l’a choisi et préparé comme le réactif le plus sensible et le mieux approprié aux milieux dans lesquels il veut le plonger, chaque page du livre le raconte. Pourtant, quelque soin qu’il ait mis à composer cette âme, Tolstoï a négligé un détail, pour lui secondaire et pour nous important, — l’éducation militaire du personnage. Une note du commentateur permet de réparer l’omission.

A l’époque où le prince André est entré au service, le patrimoine purement russe des traditions militaires créées par Roumianetz et Souvarow tombait en déshérence ; c’est à peine si quelques vieux officiers pratiquaient encore par habitude une doctrine qu’ils n’osaient plus transmettre. Le reste de l’armée s’adonnait à la manie prussienne. André Bolkonsky a donc connu de bonne heure ces manœuvres frédériciennes qui consistent perpétuellement à s’avancer en colonne à distances entières, à former la ligne déployée, puis à marcher en bataille après le déploiement. Une régularité parfaite et, comme on dit, « une propreté entière », sont exigées durant l’exécution de ces mouvemens ; les moindres fautes, d’une section qui arrive avec un retard infinitésimal, d’un rang qui perd son alignement, irritent jusqu’à la démence des chefs dont le contrôle brutal échappe lui-même à tout contrôle. Une pareille troupe a de la ressemblance avec une boîte à musique, et l’officier est le bouton sur lequel on presse pour avoir un air. Pas un bras ne bouge dans ces rangs d’automates sans un commandement de l’officier supérieur préposé à la manœuvre ; ce commandement, répète ; de degré on degré, descend le long de l’échelle hiérarchique jusqu’aux exécutans qui sont en bas. Pour cette transmission purement vocale, l’énergie, le caractère, les qualités intimes qui font dans la vie le mérite des gens ne servent de rien : une voix de stentor, l’habitude de crier à l’instant où crient ceux du même grade, voilà de quoi faire un subalterne. Ce système a pu trouver sa raison d’être dans une tactique maintenant surannée ; fondé sur un principe de crainte, il a pu fournir quelque rendement militaire en tirant de sujets médiocres plus que n’auraient donné leurs propres ressorts ; mais il a désormais ce défaut grave de ne plus répondre aux conditions de la guerre. C’est à quoi les Prussiens réfléchissent depuis les leçons de Valmy et d’Iéna ; ces réflexions, d’où sortiront soixante ans plus tard de redoutables événemens, n’ont pas encore porté leurs fruits. On continue à dire qu’il faut rechercher les bases enveloppantes et les angles objectifs de 90°, se retirer par les routes divergentes, s’avancer par les routes convergentes… D’après ces règles, un Phull pense arrêter un Napoléon ; il recommande à Barclay de prendre une position de flanc par rapport à Vilna. « — Très bien, si c’est à Vilna que Napoléon en veut, répond Dragomirow ; mais si c’est à vous, vous mettrez-vous hors de vous-même ? »

Sorti de cette école pédantesque pour entrer dans la guerre réelle, humaine, souffrante et vivante, aimante aussi, le prince André aurait pu réformer une à une les opinions des maîtres et se servir de leurs erreurs pour découvrir la vérité. Mais, en dépit de ses ambitions, ce songeur ne voit que son rêve, ce mélancolique ne connaît que ses chagrins. Plusieurs années de désillusion l’ont préparé pour la négation suprême, le désespoir et la mort, quand il arrive à ses dernières épreuves, les campagnes de 1809 et de 1812.

Il suit Bagration sur le champ de bataille d’Hollabrunn, et considère curieusement ce visage hâlé, ces yeux mi-clos, ensommeillés, qui ne laissent voir ni si le général perçoit les choses, ni s’il songe à quelque chose. Il l’accompagne cependant sur un des points principaux de la position, à la batterie du capitaine Touchine. Bagration reçoit tous les rapports avec un air de dire : « Voilà précisément ce que j’attendais ; » s’il parle, il’ laisse tomber ses mots avec une lenteur particulière, comme pour montrer qu’il importe, en ce moment, de ne rien précipiter. Un boulet vient en sifflant tuer un cosaque et bouleverser un rang de l’escorte : « Le prince Bagration regarde en fronçant les sourcils ; l’incident jugé, il se retourne avec indifférence, puis il replace son sabre, dont la poignée s’est prise dans les plis de sa bourka… » Il demande plus loin : « Quelle compagnie ? » et cette interrogation qui est un reproche suffit à redresser cette troupe fléchissante. Nulle part, il ne donne d’ordres positifs ; mais tout ce qui arrive par nécessité, par hasard ou par l’initiative de ses inférieurs, il veut faire croire que ces résultats étrangers à ses prescriptions sont du moins conformes à ses prévisions. En dépit du pur hasard qui, selon le prince André, régit les faits et les soustrait à la volonté du général, le témoin remarque que la présence de Bagration fait partout un bien immense.

Sur le flanc droit de la position, un colonel vient annoncer que son régiment a repoussé une charge de cavalerie. Bien que l’aspect de la troupe soit tel qu’on ne puisse dire si le régiment a vraiment repoussé la charge, ou si la charge a culbuté le régiment, Bagration fait sur tout cela un signe de tête : il l’avait bien prévu… Mais voilà que pour la première fois un ordre sort de cette bouche, l’ordre d’amener au pied de la hauteur deux bataillons du 6e chasseurs ; et tout d’un coup un autre homme paraît dans Bagration : il semble que pour la première fois une impression, émergeant enfin de son inconscience, ait atteint les ressorts de sa volonté ; son visage respire une résolution joyeuse, ses yeux s’éclairent, sa physionomie se dessine, ses yeux se fixent vers l’avant avec hardiesse et comme avec mépris.

Les deux bataillons arrivent émus, s’arrêtent frissonnans ; on les aligne ; on leur crie : Maladtzami, rebiata[1] ! » Bagration parcourt les rangs, descend de cheval, donne ses rênes au cosaque, lui jette sa bourka ; il assure son aplomb sur ses jambes, redresse sa coiffure sur sa tête. La minute suprême approche, celle où. le général ne se ménage plus et commande au soldat qui est en lui-même. Bagration, élève de Souvarow, ne connaissait ni les angles ni les lignes de l’école allemande, mais il connaissait ces minutes-là.

— Avec Dieu !… crie-t-il d’une voix forte et nette. Il se retourne encore une fois vers le rang, fait un geste de la main, puis, de son pas lourd de cavalier, il s’avance sur le sol inégal. Le prince André sent qu’une force invincible l’attire et qu’une joie immense l’envahit…

La scène d’après la bataille n’est pas moins belle. On y voit le général, à son rapport, vainement occupé à démêler la part de chacun dans l’action commune ; circonvenu par le mensonge, incapable de justice, il écoute le traître Jerkow et blâme le héros Touchine ; il se montre dans cet état d’isolement et de faiblesse qui est à jamais la rançon de l’autorité, car le maître, de qui découlent les faveurs, est celui qu’on veut surprendre et l’ennemi commun à tous les ambitieux, inconsciens conjurés de la lutte pour la vie. La scène, digne de Shakspeare, rappelle celle où le roi Lear, déchu de toute dignité, accablé de toute misère (et ne s’appuyant plus que sur Cordelia, lui demande humblement le bien refusé d’habitude aux grands de la terre : « Dites-moi la vérité… » Mais il y a plus d’intérêt militaire dans un autre épisode, celui de Koutousow à Borodino.

Comme pour Bagration à Hollabrunn, rien en Koutousow qui lui soit propre ; il ne prévoit rien, n’entreprend rien, mais il écoute, se souvient, remet tout à sa place, ne contrevient à aucune mesure utile, ne permet aucune mesure dangereuse. Une chose cependant lui paraît soudainement propre, et c’est une étrange certitude qu’il ne fonde sur aucune preuve, qu’il improvise, dont il accable Wolzogen, venu, après l’engagement du premier jour, apporter de mauvaises nouvelles : « L’avez-vous vu ? l’avez-vous vu ? s’écrie-t-il. Comment ! vous osez ?… Comment osez-vous me faire un rapport pareil ? Allez dire au général Barclay que je sais mieux que lui où en sont les affaires. L’ennemi est battu à gauche et contenu à droite. Pour vous, si vous ne voyez pas clair, peu importe ; mais ne parlez pas de ce que vous ignorez ! Allez ! portez au général l’ordre d’attaquer demain matin. » Un silence se fait, qu’interrompt seulement la lourde respiration du maréchal. « Ils sont repoussés de partout, ce dont je remercie Dieu et notre brave armée. Demain, nous les chasserons de la sainte terre russe, » achève-t-il, et il se signe en sanglotant. Tel est donc son secret, qu’il ne veut pas être vaincu ; il résiste à ce qu’on a vu, car il sait que les yeux sont la partie de l’homme la plus prompte à se laisser vaincre ; il résiste à ce qu’on dit, car il comprend que les sacrifices d’hommes consentis par Napoléon dans cette affaire ont pour jamais émoussé le perçant de son armée et rompu ses forces d’agression. Ainsi, parce qu’il n’a pas voulu se laisser vaincre, Koutousow n’est pas vaincu : aussi, quand on délibère autour de lui sur l’abandon ou la défense de Moscou, il pense contre tous que l’armée doit s’écarter de la ville, emportant avec elle sa volonté de vaincre, source abondante de victoires. « Bonne ou mauvaise, prononce-t-il, ma tête en ceci doit se décider toute seule. » Il pèse un instant dans son cœur ce grand devoir et conclut : « Par l’autorité que je tiens du tsar et de la patrie, j’ordonne la retraite. »

S’il fallait un contre-exemple concourant avec les deux preuves précédentes, on pourrait montrer Napoléon passant outre à l’avertissement de Borodino, et s’installant dans Moscou pour y attendre la paix face à face avec sa sinistre erreur. On noterait chez lui cette fausse appréciation des quantités morales qui fut sans doute la seule faiblesse de ce grand homme et la cause trop certaine de ses revers. Mais c’est assez des exemples purement russes, qui, remis en mémoire, nous permettent de revenir au commentateur.


Qu’il s’agisse de Bagration ou de Koutouzovv, Dragomirow admire ces portraits si fortement peints sur ces fonds de bataille : il écoute le souffle qui gonfle ces pages et qui les pousse à pleines voiles comme un vent de tempête ; il frissonne aux tragiques tableaux de la retraite d’Hollabrunn : le torrent humain coulant on ne sait où ; les chariots qui roulent, les voix qui s’appellent, les soupirs des blessés môles aux ténèbres de la nuit ; puis, tout à coup, l’arrêt de ce flot et son murmure pareil à celui d’une mer qui clapote et s’apaise après la tourmente. Mais de l’infinité et de la variété des forces que l’armée renferme, faut-il conclure avec Tolstoï qu’un général ne puisse personnellement rien pour les diriger, et qu’il soit à jamais le jouet des événemens qu’il pense conduire, la créature des hommes qui semblent ses serviteurs ? Non, répond Dragomirow, car ces visions apocalyptiques de la foule armée, la motion nombreuse et puissante de cet organisme à mille têtes, ne font que traduire en gestes immenses la motion intellectuelle et volontaire qui gouverne secrètement la masse. Cette direction ne saurait consister en commandemens détaillés ni s’exercer sur tous, à tout instant ; mais elle est une influence sollicitant chacun à vouloir ce que les circonstances réclament de lui dans la sphère d’action ouverte à son initiative. Cette influence, le général peut l’exercer rien que par sa présence et son prestige ; il agit alors tout en paraissant indifférent : ainsi Bagration à Hollabrunn emploie ses moindres gestes à calmer son monde ; pour se faire voir, feint d’aller voir ; approuve par son silence toute disposition prise. Pourquoi s’irriterait-il alors ? c’est fouetter la mer que de s’élever contre la nation en armes. Mieux vaut répandre partout cette confiance qui est la condition, la cause même de l’effort. Cependant l’affaire s’engage, se poursuit, se précise ; subitement l’instant et le lien du dénoûment apparaissent avec évidence ; le général comprend « qu’il faut aller là » ; et sa volonté foudroyante suit le rapide éclair de son intelligence. C’est alors Bagration qui descend de cheval pour marcher devant ses bataillons et qui, marchant avec eux, dit qu’il marche « avec Dieu ».

Ainsi, pour Tolstoï, l’armée est une masse inorganique ; pour Dragomirow elle est un organisme à mille têtes. C’est la contradiction profonde de l’artiste et du penseur. Pour mesurer cette différence radicale de leurs points de vue, risquons ici un symbole emprunté à la physique. La convergence des énergies militaires vers la volonté d’un seul peut se comparer au groupement des rayons lumineux qui traversent une lentille ; ces rayons concourent vers un certain point, s’y coupent, puis s’écartent. Si l’on place l’œil un peu en deçà de ce foyer, on recevra les rayons venus de la lentille ; si on le place au-delà, on apercevra à la fois le foyer et la lentille. Ainsi, Tolstoï ne voit que la troupe, et Dragomirow la voit à travers le général. De ces deux points de vue, choisissons celui qui manifestement embrasse l’ensemble des choses : rangeons-nous du côté du penseur et demandons-lui cette synthèse dont c’est la gloire de l’artiste de demeurer à jamais incapable.

La guerre est un fait éternellement commun à toute humanité[2] et contre lequel tous les appels à la raison ne serviront de rien. Préparée par les différences d’idées et d’intérêts qui séparent les nationalités, déclenchée par les ressorts de la politique, elle se fonde psychologiquement sur cet instinct combatif qui perpétue au cœur de l’homme la loi primitive de la lutte pour la vie. Or, quel est le problème premier de la guerre, réduite ainsi en un chapitre de morale positive ? Assurément, l’étude de cette conscience humaine qui doit agir sur le champ de bataille, au milieu d’une foule armée, dans une atmosphère de danger. Et pourtant, depuis plus de deux cents ans que des gens cultivés se livrent tant et de si terribles guerres, ce problème n’est pas encore résolu. C’est que les militaires n’ont pas perdu l’habitude de se donner pour des héros, soit qu’ils veuillent simplement passer pour insensibles à la peur, soit que, posant dans le rôle suprême de Jupiter assemble-nues, ils dérobent aux regards des mortels le procès de leur entendement, les mobiles de leur volonté, bref tout cet appareil humain qui pourrait fournir des preuves contre leur infaillibilité. Il est temps, cependant, que nous sortions de la période épique ; mettons les Achille et les Agamemnon à la porte ; considérons ce soldat de chair et d’âme, capable de tuer par haine et de se faire tuer par amour, de gravir sous la mitraille la paroi d’un mur ou de tourner les talons si quelque polisson crie : « Nous sommes trahis ! » ; convenons enfin que les militaires sont des hommes comme les autres hommes et que les affaires militaires sont des affaires comme les autres affaires.

Or, rien n’est plus désastreux en affaires qu’un esprit d’absolutisme et d’a-priorisme ; imbus de cet esprit, Tolstoï et son prince André n’ont pu que s’égarer dans leur chasse à la formule. Les paroles humaines n’ont pas la vertu qu’ils leur voudraient, celle de symboles algébriques capables de représenter avec une exactitude constante l’infinité des valeurs propres à une même grandeur. Ils s’étonnent, par exemple, que dans un conseil de guerre tous les généraux diffèrent d’opinion ; mais cette discordance était à prévoir, elle n’affectera pas le généralissime qui sait ce qu’on doit demander à un conseil de guerre et ce qu’on n’en doit pas espérer. Il se peut, d’ailleurs, et sans inconvénient pratique, que ces opinions différentes soient également plausibles. Il y a toujours cent manières d’arriver à un résultat concret. Pour un atelier à créer, pour une charpente à construire, pour le plus simple problème de l’industrie, plusieurs solutions se présentent, toutes capables de bons résultats, et parmi lesquelles il faut laisser libre de son choix l’ingénieur — ou l’ouvrier — responsable du travail.

Les moyens d’action propres au général, et dont on voit bien qu’il doit être le seul maître, sont, pour une part, intellectuels, et pour l’autre, moraux. Que dire des moyens intellectuels ? Destinés à régler l’emploi logique des forces matérielles mises entre ses mains, ils se fondent, non pas sur la science militaire, car il faut réserver ce mot de science à des constructions mentales plus restreintes dans leur objet, plus certaines dans leur ordonnance ; mais ils se fondent sur cette théorie de la guerre toute pareille à celle qu’on nomme en mathématiques la théorie des erreurs et qui procède aussi par analyse de chaque facteur et par équilibration des différens facteurs.

Quant aux moyens moraux, ils peuvent moins encore, ils ne peuvent aucunement se déduire d’une doctrine abstraite ; ils sont l’œuvre propre du général et l’émanation directe de sa personne. L’énergie nationale, semblable à un volume d’eau sortant d’une source, lui parvient avec sa valeur de masse ; à lui d’élever cette masse jusqu’à un certain niveau, de la conduire jusqu’à l’endroit du besoin, de la déverser à l’instant propice, enfin de produire avec elle le coup de bélier qui emportera l’obstacle. Son écluse une fois lâchée et son torrent répandu, il semble que rien ne lui appartienne plus, et la fin de l’action dépend vraiment, comme le veut Tolstoï, du hourra poussé par la troupe ; mais on voit que ce hourra lui-même reste indirectement commandé.

Ainsi se trouve indiqué par Dragomirow le double rôle du généralissime. Reprenant une comparaison déjà introduite, nous résumerons peut-être ce rôle en une assez belle formule si nous disons que dans l’armée, organisme à mille têtes, le généralissime doit être le cerveau des cerveaux et le cœur des cœurs.


II

Pour que la matière première mise aux mains du général, la troupe, puisse recevoir de lui cette façon intellectuelle et morale, il faut qu’elle ait été composée et maniée d’avance ; pour que son énergie, non seulement se répande, mais aille droit à sa besogne et l’achève avec le rendement le meilleur, il faut qu’elle ait été d’abord exercée à se dépenser utilement ; ainsi se rattache à la conception moderne de la guerre la conception moderne de l’éducation militaire. Préparer pour la guerre le vouloir et le savoir du soldat, cultiver ensemble toutes les facultés qu’il mettrait en jeu sur le champ de bataille, cette définition est si simple et si analogue aux faits qu’à peine paraîtra-t-elle nouvelle, et en effet elle ne l’est pas. Son établissement définitif n’en a pas moins été une victoire remportée sur une idée toute contraire, longtemps pratiquée et plus longtemps qu’elle n’était utile, l’idée ancienne du dressage purement mécanique ou du drill prussien. Celle-ci se caractérise assez par la formule monosyllabique où se résumaient les qualités requises du troupier ; on le voulait stramm, strack, straff, drall und prall, adrett, nett, fett ; on le préfère aujourd’hui bon juge de ce qu’il doit faire, exercé et décidé à le faire.

La manière moderne, en réalité fort ancienne, appartient pour une part à tous ceux qui ont rempli vraiment le métier d’éducateurs ; plus d’un écrivain français, avant comme après Bugeaud, l’a formulée ; mais on peut dire qu’elle a pour père authentique Souvarow, tant il l’a nettement définie, infatigablement démontrée. Le premier, il posa comme terme à l’apprentissage des armes la guerre et les douloureuses obligations de la guerre ; le premier, il affranchit son armée de tout formalisme et de tout pédantisme ; il voulut qu’elle vécût sa vie propre, exaltée seulement et soutenue par la journalière et commune expérience du devoir. Son desideratum, — il n’a pas vieilli, — était une troupe prompte à l’exécution, intrépide devant les obstacles et contenant ces vertus martiales dans les limites que trace l’obéissance passive. « Pour atteindre cet objet, il voulait habituer le soldat aux faits de la guerre par des manœuvres du tout conformes à la réalité du combat, de sorte que le soldat arrivât à ne voir dans un véritable assaut rien autre chose qu’une simple manœuvre[3]. » Ce peu de mots contiennent déjà notre méthode actuelle, mais seulement comme le gland contient le chêne, car tous les élémens ont grandi depuis : l’importance des campagnes, le front des batailles, la profondeur des combats, la portée des canons et celle des esprits. Rien que l’emploi des armes implique aujourd’hui la connaissance de leur construction, l’intelligence de leurs propriétés, ou, comme l’a spirituellement dit l’archiduc Jean Salvator, l’ennemi mortel du drill, le tir s’est logé dans la rayure du fusil ; rien ne le fera plus déguerpir de là. Ainsi les commandemens de Souvarow ont dû croître et se multiplier pour embrasser l’ensemble d’une profession devenue plus complexe dans ses parties, plus délicate dans ses détails. Voyons-en, chez Dragomirow, le vaste développement.

Il y a vingt ans qu’il prit la plume pour indiquer quel grand changement s’opérait à l’intérieur de l’armée et pour montrer sur quelles données nouvelles se posait désormais le problème de l’éducation militaire. La réduction de la durée du service à son minimum, disait-il, entraîne pour conséquence une formation du soldat plus prompte et plus difficile ; la responsabilité de cette besogne incombe entière à l’officier. Il devient la pierre angulaire de l’armée ; tout repose sur lui, soit qu’il doive affermir dans leur rôle les cadres subalternes, ou soutenir dans leur équilibre réciproque des soldats mal cimentés entre eux ; il est enfin le seul point fixe du système, entre le terrain toujours affouillé et meuble de ses propres connaissances et l’appareil toujours incomplet de sa troupe.

Dès lors, la nécessité de son travail devient manifeste, car ce qu’il aura négligé sera négligé derrière lui, que l’omission porte sur une insignifiante pratique de propreté corporelle ou qu’elle porte sur les essentiels devoirs de la sentinelle sous les armes. Dans tous les cas, le poids de cette ignorance, exprimé par une moins-value de la troupe, retombe sur l’officier. Au contraire, ses efforts d’instructeur, sensibles un instant seulement dans leurs résultats immédiats, transformables à distance en actions de guerre, s’en vont à travers la masse nationale en bons effets de discipline : discipline civile, il est vrai, mais discipline nécessaire à toute réunion humaine et pour tout labeur commun. Participant de la sorte à l’éducation populaire, l’officier remplit un grand rôle social.

Cette proposition ne sera pas contestée en ce qui concerne l’armée et le peuple russe, mais puisqu’elle a soulevé des controverses en France, l’occasion est bonne d’introduire dans le débat l’opinion de Dragomirow. Par ce jugement, la question se trouve réduite à la considération simple du devoir professionnel[4], considération qui non seulement n’a pas formé jusqu’ici le corps du procès, mais n’en a été que le lest ou le poids mort.

Car il semblait à certains que c’était outre les devoirs propres de son état, ou même malgré ces devoirs, que l’officier pouvait exercer quelque action sociale ; on demandait qu’après les heures du service, heures en soi infructueuses, on eût les heures de l’influence et du contact personnels ; que cette grosse machine hérissée de la nation en armes, utilisable Dieu sait quand pour un travail de guerre, fût mise en marche tout de suite pour un travail démoralisation pacifique. D’autres, compliquant d’idéaux religieux les fins toutes pratiques de l’éducation militaire, subordonnant l’obligation de métier à l’obligation de croyance, attendaient de l’officier cette régénération idéale qu’ils demandent aussi au prêtre. On se trompait ainsi tantôt sur les moyens et tantôt sur le but. Mais toute erreur se dissipe si l’on se tient sur le terrain du devoir direct et de la fonction ; le but est d’amener un homme de vingt ans jusqu’à ce degré de développement qui fera de lui un soldat moderne ; les moyens, ceux que fournissent les principes de la pédagogie appliqués aux matières de la profession. C’est ainsi la règle militaire toute simple, ni suppléée ni déformée, mais obéie dans sa rigueur, comprise dans son sens, qui doit se propager par surcroît hors des casernes en habitudes d’ordre et de solidarité.

Etre un instructeur adroit et zélé, préparer les siens avec soi et par soi à la tâche de guerre : voilà tout ce rôle social ; il grandit en dignité morale autant qu’il perd en étendue. Par lui, s’établit entre le soldat et l’officier une réciprocité étroite et vraiment organique dont ceux-là seuls pourront médire qui n’en auront pas senti la force féconde et la captivante douceur ; ce que l’un sait théoriquement, il le convertit en exercices pratiques ; l’autre s’essaie à ces exercices et les retient dans sa mémoire ; les connaissances de l’officier deviennent de la sorte les habitudes du soldat. Tout ce qui ne peut se convertir dans ces habitudes est de trop dans ces connaissances ; et s’il s’agit d’étudier la tactique par exemple, on devra s’en tenir à « savoir où et quand il faut employer la balle ou la baïonnette ; où, quand, et comment il faut former sa troupe. » Il suffirait de généraliser ce précepte de Dragomirow pour en faire une belle règle de morale positive, ou plutôt de philosophie profonde, et ce serait la limitation de la culture individuelle aux intérêts de la communauté, l’acte social utile donné comme but aux spéculations des intellectuels. Accomplie conformément à cette règle, qui ne voit que la fonction de l’officier est non seulement sociale, mais absolument et purement sociale ?

Avec la même prudence positiviste, Dragomirow établit son programme général d’enseignement. Les lignes principales d’après lesquelles il le dessine sont à peu près les suivantes : Rompre la théorie de la guerre en exemples pratiques de moins en moins larges, de plus en plus simples, mais toujours accommodés aux besoins d’un ensemble et participant d’une nécessité générale ; arrêter ce fractionnement aux actes qui ressortissent à l’énergie, et, dans une certaine mesure, à l’initiative de l’homme de troupe ; prenant alors ces actes pour premiers élémens de l’instruction, les démontrer à cet homme ; de là, l’élever progressivement jusqu’aux actions collectives dont chacune, suivant son degré de complexité croissante, marque une phase de cette éducation graduée. Avec des recrues, faire des soldats ; avec des soldats instruits, composer une troupe ; avec des troupes assouplies dans tous les exercices qui leur sont propres, former des unités tactiques prêtes pour une action combinée des trois armes sur le champ de bataille ; voilà les principales de ces phases ; on les dénomme, dans le langage professionnel, instruction individuelle, instruction et ensemble, instruction tactique.

Nous verrons comme le soldat qui passe de l’une à l’autre exerce des facultés et gagne des qualités nouvelles, enfin comme il franchit un degré.dans une certaine ascension mentale ; mais cette triple division du travail militaire se fonde aussi sur la nature des choses. En effet, pour un soldat isolé, le seul intérêt en jeu est la conservation de son propre individu ; pour une troupe, c’est celle de la collectivité qu’elle compose soit seule, soit en liaison avec d’autres troupes ; à ces lins différentes s’ajustent des moyens différens ; les devoirs du soldat varient ainsi d’après l’ordre du groupement où il se trouve engagé. L’exemple du tir rend cette variation bien sensible : un tireur qui loge ses balles avec sûreté dans la cible d’un stand n’est pas prêt, encore à devenir tirailleur dans le déploiement de la compagnie ; car celui-ci doit successivement faire choix d’une hausse et pour cela apprécier la distance, disposer sa hausse, saisir l’instant de tirer, tirer sans gêner ses camarades et sans perdre de l’œil son ennemi, ni de l’oreille, son chef direct. En revanche, peu importe le point où il touche, pourvu qu’il touche ; et ce n’est pas précisément sur sa balle que l’on compte pour avancer les affaires, mais sur le pour cent des atteintes que sa compagnie mettra dans la surface verticale présentée par l’adversaire. De là, avec une entière évidence, la nécessité de former le soldat au tir individuel ; puis, au tir sur les rangs ; enfin, — exercice du troisième ordre, — aux tirs de combat.

L’instruction individuelle est à la base des deux autres : conformément à une distinction posée dès le début de l’examen, on peut dire qu’elle a deux assises, l’une morale et l’autre intellectuelle. « La guerre, écrit Dragomirow, demande au soldat le sacrifice personnel de sa vie ; elle exige aussi qu’il sache rendre ce sacrifice utile aux siens, nuisible à l’adversaire. Donc, deux résultats à poursuivre : Développer chez le soldat ses qualités de dévouement et son aptitude au sacrifice ; lui donner des moyens de défense quant à lui-même, de nuisance quanta l’ennemi. Ces résultats s’obtiennent l’un par l’éducation militaire proprement dite (vospitanié) ; l’autre par l’instruction militaire (obrazovanié). »

L’éducation prime rationnellement l’instruction ; et c’est précisément dans la supériorité qu’il accorde à l’une sur l’autre, dans l’usage incessant qu’il fait des moyens de persuasion et d’émotion, dans l’abondance, dans la familiarité, dans le caprice de ses argumens, enfin dans le mélange et dans la substitution des raisons de son cœur aux raisons de sa raison que réside la rare originalité de Dragomirow.

Dans la pratique, ces deux modes de formation militaire se mélangent intimement. Rien qu’un maniement d’armes escamoté fait perdre au soldat de son loyalisme ; et ce qu’un instructeur négligent montre à ses élèves, c’est avant tout la négligence. Inversement, les matières nouvelles de l’enseignement professionnel offrent chaque jour le thème d’une leçon morale : s’agit-il d’étudier le règlement sur le service intérieur, non seulement on fera connaître au soldat les prescriptions relatives à sa vie propre dans l’intérieur de la troupe, mais on l’habituera à classer ces obligations d’après leur importance relative, en sorte qu’il choisisse entre elles dans toute circonstance et n’obéisse jamais qu’avec discernement ; s’agit-il de service de garde, on lui séparera le cérémonial d’avec les devoirs personnels, celui-là conventionnel, ceux-ci graves et par les intérêts généraux qu’ils couvrent et par les responsabilités dont ils chargent la sentinelle isolée. L’instruction préparatoire de tir offrira l’occasion de prêcher les aphorismes suivans : Tire peu mais juste, c’est vrai depuis Souvarow ; l’arme actuelle n’est pas à tir rapide, mais à chargement rapide ; le soldat n’a pas le droit de disposer de son feu si ce n’est à de certains momens exceptionnels, il doit savoir quand. — On voit comme Dragomirow subordonne la valeur mécanique de l’arme à la valeur personnelle du soldat ; mais il a mis quelque part cette idée sous une forme trop caractéristique pour que la citation ne doive trouver place ici : il s’agit d’une fable, la fable de l’Ours et le Fusil.


L’OURS ET LE FUSIL

« Nous étions attablés au château de X… après une belle matinée de manœuvres et, tout en expédiant le déjeuner, nous discutions. La conversation roulait sur l’idole du jour : les feux de guerre. On n’entendait parler que de gerbes, pluies de plomb et autres phénomènes du même genre. Les opinions là-dessus se partageaient.

« D’aucuns disaient qu’il faut enseigner au soldat à garder ses cartouches comme la prunelle de l’œil et à ne point jeter ses balles dans le bleu aux quatre vents du ciel ; que le soldat, comme le chasseur, ne doit tirer que s’il a de belles chances d’atteindre ; enfin, qu’un coup lancé au hasard peut toucher, c’est vrai, mais que sur le champ de bataille il faut tabler non sur ces chances aléatoires, mais bien sur les propriétés combinées de l’arme et de l’homme qui la porte.

« Les autres vantaient l’efficacité terrible des feux de masse et démontraient la nécessité évidente de brûler le plus de cartouches possible afin d’augmenter le POUR-CENTAGE.

Toutes ces discussions m’avaient troublé, et de la journée je n’en eus pas de repos. Qui a tort ? Qui a raison ? Cette question me trottait par la tête. Fatigué, je finis cependant par m’assoupir ; mais, comme il arrive quand on s’endort mal, j’eus un cauchemar.

Je me voyais seul, abandonné, au milieu d’une grande plaine déserte, et je sentais dans l’air une catastrophe. Pourtant, j’avais entre les mains une merveille de fusil à magasin, et tout autour de moi dansaient des milliers de cartouches. Je n’avais pas pressé la détente qu’une de ces cartouches descendait du ciel et venait se placer d’elle-même dans son logement. Je ne saurais dire combien ce spectacle nie réconfortait ; — maintenant, pensais-je, je ne crains plus rien ni personne ; tout ce qui m’approche est mort.

« Cette belle résolution à peine formulée, j’aperçois sur l’horizon un ours qui semble chercher quelque chose.

« Je n’hésite pas une minute ; j’ajuste et lui envoie un coup de fusil. L’ours, comme s’il attendait ce signal, se tourne de mon côté et marche droit sur moi. Je tire et retire sans relâche ; à moi seul je fais une fusillade infernale. La bête — est-elle ensorcelée ou, comme une bête qu’elle est, n’a-t-elle point conscience du danger ? — s’avance de son pas tranquille. Je veux fuir : les jambes me refusent tout service. Je tire avec rage : le monstre se rapproche de plus en plus, je vois grandir son énorme silhouette. Mes mains se raidissent, un tremblement nerveux secoue tous mes membres ; pourtant je rassemble encore une fois mes forces et — je tire, — mes bras retombent, ma carabine se tait ; l’ours, dressé sur ses pattes de derrière, vient à moi. Nous voilà face à face ; j’entends la lourde respiration de l’animal et je sens son souffle sur mon visage. O terreur ! il me montre ses dents cruelles, et une voix, une voix humaine, ironique, sarcastique, sort de cette gueule terrible : « Eh bien ! et après ? gros nigaud ! va donc jouer aux osselets et ne touche plus aux armes à feu. Est-ce qu’on ne t’a pas appris dans ta jeunesse que la fortune ne sert de rien aux imbéciles ? Tu l’apprends aujourd’hui à tes dépens. »

« Je m’éveillai, cette gueule bâillait encore sur moi ; et dans l’air, ces cartouches, toujours ces mêmes cartouches dansaient, s’entre-choquaient, se précipitaient.

« Eh oui ! la fortune ne sert de rien aux « imbéciles »… au contraire ! Et c’est la morale de la fable. Nos fils de famille, — les enfans de la civilisation moderne, — auront la bonne fortune de tenir entre leurs mains des instrumens de plus en plus perfectionnés, mais si on leur répète trop souvent qu’avec cette arme merveilleuse ils peuvent se débarrasser à distance de leur adversaire, si on ne les convainc pas qu’au contraire ils le mettront sûrement à bas le jour où ils auront le cœur d’aller le regarder dans les yeux, alors on les verra plus désarmés, plus stupides devant l’ours avec leur magnifique fusil qu’avec la hallebarde de leurs ancêtres[5]. » Quant au procédé que l’instructeur doit suivre au cours de la formation individuelle, il tient dans une seule règle : la démonstration par l’acte substituée, autant qu’il se peut, à la démonstration par les mots. La conviction créée par la parole s’arrête au creux de l’oreille ; le souvenir d’un acte vu et reproduit demeure au fond de l’esprit. Vous demandez au soldat : « Pourquoi vous donne-t-on un fusil ? » Apprenez-lui plutôt le maniement de l’arme ; veillez à ce qu’il ne charge jamais sans placer effectivement la cartouche ; qu’il ne tire pas sans viser, qu’il ne s’escrime pas sans pourfendre un mannequin : il saura ensuite pourquoi vous lui donnez un fusil, quand bien même il ne saurait vous dire ce pourquoi. Autre erreur : vous lui parlez de la trajectoire dans le vide, dans l’atmosphère, de la résistance de l’air, de la pesanteur ; faites-lui simplement jeter une pierre, dites-lui qu’il la lance plus haut pour atteindre plus loin ; il aura par là tout le mystère de la trajectoire. Que la chose aille devant, le signe suivra de lui-même. A la base d’une action quelconque même la plus mécanique, il existe toujours une idée ; faites que cette idée se trouve manifestée par le détail même de l’action, et votre sujet ne pourra pas ne pas se développer et il arrivera à une vraie formation, à celle que donne la substance même de l’objet, réduite aux correspondances mentales de l’individu.

Réglez-vous sur l’aptitude du soldat à apprendre, non sur votre facilité à enseigner ; surtout, ne confondez pas aptitude intellectuelle avec aptitude militaire. On a vu des officiers qui répandaient autour d’eux, les bonnes âmes, des notions sur le système solaire ; leurs soldats répétaient fort bien que la terre se meut et qu’elle tourne, mais ils continuaient à croire aux domovoïs et à dire que, quand le tonnerre gronde, c’est que le prophète Elie se promène dans le ciel. Ces officiers oubliaient que la seule ressource dont l’homme dispose pour atteindre à la vérité est de résoudre une longue série de questions partielles, en vérifiant chaque fois que la question est en effet partielle ; ils oubliaient qu’on peut parler d’une chose non seulement sans la comprendre, mais encore sans comprendre ce qu’on dit ; ils oubliaient enfin l’impropriété foncière du signe appelé mot, signe sans valeur fixe même pour les gens cultivés, terme différemment intelligible aux différens esprits. Qu’on note à ce propos la variation considérable de la langue russe dans l’espace des vingt dernières années ; il y a un écart plus grand encore entre la langue classique et la langue populaire. Celle-ci manque de vocables abstraits et de conjonctions ; on la croit pauvre, mais ce n’est là qu’une apparence. A la vérité, les gens du peuple sous-entendent ordinairement en paroles ce qu’ils ne savent qu’en actes ; de là l’incohérence de leur discours ; mais qu’on vienne à compléter l’expression de leur pensée, et leur logique se trouve restituée dans toute sa réalité et sa pureté. La Science de vaincre, ce catéchisme écrit par Souvarow pour les troupiers de son armée, a justement ces défauts extérieurs et ces qualités secrètes : « Force à travers les abatis ; comble les trous-de-loup ; cours vite ; franchis la palissade ; jette-toi dans le fossé ; pose ton échelle… » Voilà des commandemens décousus ; ils sont clairs cependant pour un homme exercé chaque matin à l’assaut d’une même redoute. Qu’on sache donc que l’homme du peuple raisonne et raisonne juste. Qu’on observe que la conscience du soldat a particulièrement droit à sa nourriture, car celui-là accomplit plus souvent la volonté des autres que la sienne propre. Ces hommes, plantés dans la cour d’une caserne et qui décomposent le pas sur place, sans savoir pourquoi ni comment, ne font-ils pas pitié ? Qu’ils comprennent au moins à quoi sert ce pas, soit : à la marche parallèle des individus qui composent le rang. Pour cela, prenez-en deux, mettez-les l’un derrière l’autre, et faites-leur voir comment, s’ils s’en vont à la mode de leur village, le numéro 2 rabotera les talons du numéro 1. Ces réponses simples aux pourquoi du soldat satisfont son instinct de curiosité et nourrissent son intelligence : Il perd peut-être par là la foi aveugle qu’il aurait eue dans la vertu d’un commandement, mais c’est pour donner à ce commandement une autre efficace, venue de la confiance que le chef inspire. Cette confiance est bien le meilleur ressort de discipline, et le seul qui vaille en guerre. Ceux qui ont vu des affaires ne contrediront pas ceci.

C’est à peu près dans ces termes que le grand pédagogue militaire ramène le mot discipline à son sens étymologique, lequel rappelle la maison d’école et se rattache à une idée d’enseignement. Poursuivant cette analogie, il dit que l’officier est en somme un magister : ce magister montre d’abord l’alphabet (c’est l’instruction individuelle) ; puis il apprend à épeler des mots (instruction d’ensemble) ; enfin, il fait lire des combinaisons de mots, des phrases (instruction tactique). Arrivons donc, comme y parvient le soldat qui connaît ses lettres, au syllabaire et au rudiment.

Le syllabaire, c’est l’ensemble des travaux par lesquels se forme l’unité collective, c’est, dans la langue de Dragomirow, la préparation de la compagnie au combat. Deux phases dans cette préparation, et qui rappellent justement la distinction posée plus haut entre l’obrazovanié et le vospitanié : d’abord des exercices exécutés suivant la lettre du règlement, exercices purement théoriques par lesquels la troupe apprend à se développer, à se plier dans toutes ses formes de manœuvre ; puis des applications ou des arrangemens de ces mêmes exercices accommodés cette fois aux conditions d’un terrain et aux péripéties d’une action. La seconde phase succède logiquement à la première et la complète indispensablement ; jusque-là on n’a préparé que les moyens, non la correspondance de ces moyens avec la fin. Etablir cette correspondance, sera résoudre sur la donnée de certaines hypothèses la question que Napoléon veut qu’on ait toujours présente à l’esprit : « Que ferai-je si l’ennemi apparaît tout à coup sur mon front ? sur mes flancs ? » Or le règlement décrit des formations, il émet des commandemens ; il offre enfin tout un code de signaux par lesquels on peut faire réponse à la question. Une compagnie instruite doit entendre couramment ce langage symbolique. Quant au soldat, les exercices strictement réglementaires lui ont fait sentir pour la première fois le coude-à-coude ; ils l’ont mis dans le rang, — sous pression, pour ainsi dire. Les exercices d’application donneront à son esprit une tournure objective favorable à l’objectivation de son énergie et à la dépense de ses facultés. Savoir où l’on va, pourquoi on y va, quand et dans quel ordre on ira, voilà des aimans qui tirent vers eux les baïonnettes. Posés toujours devant le soldat, ils le magnétiseront à la fin, ils développeront cette volonté personnelle qui seule meut la troupe à partir de l’instant où le général l’a lancée à la grâce de Dieu ; seule porte le soldat à travers les dernières péripéties du drame, et seule assure cette attaque à l’arme froide qui tremble incertaine, tout au sommet des actes du combat.

Le rudiment tactique auquel la troupe vient finalement travailler de concert avec d’autres troupes est une suprême leçon d’énergie et de solidarité. Dans un domaine de tension morale plus haute, succèdent des exercices plus aigus, propres à faire passer dans les moelles l’ivresse et le frisson du danger. Car rien ne sera de trop pour accroître chez l’homme son délire cruel, et pour l’empêcher de juger cette étrange condition mentale dans laquelle il frappe par amour et se sacrifie par haine : il meurt pour détruire, il tue pour protéger.

C’est la cavalerie qui débouche à l’improviste et qui charge : c’est l’artillerie qui canonne par-dessus les lignes amies, et qui, travaillant au loin pour elles, les inquiète et les assourdit de près. L’infanterie tire sur des cibles entre lesquelles des rassemblemens immobiles frémissent au bruit des balles ; elle porte en hâte sur les positions son feu qui marche ; elle projette et elle subit tout ensemble ces attaques traversantes, renouvelées de Souvarow, par lesquelles l’assaut s’achève en mêlée et en corps à corps. Les aptitudes au sacrifice se développent dans les consciences à la demande des circonstances ; le soldat comprend pourquoi il a dû aimer sa compagnie plus que lui-même, son bataillon plus que sa compagnie, son régiment plus que son bataillon. C’est que maintenant ces unités entières se donnent et s’immolent les unes aux autres, tantôt découvertes pour accomplir leur œuvre propre de destruction et tantôt retirées à l’abri de la forteresse mouvante dont chaque pierre est une poitrine d’homme. A mesure que le faisceau humain pénètre dans le fourré humain, le fantassin voit l’artilleur qui travaille à déblayer le terrain ; il le couvre par la haie de ses fusils et par la pluie de ses balles. L’artilleur cependant prépare les voies ; pourvu qu’on protège un moment sa machine, il promet de marcher par la route une fois ouverte, moins pour tirer que pour partager les risques, moins pour nuire que pour encourager. Le cavalier se lance pour l’un et pour l’autre, étant lui-même le seul projectile dont il dispose dans cette tourmente de feu, de fer, de sang, de haine et d’amour.

Ainsi s’achève en actes de guerre cette éducation tournée tout entière vers la guerre. On imaginerait difficilement une méthode pédagogique mieux fondée sur le respect des personnes et sur l’économie du temps, plus exactement adaptée à sa fin, plus soigneusement graduée dans ses parties. Et non seulement l’ordonnance logique, mais encore la correspondance du système avec les formes constitutives de l’armée sont à considérer. Car si les armes doivent être les membres du soldat, si les soldats, ces armes vivantes, doivent être réunis à leurs chefs par un lien vital, si tous les officiers doivent n’avoir qu’un souffle, celui du général, enfin si l’organisme réclame la souple obéissance de chacun de ses organes avant qu’on puisse garantir les mouvemens et le rythme du corps entier, la méthode de Dragomirow marque justement d’une phase distincte chacun de ces assouplissemens successifs. Il y aurait sans doute un vif intérêt à montrer comment, dans la pratique, cet enseignement se succède et se subordonne ; ce serait étudier la compagnie, unité pédagogique parce qu’elle est unité tactique, dans son fonctionnement de détail. Du caporal au capitaine, on verrait les zones d’action ouvertes à l’effort de chacun s’envelopper sans se recouvrir. On verrait l’autonomie s’établir partout en proportion de la responsabilité, car nulle part, et pas même pour un sous-ordre, on ne supplée le chef[6]. Mais cette étude plus spéciale nous ferait tourner le dos à nos conclusions ; il est temps au contraire d’en finir avec les analyses et de jeter en arrière un regard d’ensemble.

Nous avons vu, du haut en bas, le droit de commander se fonder sur le devoir d’instruire, et la vie en armes s’organiser d’après une loi unique, la loi du travail. Le travail militaire nous a paru se diviser de proche en proche suivant les attributions dévolues à chaque grade, et ressembler de la sorte à tous les travaux dont le branle compose le labeur national. L’année établie sur le plan de Dragomirow est enfin comme une vaste usine où l’impulsion descend du général ingénieur à l’ouvrier soldat ; les outils sont des armes ; ils travaillent à vide, jusqu’à l’heure où l’usine à instruire deviendra une usine à tuer. Mais quel que soit le rendement, nul ou meurtrier, les conditions morales de la coopération restent les mêmes : c’est un impersonnel « il faut » substitué au vexatoire « je veux » ; l’autorité de chacun renforcée par la force vive commune ; le devoir individuel changé en devoir réciproque ; la conservation du mouvement reconnue pour loi d’équilibre ; la passivité tenue pour funeste. Et quant à l’impérieuse nécessité avec laquelle peuvent tout à coup s’imposer les résultats d’un travail de guerre, cette contrainte naturelle participera de la rigueur et de la fatalité qui mèneront tous les événemens de la crise ; le sacrifice qu’elle exigera peut-être sera d’autant plus sûrement consenti qu’il sera réclamé d’hommes plus sûrs d’eux-mêmes, au nom d’un intérêt plus manifestement général.

Telle est l’évolution morale accomplie dans les armées d’Europe depuis le Drillmeister prussien qui dressait les recrues à copier sur le Flugelmann les mouvemens du maniement d’armes jusqu’au pédagogue Dragomirow, qui dit aux soldats d’être les plus forts, les plus braves, et les meilleurs qu’ils pourront. Cette évolution s’achève au milieu de nous, avec quelle lenteur, c’est ce dont le maître lui-même s’est plaint doucement, disant que l’écriture en ces matières n’a point de pouvoir, qu’il y faut la parole et les exemples, que l’homme persévère naturellement dans ses habitudes, qu’une collectivité instruite d’après d’autres maximes résiste davantage encore aux idées nouvelles, que rien de tout cela ne doit étonner.

Justifions autrement cette marche si peu rapide, en caractérisant d’un mot le phénomène : c’est le passage de l’année du souverain à l’armée de la nation. Celle-là n’était qu’un instrument de contrainte aveugle mis aux mains du pouvoir, celle-ci devient l’instrument actif de la défense nationale. Le progrès d’une de ces formes vers l’autre va s’accomplissant en vertu des idées, en dépit des hommes, et la France marche à la tête de ce mouvement. C’est pourquoi la France peut tirer des préceptes de Dragomirow un profit particulier. Elle les reconnaîtra pour son bien propre et pour les fruits de son histoire ; car cette grande solidarité graduée, cette synergie de travailleurs en armes, nos armées révolutionnaires les ont réalisées les premières. Sans valeur professionnelle, sans organisation et presque sans armement, mais mues par une même foi, ces armées se levèrent grandes devant le danger ; sous l’impulsion de généraux jeunes et qui comprenaient les choses de leur temps, elles improvisèrent une guerre conforme à l’esprit de hardiesse qui les animait. Cette guerre nouvelle cessait de s’orienter vers une place forte, comme elle cessait de se fonder sur une querelle de cabinet ; sa victoire ne pouvait être que là où l’adversaire plaçait toutes ses ressources et toutes ses espérances, c’est-à-dire au milieu du rassemblement ennemi. C’était la guerre sanglante, nombreuse, affreuse, immense ; c’était la guerre vraie. De grandioses simplifications en résultaient pour la théorie ; débarrassée de tout raisonnement pédantesque, elle se réduisait à ces formules de bon sens que Dragomirow a dit pouvoir résumer en trois règles : 1° taper dans le tas ; 2° taper dans le tas ; 3° taper dans le tas. Ainsi, cette théorie que nous rendons aujourd’hui au soldat sous la forme de son instruction militaire nous vient du soldat ; c’est lui qui l’a décrochée un jour à la pointe de sa baïonnette, et c’est lui qui nous a montré ce que nous le préparons à montrer encore, à savoir l’armée sortant prête du cœur et du cerveau de la nation pour vivre, sous une forme intense et précipitée, toute la vie de la nation.


III

Comment une philosophie si haut perchée reprend-elle terre et se soutient-elle au milieu des faits ? Cette face morale de la guerre, cette préparation morale de la troupe, que la théorie ajuste assez bien l’une à l’autre, trouve-t-on qu’elles s’accordent dans la réalité d’une affaire ? L’examen de l’exemple concret choisi, le passage du Danube[7] exécuté par la 14e division le 27 juin 1877, répondra justement à la question. On va voir par une transition naturelle, à l’heure du besoin, la troupe changer en un combat ses exercices ordinaires, le chef sortir du pédagogue ; on va le voir, soit pour préparer l’action, soit pour l’accomplir, pétrir d’un même effort la pâte humaine à laquelle il donne pour levain son propre cœur.

Le 12 juin, la 14e division marche vers Paréda ; elle apprend qu’elle va franchir la première le Danube, s’installer sur l’autre rive, s’y fortifier, couvrir le passage de l’armée. Le fleuve étant à cet endroit large de deux verstes, on le traversera à la rame, par détachemens, sur des pontons. Tout d’abord la colonne des haquets qui transportent ces lourdes embarcations a failli s’égarer et manquer le port de Zimnitza ; arrêtée à temps sur sa fausse route, elle roule maintenant vers le point désigné.

Le général Richter, commandant les pontonniers, a fait connaître les dimensions exactes des bateaux : ordre est donné à tous les régimens de creuser, d’après ces dimensions, des excavations dans le sol ; les hommes seront exercés à descendre dans ces trous et à en sortir comme s’il s’agissait d’embarquer et de débarquer. Rangés là-dedans, ils sauront qu’ils doivent garder le silence, ne pas tirer, ne pas bouger.

Cependant, le grand-duc Nicolas, accompagné de son fils, dirige vers Zimnitza la première reconnaissance. Il existe là une grande île, toute proche de la rive gauche et dans laquelle on pourrait aisément passer, même avec l’artillerie : la traversée se trouverait abrégée d’autant. Il est vrai que la courbe du fleuve tourne sa convexité vers l’adversaire, circonstance défavorable ; plus haut, à Tournou-Magourelli, cet inconvénient n’existe pas ; mais voici trop longtemps que l’armée russe marche le long de l’obstacle et présente le flanc ; il faut en finir : vaille que vaille, on passera à Zimnilza. « Fais tes mouvemens de la nuit tombante au matin, ordonne le grand-duc ; ne commence pas avant, n’achève pas après, car tu vois que l’adversaire a sur toi l’avantage du soleil. Garde le secret de l’affaire ; pour cela, rien que des ordres verbaux : point d’encre, point de papier… »

Béni et congédié, Dragomirow revient chercher sa division au village d’Atternazzi : il la met en marche vers le fleuve. La troupe s’avance dans-son ordre ordinaire : la brigade des chasseurs est à l’avant-garde, les deux autres forment le gros. Le général parcourt les rangs. Après le zdorovo de chaque matin, il engage la conversation :

— Eh bien, vous autres ! vous savez les nouvelles… Un grand honneur pour nous, mes enfans ! Il y a du danger aussi… Enfin, c’est vous qu’on a choisis, non pas moi. Mais si vous pensez que vous ne suffirez pas à la besogne, dites-le tout de suite ; j’en chercherai d’autres.

— Hourra ! hourra ! nous suffirons !

Au détour d’un des couverts boisés qui dérobent la marche, ils voient miroiter la grande nappe du fleuve.

— C’est ici ! leur dit-il. C’est ici qu’on doit vous voir vainqueurs au-delà de l’eau ou morts au fond de l’eau !

— Hourra ! hourra ! nous passerons !

La rumeur enthousiaste grandit ; bien qu’on soit à la fin de l’étape, le pas s’allonge ; pareils aux flots d’une marée montante, les rangs se chassent les uns les autres. Le général s’arrête pour regarder passer, pour sentir vivre, ces hommes qui sont des fibres de lui-même. Ceux auxquels il n’a pas parlé encore le saluent par des clameurs ; aussi loin qu’il aperçoit, il voit des bouches s’ouvrir et des bras gesticuler. Tous agitent ainsi sa joie immense et surhumaine. Il s’approche d’un groupe d’officiers ; mais, l’émotion lui coupant la parole, il ne peut que les bénir et s’écarte pour pleurer.

On se pelotonne, on se cantonne sur les bords du fleuve ; quelques journées seront nécessaires pour assurer le détail de l’affaire. Le général reçoit dans son jardin les officiers du régiment de Volhynie, lequel porte aussi le nom de S. A. I. le grand-duc Nicolas Nicolaiévitch ; ceux du régiment de Minsk ; puis, de jour en jour, ceux de tous les corps placés sous son commandement. Il explique le programme des opérations et montre cet îlot qu’on a devant soi, à distance d’assaut. Voilà la plate-forme et l’embarcadère ; les eaux qui baissent le découvrent entièrement ; on s’y établira à l’abri des vues, sur le côté qui fait face vers Zimnitza. De là partiront deux flottilles. Pour que chaque homme connaisse exactement sa place et puisse l’occuper de lui-même, en silence, il convient de former par tableaux vivans le personnel de ces deux détachemens ; qu’on donne plusieurs fois cette même instruction ; chaque soldat devra savoir le numéro de son bateau dans l’escadrille et son propre numéro dans le bateau. Lancées successivement, les escadrilles auront pour point commun de direction ce pli qu’on aperçoit dans l’escarpement de la rive, l’embouchure du Tékir Déré. Qu’on s’attende à débarquer sous les coups de fusil ; il faudra probablement enlever à la baïonnette ce morceau qu’on voit là-bas, la hauteur de Sistova.

Le 26, le pont qui dessert l’îlot est achevé. Le général réunit une dernière fois les chefs de corps : qu’on fourbisse les armes et qu’on hausse les cœurs, c’est pour la nuit suivante. Que les officiers de tous grades désignent immédiatement leur remplaçant éventuel ; de la sorte si l’officier tombe, sa pensée restera debout ; que les colonels expliquent ce qu’ils veulent jusqu’aux derniers de leurs soldats ; de la sorte, les soldats le voudront aussi…

L’après-midi se passe à écrire des lettres, à faire des toilettes, à déposer l’argent et les objets précieux ; les camarades se rendent des visites ; les régimens se portent des toasts. Les caporaux ont mené leurs hommes se laver, les troupiers ont mis du linge propre ; un service religieux se célèbre à l’intérieur de chaque compagnie. La nuit vient, on se rassemble aux abords du pouf, dans la formation de manœuvre.

Deux personnages viennent d’arriver : le grand-duc Nicolas Nicolaiévitch et le général Skobelev ; celui-là, très impatient de voir pour la première fois le feu, celui-ci, à qui pèse sa disponibilité, heureux de s’offrir comme aide de camp à son ami Dragomirow. Tous deux assistent à l’installation des trois batteries qui vont veiller sur le fleuve et répondre peut-être aux monitors turcs : ces poissons de proie auraient vite mangé le fretin des embarcations russes. Le général, lui, se tient à la pointe de l’îlot ; ayant tout prévu, il a donc fini de commander, et maintenant, il s’écarte ; il veut montrer par un instant d’absence jusqu’à quel point il a confiance.

Confiance en eux, oui ; mais confiance en soi ?… Les eaux sombres s’épanchent à ses pieds sous la nuit d’été ; il mesure de l’œil les hauteurs de Sistova. C’est plus qu’un passage, c’est une traversée, et que sait-on que l’on trouvera de l’autre côté ? Pas d’exploration possible, au-delà d’un obstacle pareil ; on dirait d’une armée française partant de Boulogne pour descendre en Angleterre. Tout a été préparé conformément aux règles, seulement on va voir aujourd’hui la théorie aux prises avec les faits. Que vaudra-t-elle contre la réalité ? Ou plutôt, car c’est ici le commencement d’une guerre si nouvelle, que vaut le passé au regard de l’avenir ? L’homme a beau s’évertuera foui comprendre, tout embrasser ; il n’empêche pas, autour de lui, la croissance invisible des causas, et brusquement, il achoppe, il se brise : comme dans ces nuits noires, si soigneusement qu’on aille et qu’on regarde, tout d’un coup on se voit sur un obstacle qu’on n’avait pas aperçu. Qui dira si l’alarme n’est pas donnée déjà dans le camp turc ? Depuis plusieurs jours, peut-être ? Ont-ils armé cette crête comme la courtine d’une forteresse ? Le véritable obstacle, le seul obstacle, l’obstacle humain, comment le supputer ? La masse de cette eau, la pente de cette montagne, tout ce qu’on sait est si peu de chose auprès de ce qu’on ignore…

Ainsi, la trêve à l’action n’est que le commencement de l’inquiétude, et ces doutes hantent le général, tandis qu’il attend entre la confiance de ses soldats et la menace de ses ennemis, toutes les deux muettes. Mais subitement s’élèvent des cris de bêtes et des battemens d’ailes ; une bande d’oies sauvages, dérangées par les premiers pontons qu’on descend au milieu des roseaux, s’effare et s’envole. Justement elles traversent vers l’autre rive, criant plus fort à mesure qu’elles eu approchent. Que le diable étrangle ces oies du Capitole !… Puis, les baquets à bateau roulent sur le tablier du pont avec un grondement de tonnerre, qu’exagèrent encore la paix du soir et l’impatience des esprits.

— Pour Dieu, qu’on recouvre les madriers avec de la paille ! commande le général. C’est à croire que nous tirons le canon ! Les canons dorment cependant ; ils allongent parallèlement leurs volées vers le bord, ils attendent l’instant de jeter par-dessus les eaux l’arche aérienne de leur trajectoire. Un arrêt s’était produit dans le roulement ; le défilé recommence assourdi ; puis, un nouveau silence.

— Tout est prêt, Excellence, annonce un officier.

La lune se lève ; éclairant les choses, elle augmente le mystère de la nuit. Le général s’approche de la première flottille ; les pontons se bercent gravement sur l’eau, portant leurs charge -mens d’âmes ; les rameurs assis tiennent leurs bras allongés ; les soldats debout s’entassent au centre. Les canons des fusils sont parallèles aux tiges des roseaux.

— Chaque homme est-il à sa place ?

— Oui, oui, Excellence !

— Dieu soit avec vous, mes enfans !

Il se découvre, bénit tes pontons, et se signe ; les soldats se signent de même. On entend le bruit de leurs rames, et les voilà qui s’éloignent doucement, au clair de la lune. Les perdant des yeux, on ne peut non plus les suivre de l’oreille : ils se taisent tous si sagement. Une heure : toujours le silence ; les Turcs sont surpris, décidément. Deux heures : le premier coup de fusil. Puis d’autres, qui font une rampe de lumière à mi-côte ; ce ne sont toujours que des coups isolés. Trois heures : depuis un moment des flambées s’allument là-bas qui s’éteignent vite ; des feux de paille peut-être, des signaux, à coup sûr. Et dans l’air où jouent déjà des oiseaux du matin monte pressant l’appel du clairon turc.

Un ponton, un seul, vient de revenir. Un soldat qui a vu une sentinelle ennemie saute à terre et fait son rapport : « Ils l’ont traité à la baïonnette, pour ne pas faire de bruit, Excellence… » Rien que ce détail ; ni le danger du débarquement ; ni l’inévitable échauffourée qui s’est produite là. Car sur une si grande distance, à travers un courant si rapide, la flottille s’est dispersée ; plusieurs embarcations ont manqué l’embouchure du Tékir Déré, pour atterrir plus tard et plus bas. Trois compagnies se sont butées contre une falaise du haut de laquelle les tirailleurs turcs fusillaient les derniers bateaux. Mais tout d’un coup, leur l’eu cessa ; les baïonnettes russes arrivaient là-haut. C’était la compagnie du capitaine Motorny progressant dans le ravin du ruisseau, par les pentes de la rive droite, qui se présentait sur les derrières de l’ennemi et qui l’acculait au précipice. Trop tard cependant, car déjà coulait un ponton criblé de balles ; un autre, percé à jour, ses avirons brisés, se traînait sur les crosses de fusil qui lui servaient de rames ; les soldats écopaient l’eau avec leurs bottes. Heureusement, le général n’aura pas été témoin de ce désordre. Depuis l’îlot il entend seulement la pétarade du combat, il voit les coups de fusil plus fréquens illuminer la rive. Où le sang coule, là est sa place, à lui responsable du sang versé[8]. Son supérieur direct, le général Radetzki, qui-assiste en silence à l’opération, l’autorise à s’embarquer avec la 2e flottille. Les balles pleuvent sur son ponton ; trois bateaux percés, déchiquetés, sombrent sous ses yeux. On voudrait s’arrêter pour recueillir les naufragés ; mais le temps presse, le danger redouble ; les autres aussi ont besoin de secours. Que le Seigneur pardonne à ceux-là ! Les enfans du régiment de Minsk ont fait leur devoir.

Un groupe sanglant descend vers la berge ; deux soldats soutiennent un officier, assis sur des fusils et le rapportent à la terre russe ; c’est le capitaine Brianov[9].

— Eh quoi ! goloubchik, es-tu blessé ?

— Cela marche, Excellence, tout va bien à présent. Ils sont déjà là-haut, les enfans ! Mais tout à l’heure, ils n’avançaient -guère. Ils trouvaient les baïonnettes turques un peu trop pointues. Alors je leur ai montré le chemin…

En effet ils ont volé là-haut, ils se sont répandus dans les vignes comme des moineaux francs ; des tirailleurs cheminent de droite et de gauche sur les deux crêtes du ravin ; mais, au lieu de se déployer eu éventail, ils vont par files ; d’une bande à l’autre, ils se lancent des invectives, et leurs balles, qui portent mieux que leurs injures, passent par-dessus leurs têtes, volent vers les Turcs.

— Vois les sottises qu’ils me font ! dit Dragomirow. Il y a quatre ans que je leur apprends à former le cordon des tirailleurs, et les voilà qui se traînent en ordre profond…

— Laisse donc ces vétilles, répond Skobelev. En une seule nuit, tu as fait avancer de vingt-cinq ans notre art militaire russe.

Skobelev a beau dire, l’affaire n’est pas décidée ici. Et sur les berges du fleuve, ne se passe-t-il rien ? Enfin tout va comme le bon Dieu veut ; une seule chose paraît claire, c’est que les prévisions relatives au théâtre probable de la lutte ne se sont pas réalisées ; et que la résistance ennemie s’offre ici, non sur les pentes de Sistova. Cependant un rang entier, qui se dresse au milieu de la vigne, passe devant le général. Où vont-ils, tous ceux-là ? Ils ne savent pas. Le combat s’éloigne ; eux s’avancent. — Je te félicite, Mikaïl Ivanovitch…dit à ce moment Skobelev.

— De quoi ? tout est confus ! Personne ne me rend compte… Je ne vois rien !

— Tu vois bien au moins ta victoire ?

— Ma victoire ?

— Oui, là… Regarde les museaux de tes soldats. Ne lis-tu pas la victoire dans leurs yeux ?

En effet, au fond de ces figures pâles de fatigue, rayonnantes de joie, ce sont des yeux ardens qui cherchent l’ennemi. Les chaloupes à vapeur viennent de débarquer des renforts ; mais, sans les attendre, et comme jalouse d’achever toute seule, la première ligne progresse incessamment au bruit des hourras. Les Turcs se retirent ; rien qu’au rythme de la fusillade, on reconnaît la fin de l’affaire.

— Eh bien ! te voilà convaincu ! reprend Skobelev. Enverras-tu l’ordre d’arrêter tes hommes ?

— J’y songeais… Mais, tu vois, je n’ai pas d’adjudant sous la main.

— J’irai moi-même, si tu veux.

Skobelev, en habit blanc, va se promener sous les dernières balles turques et dire un bonjour aux tirailleurs. On le voit à gauche sous les arbres d’un verger : puis il disparaît dans le ravin. Il revient enfin, et, saluant le général avec la gravité qu’il faut mettre dans l’accomplissement de toute besogne militaire :

— Ordre transmis, dit-il. Partout on se retranche comme tu l’avais commandé.

— Merci, merci… mais ne me salue plus si respectueusement.

— Et pourquoi ne te saluerais-je pas ? Je suis ici ton serviteur…

— Non pas, tu ès mon maître, et tu m’as appris aujourd’hui une bien grande chose, puisque tu m’as appris à lire la victoire dans les yeux de mes soldats.


ART RoË.

  1. Littéralement : « Comme des braves, les enfans ! » ce qui signifie à peu près : Soyons braves, ou : Voilà le moment d’être braves ! Mais rien de cela ne rend la finesse et la douceur de l’expression russe.
  2. Dragomirow se tient à cette conception simple et positive de la guerre, et ne professe pas sur le sujet l’enthousiasme métaphysique qui est de mode eu certaines contrées d’Europe. Que le glaive soit l’outil propre du Germain, il se peut ; mais cette antienne allemande ne se traduit pas aisément en russe, la charrue va mieux à la main du Slave.
  3. Du Bocage.
  4. Tel est aussi le sens d’un article célèbre paru ici même le 1er septembre 1891.
  5. Extrait de la Revue militaire de l’Étranger, année 1883.
  6. « A l’ataman la première lippée et la première frottée » est une autre maxime familière au général.
  7. Il y a longtemps qu’un récit de cet épisode et que bon nombre des données de cet article ont paru dans la Revue militaire de l’Étranger sous une signature bien modeste et plus qu’anonyme, sous le numéro 45.
  8. « Chaque fois qu’un manque de savoir ou l’indifférence du chef pour son métier causent la perte inutile d’un soldat, la conscience de ce chef assume une responsabilité aussi lourde que s’il avait tué ce soldat de ses propres mains. » (Préparation de la compagnie au combat.)
  9. Il mourut le lendemain soir, à l’ambulance de Zimnitza. L’empereur était venu dans la matinée l’embrasser et lui dire adieu.