Hachette (p. 59-76).



V

PREMIER DÉMÊLÉ


Les petits Papofski regardaient avec surprise Jacques et Paul : ni l’un ni l’autre ne leur baisaient les mains, ne leur faisaient de saluts jusqu’à terre ; ils se tenaient droits et dégagés, les regardant avec un sourire.

Mitineka

Mon oncle, qui sont donc ces deux garçons qui ne disent rien ?

Le général

Ce sont les petits Français, deux excellents enfants ; le grand s’appelle Jacques, et l’autre Paul.

Sonushka

Pourquoi ne nous baisent-ils pas les mains ?

Le général

Parce que vous êtes de petits sots et qu’ils ne baisent que la main de leurs parents.

Jacques

Et la vôtre, général !

— Ils parlent français ! ils savent le français ! s’écrièrent Sonushka, Mitineka et deux ou trois autres.

Le général

Je crois bien, et mieux que vous et moi.

Pavlouska

Est-ce que je peux jouer avec eux, mon oncle ?

Le général

Tant que tu voudras ; mais je ne veux pas qu’on les tourmente. Allons, soyez sages, enfants ; voilà vos bonnes qui apportent les malles. Je m’en vais ; soyez prêts pour dîner dans une heure. »

Le général sortit après leur avoir caressé les joues, tapoté amicalement la tête, et après avoir recommandé aux bonnes d’envoyer les enfants au salon dans une heure.

« Jouons, dit Mitineka.

Sonushka

À quoi allons-nous jouer ?

Mitineka

Au cheval. Dis-donc toi, grand, va nous chercher une corde. »

Jacques

Pour quoi faire ? la voulez-vous grande ou petite, grosse ou mince ?

Mitineka

Très grande et très grosse. Dépêche-toi, cours vite. »

Jacques ne courut pas, mais alla tranquillement chercher la corde qu’on lui demandait. Il n’était pas trop content du ton impérieux de Mitineka : mais c’étaient les neveux du général, et il crut devoir obéir sans répliquer.

Pendant qu’il faisait sa commission, Yégor, l’un d’entre eux, âgé de huit ans, s’approcha de Paul et lui dit :

« Mets-toi à quatre pattes, que je monte sur ton dos : tu seras mon cheval. »


Le général sortit après leur avoir caressé les joues.

Paul était fort complaisant : il se mit à quatre pattes ; Yégor sauta sur son dos et lui dit d’aller très vite, très vite. Paul avança aussi vite qu’il pouvait.

« Plus vite, plus vite ! criait Yégor. Nikalaï, Mitineka, Pavlouska, fouettez mon cheval, qu’il aille plus vite ! »

Les trois frères saisirent chacun une petite baguette et se mirent à frapper Paul. Le pauvre petit voulut se relever, mais tous se jetèrent sur lui et l’obligèrent à rester à quatre pattes.

Paul criait et appelait Jacques à son secours ; par malheur Jacques était loin et ne pouvait l’entendre.

« Au galop ! lui criait Yégor toujours à cheval sur son dos. Ah ! tu es un mauvais cheval, rétif ! Fouettez, frères ! fouettez ! »

Les cris de Paul furent enfin entendus par Mme Dérigny ; elle accourut, se précipita dans la chambre, culbuta Yégor, repoussa les autres et arracha de leurs mains son pauvre Paul terrifié.

« Méchants enfants, s’écria-t-elle, mon pauvre Paul ne jouera plus avec vous.

— Vous êtes une impertinente, dit Sonushka, et je demanderai à mon oncle de vous faire fouetter. »

Mme Dérigny poussa un éclat de rire, qui irrita encore plus les quatre aînés, et emmena Paul sans répondre. Jacques revenait avec la corde ; effrayé de voir pleurer son frère, il crut que Mme Dérigny l’emmenait pour le punir.

« Maman, maman, pardonnez à ce pauvre Paul ; laissez-le jouer avec les neveux du général », s’écria Jacques en joignant les mains. Mais, quand il sut de Mme Dérigny pourquoi elle l’emmenait, et que Paul lui raconta la méchanceté de ces enfants, il voulut, dans son indignation, porter plainte au général ; Mme Dérigny l’en empêcha.

« Il ne faut pas tourmenter le général de nos démêlés, mon petit Jacques, dit-elle. Ne jouez plus

« Au galop ! » lui criait Yegor toujours à cheval sur son dos.

avec ces enfants mal élevés, et Paul n’aura pas

à en souffrir.

— Ils n’auront toujours pas la corde, dit Jacques en embrassant Paul et en suivant Mme Dérigny. T’ont-ils fait bien mal, ces méchants, mon pauvre Paul ? »

Paul

Non, pas trop ; mais tout de même ils tapaient fort quand maman est arrivée ; et puis j’étais fatigué. Le garçon que les autres appelaient Yégor était lourd, et je ne pouvais pas aller vite à quatre pattes. »

Jacques consola son frère de son mieux, aidé de Mme Dérigny ; elle était occupée à réparer le désordre de leurs chambres, que Dérigny avait dépouillées pour rendre plus commodes celles de Mme Papofski et de ses enfants. Ils coururent à la recherche de Dérigny, qui courait de son côté pour trouver les objets nécessaires au coucher et à la toilette de sa femme et de ses enfants.

Jacques

Voilà papa, je le vois qui traverse la cour avec d’énormes paquets. Par ici, maman ; par ici, Paul. »

Et tous trois se dépêchèrent d’aller le rejoindre.

« Que portez-vous donc, papa ? dit Jacques quand il fut près de lui.

Dérigny

Des oreillers et des couvertures pour nous, mon cher enfant ; nous n’en avions plus, j’avais donné les nôtres à la nièce du général et à ses enfants.

Paul

Papa, il faut tout leur reprendre ; ils sont trop méchants ; ils m’ont battu, ils m’ont fait aller si vite que je ne pouvais plus respirer. Yégor était si lourd, que j’étais éreinté.

Dérigny

Comment ? déjà ? ils ont joué au maître à peine arrivés ? C’est un vilain jeu, auquel il ne faudra pas vous mêler à l’avenir, mes pauvres chers enfants.

Jacques

C’est ce que nous disait maman tout à l’heure. Si j’avais été là, Paul n’aurait pas été battu, car je serais tombé sur eux à coups de poing et je les aurais tous rossés.

Dérigny, souriant.

Tu aurais fait là une jolie équipée, mon cher enfant ! Battre les neveux du général ! c’eût été une mauvaise affaire pour nous ; le général eût été fort mécontent, et avec raison. N’oublie pas qu’il ne faut jamais agir avec ses supérieurs comme avec ses égaux, et qu’il faut savoir supporter avec patience ce qui nous vient d’eux.

Jacques

Mais, papa, je ne peux pas laisser maltraiter mon pauvre Paul.

Dérigny

Certainement non, mon brave Jacques ; tu l’aurais emmené avant qu’on l’eût maltraité, et, comme tu es fort et résolu, tu les aurais facilement vaincus sans les battre.

Jacques

C’est vrai, papa ; une autre fois, je ferai comme vous dites. Dès qu’ils contrarieront Paul, je l’emmènerai.

— C’est très bien, mon Jacquot, dit Dérigny en lui serrant la main.

Paul

Papa, je ne veux plus aller avec ces méchants.

— C’est ce que tu pourrais faire de mieux, mon chéri, dit Mme Dérigny en l’embrassant. Mais nous oublions que votre papa est horriblement chargé, et nous sommes là les mains vides sans lui proposer de l’aider.

Dérigny

Merci, ma bonne Hélène ; ce que je porte est trop lourd pour vous tous.

Madame Dérigny

Nous en prendrons une partie, mon ami.

Dérigny

Mais non, laissez-moi faire. »

Jacques et Paul, sur un signe et un sourire de Mme Dérigny, se jetèrent sur un des paquets, et parvinrent, après quelques efforts et des rires joyeux, à l’arracher des mains de leur père.

« Encore », leur dit Mme Dérigny, les encourageant du sourire et s’emparant du paquet, qu’elle emporta en courant dans son appartement. Une nouvelle lutte, gaie et amicale, s’engagea entre le père et les enfants ; ceux-ci attaquaient vaillamment les paquets ; le père les défendait mollement, voulant donner à ses enfants le plaisir du triomphe ; Jacques et Paul réussirent à en soustraire chacun un, et tous trois suivirent Mme Dérigny dans leur appartement. Ils se mirent à l’œuvre si activement, que le désordre des lits fut promptement réparé ; seulement il fallut attendre quelques jours pour avoir les bois de lit, que Dérigny était obligé de fabriquer lui-même, et pour la vaisselle, qu’il fallait acheter à la ville voisine, située à seize kilomètres de Gromiline.

Leurs arrangements venaient d’être terminés lorsque le général entra. Sa face rouge, ses yeux ardents, son front plissé, ses mains derrière le dos, indiquaient une colère violente, mais comprimée.

« Dérigny, dit-il d’une voix sourde.

Dérigny

Mon général ?

Le général

Votre femme, vos enfants,… sac à papier ! Pourquoi cherches-tu à te sauver, Jacques ? Reste ici,… pourquoi as-tu peur si tu es innocent.

Jacques

J’ai peur, général, parce que je devine ce que vous voulez dire ; vous êtes fâché et je sens que je ne peux pas me justifier.

Le général
Que crois-tu que je te reproche ?

Une nouvelle lutte, gaie et amicale, s’engagea entre le père et les enfants. (Page 67.)

Jacques

Vous m’accusez, général, ainsi que Paul et ma pauvre maman, d’avoir manqué de respect aux enfants de madame votre nièce.

Le général

Ah !!! c’est donc vrai, puisque tu le devines si bien.

Jacques

Non, mon général ; c’est faux.

Le général

Comment, c’est faux ? Je suis donc un menteur, un calomniateur !

Jacques

Non, non, mon bon, mon cher général ! mais… je ne veux rien dire ; papa m’a dit que c’était mal de vous tourmenter en rapportant de vos neveux et de vos nièces. »

Le général se tourna vers Dérigny ; son visage prit une expression plus douce, son regard devint affectueux.

Le général

Merci, mon brave Dérigny, de ménager mon mauvais caractère ; et toi, Jacques, merci de ce que tu m’as dit et de ce que tu m’as caché. Mais je te prie de me raconter sincèrement ce qui s’est passé et de m’expliquer pourquoi ma nièce est si furieuse.

Jacques, avec hésitation.

Pardon, général… J’aimerais mieux ne rien dire… Vous seriez fâché peut-être, … ou bien vous ne me croiriez pas et alors c’est moi qui me fâcherais, et ce ne serait pas bien.

Le général, souriant.

Ah ! tu te fâcherais ? Et que ferais-tu ? Tu me gronderais, tu me battrais ?

Jacques

Non, général ; je ne commettrais pas une si mauvaise action ; mais en moi-même je serais en colère contre vous, je ne vous aimerais plus pendant quelques heures ; et ce serait très mal, car vous avez été si bon pour papa, maman, pour Paul, pour moi, que je serais honteux ensuite d’avoir pu vivre quelques heures sans vous aimer.

— Bon, excellent garçon, dit le général attendri, en lui caressant la joue ; tu m’aimes donc réellement malgré mes humeurs, mes colères, mes injustices ?

— Oh oui ! général, beaucoup, beaucoup, répondit Jacques en appuyant ses lèvres sur la main du général, nous vous aimons tous beaucoup.

Le général

Mes bons amis ! et moi aussi je vous aime ! Vous êtes mes vrais, mes seuls amis, sans flatterie et avec un véritable désintéressement. Je vous crois, je me fie à vous et je veux votre bonheur. »

Le général, de plus en plus attendri, essuyait ses yeux d’une main, et de l’autre continuait à caresser les joues de Jacques. La porte s’entr’ouvrit doucement, et la tête de Yégor parut.

« Mon oncle, maman vous fait demander de lui envoyer tout de suite le petit Français et la mère, pour les faire fouetter devant elle. »

Le général se retourna ; son visage devint flamboyant.

« Entre ! » cria-t-il d’une voix tonnante.


« Va, petit gredin, petit menteur. » (Page 74.)

Yégor entra.

Le général

Dis à ta mère que, si elle s’avise de toucher à un seul de mes Français, qui sont mes amis, mes enfants,… entends-tu ? mes… en… fants ! je la ferai fouetter elle-même devant moi, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de peau sur le dos. Va, petit gredin, petit menteur, va rejoindre tes scélérats de frères et sœurs. Et prenez garde à vous ; si j’apprends qu’on ait maltraité mes petits amis Jacques et Paul, on aura affaire à moi. »

Yégor se retira effrayé et tremblant ; il courut dire à sa mère, à ses frères et à ses sœurs ce qu’il venait d’entendre de la bouche de son oncle.

Mme Papofski pleura de rage, les enfants frémirent d’épouvante.

Après quelques minutes données à la colère, Mme Papofski se souvint des six cent mille roubles de revenu de son oncle : elle réfléchit et se calma.

« Écoutez-moi, dit-elle à ses enfants ; je veux que vous soyez doux, complaisants et même aimables pour ces Français. Si l’un de vous leur dit ou leur fait la moindre injure, leur cause la moindre contrariété, je le fouette sans pitié ; et vous savez comme je fouette quand je suis fâchée ! »

Les enfants frémirent et promirent de ne jamais contrarier les petits Français.

« Et, quand vous les verrez, vous leur demanderez pardon ; entendez-vous ?

— Oui, maman, répondirent les enfants en chœur.

— Et, quand vous causerez avec votre oncle, vous lui direz chaque fois que vous aimez tous ces Français.

— Oui, maman, répétèrent les huit voix ensemble.

— C’est bien. Allez-vous-en. »


« Et vous savez comme je fouette quand je suis fâchée.  »

Les enfants se retirèrent dans leur chambre, et se regardèrent quelque temps sans parler.

« Je déteste ces Français, dit enfin Anouchka, qui avait cinq ans.

— Et moi aussi, dirent Sashineka, Nikalaï et Pavlouska.

— Chut ! taisez-vous, dirent Sonushka et Mitineka ; si elle vous entendait, elle vous arracherait les cheveux. »

La menace fit son effet ; tous se turent.

« Il faudra tout de même nous venger, dit Yégor, après un nouveau silence.

— Nous verrons ça, mais plus tard », répondit Mitineka à voix basse.