Hachette (p. 311-326).



XX

VOYAGE PÉNIBLE. HEUREUSE FIN


« Le lendemain je pris congé des femmes et je continuai ma route, bien décidé à ne plus demander d’abri à aucun être humain ; j’avais encore soixante-dix roubles ; en couchant dans les bois, en n’achetant que le pain strictement nécessaire à ma subsistance, j’espérais pouvoir arriver jusqu’à Vologda ; il y a dans les environs de cette ville beaucoup de fabriques de drap, de toile à voiles et des tanneries, où je pouvais trouver à gagner l’argent nécessaire pour arriver à la fin de mon voyage. Je marchai donc résolument, et Dieu seul sait ce que j’ai souffert pendant ces quatre mois d’un rude hiver. Quelquefois je sentais faiblir mon courage ; je le ranimais en baisant avec ferveur une croix en bois que je m’étais fabriqué avec mon couteau. Deux fois seulement j’entrai dans une maison habitée, pour y coucher ; un soir, il neigeait, le froid était terrible, j’étais presque fou de fatigue, de froid, de misère ; un besoin irrésistible d’avaler quelque chose de chaud s’empara de moi ; une soupe aux raves bien chaude m’eût paru un régal de Balthazar ; je courus, sous cette impression, vers une lumière qui m’apparaissait à quelques centaines de pas ; j’arrivai devant une izboucha (petite izba) habitée par un jeune homme, sa femme et deux enfants. J’appelai ; on m’ouvrit.

« — Qui es-tu ? Que veux-tu ? demanda le jeune homme.

« — Je suis un voyageur égaré. J’ai froid, j’ai faim ; donnez-moi quelque chose de chaud à avaler.

« — Entre ; que Dieu te bénisse ! Mets-toi sur le banc ; nous allons souper. »

« Je tombai plutôt que je ne m’assis sur le banc devant lequel était la table chargée d’une terrine de soupe, un pot de kasha (espèce de bouillie épaisse au sarrasin) et une cruche de kvass (boisson russe assez semblable au cidre). La jeune femme me regardait avec surprise et pitié ; elle s’empressa de me servir de la soupe aux choux toute bouillante ; j’avalai ma portion en un instant ; je n’osais en redemander ; mes regards avides parlaient sans doute pour moi, car le jeune homme se mit à rire et me servit une seconde copieuse portion.

« Mange, ami, mange ; si tu as peur des gendarmes, rassure-toi, nous ne te dénoncerons pas. »

Je le remerciai des yeux et j’engloutis la seconde terrine. On me servit ensuite du kasha ; j’en mangeai plusieurs fois ; le kvass me donna des forces. Quand j’eus finis ce repas délicieux, je remerciai mes excellents hôtes et je me levai pour m’en aller.

« — Où vas-tu, frère ? dit le jeune homme.

« — Dans les bois d’où je suis venu.

« — Pourquoi ne restes-tu pas chez nous ? Ma femme et moi, nous prions d’accepter notre izboucha pour y passer la nuit.


Le lendemain je pris congé des femmes. (Page 311.)

« — Je vous gênerais ; vous n’avez qu’une chambre.

« — Qu’importe ! tu nous apporteras la bénédiction de Dieu. Viens ; faisons nos prières devant les images, et repose-toi ensuite ; tu es fatigué. »

« J’acceptai avec un signe de croix, selon l’usage des paysans, et un Merci, frère ».

« Nous nous mîmes devant les images et nous commençâmes nos signes de croix et nos paklony (demi-prosternations) ; c’est en quoi consistent les prières des paysans russes. J’eus bien soin d’en faire autant que mes hôtes. Je m’étendis ensuite sur un banc, où je m’endormis profondément jusqu’au jour.

« Avant de quitter ces braves gens, j’acceptai encore un repas de soupe aux choux et de kasha. On remplit mes poches de pain bis ; ils ne voulurent pas recevoir l’argent que je leur offrais, et je me remis en route avec un nouveau courage.

« À la fin d’avril j’arrivai près de Vologda ; je trouvai facilement du travail dans une tannerie située loin de la ville et de toute habitation ; j’y travaillai près d’un mois, puis je continuai mon voyage avec cinquante roubles de plus dans ma poche.

« Je continuai à coucher dans les bois ; j’eus le bonheur d’éviter toute rencontre de gendarmes et de soldats, comme j’avais évité les ours qui remplissent les forêts de l’Oural.

« J’achetais du pain dans les maisons isolées que je rencontrais. Une fois je faillis être dénoncé comme brigand par un vieillard chez lequel j’étais entré pour demander un pain. Il me dit d’attendre, qu’il allait m’en apporter.

« À peine était-il sorti, que sa fille courut à un coffre, en retira un pain, et dit en me le donnant :

« Pars vite, pauvre homme, mon père est allé à la ville chercher des gendarmes. Tourne dans le sentier à droite qui passe dans les bois, et cours pour qu’on ne te prenne pas. Je dirai que tes amis sont venus te

chercher. »

« Nous nous mimes devant les images. » (Pages 313.)

« Je la remerciai, et je pris de toute la vitesse de mes jambes le chemin que cette bonne fille m’avait indiqué. Je courus pendant plusieurs heures, me croyant toujours poursuivi.

« Je courus pendant plusieurs heures. »


Mon voyage devint de plus en plus périlleux à mesure que j’approchais du centre de la Russie. J’osais à peine acheter du pain pour soutenir ma misérable existence, quand me trouvai près de Smolensk, dans les bois de votre excellent oncle, dont j’ignorais le séjour dans le pays ; je n’avais rien pris depuis deux jours et je n’avais plus un kopeck pour acheter un morceau de pain. Il y avait près d’un an que j’avais quitté Ékatérininski-Zavod, un an que j’errais inquiet et tremblant, un an que je priais Dieu de terminer mes souffrances. Elles ont trouvé une heureuse fin, grâce à la généreuse hospitalité de votre bon oncle, grâce à votre bonté à tous, dont je garderai un souvenir reconnaissant jusqu’au dernier jour de mon existence.

— Bien raconté et bien terminé, mon pauvre Romane, dit le général en lui serrant les mains ; vous nous avez tous fait frémir plus d’une fois d’indignation et de terreur ; ma nièce et Natasha ont encore des larmes dans les yeux ; mais tout cela est du passé, Dieu merci ! et comme il faut vivre du présent et non du passé, je demande à entamer quelques comestibles, car je meurs de faim et de soif ; il y a deux heures que nous vous écoutons.

— Ces heures ont passé bien vite, dit Natasha.

Le général, souriant.

Voyez-vous, la méchante. Elle trouve que vous n’en avez pas assez et que vous auriez dû subir d’autres tortures, d’autres malheurs, pour lui faire le plaisir de les entendre raconter.

Natasha

Mon oncle, la faim vous fait oublier vos bons sentiments, sans quoi vous n’auriez pas fait une si malicieuse interprétation de mes paroles. Monsieur Jacks…, pardon, je veux dire prince Romane, demandez, je vous prie, à Dérigny de nous passer quelques provisions. »

Le prince s’empressa d’obéir.

Le général, riant et la bouche pleine.

Dis donc, Natasha, à présent que Romane t’apparaît dans toute sa grandeur, ne va pas le traiter comme un Jackson.

Le prince

Au contraire, mon cher comte, plus que jamais elle doit voir en moi un ami dévoué prêt à la servir en toute occasion. Ne suis-je pas à jamais votre obligé à tous ? Et j’ose espérer qu’aucun de vous n’en perdra le souvenir. N’est-ce pas, chère madame Dabrovine, que vous n’oublierez pas votre fidèle Jackson ?

Madame Dabrovine

Certainement non ; je puis bien vous le promettre.

Le général

Alors jurons tous ; faisons le serment des Horaces ! »

Le général avança son bras, un os de poulet à la main ; ses compagnons ne l’imitèrent pas ; mais ils se jurèrent tous en riant la fidélité des Horaces.

Le général

Mangez donc, sac à papier ! Il faut noyer, étouffer le passé dans le vin et dans le bon pâté que voici. Eh ! Dérigny, où avez-vous eu ce pâté ?

Dérigny

À la dernière station avant la frontière, mon général.

Le général

Bon pâté, parbleu ! c’est un dernier souvenir de ma pauvre patrie. Mange, Natasha ; mange, Natalie ; mange, Romane. »

Et il leur donnait à tous des tranches formidables.

Madame Dabrovine

Jamais je ne pourrai manger tout cela, mon oncle.

— Allons donc ! Avec un peu de bonne volonté tu iras jusqu’à la fin. Tiens, regarde comme j’avale cela, moi. »

Mme Dabrovine sourit ; Natasha rit de tout son cœur ; Romane joignit son rire au sien.

Le général

On voit bien que tu as passé la frontière, mon pauvre garçon ; voilà que tu ris de tout ton cœur.

Romane

Oh oui ! mon ami, j’ai le cœur léger et content. »

Le repas fut copieux pour le général et gai pour tous, grâce aux plaisanteries aimables du bon général. Quand on s’arrêta pour dîner, le secret du prince Romane fut révélé à ses anciens élèves et aux enfants de Dérigny. Lui et sa femme savaient dès l’origine ce qu’était M. Jackson. Alexandre et Michel regardaient avec une surprise mêlée de respect leur ancien gouverneur. Ils ne dirent rien d’abord, puis ils s’approchèrent du prince, lui prirent les mains et les serrèrent contre leur cœur.

Alexandre

Je suis bien fâché… c’est-à-dire bien content, que vous soyez le prince Pajarski, mon bon monsieur Jackson. Cela me fait bien de la peine,… non, je veux dire… que… ce sera bien triste…, c’est-à-dire bien heureux pour nous, de ne plus vous voir…, pas pour nous, pour vous, je veux dire… Je vous aime tant ! »


Le général avança son bras, un os de poulet à la main. (Page 319.)

Le pauvre Alexandre, qui ne savait plus ce qu’il disait, éclata en sanglots, et se jeta dans les bras de son ex-gouverneur. Michel fit comme son frère. Le prince Romane les embrassa, les serra contre son cœur.

Le prince

Mes chers enfants, vous resterez mes chers élèves, si votre mère et votre oncle veulent bien me garder ; pourquoi me renverrait-on, si tout le monde est content de moi ?

Alexandre

Comment ! vous voudriez…, vous seriez assez bon pour rester avec nous, quoique vous soyez prince ?

Le prince

Eh ! mon Dieu, oui ! un pauvre prince sans le sou, qui sera assez bon pour vivre heureux au milieu d’excellents amis, si toutefois ses amis veulent bien le lui permettre. »

Mme Dabrovine lui serra la main en le remerciant affectueusement de la preuve d’amitié qu’il leur donnait. Le général l’embrassa à l’étouffer ; Natasha le remerciait du bonheur de ses frères ; Jacques et Paul restaient à l’écart.

« Et vous, mes bons enfants, leur dit le prince en les embrassant, je veux aussi vous conserver comme élèves : je serai encore votre maître et toujours votre ami. C’est toi, mon petit Paul, qui m’as trouvé le premier.

Paul

Je me le rappelle bien ! Vous aviez l’air si malheureux ! Cela me

faisait de la peine.

« C’est toi, mon petit ! qui m’as trouvé le premier. »

Jacques

J’ai bien pensé que vous vous étiez sauvé de quelque prison ! Vous aviez si peur qu’on ne vous dénonçât.

Le prince

L’as-tu dit à quelqu’un ?

Jacques

À personne ! Jamais ! Je savais bien que cela pourrait vous faire du mal.

Le général

Brave enfant ! tu auras la récompense de ta charitable discrétion.

Jacques

Je n’en veux pas d’autre que votre amitié à tous !

Le général

Tu l’as et tu l’auras, mon brave garçon. »

Le général, qui n’oubliait jamais les repas, appela Dérigny pour commander un bon dîner et du bon vin qu’on boirait à la santé de Romane et de tous les Sibériens.

Pendant qu’on apprêtait le dîner, Mme Dabrovine et Natasha allèrent voir les chambres où l’on devait coucher ; elles choisirent pour le général la meilleure et la plus grande ; une belle à côté, pour le prince Pajarski, et quatre autres chambres pour elles-mêmes, pour les deux garçons, pour Mme Dérigny et Paul, et enfin pour Dérigny et Jacques. Elles s’occupèrent avec Mme Dérigny à faire les lits, à donner de l’air aux chambres et à les rendre aussi confortables que possible.

Le dîner fut excellent et fort gai ; on but les santés des absents et des présents. Le général calcula que le lendemain devait être le jour de la prise de possession de Gromiline par le prince Négrinski ; ils s’amusèrent beaucoup du désappointement et de la colère que devait éprouver Mme Papofski, Natasha seule la plaignit et trouva la punition trop forte.

Le général

Tu oublies donc, Natasha, qu’elle voulait nous dénoncer tous et nous faire tous envoyer en Sibérie ? Elle n’aura d’autre punition que de retourner dans ses terres, qu’elle n’aurait pas dû quitter, et de ne pas avoir ma fortune, qu’elle ne devait pas avoir.

Natasha

C’est vrai, mon oncle, mais nous sommes si heureux, tous réunis, que cela fait peine de penser à son chagrin.

Le général

Chagrin ! dis donc fureur, rage. Elle n’a que ce qu’elle mérite, crois-moi. Prions pour elle, afin que Dieu ne lui envoie pas une punition plus terrible que celle que je lui inflige.