Hachette (p. 217-230).



XIII

PREMIER PAS VERS LA LIBERTÉ


Le lendemain, un peu avant déjeuner, le général appela Mme Papofski dans le salon ; elle arriva, inquiète de la convocation, et trouva son oncle assis dans son fauteuil ; il lui fit un salut majestueux de la main.

« Asseyez-vous, Maria Pétrovna, et écoutez-moi. Vous êtes venue à Gromiline pour vous faire donner une partie de ma fortune ; vous avez feint la pauvreté, tandis que je vous sais riche. Silence, je vous prie ; n’interrompez pas. Je ne tiens pas à ma fortune ; je vous fais volontiers l’abandon de Gromiline et des biens que vous convoitez et que je possède en Russie. Au lieu de vous en laisser la gestion pendant mon absence, je vous les donne et je ne garde que mes capitaux pour vivre dans l’aisance avec votre sœur et ses enfants que vous détestez, que j’aime et qui ne songent pas, en m’aimant, aux avantages que je peux leur faire… La santé de votre sœur exige un prompt départ ; je l’ai fixé au 1er mai, dans huit jours. La veille, je vous remettrai les papiers et les comptes dont vous aurez besoin pour que tout soit en règle. J’emmène tous ceux que j’aime ; je vous laisse tous mes gens. Je vous défends de les maltraiter, et j’ai fait un acte qui arrêtera les explosions de vos colères et de votre méchanceté. Ne vous contraignez pas ; ne dissimulez plus ; je vous connais ; je devine ce que vous pensez, ce que vous croyez me cacher. Laissez-vous aller à votre joie, et surtout pas de phrases menteuses. »

Mme Papofski avait voulu bien des fois interrompre son oncle, mais un geste impétueux, un regard foudroyant, arrêtaient les paroles prêtes à s’échapper de ses lèvres, tremblantes de colère et de joie. Ces deux sentiments se combattaient et rendaient sa physionomie effrayante. Quand le général cessa de parler, il la regarda quelque temps avec un mépris mélangé de pitié. Voyant qu’elle se taisait, il se leva et voulut sortir.

« Mon oncle », dit-elle d’une voix étranglée.

Le général s’arrêta et se retourna.

« Mon oncle, je ne sais… comment vous remercier… »

Le général ouvrit la porte, sortit et la referma avec violence. Il passa dans la salle à manger, où l’attendaient, d’après ses ordres, Mme Dabrovine, ses enfants, Romane et les enfants Papofski.

« Déjeunons, dit-il avec calme en se mettant à table. Ici, Natasha, à ma gauche.

Natasha

Mais, mon oncle…, ma tante…, c’est sa place. »

Le général, souriant.

Ta tante est au salon, en train de digérer sa nouvelle fortune, assaisonnée de quelques vérités dures à avaler. »

Natasha ne comprenait pas et regardait d’un air étonné son oncle, sa mère et Romane, qui riaient tous les trois.

« Dans quinze jours tu sauras tout, mon enfant. Mange ton déjeuner et ne t’inquiète pas des absents. »

Natasha suivit gaiement le conseil de son oncle, et l’entendit avec bonheur annoncer leur départ à tous ses gens.

Pendant les derniers jours passés à Gromiline, il y eut beaucoup d’agitation, d’allées et de venues causées par le départ du maître. Mme Papofski parut à peine aux repas, et garda le silence sur sa conversation avec son oncle. Feindre était difficile et inutile, agir et parler sincèrement pouvait être dangereux et changer les dispositions généreuses de son oncle. Ses enfants reçurent du général la défense de jouer avec leurs cousins et avec les petits Dérigny ; Mitineka et Yégor voulurent un jour enfreindre la consigne et entraîner Paul, qu’ils rencontrèrent dans un corridor. Le général passait au bout avec Dérigny et entendit les cris de Paul, il fit saisir Mitineka et Yégor et les fit fouetter de façon à leur ôter à tous l’envie de recommencer. Sonushka eut le même sort pour avoir méchamment lancé une bouteille d’encre sur Natasha, qui en fut inondée, et dont la robe fut complètement perdue.

La veille du départ, le général remit à Mme Papofski, sans lui parler, un portefeuille, plein des papiers qu’il lui avait annoncés. Elle le reçut en silence et s’éloigna avec sa proie. On devait partir à neuf heures du matin ; le général, pour éviter les adieux des Papofski, leur avait fait dire qu’il partait à midi après déjeuner.

Avant de monter en voiture, le général rassembla tous ses gens, leur annonça qu’il leur avait donné à tous leur liberté, et il remit à chacun cinq cents roubles en assignats. La joie de ces pauvres gens récompensa largement le général de cet acte d’humanité et de générosité. Après leur avoir fait ses adieux, il monta dans sa berline avec sa nièce, Natasha et M. Jackson. Dans une seconde berline se placèrent Mme Dérigny, Alexandre, Michel, qui avaient demandé avec insistance d’être dans la même voiture que Jacques et Paul ; sur le siège de la première voiture étaient un feltyègre[1] et un domestique ; sur celui de la seconde était Dérigny. Les poches des voitures et des sièges étaient garnies de provisions, précaution nécessaire en Russie. Le départ fut grave ; le général éprouvait de la tristesse en quittant pour toujours ses terres et son pays ;


Il fit saisir Mitineka et Yégor et les fit fouetter.


le même sentiment dominait Mme Dabrovine, le souvenir de son mari lui revenait plus poignant que jamais. Natasha regardait sa mère et souffrait de ce chagrin dont elle devinait si bien la cause. Romane tremblait d’être reconnu avant de passer la frontière, et de devenir ainsi une cause de malheur et de ruine pour ses amis ; il avait passé par les villes et les villages qu’on aurait à traverser pendant plusieurs jours ; mais à pied, traînant des fers trop étroits, dont le poids et les blessures qu’ils occasionnaient faisaient de chaque pas une torture. Il est vrai que, mêlé à la foule de ses compatriotes transportés en Sibérie, il avait pu ne pas être remarqué, ce qui diminuait de beaucoup le danger. Il sentait aussi la nécessité de dissimuler ses inquiétudes pour ne pas causer au général et à Mme Dabrovine une agitation qui aurait pu éveiller les soupçons du feltyègre.

« À quoi pensez-vous, Jackson ? lui demanda le général, qui avait remarqué quelque chose des préoccupations de Romane.

Romane

Je pense au feltyègre, monsieur le comte, et à l’agrément d’avoir un homme de police à ses ordres pour faciliter le voyage.

Le général

Et vous avez raison, mon ami, plus raison que vous ne le pensez ; c’est une protection de toutes les manières, quand il sait qu’il sera largement payé. »

Le général avait appuyé sur chaque mot en regardant fixement son jeune ami, qui le remercia du regard et chercha à reprendre sa sérénité habituelle.

« Maman, entendez-vous les rires qu’ils font dans l’autre voiture ! s’écria Natasha. Quel dommage que nous ne puissions être tous ensemble !

Madame Dabrovine

Au premier relais tu pourras aller rejoindre Mme Dérigny et tes frères, chère enfant. »

Natasha hésita un instant, secoua la tête.

« Non, dit-elle ; je veux rester avec vous, maman, et avec mon oncle. »

Les éclats de rire et les chants continuaient à se faire entendre. C’étaient Alexandre et Michel qui apprenaient à Jacques et à Paul des chansons russes, que ceux-ci écorchaient terriblement, ce qui excitait la gaieté des maîtres et des élèves. Mais ce fut bien pis quand Mme Dérigny se mit de la partie ; Jacques, Paul, Mme Dérigny rivalisaient à qui prononcerait le mieux, et Alexandre et Michel se roulaient à force de rire.

Dérigny cherchait de temps en temps à les faire taire, mais les rires redoublaient devant ses signes de détresse.

« Vous allez tous vous faire gronder par le général, leur dit Dérigny.

Alexandre et Michel, se penchant à la glace ouverte.

Pas de danger ! Mon oncle aime la gaieté.

Jacques et Paul, se penchant à l’autre glace.

Le général ne gronde jamais quand on rit. »

Madame Dérigny, par la glace du fond.

Tu fais un croquemitaine de notre bon général. »

Toutes ces têtes aux trois glaces de la voiture parurent plaisantes à Dérigny, qui se mit à rire de son côté. En se rejetant dans la voiture, les cinq têtes se cognèrent ; chacun fit : Ah ! et se frotta le front, la joue, le crâne. Tous se regardèrent et se mirent à rire de plus belle.

Les voitures gravissaient une colline dans un sable mouvant ; les chevaux marchaient au pas. Ils s’arrêtèrent tout à fait ; la portière s’ouvrit, Natasha et Romane y apparurent : le visage de Natasha brillait de gaieté par avance. Romane souriait avec bienveillance.

Natasha

Qu’est-ce qui vous amuse tant ? Maman et mon oncle font demander de quoi vous riez.

Alexandre

Nous rions, parce que nous nous sommes tous cognés et que nous nous sommes cassé la tête.

Natasha, riant.

Cassé la tête ! et vous riez pour cela ?… Et vous aussi, ma bonne madame Dérigny ?

Madame Dérigny

Oui, mademoiselle ; mais avant il faut dire que nous avions pris une leçon de chant qui nous avait fort égayés.

Natasha

De chant ? Qui donnait la leçon ? qui la prenait ?

Madame Dérigny

Nos maîtres étaient messieurs vos frères ; les élèves étaient Jacques, Paul et moi.

Natasha
Oh ! comme j’aurais voulu l’entendre ! Que cela

Natacha et Romane apparurent à la portière.

devait être

amusant ! Monsieur Jackson, allez, je vous prie, demander à maman que j’aille avec eux. »

Romane sourit et alla faire la commission.

Madame Dabrovine

Mais, mon cher monsieur Jackson, ils seront trop serrés, et pourtant ils ne peuvent pas rester dans cette berline sans Mme Dérigny.

Jackson, souriant.

Mlle Natasha en a bien envie, madame ; nous sommes bien graves pour elle.

Madame Dabrovine

Que faire, mon père ? Faut-il la laisser aller ?

Le général

Laisse-la, laisse-la, cette pauvre petite ! Comme dit Jackson, nous sommes ennuyeux à pleurer. Allez, mon ami, allez lui dire que nous ne voulons pas d’elle et que je lui ordonne de s’amuser là-bas. »

Jackson s’empressa d’aller porter la réponse.

« Merci, mon bon monsieur Jackson, merci ; c’est vous qui m’avez fait gagner ma cause : je l’ai bien entendu. Attendez-moi tous, je reviens. »

Natasha courut à la première berline ; leste comme un oiseau, elle sauta dedans, embrassa sa mère et son oncle.

« Je ne serai pas longtemps absente, dit-elle ; je vous reviendrai au premier relais.

Le général

Non, reste jusqu’à la couchée, chère enfant ; je serai content de te savoir là-bas, gaie et rieuse. »

Natasha remercia, sauta à bas de la berline, courut à l’autre ; avant de monter, elle tendit la main à M. Jackson.

« Soignez bien maman, dit-elle ; et si vous la voyez triste, venez vite me chercher : je la console toujours quand elle a du chagrin. »

Les portières se refermèrent, et les voitures se remirent en marche. Natasha essaya de s’asseoir sans écraser personne ; mais, de quelque côté qu’elle se retournât, elle entendit un : Aïe ! qui la faisait changer de place.

« Puisque c’est ainsi, dit-elle, je vais m’asseoir par terre. »

Et, avant qu’on eût pu l’arrêter, elle s’établit par terre, écrasant les pieds et les genoux. Les cris redoublèrent de plus belle : Natasha riait, cherchait vainement à se relever ; les quatre garçons la tiraient tant qu’ils pouvaient ; mais, comme tous riaient, ils perdaient de leur force ; et, comme Natasha riait encore plus fort, elle ne s’aidait pas du tout. Enfin, Mme Dérigny lui venant en aide, elle se trouva à genoux ; c’était déjà un progrès. Alexandre et Jacques parvinrent à se placer sur le devant de la voiture ; alors Natasha put se mettre au fond avec Mme Dérigny, et Paul entre elles deux. On ne fut pas longtemps sans éprouver les tortures de la faim ; Dérigny leur passa une foule de bonnes choses, qu’ils mangèrent comme des affamés ; leur gaieté dura jusqu’à la fin de la journée. On s’était arrêté deux fois pour manger. Dans le village où on dînait et où on couchait, Jackson reconnut une femme qui lui avait témoigné de la compassion lors de son passage avec la chaîne des condamnés, et qui lui avait donné furtivement un pain pour suppléer à l’insuffisance de la nourriture qu’on leur accordait. Cette rencontre le fit trembler. Puisqu’il l’avait reconnue, elle pouvait bien le reconnaître aussi et aller le dénoncer.

Il épia les regards et la physionomie triste mais ouverte de cette femme ; elle le regarda à peine, et ne parut faire aucune attention à lui pendant les allées et venues que nécessitaient les préparatifs du repas et des chambres à coucher.

Mme Dabrovine, Natasha et Mme Dérigny s’occupèrent de la distribution des chambres ; elles soignèrent particulièrement celle du général. On dîna assez tristement ; chacun avait son sujet de préoccupation, et la gravité des parents rendit les enfants sérieux.

La nuit fut mauvaise pour tous ; les souvenirs pénibles, les inquiétudes de l’avenir, les lits durs et incommodes, l’abondance des tarakanes, affreux insectes qui remplissent les fentes des murs en bois dans les maisons mal tenues, tous ces inconvénients réunis tinrent éveillés les voyageurs, sauf les enfants, qui dormirent à peu près bien.



  1. Espèce d’agent de police qui accompagne les voyageurs de distinction à leur demande, pour leur faire donner sur la route les chevaux, les logements et ce dont ils ont besoin.