Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XI

Folie contagieuse.


Cinq jours s’étaient écoulés depuis que les naufrages étaient venus s’échouer sur cette côte inhospitalière, et pas le moindre bateau n’avait paru à l’horizon. En vain, ils interrogeaient l’immense plaine liquide et apportaient tous leurs soins à entretenir nuit et jour le feu de la falaise. Autant qu’ils en pouvaient juger, pas un être humain n’était passé à proximité de leur détresse.

Fidèle aux habitudes de discipline de toutes les flottes civilisées, le commandant Marston avait institué un « rapport » qui réunissait chaque matin les survivants du Silure et les trois Français, pour mettre en commun les petits événements du moment et échanger les opinions qu’ils avaient pu faire naître.

Ce matin-là, on parla surtout de la difficulté croissante de trouver sur le sol le combustible nécessaire à l’entretien du feu.

« Après tout, remarqua Henri, ce foyer diurne et nocturne est-il bien nécessaire ? En admettant que de malheureux navigateurs en quête d’huile de baleine vinssent assez près de nous pour remarquer soit notre feu, la nuit, soit notre fumée, le jour, — et cela paraît de moins en moins probable dans ces parages désolés, où nous n’avons même pas encore aperçu un seul cachalot, — n’est-il pas à craindre qu’ils ne voient en ce signal une manifestation volcanique ? Et, dans ce cas, leur première pensée ne serait-elle pas de s’en écarter au plus vite ? Pas un homme sur mille, assurément, ne croira que ce misérable îlot soit habité.

— Mais un sur mille le pensera peut-être, répondit vivement Gérard ; et, pour cette chance unique, il me semble que nous devons persévérer. Songez à notre rage, à notre désespoir, si un hasard miraculeux amenait la délivrance à notre portée et qu’elle nous échappât par notre faute !

— C’est évident ! fit le commandant. Je vois, monsieur Gérard Massey, que l’occasion n’eût-elle que le quart de son cheveu traditionnel, vous ne seriez pas homme à la laisser échapper !

— Ma foi, non ! Il me tarde trop de sortir de ce détestable séjour. Convenez que cette île est d’une monotonie déplorable ! Quant aux graffitti de la caverne !… ils sont assurément d’un haut intérêt, mais, pour ma part, je déclare les avoir assez vus… Si j’osais exprimer mon avis, je dirais que, le navire espéré se faisant décidément attendre, il serait grand temps d’aviser aux moyens de nous tirer d’ici par nos propres ressources.

— Oui ; mais ces moyens, quels sont-ils ? s’écria le commandant. Indiquez-nous-en un et nous l’adoptons d’enthousiasme. Malheureusement, le mécanicien se déclarant incapable de réparer ici les avaries du Silure, je n’aperçois pas trop…

— Oh ! si on s’adresse aux professionnels !… Tirez-les de leur routine habituelle et ils ne sont plus bons à rien ! dit Gérard, non sans pétulance.

— Je serais curieux de savoir ce que vous feriez à ma place, répliqua le commandant d’un ton piqué.

— Eh ! le sais-je ?… J’essayerais peut-être de reconstituer l’Epiornis pour envoyer des éclaireurs à la découverte…

— L’Epiornis ! répéta tristement Henri. Crois-tu donc que Wéber et moi n’y ayons pas songé ? Et que je rêve d’autre chose ?… Mais où prendre les matériaux et les outils nécessaires à une telle réfection ?… J’ai assez étudié la question, examiné les débris informes de notre malheureux aviateur… La carcasse défoncée, l’hélice hors d’usage, l’omoplate droite fracassée, l’articulation ouverte, l’aile en morceaux… à peine l’aile gauche vaut-elle mieux, du reste. Où prendre le cuivre, l’aluminium, la fonte d’acier, le marteau pilon, les moules nécessaires pour refaire ces organes indispensables ?… Cette île maudite ne contient rien, absolument rien, sinon de la pierre… À moins d’établir un squelette de granit, je ne vois pas… Encore si nous l’avions, ce bienheureux squelette, je me chargerais bien, avec les seules ressources du Silure et de sa forge, de l’enlever sur mon moteur !… Mais à quoi bon le moteur, si le levier manque ? »

Un silence tomba sur le groupe des naufragés, assis en cercle sur le sable de la grotte. Soudain, Gérard, qui, de sa place, faisait face a la mer, se redressa vivement, en poussant un cri de joie.

« Je ne me trompe pas !… Là-bas !… regardez ! … Une voile !… »

À l’instant, tous furent debout, suivant des yeux la direction que leur indiquait le bras tendu.

Au loin, sur la ligne sombre de l’horizon, on distinguait vaguement une sorte de tache blanchâtre.

« Un navire !… J’en jurerais !… » répéta Gérard. Et, bondissant hors de la grotte, il se mit à gravir la falaise d’une vitesse à se rompre cent fois le cou, s’il n’avait pas eu le pied plus sûr qu’un chamois ; arrivant comme une bombe sur l’homme de garde, préposé à l’entretien du fover :

« Vite !… Grand feu !… Un navire !… commanda-t-il, ne perdons pas une seconde ! »

Et, joignant l’action à la parole, ramassant à poignées les goémons secs et les jetant sur le tas déjà allumé, il activait la flamme à pleins poumons, tandis que le matelot, immobilisé par la surprise, scrutait éperdument l’horizon.

« Where about, sir, where[1] ?… » répétait-il en tremblant, son rude visage convulsé d’émotion.

Et quand, enfin, il aperçut la faible blancheur qui pâlissait dans le lointain, sa joie se manifesta d’une façon poignante. Tombé à genoux, il tendait les bras vers le navire et de grosses larmes roulaient de ses yeux grands ouverts sur ses joues bronzées. En bas, les autres chantaient, dansaient, s’embrassaient comme en délire. C’est qu’il n’y a pas de sort plus redouté du marin que l’abandon sur une île déserte ; aussi la perspective de la délivrance, dont ils commençaient à désespérer, faisait perdre la raison à ces infortunés. Un à un, ils montaient sur la falaise avec des gestes fous.

Les officiers, M. Wéber, Henry les ayant bientôt rejoints sur le sommet du rocher, tous se turent, attendant, pressés les uns contre les autres, le cœur leur martelant la poitrine à grands coups, l’arrivée des sauveurs. La carabine sous le bras, le commandant et M. Wilson se tenaient prêts à tirer dès que le navire pourrait les entendre, afin d’attirer plus sûrement son attention.

D’instant en instant, il se dessinait plus nettement sur l’horizon, bien qu’il voguât encore à une très grande distance. L’œil à la longue-vue, le commandant ne bougeait plus. Derrière le petit groupe d’hommes, la flamme du bûcher de goémons montait droite et blanche dans l’air calme, pâlie par le soleil, surmontée d’un filet de fumée noire. De loin, elle devait présenter une apparence spectrale, un de ces phénomènes étranges qui abondent sur les plaines tumultueuses de l’Océan et que le marin apprend à la longue à considérer avec une sorte d’indifférence…

Le navire approchait toujours ; on distinguait maintenant la forme pyramidale de sa structure, tachant d’un flocon d’argent l’azur pâle du ciel, l’azur plus sombre des vagues.

Immobiles, penchés en avant, retenant leur baleine, les naufragés attendaient sans un mot, toute leur âme dans leurs yeux…

Tout à coup, le navire parut changer de forme. Au lieu d’une ligne verticale, il dessina un instant sur l’horizon un trait allongé ; puis il reprit son apparence première… et lentement, lentement, ainsi qu’un fantôme s’évanouirait, il commença à décroître dans le lointain.

« Ils s’en vont !… »

Ce cri jaillit de toutes les poitrines, impétueux comme un rugissement ; et, tandis que le commandant et son second déchargeaient leurs carabines avec un crépitement qui se répercuta au loin sur la mer calme, les hommes, perdant tout sang-froid, éclataient en imprécations, en gémissements, en cris, montrant le poing, suppliant, menaçant, ordonnant aux sauveurs de revenir vers eux.

À ce moment, une détonation partit du Silure. Gérard, dévalant au grand trot jusqu’à la mer, s’était jeté sur l’épave et tirait le canon.

Hélas ! c’était un canon de sous-marin, à poudre moderne, et qui ne parlait guère plus haut qu’une carabine.

Sa voix ne fut pas entendue.

Sourd à ces appels, le navire poursuivait sa route invertie. Diminuant toujours, il ne tarda pas à s’effacer dans le lointain…

Pâles, les dents serrées, les officiers et les Français le regardaient disparaître : un incident tragique vint soudain ramener leur attention vers les malheureux dont la rage et la cruelle déception s’exhalaient sans mesure à leurs côtés. Un jeune matelot d’esprit assez faible, nommé Harry Logan, ne pouvant supporter sa déconvenue, se précipita à corps perdu du haut de la falaise, criant qu’il allait poursuivre le vaisseau à la nage et le faire revenir. Le pauvre garçon, heurtant du crâne les rochers à pic, fut projeté au loin comme une bombe et disparut dans la mer à plus de cinquante mètres de distance… Muets d’horreur, les assistants virent reparaître au bout de peu d’instants à la surface son corps inerte. Une tache rouge s’élargissait autour de lui ; ce n’était plus qu’un cadavre, que les lames puissantes emportaient déjà vers le large, comme un jouet brisé…

« Silence ! ordonna le commandant en promenant un regard sévère sur le groupe tumultueux des matelots ; que l’exemple de ce malheureux nous apprenne à supporter virilement une déception aussi cruelle pour les uns que pour les autres !… »

Et, reprenant d’un pas raide le chemin de la grève, tandis que les hommes honteux se pressaient derrière lui comme un troupeau de moutons :

« Vous aviez raison, dit-il à Henry. Ils ont pris notre fanal pour un volcan en activité, et n’ont eu garde de s’en approcher.

— Ils auraient bien dû essayer de s’en assurer ! … que diable, ils doivent pourtant avoir des longues-vues à bord, murmura Gérard avec colère. Tas d’empaillés !… Enfin !… Patience !… Puisqu’un navire est passé en vue de l’île, il peut en venir un autre… Espérons que le prochain sera mené par des gens animés de quelque curiosité scientifique et qu’ils voudront venir étudier de près le phénomène…

— Espérons !… » fit Henry en haussant les épaules.

Instruits par cette amère déconvenue, les naufragés décidèrent de renoncer provisoirement au feu qui ne servait qu’à épouvanter les visiteurs quand un hasard inespéré les amenait dans ces parages. À vrai dire, il y avait peu d’espoir qu’il en vînt d’autres. Ceux qui connaissaient de réputation ces quelques îlots solitaires perdus dans la mer Antarctique devaient savoir qu’ils n’offraient aucune ressource aux baleiniers. Il était donc peu probable qu’un autre navire passât à portée.

Et, cependant, telle est la force de l’espérance au cœur de l’homme que pas un, parmi les exilés, ne renonçait à sonder d’un regard anxieux l’horizon éternellement vide et solitaire. De quel côté leur viendrait le salut ?… Et, s’il se présentait d’aventure, comment réussir à se faire entendre ? Unique pensée qui remplissait tous les cœurs.

Mais chaque jour qui s’écoulait semblait affirmer davantage l’implacable réalité. Les provisions ne pouvaient durer éternellement. Quand elles seraient épuisées, que devenir ? Quelle maladie emporterait un à un ces misérables ? Quel serait le sort du dernier survivant, seule épave d’une troupe jadis florissante, après que ses compagnons auraient tous disparu ?… Déjà la démoralisation s’emparait des matelots. Une discipline de fer pouvait seule les maintenir ; pris de nostalgie, ils restaient de longues heures, comme hébétés, à contempler la mer inexorable qui les cernait de toutes parts. Une légende ne tarda pas à se former parmi eux : le spectre de Logan, disaient-ils, revenait la nuit, faisant signe au premier qui devait mourir… Et, le dixième soir après le passage décevant du navire, un second matelot, Belly Smith, sombre et silencieux depuis quarante-huit heures, criant qu’Harry Logan l’appelait, se précipita à son tour du haut de la falaise… Brisé contre les rochers, il arriva mort en bas… Et Le Guen, secouant la tête, confia à Gérard qu’il voyait le moment où tous les survivants seraient pris de la même folie.

  1. « Où donc, Monsieur, où ?… »