Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



IV

Départ.


Grâce aux mesures prises par les deux auteurs de l’Épiornis, la construction de l’oiseau mécanique avait pu s’achever dans le plus profond secret. Personne, à Paris ni ailleurs, n’en soupçonnait l’existence. Les deux ouvriers employés à la main-d’œuvre étaient les premiers à respecter ce mystère avec un soin jaloux. L’établissement du hangar dans un jardin isolé n’avait rien d’insolite ou qui attirât particulièrement l’attention du voisinage. Du côté de la Seine, les passants qui le remarquaient, se profilant sur la hauteur de Passy, ne songeaient même pas à s’en demander la destination et ne pouvaient, en tout cas, la deviner.

Le but des inventeurs, en s’entourant de ce profond secret, avait été d’abord d’écarter les curiosités incommodes et de se prémunir contre les commentaires désobligeants, si les premiers essais indiquaient la nécessité de perfectionnements successifs. Plus que jamais, le secret était indispensable, maintenant que l’expédition projetée prenait un caractère politique et militaire, avec la délivrance de la jeune captive pour objectif direct. Aussi les derniers travaux furent-ils poussés avec un redoublement de précautions.

Martine prit soin d’écarter visites et fournisseurs en annonçant une absence momentanée de ses maîtres, et allant elle-même aux provisions loin du quartier. Elle rapportait en voiture les caisses de vivres, vêtements de rechange et denrées de tout ordre qui venaient peu à peu s’arrimer dans la soute du navire aérien. Boites de conserves, pain grillé, biscuits, légumes frais, eau douce et médicaments s’étageaient en bon ordre, par casiers distincts, de manière à se retrouver à point nommé sous la main des voyageurs. Au-dessus de ce magasin, où la prévoyance de M. Wéber avait réuni, d’autre part, tout ce qui pouvait être utile en cas d’avaries et de réparations urgentes, une plate-forme spacieuse en bois léger servait de cabine aux passagers, avec literie complète, sièges en rotin, tablettes pliantes, fontaine à glace, fourneau à alcool et buffet à vaisselle. La toilette et la baignoire de caoutchouc se trouvaient à l’arrière.

La boite crânienne de l’oiseau mécanique destinée à la direction était semblablement aménagée au-dessous du moteur électrique. Un petit escalier de filigrane y donnait accès, dans l’épaisseur du cou, contre l’arbre de couche, qui se prolongeait en épine dorsale, flanqué, au niveau des omoplates, des organes d’orientation des ailes, tels que les réglaient les doubles et triples manettes placées, en guise de cerveau, à la disposition du pilote.

Conformément aux plans minutieux de M. Wéber, tout avait été prévu, réglé d’avance de manière à laisser aux passagers le plus d’espace disponible à l’intérieur de la machine volante, avec la plus grande somme possible de confort, de légèreté spécifique et de puissance motrice.

Chacun des quatre membres de l’oiseau artificiel, — ailes et pattes élastiques, — était d’ailleurs indépendant, ce qui permettait d’en vérifier séparément la fonction : les dimensions du hangar avaient été arrêtées en conséquence.

Or, les essais préliminaires étaient si satisfaisants, qu’il ne pouvait subsister aucun doute sur le succès définitif. À moins d’un accident tout à fait invraisemblable, l’Epiornis, pesant à peine six mille kilogrammes, — armature, outillage, passagers et vivres compris, — et animé d’une force de cent sept chevaux-vapeur, devait s’enlever d’un bond, déployer ses ailes et progresser aussitôt, avec une vitesse qu’il était impossible d’évaluer exactement, mais qui pourrait selon toute apparence atteindre de deux à trois cents kilomètres à l’heure, dans une atmosphère calme, et beaucoup plus, sans doute, avec une forte brise en poupe.

Aussi n’était-ce pas de très bon gré que le docteur Lhomond s’était résigné à abandonner sa place au brave gabier Le Guen, dont les connaissances pratiques en matière de manœuvre devaient être plus utiles que les siennes à des voyageurs bien portants. Il aurait, certes, pu partir cinquième, à la rigueur ; mais il fallait réserver une part de cabine à Nicole, puisqu’on allait la chercher, et le chiffre de six passagers aurait décidément excédé les sages prévisions de l’architecte naval.

L’excellent docteur, qui s’était flatté d’ajouter une triomphale expédition à celles qu’il comptait déjà à son actif, voyait donc lui échapper cet espoir. Il prenait la chose en philosophe, à son ordinaire, et se contentait de menacer plaisamment M. Wéber ou Gérard de les rendre malades au dernier moment, afin de les supplanter. Ces innocentes facéties ne l’empêchaient pas d’ailleurs d’observer la discrétion la plus absolue sur ce qui se préparait.

Il faut admirer cette discrétion, quand on pense que quatre femmes et sept hommes, en comptant les deux ouvriers, étaient dans le complot. Ni les uns ni les autres ne trahirent par un signe les préoccupations qui les absorbaient et ne laissèrent échapper avec un tiers la plus petite allusion à ce sujet, se modelant, sans s’en douter, sur les instructions que donne Hamlet à ses fidèles amis ; Martine elle-même sut se garder de faire entendre aux gens, au moyen de jeux de physionomie, clignements d’yeux et haussements d’épaule, que :

« Well, well, we know… we could talk if we would… if we like to speak… There be an if they might[1] »
et demeurer absolument impénétrable en dépit d’une forte démangeaison de parler ; car la chère dame avait une langue fort bien pendue et ne détestait nullement d’étonner son public en racontant toutes les choses terribles ou merveilleuses qu’elle avait vues au cours de ses longs services chez la famille Massey.

Cependant l’heure est venue de procéder au départ, fixé à minuit précis. La lune a disparu derrière l’horizon. Les amples rideaux du hangar ont glissé sur leurs tringles et démasqué l’oiseau mécanique, encore endormi sur la charpente. Pas un être vivant, hors de ceux qui sont réunis sur la terrasse de la maison Massey, ne se doute de l’immense événement. En bas, la Seine dessine sur la plaine le ruban de ses eaux, illuminées par les becs de gaz des ponts et des quais ; au loin, Paris flamboie en exhalant ses derniers bourdonnements, avant le court arrêt nocturne de sa vie fiévreuse. Rien ne lui dit qu’il va une fois de plus se montrer « le chef-lieu du globe » par un miracle industriel ajouté à tant d’autres. Porté par ses étais, l’Epiornis a glissé lentement sur les rails disposés à cet effet jusqu’au bord de la plate-forme. La passerelle dressée au niveau de la porte de sa cabine n’attend que les passagers. Il ne reste qu’à se dire adieu.

À mesure qu’approche le moment décisif, ceux qui demeurent en arrière, toujours les plus à plaindre, sentent grandir les appréhensions, les pressentiments qu’ils avaient courageusement refoulés jusque-là. En vain ils voudraient éloigner de leur esprit la longue liste des désastres qui soulignent sinistrement depuis cent ans tous les essais de navigation aérienne : elle s’impose, implacable à leur mémoire. En vain M. Massey répète que la noire série des accidents est close : que le moteur d’Henri est invincible, assuré contre tous les hasards, c’est à peine s’il le croit lui-même, et tous ont fort à faire pour ne point troubler la calme assurance des voyageurs en donnant une voix à quelqu’un des tristes pronostics qui leur étreignent le cœur. Le dernier repas pris en commun avait été une pure formalité : les uns, surexcités par l’expérience si nouvelle qu’ils allaient tenter, se sentaient dépourvus de tout appétit, déclaraient gaiement qu’ils souperaient plus tard, là-haut, dans les nuages… Les autres, frissonnant malgré eux à ces simples paroles, n’essayaient même pas de toucher aux mets placés devant eux. Et, certes, l’heure présente était bien faite pour justifier leur angoisse. Que n’allait-il pas emporter dans l’espace, cet oiseau dont on ne connaissait encore que théoriquement les qualités propres ? Tout ce qu’on avait de plus cher : des fils, des frères, un fiancé, un mari, un père, tendrement et justement aimés ! Combien d’entre eux reviendront de cette périlleuse aventure ? Même l’optimiste M. Massey est obligé de faire un violent effort sur lui même pour ne point trahir son émotion ; pâle et tremblante, Colette s’efforce vaillamment de sourire ; quant à Mme Massey, étouffée par les larmes, elle cache son visage dans son mouchoir ; elle s’était tant promis d’être brave jusqu’au bout : hélas, elle ne peut pas !… En lui adressant quelques paroles de tendresse, Henri fait déborder les pleurs prêts à couler.

« Henri, mon Henri ! Promets-moi que tu reviendras… que tu ramèneras Gérard… que tu me les ramèneras tous ! » balbutie la pauvre mère, incohérente et désolée.

C’est le signal de l’émotion générale. Colette entoure Gérard de ses bras, serre sur son cœur ce frère qui lui est doublement cher en raison des épreuves partagées ; puis elle se recule un peu, le regarde comme si c’était pour la dernière fois ; le franc éclair de ses yeux bleus, le sourire de cette bouche qui n’a jamais menti, les reverra-t-elle jamais ? Tant de bravoure, d’entrain, d’esprit, de bonté, de charmantes et heureuses qualités, tout cela est-il destiné à périr bientôt, soit dans cette hasardeuse ascension, soit sous les balles de ceux qui gardent Nicole ?

Et, sans qu’elle s’en aperçoive, elle aussi laisse inonder de larmes son doux visage.

Lina s’est jetée au cou de son père, elle sanglote sur sa poitrine, tandis que le bon vieux savant caresse sa tête blonde ; Martine pleure bruyamment, et Le Guen se mouche avec un bruit de trompette.

« Allons, allons ! fait enfin M. Massey, non sans s’être éclairci la gorge en toussant à plusieurs reprises ; réagissons, je vous en prie ! Réagissons ! Le Guen ! Apporte une bouteille de champagne, que nous trinquions au succès de l’entreprise, et, pour l’amour du ciel, montrons à la fortune des visages plus gaillards ! Vous savez que cette déesse n’aime pas les mines renfrognées !… »

Le Guen a apporté la bouteille au col d’argent ; le bouchon est parti avec un bruit de fête ; maîtres et serviteurs trempent leurs lèvres dans le fin breuvage, pétillant comme le génie de la France. Chacun y puise un peu de réconfort.

« À votre heureux voyage ! s’écrie M. Massey.

— À votre prompt retour ! murmure Mme Massey.

— Puissiez-vous nous ramener bientôt notre chère Nicole ! continue Colette.

— Oh, oui… fait tout bas Lina.

— Gloire et longue vie à l’inventeur du moteur léger ! dit le docteur Lhomond.

— Honneur et gloire au savant constructeur de l’Epiornis ! appuie Martial Hardouin.

— À la santé de mon bon Le Guen ! fait la petite Tottie, qui trouve que le gabier est un peu oublié dans tous ces toasts.

— Cher ange du ciel ! » s’écrie Martine, étouffant la fillette de baisers.

Et, toute ragaillardie par cette attention de la mignonne, aussi bien que par le vin de Champagne :

« Allons ! bon voyage ! Et surtout ne vous rompez pas le cou !… Et dépêchez-vous d’en finir… Nous allons nous languir de vous ici, les autres ! Chès ! Qui m’aurait dit que je vivrais pour voir ces enfants nous quitter encore ! Vous n’en avez donc pas assez de cette Afrique ?…

— Chut ! chut ! fait Gérard, montrant sa mère abîmée dans les bras d’Henri.

— Mon fils ! mon premier né ! Promets-moi d’être prudent ! Promets-moi !… Oh ! pourquoi faut-il que vous soyez possédés de cet esprit d’aventures ! Tant d’autres mères gardent leurs enfants auprès d’elles. Pourquoi les miens ne sont-ils pas ainsi faits ?…

Des ronds de cuir ! s’écria Gérard. Vous vous calomniez, maman ! Vous ne voudriez pas de ces fils-là ! »

On sourit de cette boutade ; on se lève, car il en est temps ; brusquant les adieux, les quatre voyageurs franchissent la passerelle et prennent dans l’aviateur leur place respective : Henri et Wéber devant le moteur ; Le Guen, à la roue de l’hélice-gouvernail ; Gérard sur la plate-forme étroite qui surmonte la cabine.

« Nous v sommes ? demande Henri, d’une voix brève.

— Nous y sommes ! répètent les trois voix.

— En route, donc !… »

Il abaisse une manette, puis une autre et une autre encore. On entend un déclic, suivi d’un pétillement d’étincelles, l’hélice s’incline et ronfle en battant l’air. Les deux ailes se déploient instantanément avec un frisson d’étoffe soyeuse. L’Epiornis bondit sur ses pieds d’acier, s’enlève d’un mouvement majestueux et sûr, plane un instant à quinze ou vingt mètres de ses étais, — puis, sous l’impulsion de l’hélice qui se redresse, — il s’envole sans bruit appréciable, comme un yacht filant sous la brise, accélère son mouvement et s’éloigne…

Contre la voûte étoilée, son immense envergure se confond déjà avec le bleu sombre du firmament. Il monte, il vogue, contourne la tour du Champ de Mars, revient à tire-d’aile vers Passy pour saluer la villa Massey d’un coup de canon minuscule. Et, aussitôt, s’orientant vers le sud, il prend son élan définitif et disparaît.

Silencieux, le cœur battant à grands coups, les spectateurs demeurent les yeux dans les nuages, les pieds cloués au sol. Ils ont maintenant une même pensée, qu’ils n’énoncent pas, mais ressentent jusqu’au plus profond de leur être : celle d’une confiance invincible et inébranlable dans la nouvelle machine. Il s’en dégage une telle impression de simplicité et de puissance, que tous, même Mme Massey, se demanderaient volontiers comment ils ont pu un instant la redouter. Au premier moment, elle a saisi la main de son mari en la serrant jusqu’à la broyer. Cette étreinte se détend insensiblement. Un soupir d’espoir monte aux lèvres de la pauvre mère, et M. Massey traduit véritablement la conclusion de tous ceux qui l’entourent en disant :

« C’est plus simple et plus rassurant qu’un ballon !… Avez-vous vu l’oiseau s’envoler, comme s’il en avait l’habitude ?… Ma parole, c’est à se demander comment il pourrait jamais retomber, une fois ses ailes déployées… C’est une pure merveille…

— Une pure merveille ! répéta Martial Hardouin. Ah ! ils ne sont pas à plaindre, nos voyageurs.

— Vous n’avez le droit d’envier personne, dit le docteur Lhomond, en désignant Tottie qui vient de s’endormir dans les bras de son papa. C’est moi, malheureux célibataire, qui aurais dû partir bien plutôt que ce cher Wéber, si au lieu de posséder ses talents je n’étais parfaitement inutile ici-bas !

— Inutile ! proteste la famille d’une voix. Quelle calomnie ! »

Et, en effet, depuis que les naufrages, la captivité, les périls partagés ont créé entre lui et les Massey comme un lien d’étroite parenté, il n’est pas un membre de la petite colonie à qui le bon docteur n’ait plus ou moins sauvé la vie.

« Voyez ! dit M. Massey en lui montrant sa femme à bout de forces et presque anéantie, que ferions-nous sans vous ? Allez, tout a été réglé pour le mieux, dans la mesure de nos besoins… Ma chère Marie, courage et espoir ! reprit-il en attirant sous son bras la main de sa femme pour rentrer à la maison. Tout ira bien, soyez-en sûre… Comment voulez-vous que des gaillards de cette trempe n’arrivent pas au but ?… Je ne vous donne pas un mois pour les voir reparaître avec la chère Nicole. Et alors, quelle gloire, quelles ovations !… Non pas qu’ils y tiennent. Vous les avez entendus. Pas de « pose » pour un sou. Ni lâchez tout ! ni cabotinage aéronautique… Nous y sommes ? En route, donc ! … Comme s’il s’agissait d’aller à Meudon et de revenir. Et, de fait, c’est aussi simple, avec leur machine… On dira ce qu’on voudra, mais ces enfants ont oublié d’être bêtes.

— Ce sont des héros, murmura la pauvre Mme Massey, des héros sans pitié pour leur mère. »

Cependant, l’Epiornis poursuit sa course. Pour la seconde fois il a franchi la Seine, d’un vol sûr et régulier ; il oblique au sud-est ; l’énorme ville flamboie sous lui, piquée de points lumineux, n’offrant à la vue qu’une masse confuse et imprécise ; à peine l’œil reconnaît-il l’Arc de Triomphe, l’Opéra, les tours Notre-Dame, le Père-Lachaise, dont les ombrages paisibles abritent tant de crânes tumultueux, à jamais calmés aujourd’hui… Un instant de plus et Paris s’efface dans la nuit ; le vol de l’Epiornis s’accélère, il va, il va, coupant, de son poitrail à angle droit et du tranchant de ses ailes, l’air, qui n’oppose pas la moindre résistance à sa marche et qui le porte sans le gêner. Un vent léger du nord-ouest qui s’est levé à l’arrière, semble fait à souhait pour offrir à l’hélice une prise plus forte de seconde en seconde. À quelle allure va-t-on ? Nul ne saurait le dire, et l’oiseau mécanique ne possède aucun appareil qui permette de la mesurer. À cinq ou six cents mètres sous lui, les plaines et les monts semblent fuir avec une vitesse vertigineuse, et il n’est pas trois heures du matin quand la barrière neigeuse des Alpes se dresse devant les voyageurs. Il faut s’élever pour la franchir. L’Epiornis monte docilement, suivant une ligne oblique, jusqu’à la hauteur nécessaire. Il traverse la Suisse, verdoyante sous les feux du matin, avec ses lacs transparents, ses villes blanches nichées au revers des monts, ses glaciers étincelants et ses cascades.

Voici les plaines de la Lombardie. Déjà le laboureur guide sa charrue, le paysan vaque à ses travaux, mais personne ne paraît remarquer l’oiseau gigantesque qui sillonne les airs. À la hauteur où il se trouve, sa forme doit demeurer indistincte, et, si quelque observateur l’aperçoit, il le prend pour un aigle ou pour un jouet d’enfant abandonné au gré de la brise, sans se douter qu’un gros événement scientifique passe au-dessus de lui.

D’heure en heure, Henri Massey et M. Wéber se relayent à la direction ; non qu’elle donne la moindre fatigue à l’aiguilleur : c’est, pour chacun d’eux, au contraire, un plaisir qu’ils se transmettent courtoisement, d’admirer le fonctionnement de leur machine et de sentir à la moindre pression, sous la main du pilote, l’Epiornis évoluer, tourner, virer, monter ou descendre, presser ou ralentir son allure, sans un choc, sans une secousse, avec la grâce et la souplesse d’un véritable oiseau planant dans l’azur. Un léger balancement, comparable à celui d’un navire à voiles appuyé par la brise, est le seul mouvement sensible, et aucun des quatre passagers, tous marins éprouvés et affranchis du mal de mer, ne se plaint de ce tangage très modéré.

« Eh bien, mon vieux Le Guen ! dit Gérard à l’éveil, venant se placer près de l’ex-gabier, que te semble de ce navire ? Il vaut bien, je crois, ceux où tu fis jadis ton apprentissage.

— Moi, m’sieur Gérard, je ne me plains pas, fait Le Guen avec la prudence paysanne.

— Je crois bien ! nous n’avons pas à nous plaindre ! Brouettés comme des princes à travers l’Empyrée !… Peste !… Et pas de collisions à craindre, pas de requins !… Avoue que l’Epiornis bat tous les vaisseaux où tu as jamais navigué.

— Je ne veux pas dire de mal de cette petite boîte-ci, qui fait rudement honneur à m’sieur Henri… mais c’est tout de même un peu étroit… Il y avait plus de place à bord du Charles-Martel.

— De la place ! Je ne trouve pas qu’il en manque. Aurais-tu par hasard la fantaisie d’exécuter une gigue ?

— Hé ! hé ! on en a dansé plus d’une quand on était moussaillon…

— Tu pensais alors que tu étais le premier moutardier du pape, pas vrai ? Je te vois d’ici te dandinant d’un air faraud…

— On n’était pas plus mal qu’un autre, m’sieur Gérard, dit Le Guen avec la paisible conviction de ses avantages extérieurs. Et quant à un homme qui a navigué, il en vaut deux au moins des empaillés qui restent toujours sur le plancher des vaches, voilà mon avis !

— Bon ! Mais que dire alors de ceux qui comme nous, prennent possession du royaume des airs ? N’en valent-ils pas au moins quatre de ces empaillés ?

— Ça, m’sieur Gérard, c’est pas à moi d’en parler, attendu que, sauf votre respect, ça me paraît un peu tôt pour affirmer que nous n’allons pas faire le saut périlleux…

— Eh quoi ? s’écrie Gérard surpris, est-ce là ta façon de penser ?… Mais alors, mon pauvre Le Guen, comment as-tu consenti à nous suivre ?

— Voyez-vous, m’sieur Gérard, dit Le Guen, se campant en équilibre, les pieds écartés, d’un air vraiment nautique, moi, je ne connais que la consigne. Du temps que j’étais matelot, je suivais mon officier. Mon officier m’aurait dit : « Le Guen, on va aller dans la gueule du diable ! » J’aurais dit : « Bien, mon capitaine », ou « bien, mon amiral », selon qui m’aurait parlé, quoi ? Eh bien, depuis que je suis à votre service, votre papa et m’sieur Henri, et vous, m’sieur Gérard, vous êtes censément mes officiers (je puis bien y ajouter mam’zelle Colette, Dieu la bénisse !). Alors, où que vous allez, je vais, c’est bien simple !

— Très simple ! dit Gérard lui frappant amicalement sur l’épaule. Mais je voudrais te voir plus d’enthousiasme ou de confiance pour notre Epiornis. Allons ! avoue que de tous les bateaux où tu as mis le pied, celui-ci est encore le plus chic !

— C’est pas qu’il soye à dédaigner, fait Le Guen, promenant un regard critique autour de lui. C’est de la bonne ouvrage, pas d’erreur ! Mais ils disent chez nous qu’il faut attendre d’être sorti du bois pour faire la nique au loup et chanter victoire…

— Bah ! fait Gérard avec un peu d’humeur. Est-ce que nous ne la tenons pas, la victoire ? Je te dis que nous toucherons le Transvaal, sans avoir eu le temps d’éternuer… que nous rentrerons à Passy dans un mois…

— Savoir !… » dit Le Guen, diplomatiquement.


Avant que midi fût venu, les voyageurs avaient laissé derrière eux la ville éternelle assise sur ses sept collines, Naples, le Vésuve, l’Etna, toute l’Italie, et, franchissant comme une flèche la largeur de la Méditerranée, l’Epiornis arrivait en vue de la côte africaine.

Étrange sensation de planer ainsi dans l’infini, sans même sentir au-dessous de soi l’appui chancelant des vagues. Gérard ne pouvait s’arracher au spectacle unique qui lui était offert : autour de lui, l’immensité ; à ses pieds, la terre entière déroulant sa carte avec une rapidité vertigineuse. Il était le seul d’ailleurs, de l’équipage, à triompher ouvertement. Absorbé dans sa manœuvre, Henri guidait sa chimère ailée à travers l’espace, sans qu’un mot ou un geste vînt indiquer le cours de ses pensées : M. Wéber, perdu dans sa rêverie coutumière, n’était jamais présent que de corps dans une réunion quelconque ; quant à Le Guen, roulant philosophiquement sa chique d’une joue à l’autre, il accomplissait sa consigne sans en demander plus long, et si Gérard n’eût signalé par moments les contrées reconnues au passage, ni les uns ni les autres ne s’en fussent inquiétés.


L’Épiornis a franchi les bouches du Nil ; il plane au-dessus de l’antique Égypte. Au clair de la lune, les grands sphinx, rêvant aux pieds des Pyramides, projettent sur le sable leur énigmatique silhouette. Le Nil, d’abord large comme une mer intérieure, se resserre, diminue jusqu’à n’être plus qu’un simple ruban bleu bordé de verdure qui, même à la lumière incertaine du soir, tranche sur le jaune aride des sables environnants. Sa course devient plus sinueuse, plus accidentée ; des roches sauvages, des rapides le coupent à chaque pas ; des affluents nombreux lui arrivent de toutes parts ; et si inextricablement entrelacé est leur réseau, que, même de leur observatoire favorable, nos aéronautes ne peuvent distinguer la source initiale ; le « Père des Rivières » sort du mystère des grands lacs en gardant le secret de son origine.

Un autre matin, un autre soir, puis d’autres encore se suivent et se remplacent ; le continent noir déroule son énorme masse compacte sous les pieds des voyageurs ; enfin, au matin du cinquième jour, les plaines immenses, le Veldt, l’héroïque Transvaal sont atteints. C’est deux fois plus tôt que les calculs les plus ambitieux d’Henri Massey ne lui avaient laissé espérer, avant qu’il eût éprouvé sa machine.

  1. « On sait ce qu’on sait… On pourrait si l’on voulait… s’il nous plaisait de parler… Il y en a qui, s’ils pouvaient… »
    Hamlet. Acte I. Scène v.