Le Futur Canal interocéanique de l’Amérique centrale

Le Futur Canal interocéanique de l’Amérique centrale
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 668-697).
LE
FUTUR CANAL INTEROCEANIQUE
DE L'AMERIQUE CENTRALE

La question que nous nous proposons de traiter n’est assurément pas une question nouvelle ; elle remonte à la découverte de l’Amérique, et cependant elle est si peu épuisée qu’un congrès, composé des plus éminens géographes et ingénieurs des deux mondes, a été convoqué le 15 mai de cette année, en l’hôtel de la Société de géographie de Paris, pour l’étudier et la résoudre.

Comment, après le couronnement superbe de l’œuvre de M. Ferdinand de Lesseps, l’ouverture d’un passage entre l’Atlantique et le Pacifique n’est-elle pas un fait accompli ? Quels obstacles ont donc brisé les efforts des hommes éminens qui ont exposé leur fortune, sacrifié leur vie au succès de cette entreprise ? Il est permis de répondre que le retard apporté à l’ouverture de l’isthme américain est dû plutôt à l’instabilité des gouvernemens, en un mot à des empêchemens politiques plutôt qu’à des empêchemens matériels. Alexandre de Humboldt, que l’on ne saurait trop citer lorsqu’il s’agit de l’Amérique centrale, n’a pas dit autre chose : « L’imperfection des institutions politiques, a-t-il écrit, a pu, pendant des siècles, convertir en désert des lieux dans lesquels le commerce du monde devrait se trouver concentré ; mais le temps approche où ces retards cesseront d’être ; une administration vicieuse ne pourra pas toujours lutter contre les intérêts réunis des hommes, et la civilisation va se porter irrésistiblement dans les contrées dont la nature annonce elle-même les grandes destinées par la configuration physique du sol, par l’embranchement prodigieux des fleuves et par la proximité des deux mers qui baignent les côtes de l’Europe et de l’Inde. »

Les temps prédits par Alexandre de Humboldt sont venus. Les cinq états du centre de l’Amérique, en se constituant en petites républiques, dont chacune a la légitime prétention de se gouverner par ses propres lois, paraissent avoir conquis la stabilité féconde qui fait les grands empires comme les grandes républiques. Il s’y trouvera bien des hommes d’état ambitieux ou à courtes vues qui repousseront, au détriment de leur pays, tout projet européen de canalisation, si au préalable on ne les a pas eux-mêmes enrichis. Dans les anciennes colonies émancipées de l’Espagne, à côté d’hidalgos nobles comme le Cid, il existe encore beaucoup d’individus qui sont restés les Espagnols rapaces, superstitieux et ignorans de la conquête du Nouveau-Monde ; mais, grâce au suffrage universel en vigueur dans les républiques du centre américain, leur présence au pouvoir ne peut être que passagère, et leur opposition au grand projet dont nous nous occupons ne saurait en arrêter l’essor. Quant aux Morgan, aux Walker, aux sinistres aventuriers qui rêvaient de renouveler dans ces parages, et cela au XIXe siècle, les coups de main des flibustiers du XVIe, ils ont disparu, comprenant qu’ils ne rencontreraient plus aux États-Unis la tolérance déplorable qu’ils y trouvèrent autrefois, c’est-à-dire des ports où ils pouvaient réunir en toute liberté des partisans, acheter des munitions de guerre, armer des vaisseaux, pour de là s’élancer comme des oiseaux de rapine sur des villes ouvertes, au pillage de populations absolument sans défense.

Beaucoup d’esprits éclairés, mais pleins d’une défiance que les exploits de Walker justifient, ont eu également la crainte que les États-Unis d’Amérique ne vissent d’un œil jaloux l’ouverture d’un canal interocéanique effectuée par des bras et des capitaux autres que les leurs, qu’ils ne montrassent le même mauvais vouloir que l’Angleterre montra à M. de Lesseps. Hâtons-nous de le proclamer à la gloire des États-Unis : jamais ils n’ont manifesté contre l’exécution d’un canal dans l’Amérique centrale par des Européens les sentimens d’une mesquine jalousie ; bien loin de là, ils l’ont encouragé par d’éclatans travaux, travaux si bien achevés qu’ils ont servi de base à de nombreux tracés, les uns sérieux, les autres dignes des romans à l’usage des enfans.

Ainsi, du côté du Nouveau-Monde, il semble qu’il n’y ait à craindre ni sourde hostilité, ni rivalités jalouses, nulle éventualité probable de bouleversemens politiques. Du côté de l’ancien, une paix générale paraît assurée, du moins pendant quelque temps. Que manque-t-il donc pour commencer l’exécution d’entreprises réputées autrefois impossibles à réaliser, pour attaquer de front celle que chacun reconnaît d’utilité générale ? Est-ce la foi dans l’œuvre qui fait défaut ? Non, car l’œuvre a déjà ses martyrs. Est-ce l’argent ? Non, car jamais il n’a été plus abondant, et les banques de France et d’Angleterre sont menacées de mourir plutôt d’une pléthore que d’un épuisement de métaux. Jamais, en effet, les grands établissemens de crédit n’ont mieux été qu’à l’heure présente en état de supporter des saignées de plusieurs centaines de millions sans craindre de se sentir affaiblis. Ce qui peut seul être un empêchement momentané à l’ouverture d’un canal dans l’Amérique centrale, c’est l’indécision dans laquelle on se trouve sur le choix d’un tracé. Cette indécision touche à sa fin, puisqu’un congrès, présidé par M. de Lesseps, a étudié tous les projets de percemens qui se sont produits, ou du moins ceux qui présentaient des chances de réussite. Ce congrès a fait connaître celui des tracés qui lui a paru le plus pratique. Certes, l’arrêt qui vient d’être prononcé aura une grande valeur ; il fera pencher la balance du côté des hommes en faveur desquels il a été rendu ; nous ne voudrions pas cependant qu’il fût sans appel, et, pour que chacun, en France comme à l’étranger, puisse l’approuver ou le critiquer, nous placerons sous les yeux de nos lecteurs les pièces du procès.

Quant aux difficultés matérielles qui pourraient être mises en avant après l’adoption d’un tracé par le congrès, l’on ne devra plus s’en occuper que pour les vaincre. Est-il d’ailleurs de nos jours des obstacles qui puissent arrêter des ingénieurs comme ceux qui ont uni la Méditerranée à la Mer-Rouge, perforé les Alpes, construit en Calédonie cette magnifique série d’écluses connue sous le nom pittoresque d’Escalier des Géans, contraint l’électricité qui foudroie à l’humble rôle d’un porteur des dépêches ?

Il est cependant une question d’humanité qui, à elle seule, peut faire échec au projet le plus facile d’exécution en apparence ou en réalité, question à laquelle, nous avons le regret de le dire, le congrès n’a nullement songé. Cette question est celle du nombre des infortunés qu’il faudra sacrifier, — ainsi que cela s’est fait pour le chemin de fer de Panama, — au défrichement des forêts vierges de l’Amérique centrale et au nivellement des terres qui n’ont jamais été purifiées par un rayon de soleil.

Un jour de l’année 1876, M. A. P. Blanchet avait réuni à Paris une commission de notabilités scientifiques, commerciales et industrielles, dans l’intention de leur soumettre un nouveau tracé du canal interocéanique dont il était l’auteur. Après avoir entendu plusieurs orateurs et la lecture d’une lettre de M. Ferdinand de Lesseps, lettre dans laquelle ce dernier déclarait qu’il considérait le projet du canal de Nicaragua comme celui qui offrait la plus grande facilité d’exécution et la plus grande sécurité d’exploitation[1], M. de La Roncière Le Noury demanda la parole. L’honorable amiral posa en principe que, dans une œuvre aussi colossale, ce qui devrait dominer toutes les autres considérations, c’était la salubrité des travaux. L’orateur déclara qu’il avait une entière confiance dans la science des ingénieurs, — quelles que fussent les difficultés à surmonter, l’exemple de Suez prouvait que rien n’était impossible à ceux qui joignaient à la science de l’ingénieur la volonté énergique de faire de grandes choses, — mais qu’il ne partageait pas cette idée hasardée par quelques personnes étrangères à la réunion, que les champs de l’industrie ressemblaient aux champs de bataille et qu’on ne devait pas compter ses morts, pourvu que la victoire s’ensuivît. Il ne fallait pas imiter l’exemple du chemin de fer de Panama à Colon, dont l’exécution avait coûté des milliers d’existences ; l’honorable amiral pensait que la solution du problème du canal ne dépendait ni de l’argent à dépenser, ni des difficultés à résoudre, mais des sacrifices à faire en hommes : « le projet qui exigerait le moins de sacrifices de vies humaines serait celui qu’il appuierait de préférence. »


I

L’isthme de Panama, cette digue immuable qui, tout en séparant l’Océan-Atlantique de l’Océan-Pacifique, divise en deux parties à peu près égales le continent américain, est situé entre les 6e et 18e degrés de latitude nord et les 78e et 98e degrés de longitude ouest du méridien de Paris. Il n’a pas moins de 600 lieues de longueur et une largeur de 12 à 14 lieues dans ses parties les plus resserrées. Sur cette étendue la nature paraît avoir réuni comme un spécimen des grands phénomènes terrestres des continens voisins : volcans éteints, cratères en activité, lacs, rivières, torrens, baies profondes, forêts impénétrables, tout s’y retrouve, à l’exception cependant de l’arête rocheuse qui suit si fidèlement les côtes du Nouveau-Monde du nord au sud. Il y a, il est vrai, dans l’isthme de Panama ou plutôt dans l’Amérique centrale des chaînes de montagnes, il y en a même dans quelques îles de la mer intérieure ; il n’y a nulle part de cordillère proprement dite. Ce sont des groupes détachés, formant des plateaux de 1,500 à 2,000 mètres de hauteur à Costa-Rica et à Guatemala, rayonnant en petites ramifications comme les Cévennes en France, dans la partie orientale de Nicaragua et de Honduras, mais ne se reliant à aucun système de soulèvement interrompu.

C’est à Navy-Bay, dans la rade circulaire de Colon-Aspinwall, sur l’Atlantique, que commence l’Amérique centrale, pour finir à l’isthme de Tehuantepec ; c’est là qu’elle prend l’aspect qui lui est propre, aspect de monticules verdoyans, inégaux de hauteur, s’élevant d’étages en étages, comme sur le bord oriental de Costa-Rica et de Guatemala, jusqu’à 2 et 3,000 mètres d’altitude. Du côté du Pacifique, la côte figure un relief ondulé, d’un vert d’émeraude, et d’où s’élèvent, à des distances plus ou moins rapprochées du littoral, des cônes volcaniques visibles à 20 lieues en mer, phares naturels d’une grande utilité pour les navigateurs. Au lieu des falaises désolées de notre Méditerranée et de notre Océan, au lieu des plages nues, sans hauteurs, fangeuses, pestilentielles du Mexique, de la Louisiane et de la Cochinchine, au lieu de ces roches abruptes des Cordillères qui rendent inabordables quelques parties de la Nouvelle-Grenade et de l’Equateur, l’Amérique centrale n’offre aux yeux qu’un panorama splendide de hautes forêts, de baies profondes, de pitons élancés ; ce panorama est d’un aspect tellement attrayant que Christophe Colomb écrivit de bonne foi en Europe qu’il croyait avoir trouvé l’Eden biblique !

On devine l’enivrement que causa aux Espagnols la découverte d’une telle région, leur âpreté sauvage à vouloir conquérir un pays où l’or scintillait dans la poussière que soulevaient leurs pieds, leur admiration à l’aspect d’arbres dont les fruits savoureux et les écorces flexibles suffisaient pour nourrir et vêtir des peuples aussi doux que le ciel sous lequel ils vivaient.

Malgré leur enthousiasme et quelque grande que fût leur avidité pour l’or, une idée les domina tous, celle de découvrir le passage qui devait permettre à leurs vaisseaux d’aborder sans long détour aux fameuses îles des Épiceries qu’exploitaient en Malaisie les Portugais. Que de fois, en pénétrant bien au fond de l’une des baies qui baignent l’Atlantique, ils crurent avoir trouvé le fameux secreto del estrecho, le secret du détroit ! Magellan poussa tellement loin ses explorations vers le sud qu’il finit par aboutir au passage austral auquel son nom est resté attaché. Mais quelle longue route ! Évidemment ce n’était point là le chemin suivi par leurs heureux compétiteurs pour se rendre aux Indes. Alors commencèrent des investigations sans fin, acharnées : les Espagnols remontèrent tous les fleuves, visitèrent tous les ruisseaux, de leur embouchure sur l’Atlantique jusqu’à leur source cachée au sommet boisé des montagnes. Ne trouvant rien, ils se dirent qu’un canal avait pu exister autrefois entre les deux océans et qu’il avait été peut-être obstrué par des éboulemens ou des amoncellemens de vase. Alors il y eut de nouvelles recherches, mais toujours avec des résultats négatifs. L’une des explorations les plus étonnantes et les plus hardies fut celle exécutée, en 1513, par Nunez de Balboa, qui, en entendant les indigènes lui parler toujours d’une grande mer à l’ouest, se mit résolument en route pour la découvrir. Il arriva, après des fatigues inénarrables et vingt-six jours de marche, en vue de l’Océan-Pacifique. A lui revient sans partage la gloire d’avoir été le premier Européen qui ait accompli le voyage interocéanique. La force de volonté qu’il fallut à ce Nunez pour passer, à cette époque et sans chemin tracé, de l’Atlantique au Pacifique est au-dessus de tout ce qu’on peut attendre de l’énergie d’un homme.

Après tant de recherches, il fallut désespérer de rencontrer un passage naturel ou artificiel, d’autant plus que probablement il n’y avait jamais eu de canal entre les deux océans. L’isthme de Panama n’avait point eu son Pharaon comme l’isthme de Suez, non parce que la nature du sol américain ne se prêtait pas aussi aisément que la nature du sol africain à l’ouverture d’un passage, mais en raison de l’état de barbarie relative dans lequel se trouvait le Nouveau-Monde à l’époque de sa découverte. Quelles que fussent la splendeur et la richesse des villes les plus populeuses de l’Amérique à cette époque, de Mexico par exemple ; quelle que soit la grandeur de la civilisation qu’attestent les ruines muettes de Copan, d’Uxmal, de Quiché, de Mitla et de Palenque, il est permis d’affirmer qu’il n’y eut jamais en Amérique de villes commerçantes comme Tyr, des navigateurs aussi hardis, que les Phéniciens, une civilisation comme celle qui forçait les rois d’Égypte à faire ouvrir un canal de la Mer-Rouge à la mer Méditerranée pour apporter jusqu’aux portes de Thèbes, de Memphis et de Babylone les riches produits des Indes orientales et les cèdres de la Trapobane.

A quoi eût servi un canal interocéanique aux Indiens de l’isthme de Panama et à leurs voisins du nord et du sud, s’il n’y avait pas de transactions commerciales entre eux et l’ancien monde, ou tout au moins entre les deux grands continens américains ? La nécessité d’un passage ne devait s’imposer que lorsque les Amériques auraient besoin de l’Europe et l’Europe des Amériques, quand viendrait l’époque où le temps serait considéré comme aussi précieux que l’argent, où les relations entre les deux hémisphères seraient incessantes comme aujourd’hui.

Lorsque les Espagnols furent bien persuadés qu’il n’y avait pas de détroit naturel entre les deux océans, ils s’occupèrent de la possibilité d’en ouvrir un artificiellement. L’isthme de Tehuantepec, arrosé par deux rivières, muni de deux ports, à proximité de la Vera-Cruz sur l’Atlantique et d’Acapulco sur le Pacifique, leur parut le point le plus favorable à une coupe artificielle, et Fernand Cortez fit de ce projet de coupure l’objet d’un mémoire adressé à Madrid, en 1528. De leur côté, en 1534, les autorités de la province de Nicaragua adressèrent au roi d’Espagne une supplique dans laquelle ils exposaient qu’une communication entre les deux océans par le grand lac de Nicaragua pouvait et devait être établie. Dès cette époque, trois tracés étaient mis en avant : Nicaragua, Tehuantepec et Panama, mais on n’en exécuta aucun. Deux siècles plus tard les successeurs de Charles-Quint traitent d’audacieux novateurs les créoles mexicains qui offrent d’ouvrir un passage à Tehuantepec ; ils repoussent les propositions du vice-roi de la Nouvelle-Espagne et notamment celles de Revillagiedo et d’Uturrigaray ; enfin, ils défendent toute publication sur leurs colonies, dans la crainte d’exciter la convoitise des étrangers. Les Anglais, peu intimidés par ces sortes de prohibitions, voulurent pourtant, en 1780, connaître et, qui mieux est, conquérir l’intérieur de l’Amérique centrale. Ils se réunissent à San Juan del Norte, plus connu aujourd’hui sous le nom de Greytown, avec une escadrille de bâtimens de transport, escortés par un gros vaisseau de 54 canons, deux frégates, une corvette, cette dernière commandée par un jeune officier d’un bel avenir, Nelson. La petite flotte jeta l’ancre dans le port de San Juan, en face d’une plage déserte ; les soldats qu’elle portait s’embarquèrent sur des barques manœuvrées à la rame par des Indiens, remontant ainsi le Rio San Juan jusqu’en vue du lac du Nicaragua. Mais là, un fort du nom de San Carlos, bien posté pour défendre l’entrée du lac, arrêta les envahisseurs par les coups bien dirigés de son artillerie. Les Indiens, — des Zambos, — s’enfuirent dès qu’ils virent pleuvoir sur eux la mitraille et les bombes. D’un autre côté, les Américains du centre s’étant soulevés en masse contre les envahisseurs, les Anglais, qui ne pouvaient recevoir des renforts de la Jamaïque où la peste régnait, se virent obligés d’opérer une retraite précipitée. Si l’on en croit le témoignage du colonel Hodgson, l’expédition aurait coûté à ses compatriotes 15 millions de francs, et quinze cents hommes. L’artillerie d’une petite redoute ne pouvait avoir causé une telle mortalité. Est-ce de maladie qu’ils sont morts ? Nous ne le croyons pas non plus, car le climat de Nicaragua, à l’opposé du climat de Darien et de l’isthme de Panama, est des plus sains que l’on connaisse en raison des brises océaniennes qui chaque jour en purifient l’atmosphère.

Quoi qu’il en soit, en 1858, une nouvelle escadre anglaise venue de la Jamaïque s’empara du port et de la ville de San Juan de Nicaragua, sous le prétexte d’y installer officiellement un jeune roi indigène, d’un nom bien anglais pourtant, George William Clarence. C’était la continuation du système qui avait fait entreprendre à l’Angleterre la malheureuse expédition de 1780, système qui devait rendre cette nation, si elle eût réussi, maîtresse du plus beau pays du monde, d’une terre d’une fécondité sans pareille, ayant un développement de côtes de plus de 1,500 lieues sur une superficie de 30,000 lieues carrées, avec des ports et des bassins comme ceux de Santo Tomas, le lac d’Izabal, San Juan del Norte, Bocca del Toro sur l’Atlantique, les golfes Dulce, de Nicoya, les bains de Salinas et de Fonseca sur le Pacifique. En 1786, elle avait même obtenu de la lassitude ou de la faiblesse des rois d’Espagne la concession du territoire de Belize dans le Yucatan oriental, pour y continuer, disait-elle, des exploitations de bois d’acajou. Cette concession lui avait été faite à une condition expresse, celle d’abandonner le territoire de la Mosquitie. Belize devint en peu de temps très prospère, mais les Anglais n’abandonnèrent pas leur ancienne possession ; ils l’abandonnèrent si peu que c’est en vertu du protectorat qu’ils y exerçaient qu’ils s’emparent de Greytown ou Saint-Jean-de-Nicaragua.

Les États-Unis d’Amérique proclamaient déjà bien haut à cette époque la doctrine de leur président Monroë ; dès qu’ils surent que les Anglais occupaient une ville de l’isthme américain, ils y envoyèrent un de leurs ambassadeurs, M. Squier, avec mission d’offrir une assistance armée aux populations envahies. L’offre était-elle sincère ? Il est permis d’en douter quand on sait que, six ans plus tard, en 1854, une corvette de guerre américaine, la Cyane, bombarda Greytown, et que des hordes de bandits échappées des États-Unis ravagèrent et saccagèrent pendant deux ans ces malheureuses contrées, qui ont été sauvées de l’invasion, il faut le proclamer à leur gloire, par le seul héroïsme de leurs propres habitans.

La rivalité qui régnait alors, plus ardente qu’aujourd’hui, entre les États-Unis et la Grande-Bretagne fut le salut des états de l’Amérique centrale. Elle détermina la signature du traité Clayton-Bulwer, dont il nous faut citer les principales clauses ; il est bon que cette mémorable convention soit connue, quoique ne s’appliquant qu’à la république de Nicaragua, afin de tranquilliser les esprits qui croient encore que le passage interocéanique, s’il est effectué par des Européens, peut tomber un jour aux mains d’une seule puissance. « Les États-Unis d’Amérique et la Grande-Bretagne, y est-il dit dès le début, désirant fixer par un traité leurs vues et intentions à l’égard de certains projets de communication, au moyen d’un canal maritime, qui pourrait être construit entre les océans Atlantique et Pacifique, par la voie de la rivière Saint-Jean-de-Nicaragua, et de l’un ou des deux lacs de Nicaragua et de Managua, aboutissant à un port ou à tout autre endroit sur l’Océan-Pacifique, déclarent que l’un ni l’autre ne prétendra jamais obtenir ou conserver pour lui-même aucun contrôle exclusif sur le canal de navigation projeté, consentant à ce que l’un ni l’autre ne puisse jamais élever où maintenir aucunes fortifications qui pourraient commander ce canal ou être établies dans son voisinage ; chacun d’eux renonçant à occuper, fortifier ou coloniser, comme, à prendre ou exercer aucun pouvoir sur les états de Nicaragua, de Costa-Rica, sur la côte des Mosquitos, ou sur aucune autre partie de l’Amérique centrale ; renonçant ainsi, de part et d’autre, à profiter d’aucune protection que l’un ou l’autre fournirait ou pourrait fournir, d’aucune alliance que l’un ou l’autre aurait ou pourrait avoir, sur ou avec aucun état ou aucune nation, dans le dessein d’élever ou de maintenir aucune fortification de cette sorte, ou d’occuper, fortifier ou coloniser le Nicaragua, le Costa-Rica, la côte des Mosquitos, ou aucune partie de l’Amérique centrale, ou de prendre ou exercer un pouvoir quelconque sur les mêmes pays. » Les articles 5, 7 et 8 trouvent ici également leur place. « Les parties contractantes promettent en outre que, lorsque le canal sera achevé, elles le protégeront contre toute interruption, saisie où injuste confiscation, qu’elles en garantiront la neutralité, de telle sorte que ledit canal soit pour toujours ouvert et libre, et que le capital, qui y aura été employé soit assuré. Comme il est à désirer qu’il n’y ait pas de temps perdu sans nécessité, avant de commencer de construire le canal en question, les gouvernemens des États-Unis et de la Grande-Bretagne arrêtent qu’ils donneront leur appui et encouragement à telles ou telles personnes, ou à telles compagnies qui offriront les premières de se charger de l’entreprise, possédant d’ailleurs le capital nécessaire, ayant l’agrément des autorités locales, et réunissant les autres conditions et les autres élémens en harmonie avec l’esprit et le but de cette convention. Les gouvernemens précités, ayant voulu, quand ils sont entrés dans cette convention, non pas seulement accomplir un objet particulier, mais encore établir un principe général, conviennent par ces présentes d’étendre leur protection, au moyen d’une condition de traité, à toutes autres voies praticables de communication, soit canal ou chemin de fer, destinés à traverser l’isthme qui joint l’une à l’autre Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, et spécialement aux communications interocéaniques, pourvu qu’elles soient démontrées praticables. »

C’est pourtant de l’époque où Nelson débuta dans sa glorieuse carrière par un éclatant insuccès que date l’intervention de la science dans une question où il était difficile de se passer d’elle (1780). On osait déjà rire quelque peu du jésuite Acosta, qui, dans son Histoire naturelle des Indes, menaçait du châtiment du ciel les hommes assez audacieux pour essayer de renverser la barrière que « la sagesse du Créateur avait élevée contre la furie des deux mers. » Un autre savant, traducteur de l’Histoire naturelle'' de Pline, Hieronimo de Huesta, parlant incidemment dans cet ouvrage du canal de Nicaragua, reconnaissait que « l’ouverture de ce canal sur un espace de 12 milles faciliterait la navigation au Pérou et aux Indes orientales ; mais il concluait comme le père Acosta, sous prétexte que l’Écriture avait dit : Circumdedi illud terminis et posui vectem et ostium, et dixi : usque huc venies et non procedes amplius ; atque hic confringes tumentes fluctus[2].

En 1781, un ingénieur espagnol, don Manuel Galisteo, n’en opéra pas moins les premiers nivellemens entre le lac de Nicaragua et le Pacifique ; il fixa leur différence de niveaux à 40m,87, résultat qui, selon M. Félix Belly[3], n’a été que très légèrement modifié depuis. Au commencement du siècle, M. Alexandre de Humboldt précisa les conditions du problème en faisant un résumé des cinq tracés qui déjà à cette époque se disputaient la gloire de le résoudre. Depuis, le fameux problème n’a pas cessé un seul instant d’être à l’étude ; il a donné lieu à des centaines de projets, à des montagnes de publications en français, en anglais et en espagnol. Naturellement nous ne parlerons que des principaux, de ceux qui ont passé par des phases sérieuses, mais toujours sans résultat, résumant autant que possible les magnifiques travaux sur ce sujet de M. Félix Belly et les études non moins intéressantes de M. Paul Lévy[4].


II

Cinq tracés, avons-nous dit, avaient été indiqués par Alexandre de Humboldt comme offrant une facilité plus ou moins grande de communication interocéanique (en descendant du nord au sud, du 18e au 4e degré de latitude boréale) : ceux qui utilisent l’isthme de Tehuantepec, — l’isthme de Panama proprement dit par le Rio-Chagrès, — les deux tracés du Darien, empruntant tous les deux le cours de l’Atrato pour descendre à l’Atlantique et aboutissant au Pacifique, le premier par la baie de Cupica, le second par le ravin de la Raspadura, dans la province néo-grenadine de Choco, — enfin celui par l’isthme de Nicaragua et le lac.

Le gouvernement des États-Unis, que présidait alors le général Grant, voulant faire la lumière d’une façon complète sur ces questions d’un si haut intérêt pour sa marine, décida en 1870 d’envoyer dans les régions de l’isthme américain indiquées par A. de Humboldt trois grandes expéditions commandées par les officiers les plus distingués de sa flotte, ayant sous leurs ordres un personnel d’élite, nombreux, discipliné et muni des instruments nécessaires aux opérations multiples qu’ils devaient pratiquer. La première était sous la direction du commandant Shufelt pour l’exploration du Tehuantepec ; la seconde fut confiée au commandant Selfridge pour l’exploration du Darien, enfin la troisième fut mise sous les ordres du commandant Lull pour l’exploration du Nicaragua ; puis un congrès, composé des plus grandes notabilités américaines, fut nommé à Washington afin d’examiner les études faites et de se prononcer en faveur dix meilleur projet.

Ce congrès prit l’affaire tellement à cœur qu’à deux reprises différentes, en 1871 et 1873, il renvoya les explorateurs à leur tâche pour examiner jusqu’aux tracés les plus dédaignés, ne voulant se prononcer qu’en connaissance de cause. Après de sérieuses méditations, le congrès rejeta d’abord la coupure de l’isthme par le Tehuantepec comme irréalisable. Puis il envoya un certain nombre de ses membres au Darien et au Nicaragua pour vérifier de nouveau les travaux des explorateurs. Enfin, en 1875, il rendit un verdict solennel par lequel il déclara que le tracé par le Nicaragua présentait seul des chances de réussite.

Nous n’avons pas sous les yeux les détails des travaux que fit sur le Tehuantepec le commandant Shufelt, ni les raisons qui lui firent rejeter le tracé favori de Fernand Cortez, mais nous savons, par les études du général du génie don Juan Orbegoso, que le principal fleuve du Tehuantepec, le Guazacualco, n’est navigable pour les bâtimens de mer que jusqu’à dix lieues dans l’intérieur, — que le Chimalapa, destiné à former la section méridionale, n’est praticable pour les pirogues que pendant la saison des pluies seulement, — que ce dernier fleuve, à sec pendant les deux tiers de l’année, ne peut conséquemment alimenter le versant de l’Océan-Pacifique, — que la hauteur de l’arête centrale, formée par une petite cordillère dont les deux cols les plus favorables sont l’un à 393, l’autre à 251 mètres au-dessus du niveau de la mer, permettrait difficilement d’emprunter les eaux du Guazacualco pour suppléer à l’insuffisance de celles du Chimalapa, — enfin, que la rade de Tehuantepec, ensablée, ouverte, est de plus en plus abandonnée par l’Océan et présente des difficultés à peu près insurmontables à l’établissement d’un canal de grande navigation dans cette partie de l’isthme.

Le plus grand obstacle eût été l’absence de ports sûrs et spacieux à chacune des extrémités du canal. L’embouchure du Guazacualco, obstruée par une barre et accessible seulement par un fond de 3m,80, n’offre aucun abri contre les vents du nord qui s’y engouffrent avec furie pendant six mois de l’année ; du côté du Pacifique, la baie de Tehuantepec est exposée à des ouragans si dangereux et si fréquens qu’elle a fini par prendre le nom peu rassurant pour des navigateurs de bahia Ventosa. Ainsi donc, de ce côté, le projet d’un canal est positivement rejeté, et il est probable qu’il l’est pour toujours. C’est à regretter, car nulle partie du globe n’a été plus favorisée par la nature que le Tehuantepec. Nous eussions voulu, comme le voulait Fernand Cortez, voir reparaître la vie sur les rives grandioses du Guazacualco, là où tant de ruines muettes, ensevelies sous des linceuls de verdure, attestent la grandeur de deux races autrefois très puissantes, les Méjès et les Zapotèques[5]. M. l’abbé Brasseur de Bourbourg, qui a eu le rare privilège de parcourir cette région peu connue, nous a laissé de sa fécondité, de son aspect, de la richesse de ses vallées, le tableau le plus séduisant. « Sous le triple rapport de la fertilité, du climat et de la situation géographique, nous apprend M. l’abbé Brasseur, la vallée du Guazacualco doit être considérée comme une des plus magnifiques du monde. La terre rend au centuple ce que la main de l’homme lui confie, et pour la même somme de travail produit au moins six fois autant qu’aux États-Unis. C’est la patrie des bois précieux de toute espèce, du caoutchouc, de la salsepareille, de l’indigo, du sang-de-dragon, du café, du cacao, du sucre et du maïs, et ces produits ne demandent qu’un travail insignifiant pour enrichir un peuple actif et industrieux. » Le lecteur ne regrettera-t-il pas avec nous que de si beaux pays soient voués à la solitude ?

Bien différente de Tehuantepec est la contrée du Darien, la partie de l’isthme dont l’exploitation fut confiée deux fois, en 1871 et en 1873, au commandant Selfridge. Au premier abord, la constitution du pays paraît assez favorable à l’établissement d’une communication interocéanique. Un golfe profond dans l’Atlantique, celui du Darien, un autre golfe sur le Pacifique, le San Miguel : une chaîne de montagnes qui s’abaisse et s’entr’ouvre sur plusieurs points, enfin un grand fleuve courant en ligne droite, l’Atrato ; tout cela explique pourquoi cette contrée a, depuis Humboldt, attiré l’attention de ceux que préoccupe le problème du canal. Mais voici où les difficultés commencent : « La contrée du Darien est couverte d’une forêt vierge de 15 à 30 mètres d’élévation, souvent impénétrable sur le bord des cours d’eau. Le pays est très accidenté de rivières, la plupart torrentielles et qui, à sec au printemps, acquièrent une puissance et une hauteur extraordinaires pendant la saison des pluies[6]. » Il y a plus : il a été constaté que la plus grande analogie existe entre le climat malsain de la Guyane et celui du Darien ; faune et flore identiques, même rareté d’habitans ; même sol de glaise et cailloux ; puis, à une faible profondeur, de la diorite très dure en bancs très épais, gneiss, porphyre, basaltes, agglomérat argileux très difficile à déplacer, non en raison de sa dureté, mais de sa mollesse.

Il est utile de dire ici que plusieurs tracés avaient été étudiés avant l’arrivée du commandant Selfridge au Darien, tracés qui furent tour à tour patronnés par Alexandre de Humboldt en Allemagne, par MM. Densbury, Thomas Page, le vice-amiral Elliot et Charles Fox en Angleterre, par M. le président Mosquera en Colombie, par M. L. Kelley à New-York, en France par MM. Michel Chevalier, Henri Bionne, lieutenant de vaisseau, et même par Napoléon III[7]. Enfin, de nos jours, le Darien vient encore d’être exploré par des hommes spéciaux, courageux, placés sous la direction de M. Lucien N.-B. Wyse et A. Reclus ; trois d’entre eux, dont l’un le brave capitaine Bixio, de l’état-major italien, ont déjà payé de la vie, dans ces régions malsaines, leur dévoûment à la science géographique.

Si, patronné par les hommes considérables — à divers titres — que nous venons de citer, le passage par le Darien n’est pas aujourd’hui en pleine exploitation, c’est qu’indépendamment des troubles politiques qui se sont succédé depuis trente ans dans les deux mondes, il s’est produit des obstacles matériels et financiers très difficiles sinon impossibles à vaincre. Du reste, pour réduire à néant cette foule de projets désormais sans valeur, le commandant Selfridge s’est astreint à des travaux énormes ; il a dû chaîner la distance de494 milles, niveler 368 milles au niveau à bulle d’air et 152 au baromètre à mercure, exécuter 736 milles de levers, installer 109 points de triangulation et faire 1,095 milles de sondages ! Ces chiffres donnent au lecteur une idée du temps et du soin apportés par la commission américaine à ses opérations. Tenu d’émettre son opinion et de conclure, le commandant Selfridge a indiqué comme la solution la moins onéreuse un passage par l’Atrato et le Napipi.

Ce passage comprend un parcours total de 330 kilomètres, dont 278 sur l’Atrato, grand fleuve au cours très sinueux, mais qui cependant, une fois son embouchure passée, est navigable sans aucun travail d’art jusqu’au confluent du Napipi. Quant à l’embouchure de l’Atrato, elle est composée de neuf bouches, qui toutes malheureusement sont fermées par une barre de sable et de vase de plus de 1,200 mètres d’étendue en mer, barre semblable à celle du Rhône, difficile à couper par un chenal navigable en raison des apports continuels du fleuve.

Le canal proprement dit du colonel Selfridge commencerait à l’embouchure du Napipi ; il remonterait cette rivière au moyen de dix écluses élevant successivement son plan d’eau jusqu’à la cote de 39m,65 au-dessus du niveau moyen des deux mers. Le bief de partage, d’une longueur d’environ 17 kilomètres et demi, traverserait la cordillère au moyen d’une grande tranchée et d’un tunnel de 8 kilomètres 950 mètres creusé dans la roche. Enfin, par une série de treize écluses, — car ce n’est pas fini, — établies en va-et-vient sur un parcours de moins d’un kilomètre, le canal déboucherait du côté du Pacifique dans la baie du Cupica. D’après ce projet, qui se ressentait un peu trop, et sans doute contre la volonté de son auteur, du go ahead emporté des Américains, le tirant d’eau ne serait que de 7m,93, la largeur à la flottaison dans la grande tranchée de la cordillère de 34m,46, réduite encore à 20 mètres sur les 8,200 mètres de tunnel.

De telles conditions d’exiguïté dans un canal maritime rendent le projet du commandant Selfridge impossible a priori ; les grands navires à aubes, dont la largeur totale est de 20 à 22 mètres, en seraient exclus, et les navires à hélice de 3,000 à 4,000 tonneaux, dont la largeur est de 15 à 16 mètres, ne pourraient y passer sans éprouver des avaries. Le devis estimatif des travaux à exécuter donne la somme assez ronde de 600 millions de francs, somme qui serait certainement doublée, si on voulait arriver à des sections pratiques comme celles du canal de Suez. Est-ce là le projet qui devait être patronné un jour par la Société de géographie de Paris ? Il était permis d’en douter.

Nous avons dit que l’exploitation du Nicaragua avait été confiée au commandant Lull, secondé par M. Menocal, ingénieur des États-Unis. Cet homme éminent a apporté dans ses études les mêmes soins que l’honorable commandant Selfridge avait apportés dans ses travaux sur le Darien. Le tracé qu’il a mis en avant et que nous allons indiquer s’est trouvé du reste conforme au projet de l’Américain Orville Childs, le premier qui, en 1849, ait relevé exactement la route par le lac de Nicaragua, et indiqué le point de passage le plus propice à l’établissement d’un canal maritime à travers l’isthme de Rivas. Les projets de Félix Belly et de Thomé de Gamond n’ont été, — dans une certaine mesure, — que des copies du tracé préparé par M. Orville Childs.

D’après le projet de MM. Lull et Menocal, le tracé du canal au Nicaragua partirait du port de Brito sur le Pacifique ; il remonterait la vallée de Rio-Grande jusqu’à Las Serdas par un canal latéral ; puis, par onze écluses à peu près également espacées, il serait amené jusqu’à la côte ou hauteur de 32m,80, niveau des eaux les plus élevées du lac au-dessus du niveau moyen des deux Océans. Le point culminant de l’isthme de Rivas serait coupé au seuil du lac Harcones par une tranchée de 48 mètres de profondeur. Le tracé gagnerait ensuite le lac par la ligne de Rio-Medio, laquelle passe un peu au sud de Rivas, et traverserait le lac pour gagner la naissance du fleuve San Juan. Jusqu’au confluent de la rivière San Carlos, le canal suivrait le cours du San Juan, divisé en biefs échelonnés, séparés les uns des autres par de grands barrages et quatre écluses. À partir du confluent de la rivière San Carlos, le canal serait établi latéralement sur la rive gauche du fleuve, tantôt en déblais et remblais dans les vases et sols d’alluvions des nombreux petits affluens du San Juan et de son delta, tantôt en déblais à travers les éperons des montagnes qui viennent aboutir au fleuve ; ce canal latéral, d’un parcours de 68 kilomètres et muni de sir écluses, aboutirait sur l’Atlantique au port de San Juan del Norte.

Jusqu’au confluent de San Carlos, les eaux du San Juan sont parfaitement limpides, tous les apports en limons, sables et vases charriés par les nombreux affluens du lac se déposent dans les grands fonds du fleuve. Celui-ci, malheureusement, reçoit sur sa rive droite deux rivières considérables, le San Carlos et le Sarapiqui, venant des montagnes volcaniques de Costa-Rica. Ces rivières gonflées par des orages, roulant des vases et des sables, précipitent jusque dans les eaux du San Juan des arbres arrachés avec leurs encombrantes racines aux berges du fleuve. Ces débris obstruent la navigation ou la rendent très périlleuse. Pour n’avoir point à lutter contre ces difficultés, il a été proposé d’établir le canal en dehors du lit du fleuve, ce qui n’offre en somme rien de difficile à exécuter. MM. Lull et Menocal donnaient à leur canal, — dans la coupure du seuil de Los Harcones, — une largeur de 29m,30 à la ligne d’eau, de 19m,30 au plafond ou fond du bassin, et 8 mètres de tirant d’eau ; ces dimensions, comme celles qui ont été données pour le canal du Darien, ont dû paraître insuffisantes : elles ne pouvaient convenir à des vaisseaux marchands d’un fort tonnage, et nous comprenons que M. A.-P. Blanchet ait voulu modifier le tracé américain dans le projet qu’il a soumis au congrès de Paris en 1874, projet dont nous donnerons l’analyse en même temps que nous ferons connaître ceux de MM. Wyse et A. Reclus. La dépense totale des travaux que MM. Lull et Menocal préconisent serait évaluée à un chiffre relativement modéré, 335 millions de francs ; mais, si l’on voulait établir un canal avec des dimensions pratiques comme celui du canal de Suez, les frais d’exécution dépasseraient assurément 500 millions. Malgré ce chiffre, qui ne peut effrayer lorsqu’on songe à ce qu’a coûté l’ouverture de l’isthme égyptien, malgré de trop nombreuses écluses, les conclusions formulées par la commission ont été favorables au tracé par le Nicaragua.

Il est indispensable de citer ici ces conclusions de la commission américaine, déposées dès 1875 entre les mains du président Grant :

1° La route connue sous le nom de route de Nicaragua, commençant du côté de l’Atlantique à Greytown, s’étendant par canal jusqu’à la rivière San Juan, suivant cette navigation libre jusqu’au lac de Nicaragua, traversant le lac jusqu’au Rio del Medio, et de là rejoignant par canal le Rio del Brito sur la côte du Pacifique, possède, pour la construction et l’entretien d’un canal, de grands avantages, et offre moins de difficultés au point de vue des travaux de l’ingénieur, comme au point de vue commercial et économique, qu’aucun des autres tracés reconnus praticables par des études suffisamment détaillées pour en faire apprécier les mérites respectifs. 2° Le point culminant de cette route, le lac de Nicaragua, doit être retenu à une altitude permanente de 33 mètres au-dessus du niveau de la mer. Cette hauteur sera atteinte par le moyen de quatre barrages sur la rivière San Juan, de dix écluses du côté de l’Atlantique, et de dix écluses sur le versant du Pacifique. La distance totale du terminus de Greytown à celui de Brito est de 181,33 milles. Sur cette distance, la division atlantique de Greytown à San Carlos sur le lac de Nicaragua comprend 108,05 milles dont 63 milles par navigation et 45,05 milles par canal. Le point culminant entre les deux versans comprend 56,05 milles par le lac de Nicaragua, de San Carlos à l’origine de San Juan, jusqu’au Rio de Medio. La division du versant du Pacifique comprend 16,33 milles par canal de l’embouchure du Rio de Medio jusqu’à l’embouchure du Rio del Brito. Les dimensions des écluses projetées sont de 400 pieds par 70, avec 26 pieds de profondeur d’eau. Des ports artificiels devront être construits à Brito et à Greytown, et, bien que celui de Greytown présente des circonstances particulières exigeant une étude attentive et certaines difficultés d’exécution, sa possibilité ne saurait faire question. 3° Le coût de construction de ce canal et des ports avec tous les accessoires nécessaires sera au moins de 100 millions de dollars, — 500 millions de francs, et le coût de toute autre route excéderait de beaucoup cette somme. 4° Lorsque toutes les dispositions. préliminaires auront été prises, le temps pour la construction ne devra pas excéder dix années. 5° Un canal interocéanique à travers le continent devra être placé sous la protection de toutes les nations intéressées, et elles devront garantir, non-seulement la neutralité du canal et de ses ouvrages, mais encore d’une zone de terre contiguë de chaque côté d’au moins 59 milles de large, et d’une zone maritime aux deux extrémités d’au moins 100 milles dans chaque direction, le long de la côte, et s’étendant à égale distance au large. Signé : A.-A. Humphreys, brigadier général, chef du corps du génie ; G.-P. Patterson, surintendant du corps hydrographique ; Daniel Ammen, chef du bureau de la navigation.


III

Les membres du congrès qui se trouvaient réunis le 15 mai au siège de la Société de géographie de Paris connaissaient-ils ces travaux du gouvernement américain ? Nous avons dû le croire en entendant leur président, M. F. de Lesseps, inviter les commissions de statistique, d’économie commerciale, de navigation, la commission technique, celle des voies et moyens, à déposer leurs rapports dans le délai d’une semaine. Huit jours pour étudier, résoudre une question qui motive des commissions de cette importance ! « Il eût fallu des mois entiers, s’est écrié le président de la commission du commerce, M. G. Levasseur, pour réunir tous les documens, pour les contrôler, en déterminer la valeur exacte, et vous nous, donnez quelques jours à peine ! »

Ces mêmes membres du congrès étaient-ils tous bien compétens pour émettre une opinion sur un problème de cette grandeur, exigeant non-seulement du temps, mais encore des connaissances absolument spéciales ? Il est permis d’en douter en voyant figurer sur la liste du congrès international d’études des noms, à coup sûr célèbres par leur entente des affaires de bourse, des spéculations hardies, mais aussi parfaitement étrangers à la science des ingénieurs qu’à celle des géographes. On s’en est bien aperçu lorsqu’est arrivé le moment du vote, et nul n’a été surpris du nombre d’absences ou plutôt d’abstentions qui se sont produites. Est-ce pour ne pas déplaire à l’illustre président du congrès, qui a manifesté hautement et en toute occasion une préférence marquée en faveur d’un tracé sans écluses et sans tunnel, Que quarante membres n’ont pas répondu à l’appel de leurs noms ? C’est probable, car pour beaucoup d’entre eux, et pour les Américains sans exception, un canal sans écluses, — même par l’isthme de Panama, — est radicalement impossible. Serait-ce par modestie ? Nous voudrions le croire, mais c’est une vertu rare.

Ce n’est pas à M. le commandant Selfridge qu’on pourra jamais reprocher d’ignorer son sujet. Aussi est-ce lui que la commission technique a voulu entendre le premier. Nous avons déjà donné le résumé des travaux que ce travailleur infatigable, aidé de quelques-uns de ses compatriotes et particulièrement de M. Collins, a accomplis dans le Darien. Il faut maintenant mentionner les raisons qui ont fait rejeter les deux tracés que M. Selfridge a proposés. La quantité de pluie qui tombe au Darien, dans les régions désolées où coulent le Napipi et l’Atrato, est plus grande qu’à Panama et qu’au Nicaragua. La saison sèche n’y est que nominale ; des averses torrentielles y tombent en toute saison. En fait de matériaux utiles, on ne trouve que du bois ; la population, misérable, peut à peine se suffire à elle-même. S’il est vrai que l’Atrato offre une voie facile de transport jusqu’au confluent du Napipi, il est certain aussi que le canal dans la vallée du Napipi traverserait des régions montagneuses et, qui pis est, marécageuses : les travaux seraient par conséquent considérables ainsi que les transports. Ajoutons à ces graves inconvéniens un tunnel de 5,633 mètres de long, quatorze écluses du côté de l’Atlantique, dix du côté du Pacifique et un déboursé d’au moins 500 millions de francs, d’après M. Selfridge, mais que les cinq commissions du congrès ont porté à un milliard, intérêts compris ! Il est à peine utile d’ajouter qu’à Paris, en 1879, les projets de M. le commandant Selfridge ont été repoussés à une grande majorité, comme ils l’avaient été unanimement en 1875, à New-York, par ses compatriotes. M. Menocal, après avoir déposé sur le bureau du président un projet par le Tehuantepec, projet qu’il n’a pas cru devoir expliquer en raison de son infériorité, a passé d’emblée à l’exposé de deux autres tracés par le Nicaragua. De ces deux tracés, il en est un dont les études sont très achevées, mais, comme nous l’avons déjà résumé en parlant des travaux de la commission américaine, il est superflu d’y revenir. Du reste, le projet de M. Menocal, malgré le bas chiffre des frais d’exécution, — 260 millions de francs, — a été repoussé ; il ne pouvait se faire sans écluses, et M. de Lesseps n’en veut pas, et avec lui tous les membres du congrès, dont l’incompétence en matière de canaux était flagrante.

Abordons les tracés français. Le premier qui ait été discuté est celui de M. A. Blanchet. Le lac de Nicaragua, formant un réservoir inépuisable et capable de fournir une quantité d’eau suffisante pour l’alimentation d’un canal maritime, devait, selon nous, faire triompher l’idée qui aurait eu cette belle nappe d’eau pour auxiliaire. On pouvait en effet, si le pays était plat du côté de l’Atlantique, comme la Beauce, par exemple, creuser le canal sur le plateau et conduire, par ce moyen, le niveau du lac le plus près possible des deux océans. Si, au contraire, le pays était montagneux et par suite le cours du San Juan encaissé, c’était une vallée qui devait former le canal, en élevant, par des barrages, le niveau des eaux de la rivière. Or, le pays présente cette dernière condition. C’est en créant dès barrages et en submergeant les ravins du fleuve San Juan et du Rio-Grande que M. Blanchet a établi son projet, projet qu’il soumit du reste, dès l’année 1875, au congrès géographique et sur lequel, dès cette époque, M. de Lesseps appela l’attention du monde savant.

Déjà M. Childs avait indiqué au Nicaragua, du côté du Pacifique, un seuil très bas ; les explorations officielles américaines, conduites sous les ordres du commandant Lull par M. l’ingénieur Menocal, ne signalèrent depuis effectivement qu’une hauteur de 13m,34 au-dessus des hautes eaux du lac, au col de Rivas. Dans sa première exploration, en 1878, M. Blanchet vérifia le profil américain, et trouva au faîte de partage une altitude de 13m,19, mais sans avoir pu retrouver exactement le repère de l’exploration américaine. Cette faible élévation s’explique peut-être par ce fait que la grande chaîne de la cordillère, au lieu de suivre l’isthme de Rivas, passe dans le lac où elle est accusée par les anciens volcans du Madeira, de l’Ometepe et du Zapatero. La distance du Pacifique au lac n’est que de 30 kilomètres. Sur le petit territoire qu’on nomme l’isthme de Rivas, deux rivières séparées par une distance de 7 à 8 kilomètres coulent, l’une, le Rio-Lajàs, vers le lac, l’autre, le Rio-Grande, vers le Pacifique. L’isthme est traversé par une vallée continue, et les petits affluens de deux autres rivières, le Güinoyol et le Rio-Espinal, ont leurs sources très rapprochées l’une de l’autre. Il n’y aurait donc qu’une tranchée de peu d’importance à creuser pour amener les eaux du lac dans la vallée de Rio-Grande. Cette rivière, qui prend sa source tout près du Pacifique, tourne autour d’un massif montagneux, et déverse ses eaux dans un vallon encaissé ; son lit a de 10 à 20 mètres de largeur, et ses berges ont de 7 à 8 mètres d’élévation. Elle fait de nombreux circuits, passe à Las Cerdas, et arrive dans la gracieuse vallée de Tola. Les collines qui l’entourent, après s’être élargies, se resserrent à la Flore entre deux éperons, dont l’un a une élévation de 64 mètres et une pente de 30 à 40 degrés, et l’autre une hauteur de 66 mètres avec une inclinaison de 25 degrés. Il est donc facile de fermer en cet endroit la vallée par un barrage qui servirait de tête aux écluses et qui se trouverait à 4 kilomètres et demi de l’Océan-Pacifique. Le niveau du Rio-Grande à la Flore est à 9 mètres au-dessus de l’Océan. Du pied des écluses au Pacifique, il n’y aurait qu’un chenal à creuser pour y établir le canal. Ce chenal serait tracé dans les alluvions du Rio-Grande et dans des vases et des sables dont l’épaisseur est de 9 mètres, selon les sondages qui ont été faits par l’exploration américaine.

La traversée du lac de Nicaragua, 88 kilomètres, ne demande aucun travail, les fonds sont partout bien supérieurs à 10 mètres, et en quelques endroits, en dehors de la ligne de navigation, ils atteignent jusqu’à 100 mètres. Du côté du fleuve San Juan, qui va se perdre dans l’Atlantique, les fonds du lac nécessaires à la navigation sont éloignés de la rive, mais ce sont des dépôts de vase, de 5 à 6 mètres d’épaisseur, provenant des apports du Rio-Frio et de la décantation du lac depuis bien des siècles. Ce dernier a une superficie de 6,600 kilomètres carrés ; son niveau s’accroît à la fin de la saison des pluies de 1m,20, 1m,30 et jusqu’à 1m,80 ; cette masse d’eau est absorbée en partie par une évaporation constante et en partie par le San Juan. Le fleuve de ce nom est un magnifique cours d’eau semblable à la Loire dans notre Touraine ; il est calme, les rives en sont basses jusqu’au rapide de Toro, lequel forme un déversoir naturel dont le niveau n’est que de 1m,40 au-dessous du lac ; il est distant de ce dernier de 45 kilomètres. À partir du rapide du Toro, les rives du San Juan s’élèvent ; ses berges, donnant sur la vallée plus ou moins resserrée par des collines et des montagnes, atteignent jusqu’à 8 mètres d’élévation. Les berges sont très rapprochées jusqu’à l’endroit où le San Carlos, grosse rivière qui prend sa source au Costa-Rica, vient troubler ses eaux jusque-là limpides et les augmenter. À partir du San Carlos, le canal de M. Blanchet serait établi latéralement au fleuve, sur la rive gauche, par des coupures à travers des éperons de collines qui viennent buter sur le fleuve et dont les déblais serviraient à barrer les petites vallées qui les séparent. Le plan d’eau du canal serait ainsi maintenu au niveau du lac jusqu’au Rio San Francisco, et le développement total du bief supérieur depuis ce rio jusqu’aux écluses du Pacifique aurait été de 237 kilomètres. Du Rio San Francisco jusqu’au Juanillo, sur une longueur de 26 kilomètres, le canal serait également établi latéralement au fleuve et le plan d’eau descendu de 9 à 14 mètres au-dessous ; mais, hélas ! au moyen d’écluses. De Juanillo jusqu’au port de Greytown, sur l’Atlantique, le canal suivrait ou plutôt aurait suivi, si son tracé avait été adopté, le niveau de l’Océan au moyen d’une tranchée de 20 kilomètres creusée dans les sables volcaniques très légers qui forment le delta du San Juan par la vallée du bras de Juanillo. La descente entre les deux plans devait avoir lieu au moyen de cinq ou même de quatre écluses, réunies en escalier, suivant qu’on en aurait établi deux ou trois sur le San Francisco.

En terminant, M. Blanchet a dit que la tranchée de 20 kilomètres au travers du delta du San Juan pourrait en grande partie être déblayée par les eaux du fleuve en leur donnant une direction forcée. Reste la barre de sable qui interdit actuellement l’entrée du port de Greytown aux navires. Mais il serait facile de remédier à cet état de choses, et M. Blanchet n’en veut pour preuve que l’opinion de M. F. Belly et celle du capitaine Wolward, le doyen des officiers de la compagnie du Royal mail, qui commande le vapeur le Don et qui navigue depuis plus de trente ans dans ces parages. Voici ce que lui a écrit à ce sujet ce vétéran de la navigation : « Comme vous m’avez demandé mon opinion relativement au canal maritime par le Nicaragua, je vous la donne, quelque peu de valeur qu’elle ait ; néanmoins, naviguant depuis près de trente ans sur les côtes de cette contrée, il se peut que quelques remarques de ma part ne soient pas sans utilité. Comme je vous l’ai dit, j’ai vu en 1836 une flotte de sa majesté britannique mouillée dans le port, comme aussi trois bateaux à vapeur transocéaniques de 2,000 tonnes chaque, avec un tirant d’eau d’au moins 4 brasses 1/2 (7m,10) et 9 mètres d’eau dans le chenal. Conséquemment, il n’y a pas de raison de conclure que c’est impossible d’avoir le même résultat. Avec les facilités qui existent pour faire mouvoir et manœuvrer les bâtimens, il n’y a pas d’objection à un canal avec écluses. L’eau douce dans le canal sera un avantage pour les bâtimens en fer. Les plantes, les insectes, etc., qui croissent dans l’eau salée sur la coque des navires, seront certainement détachés par l’eau douce, qui les tuera. Revenant à la question des écluses, je ferai observer que, dans presque tous les docks de Londres, les bâtimens ont à passer par des écluses, et on peut en dire autant de Liverpool et d’Anvers, où l’on n’a jamais trouvé de difficulté à s’en servir, même dans les fortes tempêtes, qui sont si communes en Angleterre, et dont le Nicaragua est entièrement exempt. » Pour ne rien omettre, ajoutons que l’Océan-Atlantique, à l’extrémité du canal, n’a qu’une marée insignifiante de 50 centimètres ; sur le Pacifique, elle est de 2m,70, mais le niveau moyen des deux océans est le même.

En résumé, M. Blanchet a déclaré que le principe de son projet consistait surtout dans la surélévation des plans d’eau pour éviter les terrassemens et surtout ceux en terrains d’alluvion, si dangereux, mortels, dans ces parages ; dans le prolongement du lac pour donner au bief de partage la plus grande étendue possible ; et enfin, dans le groupement des écluses en doubles séries. On doit chercher, il est vrai, une solution plus simple, en transformant les écluses actuelles en écluses à grande dénivellation, et nul doute qu’on n’arrive à en diminuer le nombre. Est-ce donc chose nouvelle que des écluses, et ne fonctionnent-elles pas avec avantage en Europe aux abords des grands fleuves et sur une grande échelle au canal maritime calédonien construit par les Anglais en Écosse ? Au surplus, si le canal de Suez n’a pas d’écluses, il a des garages obligés où les navires sont tenus de se ranger pour laisser passer ceux qui viennent en sens contraire et pour chacun desquels la perte de temps est plus considérable que pour la traversée d’une écluse.

M. Blanchet a pendant longtemps étudié cette question ; ses collaborateurs, MM. Pouchet et Sautereau, ont produit au congrès une étude remarquable d’écluse à grande dénivellation, faite par un homme d’une compétence incontestée, M. Eiffel ; mais, d’accord avec ses amis, M. Blanchet estime que c’est là une question de détail qui doit venir après le triomphe de l’idée, et que personne ne doit perdre de vue que le projet qu’il a exposé repose sur des travaux d’art. Le coût du projet de M. Blanchet, — intérêts compris, — serait de 770 millions, le temps du passage de Greytown à Brito quatre jours et demi.

Comme on l’a dit avec raison, le projet de M. Blanchet ne créait pas un simple canal, mais un véritable bosphore, presque identique à celui de l’ancien monde, où le San Juan serait devenu le détroit des Dardanelles, le lac de Nicaragua la mer de Marmara, et la grande tranchée du petit isthme de Rivas le Bosphore. Là se serait élevée la Constantinople nouvelle, servant de trait d’union non plus à deux mers intérieures comme la mer Méditerranée et la Mer-Noire, mais aux deux grands océans Atlantique et Pacifique.

La Société civile internationale d’un canal interocéanique, présidée par M. le général Turr et dont MM. A. Reclus et Lucien N.-B. Wyse ont été les plus actifs lieutenans, s’est présentée au congrès armée de toutes pièces, c’est-à-dire, avec divers projets savamment étudiés, une concession du gouvernement de Colombie, et l’autorisation obtenue contre espèces sonnantes de créer au besoin un canal parallèlement au chemin de fer dit de Panama.

Lorsqu’en 1875, a dit M. le général Turr, la question du canal interocéanique fut discutée au grand congrès de géographie de Paris, les études n’étaient pas complètes. Au milieu des reconnaissances faites par les Américains, il existait des lacunes, laissant dans l’ombre certaines parties de la région du Darien. Plusieurs personnes prétendaient à cette époque qu’un canal à niveau pouvait être pratiqué en suivant les rivières Tuyra, Paya, Caquirri, Atrato, et en traversant la ligne de faîte qui sépare les deux versans Atlantique et Pacifique, à une altitude ne devant pas dépasser 58 mètres et même 40 mètres. Ces données parurent assez sérieuses au général pour le déterminer à organiser, avec le concours de quelques amis, une grande exploration de toute la contrée. Une expédition, composée d’une dizaine d’ingénieurs français et étrangers, à la tête desquels se trouvait l’ingénieur en chef des ponts et chaussées, M. Victor Celler, partit au mois de novembre 1876, sous le commandement du lieutenant de vaisseau Lucien N.-B. Wyse, auquel s’était adjoint le lieutenant de vaisseau Armand Reclus. A la suite de travaux qui durèrent plusieurs mois, la vérité s’est faite : le point culminant avait 142 mètres d’élévation au lieu de 58 mètres espérés. Les recherches furent portées ailleurs et dirigées vers les vallées des rivières Tupisa et Tiati, vers la baie d’Acanti sur l’Atlantique, en traversant une haute cordillère qui nécessiterait un tunnel de 16 à 18 kilomètres. Pendant deux ans, les explorateurs ont examiné tous les passages, et l’année. dernière ils sont arrivés à la conviction que les tracés les plus favorables étaient ceux de Panama, du Napipi et du Nicaragua.

« La pensée est en effet saisie au premier abord, a dit en terminant M. Turr, quand on voit le magnifique lac de Nicaragua ; mais quand on considère que les navires n’y pourront entrer qu’au moyen d’écluses successives, on se rend compte des difficultés que leur manœuvre présentera à la navigation. Nous nous sommes alors reportés sur Panama, où nous avons acquis la profonde conviction qu’on pouvait percer un canal complètement à niveau, soit avec tunnel, soit sans tunnel. Avec les immenses moyens d’exécution qui existent aujourd’hui, le génie des ingénieurs ne peut être effrayé par ces grands travaux. En France même, il existe des canaux à tunnel, et déjà au XVIIe siècle les Espagnols, au Mexique, ont exécuté une tranchée de 60 mètres dans la roche. »

Hâtons-nous de dire que la bonne opinion que M. le général Turr a des tranchées au Mexique et en France n’a pas tenu en présence des critiques soulevées par son projet, et l’idée d’un tunnel a été rejetée aussitôt qu’elle a été émise. Cette œuvre, indépendamment des difficultés insurmontables d’exécution qu’elle offrait, n’eût pas coûté à elle seule moins d’un milliard, somme qui dans tous les temps et dans tous les pays est difficile à faire sortir des poches des capitalistes les moins défians[8]. Avant d’entreprendre la description de l’isthme de Panama, M. Reclus a voulu faire connaître les sources auxquelles, lui et ses collègues, ont puisé les documens soumis au congrès. En 5643, nous a-t-il appris, un Français, M. Napoléon Garella, ingénieur en chef des mines, fit la première étude sérieuse d’un projet de canal. Il exécuta la triangulation de l’isthme entre Chagres et Panama et en fit la géodésie ; complète ainsi que le nivellement. La carte qu’il a publiée et son rapport d’ensemble ont fourni de précieux documens pour dresser le plan au vingt millième qui a servi à tracer la ligne d’axe du canal proposé. M. Reclus a déclaré avoir également puisé dans la carte de M. Moritz Wagner, dans celle de M. Thomas Harrison, ainsi que dans les documens du plan et des nivellemens du chemin de fer de Panama.

Bien que l’isthme de Panama ne soit pas le plus étroit, puisqu’il mesure 56 kilomètres, alors que l’isthme de Blas en mesure 50, il n’en offre pas moins les conditions préférables pour un canal à niveau par suite de la faible altitude de son col, 87 mètres. La côte de l’Atlantique offre pour le débouché d’un canal la magnifique baie de Limon, d’une superficie de 35 kilomètres carrés, avec des fonds de 9 mètres. Les vents du nord y sont rares, les ouragans inconnus ; en tout cas, l’établissement d’une digue de 900 mètres suffirait pour en protéger l’entrée et assurer le mouillage des navires. Le courant marin, qui longe la côte est assez fort pour déblayer les quelques alluvions que pourrait déposer le Chagres à l’entrée du canal projeté. Ce courant pénètre assez profondément dans la baie pour y maintenir des fonds de 9 mètres. Quant aux marées, elles sont irrégulières et de peu d’amplitude. Les plus fortes accusent 0m,50 ; les moyennes n’ont que 34 centimètres. Il n’en est pas de même, paraît-il, sur la côte du Pacifique, où M. Reclus nous apprend que le canal devra avoir 3 kilomètres de prolongement dans la rade de Panama pour rencontrer des fonds de 9 mètres aux abords des îles Flamenco et Perico, dont le mouillage est très abrité et les fonds d’excellente tenue. Les marées y ont 6m,49 d’amplitude maximum et 4m,29 de moyenne. Les vents y soufflent moins favorablement que sur l’autre côté pendant deux mois de l’année, mais ils sont généralement réguliers et ils amènent un temps sec. La rade de Panama se trouve en dehors de la région des calmes et de celle des ouragans ; elle est réputée des plus sûres. Les grandes houles y sont rares, elles ne se font sentir qu’avec le jusant et cessent avec le flot. Un courant général longeant la côte ouest avec une vitesse de deux nœuds favorise la sortie des navires. On a longtemps affirmé, comme on l’avait fait pour Suez, une différence de niveau entre les deux mers : un nivellement précédent accusait 3 mètres de dénivellation ; mais il est démontré aujourd’hui que le niveau est le même. La contrée que devait traverser le canal entre Colon et Panama est assez tourmentée. La géologie en a été établie d’après les documens fournis par MM. Garella, Moritz Wagner, Menocal, Petermann, ainsi que sur des recherches et des observations faites par M. A. Reclus et ses amis. La détermination des roches de l’isthme de Panama, due au savant inspecteur général des mines, M. Daubrée, a permis d’établir d’une manière assez exacte la dureté. relative des terrains. Depuis l’Atlantique jusqu’à Buhio Soldado, et du vingt-deuxième kilomètre du canal projeté au trente-sixième, on n’aurait à fouiller que des couches tendres et des terres. Du trente-sixième au quarante-quatrième kilomètre, des roches demi-dures ; du quarante-quatrième au quarante-huitième, — là où le tunnel eût dû commencer, s’il n’avait été décidé au dernier moment de le transformer en une coupure gigantesque, — et à partir de ce point jusqu’au soixantième kilomètre de la roche dure. Enfin du soixantième kilomètre jusqu’au rivage du Pacifique, la moyenne des terrains ne dépasserait pas en consistance celle des alluvions et des terrains de transport. M. Sosa, ingénieur de la Colombie, a vérifié la coupe géologique des terrains sur tout le parcours, et il peut confirmer, a dit M. Reclus, ce qui précède. Les travaux d’approfondissement du chenal d’entrée seraient creusés dans la couche de sable formant le fond de la baie de Panama, et peut-être aussi dans des strates de grès sur quelques mètres d’épaisseur.

La totalité des déblais, avec un tunnel, aurait été de 47 millions de mètres cubes, dont 18 millions environ de terres, vases, alluvions, etc. ; 7 millions de roches demi-dures et 22 millions approximativement de roches très dures. Sans tunnel, en creusant un canal à niveau et à ciel ouvert, les déblais atteindraient le chiffre énorme de 58 millions de mètres cubes. C’est ce canal à niveau, à ciel ouvert, exigeant 58 millions de déblais, et une dépense de construction de 1 milliard 70 millions de francs, intérêts compris, qui a été voté par le congrès, et cela, malgré l’opposition d’une minorité énergique. Ajoutons que ce canal aurait normalement une largeur de 20 mètres au plafond, 50 mètres à la ligne d’eau dans les terres, et 32 mètres dans les roches. M. Reclus, interrogé sur ce qu’il ferait des eaux du Chagres pendant les travaux, a répondu que cette rivière serait provisoirement déviée sur le Pacifique ; une cuvette creusée dans son lit assurera l’écoulement des eaux pluviales ou les apports des petits affluens, Boquilla, Rio Agua et autres, qui, vu l’altitude de leur confluent, ne peuvent pas prendre la même direction que la rivière principale.

M. Reclus a passé ensuite en revue les ressources nombreuses que présente le pays, dont les savanes étendues servent à l’élevage d’un nombreux bétail ; il y a des forêts produisant des essences variées et bonnes pour les constructions. La population y est relativement nombreuse. Deux villes importantes se trouvent à chaque extrémité de l’isthme : Panama sur le Pacifique avec une population de dix-huit mille habitans, et Colon sur l’Atlantique avec quatre mille âmes. Dans l’intérieur des villages, dont la population se livre généralement à la culture de la banane, offrent des ressources très variées. Enfin le chemin de fer de Colon à Panama, par ses stations et toutes ses facilités, de transport, serait le plus puissant auxiliaire des travaux à exécuter.

« Messieurs, a dit M. Reclus en terminant, nous sommes des marins, et non des ingénieurs. L’exposé succinct que je viens de faire est peut-être défectueux, et dans tous les cas incomplet, mais nous nous sommes efforcés de prouver que l’exécution de ce gigantesque travail reste dans les choses possibles. Nous nous en remettons complètement au congrès, composé des savans, des ingénieurs, des géographes, des entrepreneurs les plus éminens du monde entier, pour démontrer encore mieux que nous ne saurions le faire que le canal à niveau que nous proposons est le seul qui réponde à la grandeur et aux besoins de l’œuvre. »

M. A. Reclus et ses amis ont bien fait de s’en rapporter complètement au congrès, puisque ce dernier leur a donné raison en recommandant un canal maritime à niveau, dirigé du golfe de Limon à la baie de Panama ; Mais, si nous avons exposé ligne par ligne le tracé préféré, il convient aussi de faire connaître les objections de la minorité, laissant à nos lecteurs le soin de décider si elles sont fondées.

C’est d’abord M. de Garay, ingénieur, délégué du gouvernement mexicain, qui est venu battre en brèche le projet à tunnel et aussi à niveau par Panama. Il a été très étonné, nous a-t-il dit, d’entendre les ingénieurs et les explorateurs qui sont venus entretenir le congrès de leurs projets vanter la salubrité du centre de l’Amérique. « Je suis fort surpris, s’est-il écrié, devoir la bonne réputation dont jouit à Paris l’isthme de Panama, qui, dans toutes les Amériques espagnoles, est surnommé le charnier des Européens. Il y a cinquante ans, les nouvelles républiques hispano-américaines voulurent se constituer en une vaste confédération. Panama fut choisi comme point de réunion par le corps constitutif. Le projet échoua : le climat se chargea de dissoudre l’assemblée. » M. de Garay eût pu dire également un mot du chemin qui relie Panama à Colon par une voie ferrée de sinistre réputation. Certes cette voie, qui se déroule à l’ombre de forêts vierges, sous des massifs de bananiers, de palmiers et d’élégans bambous, est admirable d’aspect. Comme au Brésil, l’œil y est charmé par l’enlacement des lianes, l’énormité des plantes parasites, et surtout par l’étrangeté des fleurs qui, comme celle de l’espiritu santo, ont la forme d’une colombe. Mais il faut être en défiance contre les acres senteurs de cette flore puissante ! La mort frappe le voyageur qui s’arrête à la contempler. Sous cette végétation merveilleuse se cachent des eaux croupies, sources de fièvres terribles. C’est pis encore, lorsqu’après avoir franchi les parties boisées de l’isthme, l’on atteint les plaines marécageuses voisines de Colon. A la fraîcheur homicide des forêts succède une tiède humidité qui, au crépuscule, s’élève de terre sous forme de vapeurs épaisses’ et grisâtres. On ne voit de tous côtés que marais, flaques fétides où pullulent, les sangsues par millions, les iguanes, les alligators, le monde hideux des reptiles. Le salut du voyageur est dans la fuite et dans un embarquement précipité.

Et c’est là, sur un point des plus malsains de l’Amérique centrale, que l’on se propose d’élever des chantiers, des bureaux, de maintenir pendant sept ans des milliers de travailleurs ! C’est sans doute parce que le gouvernement chinois est bien décidé à ne point laisser tuer ses sujets par les vapeurs délétères de l’isthme de Panama, — comme il l’a empêché du reste et l’empêche encore aujourd’hui pour d’autres contrées malsaines, — que nous avons vu un mandarin, M. Li-Schu-Chong, émettre en souriant un vote favorable au tracé de MM, L.-N.-B. Wyse et A. Reclus. Autrement nous ne comprendrions pas qu’il eût patronné un canal qui suit parallèlement une voie où ses compatriotes se sont suicidés par centaines, quand la fièvre, trop lente à les tuer, ne les arrachait pas aux tristesses de la nostalgie. Un autre membre du congrès a affirmé que l’on aurait à Panama, comme mineurs, ni l’Américain, ni le Chinois, ni l’Indien, ni le nègre, mais l’émigrant du pays de Galles, le meilleur mineur qu’il y ait au monde. Ajoutons en passant que ce mineur, il faudra le payer 15 ou 20 francs par jour ! Or, nous avons entendu M. A. Reclus nous dire que le climat et le wisky avaient tué proportionnellement à Panama plus d’Anglais que de Chinois ! C’eût été le moment pour M. l’amiral de La Roncière Le Noury de faire entendre encore une fois ces nobles paroles déjà citées : « Le projet auquel je donnerai la préférence sera celui qui exigera le moins de sacrifices de vies humaines. » Mais l’honorable amiral a gardé le silence, et le congrès l’a imité. Qui d’entre nous ne sera surpris en apprenant que cette question d’humanité n’a pas été soulevée ? On a été très prodigue de commissions, que n’en a-t-on créé une des travailleurs ? Personne, à coup sur, n’eût été fâché de voir à côté du chiffre des millions à dépenser le nombre approximatif des hommes blancs, jaunes ou noirs que l’on se proposait de jeter en pâture au minotaure moderne.

M. Ribourt, un jeune mais savant ingénieur des arts et manufactures, autrefois chargé d’importans travaux au tunnel du Saint-Gothard, est venu, le premier, donner un caractère technique aux discussions du congrès, qui longtemps se sont bornées aux généralités des exposés des différens projets. Comme l’a dit avec justesse un autre ingénieur, la question n’est pas de savoir si en théorie il vaut mieux faire un canal à niveau, sans écluses et sans tunnel ; il n’y a pas deux manières de voir à ce sujet ; il est certain qu’un canal à niveau sera toujours préférable, mais il faut connaître ce qu’un pareil travail coûtera et le temps qu’il emploiera.

« Les divers projets qui nous ont été soumis pour résoudre le problème de la création d’un canal interocéanique, a dit M. Ribourt, se divisent en deux catégories distinctes : 1° les canaux à passage supérieur avec écluses ; 2° les canaux à niveaux sans écluses. On vous a présenté ces divers projets avec leurs tracés, aux points de vue géographique, topographique, maritime, de leur exploitation et même un peu de leur construction. Ce dernier point, l’exécution, mérite particulièrement votre attention ; c’est l’étude de cette partie de la question qui amènera à l’évaluation du coût de l’œuvre, point qui sera pour une grande part dans la fixation de votre choix. La première catégorie des projets, les canaux à écluses, tient évidemment mieux compte des accidens naturels du sol ; le passage par le Nicaragua, entre autres, utilise comme bief supérieur un immense lac alimenté par une quantité d’eau colossale ; il y a une grande vallée, il y a un faible relief à Rivas dont la coupure serait une mince tranchée ; il y aura des barrages à faire, une vallée à submerger, des écluses simples, doubles ou triples à construire. Eh bien, tous ces travaux sont dans le domaine commun. On en a déjà abordé l’exécution dans toutes les dimensions ; on peut le dire, les Annales des ingénieurs en sont remplies, et il n’y a même pas lieu de s’occuper de la possibilité de leur exécution.

« Pour la deuxième catégorie des projets, ceux à niveau, et particulièrement celui qui semble devoir être mis en première ligne, le projet de MM. Wyse et Reclus, le canal par Panama, avec ou sans tunnel, on aborde au contraire une dimension de travaux inusitée jusqu’à ce jour ; ici on se met en lutte ouverte avec les accidens naturels du sol : on fait une vaste tranchée, presque une petite vallée au fond d’un thalweg où coule une rivière torrentielle, et cela dans un pays où il pleut huit mois de l’année ! .. »

Nous ne pouvons malheureusement suivre M. Ribourt dans le curieux développement des obstacles qu’il a, en présence du congrès, opposé à l’exécution du projet de MM. Wyse et Reclus. Le moindre ne sera pas l’énorme quantité de dynamite qu’il faudra employer pour faire sauter 31 millions de mètres cubes de dolérite[9]. Tout le monde ne sait pas qu’on ne peut fabriquer la dynamite par une température de 25 degrés ; s’il est nécessaire de manipuler sur lieu ce terrible engin, il faudra refroidir les usines avec des machines à glace pour les maintenir à 15 degrés de température constante. Croit-on que cela sera bien aisé dans un pays où la température moyenne est de 36 degrés ? M. Lavalley a appelé l’attention de la commission sur les difficultés immenses que présenteraient des travaux de déblais à exécuter dans la vallée torrentielle de Chagres, sur les embarras presque insurmontables pour faire ces travaux à sec, le seul moyen possible cependant. Un autre membre a déclaré qu’il y avait là un inconnu dont il fallait tenir compte, en se rappelant l’importance des crues du Chagres et par conséquent des irruptions de ce torrent. Cet inconnu augmenterait surtout par la suppression du tunnel primitivement projeté en raison des prix des tranchées qu’il faudrait faire.

À ce propos, essayons de résumer les observations que nous avons entendu émettre sur le coût d’une tranchée à 90 mètres de hauteur, tranchée qui, au dernier moment, a été préférée à l’ouverture d’un tunnel. On a eu le grand tort de croire que cela n’entraînerait qu’une faible augmentation de dépenses. Il faut cependant tenir compte de ceci : c’est que le talus de 1/10 que la commission a adopté comme base de son calcul présente une verticalité effrayante quand on l’applique à des talus de 90 mètres d’élévation. Ce plan vertigineux ne s’emploie en travaux de chemins de fer que dans les roches calcaires d’une stratification parfaitement horizontale et dans celles dont la compacité est exceptionnelle ; en tout cas jamais dans des tranchées de grande hauteur. La nature des roches qui doivent être coupées à Panama, la dolérite, puisqu’elle forme le centre du massif, ne supporterait pas un tel profil sans exposer le canal à des remblais incessans. Le talus de un de base pour deux de hauteur pourrait être appliqué à la rigueur, et encore dans l’hypothèse que la nature du sol voulût bien s’y prêter, mais alors le talus donnerait un déblai double de celui présenté par la commission. Coupera-t-on le rocher suivant un talus de 1/10 avec un mur de 1 mètre d’épaisseur en crête ? Le parement de ce mur extérieur sera-t-il au talus de 1/3, ce qui fera augmenter l’épaisseur du mur vers la base de 1/10 de sa hauteur ? Alors, en y appliquant le prix de la commission, ce profil coûtera trois fois le prix de la tranchée primitivement projette.

Nous en avons fini avec ce long et pourtant bien incomplet résumé des études un peu précipitées du congrès, sans pouvoir donner un aperçu des projets présentés par MM. Félix Belly, Kelley, Flachat, et par tant d’autres personnages éminens. Leurs tracés ont été repousses ; mais la postérité n’oubliera pas les noms des hommes d’études qui ont voué une partie de leur existence, sacrifié leur fortune, à la richesse du fameux secreto del estrecho. Est-il enfin trouvé, ce trop fameux secret ? Nous voudrions répondre oui, et cependant nous avons la conviction que ce ne sera encore qu’après de nouvelles recherches et beaucoup d’essais pratiques que le sphinx américain dira son dernier mot.

Nous eussions voulu parler aussi des travaux des diverses commissions, rendre hommage à quelques-uns des hommes qui en ont fait partie ; mais cela nous entraînerait dans de trop grands développemens. La Société de géographie de Paris, toujours disposée à prêter son concours éclairé aux nobles entreprises comme aux périlleuses aventures, va publier les travaux du congrès, et c’est à cette publication que nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui voudraient se faire du problème à résoudre une idée complète.

On affirme que M. de Lesseps veut ajouter à la gloire d’avoir percé l’isthme de Suez celle de mener à bonne fin le percement du canal interocéanique par Panama. L’entreprise ne peut assurément qu’y gagner. Il a annoncé déjà le triomphe du projet, à Londres, dans un congrès de littérateurs, à Nanterre, au couronnement d’une rosière, à l’Académie des sciences, à Amiens, enfin au Continental hôtel, dans un banquet de société. Si cette nouvelle gloire est réservée, comme nous le souhaitons, au Nékao moderne, il faudra bien reconnaître que nul n’aura su attaquer de front une œuvre colossale avec plus d’entrain.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Lettre de M. Ferdinand de Lesseps (Paris, 16 Janvier 1875) à son excellence M. de Marcoleta, ministre de Nicaragua près sa majesté britannique, et à M. Petit Didier, consul général de Nicaragua en France.
  2. « Je l’ai bornée, la mer, tout autour, j’ai mis une barrière et une porte et j’ai dit : Tu viendras jusque-là, tu n’iras pas plus loin ; c’est ici que tu briseras tes flots agités. » (Job, liv. XXXVIII).
  3. Le Nicaragua, et le canal interocéanique, par Félix Belly. Paris, 1870.
  4. Notas géograficas y economicas sobre la republica de Nicaragua, par don Pablo Levy. Paris, 1873, Denné-Schmitz.
  5. Don Bénito Juarez, président du Mexique, et Porfirio Diaz, le héros de Puebla, sont de race zapotèque.
  6. Note sur le fleuve du Darien et sur les différens projets de canaux interocéaniques, par M. Jules Flachat, ingénieur civil.
  7. En Angleterre et dans sa prison de Ham, Louis Bonaparte s’intéressa beaucoup au projet d’ouvrir un passage par le Nicaragua entre les deux océans ; En 1853, devenu Napoléon III, il adressa à ce sujet, à Londres, à une compagnie interocéanique présidée par M. Charles Fox, les paroles suivantes : « J’ai appris, messieurs, avec le plus vif intérêt la nouvelle de la formation d’une compagnie importante pour les deux océans. Je ne doute pas que vous réussissiez dans cette entreprise, qui doit rendre de si grands services au monde entier, puisque la compagnie compte à sa tête des hommes si distingués. J’apprécie depuis longtemps tous les avantages de la réunion des deux mers ; car, étant en Angleterre, j’ai taché d’attirer sur ce sujet l’attention des hommes de science. Vous pouvez donc être assurés, messieurs, que vous trouverez en moi tout l’appui que méritent de si nobles efforts. Je suis heureux d’avoir reçu votre honorable députation, après celle du haut commerce de Londres ; elle m’a exprimé hier les plus sympathiques sentimens pour le maintien de la paix, sentimens qui n’ont jamais cessé d’être les miens. » On sait ce qu’ont duré ces sentimens de paix !
  8. Examen critique d’un projet de tunnel maritime pour le canal interocéanique proposé par le Panama, par MM. J. Pouchet et G. Sautereau, ingénieurs, et M. L. Ribourt, ingénieur du tunnel du Saint-Gothard.
  9. Un kilog. de dynamite par mètre cube, à 5 fr. le kilo, soit 155 millions de francs.