Le Front italien
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 663-684).
LE FRONT ITALIEN
1915-1916

L’enthousiasme soulevé en Italie par la prise de Gorizia n’a pas peu contribué à déterminer le mouvement d’opinion publique qui a fini par entraîner le Gouvernement à déclarer la guerre à l’Allemagne. C’est un signe des temps. Cette déclaration de guerre a précédé de quelques heures l’intervention de la Roumanie. Les deux se complètent et marquent le tournant décisif de la guerre.

La bataille italienne avait gardé jusqu’ici un caractère spécial, elle restait isolée, non pas seulement parce qu’elle se déroulait sur un théâtre d’opérations entièrement constitué par les Alpes, mais surtout parce qu’elle se réduisait à la lutte contre l’Autriche-Hongrie. Le front italien entre aujourd’hui dans le front unique, pour nous servir d’une expression peut-être trop absolue. Il obéit néanmoins aux directives générales, et il se prolonge déjà par les détachemens qui opèrent dans les Balkans. En attendant que des faits nouveaux se produisent, il n’est pas sans intérêt de jeter un regard sur ce front italien, tel qu’il s’est constitué depuis mai 1915, et d’apprécier comme elle le mérite la part que l’armée italienne a prise à l’œuvre d’ensemble.

Pour bien comprendre les opérations italiennes, il ne s’agit pas tant d’étudier la région de hautes montagnes où elles se sont poursuivies depuis quinze mois que de regarder sur la carte la frontière austro-italienne. Le tracé de cette frontière nous explique toute la politique et toute la stratégie italiennes ; l’irrédentisme se confond sur bien des points avec la défense même du pays, et les exigences de celle-ci doivent souvent dépasser les trop justes limites du territoire revendiqué.

Suivons cette frontière qui a été déterminée après la guerre de l’unité, en 1859 et en 1866. L’Autriche, vaincue, forcée d’abandonner ces riches contrées de la Lombardie et de la Vénétie, sur lesquelles sa tyrannie s’était appesantie si longtemps, a reculé sur les crêtes prochaines des Alpes, mais pas au delà ; et elle a pu imposer au jeune royaume une délimitation aussi peu conforme aux limites naturelles qu’elle était favorable à des retours offensifs contre l’Italie. L’Autriche conservait le Trentin, qui est de langue italienne au moins jusqu’à Bolzen, une partie du Frioul avec l’Isonzo, et l’Istrie avec Trieste. Elle détenait à peu près partout les cols importans et les hautes vallées. Il est facile de voir qu’une offensive autrichienne, partant du Trentin ou du Frioul, n’avait qu’à descendre de courts défilés pour arriver dans les plaines lombardes et vénitiennes. Une offensive italienne, au contraire, est obligée de traverser toute la région des Alpes avant d’atteindre les objectifs stratégiques essentiels : Vienne et le Danube. On s’explique que la politique italienne ait revendiqué la régularisation de cette frontière au point de vue militaire autant que national, et que l’Autriche se soit refusée toujours à faire la moindre concession. L’entrée de l’Italie dans la Triple-Alliance ne lui a apporté aucun bénéfice à ce point de vue, et les Italiens sont trop fins pour ne pas s’être aperçus que la rouerie de Bismarck les avait dupés, et que la Triple-Alliance n’était qu’un moyen d’attacher l’Autriche et l’Italie à l’Allemagne en les tenant l’une par l’autre.

Quant à déterminer. les véritables frontières, c’est une autre affaire Et la topographie des Alpes ne s’y prête pas facilement. Si l’on reconnaît assez bien que le Trentin, le Frioul et l’Istrie sont des territoires italiens, il serait difficile d’admettre que le Tyrol, la Carinthie, la Carniole ne soient pas des pays germa- niques ou germanisés. Entre les deux zones, où est la limite ? Il semble bien que le grand sillon longitudinal [1] du Pusterthal, marqué par la Rienz, affluent de l’Adige, et par la Drave, affluent du Danube, sépare géographiquement les Alpes italiennes des Alpes autrichiennes ; mais un couloir, dans lequel passent une route et une voie ferrée importantes, constitue-t-il une frontière ? Il faudrait alors aller jusqu’à la crête des Tauern et de l’Oezthal, d’où l’on voit la vallée de l’Inn et les glacis bavarois.


CARTE DU FRONT ITALIEN


Du côté du Frioul, la limite est mieux indiquée par les crêtes des Alpes Juliennes et du Terglou. La condition essentielle serait de supprimer la forme semi-circulaire de la frontière austro-italienne, qui fait converger les routes d’invasions sur la Vénétie. Mais on voit que la politique et la géographie ne s’accordent pas toujours avec l’art miliaire. L’issue de la guerre déterminera une révision nécessaire, qui donnera tout au moins satisfaction aux aspirations que Mazzini exprimait déjà avant 1866, et que Barzilai a expressément confirmées dès 4890.

Mazzini précisait ainsi les limites indispensables à la sécurité de l’Italie : « Les Alpes Juliennes nous appartiennent comme les Alpes Carniques dont elles sont le prolongement ; le littoral istrien est la partie orientale du littoral vénitien. Le haut Frioul est nôtre. Par ses conditions ethnographiques, politiques, commerciales, l’Istrie est italienne, et elle nous est aussi nécessaire que les portes de la Dalmatie sont nécessaires aux Slaves méridionaux. Trieste nous revient de droit ainsi que la Postoïne ou Carsie.

« Le Trentin, quant à lui, est un territoire essentiellement italien, d’au delà Brunopoli à la ceinture des Alpes Rhétiques. Les eaux qui descendent de ces Alpes intérieures ou pré-Alpes se jettent d’un côté dans l’Adige, de l’autre dans l’Adda, l’Oglio et la Chiese, se mêlent toutes aux eaux du Pô et se jettent comme elles dans le golfe vénitien ; les oliviers, les orangers, les fruits du Midi, la température, toute la nature en opposition avec celle de la vallée de l’Inn, parle de l’Italie et rappelle la Xe Région italique d’Auguste. Et les traditions, les coutumes, sont italiennes, aussi bien que les relations économiques, et les voies naturelles de communication. »

En octobre 1890, Barzilai rappelait à Crispi, le ministre inféodé à la Triple-Alliance, la nécessité impérieuse de modifier la situation stratégique en la combinant avec les justes revendications de l’Italie :

« Le Trentin est un grand coin qui, partant de la chaîne des Alpes, s’enfonce au cœur de la Lombardie et de la Vénétie. L’Autriche en a fait un immense camp retranché, base formidable d’opérations, abri sur en cas de retraite, que six ou sept grandes voies stratégiques rendent particulièrement propres à l’attaque. Si la vallée du Pô est le bastion de l’Italie, le Trentin est la plus importante de ses fortifications. Un ennemi qui possède le Trentin a un pied sur nos glacis.

« A l’Est, pour trouver une ligne de défense, les Italiens sont forcés de se retirer au delà du Tagliamento, au delà de la Piave en abandonnant à l’ennemi la Vénétie presque tout entière. Et encore cette ligne, celle de l’Adige, présente des dangers sérieux, tant que l’Autriche nous menace par les débouchés du Trentin. La frontière fut-elle portée jusqu’à l’Isonzo, notre situation n’en serait pas améliorée, car, même en rassemblant sur ce fleuve le gros de nos forces, nous ne saurions pouvoir résister, en pleine campagne, à l’assaut d’un ennemi qui a la possibilité de concentrer rapidement ses armées par les cols aisés des Alpes Juliennes, et d’utiliser les hauts plateaux de la rive gauche de l’Isonzo pour dissimuler ses mouvemens et épier les nôtres.

« Pour assurer la défense de l’Isonzo, il nous faut la possession des Alpes Juliennes, et il nous faut l’Istrie...

« L’importance de l’Istrie et des iles est encore plus grande au point de vue de la défense maritime du royaume. Sur tout le littoral de l’Adriatique nous n’avons comme ports militaires que Venise, Ancona et Brindisi, et aucun d’eux ne répond complètement aux exigences d’un grand port maritime. C’est de Tarente, base lointaine avec laquelle il est impossible de se tenir en rapport étroit, que notre flotte doit se mettre en route pour ses évolutions, tandis que l’Autriche a, à Pola et à Cattaro, des bases d’opérations formidables et qu’elle trouve des abris sûrs et faciles dans les ports assez vastes et les innombrables mouillages que lui offrent les côtes continentales et insulaires de l’Istrie, de la Croatie et la Dalmatie. »

Ces considérations sur la frontière austro-italienne nous ont paru indispensables pour établir la situation militaire. Elles indiquent pourquoi l’Italie fait la guerre et comment elle a dû conduire ses opérations. N’oublions pas que l’Italie est entrée dans la lutte de sa propre initiative, librement, quand elle s’est jugée prête à réaliser ses aspirations et à concourir en même temps à la grande cause qu’elle a estimée digne de son effort et de ses sacrifices. Mais elle a dû opérer seule sur son front, et, si les Alliés pouvaient l’aider dans une certaine mesure matériellement en lui fournissant des canons et des munitions, elle n’avait à attendre aucun secours d’armée. Le plan du haut commandement italien porte la marque de cette double préoccupation : prudence et économie dans l’emploi des forces mobilisées [2], hardiesse et ténacité dans l’offensive sur la frontière.


Aussitôt la déclaration de guerre, mai 1915, l’attaque est immédiate et générale.

Il importait en effet aux Italiens de se saisir de tous les passages et de tous les points dominans de la ligne frontière et d’interdire ainsi immédiatement aux Autrichiens tout essai d’offensive sur la Vénétie et la Lombardie. Cela leur était d’autant plus facile qu’il semblait que les Autrichiens eussent été surpris par la déclaration de guerre de l’Italie. Peut-être comptait-on à Vienne sur les manœuvres de la dernière heure du prince de Bülow et sur l’influence neutraliste de M. Giolitti. Mais, en réalité, la plus grande partie de l’armée autrichienne était engagée dans l’offensive formidable que l’Etat-major de Berlin déchaînait contre la Russie sur la Dounaïetz et sur la Narew. Le front italien était donc un front défensif, mais c’était un front de montagnes où la défensive paraît tout d’abord dominer l’offensive, surtout quand une fortification puissante aide l’obstacle naturel, déjà si redoutable par lui-même. Et les Autrichiens, prévoyant toujours, malgré l’alliance, une attaque italienne, n’avaient pas failli à rendre aussi inexpugnables que possible les territoires convoités. Le Trentin était devenu un vaste camp retranché. Des forts se dressaient à tous les passages importans. Et dans ces derniers temps, l’art nouveau des tranchées et des fils de fer barbelés avait rendu les montagnes encore plus dures à aborder.

« C’est, sur un front de 500 kilomètres, le siège de plusieurs centaines de forteresses, presque de chaque crête ; chaque piton, chaque croupe, chaque rocher est une position fortifiée dont la valeur naturelle est décuplée [3]. »

Il serait puéril de faire remarquer que la guerre de montagne diffère profondément de la guerre en plaine. Dans celle-ci, le terrain, plus ou moins accidenté, se prête au mouvement d’effectifs considérables dans toutes les directions ; toutes les armes y ont leur emploi intensif. Les théoriciens de la stratégie et de la tactique classiques ont pu pousser le paradoxe jusqu’à faire abstraction du terrain et à n’y considérer que les routes et les cours d’eau, les mouvemens des troupes devant se dérouler comme en rase campagne. Dans les régions montagneuses et montueuses, le terrain devient un obstacle terrible aux opérations ; il les gêne ou il les favorise, mais il reste prépondérant. Et cependant, il faut reconnaître que les conditions de la guerre de montagne se sont, elles aussi, modifiées. Les progrès de la locomotion ont permis d’y amener des effectifs considérables, de les approvisionner, et surtout de faire entrer en ligne du matériel d’artillerie lourde auquel les fortes pentes paraissaient interdites.

La guerre de montagne n’en a pas moins conservé son caractère spécial qu’il est opportun de rappeler pour comprendre les lenteurs et les difficultés de l’action italienne. Tout d’abord, une grande partie des régions montagneuses est inaccessible en toutes saisons : les opérations se concentrent dans les vallées et sur certains points topographiques élevés qui dominent les vallées et les cols. La possession des cols est le but tactique, le débouché dans les grandes vallées larges et basses, où se rencontrent les routes et les cultures, est le but stratégique ; les deux se confondent constamment dans le développement des combats, et les combats restent le plus souvent localisés par vallées et par cols jusqu’au moment où la liaison des colonnes peut se faire dans ces sillons longitudinaux que nous indiquons plus haut, ou dans les plaines bordières de la montagne. Les colonnes restent par conséquent isolées pendant une durée plus ou moins longue, des détachemens alpins peuvent seuls les relier aux hautes altitudes.

Comme nous l’avons dit, l’obstacle naturel peut être puissamment renforcé par la fortification permanente ou temporaire, et il est extrêmement facile de barrer les routes. Les anciens traités d’art militaire attribuaient donc aux opérations de la guerre de montagne un caractère de lenteur, qui contrastait avec la rapidité de la guerre de mouvemens en rase campagne. Or, nous voyons aujourd’hui que la guerre en plaine s’attarde autant aux obstacles des tranchées, des fils de fer et des barrages d’explosifs, que la guerre de montagne aux obstacles du sol. Et Ton ne peut reprocher aux Italiens d’avoir si peu avancé dans les Alpes, quand on songe à l’immobilisation du front occidental et aux rudes efforts qu’exige l’attaque du front oriental. Le temps est lointain des manœuvres classiques de la guerre des Alpes, des fameuses navettes de Berwick, de Lecourbe, de Masséna, de Kuhn, qui permettaient, avec de faibles effectifs, de défendre de vastes secteurs. La voie ferrée a exercé une influence capitale sur les opérations de la montagne comme sur celles de la plaine. Et on est arrivé même à pousser le rail au plus haut des vallées et à hisser pour ainsi dire les grosses pièces sur des positions jadis inabordables [4]. De plus, la portée des canons, en haussant les trajectoires au-dessus des crêtes, répand les obus explosifs sous des angles et à des distances imprévus. Et ainsi la guerre de montagne prend de plus en plus les firmes actuelles de la guerre de matériel et d’usure ; on ne peut même plus dire que les opérations sont arrêtées comme autrefois par l’hiver. Si les neiges obstruent alors les cols et si les plus hardis alpins ne peuvent tenter que des raids aventureux et périlleux, les obus partant des vallées vont chercher dans les vallées opposées les campemens, les réserves et les voies ferrées, et la bataille continue plus ou moins vive, plus ou moins meurtrière, suivant les secteurs.


Les opérations italiennes ont donc commencé dès le 24 mai sur tout le pourtour de la frontière : nous voyons les alpins italiens, qui connaissent admirablement leurs secteurs, s’emparer de toutes les passes, depuis le Tonale jusqu’au front de l’Isonzo. Les armées sont concentrées très probablement entre Vérone et Udine. La voie ferrée qui rejoint Milan à Venise et à Udine marque le front d’attaque, en même temps que le front défensif, en cas d’offensive autrichienne. Le premier soin du généralissime italien est donc de couvrir cette première ligne, si importante, de communications, en jetant tout de suite ses avant-gardes et ses avant-postes le plus loin possible en avant de la frontière. C’est ainsi que les premiers communiqués annoncent des engagemens simultanés au Trentin, en Cadore, en Carnie et sur l’Isonzo.

Ces quatre dénominations, qui reparaîtront régulièrement aux bulletins de guerre, marquent en effet les quatre secteurs, bases des actions réciproques des deux adversaires. La forme de la frontière en S renversée donne à ces secteurs une valeur militaire très différente, suivant qu’on se place du côté italien ou du côté autrichien. Mais on voit sur la carte qu’ils se tiennent de très près, au point qu’un plan d’offensive ou de défensive ne peut les séparer.

Le Trentin paraît, à première vue, le secteur le plus important. C’est la zone classique d’une offensive autrichienne. Comme Barzilaï l’indiquait en 1890, — et c’est l’avis de tous les cri- tiques militaires, — il constitue une place d’armes saillante qui menace à la fois la Lombardie et la Vénétie. Toutes les hautes vallées appartiennent à l’Autriche ; à l’Ouest, la frontière court sur les hautes crêtes de l’Ortler et de l’Adamello. La haute vallée de la Chiese, connue sous le nom de Val de Giudicaria, ouvre la route de Trente à Milan par Brescia. A l’Est, la frontière suit la crête des Monts Lessini et coupe la vallée de la Brenta, ou Val Sugana, qui ouvre la route de Trente à Venise par Primolano et Bassano. Au centre, la route historique de l’Adige, aujourd’hui doublée par le chemin de fer du Brenner, descend de Trente [5] sur Vérone et Mantoue.

Ces trois directions principales se retrouvent dans toute l’histoire des guerres, en particulier dans les immortelles campagnes de Bonaparte, en 1796 et 1797. Mais on remarquera que les faisceaux de routes qui en dépendent divergent à l’Est et à l’Ouest de la route centrale de l’Adige ; le lac de Garde les sépare. L’offensive autrichienne doit donc choisir entre la descente en Lombardie ou en Vénétie. L’offensive italienne, au contraire, trouve des conditions en apparence plus favorables, puisque les colonnes d’attaque peuvent converger sur Trente et même déborder Trente au Nord par la route du Tonale (Val di Sole) sur Bolzen, et par la route des Dolomites et du Cadore au Nord de la Brenta. Seulement, Trente est un camp retranché formidable, qui permet aux réserves autrichiennes de se porter rapidement sur tous les points menacés.

Le secteur de Cadore, constitué par les Alpes Cadoriques, plus connues sous le nom d’Alpes Dolomitiques, forme, en sens inverse du Trentin, le saillant italien contre le Tyrol. Les Dolomites sont de magnifiques montagnes, aux sommets ruiniformes, aux grandes parois blanches teintées de rose, qui font l’admiration des touristes ; elles sont fort élevées et d’un abord difficile. Le mont Marmolata atteint 3 360 mètres, et le mont Antelao, qui domine Pieve di Cadore, atteint 3 320 mètres. Trois routes traversent le massif : la route de Bassano par Primièro passe au col Bolto et descend dans la vallée de l’Avisio, tournant ainsi Trente par Neumarckt. La route de la Cortina d’Ampezzo est aussi célèbre que celle du Brenner. C’est la fameuse Strada d’Allemagna, route directe d’Allemagne à Venise par Bellune ; la route débouche à Toblach dans le grand sillon longitudinal ouvert par les deux vallées opposées de la Rienz (Pusterthal), affluent de l’Adige, et de la Drave, affluent du Danube, C’est par ce sillon que passe la grande voie ferrée, embranchée sur la ligne du Brenner, qui rejoint Trente à Vienne. On voit toute l’importance de Toblach [6] ; les Autrichiens, maîtres de la Cortina d’Ampezzo et du Monte-Croce, avaient fortifié puissamment cette région. Deux routes adjacentes encadrent la route de la Cortina : l’une part des sources de la Rienz par le San Angelo, l’autre part d’Innichen aux sources de la Drave par le col de Kreutzberg ; elles aboutissent toutes les deux dans la vallée de la Piave.

Le secteur de Carnie, ou Alpes Carniques, est un massif épais et confus d’où sortent au Sud les différens torrens qui forment le Tagliamento. La frontière suit la grande crête, mais entre elle et la Drave s’interposent la vallée et la chaîne du Gaïl. La grande route de Venise à Vienne par Tarvis coupe la frontière à Pontebba ; elle est doublée par un chemin de fer : Tarvis ouvre la route historique suivie par Bonaparte en 1797. Tolmezzo est le centre des diverses communications d’Italie en Carnie ; la principale est celle qui passe au col de Monte-Croce, traverse le Gaïl à Mauthen et aboutit à Ober-Draubourg sur la Drave.

Le secteur de I’Isonzo s’étend entre le col de Tarvis et la mer. L’Isonzo est un torrent fougueux qui descend du massif du Terglou et coule en entier en territoire autrichien. Très resserré dans les gorges de sa vallée supérieure, forcé par les contreforts des Alpes Juliennes et du Terglou à décrire de larges boucles, il débouche dans la plaine à Gorizia. Par un de ses affluens supérieurs, il ouvre la route du col de Prédit qui aboutit à celle de Tarvis. Les Alpes Juliennes et le Terglou sont d’âpres montagnes calcaires, aux plateaux crayeux et dénudés ; elles se prolongent au Sud par les Alpes de la Carniole et le Carso, qui sont moins élevées, mais qui ont le même caractère. Ces massifs confus et difficiles défendent les abords de Tiieste et de Laibach ; ils sont traversés par la voie ferrée de Gorizia à Klagenfurt et de Trieste à Laibach par Adelsberg. Gorizia est reliée à Trieste par deux voies ferrées. Toutes les routes aboutissent dans le grand couloir de la Save.

Cette courte description géographique, que précise notre croquis, était nécessaire pour faire comprendre les opérations qui se déroulent dans les Alpes austro-italiennes depuis 1915. Nous ne pouvons suivre dans le détail ces opérations, mais un historique rapide suffira à faire connaître à la fois leurs difficultés et les objectifs qu’ont poursuivis les Italiens.


Dans la première semaine, les troupes italiennes attaquent partout, sans qu’on puisse déterminer encore le secteur sur lequel se portera l’effort principal. Dans le Trentin, les Alpins occupent le Tonale et s’avancent dans le val del Giudicaria ; à l’Est du lac de Garde, ils s’emparent du Monte Baldo avec un superbe élan et de la petite ville d’Ala, d’où ils sont en face de Rovereto, dominant la ville du haut du Conizugna. L’attaque a été plus violente par le val Sugana. Les forts autrichiens avancés ont été détruits ou réduits au silence. Pourtant, du plateau des Sette Communi, les colonnes italiennes occupent Borgo, dans le val Sugana, et le mont Pasubio, à l’Est de Rovereto, et Premiero. En Cadore, le Cortina d’Ampezzo et le Monte-Croce sont enlevés ; les progrès sont plus lents du côté de la Carnie ; mais l’artillerie italienne bombarde le fort de Malborghetto qui défend la route de Tarvis. Du côté de l’Isonzo, les Italiens sont arrivés assez facilement aux abords de la rivière, ils l’ont franchie dans sa région inférieure et occupent Gradisca et Monfalcone. Les objectifs immédiats sont Gorizia, Plava et Tolmino. Des combats sanglans ont lieu au Monte Nero, au Nord de Tolmino, et autour de Plava. A la fin de juin, les Italiens tiennent Plava et ont pu déboucher devant Gorizia. Mais les Autrichiens ont fait du Carso et des hauteurs qui dominent Gorizia des positions extrêmement fortes.

D’ailleurs, après les premiers succès dus à la surprise des adversaires et à l’impétuosité des alpins italiens, le commandement trouvait devant lui la puissante organisation défensive préparée par les Autrichiens. Les Autrichiens se ressaisissent et se livrent même à des contre-attaques qui prouvent l’entrée en ligne de forces importantes. Les forts de Rovereto et de Trente arrêtent l’avance italienne. C’est la guerre de siège qui commence. La bataille est générale, mais elle prend de plus en plus le caractère de la guerre de montagne. Il semble pourtant que le haut commandement italien ait choisi comme secteur principal le front de l’Isonzo. C’est sur Gorizia que se concentre l’attaque, mais elle se développe forcément sur toute la ligne de l’Isonzo, tout en prenant une âpreté particulière au Carso. Le Carso est en effet l’obstacle qui barre la route de Trieste, et l’on sent bien dès ce moment que Trieste est l’objectif des Italiens. La prise de Trieste n’est pas seulement une satisfaction donnée à l’irrédentisme, mais elle porterait un coup fatal à l’Autriche. Trieste est le grand port autrichien, le poumon par lequel respire l’Autriche. En même temps, l’Istrie, avec le grand port militaire de Pola, serait coupée de l’Autriche, à qui il ne resterait que le port hongrois de Fiume. Et il suffirait d’une avance des Italiens sur Laibach pour que toute l’Adriatique fût fermée aux Austro-Hongrois.

On comprend donc la portée qu’a prise cette bataille de l’Isonzo, car si elle vise d’abord Trieste, puis Laibach, elle ne peut négliger les routes de Tarvis et de Predil, l’objectif stratégique étant bien la possession du sillon de la Save et la maîtrise des routes de Vienne par Villach, Klagenfurt et Laibach. On pouvait même supposer en juin 1915 que les opérations italiennes seraient combinées dans un avenir prochain avec celles de l’armée serbe, restée intacte après ses victoires de décembre 1914. La retraite russe n’avait pas encore à cette époque pris les proportions désastreuses qui marquèrent la fin de l’été. Les Alliés continuaient leurs opérations militaires et diplomatiques aux Dardanelles et dans les Balkans. Il était permis de prévoir que les Etats balkaniques joindraient leurs forces à celles des Alliés et qu’une stratégie décisive ouvrirait les routes de Vienne sur tout le pourtour de la plaine danubienne.

La bataille de l’Isonzo s’est donc poursuivie, et on peut dire qu’elle a absorbé la plus grande partie des forces italiennes mobilisées. L’attitude défensive prise par les Autrichiens sur l’ensemble du théâtre d’opérations, l’occupation de tous les débouchés du Trentin, du Cadore et de Garnie, autorisaient l’Etat-major italien à persévérer sur l’Isonzo. Mais l’hiver arriva sans que des résultats décisifs eussent été obtenus. Gorizia tenait toujours ; la ville n’a été enlevée qu’après quatorze mois de combats épiques. On en trouve l’explication toute naturelle dans la force des positions attaquées. Le Carso a été le point d’arrêt ; et même aujourd’hui, après que le passage de Gorizia a été forcé, le Carso forme encore l’obstacle sur la route de Trieste. Il importe donc de savoir ce qu’est le Carso.

Le plateau du Carso (Karst en allemand) est une célébrité géologique. « Le Karst, écrit Elisée Reclus, est un plateau unique en Europe par son chaos de pierres, par les inégalités bizarres de ses roches tendues. Çà et là se dressent des murs, des obélisques inégaux, des entassemens de blocs. C’est un entassement de ruines dans un effroyable désordre... Des gouffres s’ouvrent de toutes parts dans le désert pierreux et même sur les pentes des collines. Ces gouffres sont de toutes les formes et ont toutes les dimensions... Les Frioulans les désignent sous le nom d’inglutidore. Les eaux des pluies descendent dans les gouffres, s’amassent en mares temporaires, ou disparaissent par les fentes de la roche dans des cavernes souterraines... Les géologues attribuent les gouffres et fissures à d’immenses éruptions d’eaux minérales ayant désagrégé le calcaire. » Sur ce plateau à peu près désert, où quelques villages et cultures se dissimulent dans les creux profonds des anciens gouffres, un vent terrible règne en permanence, la Bora du Nord-Est. Il a une violence telle qu’il arrête parfois les trains et rend périlleuse la navigation de l’Adriatique au voisinage de la côte. Le plateau est dénudé, et le reboisement y est presque impossible. On comprend le parti que la défense autrichienne a tiré de ce plateau déjà hérissé de difficultés naturelles.

Les Italiens ont attaqué le Carso par le revers Sud-Ouest entre Monfalcone et Gradisca. La flotte devait leur prêter son concours, mais il est probable qu’elle n’a pu s’approcher assez près sous la menace des sous-marins de Pola et des champs de mines qui doivent interdire le golfe de Trieste.

Le Carso s’avance entre Monfalcone et Gradisca par deux éperons rocheux, le Monte dei Sei Busi et le Monte San Michèle. Doberdo et San Martino étaient les centres de la résistance autri- chienne. A la fin de juillet 1915, les italiens s’emparèrent des abords de ces positions après une lutte meurtrière qui dura plu- sieurs journées. Secondés par une admirable préparation d’artillerie, ils délogèrent les Autrichiens à la baïonnette et firent plusieurs milliers de prisonniers. Les contre-attaques autrichiennes échouèrent. On put croire que Gorizia allait tomber, mais les Italiens se trouvèrent devant de nouvelles positions aussi fortement organisées. D’autre part, ils n’avaient pu réussir à s’emparer du mont Sabotino sur la rive droite de risonzo en face de Gorizia. La guerre de siège continua.

A partir du mois d’octobre, la bataille du Carso reprend son activité. C’est l’époque où les Austro-Allemands préparent l’attaque de la Serbie. La situation dans les Balkans s’est aggravée au détriment des Alliés ; la Bulgarie a pris parti pour l’Allemagne, la Grèce garde une neutralité plutôt hostile à l’Entente. La Roumanie ne peut sortir de l’abstention que lui commandent les circonstances. L’entreprise des Dardanelles a définitivement échoué. Mais c’est aussi le moment où les Alliés comprennent enfin les fautes commises et, sous l’impulsion du gouvernement français, réalisent l’unité de vues et de direction pour l’action décisive. L’efîort incomparable qui va mettre en œuvre toutes les forces nationales des nations alliées jaillit des revers mêmes de cette tragique fin d’été 1915. A défaut de Constantinople, les Alliés se décident à garder Salonique ; il ? arriveront trop tard pour empêcher l’écrasement de la Serbie, mais Salonique sauve l’avenir.

Il importait que les Italiens opérassent avant l’hiver une diversion assez puissante pour détourner une partie des forces autrichiennes dirigées contre la Serbie et le Monténégro. Ils reprennent l’offensive dans tous les secteurs. Malgré les neiges nouvelles, ils attaquent vivement autour du Trentin et sur la route de Toblach et tentent un nouvel assaut sur le Carso. Los Autrichiens ont reconnu que ces terribles combats de la fin d’octobre leur ont coûté des pertes extrêmement élevées. Les communiqués des deux adversaires parlent de l’enfer de Doberdo. L’ardeur des troupes italiennes ne put cependant réussir à jeter assez loin leurs adversaires, et ils durent s’immobiliser à nouveau dans la guerre de tranchées.

Donc, à la fin de 1915, les opérations restaient stationnaires sur le front austro-italien. Les Italiens n’avaient rien perdu de leur avance sur la frontière, ils avaient même, au prix de grands efforts, gagné sur les crêtes et dans les vallées, sans tenir pourtant aucun des objectifs importans : Rovereto, Trente, Toblach, Tarvis, Tolmino, Gorizia, Trieste. Les combats se localisaient.

Cependant, les Italiens avaient occupé Durazzo et Vallona sur la côte d’Albanie et marquaient par là l’intérêt que prenait l’Italie aux événemens balkaniques. L’occupation de Vallona était le gage du concours éventuel de l’Italie à l’action de l’armée que les Alliés constituaient à Salonique. Elle le prouvait en aidant à recueillir et à reconstituer les débris de l’armée serbe. Mais elle ne put sauver le Monténégro et, en particulier, ces bouches de Cattaro, sur lesquelles aurait dû se concentrer dès le début l’intervention des flottes alliées.

L’hiver allait suspendre les opérations, mais il ne faudrait pas croire que les Italiens comme les Autrichiens restèrent inactifs pendant cette période. Les alpins italiens et autrichiens n’ont pas cessé de combattre à des altitudes invraisemblables, au milieu des glaciers et des neiges de l’Ortler, de l’Adamello, du Marmolata, du Cristallo, etc. On a raison de dire que ces combats seront un jour classiques, au même titre que les campagnes de Rohan dans la Valteline et de Lecourbe en Suisse. Certaines rencontres ont eu lieu en pleins glaciers. Le 20 septembre, dans l’Ortler, une colonne italienne montait un canon à plus de 3 000 mètres et enlevait un pic à 3 400. Le col de Lana, situé à 2 400 mètres dans la région du Haut-Cordevole, encombrée de neiges épaisses, fut enlevé le 7 novembre après une préparation par l’artillerie ; une contre-attaque autrichienne fut repoussée le 18 novembre, elle fut renouvelée également en février et eut le même sort. Sur le Carso et sur l’Isonzo, on peut dire que la bataille fut sans trêve tout l’hiver, par le canon principalement. Les Autrichiens essayèrent à plusieurs reprises de ressaisir les positions perdues.

Dès le printemps de 1916, les Italiens se préparaient a reprendre leur offensive sur Gorizia, lorsque se produisit l’offensive autrichienne du Trentin. Déjà, à la fin de mars, le commandement italien se rendait compte que les Autrichiens avaient reçu des renforts considérables et semblaient vouloir se départir de leur attitude défensive [7]. Une vigoureuse attaque autrichienne s’était effectuée en Garnie autour du Monte-Croce (Plöcken-Pass). Le 20 mars, une opération était également tentée au Grafenberg, près de Gorizia. Ces combats se poursuivirent pendant le courant d’avril. Une artillerie autrichienne très puissante se révéla à l’entrée du val Sugana. Partout, le canon tonnait et les attaques se multipliaient de part et d’autre. A la fin d’avril, l’état-major italien fut informé que de nombreuses divisions autrichiennes se concentraient dans le Trentin. Dès le commencement de mai, la situation se précisait. Un violent bombardement avec des pièces de gros calibre battait tout le front italien depuis le lac de Garde jusqu’à la Brenta et les obus tombaient jusque sur la région des Sette Communi ; l’offensive se produisait le 15 mai avec une ampleur dépassant les prévisions.

Cette offensive autrichienne dérive du même ordre d’idées que l’attaque de Verdun. Elle est à la fois politique et militaire, elle vise à obtenir non seulement la dislocation du front italien, mais la rupture de l’union sacrée faite en Italie, depuis l’intervention, sur le principe de l’irrédentisme. Les conditions paraissent favorables. Les Autrichiens disposent de fortes réserves. Après l’attaque infructueuse de l’armée d’Ivanoff sur la Strypa, en décembre 1915, le front russe paraît avoir repris son immobilité. Les Impériaux sont maîtres des Balkans. Néanmoins, la grande attaque de Verdun n’a pas donné les résultats espérés : elle va être reprise et poursuivie avec acharnement. Un grand succès des Autrichiens sur les Italiens peut avoir pour conséquence, en coïncidant avec la prise de Verdun, de fortifier chez les neutres la conviction que l’Allemagne est invincible, et d’amener en même temps en Italie une réaction du parti neutraliste et une paix séparée [8]. Combinaisons dignes d’ailleurs de la mentalité germanique ! mais qui trouvaient cependant quelque fondement dans le fait que le gouvernement italien, en ne déclarant pas la guerre à l’Allemagne, semblait avoir tenu compte de certaines influences germanophiles et réservé l’avenir. La mission du prince de Bülow se continuait à Lugano, et il n’était pas douteux que des intrigues se poursuivaient entre lui et ses amis italiens.

Au point de vue militaire, l’opération était bien conçue. Dans l’impossibilité de réaliser le plan complet [9] du général Conrad von Hetzendorff qui visait une offensive simultanée et enveloppante sur la Vénétie, l’état-major autrichien prenait naturellement le Trentin comme base d’une offensive limitée, dont l’objectif immédiat pouvait être de déboucher sur Vérone, Vicence et Padoue, et de couper ainsi l’armée de Vénétie de ses communications avec le pays. Sans même préjuger d’une action vers le Pô, qui aurait certainement demandé un effort plus puissant que celui que pouvait faire l’Autriche, le seul fait de détruire la voie ferrée de Vérone à Venise et de tenir toutes les hauteurs qui dominent la plaine aurait constitué pour les Autrichiens un succès très important et forcé les Italiens à remanier toute leur stratégie. Mais il est certain aussi qu’une telle offensive devait être menée assez rapidement pour que le commandement italien n’eût pas le temps de la riposte, et qu’elle fût suffisamment alimentée pour livrer en plaine, dans la région de Vicence, une bataille décisive. Les événemens ont montré que, malgré la brusquerie et la violence de l’attaque » le généralissime italien était en mesure d’y faire face et que les Autrichiens n’avaient ni assez de monde, ni assez de souffle pour aller au bout d’un pareil effort.

L’attaque autrichienne s’est produite entre l’Adige (val Lagarina) et la Brenta (val Sugana), en partant du front puissamment fortifié devant lequel les Italiens s’étaient arrêtés. Elle disposait de plusieurs routes convergeant sur le plateau célèbre des Sette Communi. Entouré à l’Est par la Brenta, à l’Ouest par le val d’Astico, ce plateau forme une forteresse naturelle qui paraissait inexpugnable. Il est traversé par le val profond d’Assa qui ouvre la seule route conduisant à Asiago, le centre le plus important. Asiago est à 1 000 mètres d’altitude ; les crêtes au Sud dominent la plaine de 1 300 à 1 500 mètres. Le plateau peut être tourné à l’Ouest par la route de Rovereto et le val Posina, et par la route de Rovereto à Schio, grande route de Vicence par la Vallarsa et le col delle Fugazze. Le val Posina est encadré au Nord et au Sud par des hauteurs variant entre 1 200 et 1 500 mètres. Les Italiens occupaient en avant de la frontière le massif escarpé du Pasubio et le col Santo, entre la Vallarsa et le val Terragnolo, et les hauteurs de Zugna, entre la Vallarsa et l’Adige. Dans le val Sugana, ils s’étaient avancés entre Borgo et Levico.

L’offensive autrichienne a pris logiquement comme objectif le plateau des Sette Communi, attaquant à la fois par le val d’Assa, le val d’Astico et le val Posina, tandis qu’aux ailes, des colonnes importantes appuyaient le mouvement du centre en cherchant à déboucher d’une part par le val Sugana sur Primolano et Bassano, d’autre part par la Vallarsa et l’Adige sur Schio et Vicence. C’était en somme la manœuvre classique du centre appuyé par des attaques échelonnées aux ailes. La violence du premier choc fut telle que les Italiens durent évacuer, après une superbe résistance, les positions avancées du Pasubio, du Monte-Maggio, et de la haute vallée de l’Astico. De grandes masses d’infanterie se précipitèrent, sans se soucier des pertes, par le val Posina et le val d’Astico sur Arsiero et par le val d’Assa sur Asiago. Les Autrichiens, maîtres d’Arsiero et d’Asiago, firent un puissant effort pour progresser au delà, et leurs têtes de colonnes atteignirent presque la plaine au débouché d’Arsiero. Mais la résistance italienne fut invincible sur les cimes du Cogolo et du Cengio. En même temps, l’avance autrichienne était enrayée dans le val Sugana et dans la Vallarsa. En particulier dans cette dernière région, les assauts autrichiens se brisèrent contre le Cogni Zugna, le Parmesan et le Pasubio.

L’attaque autrichienne atteignit son paroxysme dans la deuxième quinzaine de juin, mais déjà l’insuccès aux deux ailes rendait infructueuses les attaques du centre sur le plateau des Sette Communi. La contre-offensive italienne ne tardait pas à se faire sentir. Il est probable que, déjà à ce moment, un certain nombre de divisions autrichiennes furent rappelées précipitamment pour aller renforcer les armées de Bukovine et de Galicie, écrasées par la brusque et impétueuse offensive de Broussiloff.

On comprend l’émotion que soulevèrent en Italie les succès des Autrichiens au Trentin. Elle se répercuta dans le Parlement ; M. Salandra dut se retirer. Mais la crise se dénoua autrement que l’avaient espéré les agens de l’Allemagne. Un ministère de Défense Nationale fut formé, et le résultat le plus clair fut une recrudescence des sentimens, interventionnistes qui allait amener l’Italie à déclarer la guerre à l’Allemagne. D’ailleurs, l’épreuve avait été courte, la résistance avait été héroïque. Le généralissime italien avait conservé sa maîtrise [10] ; il disposait de réserves considérables qu’il sut amener à temps sans rien enlever aux autres secteurs ; il est probable qu’il aurait fait subir la revanche de Custozza aux troupes autrichiennes, si elles étaient descendues en plaine, épuisées et décimées par une longue série de combats. Depuis lors, les Italiens ont refoulé les Autrichiens sur les positions du début ; ils sont revenus près de Rovereto. Et on peut dire aujourd’hui qu’il ne reste plus sur le plateau des Sette Communi que les traces de la lutte terrible qui s’y est déroulée pendant deux mois [11]. Les Autrichiens n’abandonnent que lentement les cimes qu’ils avaient acquises si chèrement. L’état-major autrichien avait amené dans le Trentin ses divisions d’élite, en particulier les divisions hongroises. Les régimens tyroliens furent dignes de leur vieille réputation. La bataille du Trentin comptera dans les annales des deux armées, sans dépasser pourtant les batailles de l’Isonzo et du Carso.

Les journaux italiens ont donné de nombreux récits épisodiques sur l’héroïsme de leurs troupes. Nous n’en retiendrons qu’un, qui nous rappelle l’héroïsme d’un bataillon français à Torfou pendant les guerres de Vendée : « Un bataillon italien fut chargé de protéger au Monte-Aralta la retraite d’un division. Le feu de l’artillerie autrichienne rendait la position intenable ; le commandant du bataillon rendit compte à son général. Le général répondit : « Je ne puis que vous répéter : la résistance doit être faite à outrance. Je suis certain que votre patriotisme saura donner à cette parole le sens qu’elle comporte. » Le bataillon tint magnifiquement ; sur 740 hommes, 170 revinrent ; tous les autres étaient morts : leur sacrifice avait permis la retraite de la division. »

Tandis que se poursuivait la contre-offensive italienne sur la frontière du Trentin, la prise de Gorizia a montré soudain combien peu l’offensive autrichienne avait influencé le plan du généralissime italien. Dès la fin de juillet, en effet, l’attaque reprenait sur l’Isonzo et contre le Carso. Il fallait évidemment répondre par une victoire à l’impression qui s’était manifestée en Italie et dans le monde sur les échecs italiens du Trentin. Et l’on ne pouvait mieux choisir que Gorizia, la petite et charmante ville dont on attendait depuis si longtemps l’occupation. L’affaire du Trentin n’avait fait que retarder l’événement. La préparation était faite quand le général Cadorna revint à Gorizia, dès que ses préoccupations cessèrent du côté du Trentin. Il y a lieu, d’ailleurs, de croire que les opérations sur l’Isonzo rentraient dans le plan général des Alliés. Elles avaient du moins l’avantage de trouver un front certainement affaibli[12] puisque les Autrichiens étaient obligés de faire face à la fois au Trentin et en Bukovine.

De plus, il devient intéressant, au moment où s’ouvrent des opérations nouvelles dans les Balkans, d’arriver enfin à Trieste et même à Laibach. Le front italien fait partie désormais du front d’Orient. Que les Italiens agissent en Carniole, à Vallona ou à Salonique, ils concourent à la manœuvre stratégique qui doit à la longue libérer les Balkans et couper les Empires centraux de Constantinople, en attendant la marche sur Vienne. La prise de Gorizia n’est donc qu’un acte militaire préparatoire. La bataille doit se poursuivre, et elle demandera sans doute un effort prolongé. Le Carso tient encore, mais les Italiens pourront le contourner par la vallée du Vipacco, après qu’ils auront pris les hauteurs qui dominent Gorizia à l’Est : Monte Sanlo, San Gabriele, San Daniele, le plateau de Tarnova, etc.

Nous ne pouvons donner un récit détaillé de la prise de Gorizia. Une relation officielle vient d’être publiée par l’Etat-major italien. Il en ressort que cette bataille du Carso est une des plus terribles de la guerre ; la prise de Gorizia n’en est qu’un des plus glorieux épisodes. L’attaque fut admirablement préparée par une artillerie lourde sortant, paraît-il, en partie des usines françaises. La cause principale de la lenteur des progrès et même des échecs des Italiens avait été jusqu’ici l’insuffisance de leur artillerie lourde. Le 6 août, à sept heures du matin, l’action s’engagea par un bombardement intense de Plava à Monfalcone ; l’artillerie concentra ensuite son feu sur le Monte Sabotino et le Monte San Michèle. Ces deux hauteurs furent enlevées à la suite d’une terrible attaque, qui dura deux jours. « Les régimens, dit un correspondant de guerre, montèrent à l’assaut avec une ardeur indescriptible. Depuis de longs mois ils avaient souffert, dans les tranchées du Carso, toutes les souffrances possibles ; ils avaient dû accepter cette lutte sournoise de terrassiers. Aujourd’hui ils prenaient leur revanche. » « Ce fut un superbe spectacle, dit la Relation officielle, de voir nos intrépides fantassins, dans un élan incomparable, monter à l’assaut de positions réputées imprenables. » Les Autrichiens résistèrent avec acharnement : ils avaient été surpris par l’impétuosité et la force de l’attaque, et le commandement fit des efforts inouïs auxquels l’Etat-major italien a rendu hommage.

Le 9 août, tout le plateau de San Martino à Doberdo, était conquis. Le 10, franchissant le Vallons profond qui coupe le Carso en deux parties, les Italiens s’emparaient d’Oppachiesella et le 12 du Nad Logem. Les Italiens se trouvèrent alors en face de la tête de pont de Gorizia devant laquelle l’ennemi avait accumulé les défenses et les mitrailleuses. Rien ne put arrêter les bersaglieri. Ils apercevaient les maisons de la ville cachées dans la verdure ; dans un élan fou, ils passèrent le fleuve à gué, et le 9 août, au lever du soleil, le drapeau italien flottait sur Gorizia : si les faubourgs sont à peu près détruits, la ville a peu souffert, et la vie a repris en dépit du bombardement qui continue.

Les héroïques soldats qui ont emporté Gorizia de haute lutte et qui poursuivent l’attaque du Carso sont commandés par le duc d’Aoste, Emmanuel-Philibert de Savoie, cousin du Roi. De la maison de Savoie sont toujours sortis des chefs de guerre remarquables. Le roi Victor-Emmanuel III laisse aux généraux qu’il a choisis l’honneur et le soin de diriger les opérations. Mais il est à leurs côtés, et vit au milieu de ses soldats, dont il partage les périls et les fatigues. On le voit partout ; sa présence exalte les troupes. Son action morale apporte au haut commandement le plus sûr appui. Roi-soldat, comme ses ancêtres, comme son glorieux grand-père, il n’a pas besoin de commander. Il est là, et la victoire marche avec son armée.

Toute étude militaire demande une conclusion. Il en est une qui ressort avec évidence de ces brèves appréciations sur nos amis Italiens : c’est notre fraternelle admiration pour leurs exploits. C’est aussi notre certitude qu’ils vaincront, comme nous, comme tous ceux qui livrent le grand combat du droit et de l’honneur, et que l’Italie sortira de la lutte, agrandie territorialement et moralement. Les paroles enflammées de d’Annunzio se vérifieront : « Heureux ceux qui reviendront avec la victoire, car ils verront le visage nouveau de Rome, la beauté triomphale de l’Italie ! »


Général MALLETERRE.

  1. Quand on regarde de près une carte des Alpes, il est facile de distinguer que les Alpes sont divisées en massifs très circonscrits par des vallées, tantôt parallèles à la crête principale (sillons longitudinaux), tantôt perpendiculaires (coupures transversales).
  2. L’armée italienne a mis en ligne les douze corps d’armée du temps de paix et des divisions de Milice mobile. Elle a dû mobiliser plus de deux millions d’hommes. Elle dispose encore de réserves considérables, puisque la population peut fournir quatre millions d’hommes. Les services de l’armée sont admirablement organisés. Des témoins autorisés revenant du front italien nous ont exprimé la surprise qu’ils ont éprouvée en constatant avec quelle régularité et quel luxe fonctionne ce que nous appelons l’Arrière. Les camions automobiles apportent les ravitaillemens de toute nature aux troupes, quelles que soient les altitudes et les difficultés. Et on saura plus tard que c’est grâce à l’arrière que la retraite du Trentin a pu être enrayée rapidement.
  3. L’Italie en guerre, par MM. Henri Charriaut et M.-L. Amici-Grossi, 1 vol. in-18 ; Flammarion.
  4. Les soldats italiens ont été de merveilleux terrassiers ; ils ont ouvert autant de routes que de tranchées.
  5. Trente, au débouché des routes germaniques vers l’Italie, a joué un rôle très important. Le fameux Concile de Trente y réunit toute la chrétienté européenne.
  6. On avait pu croire que les Italiens prendraient Toblach pour premier objectif ; ils auraient ainsi coupé la voie ferrée ; mais on nous affirme que la gare de Toblach est sous le feu des canons italiens et que les trains n’y passent que la nuit. Il reste d’ailleurs aux. Autrichiens la voie ferrée du Nord, du Semmering au Brenner.
  7. On sait que 18 divisions ont pris part à l’offensive du Trentin avec une artillerie formidable. 8 de ces divisions venaient de Galicie ou des Balkans.
  8. On a qualifié, en Autriche, l’offensive du Trentin d’expédition de châtiment.
  9. Le général Conrad, chef d’état-major de l’armée, déclarait en 1908 et 1911 qu’il convenait d’anéantir l’Italie, dont la politique était, disait-il, déjà infidèle à la Triple-Alliance et prête à la guerre contre l’Autriche.
  10. Le général Cadorna nous permettra de confondre dans le même hommage son chef d’état-major général, le général Porro.
  11. Les derniers bulletins nous montrent que les Italiens attaquent vigoureusement partout. Ils viennent de faire de très sensibles progrès dans les Dolomites en prenant le mont Cauriol, qui domine la vallée de l’Avisio et tout le carrefour des routes permettant de passer du Trentin septentrional dans la région du Cadore. L’artillerie italienne bombarde la voie ferrée de Trente à Bolzano (Bolzen). L’avance des Italiens menace la route de l’Adige. Elle préoccupe assez sérieusement l’État-major autrichien pour qu’il ait ramené des troupes dans cette région, si sensible à cause du voisinage du Tyrol et de la voie ferrée du Brennei et du Pusterthal. Le généralissime Cadorna poursuit un plan de pression générale, ayant pour but d’atteindre avant l’hiver les principaux débouchés sur le sillon longitudinal Trente-Bolzano-Toblach-Tarvis. Il n’en continue pas moins l’enlèvement pied à pied du Carso, et il y a lieu d’espérer que les opérations d’automne ouvriront la route de Trieste.
  12. Les divisions autrichiennes rappelées du Trentin étaient déjà en route pour la Galicie ; il a fallu en arrêter une partie pour aller renforcer le front de l’Isonzo, Ainsi se manifestent les effets de la pression exercée par les Alliés sur tous les fronts. Et l’on voit combien les opérations italiennes et russes s’aident réciproquement.