Le Front de l’Atlas
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 597-623).
LE FRONT DE L’ATLAS

IV [1]
EN COLONNE


I. — LE TAMBOURIN DE SIDI MAH

A quelques lieues de là, quatre ou cinq mille Légionnaires, Territoriaux, Joyeux, Sénégalais, attendaient depuis près d’un mois l’arrivée du Madani pour s’engager plus avant dans la montagne. Et la vie de tout ce monde sur un plateau sans ombre, dans une chaleur infernale bourdonnante de millions de mouches, au milieu d’une poussière de fumier constamment remuée par le piétinement des hommes et des bêtes, n’avait rien, on l’imagine, de l’air de fête homérique si divertissant à voir dans le camp de la harka.

Dès que le Glaoui fut arrivé, la longue colonne se mit en route, abandonnant le sinistre plateau, laissant derrière elle son fumier, son ennui de plusieurs semaines, mais emportant ses mouches collées en grappes aux flancs des animaux et sur les vestes khaki. Et maintenant, suant et peinant, elle s’en va dans un chaos montagneux, escaladant des pentes de rocs et de broussailles, disparaissant au fond d’effroyables ravins, pour remonter aussitôt dans un lent mouvement de fourmilière ; et ni les montées ni les descentes, aucun des accidents de ce sol brutalement tourmenté n’arrive à bouleverser l’ordre de cette marche tellement assouplie au terrain qu’on dirait, en vérité, que tous ces noirs du Sénégal, ces Territoriaux du Midi, ces Joyeux, ces Légionnaires, ces chevaux, ces mulets, ces ânes et les cinq cents chameaux du convoi ne forment qu’un même animal qui se déplacerait en rampant.

De fois à autre, pourtant, un à-coup. Tout ce grand corps s’immobilise comme saisi d’une soudaine inquiétude. Les chameaux ! Où sont les chameaux ?... C’est le Général [2] qui s’inquiète de ne plus apercevoir son convoi. Bride abattue un cavalier s’élance dans la direction du troupeau. Indifférents à l’horaire, comme s’ils ne portaient pas sur leurs dos la vie de quatre ou cinq mille hommes, les chameaux, au fond d’un ravin où ils ont trouvé un peu d’herbe, broutent, se donnent du bon temps, cependant qu’à coups de matraque leurs conducteurs les rassemblent pour leur faire gravir une pente contre laquelle ils rechignent. Enfin, on les voit apparaître toujours dignes et solennels, posant avec majesté leurs pieds feutrés dans la poussière, balançant sur leur échine de longs couffins pareils aux basques d’un habit ridicule, l’air stupide de gens qui se croient supérieurs à ce qu’ils font, leurs grosses lèvres agitées comme s’ils disaient : « Nous voici ! » et semblant, à la lettre, s’avancer sur les sentiers de la guerre en redingote et en pantoufles. Alors de nouveau tout s’ébranle, et la marche reprend, comme si ces milliers d’hommes qui cheminent sous la chaleur accablante, fantassins, artilleurs, cavaliers, et tous les gens de la harka n’avaient vraiment d’autre but que d’escorter ces animaux étranges, et de les conduire, par défi, pâturer plus loin, toujours plus loin sur la plus haute cime de l’Atlas.

Autour de nous un grand silence, une complète solitude ; et l’on pourrait croire que nous sommes les premiers êtres humains qui s’aventurent dans ces parages, si on ne voyait de lois à autre quelques burnous terreux surgir au milieu des rochers, traînant derrière eux par les cornes une petite vache efflanquée. Cette petite vache, c’est un symbole, quelque chose comme un drapeau blanc, le signe qu’après de longs palabres, des gens (il y en a donc ici ?) ont décidé de se soumettre et demandent notre protection. Tout le reste de la journée, par les montées et les descentes de ce pays impossible, la petite vache nous suit, disparaissant par moment pour réapparaître soudain quand on l’avait perdue de vue, protégeant de ses cornes et de ses flancs amaigris, quelque part, je ne sais trop où, de pauvres choses menacées. Puis, lorsqu’on arrive à l’étape, la pauvre bête est égorgée, vraiment offerte en sacrifice, comme au temps d’Iphigénie, pour le village épargné.


Que venons-nous faire dans ces pierrailles, au fond de ces ravins perdus, où coule un filet d’eau salée dont ne veulent pas nos mulets ? Qu’attendons-nous, qu’espérons-nous ? Une chose en vérité singulière, ou du moins qui le paraîtrait partout ailleurs qu’en ce pays des marabouts et des sorciers.

Là-bas, dans ce lointain bleuâtre, au fond d’une gorge taillée comme par un coup de hache ou d’épée, s’élève la Zaouïa [3] de l’Ahansal. Là, jadis, il y a trois siècles, vint s’établir Dada Saïd, premier marabout de ces lieux. Il arrivait du pays d’Agadir, éternelle contrée des légendes et des enchantements, guidé par un chat merveilleux. Le chat conduisit le saint homme dans cette gorge sauvage, où coule le torrent de l’Ahansal, et arrivé là disparut. Dada Saïd s’arrêta. Il ensemença la pierraille, et aussitôt sortit de terre une moisson magnifique. Et les visiteurs accoururent, et tout homme qui s’entretenait avec lui voyait infailliblement ses champs et ses troupeaux prospérer. Quand il mourut, on lui éleva un tombeau sur lequel, encore aujourd’hui, viennent prier les Aït Tagguéla, les Aït Bouguemez, les Aït Abdi, les Aït Seri, les Aït Ischa, les Aït Mazigh, les Aït Abbès, les Aït Mohammed, les Aït Atta, et bien d’autres tribus encore de cette région de l’Atlas, bref tout ce monde mystérieux et turbulent avec qui, sans le voir jamais, nous faisons, parait-il, la guerre.

De siècle en siècle, de fils en fils, les descendants de l’Homme au chat se sont transmis son pouvoir miraculeux. L’actuel héritier, Midi Mah, est un homme d’une trentaine d’années, fort bon vivant, dit-on, qui se complaît aux bons repas et aux conversations joyeuses. Quiconque vient frapper à sa porte est sûr d’être bien hébergé. On raconte même que si les hôtes se présentent en nombre excessif, les plats se multiplient par miracle, — ce qui fait honneur à sa cuisine. Du Coran et de ses versets, il ne connaît que quelques bribes qu’il a ânonnées à l’école, comme les autres enfants du village. Mais il possède la baraka ; le souffle divin est en lui. Armé d’un tambourin magique, il frappe dessus en cadence ; puis il fait tourner dans ses doigts une longue queue de rat, et alors se montre à ses yeux un génie familier qui supprime pour lui les distances, lui révèle les choses cachées, le fait assister en personne à des événements qui se passent très loin, et l’arme d’une puissance invincible pour satisfaire ses vengeances. Qui possède l’amitié de Sidi Mah voit toujours son adversaire abattu. Qui se met au rang de ses fidèles peut tout tenter, tout risquer : la fortune lui sourit toujours. A sa Zaouia aboutissent, comme amenés par le chat mystérieux, tous les différends des tribus soumises à son autorité— et au besoin il fait naitre les querelles pour avoir l’honneur et le profit de les apaiser ensuite. C’est vers lui que dans les heures d’inquiétude ou de révolte se tournent les espoirs de tous ceux qui viennent prier au tombeau de son ancêtre Dada Saïd. C’est lui que les femmes berbères invoquent dans leurs chansons, pour qu’il protège contre le Nazaréen [4] exécré la « horma, » c’est-à-dire l’honneur, la sainteté, l’intégrité et d’un mot qui résume tout, la virginité de la montagne.


Sidi Mah, je t’appelle à mon secours !
Où es-tu, ô marabout !
Où est la force des jeunes hommes, Sidi Mah ?
Par Dieu ! prends la tête des harka,
Que je descende en plaine !
S’il y a encore des guerriers, qu’ils accourent !
Les gens bien informés disent
Que l’Homme au képi perd l’assurance.
Le Sénégalais est parti.
Les convois ne lui arrivent plus.
Il n’a plus de canons ni de cartouches.
Tous ses bateaux sont au fond de la mer.
O jeunes gens, en avant !
Marchons sur le « bureau ».
Soyez calmes sous l’obus.
Nous emmènerons le cheval

Nous enlèverons le poste.
Gens de la Zaouïa d’Ahansal,
Venez vaincre le Nazaréen.
Que je retrouve le sommeil !..


Or, ce Sidi Mali, que les femmes invoquent avec tant de confiance, est depuis plusieurs mois déjà en relations secrètes avec nous. Il nous fait tenir des lettres, par lesquelles il nous renseigne sur les dispositions des tribus, — le plus souvent, il est vrai, un peu tard, à la façon des chameliers qui vous crient « balek, » attention ! quand ils vous ont déjà bousculé. Aujourd’hui, il nous annonce que, s’il marche contre nous, c’est bien à son corps défendant et pour conserver son prestige. Mais à l’en croire, la vue de notre force va intimider ses guerriers, et il espère pouvoir venir bientôt lui-même nous présenter sa soumission.

Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Allons-nous le voir apparaître avec une suite de cavaliers et une petite vache fourbue ? Quelle inspiration du ciel va recevoir ce sorcier diplomate, qui représente au fond de ces montagnes ce qu’il y a de plus vieux dans les pensées humaines : la ruse et l’esprit de magie ?... Cependant les jours s’écoulent : nous ne voyons toujours rien venir. Et c’est étrange de penser que, par un fil secret, la marche de cette longue colonne, qui se déroule à travers la solitude avec tous ses engins modernes, ses canons, ses mitrailleuses, sa télégraphie sans fil, est suspendue, en fin de compte, à une queue de rat et à un génie familier obéissant aux appels du tambourin merveilleux.


II. — DANS UN RAVIN BRULÉ

Depuis trois jours, notre camp est dressé au bord d’une étroite vallée, dans un chaos de collines, tantôt nues, tantôt boisées, qui s’emmêlent, bondissent, se dépassent, et s’élevant toujours plus haut s’en vont rejoindre les hautes cimes aux plis durs et cassants, tendues à l’horizon comme un rideau d’acier bleu. Au milieu de cette vallée, s’élève comme un gratte ciel une maison fortifiée, flanquée de tours aux quatre angles et percée d’innombrables meurtrières qui, du haut en bas de la bâtisse, menacent d’un coup de fusil tout ce qui pourrait s’en approcher. Les hautes murailles sont intactes, mais dedans tout est brûlé. Tout, c’est bien peu de chose ! En abandonnant leur kasbah, les gens qui l’habitaient ont emporté les troupeaux et les grains. Ce qui brûle, ce sont les portes, les troncs d’arbres entaillés d’encoches qui servent d’escalier, et les balcons de bois par où l’on entre dans les chambres, — si l’on peut appeler ainsi ces sortes de trous à pigeons creusés sur trois et quatre étages dans l’épaisseur des murailles, et qui n’ont de vue sur le dehors que par les longues meurtrières, seules fenêtres de ces immeubles berbères. Au-dessus de ces quatre tours, s’élève un mince filet bleuâtre, qui s’arrête parfois comme si le feu allumé dans la kasbah avait fini par s’éteindre ; et puis bientôt la fumée reparait avec l’air pacifique d’une fumée qui sort d’un âtre. Dans ce paysage pétrifié, accablé sous la chaleur, elle seule a l’air de vivre. Les yeux la suivent pendant des heures, s’étonnent de la voir s’arrêter. On attend qu’elle reparaisse, comme l’oreille guette la suite d’une chanson brusquement interrompue. Pauvre chanson, triste fumée !

On voit aussi, autour de ces murailles, tournoyer deux cigognes, dont le nid a dû brûler dès le premier jour de l’incendie, car on n’en distingue plus de trace. Leurs longues pattes roses pendantes, elles semblent vouloir se poser sur une des tours de la kasbah. Et puis, que se passe-t-il dans ces cervelles d’oiseaux ? Déception, chagrin peut-être de ne plus retrouver là leur plateau d’immondices et de broussailles ? D’un lourd battement d’ailes, le couple aérien s’éloigne, jamais persuadé, semble-t-il, par son constat d’incendie...

A l’autre bout de la vallée, qui n’a pas un kilomètre, se dresse une autre maison forte, toute pareille à celle que nous regardons brûler. Mais elle appartient, celle-là, à des gens d’une tribu différente ; et, de temps immémorial, entre ces deux demeures barbares, on échange des coups de fusil. Ceux de là-bas, qui n’ont pas fui, nous ont envoyé une vache, pour témoigner de leur désir de vivre en paix avec nous. Ce sont eux qui ont mis le feu à la kasbah rivale, dès que ses habitants l’eurent quittée. Et maintenant, ils nous demandent de dynamiter les murailles, pour empêcher leurs voisins d’y revenir le jour où nous serons partis. Ah ! ce n’est pas ici un pays idyllique, et ce n’est pas pour ces Berbères que le Prophète a dit : « Le sort le plus heureux pour un homme est vraisemblablement d’avoir un troupeau de moutons qu’il mène paître au fond des vallées où se rassemble l’eau des pluies... »

Dans le camp, la chaleur est accablante, l’éclat du jour plus intolérable encore. Chacun reste sous sa tente ou sous le carré de toile qui l’abrite un peu du soleil, de la poussière et des mouches. Les bêtes, immobiles et la tête penchée, ont l’air de brouter leur ombre. Seuls, des Sénégalais, tout nus et magnifiques sous la lumière qui fait briller leur peau comme du bronze antique, s’amusent à se jeter des seaux d’eau sur le corps, animant tout ce coin du camp d’un jeu singulier de statues... Pas d’autre événement dans l’interminable journée que le va et vient des cigognes, la péripétie de l’avion qui arrive et descend par un miracle d’audace au fond de la gorge où nous campons ; et aussi, de fois à autre, le passage de quelques gens de tribus amenant avec eux leur vache protectrice, ils montent chez le Général, s’accroupissent à quelques pas de sa tente, et attendent là, immobiles, leur long fusil entre les jambes. Un interprète s’approche d’eux, leur demande d’où ils sont et ce qu’ils veulent. « Nous voulons ce que Dieu veut, disent-ils. » Mais Dieu, que peut-il bien vouloir ?... et les voici qui repartent, laissant leur pauvre bête efflanquée, seule expression de leur silence, seul témoignage de leur passage alarmé.


A quelque cinq cents mètres de là, au sommet d’une colline plantée de chênes verts, se dressent au milieu de la pierraille les tentes de Si Madani. L’existence qu’on mène là haut est mille fois plus monotone que celle que nous menons en bas, et pourtant, chose singulière, on n’y sent rien de l’ennui qui pèse sur le fond de la vallée. Ni l’impatience de l’inaction, ni le désir d’aller plus loin, ni celui de revenir sur ses pas vers des choses qui vous attendent, ni le malaise de la solitude, ni l’espoir d’on ne sait trop quoi, pas un seul de ces sentiments qui tourmentent chez nous les esprits, ne paraît avoir de prise sur les gens de la harka. Être ici ou ailleurs, qu’importe ? Le temps compte si peu ! Tous ces cavaliers ardents, ces piétons infatigables ont une si longue habitude de passer des heures et des heures accroupis ou étendus ! Ils sont tout à fait à l’image de leur climat excessif. Marchent-ils, ils ne s’arrêteront plus. S’arrêtent-ils, leur repos devient tout pareil à la mort. Si le hasard les met devant un bon repas, ils mangeront dix, vingt plats, tout ce qu’on pourra poser devant eux, — et cela toute une journée et toute une nuit encore, comme si la capacité de leur estomac était sans bornes. Mais s’il faut qu’ils demeurent des jours, des semaines, des mois, des années, sans manger à leur faim, ils s’en accommodent aussi avec la même aisance incroyable. Dans leur esprit, mêmes alternatives, mêmes brusques passages de la lumière aux ténèbres. Passionnés et résignés tout ensemble, ils connaissent l’effréné désir et le renoncement absolu. Ils adorent tout ce qu’il y a de brillant dans la vie, l’argent, les bijoux, les vêtements luxueux, les armes, les chevaux, les femmes ; et ils acceptent bonnement de ne posséder pour tout bien qu’un méchant poignard de cuivre et une pauvre chemise de laine. Ils aiment à l’excès commander et faire les maîtres : n’importe lequel de ces gens qui courent pieds nus dans les rochers, deviendrait tout naturellement le plus arrogant seigneur ; et cependant on les voit obéir avec un égal excès dans la passivité. Le renoncement islamique, que l’on a tant célébré, est à la fois une réalité et une trompeuse apparence. A tout moment, nous sommes dupés là-dessus par l’innocence et la petitesse des plaisirs (une tasse de thé, une bouffée de kif), mais ces petits plaisirs, ils y tiennent avec passion, ils les poursuivent à l’occasion avec plus de frénésie encore que nous ne courons après les nôtres, — seulement d’une façon différente, qui peut égarer le passant.

En ce moment, dans le camp du Madani, tout est silence et repos. Étendus dans leurs burnous, les jambes repliées, le capuchon rabattu sur la tête, les guerriers dorment à l’abri des petits murs de terre, construits autour des chênes verts dont ils ont courbé les branches avec l’adresse de l’animal qui organise son terrier ou son nid. Sur les petits fourneaux de terre chauffe l’eau pour le thé ou quelque maigre cuisine, car maintenant que nous avons quitté les territoires soumis au)Madani, c’en est fait des repas fantastiques, dignes des contes de fées et de Riquet à la Houppe. Çà et là, un bruit de tambourin, de guitare ou de quelque objet de fer sur lequel on frappe en cadence. Dans ces esprits oisifs et vagues, il semble qu’il y ait toujours quelque , chose à faire danser. Mais tambourin ou vaisselle de fer, le bruit monotonement rythmé se confond tout de suite avec la paix d’alentour. Un essaim de prières bourdonne dans la tente-mosquée et va rejoindre le reste du silence, que n’arrive pas à troubler l’instrument qui fait du bruit. Parfois, un cheval lève la tête ; un mouton du troupeau fait quelques pas au milieu de la pierraille : si grande est l’immobilité de tout qu’on est étonné de ce geste comme si, soudain, dans un bazar, on voyait les animaux d’une bergerie s’animer.

Devant la tente du Madani, les esclaves sommeillent ; l’eau fraîchit dans les gargoulettes ou dans les peaux de chèvre suspendues à trois piquets ; les soies fanées des étendards pendent le long des hampes, comme accablées par la chaleur. A quelques pas, des chevaux harnachés, le cou penché sur l’homme accroupi qui les garde, annoncent qu’il y a des visiteurs chez le Fqih. Voici en effet leurs babouches, neuves ou fatiguées, alignées devant sa porte, et je devine les gens en visite, accroupis dans la pénombre, occupés à poursuivre une conversation sans fin, toute pareille à celle que mène, en ce moment, devant une tasse de thé, dans une Kasbah du voisinage, l’énigmatique Sidi Mah.

D’autres fois, le Glaoui est seul. Je l’aperçois étendu comme un mort dans ses blancs vêtements, sur son lit de repos. Le faible mouvement de l’écran de palmier qu’il agite devant son visage, montre qu’il n’est pas endormi. Vers quoi se tourne sa pensée ? Remonte-t-elle vers le passé ? Ne demeure-t-elle pas, au contraire, uniquement attachée aux circonstances du présent ? Tout ce monde oriental, qui semble toujours enfoncé dans un demi-sommeil si favorable au songe, ne donne au souvenir et à la rêverie que peu de minutes de sa vie. Ce Glaoui, presqu’immatériel dans l’ombre de sa tente au milieu de ses mousselines, a-t-il accordé plus de place dans ses préoccupations aux pensées désintéressées qu’un homme d’affaires américain ? Comme tous les gens d’ici, il s’est toujours montré l’homme du présent et du désir ; il a tout convoité ; il n’a désiré la puissance que pour posséder les biens les plus positifs du monde : la richesse et les honneurs. Et cela ne laisse pas de surprendre, quand on le voit, si apaisé, balancer devant son visage son petit écran. de palmier ou égrener entre ses doigts son long chapelet à grains noirs.

Pareil à quelque réminiscence d’un très ancien conte oublié, passait parfois dans ce silence et dans cet accablement, son fils Abd El Malek, le bel adolescent qui chevauchait, l’autre jour, à ses cotes. Mousselines transparentes, poignard d’or fin ciselé, écran suspendu à la ceinture, babouches qui semblaient n’avoir jamais touché la terre, chaussettes de soie bleu ciel, cordelette brillante, boucles noires et lustrées, c’était vraiment la jeunesse et la grâce de l’Orient qui se levaient dans ces pierrailles. Plusieurs esclaves le suivaient. Il faisait quelques pas dans la poussière, pour venir s’appuyer au petit mur de pierres sèches qui formait l’enceinte du camp ; et il restait là, sans rien dire, tenant affectueusement par la main un de ses familiers. Nonchalant, l’air ennuyé, inoccupé et triste, comme dépaysé sous ce soleil au milieu de ces rochers, avec ses paupières un peu lourdes, légèrement rabattues sur ses grands yeux, il semblait vaguement endormi, mal éveillé encore aux choses de la vie. Une fois encore, à cette vue, l’imagination retournait vers ces lieux du passé que tout rappelle en ce pays. Évidemment, Motamid, dernier roi de Séville, s’appuyait aux créneaux de ses terrasses avec la même grâce dédaigneuse et ennuyée, tenant lui aussi entre ses doigts la main de cet adolescent qu’il appelait « Epée » parce que la beauté de ses yeux l’avait percé jusqu’au cœur... Des choses autrefois entendues, où l’on ne trouvait jusqu’alors que fadeur et mièvrerie, reprenaient tout à coup, au milieu de cette poussière, l’éclat d’une fleur défaillante qu’on ranime avec un peu d’eau. Il vous revenait à la mémoire des poèmes comme celui-ci, qui font toujours à Marrakech ou à Fez les délices des gens lettrés :


Ce qui nous fait mourir
Ce sont des tresses, des joues,
Des cheveux noirs tombant jusqu’au coude,
Des visages pour lesquels
Nous devons bénir le ciel
Et des yeux noirs languissants.


Ou bien encore cette strophe charmante :


J’ai passé auprès d’un brillant tombeau
Placé dans un parterre de fleurs.
— De qui est-ce la tombe ? » ai-je dit.
— D’un amant », m’a-t-on répondu
En faisant un geste de compassion...


Lorsque approchait la nuit, les gens de la harka, placés en sentinelle à quelque distance du camp, allumaient de grands feux pour éclairer la campagne. Rien alors ne troublait plus le silence que le tapage des chevaux qui se battent, se mordent avec des hennissements affreux, se détachent, galopent et menacent dans leur débandade d’arracher quelques tentes avec ses cordes et ses piquets. On entendait aussi, à des intervalles réguliers, retentir des cris étranges qui semblaient être la voix de quelque bête inconnue. Dans l’esprit ensommeillé passait le souvenir des héros de Fenimore Cooper, et l’hallucination des âges où des hommes vêtus de peaux de bêtes s’affrontaient à la hache de silex. C’était les sentinelles qui pour se tenir éveillées et s’avertir les unes les autres, poussaient cette clameur suraiguë à la lueur des hauts genévriers qui flambaient sur pied comme des torches... Enfin, à l’approche de l’aube, il y avait un moment de silence, et presque de froid, qui favorisait le sommeil. Mais lorsque les yeux se rouvraient sous la piqûre intolérable des mouches, tout le pays flambait déjà, flagellé par l’astre implacable qui n’épargne rien ni personne, et qu’autrefois cette terre adorait avec terreur sous les traits du cruel Moloch, le Dieu au ventre de feu et aux cornes de taureau.


III. — LES DEUX KASBAH RIVALES

Tout à l’heure, quand les cigognes vont revenir chercher leur nid sur la kasbah incendiée, elles ne retrouveront même plus les quatre hautes tours rougeâtres. Pour satisfaire les gens qui habitent la kasbah rivale, à l’autre bout de la vallée, nous allons achever l’œuvre du feu et jeter par terre ces murailles déjà lézardées par les flammes. A trois heures tout doit sauter. Et ma foi, c’est assez triste de voir nos sapeurs disposer sous la fière bâtisse montagnarde des pétards de dynamite.

Cette exécution capitale a mis tout le camp en rumeur. Chacun est debout devant sa lente, ou bien assis sur un rocher à l’ombre d’un chêne vert rabougri. Les Juifs, attachés à la colonne comme les mouches au flanc des mulets, abandonnent avec une hâte comique leurs abris de toiles et de branchages installés trop près de la ruine, pour mettre à l’abri de l’explosion quelques bouteilles de piquette aux étiquettes fallacieuses d’Yquem ou de Château Margaux. En regardant leur débandade de calottes graisseuses et de robes noires affolées, un grand nègre, nu comme un ver, montre dans un énorme rire ses dents, aiguisées à la lime, de cannibale mal rassasié. Les chevaux et les mulets, étonnés probablement de cette agitation insolite à cette heure de la journée, relèvent leurs têtes alourdies et cessent de brouter leur ombre. Et tout en haut d’un rocher, qui semble placé tout exprès au penchant de la colline pour dominer le spectacle, un groupe de femmes vêtues de bleu se tient debout dans l’attitude et les longues draperies simples des femmes qui composaient le chœur d’une tragédie d’Eschyle.

Toujours, paisiblement, de la kasbah qui va sauter monte le filet de fumée bleue qui exprime d’une façon si trompeuse le repos et la vie qui continue. On a peine à s’imaginer que d’ici quelques minutes cette construction massive, qui donnait à quelques centaines de gens le sentiment de la sécurité et, chose étonnante, du confort, ce violent poème barbare qui s’élevait si fièrement dans cette solitude, n’aura plus ni forme ni couleur, ne sera plus que de la terre éboulée...

A trois heures juste, un grand jet de fumée noire ; un énorme fracas, comme d’un grand arbre qui se brise, auquel succèdent tout de suite des vociférations sauvages. Ce sont les femmes bleues, debout là-haut sur le rocher, — les femmes de la kasbah voisine, — qui saluent de leur joie féroce l’écroulement de ces murs ennemis, où hier encore s’abritaient des Chouma, des Aïcha, des Doho, toutes pareilles à elles-mêmes, errantes maintenant. Dieu sait où, à la recherche d’un gite, avec leurs ânes, leurs moutons et leurs enfants. Cris d’oiseaux dans la tempête, ululements de chouette dans la nuit, glapissements de chacal ou de renard en chasse, appels terrifiants des sentinelles nocturnes... quel souvenir d’une chose déchirante pour les oreilles et pour l’âme arriverait à donner l’idée de ces terribles cris de bête, où passe un sentiment humain ? Elles s’exaltent, ces forcenées, dans le triomphe et les vociférations ! Leur immobilité ajoute à l’étrangeté de la scène, et, mieux que des gestes de violence, les fait paraître implacables et sauvages. Leur fureur, qui jaillit en cris du plus profond de leur être, semble les avoir pétrifiées, les glacer elles-mêmes de terreur. Le bruit de l’explosion s’est éteint ; la fumée s’est dissipée ; une poussière rouge et noire retombe lentement à terre ; mais là-haut l’horrible clameur s’élève toujours sur le rocher. Et même très longtemps après que les ululements ont cessé, il semble qu’on les entende encore, mêlés aux grands oiseaux de proie qui vont et viennent mollement, presque sans battre des ailes, dans l’onde de la vallée bleuâtre.

Les quatre tours de la kasbah sont par terre, dressant encore ici et là de hautes aiguilles menaçantes qu’on fait tomber avec des cordes. En une seconde, tout a changé d’aspect. A peine reconnaît-on maintenant la petite vallée où s’élevait le château-fort. Elle semble étrangement agrandie et toute vide, comme si cette haute demeure avait eu, de son vivant, le privilège de rassembler le paysage autour d’elle, et que les choses, rendues désormais à elles-mêmes, aient repris leur liberté et se soient écartées pour toujours de ses décombres.


Pourtant, cette kasbah n’est pas morte ! Elle va ressusciter demain d’une façon immatérielle et touchante dans les poèmes que les femmes berbères improvisent à la veillée, et que l’on chante aux marchés, aux moussems et aux fêtes. Poèmes d’une inspiration infiniment plus primitive et plus rude que les poèmes homériques, et où s’exprime naïvement ce qu’il y a dans l’âme humaine de plus profond et de plus simple. Au milieu de cette montagne d’une âpreté si sauvage, quel étonnement de découvrir cette fleur imprévue, cette musique du cœur qui s’enchante de sa plainte ou s’excite à la haine, cette voix à laquelle les hommes qui l’entendirent pour la première fois donnèrent le nom de poésie ! Cela jaillit de l’âme avec la rapidité d’une balle qui sort du fusil ou d’une larme qui tombe des yeux. C’est beau, simple, déconcertant comme toutes les choses qu’on voit naître. On dirait que sous le regard se forme la première goutte qui alimente un fleuve éternel. Ce sont des chants de guerre célébrant une victoire ou le courage d’un guerrier qui s’est emparé d’un cheval, ou des injures à l’homme qui a fui, ou des imprécations à la colline, à la vallée qui a laissé passer le Roumi :


O défilé du Smaïs, comment as-tu été distrait.
Quand l’homme au canon est venu ?
Pauvres maisons, il vous a toutes rasées !
Obus, vous avez défoncé Asaka,
Vous avez défoncé Taabdit.

Je m’en moque, je m’en moque !
Qu’ils soient la proie des flammes !
C’est pour toi, mon Prophète et mon guide,
Que tout cela m’arrive.
Pour toi que j’ai laissé là les masures
Et abandonné les greniers !
J’ai vu le ksour : il fait venir les larmes,
Car je me, souviens de tout.
J’ai vu les murs de pisé s’écrouler sur le sol.
Pauvres lieux !
Jamais plus ils ne connaîtront le bonheur !
O hommes libres, j’irai chez vous
Pour faire paître mes brebis...


Rien ne se passe dans la montagne, rien ne se dit dans les kasbah qui n’inspire aussitôt un vers, rythmé au son du tambourin. Le quotidien, le fait du jour alimente toutes ces chansons, leur donne leur couleur naïve et crue, pénétrée de passion et de tendresse. Et Gœthe qui disait volontiers qu’il n’y a de poésie véritable que la poésie de circonstance, n’aurait certainement pas dédaigné cette chanson sans art qu’inspira, l’an dernier, à une poétesse inconnue un 14 juillet dans l’Atlas :


Oui, ces moments sont durs,
Les temps sont difficiles.
O ma bouche, répète les publications
Faites au souk.
Un envoyé est arrivé disant :
« Tribus, le Général arrive !
Vous ferez la fête pour le distraire.
Amenez les chevaux.
Amenez les mulets, les ânes,
Et que les hommes de pied y soient tous ! »
J’ai savonné tout ce qui était sale,
Et par force !
Cavaliers, apprêtez-vous I
Nous allons ramener le fiancé.
L’homme au képi s’amusera.
Il rira de nous, le puant !
En vérité, c’en est fait de notre tranquillité.
Mais nous en avons assez dit.
Nous sommes, ô Dieu, sous ton étoile !

Quelquefois ce sont des dialogues, des couplets alternés que les femmes échangent entre elles en se rencontrant dans la forêt où elles vont chercher du bois. L’une dit :


O Aïcha, soumets toi à la Bête,
Avant que chez toi elle se rende,
Soumettez-vous à elle.
Moi je vais lui porter mes présents.
Quiconque est abattu par son ennemi,
A lui se soumet.
Moi, je me suis soumise.
De Dieu j’ai fait mon tuteur.


L’autre répond :


Qu’avons-nous besoin de ces hommes au képi
Qui sont venus, chez nous
Bannir les fêtes et les tambourins ?
Sénégalais, quand je t’aurai chassé,
Je reprendrai mes jeux.


Et l’autre de nouveau :


C’est vrai, ô Aïcha,
J’incline pour l’homme au képi.
Quand je m’éveille,
Ce sont ses tentes que ma bouche salue.
Mon hakem [5] est une gazelle.
C’est un pigeon en plein vol.
Jamais il ne m’a dit : « Des moutons ! »
Il m’a donné des fusils et des cartouches
Pour garder mon troupeau.
Il soutient les miséreux,
Merci à lui, ô Doho !


Et les plaintes succèdent aux plaintes, l’acceptation à la révolte ; et tout cela finit par donner un visage et une âme à toute cette poussière de tribus, qui n’apparaîtraient autrement que dans la confusion de leurs noms impossibles à retenir et de leurs querelles infinies dont la stérilité s’ajoute à l’aridité d’alentour.

Probablement, je n’entendrai jamais le lamento qu’en ce moment quelque poétesse improvise, je ne sais où dans les rochers, sur l’explosion de sa kasbah. Ce sera sans doute une plainte toute pareille à celle-ci :


Je te désirais, ô guerre sainte !
Je t’avais achetée, ô cartouche !I
De la poudre, j’en avais.
Arriva l’homme au canon.
Il y avait aussi le Glaoui.
Ils tirèrent la taraka[6].
Je disais : « Ça n’est qu’une tôle. »
Mais il fallut fuir, ô Doho !
Ils ont pris tous mes bijoux,
Je perdis tous mes vêtements.
Mieux vaut recevoir des balles
Que de se soumettre, par Dieu !


Peut-être aussi que les femmes qui vociféraient tout à l’heure en haut de leur rocher, vont célébrer ce soir par des chants, accompagnés de tambourin, la mort de la kasbah détruite. Peut-être y a-t-il parmi elles quelque ménade inspirée, quelque Noailles barbare. Et je ne sais quelle curiosité me pousse du côté de ces furies, chez qui l’inspiration peut descendre. Je les aperçois là-bas, sur une aire à battre le grain, parmi des enfants et des poules. Comme elles sont laides, flétries, sans âge ! Est-il possible que ces mégères penchées sur le fumier, si près de l’animalité, si mêlées à la bête, au mouton, à la chèvre, sachent trouver, à l’occasion, des rythmes et des mots si touchants pour exprimer des sentiments éternels ? Où s’égare le souffle divin ? Où va l’esprit de poésie ? Autour d’elles tout est sordide, la vache maigre, l’âne pelé, l’enfant sale et teigneux ; la kasbah n’est qu’une étable ; Doho est une vraie sorcière ; Aïcha n’est guère plus belle… et pourtant si ! Doho est belle et Aïcha est charmante ! La vache n’est pas maigre, l’âne n’est pas pelé ; les enfants ne sont pas teigneux, les champs ne sont pas des pierrailles. Le ruisseau est une rivière et la kasbah un palais. Et cela est plus certain mille fois que si je le voyais de mes yeux, car la chanson le dit, et le chant qui vient du cœur ne ment pas.


LA MORT D’ABD EL MALEK

Et toujours aucun écho du tambourin merveilleux...

La colonne avait repris sa marche dans un pays de plus en plus difficile, poussant devant elle un ennemi qui se dérobait sans cesse, quand, sur les dix heures du matin, l’avant-garde de Si Madani, commandée par son fils Abd El Malek, fut brusquement attaquée par les gens de Sidi Mah.

C’est un spectacle toujours pareil et toujours assez passionnant, ces engagements de harka. On dirait un ballet guerrier, une figure de carrousel. Les deux partis sont face à face. L’un d’eux s’élance ventre à terre, derrière ses porte-étendards, décharge ses fusils, tourne bride, et toujours à fond de train s’enfuit, ses drapeaux déployés. Alors, l’autre parti de s’élancer à son tour, lui aussi bride abattue, derrière ses étendards. Il tire, fait une volte rapide, puis revient à toute allure sur ses pas, poursuivi par son adversaire qui a rechargé ses armes, galope, lâche son coup de feu et se dérobe à nouveau. Et cela indéfiniment, comme dans une fantasia, où le risque de la mort ne fait qu’ajouter au plaisir.

C’était la première fois que le jeune Abd El Malek s’en allait ainsi au combat. Je le voyais de loin, vif, rapide, la carabine au poing, monté sur un beau cheval noir, toujours en tête de ses drapeaux, lorsqu’il partait à la poursuite, toujours le dernier à revenir. Dans ce fougueux cavalier blanc qui courait à tombeau ouvert, en abandonnant ses rênes pour épauler sa carabine, qui aurait pu reconnaître l’adolescent efféminé et quasi endormi, que je regardais hier encore vaquer dans le camp de son père, tenant un de ses familiers par la main ?..

Il y eut ainsi plusieurs figures de ballet. Puis nos canons commencèrent de tirer sur le petit bois de chênes verts où se rassemblaient, après la charge, les partisans de Sidi Mah. Le jeu de la poudre s’arrêta presque. On n’entendit plus çà et là que des coups de fusil espacés. Bientôt notre colonne, qui continuait paisiblement d’avancer, atteignit le plateau où nous devions nous arrêter ce jour-là. Ace moment, arriva la nouvelle qu’Abd El Malek était blessé.

Mon cheval était encore sellé. Je me dirigeai aussitôt vers le camp du Madani. Il fallait pour le rejoindre commencer par descendre dans un éboulis de rochers, où tout autre cheval qu’un cheval marocain se fût cassé les pattes ; puis remonter une autre pente, non moins brutale et difficile, avec de larges pierres plates disposées en gradins comme un escalier gigantesque. Tout cela prit du temps. Quand j’arrivai là-haut, je trouvai toute la harka rassemblée autour du Fqih. Assis sur sa chaise de jardin, appuyé contre un chêne vert, il donnait des ordres à ses gens de sa voix sourde et bredouillante, comme si rien ne s’était passé. Je m’approchai. Il me sourit en inclinant la tête, et m’invita du geste à m’asseoir.

À quelques pas de là, une vingtaine d’esclaves tenaient à bout de bras des tapis, formant une tente à ciel ouvert où l’on avait porté le jeune Abd El Malek, afin de le soustraire aux regards. Seules, deux personnes de sa suite avaient suivi le médecin dans cette chambre improvisée et l’adjuraient, suivant l’expression marocaine, « de donner son doigt le meilleur, » c’est-à-dire d’employer pour le blessé toutes les ressources de son art. Et cependant ils hésitaient à entrouvrir les vêtements de leur maître pour montrer sa blessure, parce qu’il est déshonorant pour un chef de laisser voir une partie quelconque de son corps. Et le blessé ; lui aussi, étendu sur un tapis, jetait des regards suppliants pour qu’on ne le découvrît pas, — cela autant par pudeur que parce qu’il se sentait tout souillé.

Quand le médecin, avec discrétion, mit à nu la partie du ventre où la balle avait frappé, les deux hommes détournèrent la tête, Abd El Malek ferma les yeux. L’abdomen avait été traversé ; les intestins s’échappaient des deux côtés. On ne pouvait que bander la plaie pour envoyer le moribond jusqu’au poste de Tanant où il serait opéré, s’il y arrivait encore en vie. Comme il s’agissait d’un voyage qui devait durer plusieurs heures dans des conditions difficiles, le mieux aurait été de ramener les cuisses sur le ventre pour assurer plus fortement le bandage. Mais le médecin ne le fit pas, sachant trop bien qu’un grand seigneur berbère, même à l’article de la mort, n’accepterait jamais d’être troussé comme un poulet.

Le pansement touchait à sa fin, quand le long visage terreux de Si Madani Glaoui apparut au-dessus des tapis que soutenaient toujours les esclaves. Il dit le mot le plus banal de la causerie marocaine : « Labês ? » (Comment cela va-t-il ?) — « Labês chouia… » (Doucement), répondit Abd El Malek, avec un sourire forcé qui contredisait ses paroles. Le long visage terreux disparut. Si Madani revint s’asseoir sur sa chaise de jardin et se remit à donner des ordres d’une voix toujours égale. sans laisser voir une seconde son âme troublée à ses gens.

Le médecin ne lui cacha pas que la blessure était tout à fait grave et qu’il fallait se hâter de transporter Abd El Malek à Tanant, car toute minute qui passait diminuait ses chances de vie. Mais cette fois encore il fallait tenir compte du caractère et des coutumes berbères, organiser une escorte de piétons et de cavaliers, désigner les notables qui en. feraient partie, prendre des gens dans chacune des tribus qui avaient envoyé des contingents à la harka, choisir les piétons à qui reviendrait l’honneur de porter le blessé sur leurs épaules, enfin résoudre encore d’autres questions que j’ignore, mais imposées par l’usage, avant de se mettre en chemin. Pendant ce temps les minutes passaient ; et quoi qu’eût dit le médecin, Si Madani, au milieu de ces lenteurs, ne montrait aucune impatience. Sans doute y avait-il au fond de son esprit la croyance que les choses inscrites au Livre du destin doivent nécessairement arriver, et que c’est une idée assez folle de donner tant d’importance à quelques minutes perdues quand il s’agit de la vie et de la mort.

Cependant on avait porté le pauvre Abd El Malek hors de l’enceinte des tapis. Son beau visage avait pris les couleurs pourrissantes d’un marbre que le temps a verdi ; et dans cette lividité ses yeux immenses, grands ouverts, et ses lourdes boucles noires brillaient de toute leur chaude vie et d’un éclat impressionnant.

Après de longs palabres et toute une heure perdue, l’escorte qui devait l’accompagner se trouva enfin réunie. Quittant sa chaise de jardin, son père s’approcha pour lui dire un ou deux mots d’adieu qui s’embrouillèrent dans ses dents jaunes et que le blessé n’entendit pas. Déjà les cavaliers s’éloignaient, et leurs chevaux cherchaient avec précaution dans les pierrailles du ravin la place où poser leurs sabots. Quatre piétons soulevèrent le brancard sur lequel le jeune homme était couché. Et chose inattendue, je vis soudain s’ouvrir au-dessus de la tête de ce jeune guerrier d’un autre âge, le large parapluie aux baleines cassées, qui m’avait paru si comique, pendant la marche de la harka, suspendu en bandoulière sur le dos d’un fantassin...

— Croyez-vous qu’il arrive à temps et qu’on pourra l’opérer ? demandai-je au médecin qui l’accompagnait du regard.

— Certainement non, me dit-il. Il va demander à boire en route. Malgré les ordres que j’ai donnés, personne des gens de son escorte n’osera lui refuser de l’eau, cette chose qu’on ne refuse à personne. Et il mourra presque aussitôt.


Donna-t-on à boire au blessé ?... A cinq heures, la télégraphie sans fil annonçait au général de Lamothe qu’avant d’arriver à Tanant, Abd El Malek était mort. Aussitôt le Général envoyait auprès du Glaoui un officier musulman d’Algérie pour lui apporter la nouvelle. Depuis longtemps Si Madani connaissait cet officier pour lequel il avait de l’affection. Cependant pas une seconde il ne se départit en sa présence de la fière résignation islamique. Mais quand l’Algérien l’eut quitté, il fit appeler le lieutenant français qui commandait aux Askris — celui précisément avec qui j’avais fait le trajet de Marrakech à Tanant. Sa douleur était trop forte : il ne pouvait plus la contenir, il fallait qu’il en fît part à quelqu’un... à quelqu’un qui ne fût ni de sa race ni de sa religion, et pour qui une confidence, une plainte, une larme ne fut pas une humiliation... Parmi ses cent trente enfants, Abd El Malek était son enfant préféré, le seul qui fût intelligent, celui qui dans sa pensée devait devenir après sa mort l’héritier de tous ses biens, le chef de la maison des Glaoua. Et si l’on était descendu plus avant encore dans cette âme très secrète, on y aurait aussi découvert ces profondes haines de famille qui sont au fond de tous les cœurs berbères, et le désespoir d’abandonner tout son grand héritage à son frère Hadj Thami, dont il avait fait la fortune mais qu’au fond il jalousait comme un cadet trop puissant.

Tout cela, le Madani le laissa voir ou soupçonner à l’officier nazaréen qu’il avait mandé sous sa tente. Devant ce chrétien il pleura. Il changea même de vêtements sous ses yeux, — ce dont il s’excusa disant : « Pardonne-moi de me dévêtir ainsi. Mais tout m’est égal maintenant... »


Quelques instants plus tard, on amenait en sa présence deux individus suspects, qu’on avait surpris rôdant près de la tente du Général, — sans doute des gens de Sidi Mah, venus pour espionner ou faire quelque mauvais coup. Ils expliquèrent avec volubilité qu’ils ne s’étaient glissés dans le camp que pour y ramasser de vieilles boites de conserves ; qu’ils appartenaient d’ailleurs à une des tribus du Glaoui, et qu’ils ne demandaient qu’à combattre avec sa harka.

Absorbé dans ses pensées, Si Madani paraissait ne pas coûter leurs paroles. Puis soudain, levant sur eux son regard, et semblant les apercevoir pour la première fois, on vit s’allumer dans ses yeux une lueur brève et violente ; il bredouilla quelques paroles tout à fait inintelligibles, fit un geste, et aussitôt les esclaves, saisissant les deux suspects, les entraînèrent hors de sa vue.

Ce fut rapide et atroce, une de ces scènes d’horreur tragique sur lesquelles pâlissent à l’École des Beaux-Arts les candidats au Prix de Rome : la mort de Mazeppa ou l’écorchement de Marsyas. A peine les deux prisonniers étaient-ils sortis de la tente que les bâtons et les pierres s’abattirent sur eux de tous côtés. Le camp de la harka, tout à l’heure assoupi dans un profond silence, s’anima de cris sauvages. La chemise arrachée, roués de coups, lapidés, sanglants, effroyables à voir, les deux rôdeurs furent traînés par les pieds à travers la broussaille et les rochers jusque dans le fond du ravin. Sans doute étaient-ils déjà morts quand ils arrivèrent en bas. Mais pendant longtemps encore, les coups de feu, les pierres et les injures s’acharnèrent sur leurs cadavres. Puis les gens remontèrent sur le plateau, et de nouveau le grand silence se rétablit parmi les tentes, seulement troublé de moment en moment par les appels des veilleurs, car sur ces entrefaites la nuit était venue, et l’on voyait briller les grands feux de genévriers allumés par les gens placés en sentinelle, et, plus loin, très loin, au delà des ravins inaccessibles, les feux des gens de Sidi Mah, qui, sans doute avertis déjà de la mort d’Abd El Malek par la queue de rat du Marabout et son génie familier, célébraient le succès de la journée autour de ces flammes perdues, en frappant du tambourin...


Le lendemain, le général de Lamothe, accompagné de quelques officiers, se rendit au camp du Glaoui. Si Madani l’attendait, debout devant sa tente, dans ses longs vêtements d’une impeccable blancheur. Son visage ordinairement terreux avait la couleur de la cendre ; ses lèvres, qui déjà ne s’unissaient jamais, étaient remontées sur ses dents jaunes, tirées par un rictus douloureux ; sa moustache a demi tombée semblait arrachée par la mort. Il agitait toujours son écran de palmier : on eût dit que ce léger courant d’air maintenait seul l’éclat et la chaleur de ses yeux toujours ardents, dans sa figure presque abandonnée à la décomposition.

Avec ses hautes façons coutumières, il nous fit entrer sous sa tente. Le Général et lui s’assirent sur des chaises de jardin, tandis que les officiers de la suite s’étendaient sur les tapis. Si Madani avait pris dans sa main la main du Général et ne la quittait plus. Et c’était très émouvant de voir ce vieux seigneur berbère et cet officier français, qui tous les deux avaient perdu un de leurs fils à la guerre, s’entretenir à mi-voix et communier dans un même sentiment douloureux et résigné... Elevant alors un peu le ton et s’adressant à nous tous, le Fqih nous dit qu’il ne souhaitait à personne le sort cruel qui venait de frapper Abd El Malek, mais que pourtant son fils était mort de la plus belle mort que puisse envier un homme, et que pour lui il était fier qu’il fût tombé pour le makhzen. Il dit : « le makhzen, » c’est-à-dire le gouvernement du Sultan, mais nous tous, nous comprenions bien qu’Abd El Malek était tombé pour la France.

Dans le camp, un incroyable silence. Pas un son de guimbri, pas le moindre tintement de fer. On eût dit que les bêtes elles-mêmes oubliaient de piaffer, et se retenaient de faire du bruit en broyant leur paille hachée. Sous la tente, les serviteurs faisaient passer devant nous les grands plateaux d’argent chargés de verreries et de porcelaines de Bohême, si délicates, si fragiles, si surprenantes à voir quand on songeait aux chemins incroyables qu’elles avaient traversés dans les couffins, sur les mulets et les ânes, pour arriver jusqu’ici. Des gâteaux, des amandes, des noix épluchées, des dattes sèches, une délicat collation circulait dans les assiettes dorées que les esclaves silencieux nous présentaient tour à tour. Du regard, sans en avoir l’air, le Madani dirigeait tout le service. Devant cet agréable goûter, seul notre silence rappelait que cette collation était un repas funéraire...

En ce même moment, là-bas, dans la vieille cité de Demnat, l’antique ville montagnarde aux eaux courantes et aux magnifiques jardins (où un automobile l’avait rapidement amené), on enterrait le jeune Abd El Malek, pacha de cette région de l’Atlas, et vivant souvenir des princes de sa race qui régnaient autrefois dans Séville et dans Grenade... Alors de nouveau, mais cette fois avec quelle mélancolie ! je songeai à la poésie plaintive qui m’était revenue assez étrangement à la mémoire comme un avertissement du destin, quand je regardais, l’autre jour, le bel adolescent ennuyé debout au pied du petit mur de terre sèche :


J’ai passé auprès d’un brillant tombeau,
Placé dans un parterre de fleurs.
— De qui est-ce la tombe ? ai-je dit.
— D’un amant, m’a-t-on répondu,
En faisant un geste de compassion.


V. — RETOUR À MARRAKECH

Il n’y a plus à espérer maintenant que le marabout de l’Ahansal vienne faire sa soumission. Le voudrait-il, il ne le pourrait plus. Après cette mort d’Abd El Malek, le voici plus que jamais prisonnier de ses tribus et de son pouvoir miraculeux. Quant à nous, il ne peut être question de nous engager plus avant dans ces gorges de montagnes, où quelques hommes résolus tiendraient en échec une armée. Il faut revenir sur nos pas et franchir de nouveau, sous une chaleur accablante, la montagne et la plaine fastidieuse que j’ai traversée l’autre jour au pas de mon cheval endormi, — perspective peu réjouissante maintenant que je n’ai plus l’attrait de l’aventure et du pays inconnu.

Mélancoliquement je songe à tout cela sur le plateau sans ombre où s’alignent nos tentes, et où notre seule distraction est de lever les pierres du bout de nos souliers, pour voir si le scorpion qu’on va trouver dessous est un scorpion jaune ou noir, un mâle ou bien une femelle avec son innombrable portée... Et voilà que tout à coup j’échappe, comme par miracle, à cette monotonie. Je m’envole. Un avion m’emporte, tandis que les milliers de regards qui nous suivent, semblent nous retenir à la terre comme la queue d’un cerf-volant. Rapidement le camp prend l’aspect d’une petite boite de soldats déballés sur une table. Tout devient immobile. Je ne distingue plus que les blancheurs des tentes écrasées sur le plateau et les brochettes minuscules des chevaux et des mulets attachés à la corde. Bientôt même toute trace de vie humaine disparaît. A notre droite, à notre gauche, deux chaînes de montagnes paraissent se dresser tout exprès pour guider notre marche. Mais au-dessous de nous, dans le couloir que nous suivons, le sol s’aplanit, s’égalise ; les accidents du terrain ne forment plus qu’une vaste étendue lisse, d’une belle couleur orangée, où les ravins et les collines sont pareils aux vagues ombrées d’une riche étoffe de moire.

Puis, les hautes montagnes nous quittent. L’immense plaine m’apparaît de nouveau ; et cette fois, du haut du ciel, je ne la reconnais plus. J’ai sous les yeux quelque chose qui fait songer à une pièce d’anatomie avec ses artères, ses veines et ses moindres vaisseaux. Tout ce qu’on a lu dans les histoires sur l’ingéniosité avec laquelle les Arabes irriguèrent autrefois l’Espagne devient subitement pour moi une réalité vivante. Partout, des séguias, des rigoles, pour amener la vie dans ce sol inanimé ; un prodigieux travail humain, dont on se rend peine compte quand on rampe à la surface. Çà et là, les oliveraies s’étendaient en grands lacs vert pâle. Et répandues un peu partout, les aires où l’on a battu le grain et réduit la paille en miettes, selon la coutume du pays, brillaient comme une monnaie d’or.

Mais qu’est-ce que ces milliers d’épingles que j’aperçois là-bas, enfoncées dans une pelote ? Il me faut un grand moment pour comprendre que ce hérissement grêle, c’est par milliers et par milliers les troncs élancés des palmiers avec leur couronne de palmes qui entourent Marrakech. La ville elle-même se dévoile au milieu de ses jardins. L’immense caravansérail de terre et de boue séchée, qui donne si fort l’impression de l’écroulement, de la ruine et de l’indéchiffrable, lorsqu’on s’égare à pied ou à mulet dans ses ruelles, se montre à vol d’oiseau comme un beau dessin sans bavures, avec ses cours et ses terrasses, ses espaces rectangulaires, ses blancs et ses noirs alternés, vraie fantaisie de géomètre ou de dessinateur applique. Ah ! la singulière impression de raser presque les terrasses, de tenir ouverte sous son regard cette vie d’Islam si cachée ! Mais à peine cette illusion a-t-elle eu le temps de se glisser dans l’esprit que le livre s’est déjà fermé ; l’appareil a touché terre : on a cessé d’être oiseau.

Dès que je fus entré dans la ville, je tombai sur une foule imprévue. Il n’y avait guère qu’un enterrement, et l’enterrement d’un très grand personnage, qui pût mettre ainsi dans les rues, à cette heure ensoleillée (il était neuf heures du matin), tant de cavaliers et de piétons. Mais j’étais loin de penser que le mort dont cette multitude accompagnait la dépouille, c’était Si Madani Glaoui !

Il était mort le matin même. Le trépas d’Abd El Malek avait achevé de ruiner ce qui lui restait de vie. Après avoir quitté la harka, il s’était fait conduire en automobile à Demnat, pour y visiter le tombeau où l’on avait placé son fils. De retour à Marrakech, il s’étendit sur un matelas, dans un coin de son palais, demeura là deux jours malade, sans que personne autour de lui soupçonnât qu’il fût si près de sa fin. Dans une chambre voisine, une dizaine de tolbas, ses lecteurs habituels, lisaient tous ensemble à haute voix des chapitres différents du Coran, pour qu’une lecture complète du Livre attirât sur sa demeure la bénédiction divine. La nuit dernière, son état avait brusquement empiré. Ses frères accoururent auprès de lui. A peine étaient-ils arrivés, qu’il rendit l’âme, sur les quatre heures du matin.

Que se passa-t-il alors dans cette immense maison du Glaoui, pendant que les tolbas récitaient sur son corps les prières funéraires ? C’est le secret de ces grandes demeures où, dès que le maître a disparu, toujours quelque héritier impatient expédie des gens à lui, hommes et femmes, familiers ou esclaves, pour s’emparer des biens du mort, faire main basse sur l’or, les bijoux, les pierres précieuses, et tous les objets de valeur enfermés dans les cachettes les plus retirées du logis. Qui s’opposerait à ce pillage ? Les lois communes n’ont point accès chez ces grands seigneurs de l’Atlas ! Femmes, enfants, serviteurs du défunt, ses innombrables esclaves, sont livrés à la merci du parent le plus audacieux... Bruyants sanglots et traîtrise mêlés, grands éclats de douleur et profonde indifférence, serviteurs qui indiquent les cachettes et remettent des clefs mystérieuses, esclaves soudoyés qui écartent des témoins gênants, lâcheté devant le nouveau maître de ceux qui le desservaient la veille devant le maître défunt, enlèvement rapide de tout ce qui se peut emporter sous un haïk ou un burnous... voilà ce qu’on put voir, ce matin, dans la demeure du Madani. Et sans doute, parmi les centaines et les centaines de gens qui vivaient dans cet énorme logis, la douleur la plus sincère fut celle de cette vieille esclave, qui apportant sur sa tête un grand plateau de thé et apprenant que son maître était mort, jeta par terre avec violence le plateau tout chargé de tasses et de lourde argenterie, et s’affaissa, morte, au milieu de la porcelaine brisée.

Cinq heures ne s’étaient pas écoulées depuis que le Glaoui était mort, et toute la ville suivait déjà sa dépouille, car un cadavre est chose impure en Islam, et on s’en défait au plus vite pour qu’il ne souille pas la maison. Perdu dans cette foule immense qui s’écoulait, s’étranglait, s’arrêtait dans le lacis des rues étroites, j’étais très éloigné de la tête du cortège, et je n’entendais que par instant la voix des confréries qui précédaient les porteurs en chantant, — Aïssaoua, Hamadcha, Guénaoua, Tidjana, Derkhaoua, bien d’autres adeptes encore de quelque saint d’Islam, — dont les prières particulières se confondaient en une rumeur unique et monotone, une mélopée de plain-chant, très peu différente, j’imagine, de celle que promenait par les places, les rues et les ruelles de Paris, une procession du moyen âge.

Et le dédale des murailles croulantes que nous traversions maintenant, appartenait lui aussi à un très ancien passé. La mosquée de Moulay Sliman (un des sept patrons de la ville) où l’on portait, pour l’inhumer, le corps du Madani, est située au fond du quartier le plus secret de Marrakech. Des ruelles remplies de silence, des impasses profondes, des voûtes mystérieuses, des fontaines qui s’abritent sous de très vieux berceaux de vigne ; peu de boutiques ; quelques rares éventaires où de vieilles négresses vont acheter de la bougie, du sucre, de la menthe et du thé ; de belles demeures insoupçonnées qu’habite une bourgeoisie dévote, bref un endroit très vieil Islam, très à l’écart, très lointain, et où jamais Européen n’a l’idée de s’égarer. C’était là le séjour que Si Madani avait élu pour être le lieu de son repos. Combien ce choix en disait long sur les sentiments du mort ! Après bien des vicissitudes, ce grand seigneur berbère était devenu notre ami, et cette amitié hier encore, il l’avait scellée par le sang de son fils Abd El Malek. En apparence du moins, notre civilisation l’attirait. On le voyait avec empressement nous emprunter nos dernières inventions ; son palais était éclairé à l’électricité ; il se servait du téléphone ; il possédait plusieurs automobiles ; et jusque dans son âpre château de Telouët, au delà des crêtes de l’Atlas, j’ai entendu résonner d’une façon bien étrange, au milieu de la neige et des siècles, les fausses notes d’un piano. Mais tout cela n’a pas empêché qu’entre toutes les mosquées de Marrakech où il pouvait avoir son tombeau, il ait choisi la plus lointaine, la plus secrète, la plus à l’écart des étrangers...

Lorsqu’au retour de l’enterrement, je rentrai enfin chez moi, j’aperçus dans une allée du jardin une vieille négresse qu’on employait d’ordinaire à tirer de l’eau du puits. Accroupie au-dessus d’un parterre en contre-bas, elle tenait des discours aux plantes qu’elle était chargée d’arroser. Puis, se redressant lentement, elle les exhortait de la main à s’élever de terre avec elle ; et comme si les plantes dociles obéissaient à ses incantations et que les tiges avec les fleurs étaient montées à la hauteur de sa bouche, quand elle fut tout à fait debout, elle leur envoya des baisers... Eut-elle alors le sentiment qu’il y avait quelqu’un derrière elle ? Elle se retourna, m’aperçut, et toute confuse d’avoir été surprise, elle s’en alla dans une allée voisine, emportant avec elle sa vieille âme bizarre — sa vieille âme inconnue faite à l’image, me sembla-t-il, du profond quartier secret que le puissant seigneur de l’Atlas avait choisi entre tous pour y passer l’éternité.


...Voilà déjà quelques semaines que j’ai quitté Marrakech. Bien souvent mon esprit s’en va vers sa place en folie, vers ses souks ombreux et brillants, vers ses palais et ses décombres. Je revois la plaine embrasée aux cailloux aveuglants, et les ravins brûlés où nous poursuivions vainement le sorcier de l’Ahansal, et le beau jeune homme mourant au milieu des tapis que tenaient à bras tendus les esclaves, et le Glaoui si noble et douloureux sous sa tente. Et toujours, à ces images se mêle le geste de la vieille accroupie dans le jardin, appelant à son aide les Génies de la terre pour faire pousser les fleurs et s’éviter de tirer des seaux d’eau... Pourquoi ce souvenir me revient-il ainsi chaque fois que je songe au Maroc ? Pourquoi ?... je ne saurais le dire. Pourquoi y a-t-il des bruits, des couleurs, des parfums, où de vastes nappes de passé sont mystérieusement enfermées, et qui soudain, en effleurant l’esprit, y ressuscitent par miracle le temps évanoui ?


JÉRÔME ET JEAN THARAUD.

  1. Voyez la Revue des 1er avril, 15 juin et 15 juillet.
  2. Le général de Lamothe, commandant la région de Marrakech.
  3. Demeure consacrée par le tombeau d’un saint.
  4. C’est ainsi qu’on appelle communément les chrétien au Maroc.
  5. Le commandant du poste.
  6. Mitrailleuse.