Le Front d'Asie et la tâche des Alliés

Le Front d'Asie et la tâche des Alliés
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 408-425).
LE FRONT D’ASIE
ET
LA TÂCHE DES ALLIÉS

La présente guerre a eu, sinon pour vraie cause, du moins, et par la volonté des puissances germaniques, pour occasion ou prétexte, la question serbe, fragment elle-même de la question balkanique et de la question d’Orient. Dès le troisième mois de la guerre, au mois d’octobre 1914, l’Empire ottoman, travaillé d’ailleurs depuis quinze ans par l’action allemande, se rangeait aux côtés de nos ennemis. Au mois d’octobre 1915, c’était la Bulgarie, à son tour, qui, elle aussi sondée, préparée depuis le traité de Bucarest par les offres tentantes des cabinets de Vienne et de Berlin, passait à la coalition germano-turque et payait sa bienvenue par le coup de poignard contre l’héroïque Serbie. Et cependant, ce n’est qu’à la fin de l’année 1915, et non sans de grandes hésitations et difficultés, que fut constitué par les Alliés de Salonique à Monastir, puis à l’Albanie, le front d’Orient qui jusqu’alors s’arrêtait à la frontière russo-roumaine, sur le Dniester.

Mais lorsque, deux ans plus tard, par la défaillance de la révolution russe et par les désastreux traités de Brest-Litovsk, le front russe, de Riga à Czernovitz, s’effondra et que la Russie tout entière se trouva ouverte et livrée aux convoitises et à l’audace des puissances centrales, la nécessité est apparue, et de plus en plus s’impose, d’un front qui n’est plus seulement le front d’Orient, qui, en réalité, et par le vide créé à l’extrémité orientale de l’Europe, devient le front d’Asie.

Ce que peut et doit être ce front, comment il paraît appelé à se constituer, quels seraient son but et sa tâche, tant pour la préservation et la défense des intérêts des Alliés que pour la résipiscence, la récupération, le relèvement de la Russie elle-même, — c’est ce que je voudrais indiquer ici en marquant la situation actuelle, les mesures déjà prises, celles qui se préparent, celles sur lesquelles il est urgent que les Alliés s’entendent pour ne pas nous laisser devancer par un ennemi que le temps presse, que le besoin talonne, et qui n’hésite pas à brûler toutes ses cartouches. Dans cette phase de la guerre et dans cette évolution du destin se découvre, se dessine le rôle d’alliés qui déjà ont rendu à la cause commune de précieux et signalés services, mais dont le concours peut être beaucoup plus essentiel et plus efficace encore pour le quart d’heure proche et décisif que nous avons appris à baptiser de leur nom.


I

Le programme d’avant-guerre de la coalition germanique comportait, comme moyen principal de domination et de conquête, l’établissement au centre de l’Europe d’un « trust » politique et économique qui, en unissant sous la même direction et dans les mêmes mains les intérêts des associés, ferait de l’Europe centrale un seul État. L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie, la Turquie étaient les membres de ce « trust » de la « Mittel-Europa, » dont la ligne Hambourg-Bagdad était l’artère vitale.

La création, même tardive, du front allié de Salonique à Monastir et jusqu’à la côte albanaise, et l’occupation par les armées britanniques de la Mésopotamie méridionale et de la Palestine ont fait échec au programme dont Guillaume II réclamait si fièrement la paternité, et fermé à la coalition l’accès de la Méditerranée, ainsi que cette grande voie impériale de l’Asie-Mineure qu’elle croyait déjà tenir et exploiter. Toute cette région du proche Orient, un moment si menacée et exposée, était ainsi soustraite à l’ennemi.

Mais l’effondrement du front russe, la défaite de la Roumanie et l’abandon, par la paix de Brest-Litovsk, de toute la Russie aux entreprises germaniques risquent, si les Alliés n’y mettent obstacle, de substituer à la « Mittel-Europa » un programme singulièrement plus vaste et plus dangereux, visant la pénétration, l’absorption de l’immense domaine russe de la Baltique à la mer Noire et à la mer Caspienne, de l’océan Arctique et de l’Oural jusqu’à la Sibérie et jusqu’au Pacifique, l’Empire des Huns joint à l’Empire d’Alexandre.

Dès à présent l’Allemagne s’est mise à organiser les gouvernements ou protectorats de la Courtaude, de l’Esthonie, de la Livonie, de la Lithuanie. Elle s’est assuré le contrôle et la maîtrise de la Finlande, prenant hypothèque sur le golfe de Botnie et jusque sur les ports de l’Arctique. En Pologne, où le régime demeure par calcul provisoirement indéfini, dans l’Oukraine où elle a installé un hetman dont elle s’efforce, non sans peine, de consolider l’autorité, sur les côtes de la mer Noire où elle s’est attachée à désarmer la flotte russe, dans les vastes étendues du Caucase et de la Caspienne, elle travaille, avec les forces militaires très réduites qu’elle a laissées, avec ses ambassadeurs, ses commissaires, ses délégués, ses agents financiers, ses espions de tout calibre et de toute provenance, à tout accaparer, à tout exploiter, à tout gouverner et soumettre. Elle voudrait, pour suppléer la voie de Bagdad qui lui a échappé, capter ces lignes du Transcaucasien, du Transcaspien, de Samara à Orenbourg, Tachkent et Samarkande qui, à défaut des plateaux et des vallées de l’Asie-Mineure, lui ouvriraient les routes de la Perse, de l’Afghanistan et des Indes. Elle tente enfin, pour prévenir des éventualités qu’elle redoute, ou se ménager des chances que l’insolence de trop faciles succès lui permet de ne pas croire chimériques, d’obtenir du gouvernement bolcheviste une sorte de mainmise sur le Transsibérien, qu’elle lui représente comme la route d’invasion des puissances asiatiques, du Japon et de la Chine.

Ces plans et projets, si démesurés qu’ils soient, ne découragent pas le robuste appétit des Empires de proie, qui trouveraient dans le butin russe et asiatique un dédommagement inespéré aux déconvenues relatives de la « Mittel-Europa » et de la ligne Bagdad-Hambourg. Ils démontrent, d’autre part, outre le péril mortel qui menace la Russie, le devoir qu’impose aux Alliés la nécessité de protéger la malheureuse signataire des traités de Brest-Litovsk et de se protéger eux-mêmes contre la plus fatale et la plus désastreuse conséquence desdits traités et de l’abdication consentie par le gouvernement des « soviet. »


II

Les Alliés ont vu et compris le péril. Les gouvernements français et anglais n’ont pas hésité à le signaler et à examiner les moyens d’y parer. Le Japon et la Chine, voisins immédiats de la Russie, se sont rapprochés et concertés dans la recherche et la détermination des mesures à prévoir et adopter. Les Etats-Unis, si attentifs tout ensemble à l’évolution générale de la guerre, aux intérêts communs des Alliés et à l’observation des principes selon lesquels la victoire doit être poursuivie et atteinte, ont, dans la conciliation de ces divers soucis et scrupules, le désir dominant d’assurer, par l’issue heureuse de l’inexpiable lutte, la grande cause de l’indépendance des nations et de la liberté du monde. Leurs déclarations à l’égard de la Russie et leur ferme résolution d’entente intime avec les Puissances asiatiques nous sont le gage qu’ils sauront, sur le front d’Asie comme sur le front d’Occident, fixer et hâter le dénouement. En Russie même enfin, malgré le désarroi des partis, des opinions et des classes, malgré la détresse des esprits et des âmes, malgré les puissances de ténèbres qui ont obscurci tant d’intelligences et perverti tant de volontés, des consciences peu à peu s’éclairent, des résolutions s’animent et s’éveillent, des groupes se forment, des éléments de résistance et de relèvement s’organisent qui, l’exemple aidant, et sur un signal opportunément donné, permettraient le redressement de ce grand corps désemparé, la restauration de cette force anéantie.

Il reste à préciser, pour ce qui concerne chacun des Alliés, les traits de l’esquisse ici tracée, en rappelant tout d’abord l’état présent de ce qu’il y a lieu de considérer comme le front d’Asie, l’ensemble des conventions et accords qui y ont défini les droits, les intérêts, les obligations des diverses Puissances et la façon dont chacune aurait à agir pour concourir efficacement à l’œuvre commune de préservation, de défense et de salut.


III

L’immense frontière entre la Russie et la Chine, qui s’étend du 72e au 136e degré de longitude orientale, a été successivement délimitée entre les deux Empires, et les relations des deux voisins ont été définies de 1689 (sous les tsars Ivan et Pierre Ier) jusqu’à 1913 (sous le rogne du tsar Nicolas II) par une série de traités, les traités de Nertchinsk (1689), Kiakhta (1768), Kouldja (1851), Tien-tsin et Pékin (I858-1860), Saint-Pétersbourg (1881, 1896), y compris le dernier traité de 1913 relatif à la Mongolie. Entre la Russie et le Japon ont été de même réglées, depuis la paix de Portsmouth (1905), par les conventions et accords de 1907, 1910, 1912, 1916, toutes les questions concernant les limites des deux Empires, leurs zones respectives d’influence en Mandchourie et en Mongolie, le raccordement de leurs réseaux ferrés, la défense de leurs intérêts communs dans l’Asie orientale.

Les États d’Occident le plus intéressés à l’équilibre et à la paix de l’Orient, la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis, ont, de 1905 à 1917, reconnu et ratifié, en ce qui les concernait, les arrangements passés entre la Russie et le Japon, et, par conséquent, le régime selon lequel ont été définis et ordonnés les rapports de voisinage et la protection des intérêts, soit respectifs, soit communs, entre les trois Puissances limitrophes de l’Asie septentrionale et orientale. Durant le cours même de la présente guerre, la Russie et le Japon, par l’accord du 3 juillet 1916, ont été amenés à resserrer encore, par une précision plus grande, les liens qui déjà les unissaient si fortement dans la sauvegarde de leurs communs intérêts. Les États-Unis, d’autre part, ont estimé le moment venu de reconnaître, par les lettres échangées le 2 novembre 1917 entre M. Lansing, secrétaire d’État, et le vicomte Ishii, ambassadeur extraordinaire du gouvernement japonais, les intérêts et droits spéciaux que la proximité et la contiguïté géographique conféraient au Japon sur les frontières de Mandchourie et de Mongolie.

Ces accords et arrangements destinés à maintenir et préserver le statu quo territorial de l’Asie orientale, ainsi que l’équilibre et la paix de l’Orient, ne peuvent être diminués et ébranlés par la révolution russe, et moins encore par les traités de Brest-Litovsk que, d’ailleurs, les Alliés ont aussitôt considérés comme nuls et non existants. Tout au contraire, la menace que l’annexion et la domination allemandes font peser sur la Russie défaillante oblige-t-elle les Alliés à fortifier et consolider les états et appuis par lesquels la Russie peut se soutenir ou se redresser. Ses possessions, ses intérêts, ses droits dans tout l’Orient de l’Empire et en Asie sont, à cet égard, placés sous une garantie et protection qui doit lui être d’autant plus assurée que le devoir et l’intérêt de tous les Alliés concordent avec l’intérêt essentiel de la Russie.

Les engagements que la Russie a envers les Alliés, notamment la Chine et le Japon, comme envers elle-même, ne permettent pas d’abandonner la moindre parcelle du domaine et de l’influence qui lui appartiennent dans la lointaine Asie. Par voie de conséquence et de réciprocité, la Chine et le Japon, et d’une façon générale, les Alliés sont engagés et obligés de même à sauvegarder et défendre des avantages et des droits dont ils partagent avec la Russie la protection, comme le bénéfice. N’y eût-il que cette considération, elle suffirait pour tracer aux Alliés leur devoir. Dans le programme de justice et de revendication qui est le leur, ils ne sauraient sacrifier et livrer à l’avidité et à la rapacité germaniques des territoires, des richesses, des réserves d’avenir, des débouchés et des passages que, depuis si longtemps, les diverses puissances de l’Entente ont eu l’ardent et constant souci de soustraire à l’action et aux desseins des Empires de proie. C’est un patrimoine commun qu’il s’agit de sauver, c’est aussi une voie sûre et un moyen efficace, non seulement de récupérer de riches et précieuses épaves du naufrage russe, mais peut-être de relever le bâtiment et le pavillon.


IV

Le Japon, en recueillant au traité de Portsmouth certains des droits, avantages, baux et privilèges que la Chine avait concédés à la Russie en Mandchourie, avait eu la sagesse de laisser à la Russie elle-même dans la Mandchourie du Nord la zone d’influence et la voie de transit qui lui étaient nécessaires pour la communication rapide et facile entre l’Europe, l’Asie et le bassin du Pacifique, — Bien mieux, il a su, dès la première heure, pressentir et percevoir que le succès, l’avenir de sa politique d’expansion résidait dans le rapprochement, dans la prompte et loyale colonie avec l’adversaire de la veille. L’Angleterre et la France, désormais unies par la convention du 8 avril 1904, secondèrent et facilitèrent cette œuvre de réconciliation qui, moins de deux ans après la paix de Portsmouth, fut, par les accords de juillet et août 1907, heureusement accomplie. La Mandchourie, après avoir été le champ de bataille des deux ennemis, devenait le terrain de raccordement et d’union des deux associes. Le chemin de fer transmandchourien, d’abord objet de compétition et de lutte, devenait le principal instrument de rapprochement, de cohésion, d’intime et étroite collaboration des deux Puissances, dont les yeux étaient dessillés.

Que cette politique qui, du 30 juillet 1907 au 3 juillet 1904, n’a cessé de se continuer et de s’étendre par quatre accords de plus en plus précis et confiants, soit demeurée celle du Japon, les déclarations du gouvernement japonais et la seule présence au pouvoir du maréchal Teraoutsi et du baron Goto suffiraient à le démontrer. Qu’elle continue de même à être la foi et l’espoir de tout ce qui en Russie a échappé à la corruption teutonne et au vertige bolcheviste, il n’y a pas à en douter. Qu’elle doive rester pour les Alliés la ligne directrice d’inspiration et d’action, rien n’est plus évident et plus sûr. L’intérêt et le devoir du Japon, de la Chine, de la Russie et des Alliés réclament unanimement, pour la défense de la cause commune et le relèvement de la Russie, pour la conduite de la guerre et de l’après-guerre, le maintien de cette politique qui, née de la paix de Portsmouth et des accords de 1907, a été le vrai pacte d’entente et d’alliance entre l’Europe et l’Asie.

Le Japon, en se rangeant dès le 15 août 1914 aux côtés des Alliés, ne s’est pas borné à reconquérir sur l’Allemagne le territoire de Kiao-Tchéou et à éliminer le pavillon germanique de l’océan Pacifique et de l’océan Indien, il a monté une garde vigilante sur toute l’Asie orientale et s’est fait le factionnaire des postes de protection et de sauvegarde destinés par les accords internationaux à assurer le statu quo, l’équilibre et la paix de l’Orient. Il ne peut donc que poursuivre avec plus d’attention que jamais l’œuvre qui a été la sienne, dès ! ors qu’une situation plus grave et une menace plus directe l’exigent. Et, de fait, quand aux mois de février et du mars de cette année les maximalistes commencèrent à se montrer en Sibérie et tentèrent de s’y emparer des municipalités, l’envoi de bâtiments de guerre à Vladivostok et le débarquement de marins japonais dans ce port furent la riposte immédiate à ces premières alertes. Depuis cette date le gouvernement japonais n’a négligé aucune occasion, non seulement de surveiller d’aussi près que possible les événements, mais de préparer ou de prendre les mesures que les circonstances imposeraient. Il avait certes à tenir compte, soit des dispositions et sentiments de son Parlement, de l’opinion, de la presse qui, malgré la ferveur du patriotisme nippon, offraient parfois certaines divisions et divergences, soit de la pensée et de l’attitude des gouvernements amis et alliés qu’il avait le plus sincère souci et scrupule de consulter et de respecter. Quelques-unes des séances des Chambres de Tokyo ont prouvé que le gouvernement impérial avait, même en pleine guerre, à manœuvrer avec les partis. Parmi les Alliés, de même, le Japon ne pouvait se dissimuler qu’il avait certaines réserves ou susceptibilités à ménager. Il n’ignorait point enfin les difficultés d’exécution auxquelles il pourrait se heurter. Mais, avec sa méthode et sa lucidité coutumières, il se représentait avant tout la lâche qu’il pouvait avoir à accomplir, les moyens auxquels il devrait avoir recours pour s’en acquitter, les ressources et auxiliaires qu’il aurait à s’assurer.

C’est dans ce dessein qu’au mois de mars dernier, lorsque les visées allemandes parurent se diriger au-delà même de l’Oural et jusqu’au plus lointain Orient, dont l’aveuglement ou le complicité maximaliste ouvraient la route, le gouvernement japonais prenait l’initiative d’entamer avec le gouvernement chinois des pourparlers qui, activement conduits, ne tardèrent pas à aboutir. Dès la fin de mars, les cabinets de Tokyo et de Pékin étaient d’accord en principe sur la nécessité de défendre le territoire chinois contre l’éventualité d’une entreprise hostile et sur les mesures à prendre à cet effet. Quelques semaines plus tard, vers la mi-mai, était signée entre les deux gouvernements une convention dont le texte n’a pas été publié, mais dont une note officielle, reproduite le 30 mai dans la presse chinoise et japonaise, a nettement spécifié le caractère. « Etant donnée (ainsi s’exprime la note) la pénétration continuelle l’influence ennemie dans le territoire russe, qui met en péril la paix et le bien-être de l’Extrême-Orient, reconnaissant en outre la nécessité impérative de la coopération adéquate de la Chine et du Japon pour y faire face, les gouvernements des deux pays, après un loyal exposé de leurs vues, ont échangé le 25 mars deux notes entre le ministre des Affaires étrangères du Japon et le ministre de Chine à Tokyo. En conformité avec le but de ces notes, le gouvernement impérial a envoyé ultérieurement des commissaires représentant l’armée et la marine à Pékin, où ils ont conféré avec les autorités militaires et civiles chinoises. Deux accords ont été conclus, l’un le 16 mai relativement à l’armée, l’autre, le 19 du même mois relativement à la marine. Ces accords ne renferment que des arrangements concrets concernant la procédure et les conditions de la coopération des armées et des marines des deux pays à la défense commune contre l’ennemi en conformité avec les notes ci-dessus mentionnées du 25 mars. »

La convention militaire et navale ainsi conclue entre les deux gouvernements a pour objet la défense des deux pays, non-seulement sur leurs propres territoires, mais, le cas échéant, sur les territoires russes limitrophes. — Des dispositions ont été prévues, tant pour les opérations qu’il y aurait lieu d’effectuer, que pour l’utilisation des territoires, des ports, du matériel et des lignes ferrées. — Il est expressément stipulé que les territoires qui auraient été occupés pendant les opérations militaires seront évacués dès qu’aura pris fin l’état de guerre entre les deux gouvernements contractants et les puissances centrales. Il est marqué en outre qu’un accord devra être fait avec la compagnie sino-russe de l’Est chinois, soit pour le transport des troupes et du matériel, soit pour la garde de la ligne qui était jusqu’alors confiée à des troupes russes et qui sera désormais remise à des troupes chinoises.

Les stipulations ici résumées témoignent d’une part de la parfaite entente entre les deux puissances asiatiques qui ont les premières à se défendre contre la menace germanique à l’Est de l’Oural, et d’autre part de la préoccupation qu’ont ces deux puissances, non seulement de se préserver elles-mêmes, mais de sauvegarder les intérêts des Alliés et tout d’abord de la Russie. C’est donc une pensée généreuse et désintéressée, la pensée même de l’alliance qui, en présidant aux accords des 16 et 19 mai, les définit comme destinés à prévenir et combattre la pénétration, l’infiltration germanique dans les territoires d’Asie… Ces accords sont ainsi comme la première reconnaissance et constitution du front d’Asie appelé à suppléer je front écroulé de l’Orient russe pour la lutte sans interruption ni fissure contre l’ennemi qui déjà croyait libres et sans obstacle la route et l’Empire de l’Est.


V

La France et l’Angleterre étaient d’avance acquises a cette conception du front d’Asie, et aux mesures proposées à cet effet. M. Stéphen Pichon et M. Balfour avaient, en prévision des nouveaux empiétements germaniques, signalé eux-mêmes ce que l’effort de nos Alliés d’Extrême-Orient pourrait avoir d’opportun et de décisif contre la menace d’un tel péril. L’Italie et les autres Alliés d’Europe étaient de même tout préparés à bien accueillir le précieux concours leur venant ainsi de la lointaine Asie. Les États-Unis enfin, si ardents à organiser la résistance du monde entier contre la tyrannie germanique et si résolus à ne pas laisser la Russie exposée sans défense aux entreprises d’un envahisseur qui avait eu la victoire si facile, ne pouvaient récuser une assistance dont l’efficacité apparaissait si évidente. Ils désiraient toutefois, dans leur sincère attachement aux principes de l’indépendance et de la liberté des peuples, avoir apaisement et certitude sur l’accueil que la Russie elle-même réserverait à la tentative conçue pour son salut, comme pour l’intérêt général des Alliés.

Dans la situation faite à la Russie par les traités de Brest-Litovsk et les conditions d’anarchie et de terreur dans lesquelles ces traités avaient été signés, il était assurément malaisé d’obtenir sur les sentiments et les volontés d’une nation ainsi éprouvée les clartés et certitudes ci-dessus requises. Il ne pouvait être question de consulter les bolcheviks et les soviets avec lesquels n’existait d’ailleurs aucune relation officielle. Quant à la nation, en proie à la guerre civile, aux factions et aux désordres, il n’était permis, pour deviner ou préjuger ses pensées ou désirs, que de faire des suppositions et de lui prêter, selon l’humeur bienveillante ou sévère de ceux qui tentaient de l’apprécier, les intentions et aspirations dont ceux-ci la croyaient capable.

Depuis lors, un peu de lumière s’est faite ; l’âme russe, écrasée et affaissée par tant de malheurs et de revers, a commencé à se ranimer ; la conscience nationale s’est çà et là ressaisie ; de premiers groupes ou noyaux de vie collective se sont reformés ; quelques voix se sont élevées pour rallier les bonnes volontés éparses. Dans certaines provinces du pays, des organismes se sont constitués. Sur la frontière d’Asie notamment, dans plusieurs districts sibériens, ces organismes paraissent avoir pris quelque consistance. Des forces militaires s’y sont agrégées, dont les Cosaques, commandés par le colonel Semenow, et les prisonniers tchéco-slovaques, cherchant à rejoindre le port de Vladivostok, ont été les premiers éléments. Ces différents groupes se tournent d’instinct vers l’Est, c’est-à-dire vers la Chine et le Japon, pour y trouver encouragement et assistance. Dans l’intérieur même de la Russie, une sorte d’enquête faite récemment sur l’opinion des diverses Doumas établissait que, parmi les membres de la dernière Douma de l’Empire, 280 à 21)0 sur 410, et parmi les membres de la Constituante, expulsée par les soviets, 345 sur 568 étaient favorables à une intervention japonaise en Sibérie. La plupart des Russes installés ou réfugiés en Europe partagent le même sentiment et l’ont exprimé, soit comme l’ambassadeur Maklakoff, par des « interviews » de presse, soit par des adresses et manifestes communiqués aux divers gouvernements.

A mesure que ces tendances se produisaient et se confirmaient, se faisait naturellement aux Etats-Unis, d’abord dans l’opinion, puis dans les cercles du Parlement et dans les régions voisines de l’administration, une évolution correspondante. L’un des membres du Sénat, M. King, appartenant au parti démocratique et l’un des plus zélés partisans du président Wilson, a, dans les premiers jours de juin, déposé une motion demandant l’envoi en Russie d’une commission américaine chargée de rechercher avec les Alliés les moyens de neutraliser les influences germaniques et d’aider la nation russe à reconquérir sa liberté. L’ex-président Taft a, d’autre part, dans plusieurs discours, dont l’un prononcé à l’Université de Yale, appuyé.la thèse de l’intervention en Asie et en Russie pour le rétablissement d’un front oriental, d’accord avec le Japon et tous les Alliés. Deux autres sénateurs. Mme Lewis et Fall, déclarent, à la date du 20 juin, que les Etats-Unis devraient eux-mêmes envoyer des troupes au front oriental, que ce serait le meilleur moyen d’aider la Russie et de combattre l’Allemagne. Ils reconnaissent toutefois que les autres alliés et le Japon devraient joindre leurs ressources. Ce serait, ajoute le correspondant du Daily Telegraph à New-York qui transmet ces informations, « la reconstitution du front oriental avec le Japon comme allié et associé. » Et ce même correspondant n’hésite pas à mander à son journal que cette opinion commence à prendre corps au Congrès de Washington et que la presse et le public s’y rallient.

Les dernières nouvelles venues de Russie et surtout de Sibérie sur les progrès de la résistance organisée contre les maximalistes, sur la création en Sibérie même d’un gouvernement indépendant et sur la résolution des Cosaques de Semenow, des troupes tchèques et slovaques, de se mettre à la disposition de ce gouvernement, ne pourraient que faciliter et hâter la diffusion aux États-Unis du mouvement ainsi noté et signalé en faveur du front à constituer en Orient et en Asie contre l’agression allemande. Ainsi serait apaisé et levé le scrupule qui avait au début, semble-t-il, gêné l’opinion américaine. S’il était démontré que la Russie elle-même appelle de ses vœux et seconde de sa collaboration les efforts tentés par la voie de l’Asie pour lui venir en aide, les États-Unis seraient désormais en possession de la preuve, du témoignage qu’ils attendaient avant de se prononcer. C’est donc avec confiance et sécurité qu’ils pourraient se livrer à l’espoir de voir se traduire en réalité les projets dont la haute et importante signification ne leur avait point échappé, et dans l’exécution desquels déjà ils réclamaient leur part. Du jour où l’opinion serait de la sorte convertie et gagnée, il était permis de prévoir que les sphères officielles elles-mêmes ne tarderaient pas à se laisser convaincre et que, comme dans toutes les phases de la présente guerre, c’est d’en haut, du puissant esprit et de l’âme généreuse où avaient pris naissance toutes les nobles résolutions de la nation américaine que, cette fois encore, partirait le mot d’ordre destiné à entraîner les vaillants fils de la République étoilée.


VI

A la même heure où se dessine aux États-Unis l’évolution ci-dessus indiquée, nous parviennent du Japon, sur l’état de l’opinion et de la presse, sur les tendances des partis, sur les délibérations et les mesures du gouvernement impérial, des révélations, commentaires et impressions qui nous mettent à même de mieux comprendre et nous représenter les pensées, dispositions et sentiments du peuple et du gouvernement japonais, leur altitude dans la période actuelle de la guerre devant la menace germanique qui, à travers la Russie, les vise eux-mêmes plus directement et que, de concert avec les Alliés, ils ont plus que jamais intérêt et obligation à parer.

Le maréchal Teraoutsi et le vicomte Motono avaient, dès la première apparition, du danger, au lendemain des traités de Brest-Litovsk, signifie leur résolution de faire tout ce que la situation exigeait d’eux. Le baron Goto, en succédant au mois de mai au vicomte Motono, que la maladie forçait à résilier ses fonctions, s’était déclaré prêt à suivre la même politique : « Nous avons comme pivot central de notre action, disait-il, l’alliance anglo-japonaise, nos engagements avec les États-Unis, nos accords avec les Puissances alliées et notre désir sincère de coopérer avec nos voisins de Chine et De Russie. » — « Le Japon ne perd pas de vue, ajoutait-il, que la Russie est un pays s’efforçant de réorganiser une machine temporairement troublée et détraquée. Il doit donner encouragement, aide et appui à ce travail de réorganisation. » Quelques députés au Parlement de Tokyo, dans leur esprit d’opposition contre le cabinet du maréchal Teraoutsi, avaient émis certaines réserves sur les intentions manifestées par le gouvernement impérial. Quelques organes de la presse indépendante ou hostile avaient de même critiqué les déclarations et les actes du cabinet. Celui-ci n’en poursuivait pas moins sa tâche et préparait les mesures qui, le moment venu, deviendraient nécessaires. C’est en ce sens et dans ce dessein qu’il avait ouvert avec le gouvernement chinois les négociations qui aboutirent aux accords des 16 et 19 mai ci-dessus analysés. C’est avec les mêmes préoccupations qu’il avait réuni le conseil des maréchaux chargés d’examiner les préparatifs à faire, les amendements ou réformes à apporter à l’organisation militaire, et qu’il avait créé une administration spéciale pour, la mise au point de toutes les questions d’armement, de ravitaillement, d’équipement.

Les ministres du Mikado suivaient en même temps, dans leur désir de rester en entière harmonie avec les Alliés, les mouvements de l’opinion soit aux États-Unis, soit en Europe et plus particulièrement en Russie, concernant le programmée adopter et l’action à exercer dans les régions d’Asie d’où pourrait être tout ensemble combattu le péril germanique et préparé le relèvement de la Russie. — L’évolution faite dans ces dernières semaines tant aux États-Unis qu’en Russie n’a pu qu’encourager le Japon dans la poursuite d’une politique qui concilie si complètement la sauvegarde de ses intérêts et la défense générale de la cause commune de tous les Alliés. La presse japonaise de son côté n’a pas manqué de traduire l’heureux progrès survenu à cet égard dans ses propres impressions et sentiments, ainsi que dans les dispositions des États Unis et dans les quelques îlots de l’immense Russie où apparaissent les premières lueurs d’un réveil de la conscience nationale. Si elle n’est pas unanime, si à Tokyo et dans les provinces quelques journaux ne se sont pas encore convertis à l’idée qui peu à peu fait son chemin, les organes les plus importants, tels que le Kokumin qui peut être considéré comme l’interprète officieux du cabinet, le Yomiuri qui reflète la pensée du vicomte Motono, le Hochi, qui a longtemps subi l’influence du marquis Okuma, l’Asahi, organe indépendant, s’accordent à penser que l’heure a sonné d’agir, et que l’imminence du danger fait aux Alliés une loi de se rallier aux décisions nécessaires.

Ce sont les accords sino-japonais des 16 et 19 mai et les mesures déjà concertées entre les cabinets de Tokyo et de Pékin qui paraissent avoir le plus contribué à déterminer ce ralliement jusqu’ici différé et hésitant. — Du moment que les deux Puissances le plus immédiatement intéressées, les deux voisines de la Russie, le plus exposées, par conséquent, aux entreprises allemandes, s’entendaient pour y faire obstacle ou les prévenir, les autres Alliés devaient être amenés à comprendre le parti qu’eux-mêmes pouvaient tirer de la résistance opposée à l’ennemi commun et du front de bataille réédifié ainsi en substitution du front russe. — Il est heureux, à cet égard, que, — malgré les divisions subsistant en Chine entre les Nordistes et Sudistes, le gouvernement japonais se sente en confiance avec le gouvernement de Pékin, notamment avec le général Touan k’i jouei, qui a, depuis la fin de mars de cette année, réassumé la présidence du Conseil. C’est Touan qui, par ses bonnes relations avec les hommes d’État japonais, et par la claire intelligence que, dès le début de la crise, il a eue de la situation présente, a rendu possible l’entente entre les deux gouvernements. C’est lui qui, avec son neveu, le général Touan k’i jouei, ministre de la Guerre, présidera à l’exécution des accords si opportunément intervenus entre les deux grands États de l’Asie orientale. — Certains membres du Parlement japonais avaient fait un grief au maréchal Teraotlsi de ce qu’ils appelaient sa partialité envers le général Touan k’i jouei. L’événement a jusqu’ici prouvé que le maréchal Teraoutsi n’avait pas été mal inspiré en accordant crédit à celui des membres du cabinet de Pékin qui a le plus délibérément décidé la Chine à se prononcer pour la cause des Alliés et qui a montré le plus de fermeté, de persévérance dans le maintien de cette politique.


VII

Comment pourrait se réaliser le programme de défense ou d’action conçu pour ce front d’Asie, jusqu’où s’étendrait-il, c’est ce que, d’une part, les circonstances concourraient essentiellement à déterminer, c’est ce que, de l’autre, les conditions mêmes de l’exécution et du succès ne permettent évidemment pas de divulguer. Le premier ministre de la Grande-Bretagne, M. Lloyd George, dans le discours qu’il a prononcé le 24 juin devant la Chambre des Communes, a sagement évité de s’expliquer, et même de répondre aux questions qui lui étaient posées concernant le problème russe et la solution éventuelle à attendre de l’Asie. Il s’est borné à dire que « la difficulté était d’accéder à la Russie, et que la seule Puissance ayant accès à la Russie était le Japon. » A bon entendeur, salut !

Qu’il suffise, jusqu’à présent, de constater que, par leur récent accord, la Chine et le Japon se sont précisément mis en mesure d’accomplir la tâche qui pourrait être la leur, et que, dans l’accomplissement de cette tâche, l’intérêt des Alliés et de Russie ne se sépare pas de leur intérêt propre. — Pour ce qui touche les territoires de la Mandchourie, de la Mongolie et de la Sibérie orientale, la Chine et le Japon sont à pied d’œuvre, les frontières de la province de l’Amour pouvant être facilement couvertes par les forces des deux pays établies à proximité et qui auraient tôt fait de se concerter et de se joindre. — Une progression ultérieure pour la protection des territoires et la garde des lignes ferrées n’offrirait jusqu’aux limites sino-russes, c’est-à-dire jusqu’aux stations de Mandchurie et de Tchita, que d’assez médiocres obstacles. — Au-delà de ces limites, et s’il faut en croire les plus récentes informations transmises d’Orient, l’influence bolchéviste, qui n’avait pas d’abord rencontré grande résistance, serait, au contraire, aujourd’hui avantageusement combattue, non seulement par les Cosaques de Semenow et les Tchéco-Slovaques, mais par le gouvernement indépendant qui s’est constitué en Sibérie et qui ne reconnaît plus la loi des soviets.

Plus loin, à l’Ouest, s’ouvre la région plus exposée, d’Irkoutsk et de Krasnotarsk à Tomsk, Omsk et Samara. Les dépêches des dernières semaines annonçaient que les Tchéco-Slovaques, rassemblés en trois ou quatre groupes distincts, dominaient dans les gouvernements de Tobolsk, de Tomsk, de Samara et dans les steppes des Kirghiz, et qu’ils s’étaient emparés des villes principales, notamment d’Omsk, de Samara, d’Ekaterinenbourg.

S’il en était ainsi, non seulement la pénétration germanique serait dès à présent enrayée, mais la reconstitution de centres russes où la vie nationale et la force de résistance se ranimeraient pourrait être envisagée comme prochaine. Il y aurait de la sorte entre les régions du Volga, du Baïkal et de l’Oural comme une première zone de restauration d’une Russie prête à se ranger sous une loi régulière et à demeurer attachée à sa tradition domestique, à la liberté et aux intérêts permanents du pays. Entre cette zone elle-même et les lignes de protection de l’Asie orientale s’établiraient, le cas échéant, des rapports, des contacts, ou même une action commune. Dans la région plus méridionale, sur toute la frontière du Turkestan, la Chine saurait, avec ses alliés, opérer le barrage nécessaire, que les obstacles naturels, d’ailleurs, l’aideraient à préserver et maintenir.

La Russie, que l’empereur Alexandre III appelait la sixième partie du monde, est à la fois si vaste et si continue, la communication entre les diverses régions est, en général, si unie et égale que, par les lignes ici mentionnées de l’Asie orientale, de la Sibérie et de ce que M. Edmond Demolins, dans son essai de géographie sociale sur les grandes routes des peuples (Comment la route crée le type social), nommait la route des steppes, la jonction, ta collaboration des deux grands États asiatiques et des provinces russes de l’Est et du Centre peuvent être considérées comme aisées.

De proche en proche, par cette jonction et cette contiguïté graduelle entre les forces japonaises et chinoises et les territoires russes, le front d’Asie se déplacerait de façon à faire de plus en plus l’office de l’ancien front effondré. Et derrière ce front une Russie se reconstituerait.

Tel est l’espoir que forment et qu’expriment le « Comité russe d’Extrême-Orient » créé à Kharhine sous la présidence du général Horwath, directeur du chemin de fer de l’Est chinois, et la plupart des organismes qui, sur la route de la Sibérie à l’Oural et au Volga, essaient de lutter contre la tyrannie bolcheviste. Tous sentent que c’est de ce rôle et par cette voie que peut venir le salut. A mesure que les difficultés s’accroissent pour l’Allemagne dans ses tentatives alternativement hypocrites ou violentes dans l’Oukraine, en Crimée, sur la mer noire et le Caucase, le relèvement russe se ferait sur l’antique route des steppes entre les frontières de Mandchourie, de Mongolie et l’immense vallée du Volga.

Au moment où j’achève cette étude, les derniers télégrammes d’Extrême-Orient annoncent que les Tchéco-Slovaques, poursuivant leur marche, auraient atteint Vladivostok, y auraient renversé le gouvernement du soviet et installé une administration contre-révolutionnaire. — La ville d’Irkoutsk, d’autre part, sérail tombée au pouvoir des troupes tcherkesses (circassiennes) commandées par le général Alexeieff. Enfin nous parvient le texte de l’ordre du jour qui aurait été voté le 18 juin à Kharbine dans une imposante manifestation provoquée par le Comité russe d’Extrême-Orient, et qui constitue l’appel le plus pressant aux Alliés pour les supplier de venir en aide à la Russie. « Seul un secours immédiat des Alliés, est-il dit dans cet appel, pourrait arrêter la marche de l’Allemagne, contribuer à l’assainissement moral du peuple russe et à la création d’une nouvelle armée russe, prête à assister les Alliés dans la lutte commune contre le militarisme germanique pesant sur l’univers. Le Japon seul, étant notre voisin, peut, de concert avec les autres Alliés, nous envoyer sans délai des troupes vaillantes. En adressant aux Alliés la prière instante de nous donner leur secours, nous espérons trouver auprès d’eux un accueil favorable. »

Un tel ordre du jour, si pathétique, ne peut-il être considéré comme le témoignage que désiraient les États-Unis de la pensée et de la volonté de la Russie ? Si le malheur des temps a fait que c’est à l’extrémité de l’Asie et dans une ville étrangère, bien qu’alliée aujourd’hui, qu’a pu s’exprimer le vœu ardent de la Russie, ce vœu n’en a pas moins toute sa force et n’en mérite pas moins l’accueil espéré des patriotes qui l’ont formulé.

L’ancien ministre allemand des Colonies, M. Dernburg, celui-là même qui échoua si piteusement dans sa campagne de propagande teutonne aux États-Unis, s’efforce d’autre part de démontrer dans la presse berlinoise que le Japon ne peut être un allié de l’Entente, que tous ses intérêts et le souci de son avenir font de lui un adversaire de la Grande-Bretagne et des États-Unis, et que l’Allemagne n’a rien à redouter des projets qui lui sont faussement attribués. Mais sans doute cette nouvelle campagne ne paraîtra-t-elle pas très bien inspirée à l’heure même où la Russie adresse son appel aux Alliés et où l’Empereur du Japon vient de recevoir solennellement du Roi George V le bâton de maréchal de l’armée britannique.

M. Dernburg ne fait ainsi, ou que persister dans les erreurs de psychologie et de diagnostic qui l’ont si complètement égaré au-delà de l’Atlantique, ou que trahir, en affectant de la dissimuler, l’appréhension que lui cause l’éventualité de l’întervention japonaise par la voie de l’Asie. L’empereur Guillaume II avait, lui, mieux pressenti l’arrêt du destin lorsqu’en 1894, il dénonçait, sous le nom de « péril jaune, » le danger que fait courir aujourd’hui aux plans de l’Allemagne la résistance du Japon apparaissant sur les confins de la Russie envahie et dépecée par les chacals des armées germaniques. Aurait-il l’instinct et la vision qu’au « dernier quart d’heure » de la guerre, pour reprendre l’expression du général Nogi, c’est des deux peuples contre lesquels il avait successivement cherché à éveiller et provoquer les défiances de l’Europe, c’est des deux grands riverains du Pacifique, du Japon et des États-Unis, que serait dirigé et assené contre lui le coup fatal, décisif, celui dont il ne se relèverait pas ? Puisse cette vision être pour les Alliés une exhortation nouvelle à la politique qu’ils ont à suivre, une confirmation certaine qu’ils sont sur la bonne voie !


A. GERARD.