Le Front britannique et les fronts voisins

Le Front britannique et les fronts voisins
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 130-170).
LE FRONT BRITANNIQUE
ET
LES FRONTS VOISINS

Les masses allemandes en France sont réparties en deux grands groupes. L’un, sous les ordres du Kronprinz, est devant Verdun ; il menace ce qu’on peut appeler la branche orientale des lignes françaises. L’autre, qui a pour noyau l’armée du Kronprinz de Bavière, est opposé entre l’Yperlée et la Somme aux forces britanniques. Cette armée, qui a derrière elle des troupes au repos, n’a pas été dégarnie pour l’offensive du 21 février sur Verdun ; les armées voisines, qui avaient fourni des corps pour cette offensive, en ont reçu de nouveaux pour combler leurs vides. Ce n’est que très tard, et visiblement à contre-cœur, que les Allemands ont commencé à y puiser pour nourrir les combats sur la Meuse. Il y a donc là une masse allemande très puissante, intacte, désireuse sans doute de venger l’échec de Verdun ; quand elle aura été mise hors de cause, la destinée de la guerre sera définitivement fixée sur le front français.

On peut dire que le dernier noyau des forces allemandes est là. Sur le front russe, il n’y a plus qu’un rideau de 49 divisions, entre la Baltique et le Pripet, tenant le front à une densité de moins d’un homme par mètre courant. En Serbie, il restait en avril 1916 deux divisions allemandes seulement, la 101e et la 103e, une autre encore peut-être. D’autre part, les troupes engagées devant Verdun doivent être considérées comme dépensées ; quelques-uns des corps qui en font partie sont à ce point épuisés que, même rajeunis par des effectifs nouveaux, ils sont incapables d’offensive. Reste donc cette armée du prince de Bavière, qui, avec la IVe armée à sa droite et la IIe à sa gauche, forme un total de 40 divisions d’infanterie, soit environ 500 000 combattans. Ces combattans sont répartis sur un front qui, à vol d’oiseau, n’atteint pas 150 kilomètres ; il faut y compter plus de 3 hommes au mètre courant, ce qui est une densité de combat.

Définir cette masse, étudier ce front, montrer comment il a été établi et quelles y sont les conditions de la lutte future, tel est l’objet de cet article.


I

Quand, au bord de la mer, à la hauteur de Nieuport-Bains, par une belle journée de printemps, on regarde vers le Nord, le spectacle est singulier. On est dans un paysage de sable pâle, une onduleuse entrée de désert, aux dunes coiffées de plaques d’oyats. A gauche, en contre-bas, la plage où la mer déroule son flot vert. Un air pur, un ciel bleu et blanc, un grand silence. La forme des maisons bombardées est encore debout. Les dunes paraissent inhabitées. La grand’route pavée, claire et nue qui suit la côte, mène droit des lignes françaises aux lignes allemandes. Les deux adversaires voient ensemble cette route commune. Un rassemblement attire le canon.

J’y suis allé par un jour calme. Point d’action engagée. Pour passer le temps, une batterie de 75 réglait son tir, aidée par ses avions qui volaient au-dessus d’elle. On entendait dans l’air tranquille les coups isolés. Le réglage terminé, les détonations pressées d’une salve roulèrent un instant, et le silence s’établit de nouveau. Les Allemands ripostaient à la fois sur nos pièces et sur nos avions. On reconnaissait au loin le départ sourd de leurs coups. Un obus passa en gémissant. Un autre vint tomber derrière une crête d’où, s’éleva une fumée noire. Contre nos avions, les shrapnells éclataient deux par deux : on voyait soudain se former dans le ciel deux champignons blancs, lumineux ; après quelques secondes, on entendait l’explosion, et la masse entière de l’air paraissait vibrer. Cependant l’avion menacé volait en cercle, comme font les buses au haut des arbres. Des soldats regardaient le duel. Ce fracas troublait le calme universel sans le détruire, comme une pierre dans un étang ride la surface sans émouvoir les eaux. Une balle perdue claqua sur un mur.

Voilà à peu près quel est le train familier de la vie à l’arrière de ce secteur d’extrême gauche. On voit parfois sur les eaux glauques la forme notre d’un bateau. Quant aux tranchées de première ligne, établies en avant à la hauteur d’une colline de sable plus élevée que les autres et qu’on appelle la Grande-Dune, leur histoire est singulière : elles marquent encore les positions de fin de combat d’une action qui eut lieu le 22 décembre 1914. Depuis lors, chacun des deux adversaires a essayé de bousculer l’autre, sans y parvenir. Les Allemands ont fait une dernière tentative, le long de la côte, le 9 mai 1915.

Ce fait doit être marqué, parce qu’il se répète en beaucoup de points du front. Les unités restent figées, parfois depuis plus d’une année, dans la position où les a surprises la fin d’une journée de lutte. De là tant de situations paradoxales. Mais aucun n’a voulu depuis lors rectifier son front ni céder un pouce. Dans cette guerre, on tient dans les conditions les plus invraisemblables. Le principe de ne rien abandonner à l’adversaire a prévalu sur tous les autres. On a vu en Argonne les Français accrochés à des pentes où les tranchées ennemies dominaient immédiatement les leurs. On a vu sur les Hauts-de-Meuse les Bavarois s’incruster à Saint-Mihiel dans la position en flèche la plus téméraire. Nous allons voir tout à l’heure que, n’ayant presque personne sous la main, le commandement français a tenu la circonférence du saillant d’Ypres au lieu de raccourcir sa ligne en défendant le diamètre.

À droite de l’ourlet de sable qui borde la mer, on entre tout à coup dans une région complètement plate qui jusqu’au XIIe siècle a été un golfe marin. L’eau imbibe encore le pays. Elle apparaît pour peu qu’on creuse le sol à quelques décimètres. Il est impossible de tailler des tranchées, et tout le travail de fortification doit être établi en relief. Des inondations, maintenues depuis le 25 octobre 1914 étalent un plan d’eau entre les adversaires. D’une manière générale, les Belges sont établis sur la voie ferrée de Nieuport à Dixmude. C’est un remblai, haut de 1 m. 30, qui à la bataille de l’Yser a arrêté le flot allemand et changé les destinées de l’Europe. En avant de ce remblai, un certain nombre de fermes, sur des bombemens, sont occupées par des avant-postes.

Le fond de l’ancien golfe marin est à Dixmude ; mais les conditions tactiques ne changent guère jusqu’aux abords d’Ypres. Le front quitte le chemin de fer trois kilomètres environ avant Dixmude, et faisant une saillie d’un kilomètre vers l’Est vient atteindre la rivière canalisée de l’Yser, qu’il longe désormais. Cette saillie est sous la protection du poste avancé de Stuyvekenskerke.

Le front passe ainsi devant Dixmude, qui est aux Allemands depuis le 10 novembre 1914. A Knocke, il quitte l’Yser pour suivre le canal de l’Yser à Ypres. A Steenstraete, une division française succède aux Belges. C’est toujours la même région basse, plate, où l’eau affleure. Les Allemands, établis sur la rive orientale du canal, sont dans une condition un peu meilleure, leur rive dominant légèrement la nôtre. Mais c’est un secteur très difficile à tenir pour tout le monde. Il est de plus très abondamment arrosé d’obus par l’un et l’autre parti. Les photographies faites du haut des avions montrent les abords du canal criblés de trous comme un paysage lunaire ; comme il est à peu près impossible de creuser le sol, on juge de la difficulté des relèves. C’est une partie du front dont on ne peut approcher que la nuit.

En face de Boesinghe, les lignes décollent du canal pour se bomber vers l’Est. On entre dans le saillant d’Ypres et bientôt dans la zone des armées britanniques.


II

Sur la carte, Ypres, au fond d’une cuvette, à 20 mètres d’altitude, est au centre d’une ceinture de collines qui culminent à 60 mètres. Mais là comme en beaucoup d’endroits, les conditions du terrain ne se conforment pas rigoureusement aux données de la carte. Le caractère boisé du pays ôte beaucoup d’importance aux points dominans. L’avantage de ces points est en effet de donner des vues, et les couverts ont pour effet de les supprimer. Pendant la grande bataille de novembre 1914, le général Foch suivait l’action du haut de la tour de la Halle. Il n’avait devant les yeux qu’une mer d’arbres, où les troupes étaient invisibles.

C’est sur ces collines qui enveloppent Ypres du côté de l’Est que le front est établi, constituant une sorte de demi-cercle. Les raisons qui ont fait conserver cette position un peu paradoxale peuvent être de deux sortes : d’une part, il est naturel d’avoir voulu conserver, même en ruines, la dernière ville de la Belgique ; d’autre part, au point de vue militaire, la bataille d’Ypres, qu’on admirera d’autant plus qu’on la connaîtra mieux, a été menée (par 6 corps alliés contre 14 corps allemands ! ) non pas sous la forme d’une défensive tactique, mais d’une offensive constante. Attaquer dans ces conditions peut paraître une folie et s’est trouvé une profonde sagesse. En tout cas, cette méthode imposait de ne pas lâcher le terrain en avant d’Ypres. Il est d’ailleurs probable qu’une tactique sage, raisonnable, qui eût consisté à se retirer à l’Ouest du canal, eût en même temps permis à l’ennemi de développer librement tout son effort pour nous rompre, d’asséner le coup de poing et peut-être de passer.

Quoi qu’il en soit, le front tel qu’il était à la fin de la bataille, vers le 15 novembre 1914, sur la ligne Steenstraete-Langhemarcq-Brodseinde, est resté fixé jusqu’au 22 avril 1915, jour où les Allemands employèrent pour la première fois les gaz asphyxians, immédiatement à l’Est du canal, entre Steenstraete et, Langhemarcq. Les coloniaux du général Putz, qui occupaient les tranchées, virent au loin un rideau de fumée jaune-vert qu’ils prirent d’abord pour l’explosion d’obus ; la fumée s’avança vers eux, et l’asphyxie commença sans qu’ils eussent compris ; mais les Allemands marchaient derrière cette fumée. L’effet de la surprise fut de rabattre la ligne de Langhemarcq jusqu’au canal. Les Allemands le franchirent derrière nos troupes et enlevèrent Lizerne le 24 au matin. Sur la droite de la division Putz, une division canadienne tenait les lignes jusqu’à Brodseinde, sur un front d’environ 5 kilomètres. Le recul des Français ouvrait un large trou sur la gauche des Canadiens. Les Allemands avaient saisi un bois à l’Ouest de Saint-Julien, d’où ils menaçaient directement Ypres. Le général Foch et sir John French jetèrent en toute hâte dans la trouée une poignée de troupes en réserve, quatre bataillons du 5e corps anglais. En même temps, pour raccourcir la ligne, la brigade de gauche des Canadiens, la 3e, après avoir soutenu victorieusement deux assauts, se replia ; puis, dans la nuit, elle tenta de reprendre le bois de Saint-Julien. Cette contre-attaque, exécutée par un bataillon de la 3e brigade et un de la 2e, est un des faits d’armes les plus brillans de l’armée britannique. A minuit, les Canadiens, arrivés sans être vus à 300 mètres du bois, étaient déployés, chaque compagnie sur deux lignes ; il y avait 80 mètres entre les lignes.


BATAILLE D’YPRES
'(CARTE)

Front au début de 1915
Front de 1916
Canal

Le canon s’était tu, et un silence profond régnait ; la lune apparaissait et disparaissait derrière les nuées. L’ordre fut murmuré de fixer les baïonnettes. On atteignit ainsi une petite crête d’où l’on était vu en plein. Les Allemands ouvrirent le feu, mais trop haut. Aussitôt les Canadiens se précipitèrent à la charge. L’ennemi rectifia le tir, et la première ligne des assaillans sembla fondre. Mais la seconde ligne se jeta sur le bois, qui fut nettoyé par un combat sauvage. La position était prise, mais elle se trouva intenable, et les Allemands y rentrèrent.

A quatre heures du matin, le 23, les Allemands lancèrent un nouveau nuage de chlore. Puis ils débouchèrent du bois de Saint-Julien. Ils furent reçus par la première brigade canadienne jusque-là en réserve. Il était six heures du matin. Sous la pluie d’obus et de balles, un bataillon canadien flotta. Le lieutenant-colonel qui le commandait, le ralliait avec calme, une badine à la main. Il fut tué, mais ses hommes se jetèrent en avant. A onze heures du matin, la ligne devant la gauche était fixée de Saint-Julien à Boesinghe.

Pendant ce temps, la brigade de droite de la division canadienne était restée sur ses anciennes positions, près de Brodseinde. Le recul de la 3e brigade la découvrait complètement. Il fallut donc qu’elle pivotât en repliant sa gauche, afin de rester en liaison. Cette manœuvre, délicate dans un pareil moment, fut bien exécutée ; mais la ligne était à peine constituée, qu’à midi les Allemands tentaient de la percer en plein centre, à Saint-Julien. Ils prirent le village ; de nouveau, la situation était critique. Cependant, les renforts accouraient à toute vitesse ; à la gauche, dans l’après-midi du 24, les zouaves, avec les carabiniers belges, reprenaient Lizerne ; le canal était franchi, et il s’en fallait de peu que Pilkem fût enlevé. Le 25, les Français à gauche, la 2e brigade canadienne à droite, tenaient bon ; mais le sort du centre restait encore très douteux. Le 26, il était repoussé jusqu’au-delà de Fortuin, tandis que la droite fléchissait à son tour et perdait Brodseinde. Mais les troupes fraîches arrivaient, après une marche forcée ; la division de Lahore avait fait cinquante kilomètres en vingt-sept heures. A dix heures quinze, la contre-attaque britannique commença contre Saint-Julien et le bois, tandis qu’à gauche les coloniaux français attaquaient Pilkem, et que plus loin encore d’autres unités françaises combattaient dans la région de Lizerne. Les Allemands se défendirent avec des nuages de gaz. Ce fut un combat extraordinaire. Les hommes devenaient jaunes, puis bleus, étouffaient, vomissaient, et quand ils revenaient à eux, ils retournaient au combat. Les troupes arrivèrent jusqu’aux lisières de Saint-Julien sans pouvoir les garder ; elles avaient gagné par endroits 7 à 800 mètres. Le bois restait à l’ennemi.

Le 27, nouvelle tentative, arrêtée encore par des nuages de chlore. Le 28, les deux adversaires restent épuisés ; mais à l’Ouest du canal les Français attaquent le dernier point d’appui de l’ennemi, la tête du pont de Het-sas. Sir John French voulait arrêter là la bataille, et replier ses lignes du secteur Est, pour les accorder à ses nouvelles positions du secteur Nord. Le général Foch obtint qu’il fût sursis à ce mouvement, jusqu’à la nouvelle attaque que montait le général Putz. Cette attaque eut lieu le 30. A droite du canal, les Allemands furent repliés sur Pilkem, mais à gauche, les têtes de pont de l’ennemi ne purent être définitivement enlevées que le 16 mai.

Le 2 mai, ce furent les Allemands qui firent sans succès une nouvelle émission de chlore. Ce même jour, la ligne anglaise exécutait son repli. Liée aux Français vers la route d’Ypres à Pilkem, elle se dirigeait au Sud-Est par Wieltje, jusqu’à la colline de Frezenberg, qui s’élève au milieu des prairies. De là elle tournait au Sud, couvrait l’étang de Bellewarde et le village d’Hooge, et se recourbait enfin au Sud-Ouest jusqu’à la colline 60. Le raccourcissement était d’environ 5 kilomètres. Ainsi se constitua le front actuel. Il n’a subi depuis lors que des modifications de détail. Le 24 mai 1915, les Allemands attaquèrent le secteur Nord-Est, de Wieltje à Hooge, et gagnèrent du terrain. Mais le 31 mai, les Anglais reprenaient les écuries de château d’Hooge (à l’Est du village) et le 2 juin, le château lui-même. Les combats durèrent pendant tout juin et juillet ; le 30 juillet, les Allemands, se servant pour la première fois dans ce secteur de Flammenwerfer, enlevèrent de nouvelles tranchées près de Hooge. Le 9 août, les Anglais en reprirent 400 mètres, et la bataille s’arrêta.

Ainsi les troupes britanniques, qui depuis le début de juin ont étendu leur gauche jusqu’à Boesinghe, couvrent Ypres en demi-cercle, à une distance qui est environ d’une lieue. Ce demi-cercle n’est pas une position arbitraire. Il existe dans la nature, et il est formé d’une bande de sable, superposée à l’argile qui fait le fond du pays. L’axe de cette bande de sable, sèche, ondulée, couverte de bois, passe à Passchendaele, puis à Zonnebeke, à Zillebeke, et devant Saint-Eloi. C’est elle qui, entre Zillebeke et Saint-Eloi, forme l’éminence de la colline 60, conquise par les Anglais le 17 avril 1915, et depuis lors perpétuellement disputée entre les deux adversaires.

La pointe Sud du front d’Ypres est encore au point exact où elle était au milieu de novembre 1914, à l’endroit où une route jusque-là unique envoie deux branches, l’une au Sud-Ouest sur Armentières, l’autre au Sud-Est sur Lille. Cette fourche s’appelle Saint-Eloi. Les Allemands y ont fait, à la fin de la bataille de 1914, une de leurs plus mémorables attaques. Les Français et les corps Anglais, qui tenaient côte à côte, virent s’avancer à travers les couverts une masse énorme, quatre divisions marchant en carré, deux accolées en première ligne, deux en seconde ligne, plus de soixante mille hommes. Cette masse vint s’engouffrer dans cet angle rentrant que formaient nos lignes à Saint-Eloi. Elles recevaient de front le feu du secteur Sud d’Ypres, et dans le flanc gauche le feu de la forêt de Ploegsteert. Elles furent écrasées sur place. Les lignes marquent encore ce même angle droit. Au sommet, devant Saint-Eloi, les Allemands ont fait exploser au mois de mars 1916 cinq mines, ouvrant d’énormes cratères dont les deux adversaires se sont disputé la possession. Sur la face Nord de l’angle, les positions ont oscillé autour de la colline 60. Sur la face Ouest, elles sont restées fixées à la lisière de la forêt de Ploegsteert.

Au Sud de cette forêt nous atteignons la Lys, que le front franchit à une lieue environ au-dessous d’Armentières, vers Frelinghien, un peu en amont de l’ancienne forteresse de Warneton. Nous entrons en France. Le paysage est vert et très mollement ondulé. Ce n’est plus l’étendue rectiligne d’alluvions de la Flandre maritime. C’est l’argile éternellement docile à la main du sculpteur et que la pluie et les ruisseaux modèlent. Des mouvemens de terrain varient et se succèdent. Des courbes lentes se raccordent. Je n’ai vu la Lys que plus haut à Saint-Venant. C’est un canal ayant juste la largeur de deux chalands, et qui coule entre des peupliers. Les petites maisons de briques, souvent peintes, présentent leur long côté à la route, et s’accolent par des pignons jointifs, de sorte que les routes se changent en rues interminables. Les villes vont ainsi à la rencontre les unes des autres. Imaginez le ciel bleu et blanc des Flandres, les vapeurs du sol mouillé, la verdure brillante. Militairement, un mauvais pays. Il n’y a pas de vues dans ces plaines coupées. Ces lignes de maisons suffisent à faire un masque et exposent à une surprise. On m’a conté qu’à Vermelles, dans deux de ces rues parallèles, des Allemands et des chasseurs français étaient installés, s’ignorant les uns les autres. Des dragons arrivèrent et avertirent les chasseurs. Enfin ces maisons de briques tombent comme des châteaux de cartes et ne constituent pas un abri. Les troupes françaises dans ces régions regrettaient les belles caves lorraines, dont la pierre défie les obus de 15 et de 21.

Le front enveloppe Armentières et, tournant au Sud-Ouest, suit à peu près la longue rue qui va d’Armentières à Neuve-Chapelle. Là cette rue vient buter presque à angle droit sur une route qui d’Estaires sur la Lys se dirige au Sud-Est sur La Bassée. Les Anglais ont saisi cette jonction de Neuve-Chapelle le 10 mars 1915. Ils ont ensuite consolidé et élargi le front dans les deux batailles d’Aubers (9-10 mai 1915) et de Festubert (15-25 mai). Ils tiennent ainsi la charnière du compas ; ils tiennent la pointe Nord avec Armentières ; mais la pointe Sud, l’ancienne forteresse de La Bassée, est aux Allemands.

Cette forteresse commande le cours d’un canal, d’un chemin de fer et d’une route, qui marchent parallèlement d’Ouest en Est. Il est bien évident qu’une pareille accumulation de voies correspond à un accident naturel. En effet nous sommes ici à la lisière méridionale de la plaine de Flandre. Immédiatement au Sud, le terrain se relève et nous nous trouvons sur les plateaux picards.


III

Ici tout change. Nous sommes sur une plaine ondulée de craie, couverte d’un limon argileux. La craie, très pure et très fine à sa partie supérieure, est grise et grossière à sa partie inférieure, qui est exploitée comme pierre de taille. De là ces carrières qui vont jouer un rôle important sur le champ de bataille. — De plus, nous sommes, de La Bassée à Lens, sur la bande des charbonnages. De là des agglomérations, des fosses, et enfin ces étranges collines grises et pointues qu’on voit de très loin s’élever sur le ciel comme des pyramides d’Egypte, et qu’on appelle des crassiers : masques, forteresses et observatoires.

Le limon argileux conserve au pays son humidité. S’il n’a point de bois, que quelques vergers, il est du moins verdoyant. Partout des haies bordent les chemins. Les ondulations du sol se déroulent, suivant le mot du duc d’Aumale, comme une houle déterminée par un vent du Nord-Ouest. Il est évident que ces mouvemens du terrain règlent ceux des armées. Chaque parti aura tendance à s’établir sur une crête, et les axes d’attaque seront perpendiculaires aux ondulations. C’est ainsi qu’en 1648 l’armée de Condé d’une part et l’armée espagnole de l’autre s’étaient rangées sur deux hauteurs parallèles : l’armée espagnole de Lievin à Lens, l’armée de Condé en avant de Loos, sur cette cote 70, qui redeviendra si célèbre dans les combats de septembre 1915. — De la même façon, pendant la guerre actuelle, les attaques des Français, en décembre de 1914, se sont faites Nord-Ouest au Sud-Est, de rideau à rideau, d’abord sur Vermelles, puis sur le Rutoire, puis sur Loos.

Mais pour comprendre un pays ondulé, il faut presque toujours se représenter non pas une houle, mais deux systèmes de houles se croisant à angle droit. Nous venons de voir des plis qui font face au Nord-Ouest. En arrivant devant Lens, nous rencontrons un autre système d’accidens, perpendiculaire au premier, c’est-à-dire regardant au Nord-Est, mais beaucoup plus important. Il s’agit cette fois d’une véritable cassure du sol. A qui vient du Nord elle apparaît comme une falaise abrupte, dont le bord s’abaisse par paliers et terrasses, et qui constitue la position de Notre-Dame-de-Lorette. Sur la cime on est à la cote 194, et on domine de près de 140 mètres toute l’étendue des charbonnages.

Cette colline de Notre-Dame-de-Lorette a la forme d’une longue arête, la pointe au Sud-Est et tournée vers Lens, qui est au pied. C’est à la fois un observatoire, un cap, une forteresse et la limite de deux régions. Bien mieux ; sur cette hauteur, la nature elle-même a élevé un édifice particulier ; elle a laissé là des sables, en partie agglomérés en grès, qu’elle a enlevés partout ailleurs en Picardie ; de sorte que nous avons la surprise de trouver là-haut un bois, jeté en travers sur la colline, comme une couverture sur l’échine d’un cheval. C’est le bois de Bouvigny.

Naturellement, les Allemands avaient saisi dès l’automne de 1914 une région si importante et ils avaient couvert le revers Sud, du côté des Français, en fortifiant le village avancé de Carency : il a fallu les combats épiques qui ont duré tout l’hiver et qui se sont terminés en mai 1915, pour la rendre aux Français. L’éperon de Lorette a été attaqué de trois côtés : de l’Ouest, sur l’éperon même, par les bois de Bouvigny ; du Nord-Ouest, le long de la route d’Aix-Noulette à Souciiez ; du Sud, enfin, où il s’abaisse par des éperons festonnés sur un premier palier à 130 mètres, qui porte Ablain-Saint-Nazaire, et qui est lui-même bordé par une vallée, à 80 mètres, où se trouve Carency.

Le 7 décembre 1914, les Français enlevaient des tranchées au Sud de Carency. Du 17 au 20, sur la colline même, ils refoulaient les Allemands vers l’Est. Le 15 janvier 1915, énergiques contre-attaques des Allemands, qui reprennent des tranchées tant sur la colline que devant Carency. Mais dans la nuit du 6 au 7 février, les Français font sauter une mine et arrivent aux lisières du village. Le 3 mars, les Allemands gagnent de nouvelles tranchées sur la colline, mais, le 4 et le 6, d’énergiques contre-attaques reprennent le terrain. Une lutte furieuse se prolonge. Le 16, les Français enlèvent trois lignes de tranchées et font un progrès important. Ils sont assez avancés pour prendre à revers, le 19, les lignes de communication qui descendaient de la crête vers Ablain, par le grand Eperon. Ce succès était complété le 15 avril par une brillante attaque à la baïonnette, qui nous mettait aux lisières d’Ablain.

Telle était la situation au début de mai ; sur la colline, nous étions à un kilomètre à l’Ouest de la chapelle de Notre-Dame de Lorette, ayant devant nous cinq lignes de tranchées blindées et bétonnées, appuyées par des fortins, dont l’un avait des abris jusqu’à 14 mètres de profondeur. Ces tranchées se prolongeaient au Nord jusqu’à la route d’Aix-Noulette ; sur le flanc Sud de la colline, les Allemands tenaient Ablain et Carency. Carency formant l’angle méridional de la ligne, était puissamment défendu : quatre lignes de tranchées, une garnison de quatre bataillons et six compagnies de pionniers. Le 9 mai, à six heures du matin, les Français commencèrent l’attaque par un formidable bombardement. 20 000 obus tombèrent sur Carency, pendant que 17 mines explosaient sous les pieds des Allemands. A dix heures, l’assaut fut donné. Devant Carency, les tranchées furent enlevées ; une tentative sur le village, exécutée malgré les ordres, échoua ; mais plus à l’Est, il se trouva presque coupe de Souchez. Sur la colline de Lorette, les Français enlevèrent trois lignes de tranchées et se maintinrent, recevant dans le flanc gauche les feux de la route d’Aix-Noulette, de front, les feux d’Angres, dans le flanc droit, le tir des mitrailleuses d’Ablain. Le combat continua les jours suivans. Le 11, les Français, sur la colline, enlevaient la chapelle et le fortin voisin ; dans la nuit du 13, au Sud de la colline, ils enlevaient Carency. Le 21, ils enlevaient l’avant-dernier des éperons méridionaux de la colline, celui de Blanchevoie. Le 29, ils enlevaient les dernières maisons d’Ablain. Le 31, ils enlevaient deux positions avancées au-delà d’Ablain, le moulin Malon et la sucrerie de Souchez.

Toute la colline de Lorette était dans nos mains, et le front allemand passait désormais par Souchez. Souchez est juste à l’extrémité Sud-Est de l’éperon, en plaine. Les routes qui vont du Sud au Nord, d’Arras vers Béthune, et qui se gardent d’escalader l’éperon le contournent par Souchez. Elles traversent là une petite rivière, la première des rivières picardes que nous rencontrions, mince et pure, avec une large vallée, humide et verte, bordée de prairies et de marécages.

La trouée de Souchez interrompt l’accident de Lorette, mais ne le termine pas. Il renaît immédiatement à l’Est de la ville, et se prolonge vers le Sud-Est ; mais il change de nom ; il s’appelle maintenant la falaise de Vimy. De même que la colline, de par sa face Nord, dominait toute la plaine du charbonnage, de même la falaise de Vimy, qui la continue, domine toute la plaine de Douai. Dans l’un et l’autre cas, le regard de faille est à pic, face au Nord-Est.

Seulement il existe entre les hauteurs de Lorette et de Vimy deux différences. L’une est d’ordre géographique ; c’est l’inégalité de hauteur et d’étendue. Lorette s’élève à 194 mètres, la falaise de Vimy culmine à 140. L’autre différence est d’ordre militaire. A Lorette les deux adversaires barraient l’éperon en travers. A Vimy les fronts sont non plus perpendiculaires, mais parallèles à la faille. Les Allemands tiennent toute la longueur de la colline, adossée à la crête, pour nous interdire de l’atteindre et de redescendre vers Douai. Ils sont pour ainsi dire placés sur le mur d’une place, le fossé derrière eux. Nous essayons de les pousser dans ce fossé.


(CARTE)


Naturellement ils ne se sont pas mis de plein gré dans cette position difficile. Au printemps de 1915, ils occupaient à deux kilomètres environ dans l’Ouest une position avancée, plus basse, le long de la route d’Arras à Souchez. Cette position avait l’inconvénient de n’avoir qu’un seul point d’appui, juste au centre, le village de Neuville-Saint-Vaast. Les Allemands y remédièrent en construisant pour la première fois, à gauche et à droite, deux de ces centres de résistance, véritables cités et forteresses, dédales de tranchées, qui ont été depuis reproduits et encore amplifiés en Champagne. Le centre septentrional avait reçu de nos soldats le nom d’Ouvrages blancs, le centre méridional celui de Labyrinthe. Ainsi le champ de bataille présentait l’aspect d’un immense front fortifié où des courtines de tranchées reliaient trois gros bastions également composés de tranchées.

À ce champ de bataille nouveau, il fallait une tactique nouvelle. Pour la première fois aussi l’action allait prendre la forme d’un assaut. Elle en aurait la soudaineté, la rapidité et la violence. Comme pour un assaut encore, il fallait des troupes d’élite. On les entraîna physiquement et moralement, et le 9 mai, après une puissante préparation d’artillerie, elles sortirent d’un seul mouvement des parallèles de départ, magnifiquement alignées, couronnées du scintillement de leurs baïonnettes. En une heure, toute la droite allemande, entre Souchez et Neuville, fut submergée, et les troupes arrivaient jusque sur la falaise de Vimy. Ce magnifique succès ne put être exploité à temps. D’autre part, devant notre droite, le Labyrinthe présenta une résistance qui ne fut réduite que le 19 juin, après de longs et continuels combats. En fait, la bataille d’Artois dura sans interruption du 9 mai au 25 juin.


IV

Le 25 septembre 1915, l’attaque fut reprise, cette fois sur tout le front entre La Bassée et Arras. Cette bataille a déterminé le front actuel. Elle a donc pour nous un vif intérêt. Les troupes britanniques occupaient le front entre La Bassée et Grenay (inclus). Un récit officiel de leur action a été publié par les journaux anglais le 20 et le 22 mai 1916.

Les trois mois qui précédèrent l’action se passèrent dans une trêve relative, occupée principalement par les Alliés à accumuler les munitions nécessaires à une grande bataille. Quant aux Allemands, leurs efforts portaient surtout sur le front oriental. La jonction entre les troupes françaises (10e armée) et les troupes britanniques (1re armée) se faisait à peu près en face de Lens. Mais l’attaque d’un grand centre manufacturier et minier, avec son dédale de rues, fait perdre nécessairement la cohésion aux troupes et le contrôle aux chefs, et morcelle l’action. On décida donc de masquer la ville, de la déborder s’il se pouvait de l’un et l’autre côté, et, par une jonction à


BATAILLE DE LOOS

(CARTE)

Routes
Tranchées allemandes
Chemin de fer
Les positions le 25 septembre. l’Est, de l’envelopper. Le front anglais était tenu depuis Grenay jusqu’au canal de La Bassée, au Sud par le 4e, au Nord par le 1er corps ; leur jonction se faisait sur la route perpendiculaire de Vermelles à Hulluch. Au Nord du canal, le reste de la 1re armée devait fournir une diversion, à Givenchy, au moulin du Piètre, et un peu plus au Nord encore aux tranchées de Bridoux. La 2e armée, de son côté, devait attaquer par le 5e corps en face d’Ypres, à Bellewaarde. — L’attaque devait être couverte par des gaz : l’heure de départ dépendait donc de conditions météorologiques, et fut enfin fixée à 6 h. 30 ; les Français, qui ne se servaient pas de gaz et qui désiraient voir clair pendant les dernières heures de leur bombardement, devaient commencer l’attaque à midi 30 seulement. Ainsi, pendant six heures, la droite anglaise ne serait pas appuyée. Mais, d’autre part, l’avance de la droite anglaise permettrait (et a permis en effet) à la garde française, placée dans des conditions défavorables, de se porter en avant.

Le front du 1er corps anglais faisait, entre le canal de La Bassée et la route Vermelles-Hulluch, une courbe concave. Le trait saillant de la défense allemande était un gros ouvrage qui faisait saillie à plusieurs centaines de mètres en avant des lignes. Cet ouvrage, qui subsiste encore aux mains des Allemands et qui reste un des traits essentiels du champ de bataille, avait été appelé par les Anglais la redoute Hohenzollern. Il est placé à deux kilomètres au Nord du Rutoire et au Nord-Est de Vermelles, sur la crête Est et sur la contrepente du plateau de Vermelles. Deux grandes tranchées le prolongent et l’appuient à gauche et à droite. La tranchée droite, tournée à l’Ouest, enveloppe les bâtimens de la fosse n° 8 de Béthune ; on l’appelle le Little Willie. La tranchée gauche, tournée au Sud, barre les promontoires de Vermelles et du Rutoire ; on l’appelle le Big Willie. Ainsi la redoute Hohenzollern fait une sorte de bastion d’angle saillant, tandis que les deux Willie sont comme deux courtines à angle droit. A l’arrière, la redoute se relie par des boyaux, dits North Face et South Face, aux tranchées de l’alignement général, la Dump trench et la Fosse trench. A 1 500 mètres environ en arrière de leur première ligne de défense, les Allemands en ont une seconde, appuyée sur Auchy, Haisnes et la cité Saint-Elie. Les deux systèmes sont reliés par des boyaux, et ces boyaux, suivant le système allemand, peuvent être eux-mêmes transformés en tranchées, dont le tir prendrait de flanc l’assaillant qui aurait pénétré dans les lignes. La défense se trouve ainsi compartimentée, et les changemens de front se font d’eux-mêmes.

Le 1er corps (général Gough) était formé à trois divisions : la 2e à gauche, avec une brigade au Nord du canal, devant Givenchy ; la 9e au centre, troupe écossaise a qui était confiée la tâche difficile d’enlever la redoute Hohenzollern et la fosse 8 ; enfin, à droite, la 7e (général Capper), une de celles qui avaient pris part à la première bataille d’Ypres, et qui devait maintenant, après avoir enlevé la première ligne, attaquer la seconde entre la cité Saint-Elie et Hulluch.

A 5 h. 50, les Anglais commencèrent à envoyer les nuages ayphyxians, qui se développèrent pendant les quarante dernières minutes du bombardement. Malheureusement, sur la gauche, devant le front de la 2e division, ces nuages se mirent en mouvement si lentement qu’ils génèrent l’attaque au lieu d’y aider ; de plus, au lieu de prendre la direction de l’Est, ils prirent celle du Nord, le long des lignes anglaises. — Cette attaque de la gauche, entre le canal de La Bassée et le chemin de fer de La Bassée à Vermelles, lancée avec une extrême énergie, arriva en plusieurs points aux tranchées allemandes, mais ne réussit pas à s’y maintenir. — Au centre, la 9e division attaqua par sa brigade de gauche, la 28e, juste à l’Est du chemin de fer de Vermelles, au point qu’on appelle la tranchée de Madagascar ; cette brigade tomba malheureusement sur une tranchée dissimulée, remplie de fils barbelés ; quelques élémens atteignirent les lignes allemandes, et s’y maintinrent jusqu’au matin du 26 où ils revinrent en ramenant des prisonniers ; le reste de la brigade ne put que tenir ses anciennes tranchées. La brigade de droite, la 26e, avait au contraire trouvé les fils de fer détruits et avait remporté un splendide succès ; la première ligne, formée du 7e Seaforths et du 6e Camerons, enleva les deux Willie, la redoute Hohenzollern, la fosse 8, et, poussant encore à un kilomètre, emporta ce qu’on appelle les corons de Pékin ; mais là elle fut prise par le feu d’un cimetière situé à 600 mètres sur la gauche, près de la route d’Auchy à Haisnes. Elle se mit alors face au Nord, pour couvrir la gauche de la seconde ligne. Cette seconde ligne était formée par le 8e Black Watchs à gauche et le 8e Cordons à droite. Les Black Watchs arrivèrent aux corons de Pékin, les traversèrent et se réunirent aux Seaforths et aux Camerons de la première ligne. Les Gordons traversèrent la redoute Hohenzollern, cueillant dans leurs abris les Allemands qui avaient été dépassés par la première attaque, — puis ils marchèrent vers l’Est sur Haisnes. Ils atteignirent la tranchée de Pékin, à quelques centaines de mètres devant ce village ; il était huit heures du matin. Mais ils restaient en flèche, sans soutiens ; ce n’est qu’à onze heures que la 27e brigade, qui arrivait en seconde ligne, put les renforcer. Cette 27e brigade avait trouvé les boyaux encombrés de blessés et de prisonniers, et elle avait eu beaucoup de peine à avancer ; ce n’est qu’à neuf heures que ses élémens de tête avaient franchi la ligne allemande et qu’elle avait pu marchera son tour vers Haisnes, en se déployant à la droite des Gordons. Au passage de la crête qui est en face du village, elle fut accueillie par un feu terrible ; elle avança néanmoins jusqu’à la tranchée de Pékin ; quelques élémens atteignirent les avancées d’Haisnes, mais pour recevoir dans le flanc droit le feu de la cité Saint-Elie. Le gros se borna donc à tenir la tranchée de Pékin, au Sud-Ouest du village. La 9e division n’alla pas plus loin ; il aurait fallu, pour forcer la seconde ligne allemande à Haisnes, un bombardement puissant qui ne put être fourni.

À droite de la 9e division, la 7e attaqua également par deux brigades, la 22e à gauche et la 20e à droite. La 22e brigade trouva des fils de fer non coupés, et sa première ligne fut arrêtée par un feu violent ; mais la seconde ligne, formée par le 1er  Royal Welsh Fusiliers réussit à percer le front allemand ; puis le 2e Queen’s, entraînant les bataillons déjà engagés, fonça jusqu’aux carrières qui marquent l’arrivée sur la colline d’Haisnes, à 1 500 mètres au Sud de ce village, les nettoya et, poussant à l’Est, pénétra dans la cité Saint-Elie. Telle fut l’avance de la 22e brigade ; mais elle était trop réduite pour se maintenir aussi loin. Elle s’établit donc dans une tranchée allemande au Nord-Ouest de Saint-Elie. Plus au Sud, la 20e brigade avait remporté un magnifique succès ; en une demi-heure, ses unités de première ligne, 2e Gordons et 8e Devons, avaient poussé jusqu’à l’endroit où la route de Vermelles à Hulluch croise celle de Lens à La Bassée ; là, bien en tête du reste de l’armée et réduites à une poignée d’hommes, elles durent s’arrêter.

Ainsi à midi, le 1er corps, quoique tenu en échec à sa gauche, avait vigoureusement poussé sa droite en avant. En trois points, il avait atteint la seconde ligne allemande, et il avait pris neuf canons ; mais il avait perdu beaucoup de monde, et dépensé toutes ses réserves. — A sa droite, le 4e corps avait donné avec la même énergie et le même succès. Il était à trois divisions, la 1re au Nord, la 15e au centre, la 47e au Sud. Chaque division avait deux brigades en première ligne et une en réserve. Chaque brigade faisait un front de deux ou trois bataillons, les autres en soutien. Devant les Anglais, s’étendait la grande ondulation qui porte Loos, et au-delà une seconde vague qui porte la cote 70. Anglais et Allemands allaient se battre, orientés comme les Espagnols et les Français en 1648. La 47e division, après avoir rompu le front allemand, devait former un flanc défensif, face au Sud, de façon à couvrir le reste de l’armée contre les contre-attaques qui viendraient de la région Liévin-Lens. A l’abri de cette couverture, la 15e division devait enlever Loos et pousser par la colline 70 jusqu’à la cité Saint-Auguste ; plus au Nord, la 1re division devait avancer entre la colline 70 et les lisières Sud d’Hulluch.

A 5 h. 50, les nuages de gaz furent lancés. Le rideau était si épais qu’on ne voyait plus les tranchées ennemies, éloignées de 300 mètres ; un joueur de cornemuse écossais, à la 15e division, sortit de la tranchée et se mit à jouer la marche du régiment. L’artillerie allemande tirait avec fureur, mais les mitrailleuses et la mousqueterie faiblissaient. A 6 h. 30, les troupes de tête sortirent, et en quelques minutes elles avaient rompu le front allemand.

A la droite de la 47e division, le 7e London City enlevait un de ces crassiers dont nous parlions tout à l’heure et qui forme au Sud-Ouest de Loos une double colline. A sa gauche, le 6e enlevait la première et la seconde ligne allemandes et s’y consolidait. En une heure et demie, ces deux bataillons avaient saisi leurs objectifs. — Plus à gauche, les London Irish, formant le 18e de Londres, enlevaient la deuxième ligne allemande depuis la route de Lens jusqu’au cimetière de Loos. Deux bataillons qui les suivaient passèrent l’un à droite pour saisir des jardins au Sud de Loos, l’autre à gauche à travers les lisières Sud de cette ville jusqu’à son extrémité Sud-Est. Le soir, la 47e division restait sur ces positions, malgré les plus violentes contre-attaques. Elle y demeura jusqu’au 29 septembre-1er octobre, où elle fut relevée par le 9e corps français.

La 15e division prolongeait au Nord la 47e. Sa droite était formée par la 44e brigade, juste à l’Ouest de Loos. Celle-ci enleva la première ligne allemande sous un feu terrible de mitrailleuses, dont les servans furent tués jusqu’au dernier ; la seconde ligne fut également défendue avec énergie, puis enlevée. A sept heures, le 9e Black Watch, le 8e Seaforths et derrière eux le 7e Camerons entraient dans Loos, livraient dans les rues, dans les maisons, dans les caves un combat sanglant, émergeaient aux issues Est, et pêle-mêle, victorieux, se jetaient en avant. Malheureusement, ils n’avaient plus pour les guider ces deux tours qui de loin désignent Loos dans le paysage ; cette foule de soldats presque sans officiers, au lieu de marcher à l’Est tourne au Sud-Est. Ils passent en torrent la colline 70, et viennent donner sur les fils de fer et les mitrailleuses de la cité Saint-Laurent, un des faubourgs fortifiés de Lens. Ils s’arrêtèrent là, sous un feu de plus en plus violent.

Pendant ce temps, la brigade de gauche, la 46e, avançait brillamment. Pris d’enfilade par un feu qui venait du Nord, les élémens de gauche faisaient face dans cette direction ; mais ceux du centre et de la droite enlevaient deux lignes allemandes et occupaient le vallon qui est entre Loos et Mulluch. Ainsi, vers dix heures du matin, toute la 15e division avait remporté un éclatant succès ; mais il fallait des renforts pour poursuivre, et ils avaient été entièrement employés. Enfin, la gauche était complètement en l’air.

Cependant, les troupes qui étaient venues donner dans la cité Saint-Laurent se repliaient, suivies de près par les Allemands. Elles trouvaient sur la cote 70 quelques unités qui avaient fortifié la contre-pente Ouest, à 2 ou 300 mètres de la crête et qui les recueillirent. Elles tinrent là héroïquement, mêlées, décimées, mais indomptables, et revenant à la charge chaque fois qu’elles étaient repoussées. La brigade de gauche, pareillement repliée, tint pareillement sur les pentes Ouest de la colline 70, et toute la 15e division y était accrochée quand le soir tomba, — la gauche au puits 14 bis, la droite au Double Crassier. Elle fut relevée pendant la nuit.

Le centre de la ligne anglaise était formé par la 1re division, qui devait marcher en direction d’Uulluch. A sa gauche, le 8e Royal Berkshires, avec de grosses pertes, avait réussi à forcer les fils de fer et la première ligne allemande, puis deux autres lignes, et il était arrivé à petite distance d’Hulluch. A la droite des Berkshires, le 10e Gloucesters avait péniblement enlevé la première ligne, puis, appuyé par le 1er Camerons, la seconde. Les Camerons avaient alors poussé jusqu’à la troisième ligne, l’avaient prise, enlevé deux canons, et ils s’étaient frayé un chemin jusqu’à Hulluch, où quelques hommes étaient entrés. Mais il arriva là ce qui est arrivé partout. Berkshires, comme Camerons, décimés par leur succès, éloignés de leurs soutiens, ne purent ni poursuivre, ni maintenir leur avance, et durent se retrancher à 500 mètres à l’Ouest de la route de La Bassée à Lens. Ils tinrent là avec la dernière énergie, seuls pendant plusieurs heures, jusqu’à l’arrivée des renforts.

Pendant que la brigade de gauche (1re) de la 1re division avançait ainsi, la brigade de droite (2e) souffrait d’une cruelle mésaventure. Au moment de l’attaque, une saute de vent rabattait le rideau de gaz sur les tranchées, et le 60e Rifles et le 1er Royal North Lancashires perdirent du monde avant même d’être sortis. Ils attaquèrent néanmoins, mais pour tomber sur des fils de fer bas, difficiles à voir, couvrant un large espace, et qui n’avaient pas été détruits. Ils se replièrent, se rallièrent, revinrent à l’assaut, mais pour être reçus par la fusillade et le feu des mitrailleuses. Le 2e Royal Sussex, rapidement envoyé en soutien, n’eut pas un meilleur sort. Des hommes arrivaient jusqu’aux fils de fer et tombaient. Le 1er Northamptons vint s’écraser à son tour. Ainsi, toute la 2e brigade avait échoué devant ces 1 200 mètres de tranchées intactes, à un kilomètre au Sud-Est du Rutoire, à un point marqué par un arbre isolé. Après elle, deux bataillons de territoriaux préparés pour intervenir entre la 1re et la 2e brigades, puis la réserve de la 1re brigade, puis la réserve divisionnaire, composée de la 3e brigade, furent appelés pour venir à bout de cette résistance acharnée. Une partie passa au Nord sur le terrain gagné par la 1re brigade et fit un à droite. Une autre partie passa au Sud, et fit un à gauche. Les Allemands se trouvèrent entourés de trois côtés et levèrent les mains. Plusieurs centaines furent pris. Mais leur résistance avait arrêté tout le jour la 2e brigade et paralysé en réalité le mouvement de toute la 1re division. La journée était maintenant trop avancée pour que l’attaque sur Hulluch pût être reprise.

On peut dire que la défense des Allemands aux tranchées de l’Arbre Isolé, en aspirant les réserves qui auraient été nécessaires à soutenir les progrès des corps qui avaient avancé, décida de la journée. Les diverses unités anglaises restèrent au point où elles étaient parvenues ; celles qui avaient gagné le plus de terrain étaient dans la condition la plus difficile, réduites en nombre, découvertes aux deux flancs, bombardées, fusillées, et presque sans abri. De plus, dans l’ombre de la nuit, le front anglais se trouva forcé par une contre-attaque allemande, entre la 9e et la 7e division, à ce point où sont des carrières, à un kilomètre environ dans l’Ouest de Saint-Elie. La position britannique y semblait si assurée qu’elle fut dégarnie. Tout à coup, les Allemands apparurent en masse, et toute la 22e brigade, formant la gauche de la 7e division, fut rejetée sur l’ancienne première ligne allemande, où elle se cramponna, au Sud de la redoute Hohenzollern, à un point appelé le Nez du Pape. Mais ce recul avait découvert les flancs des brigades voisines. A gauche, la 27e, déjà en l’air devant Haisnes, dut se replier d’abord à la hauteur de la seconde ligne allemande, puis, complètement tournée, refluer jusqu’à ses tranchées de départ. Plus à gauche encore, sur le front de la 26e brigade, maintenant relevée par la 73e, une attaque allemande enleva les Trois-Cabarets, position avancée à 800 mètres à l’Est de la fosse 8 ; mais elle fut vivement rejetée.

A droite, la 20e brigade était également compromise. Elle se trouvait si en avant qu’une attaque allemande, partie du Nord-Est, vint tomber derrière elle sur ses ravitaillemens. Il fallut non seulement se replier, mais s’ouvrir un chemin par une lutte sauvage, en reculant jusqu’à la hauteur de l’ancienne seconde ligne allemande. Au matin du 26, la ligne anglaise, infléchie par la perte des carrières et fortement pressée par places, était toutefois rétablie.

Dans la journée du 26, on essaya de reprendre les carrières. Trois bataillons de la 2e division réussirent à s’établir à 200 mètres de cette position, tandis qu’à leur gauche, la 27e brigade, rejetée, comme nous l’avons vu, dans ses lignes pendant la nuit, au Sud-Est de la redoute Hohenzollern, regagnait un peu de terrain.

Mais les Allemands préparaient une violente contre-attaque pour le 27. Sur le front des carrières, et plus au Nord, sur le front de la 27e brigade, ils furent repoussés ; mais plus au Nord encore, la 73e brigade, qui couvrait la fosse 8, fut repoussée ; une lutte désespérée s’engagea dans les ruines des maisons de mineurs ; enfin, à une heure de l’après-midi, la fosse tout entière avait repassé aux mains de l’ennemi, qui débordait ainsi la redoute Hohenzollern par le Nord. — La position des unités anglaises, Argylls et Sutherlands, qui tenaient à l’Est de cette redoute, dans l’ancienne seconde ligne allemande, dite la Fosse Allee, devenait très dangereuse ; elles durent se replier, serrées de près par les Allemands. Ainsi, la redoute Hohenzollern, attaquée du Nord et de l’Est, était dans la position la plus critique.

On se rappelle que la 73e brigade avait relevé la 26e ; celle-ci, réduite à un quart de son effectif, se sacrifia une fois de plus. Dans une charge magnifique, elle donna le temps aux débris des corps qui se repliaient de la fosse 8 et de la Fosse Allee d’organiser la défense de la redoute. Enfin, à huit heures du soir, la 28e division vint relever les héroïques survivans de la 9e. Mais la 28e division elle-même prenait la défense dans des conditions extrêmement difficiles. On se rappelle que la redoute avait été construite par les Allemands en avant de leur front de tranchées, comme une sorte de cap avançant vers l’Ouest. Le front de tranchées passait donc à l’Est de la redoute et portait là le nom de Dump trench. La redoute était reliée aux tranchées : 1° par deux boyaux perpendiculaires, North face et Sud face ; 2° par deux courtines obliques, Little Willie au Nord et Big Willie au Sud.

Le 28, la 85e brigade fit une très brillante attaque pour reprendre la Dump trench, sans pouvoir s’y établir solidement. En fin de journée, les Anglais ne tenaient entièrement que la redoute principale et le Big Willie ; tout le reste, le Little Willie, la North et la Sud face, et la Dump Trench, étaient partagés entre les deux adversaires. Le 29, à quatre heures, les Anglais perdirent la South face, et même un instant le Big Willie qu’ils reprirent. Le 30, pas de changement, quoiqu’on se batte toute la journée. Dans la nuit, la 85e brigade est relevée par la 84e, dans les ruines de la redoute, dont certaines tranchées étaient complètement détruites.

Le 1er octobre, après un combat acharné, les Allemands occupaient entièrement le Little Willie, c’est-à-dire la courtine Nord qui relie la redoute à la fosse 8. Le 3, ils faisaient un violent effort depuis la redoute jusqu’aux carrières. La 84e brigade, déjà très réduite, ne pouvait soutenir le choc, et à midi les Allemands rentraient dans les ruines.


V

Le 8 octobre, une large attaque allemande sur tout le front de bataille depuis Cuinchy jusqu’à Grenay échoue : dans cette affaire, l’ennemi laissa, dit-on, 7 à 8 000 morts sur le terrain. Le 13 et le 14, les Anglais attaquaient à leur tour et rentraient dans la redoute Hohenzollern. Le 15, la bataille pouvait être considérée comme terminée. Dans son rapport, le 19, sir John French décrivait le nouveau front. Ce front se séparait de l’ancien à 1 200 mètres au Sud d’Auchy, passait par la tranchée principale de la redoute Hohenzollern, et poursuivant vers l’Est, à 400 mètres au Sud de la fosse 8, allait atteindre les carrières, dont les Anglais occupaient l’angle Sud-Est. De là le front courait au Sud-Est jusqu’à 500 mètres d’Hulluch, suivait au Sud la route d’Hulluch à Lens jusqu’à la colline 10, tournait au Sud-Ouest par les pentes occidentales de cette colline, puis enfin à l’Ouest, et se raccordait ainsi à l’ancienne ligne. Le terrain gagné représentait un saillant dont la corde était à peu près de 7 000 mètres, la flèche de 3 000.

Le front britannique est encore aujourd’hui à peu près ce qu’il fut alors. De Cuinchy il vient au Sud-Est par la redoute Hohenzollern ; seulement, comme la guerre a depuis sept mois pris surtout la forme d’une guerre de mines, le front de la redoute apparaît maintenant comme une suite de cratères. — Puis la ligne continue toujours au Sud-Est vers les carrières, tourne ensuite au Sud vers Loos qui est aux Alliés, et de Loos se replie au Sud-Ouest, par le Double-Crassier, pour contourner la grosse agglomération Lens-Liévin-Angres, qui est à l’ennemi. A la fin de 1915, le front passait à 1 500 mètres à l’Ouest d’Angres, et il n’a pas varié depuis.

Mais nous sommes ici sur le terrain où l’attaque a été menée le 25 septembre 1915 par la 10e armée française. — Nous n’avons pas pour cette attaque autant de détails que pour l’attaque anglaise, ni que pour la bataille de Champagne, dont il existe des récits assez détaillés. Le seul document publié sur la composition de l’armée du général d’Urbal se rapporte à l’action du 9 mai et des semaines suivantes. C’est une note officieuse allemande du 17 juillet 1915 énumérant les unités françaises qui ont pris part à la bataille d’Artois jusqu’à cette date. Elle cite les 3e, 9e, 10e, 17e, 20e, 21e, 33e corps, les 48e et 53e divisions.

L’objectif, le 25 septembre, était limité à la région Souchez-crête de Vimy. L’attaque sur Souchez fut déclenchée à 12 h. 35. Elle se faisait de trois côtés. Par l’Est de Notre-Dame-de-Lorette, le 33e corps, marchant sur Givenchy, devait atteindre le ruisseau de Souchez, en aval de cette ville. En vingt minutes, il avait atteint le bois en Hache qui forme l’extrémité Est du plateau de Lorette, et il se trouvait sur le ruisseau, ayant débordé Souchez par le Nord. Deux autres colonnes marchaient de l’Ouest, l’une par Ablain, l’autre par Carency. Enfin, une dernière venait du Sud, partant de la Targette, et suivant face au Nord la route d’Arras à Béthune, son objectif étant le Cabaret-Rouge, avancée de Souchez au Sud. L’énergie de la défense allemande sur les avant-positions obligea le commandement français à remettre l’attaque finale sur Souchez même au lendemain. Mais les Allemands, presque cernés, évacuèrent la position où les Français entrèrent le 26. L’ennemi se retira à un kilomètre environ en arrière sur sa seconde ligne qui passait par la colline 119 et se reliait au Sud-Est avec la falaise de Vimy, à la cote 140.

Les Français se préparèrent donc à donner le 28 l’assaut aux collines 119 et 140. De son côté, le prince de Bavière y établit deux divisions de la Garde, récemment rappelées du théâtre oriental. L’attaque française emporta au Nord une partie des bois de Givenchy ; mais, plus à droite, elle ne put forcer la colline 119, et plus à droite encore, sur la colline 140, elle ne put arriver qu’à 800 mètres environ du sommet. Au Nord-Est de Neuville, le 3e corps trouva une résistance très énergique : le verger de la Folie fut atteint, mais non la ferme ; enfin, à l’Est de Neuville, à l’extrême droite des Français, Thélus ne put être atteint par le 21e corps. Le 3 et le 4 octobre, la bataille continua avec fureur au bois de Givenchy et à la colline 119, sans amener de résultat. Puis du 9 au 15, les Allemands firent une série de contre-attaques également inutiles, la ligne française tenant toujours par le bois en Hache, le bois de Givenchy, l’Est de Souchez, et les pentes de la colline de Vimy. Ce sont toujours dans l’ensemble les positions de nos lignes, à ceci près que, dans leur dessin, quatre saillans qu’elles faisaient ont été rabotés par les Allemands en janvier 1916.


VI

Nous voici arrivés à la hauteur d’Arras. De là jusqu’à l’Oise, nous sommes sur un champ de bataille consolidé depuis près de vingt-deux mois, et qui en 1915 a vu des jours aussi calmes que la région précédente a vu des jours orageux.

Les accidens de terrain, comme ceux qui ont donné lieu à la crête Lorette-Vimy, sont terminés. Maintenant, les assises du sol sont si faiblement ondulées qu’il a fallu le travail persévérant des géologues pour reconnaître cette ondulation. Le terrain est une nappe homogène de craie, épaisse de 60 à 80 mètres, et couverte elle-même d’un manteau de plusieurs mètres de limon. C’est une vaste étendue de céréales et de champs de betteraves, avec de gros villages, espacés les uns des autres, assemblés autour des points d’eau et enveloppés de vergers. Ils apparaissent comme des bouquets verts sur le plateau de culture. Ils se suffisent à eux-mêmes, et chacun contient les industries qui lui sont nécessaires.

Les rivières, petites, limpides, d’humeur paisible et égales dans leur débit, coulent dans de larges vallées creusées dans le plateau, et dont les berges sont à pic. L’eau des pluies, absorbée par le limon et la craie du plateau, reparaît de toutes parts dans la vallée. Autant ce plateau est sec, autant la vallée est humide, remplie de tourbières, de canaux, d’hortillons où se font les cultures maraîchères, ou de marais solitaires, dont les roseaux sont habités par le gibier d’eau. Cette largeur des vallées parcourues de courans incertains augmente leur valeur défensive.

Au Sud de la Somme, l’horizontalité est plus complète encore : on est dans la région du Santerre, haute d’environ cent mètres. Entre la Somme et l’Avre, la différence du point le plus haut avec le point le plus bas n’atteint pas vingt mètres. Mais aux sources de l’Avre, le terrain se relève, recommence à onduler, et un des de terrain sépare le domaine de cette rivière de celui de l’Oise : buttes de sable couronnées d’argile, dernières hauteurs par où le bassin de Paris vient mourir sur la plaine picarde ; l’amplitude de ces mouvemens atteint environ 80 mètres, la cote la plus haute, entre Lassigny et Ribécourt, étant à 188 mètres. De plus le sable amène la présence des bois, qui change la figure du pays. Ainsi le front qui s’étend entre la Somme et l’Oise change de caractère de la gauche à la droite ; Roye, au Nord-Ouest, est encore sur le plateau nu du Santerre ; Lassigny, au centre, est juste à la naissance des collines ; puis ces collines s’élèvent, se boisent, redescendent vers l’Oise, et Ribécourt est à leur pied Est.

Le front s’est fixé là aussitôt après la bataille de la Marne, au moment où chacun des deux adversaires cherchait à déborder l’autre par son flanc occidental. Dès le 11 septembre 1914, le commandant en chef des forces françaises prescrivait au général Maunoury, commandant la 6e armée, d’avoir sur la rive droite de l’Oise des forces aussi importantes que possible. Le 17 septembre, il renouvelait et précisait l’ordre. Il faisait revenir de Lorraine la 2e armée, alors commandée par le général de Castelnau, et il la mettait à la gauche de l’armée Maunoury, de l’Oise à Arras ; puis il plaçait à sa gauche l’armée Maudhuy (10e armée).

De leur côté, les Allemands, par une manœuvre analogue, faisaient passer à la droite de l’armée von Klück, qui jusque-là avait été leur armée d’aile, une armée nouvelle, qui emprunte le nom et le général de la IIe armée, mais qui est faite de corps qui ont livré sur le front lorrain la bataille du Grand-Couronné ; le Ier et le IIe bavarois et le XXIe viennent de la VIe armée ; le XIVe de réserve vient de la VIIe. Ainsi les soldats de Castelnau retrouvent devant eux, sur la Somme, les mêmes adversaires qu’ils ont combattus dans l’Est. On y a seulement joint le XVIIIe corps, emprunté à la IVe armée. Puis, de même que les Français alignaient l’armée Maudhuy à la gauche de l’armée Castelnau, les Allemands alignaient la VIe armée (prince royal de Bavière) à la droite de la IIe, avec le IVe corps, la Garde, le Ier corps bavarois de réserve, et une forte cavalerie qui le prolongeait vers le Nord, comme nous étions nous-mêmes prolongés par les corps de cavalerie Conneau et de Mitry.

En somme, la 2e armée française a devant elle, au Nord de l’Oise, la droite de l’armée von Klück (IXe corps de réserve), puis le XVIIIe corps, le XXIe, le Ierbavarois, le XIXe de réserve, une division de la Garde et le IIe bavarois, qui forment la IIe armée allemande (von Bülow) ; enfin, le IVe corps, qui forme la gauche du prince de Bavière. C’est entre ces forces que se livre, au début d’octobre 1914, une bataille acharnée, qui laisse aux Allemands Lassigny et Roye et qui fixe le front sur les positions actuelles.

A la faveur de cette bataille, l’armée Maudhuy plus au Nord s’établit dans Arras où elle devance l’ennemi, puis sur les hauteurs de Lorette où elle ne peut l’empêcher de se retrancher, mais où elle le contient, enfin dans la plaine des charbonnages jusqu’au canal de La Bassée. Elle est à son tour attaquée ; à la bataille de Roye-Lassigny succède une bataille d’Arras. Mais elle tient bon devant la ville, et cette fixation du front permet à l’armée anglaise de s’établir à son tour au Nord de l’armée Maudhuy.

Les positions actuelles sont encore, à peu de chose près, les positions finales de ces deux batailles d’Arras et de Roye-Lassigny. A Arras, les lignes enveloppent la ville, par Saint-Laurent et Blanzy. Elles passent au Sud-Est d’Arras, en laissant Beaurains aux Allemands, puis tournent au Sud-Ouest entre Foucquevillers et Gommecourt, passent devant Hébuterne (Français), Beaumont-Hamel (Allemands), franchissent l’Ancre à 6 kilomètres environ en amont d : Alberl, et interdisent l’angle aigu qui est entre l’Ancre et la Somme, laissant aux Allemands Thiepval, La Boissette et Fricourt, mais mettant dans nos lignes Carnoy.

La Somme est franchie à la hauteur de Frise. Entre Carlu et ce village, la rivière dessine un coude vers le Nord. Frise, sur la rive Sud, exposé et indéfendable, était une proie facile aux Allemands, qui l’ont enlevé en effet au début de 1916. De là le front court vers le Sud, à travers les plateaux du Santerre. Il coupe la voie romaine d’Amiens à Vermand à l’Est de Foucaucourt, et plus au Sud la voie ferrée d’Amiens à La Fère, entre Lihons (Français) et Chaulnes (Allemands). De là il enveloppe Roye, dont les Allemands tiennent les avancées par Parvillers (Nord-Ouest), Andéchy (Ouest) et Beuvraignes (Sud). De Beuvraignes, le front court vers le Sud-Est, laissant Lassigny aux Allemands, et il atteint l’Oise.


VII

Voilà le dessin du front. Il représente une série de positions de fin de combat, figées en décembre 1914 à Nieuport, en avril 1915 au Nord d’Ypres, en août à l’Est d’Ypres, en mars entre Armentières et La Bassée, le 13 octobre entre La Bassée et Lens, au début d’octobre avec des modifications au début de 1916 entre Lens et Arras, le 15 juin 1915 entre Hébuterne et Serre, en octobre 1914 entre la Somme et l’Oise.

Ainsi il parait comme le résultat d’une série d’événemens accidentels, superposés dans le temps et juxtaposés dans l’espace. Mais c’est mal comprendre cette ligne de feu que de la réduire à l’épaisseur des tranchées. Elle se développe sur un théâtre d’opérations qui a des propriétés particulières. Quelles sont ces propriétés ? Que représente, au point de vue militaire, l’échiquier sur lequel une partie si importante va se jouer ?

Partons de Paris et marchons vers le Nord ; nous trouvons d’abord devant nous la vallée de la Somme, constituée en barrière ; puis, au-delà de la Somme, à la hauteur de Lens, la ligne de falaises qui marque la limite des charbonnages ; enfin, plus au Nord encore, la ligne qui fait le pied des falaises picardes, avec La Bassée, et enfin la ligne de la Lys. Il y a eu de tout temps une ligne des places de la Lys, avec Aire et Warneton ; une ligne des falaises picardes, avec, à leur pied, Lillers et La Bassée ; une ligne des hauteurs de Gohelle, en face de Lens ; une ligne de la Scarpo, avec le front Arras-Saint-Pol ; une ligne même de l’Authie, avec Doullens ; et enfin une ligne des places de la Somme, Amiens, Péronne, Ham, Saint-Quentin.

Le pays se présente donc comme une suite de rideaux, de vallées larges et marécageuses, de crêtes, d’obstacles qui couvrent Paris ; mais cette propriété s’interrompt bientôt sur la droite, et les conditions changent complètement.

Pour peu en effet que nous nous déplacions vers l’Est, toute cette ondulation du sol s’éteint. Les accidens que nous avons vus viennent mourir à l’Est du méridien d’Arras, et une vaste plaine les remplace, un véritable golfe, ouvert vers le Nord et qui a sa tête vers Saint-Quentin. Le mot de golfe n’est point ici une figure. Il s’agit, en effet, d’une dépression réelle par où les eaux des mers tertiaires, venant du Nord, ont envahi le bassin de Paris. Les sables qu’elles ont laissés près de leurs rivages, et qui se sont couverts de bouquets de bois, rappellent encore leur présence. Les rivières, sur le fond desséché du golfe, coulent encore suivant sa pente. Et il est curieux, mais non pas surprenant, de voir, après des milliers de siècles, le flot des armées suivre le même chemin que jadis le flot des mers.

Militairement, ce golfe se présente sous la forme d’une trouée, large d’une trentaine de kilomètres à son goulot le plus resserré, entre l’Escaut à gauche et la Sambre à droite. Dans les plans de défense faits après la guerre de 1870, cette trouée, grand’route obligée de l’envahisseur, devait être solidement barrée par une ligne de quatre places : à gauche, Condé et Valenciennes sur l’Escaut ; au centre, le Quesnoy ; à droite, Landrecies sur la Sambre.

Cette barrière qui constituait la position centrale, le point d’appui de l’armée de campagne, avait en outre une position avancée qui l’éclairait et qui était Maubeuge. Mais on comptait peu sur cette place, qui pouvait être débordée dès le début des hostilités.

On considérait comme peu probable que l’ennemi jetât de grandes forces plus à l’Ouest, dans les Flandres. Toutefois, on admettait que Lille, à cause de son importance, devait être défendu. Entre Lille et la gauche de la position centrale, deux rivières, affluens de gauche de l’Escaut, formaient deux fossés successifs : le plus avancé était la Scarpe, qui se reliant vers Douai à la Deule formait avec elle un fossé continu entre l’Escaut et Lille ; en seconde ligne, cette coupure était redoublée par la Sensée.

A l’Ouest de Lille, les vieilles places d’Aire et de Saint-Omer, qui pouvaient, en cas de guerre, être armées d’ouvrages semi-permanens, faisaient liaison avec le camp retranché formé au bord de l’Océan au moyen des quatre anciennes places de Dunkerque, Calais, Gravelines et Bergues.

Sur la droite, le noyau défensif entre Escaut et Sambre était prolongé par une région naturellement facile à défendre, la Thiérache, où les taillis et les forêts se prêtent à une défense pied à pied. L’envahisseur devait y trouver nos avant-postes établis dans les bois, entre Landrecies et Rocroi, sur de bonnes positions. Des rivières comme les deux Helpe forment des coupures, redoublées en arrière par le haut cours de l’Oise qui, d’Hirson à Guise, coule d’Est en Ouest. Enfin, le fort d’Hirson devait donner un point d’appui à la défense.

En somme, de la mer à la Meuse, d’après les plans établis au lendemain de la guerre de 1870, l’envahisseur devait trouver : 1° le camp retranché Dunkerque-Calais-Bergues-Gravelines ; 2° à droite de ce camp, les vieilles places de Saint-Omer et d’Aire, tenant l’une l’Aa, l’autre la Lys ; 3° à droite encore, Lille ; 4° de Lille à l’Escaut, le fossé de la Deule-Scarpe, gardé par Douai, et redoublé en arrière par la Sensée ; 5° entre l’Escaut et la Sambre, le noyau défensif principal formé par Condé et Valenciennes à gauche, le Quesnoy au centre, Landrecies à droite ; l’intervalle entre le centre et la droite était de plus couvert par la forêt de Mormal ; enfin, Maubeuge en avant éclairait la position ; 6° à droite de la Sambre, une région naturelle de défense, constituée par des bois et des coupures, et qui avait sa limite méridionale au fossé de l’Oise entre Guise et Hirson.

On sait ce qu’ont pesé ces défenses dans la guerre actuelle. La partie occidentale a été préservée au mois d’août par sa position excentrique, et au mois d’octobre par la défense d’Ypres et de l’Yser, de sorte que l’ennemi n’a pas pu dépasser de beaucoup vers l’Ouest Lille et La Bassée ; mais la partie orientale, le rideau défensif proprement dit, a sauté au moment de la bataille des frontières (22-24 août). La barrière de l’Oise à la hauteur de Guise aurait pu servir à arrêter les Allemands, et elle a été le théâtre d’un brillant combat. Mais le commandement français a craint d’être tourné sur sa gauche et a ordonné la retraite jusqu’à la Marne.

Une fois le rideau défensif forcé, on se trouve dans la région que nous avons déjà décrite : collines de Picardie à l’Ouest, plaine de Douai à l’Est. Naturellement, la limite commune entre la plaine et les collines forme une ligne Nord-Sud très importante, que chacun a cherché à saisir. Elle est jalonnée par La Bassée, Lens et Arras. Les Français ont saisi Arras, mais se sont laissé devancer à Lens et à La Bassée. Le front depuis lors continue à festonner autour de cette ligne.


VIII

Cet échiquier a été, en 1648, le théâtre d’une action qui s’est jouée précisément sur cette ligne Nord-Sud qui jalonne aujourd’hui le front. Tous les champs de bataille sont des lieux obligés I Après des siècles, les nations ennemies, pour vider leurs querelles, se donnent les mêmes rendez-vous. — A la fin de 1647, les Espagnols tenaient, sur la ligne où l’on se bat aujourd’hui, Dixmude, Ypres et Armentières ; mais ils s’arrêtaient là ; au Sud d’Armentières, les Français tenaient La Bassée et Lens. De plus, chacun des partis avait des positions avancées à gauche et à droite. A l’Ouest, les Espagnols tenaient Aire, et à l’Est Landrecies. En revanche, les Français avaient une position jetée en flèche au Sud-Est d’Ypres à Courtrai ; à l’Ouest, ils tenaient Dunkerque et les petites places qui l’entourent. Le quartier général français était à Arras, le quartier général ennemi à Lille, où est encore celui du Kronprinz de Bavière. Au mois de mai 1648, commence une véritable partie de quatre coins. Les garnisons françaises de Dunkerque d’une part, de Courtrai d’autre part, marchent sur Ypres, qui est à mi-chemin des deux villes. Condé, venant de Péronne avec le gros de l’armée, arrive en même temps qu’eux. La tranchée devant Ypres fut ouverte le 19 mai, et la ville capitula le 27. Mais pendant que le gros des forces françaises assiégeait Ypres, l’archiduc ripostait en allant le 19 mai prendre Courtrai, fort avancé dans ses lignes et dégarni. A Paris, les ennemis de Condé lui imputèrent la perte de la place. Il répondit par un mémoire où il y a des phrases bien curieuses : « On n’a travaillé cet hiver en pas une de nos places du côté de la mer, si bien qu’elles ne se peuvent défendre qu’à force d’hommes ; les ennemis n’épargnent rien pour fortifier les leurs, si bien qu’avec cinq cents hommes ils peuvent mieux défendre une place que nous avec quinze cents. » (4 juin.)

Ayant enlevé Ypres, les Français tiennent donc la ligne Dunkerque-Ypres-La-Bassée-Lens-Arras, semblable en beaucoup de points à la ligne actuelle. En face d’eux, les Espagnols ont Ostende-Aire-Dixmude-Courtrai-Armentières-Douai-Cambrai. De Dunkerque, Rantzau essaie une entreprise sur Ostende, et échoue. Entre Ypres (Français) et Dixmude (Impériaux), nous tenons à Knocke le confluent de l’Yperlée et de l’Yser, non loin du point où se fait maintenant la liaison entre les Français et les Belges ; — Knocke, que Condé appelle « le poste le plus considérable de Flandre, sans lequel Ypres ne peut subsister. » (29 juin.)

A la mi-juin, l’archiduc, avec le gros de ses forces, entreprit l’opération classique de la descente en France. Tandis que ses avant-gardes venaient insulter les places de la Somme, lui-même venait prendre position devant le Catelet, tout à fait à l’extrémité Sud de la ligne de l’Escaut, à la naissance du plateau commun à ce fleuve et à la Somme* et qui fait crête de partage entre leurs sources ; à la limite par conséquent des deux grands versans, l’un vers la mer du Nord, l’autre vers la Manche : étape importante sur la route des Pays-Bas vers Paris. — Les avant-gardes tenaient sur la ligne de l’Oise supérieure entre Saint-Quentin, Guise et Rocroi, là même où se fera la halte principale dans la retraite de 1914. Condé traversa Arras, le 22 juin, arriva devant le Catelet le 26, et obligea l’archiduc à reculer au-delà de Landrecies. Les deux adversaires se retranchèrent sur ce que nous avons appelé le rideau défensif. L’archiduc était couvert à droite par la forêt de Mormal, au centre par Landrecies et à droite par l’Helpe. Après trois semaines, il leva le camp et rentra à Lille. L’armée française en fit autant et revint vers Arras par Souchez (20 juillet).

On a vu comment, en 1914, l’armée de Lorraine avait été transportée entre l’Oise et la Somme, et avait passé ainsi de l’aile droite de notre dispositif général à l’aile gauche. Un mouvement analogue fut exécuté en 1648. L’armée d’Alsace commandée par d’Erlach reçut l’ordre du Roi, expédié le 20 juin, de marcher vers Luxembourg : puis, le 27 juillet, un second ordre de s’acheminer de Metz sur Guise.

Les Espagnols cependant avaient repris l’offensive à leur aile droite. Le corps opérant en Flandre maritime investissait Furnes (24 juillet), et le gouverneur d’Aire, sur la haute Lys, menaçait Saint-Venant, ville située un peu en aval sur la même rivière. Condé fit faire demi-tour à son armée à Souchez, et la ramena à Béthune, puis à Hinges, d’où il pouvait à sa gauche secourir Saint-Venant, et à sa droite surveiller l’archiduc, qui était à dix lieues dans le Nord-Est, à Warneton. Mais, à notre extrême gauche, Rantzau, qui commandait Dunkerque, laissa prendre Furnes (3 août).

On se rappelle cette petite ville, à l’arrière de l’Yser, si souvent bombardée depuis 1914 : Sa chute en 1648 fit à Paris un effet déplorable. Mais au même moment, les troupes d’Alsace atteignaient l’Oise, et allaient renforcer l’armée de Condé. La grande partie allait se jouer. C’est l’archiduc qui l’entama. Le 11 août, les colonnes quittant le camp de Warneton remontèrent la Lys et vinrent assiéger le château d’Estaires. Ce point, disputé aussi en octobre 1914, commande le confluent de la Lys avec un affluent qui vient de Béthune, le Lawe. En d’autres termes, il domine la croisée de la Lys sur la route qui mène de Béthune à la Flandre maritime. C’est donc un point très important. Condé ne put le sauver, et le château se rendit le 12 août. Tout ce que put faire M. le Prince fut de barrer la Lys un peu en amont, à Marville, en couvrant ainsi Saint-Venant du côté de l’Est. L’archiduc n’insista pas dans cette direction. Il fit tête de colonne à gauche et fila au Sud sur Béthune. Condé aussitôt fait colonne à droite, vient lui interdire le chemin.

Les 4 000 hommes de l’armée d’Alsace qui étaient sur l’Oise le 9, arrivaient à Arras le 14, tournaient au Nord et rejoignaient Condé à Béthune le 16. Mais, en même temps, l’archiduc entreprend une nouvelle manœuvre. Dans la nuit du 15 au 16, il décampe d’Estaires, file au Sud-Est, passe devant La Bassée, franchit le canal, et le 18 au matin il débouche dans la plaine de Lens. Cette place, qui était en fort mauvais état, se rendit dans la nuit du 18 au 19. Ainsi l’archiduc, par ce vaste mouvement circulaire, avait tourné autour de la droite de Condé, et venait se placer sur ses communications, coupant la route entre Béthune et Arras. Condé, qui avait deviné la manœuvre, se porta de La Bassée sur Lens ; mais il était trop tard ; arrivé à Loos, il trouva l’archiduc devant lui, et la bataille se livra à fronts renversés, l’archiduc adossé à la France, Condé adossé aux Pays-Bas.

La victoire de Condé arrêta l’invasion ; mais supposons maintenant qu’un envahisseur ait réussi à se rendre maître du rideau défensif et qu’aucune force sur les plateaux picards ne soit venue menacer son flanc droit entre La Bassée et Arras. Il poursuit sa marche sur Paris. Quel nouvel obstacle va-t-il rencontrer devant lui ? Il n’en existe plus qu’un, la vallée de la Somme. Elle est étendue comme une barrière d’Ouest en Est, entre Amiens et Péronne. Puis à six lieues environ dans le Sud-Est de Péronne, en amont de Ham, elle est continuée par le canal Crozat jusqu’à l’Oise, à peu près à la hauteur de La Fère.

Cette ligne Amiens-La Fère apparaît d’une manière très différente, suivant que l’envahisseur vient du Nord ou vient de l’Est. Pour celui qui vient du Nord, elle est la dernière barrière à forcer avant le camp retranché de Paris. C’est là qu’en 1712 Louis XIV veut, en cas de revers, mourir avec sa dernière armée, ou sauver l’Etat. C’est par-là qu’après Waterloo le flot des alliés descend sur la France, Blücher par Saint-Quentin, Wellington par Cambrai et Péronne. La Somme fut passée entre Bray et Ham.

A un envahisseur qui vient de l’Est, et qui est maître de l’Oise, la conquête de la ligne de la Somme donne le débouché sur Rouen, qui permet d’envelopper Paris par l’Ouest. C’est dans cette direction que les Allemands se présentèrent en 1870. Une grande ligne ferrée circulaire entoure Paris par Reims, Laon, La Fère, Amiens et Rouen. Cette ligne était capitale pour les Allemands : dès le milieu de novembre (ils avaient déjà Reims et Laon), Moltke ordonnait à Manteuffel de prendre Amiens comme objectif. Manteuffel attaqua du Sud-Est, en venant de la région de Roye-Montdidier. Le 27 novembre, il entrait à Amiens. De là il filait sur Rouen, qui était occupé quelques jours plus tard. La voie circulaire autour de Paris était entièrement aux mains de l’ennemi.


IX

Au début de 1916, les forces britanniques en France, par un accroissement continu, se sont étendues au Sud jusqu’à la Somme, libérant notre 10e armée, qui a pu être envoyée ailleurs, et se mettant en liaison avec la gauche de la 6e. — De son côté, quelles forces l’ennemi a-t-il rassemblées ? Nous avons dit qu’elles se composaient de trois armées. Comme les armées françaises qui leur faisaient face, ces armées sont venues, après la bataille de la Marne, prolonger progressivement le dispositif depuis l’Oise jusqu’à la mer. Et, toujours comme les armées françaises, elles sont venues se souder l’une à l’autre en s’étendant de plus en plus vers le Nord,

Ce fut d’abord une armée qui prit le nom de la IIe armée, composée comme nous l’avons dit, d’unités retirées à trois armées de l’Est, la VIIe, la VIe et la IVe. On remarquera que la Ve année, l’armée du Kronprinz, qui était déjà devant Verdun, est la seule qui n’ait rien fourni. Au contraire, elle reçut un des corps de la VIe armée, le IIIe bavarois.

Cette VIe armée, qui avait combattu devant Nancy sous les ordres du Kronprinz de Bavière, avait donc donné tous ses corps, sauf un, le Ier bavarois de réserve. Le prince de Bavière se transporte avec ce corps devant Arras, à la droite de la IIe armée, et reconstitue là une nouvelle VIe armée, avec un corps de la Garde, le XIXe corps donné par l’armée de Champagne, le IVe donné par l’armée de l’Oise, le VIIe qui vient de l’ancienne IIe armée, et le XIVe qui vient d’Alsace.

Ainsi, à l’automne de 1914, toutes les forces allemandes de l’Est et une partie de celles du centre regroupées en deux armées nouvelles remontent précipitamment vers la mer. La défense de la Lorraine et des Vosges sera désormais assurée par des formations d’Ersatz et de Landwehr. — Cependant le front continue à s’élever vers la mer. Alors, à la droite de la VIe armée va se placer une armée pareillement nouvelle. Comme les deux précédentes, elle va prendre le nom et, pour ainsi dire, relever le titre d’une armée antérieurement existante, et elle sera dite IVe armée, quoiqu’elle n’ait avec l’armée qui avait combattu sous ce nom d’autre rapport que d’être commandée par le même chef, le duc Albert de Wurtemberg.

Cette IVe armée est composée de deux unités qui viennent de faire le siège d’Anvers, la IVe division d’Ersatz et le IIIe corps de réserve. Mais surtout elle est faite de quatre corps de seconde ligne, préparés dans le plus grand secret, qui apparaissent pour la première fois sur le champ de bataille, et qui portent les numéros XXII, XXIII, XXVI, XXVII.

Ce sont ces trois armées, qui tiennent encore le front de Roye jusqu’à la mer. Mais naturellement, il y a eu des remaniemens dans la suite de ces dix-huit mois. L’esprit de ces remaniemens est bien net. Les Allemands ont grossi l’armée centrale, l’armée du prince de Bavière, et diminué les deux armées d’ailes, celle du duc de Wurtemberg au Nord, celle du général von Bülow au Sud.

Il est aisé de comprendre le mécanisme de ce mouvement. Le jour où les Allemands ont renoncé à l’entreprise sur Calais, le front des Flandres est revenu à son degré naturel d’importance, c’est-à-dire à celui d’une zone où aucun des deux adversaires n’avait de raison de tenter d’opération de premier ordre. Quant à la région entre la Somme et l’Oise, nous avons vu quel calme y a régné pendant toute l’année 1915. — Au contraire, au centre de la ligne, les Français avaient un intérêt considérable à s’avancer dans la plaine de Douai. Il y avait donc pour les Allemands urgence à se renforcer dans cette région.

Avant l’attaque du 9 mai, la VIe armée comprenait 16 divisions, plus deux en réserve à l’arrière, la LVIII0 à Roubaix, la CXVe à Douai. Pendant la bataille, il arriva en renfort huit divisions, unités qui étaient au repos derrière le front, ou qu’on prélève sur les unités des secteurs tranquilles : la IVe armée donne la valeur d’une division, l’armée de Champagne en donne une, le détachement de Woëvre en donne une.

Pendant la bataille du 25 septembre, nouvelle arrivée de renforts ; mais cette fois, le problème est plus compliqué, puisque las Français attaquent en même temps en Champagne. Néanmoins, 45 bataillons sont prélevés, soit sur les corps voisins, soit sur les corps au repos à l’arrière. C’est ainsi que la Garde revient de Charleroi, et qu’une division du Xe corps accourt de Cambrai. Quant aux bataillons prélevés sur les corps voisins, voici comment ils ont été amenés. Chaque régiment allemand avait un bataillon en première ligne, un bataillon en seconde ligne et un bataillon à l’arrière, au repos. Ces troisièmes bataillons ont été ramassés et jetés en toute hâte dans le combat, soit en Champagne, soit en Artois.

Avant de décrire l’ordre de bataille actuel, rappelons une autre donnée. Au début de la guerre, tous les corps allemands étaient en ligne. La plupart des théoriciens allemands condamnaient les réserves stratégiques. La longue durée de la guerre, le service des tranchées, la fatigue des batailles, la nécessité d’entraîner spécialement des troupes pour les assauts, ont ramené d’autres principes. Il a fallu organiser un roulement et envoyer les corps se refaire à l’arrière. Il y a actuellement derrière le front de toutes les armées un certain nombre d’unités qui dorment. A la mise en ligne de toutes les forces a succédé un échelonnement en profondeur. Un autre changement a été d’avancer les bases en même temps qu’on repliait les troupes. Les Allemands ont constitué sous le nom de Feld dépôts de véritables bases avancées où les unités décimées viennent se recompléter.

Le dernier ordre de bataille connu des armées allemandes entre la Somme et la mer a été publié par le Times le 17 avril 1916. Depuis lors, des prélèvemens ont été faits pour renforcer l’armée de Verdun ; ainsi le Ier corps bavarois a été envoyé sur la Meuse. Tout récemment, le VIIe corps a été expédié sur le front russe. Sous ces réserves, cet ordre de bataille peut encore aujourd’hui être tenu pour exact. La IVe armée comprend à sa droite, devant Nieuport, le corps naval, face aux Français. Devant les divisions belges, elle a une brigade de Landwehr et une d’Ersatz, formant la division von Basedow, de Saint-Georges à Dixmude ; puis, dans le secteur de Dixmude, la IVe division d’Ersatz, qui est dans les Flandres depuis le début de la guerre. Sur le canal, là où se joignent Belges et Français et où commence l’armée anglaise, le front est tenu par la XIe brigade de Landwehr. On peut dire que, jusqu’au secteur d’Ypres, les Allemands font une extrême économie d’hommes. Le saillant d’Ypres, qui encore en septembre 1915 était tenu par quatre corps, ne l’est plus que par deux, le secteur Nord-Est par le XXVIe, le secteur Sud-Est, de Zonnebeke à Saint-Eloi, par le XIIIe.

A Saint-Eloi commence la VIe armée. Elle comprend au Nord le XXIIIe corps, un de ceux de la première bataille d’Ypres, qui tient le front de Saint-Eloi à la Lys. Au Sud de la Lys, de Frelinghien à La Bassée, il y avait en avril deux corps et demi, XIXe corps, VIe division bavaroise de réserve et VIIe corps ; mais le VIIe corps vient d’être retiré. De la Bassée à Lens, nous trouvons la IIe division de réserve de la Garde, puis le IIe corps bavarois, et enfin dans la région de Loos le IVe corps. Au Sud de Lens, jusqu’à Arras, il y avait à la fin de mars deux corps, le IXe de réserve et le Ier bavarois ; celui-ci a été envoyé sur la Meuse et sans doute remplacé par une des unités au repos.

Ainsi, c’est de La Bassée à Arras que se fait la principale accumulation des forces allemandes. Au Sud d’Arras, l’aile gauche de la VIe armée était formée en avril par la Ire division bavaroise de réserve, la XXXVIIIe brigade de Landwehr et la CXIe division.

La IIe armée est à la gauche de la VIe, vers Mouchy-aux-Bois. Elle comprenait, en septembre 1915, la valeur de quatre corps ; elle est réduite à trois, ayant donné le XVIIIe corps pour l’attaque du 21 février devant Verdun. Elle est aujourd’hui composée au Nord, sur les plateaux, par la LIIe division ; sur l’Ancre, par le XIVe corps de réserve ; sur la Somme, par le VIe corps ; enfin, du Sud de la Somme jusqu’à Chaulnes, par la Xe division bavaroise.

Enfin, il y avait, au début d’avril, derrière la IVe et la VIe armées, un certain nombre de divisions au repos : la CXXIIIe au Sud de Bruges, Ia LIIIe et la CXVIIe sur la Lys, la LIVe au confluent de la Lys et de l’Escaut, à Gand ; beaucoup plus au Sud, un autre groupe était formé par le XXIIe corps à Valenciennes et deux divisions de la Garde à l’Est de Cambrai.


X

Telles sont les conditions sur cet échiquier du Nord où il est inévitable qu’une formidable partie s’engage. Il faut ajouter qu’elle s’engage en potence sur le flanc droit des armées allemandes du Soissonnais et de Champagne. L’armée du prince de Bavière, constituée en masse de sûreté, est établie comme un barrage couvrant Lille, la plaine de Douai et l’Oise. Une rupture de ce barrage mettrait toutes les autres armées allemandes dans une situation extrêmement difficile. Pour obtenir cette rupture, les armées françaises et britanniques ont déjà livré deux grandes batailles. Que sera la troisième ?

Du Nord au Sud, les armées ennemies sont établies sur un vaste dos d’âne. Le sommet en est constitué, à peu près à la hauteur du point où se joignent les armées françaises et anglaises, par un plateau, lieu de sources d’où les eaux rayonnent en tous sens, la Somme à l’Ouest, l’Oise au Sud, l’Escaut au Nord, la Sambre au Nord-Est. Le moyeu de cette roue coïncide avec le nœud de voies ferrées de Busigny, d’où les lignes divergent en étoile sur Maubeuge, sur Valenciennes, sur Cambrai, sur Saint-Quentin, sur Hirson. L’œuvre des hommes s’est posée comme un calque sur l’œuvre de la nature.

De cette région centrale, les lignes allemandes s’abaissent, au Nord et au Sud, dans des bassins opposés ; au Nord, c’est la plaine de Douai et de Lille, tributaire de la mer du Nord ; au Sud, c’est l’Oise, inclinée vers le réseau de la Seine. — Dans les deux premières batailles d’Artois, notre mouvement s’est fait sur Douai. Cette ville est à l’intersection de trois axes d’attaque, l’un vient du Nord-Ouest, par La Bassée ; l’autre, de l’Ouest, par Lens ; le troisième du Sud-Ouest, par Arras, le long de la Scarpe. La Bassée, Lens et Arras, sont les trois bastions d’un front fortifié Nord-Sud, qui couvre Douai. Les Allemands ont saisi La Bassée et Lens, mais nous tenons Arras. Ne pouvant nous le reprendre, ils en barrent du moins la sortie dans la direction dangereuse, celle de la Scarpe. Nous avons, en mai et en septembre attaqué, non pas sur les bastions tenus par l’ennemi, mais dans les intervalles, à Festubert, à Loos, à Vigny.

Sur ce terrain brûlant, la lutte n’a jamais cessé. Au Nord, la bataille d’Ypres s’assoupit et se réveille. Le 2 juin 1916, les Allemands ont tout à coup attaqué le secteur Est à Hooge, et une lutte acharnée a suivi jusqu’au 12, où les Canadiens ont repris le terrain qu’ils avaient d’abord perdu. L’objectif allemand est la de réduire le saillant d’Ypres et sans doute de pousser jusqu’à cette colline de Kemmel, à quelques kilomètres dans le Sud-Ouest, d’où l’on domine toute la Flandre. Plus au Sud, dans le saillant de Loos, sur les positions du 13 octobre 1915, la lutte est pareillement incessante. Dans son rapport du 19 mai, sir Douglais Haig compte, depuis le début de 1916, une soixantaine de combats…


HENRY BIDOU.