Le Franc Buveur (Verhaeren)

Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 121-129).
LE FRANC BUVEUR


 
Quand tintera de tour en tour
Midi,
Le charpentier de Locristy
Boira
Douze pintes de bière.
Le charpentier tendant le cou

Boira la bière en douze coups,
Boira la bière nourricière
À la santé du ciel et de la terre.

Le premier broc est dédié
Au pur et saint mois de Janvier,
Quand la neige est laineuse et blanche
Comme les fleurs de l’orobanche.

Le deuxième verre aura l’honneur
De célébrer la Chandeleur,
Et la frêle bourse-à-pasteur
Qui croît déjà de rive en rive,
Alors qu’au bord des routes,
Avant le soir, s’écoute
Un chant de grive.

Le mois de Mars aura pour lui
La troisième pinte qui luit

Comme une vitre après l’averse.
Les ongles durs des blancs grêlons
Pourront griffer tous les sillons,
Jamais ils ne s’enfonceront
Dans le bois de la herse.

Avril, c’est à ton tour
D’être fêté par le quatrième verre.
L’orge naissant verdit la terre,
L’alouette au point du jour
Bondit et rebondit en vols et en voyages
Sur les enclos et sur les champs :
Et l’on rêve à des nids de trilles et de chants
Pendus, là-haut, on ne sait où, dans les nuages.

Le cinquième broc est entamé
À la gloire du mois de Mai
Qui auréole de fleurs et de cierges
La Vierge.

 
Le charpentier, tout bonne humeur,
Semble lever au ciel son cœur
Dans un verre de liqueur blonde,
Et puis le vide, et puis sourit
Aux dix enfants qui déroulent autour de lui
Leur ronde.

Tu seras exalté,
Beau mois de Juin qui fais l’été
Et les feuilles frêles et frissonnantes ;
Beau mois de Juin, tu seras exalté,
Toi qui, traînant à tes côtés
Des guirlandes de roses,
Les soulèves, et les suspends, et les disposes
Contre nos murs, jusqu’à nos toits ;
Beau mois de Juin, beau mois de roses,
Le sixième verre sera pour toi.

Lève bien haut ton septième verre
Et vide-le d’un geste altier,

Bon charpentier.
Voici Juillet, mois de lumière.
Les couchants d’or sont merveilleux ;
Des chars de foin, frôlés de feux
De loin en loin, là-bas, illuminent les plaines.
Comme une torride haleine,
Le vent passe sur ceux qui vont
Chercher l’amour dans le taillis profond ;
Et l’on en voit partir vers les combes secrètes
Les bras noués, les corps brûlants,
Avec leur faux et son tranchant
En croissant pâle, sur leur tête.

Honorons tous le beau mois d’Août
Quand les seigles houleux et fous
— Épis pesants, tiges fluettes —
Versent leurs ombres violettes
Sur la clarté des sentiers roux.
Honorons-le parce qu’il porte

Lui seul, parmi tant d’autres mois,
Comme un immense et lumineux pavois
Les moissons fortes.
Honorons-le sans oublier
Qu’en son honneur, le charpentier
Vient de saisir, sur une plinthe,
Pour la sabler, sa huitième pinte.

Bière
Du neuvième verre,
Vous êtes blonde comme les grappes
Que Septembre suspend et que le soleil frappe
Sur les pignons voisins.
Bière blonde, sœur du bon vin,
Le charpentier qui vous savoure
N’ignore pas qu’il est au loin, en des pays dorés,
D’autres buveurs transfigurés
Buvant du vin avec bravoure ;
Et c’est à eux qu’il songe en souriant

Lorsqu’il tend, avant de boire,
Son large broc couleur de gloire
Vers l’Orient.

Quoique voilé déjà de pluie et de tristesse,
Octobre, en Flandre, au bord des eaux,
Agite encor dans les hameaux
Le trépignement fou des dernières kermesses.
Le charpentier
Qui but un jour trente setiers
Aime les gars, aime les filles
Qui déchaînent alors les plus fougueux quadrilles.
Il a l’orgueil d’être parmi eux
Comme un exemple glorieux,
Et d’un élan, à l’instant même,
Il vide sa pinte, la dixième.

Novembre aux nuages livides,
Malgré l’assaut de tes grands vents,

Jamais tu ne feras plier
Sur ses jambes solides,
Le charpentier.
Il se redresse, et son broc tout entier,
Le onzième ! sitôt levé, redescend vide.
On le bouscule, on vient, on revient, on s’en va,
Les uns, avec respect, touchent déjà son bras
Qui fut vaillant et prompt à lui verser la bière.
D’autres vont avertir sa sœur et ses trois frères,
Qui travaillent chez eux et ne se doutent pas
De quel exploit leur frère
Couvre, là-bas,
Les siens d’abord, et sa famille tout entière.

Enfin, voici le broc douzième, le dernier.
Quand il le tend, droit devant lui, le charpentier
Semble boire au soleil caché sous les nuages.
Un large rire a tressailli sur son visage.
Il est le maître, il est le vainqueur, chacun le sait.

 
S’il n’engloutissait point ce dernier broc d’un trait,
S’il dédaignait la plus certaine des victoires,
Son front, d’un point plus haut, dominerait la gloire,
Mais que de simples gens son geste attristerait.
Rapidement, sa main fébrile et angoissée
Repousse et jette au loin cette folle pensée,
Et cette fois, vainqueur tranquille et solennel,
Sûr de lui-même et du ciel vaste et de la terre,
Il boit son dernier verre
À la Noël.