Éditions Édouard Garand (p. 91-108).


V


Depuis que Léon Lambert était chez Jean-Baptiste Morel, Marguerite et lui n’avaient jamais échangé le moindre aveu d’amour. Tous deux, presque aussi muets que la glèbe, soit au travail, soit à la maison, vivaient en camarades, mais silencieux. Tout au plus se courtisaient-ils par de furtives prévenances, des taquineries, des jeux d’écoliers. Cependant, leur silence voulait dire plus que tout le reste.

Quelques jours après l’aveu au père, Marguerite travaillait dans le potager. Léon passa près de là et s’arrêta. Marguerite arrachait des oignons. Il regarda la jeune fille à son travail. Après que le légume était sorti de terre, elle le secouait d’un petit coup sec sur ses genoux, puis elle l’étendait sur le sol où il y en avait déjà une longue rangée qui séchait au soleil. Il y en avait dont les tiges dépassaient de près d’un demi pied les autres. C’était des oignons rouges à l’odeur forte et dont les queues avaient la grosseur d’un doigt de femme. Quand ils étaient séchés, Marguerite les attachait par bottes de douze avec un bout de ficelle.

L’on était déjà au déclin de l’été et on sentait, surtout le soir, que bientôt allaient percer les premières froidures de l’automne. Les produits de la terre étaient en pleine maturité et l’on avait même commencé la moisson. Cependant le soleil, dans son ascension lente et continue, domine encore au ciel en souverain. Sur le haut du jour, il envoie à la terre d’ardents rayons qui achèvent de dorer les grains et roussissent les feuilles des légumes mûris. À la bordure des champs, les plates-bandes que formaient au long des clôtures les remblais des fossés, étaient lourdes d’une couche épaisse d’herbes et de plantes déjà fatiguées. Les feuilles énormes de la bardane ployaient sous leur ampleur et ses petites fleurs violacées, séchées, avaient des crochets redoutables ; l’herbe à dinde, par touffes épaisses, faisait en toute liberté dominer sa teinte rosée même par dessus les nappes verdâtres de l’armoise dont certaines tiges, rouges de sécheresse, dépassaient la hauteur des clôtures, cependant que les groupes de vierges folles des marguerites blanches farandolaient encore partout à la brise. Quelques fleurs de liserons et de réveille-matin commençaient à s’effeuiller. Les cordons solides du plantain jaunissaient en rampant au ras du sol et des tiges de brunelle penchaient tristement la tête. Dans les prés l’herbe commençait à perdre l’éclat sombre de sa verdure. Tout le long du jour, par grandes troupes bruyantes, les moineaux se rassemblaient dans les champs pour préparer les festins parmi les quintaux de gerbes, ronds ou pointus, dressés dans le chaume ainsi que de minuscules manoirs. Il y avait par tous les champs comme un grésillement dans l’air, un pétillement de choses invisibles. Les épis bruisaient et, dans le potager, l’on entendait les gousses brunes et dorées des fèves craquer et s’ouvrir pour répandre leurs graines sur le sol.

Marguerite besognait à ses oignons et Léon voulut l’aider.

« Non, laissez faire », dit-elle, « j’aurai bientôt fini. Les oignons sont beaux, cette année… regardez-moi ça ; pas une piqûre de vers. Malheureusement je n’en ai que trois carrés. L’an prochain, il m’en faudra cinq. C’est de la bonne terre, ici, pour les oignons. »

De nouveau, le Français voulut aider la jeune fille à corder ses paquets sur le rebord de l’allée. Leurs mains rudes et gercées, salies de terre sèche, se touchèrent et, comme ils étaient très rapprochés, ils s’embrassèrent presque. Ravis, ils tressaillirent d’une ivresse profonde. La jeune fille dit :

« L’autre jour… mon père m’a parlé de mariage… Je lui ai dit la vérité. »

Léon Lambert, qui n’avait jamais eu le bonheur d’un aveu, devina, et fit comme s’il savait déjà depuis longtemps : « Ah ! et qu’est-ce qu’il a répondu ? » demanda-t-il faisant trembler une botte d’oignons qu’il tenait entre ses mains.

« Il n’a rien répondu… » dit Marguerite après quelques secondes d’hésitation. Il y eut un silence. Un triangle d’oiseaux passa au-dessus du potager en gazouillant. C’était des hirondelles qui prenant de l’avance de peur d’être prises au dépourvu par les froids hâtifs, quittaient déjà le Témiscamingue et s’en allaient villégiaturer dans le sud. Quelques petits nuages très blancs erraient dans le ciel bleu foncé. Le soleil était près de sa mort émouvante en cette pleine et grasse saison, et les champs maintenant s’imprégnaient de fraîcheur.

Marguerite Morel s’assied tout à coup d’un mouvement brusque sur le rebord d’un carré, et regardant résolument l’engagé :

« Léon ? » demanda-t-elle, comme voulant se décharger d’un grand poids, qui depuis longtemps pesait sur sa poitrine… « vous n’aimez pas seulement en moi, je suppose, la fille d’un cultivateur à l’aise ?… »

Léon Lambert fit un geste énergique de protestation.

« Mademoiselle Marguerite, comment pouvez-vous me faire une pareille question ?… »

— Ne vous fâchez pas. Monsieur Léon, en vous faisant cette question, j’ai un motif que n’ont pas les autres. Il y a tant d’intérêt, aujourd’hui, dans les mariages, même en nos paroisses où l’on ne vise que les bonnes terres…

— Je vois bien que vous ne me connaissez pas encore, soupira le Français. « Je suis pour vous comme pour les autres un étranger, plus que cela, un enfant trouvé ; oui, ma personnalité est peu intéressante, je l’avoue. Mais l’on n’a pas le droit pour cela de douter de mon honnêteté et de ma droiture. Je suis le fils de paysan et j’aime la terre. Malheureusement, mon père, là-bas, dans nos Cévennes, était pauvre et ne possédait qu’un misérable lopin. Encore que mon travail lui fut utile, au retour de la guerre, je me trouvais à charge dans la famille et je dus partir pour faire ma vie ailleurs. J’ai mangé le pain de la misère plus souvent qu’à mon tour depuis que j’ai quitté mon pays ; mais je ne me plains pas. Un hasard heureux a voulu que je sois adopté par un riche cultivateur du pays de Québec et qu’une belle et bonne jeune fille se trouvât sur mon chemin. Cette jeune fille, je ne le cache pas, je l’ai aimée de toute mon âme dès que ma convalescence finie, j’ai pu apprécier sa bonté, sa douceur, son jugement sûr, son amour si profond pour la terre que je me pris à aimer, moi aussi, autant qu’elle et que son père. Elle eut été fille de ferme, servante, que je l’eus estimée quand même… Mademoiselle Marguerite, cette jeune fille, c’est vous, vous le savez… Mais dites-moi, si vous et votre père croyez qu’à cet amour se mêle de l’intérêt, je suis prêt à m’en aller, à ne plus jamais vous revoir, mais je ne pourrais vous promettre de vous oublier…

Pendant quelques secondes, les yeux des deux jeunes gens se fouillèrent jusqu’au fond de l’âme. Puis une joie subite fit rougir le front de la jeune fermière. La douceur reconnaissante qui était dans ses yeux lui donnait en ce moment, une grâce charmante, nouvelle. Elle détourna, un instant, ses regards de ceux du jeune homme et, secouant sa jolie tête, murmura :

« Non, je ne veux pas, Monsieur Léon, que vous partiez… C’est mon père qu’il faut maintenant complètement gagner à notre cause. Je vous aiderai.

— Alors quoi, vous m’aimeriez, Marguerite ?… Oh ! comme je me sens heureux. Comment pourrai-je jamais payer le bonheur que vous me donnez ?… Je suis si peu de chose, moi qui n’ai pour tout bien que mes deux bras. Mais ces deux bras, Mademoiselle Marguerite, je les consacrerai, je vous le jure, uniquement à la terre que vous aimez tant…

Le soleil maintenant avait disparu tout à fait et, dans les coins du potager, les grands tournesols avaient fermé leurs pétales jaunes. Les collines du trécarré se dessinaient sur l’horizon plus bleues que le ciel même. Un reste de lumière pourprée flottait encore autour des feuilles des légumes et des saules comme si les arbres et les plantes eussent exhalé en ce moment le trop-plein des rayons encore chauds absorbés durant le jour. Des souffles légers et frais, gonflés de la senteur des herbes mûres que la rosée humecte, arrivaient par bouffées de partout, vagues fraîches, parfumées et silencieuses. Dans les champs, des bouquets d’arbres se dessinaient en formes confuses et les toits des fermes voisines semblaient lointains et endormis, au ras du sol.

Les deux jeunes gens ouvrirent toutes grandes leurs âmes à la divine confidence de ce soir, à cette paix immense, illimitée des campagnes du Témiscamingue et qui semblait monter jusqu’aux astres. Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes, goûtant avec délice cette douceur des champs qui s’endorment. Et tous deux, en cet instant délicieux, sentirent leur cœur se gonfler, déborder d’un amour immense, sans fin, pour la terre qui savait se faire en toute occasion si belle, et pour toutes ces choses à la fois simples et sublimes qui les environnaient… Un engoulevent d’Amérique fit entendre dans l’air son cri perçant. Léon et Marguerite suivirent, pendant quelques instants, les capricieuses évolutions du « mangeur de maringouins ». L’oiseau, parfois, rasait le toit des bâtiments et la cime des saules puis, d’un trait, s’élevait dans l’air à une grande hauteur où on le perdait de vue ; mais l’on entendait encore sa plainte aiguë. Tout à coup, on le voyait plonger, en flèche, vers la terre où il glissait au ras du sol comme une feuille qui tombe ; l’instant d’après il se mettait à exécuter mille courbes bizarres pour, de nouveau, monter et recommencer les mêmes caprices au-dessus des dentelures du trécarré.

Léon alla s’appuyer à la clôture qui séparait le jardin du chemin du roi filant en droiture vers Guignes, se perdant toujours en se rétrécissant au loin, dans l’obscurité. L’engagé leva la tête, huma l’air embaumé et frais, cherchant à percer du regard les ténèbres, jusqu’au bout ; c’est à peine s’il distinguait la ligne dentelée du bois de bouleaux qui couronnait les hauteurs…

Un attendrissement le prit à la gorge ; en cette minute, il se sentait pleinement heureux, si parfaitement heureux qu’il eut voulu mourir sur le coup pour éterniser cet instant. Et voilà que, soudain, par un phénomène bizarre, la vision de son village et des siens là-bas, dans les Cévennes, se présenta à son esprit comme en ces heures pénibles où, l’hiver dernier, il revenait à la vie après avoir été arraché par Jean-Baptiste Morel à la mort affreuse que lui réservait la Pointe-au-Vin. Pendant une minute, il fut pris entre le bonheur de la réalité et la douceur du souvenir qui fait presque ses yeux humides. De chères silhouettes ensoleillent sa songerie d’un instant et sa pensée les fixe fidèlement dans le cadre rustique de son village cévenole avec ses petites rues en pente, ses toitures basses, pas plus hautes que des buissons de cornouillers… Et cela lui paraît triste et pauvre à côté de la réalité des bâtiments spacieux dont la blancheur de lait de chaux rayonne dans l’obscurité… Il entrevoyait, à la porte des granges, des herses et des charrues qui se rouillaient pour n’avoir pas assez de terre à remuer, et le fumier des derniers mois sécher et perdre sa vertu tonifiante sur le sol humide sans profit pour la terre… N’importe, ce décor d’éperdue tristesse en cet instant lui semble beau quand même de soleil et de rire ; car il y a quand même, dans cette tristesse de réalités lointaines, les vieux, les amis, les bonnes journées écoulées, les fêtes joyeuses, la tablée familiale de tous les jours, et que de jolies choses encore !…

Marguerite Morel s’était finalement assise sur le rebord d’une allée du potager, tout près de la clôture où s’appuyait le Français. L’obscurité, grandissant toujours, empêchait de voir et Marguerite finirait, demain, d’arracher ses oignons…

Il fera beau demain.

Effectivement, l’on a entendu un rossignol chanter, au crépuscule, de la plus haute branche d’un saule et, auparavant, des bandes épaisses de moucherons ont tourbillonné, aux dernières lueurs des derniers rayons du soleil, au-dessus des carrés du jardin ; c’est un signe de beau temps pour le lendemain.

Bientôt Marguerite, se levant soudain du rebord humide de l’allée, s’appuya, elle aussi, sur la clôture, tout près de Léon Lambert qui rêvait au village natal.

Le décor a changé soudain pour l’engagé. Sans transition trop brusque entre le souvenir et la réalité, il sent le besoin d’exprimer à haute voix ce qu’il a vu… Des images défilent devant lui avec une netteté singulière et qu’il se met à décrire à Marguerite… C’était des images simples évoquant des choses et des gens simples où il n’y avait rien qui put choquer la jeune fille. Il les racontait avec franchise parce qu’il sentait, plus qu’en tout autre moment, qu’il n’avait pas changé de monde ni de milieu, que les Laurentides étaient pareilles aux Cévennes avec leurs plateaux pleins de terre nourricière et leurs pics inaccessibles. Ce qu’il contait à la jeune fille, c’était des choses qu’il savait être comprises tout naturellement par elle…

Il lui racontait qu’un matin brumeux et frais, son père lui avait remis, pour la première fois, entre les mains, les mancherons de la charrue pour labourer une petite pièce de terre où il voulait semer du blé et qui était tout au bord de la route communale. Le grand bœuf roux qu’il « touchait » tirait d’un effort lent et continu, sans secousse, et la terre brune se déchirait sous le tranchant du soc ; elle se fendait comme du cuir sous le couteau du cordonnier, s’entr’ouvrait et coulait doucement d’un côté pendant que, derrière, tout le long du sillon, elle paraissait grasse et lisse ; ou bien elle s’émiettait par mottes qui tombaient au fond du sillon. Il se souvenait que les alouettes montaient alors du brouillard blanc qui baignait le pied des montagnes, vers le soleil, chantaient éperdument et tourbillonnaient en de grands cercles autour du champ comme pour l’encourager et lui tenir compagnie.

Il s’était alors mis tout de suite à aimer la terre.

Il dit à la jeune fille le plaisir qu’il éprouvait à la fenaison, là-bas, sous les rayons obliques et chauds du soleil, travaillant en forcené, ivre de sueurs, craignant sans cesse les orages subits, fréquents en pays de montagnes. La petite prairie qu’il fauchait descendait en pente vers une rivièrette aux berges vaseuses où poussaient des joncs fins, de grandes trilles dressées, et des touffes d’hydiotis bleues… Le foin, là-bas, n’était pas comme ici de pur mil et de trèfle ; il était rempli de fleurs, scabieuses pâles et marguerites blanches, mais c’était sec et craquant comme ici, et si odorant ; et, comme ici, sous la lumière chaude, tourbillonnaient autour des moyettes des vols confus de moucherons noirs.

Il repassa avec complaisance tous les souvenirs des travaux dans le champ paternel.

Puis vint le rappel des fêtes familiales, en particulier, celle du mariage de sa sœur aînée avec un solide gas du pays bas… La grande table du festin était dans la cour sous des noyers et sur les nappes de toile de genêt clignotaient des ronds de lumière que le soleil dessinait à travers les frondaisons. On avait bu du vin blanc et mangé jusqu’au soir des quartiers d’agneau, du caillé et une énorme croustade bien dorée ; puis, le soir, une pluie d’orage était venue, subite et lourde, et tous les convives s’étaient sauvés, ici et là, s’entassant surtout dans la maison qui était petite ; les femmes riaient et criaient.

Mais Léon ne disait pas tout ; il ne rappela pas que, dans la salle basse, il s’était trouvé près de Louise Sorbier, cette payse qui lui faisait des façons depuis la guerre et qui était serrée tout contre lui ; que longtemps par la porte ils avaient regardé, sans rien dire, tomber les gouttes larges, et que tout à coup, sans savoir comment, il avait pris une main de la jeune fille et l’avait serrée très fort dans les siennes. À la veillée, Louise avait dansé avec lui…

Enfin, d’une voix émue par ces épanchements intimes où l’on s’abandonne, où l’on s’ouvre, il rappela qu’un jour d’août, alors qu’il s’apprêtait à couper les blés, le tambour de la commune, à grands coups, avait annoncé l’affreuse nouvelle de la guerre et, tout de suite après, l’appel de sa classe sous les armes. Le canon tonnait déjà fort du côté de la Belgique, et il ne fallait pas une minute retarder.

Marguerite prenait un plaisir visible aux récits du jeune Français. C’était la première fois qu’elle le voyait si loquace, si confiant, si heureux. Elle lui fit raconter la guerre ou, du moins, ce qu’il en savait ; ces années de souffrances et de privations dans les tranchées et, à l’arrière, dans les villages où l’on s’arrêtait, partout ; cette existence qui devait être si nouvelle pour lui, qu’il n’avait jamais soupçonnée, imposée par une obligation tyrannique qui lui avait même, à plusieurs milliers de lieues de distance et sur un autre continent, arraché son frère ; obligation qui, d’instinct, révoltait l’âme du paysan attaché à la terre… Léon évoqua, en effet, les misères et les ennuis des tranchées, les charges héroïques et effroyablement bruyantes sous la mitraille, l’ahurissement, l’affolement des troupes… Il rappela aussi les amusements enfantins du repos, à l’arrière où, souvent, l’on était terré au fond d’étables froides… Après la soupe, les anciens, accroupis sur des bottes de paille ou perchés, jambes pendantes, sur des mangeoires, racontaient des histoires. L’on écoutait, l’œil-vague, le menton bas ; et l’on dormait ensuite à moitié, pendant qu’au dehors la nuit, aux aguets, protégeait tant bien que mal l’escouade contre les taubes. Il dit la boue des relevées, l’écrasant labeur des corvées, devant la mort ; enfin, tout le calvaire d’où fusaient quand même le rire et la gaieté ; les marches interminables et accablantes où l’on riait pour des riens : un peu de paille trouvée et qu’on s’arrachait, une soupe trop chaude, un gourbi branlant, une heure de répit, une blague lancée devant un obus mal dirigé, une chanson nouvelle…

Marguerite frissonnait à ces récits ; elle s’imaginait d’autres souffrances qu’il ne disait pas et qui avaient été, sans doute aussi, celle de son pauvre frère ; et des larmes brillantes que l’engagé voyait luire à la clarté stellaire coulaient de ses beaux yeux. À ces récits terrifiants, elle préféra les autres, ceux du village plus tranquille que le champ de bataille ou que la tranchée par les jours d’attente dans le combat ou encore les granges et les étables bruyantes de l’arrière. Et Léon dut revenir au village.

Il raconta qu’un jour il était allé mener boire des chèvres à la fontaine qui jaillissait d’un puy non loin de la terre paternelle. Cet endroit était, rappelait-il, le rendez-vous de tous les oiseaux des Cévennes. Il en venait, croyait-il, jusques du pays bas. Parmi les touffes de cresson et les flèches d’eau qui entouraient la fontinette, les oiseaux, qui venaient boire et se baigner, faisaient rage. C’était un tapage assourdissant de coups d’ailes et de coups de becs. On voyait là, pêle-mêle, se battant ou se faisant des mamours, des chardonnerets à plumules jaunes, des bouvreuils à l’œil rond et inquiet, des fauvettes babillardes, des bergeronnettes légères comme des papillons, des mésanges méchantes et bêtes. Du haut des châtaigniers qui entouraient la source descendaient, parfois par terre, des oisillons, frais émoulus du nid, et que les autres bousculaient sans pitié… Il ramassait de pleines poignées de millet qu’il lançait aux oiseaux, surtout aux plus petits… Tout à coup pendant qu’il s’amusait à cette dînette d’oiseaux, il vit un épervier planer au-dessus de la fontaine, descendre comme une flèche, fondre sur une fauvette et l’enlever. Cette fauvette était justement la mère de trois oisillons qui touchaient terre pour la première fois. Toute la bande des oiseaux, chardonnerets, bouvreuils, linottes, mésanges, fauvettes, effrayée à la vue de l’émerillon, s’était envolée et, seuls, restaient au bord de la courbe, les pauvres petits de la fauvette enlevée par l’oiseau de proie. Il en eut pitié ; il se mit à la recherche de leur nid, le trouva, les y déposa, leur donna des sauterelles dont il ramassa des poignées dans un petit chaume voisin. Le lendemain, il revint et donna de nouveau à manger aux oisillons. Il avait apporté un fusil, pensant avec raison que l’épervier reviendrait. Il le vit, en effet, tourbillonner au-dessus de la fontaine et descendre ; mais le monstre n’alla pas loin. Un coup de fusil l’abattit dans des touffes de fougères. Il courut pour s’en saisir ; mais l’oiseau n’était pas mort tout à fait. Il lui donna un grand coup de bec au front…

Et Léon montrait à Marguerite une légère cicatrice qu’il portait au front près des premiers cheveux :

« Ce n’est pas une blessure de guerre, malheureusement », fit-il remarquer avec mélancolie.

Marguerite, émue, songea qu’il était mieux que ce ne fut pas une blessure de guerre. Il y a de la haine dans une blessure de guerre et celle que portait Léon au front était le témoignage de sa bonté. Elle fut heureuse d’apprendre que pendant quelques jours, il avait amoureusement veillé sur des oisillons menacés par un vilain oiseau de proie qui avait ravi leur mère, et savoir qu’elle serait l’objet de la même bonté la comblait d’allégresse. Celui qui avait conservé à la vie de misérables petits oiseaux saurait être pour elle une force et un soutien. Il était bon et il était brave ; il l’avait prouvé par Dieu sait quelles souffrances. Il était travailleur également et, sur ce point, elle en savait quelque chose. C’était pour elle des raisons de l’aimer plus encore.

Marguerite s’approcha davantage du jeune Français. Ne sachant quoi dire, elle hasarda :

« Et les petits de la fauvette enlevée par l’émerillon, que devinrent-ils ? »

— Je les ai nourris plusieurs jours de vermisseaux et de millet. Un jour, quand j’arrivai à la fontaine, je les vis voltiger à l’entour ; mais ils regagnèrent vite leur nid. Le lendemain, ils avaient disparu. Mes petites fauvettes, je n’en doute pas, furent heureuses comme tous les oiseaux.

Marguerite était captivée par tant de bonté.

« Tu ne dois faire, Léon, que des heureux, » murmura-t-elle soudain, se rapprochant tellement du jeune homme qu’elle fut presque dans ses bras.

Sans plus de timidité, l’engagé l’embrassa tendrement au front.

La nuit était tout à fait venue, répandant sur la campagne une sérénité infinie. Dans l’étendue de la voûte nocturne seule vivait étrangement la palpitation des étoiles. Sur le sol, c’était partout de grandes taches de lumière blanche coupées d’ombres noires tombées des toits et des arbres. La campagne, lasse de bruit, entrait dans ce vaste silence où toutes les vingt-quatre heures elle renouvelle ses forces pour l’agitation du lendemain. Au loin, la Baie apparaissait comme une grande chose grise qui remuait sensiblement. L’on percevait à peine le murmure des bois de la colline qui semblait s’être rapprochée et dont on distinguait encore la masse immobile et ténébreuse. Toute une vie menue palpitait dans les champs, au fond de l’ombre. Dans les branches paresseuses des saules du jardin, l’on babillait encore surtout quand un léger coup de brise agitait les frondaisons ; l’on entendait secouer de petites ailes engourdies et, en levant la tête, l’on pouvait apercevoir, sur des branches, de minuscules boules alignées en brochettes. Pas une branches, qui n’eut un oiseau perché. Les arbres proches, saules grêles et noueux, érables trapus, semblaient avoir grandi tout à coup ; étincelant, le jour, dans leur verdure, ils étaient tristes à cette heure. Les fleurs du parterre, brillant d’abord comme autant de petites lumières colorées, s’éteignaient bientôt une à une. Toutes, géraniums et anémones, belles-du-jour et marguerites, avaient refermé les folioles éclatantes de leur corolle. Dans le chaume d’à côté, l’on percevait le trot menu des mulots et des musaraignes à travers les herbes sèches qui bruisaient… Est-ce loin, est-ce proche ?… on ne sait, mais cela doit venir du ruisseau qui a donné son nom à la prairie, scène de la dernière corvée des foins ; l’on entend une note monotone, plaintive, comme parlée à demi voix, vite articulée, suivie d’un ramage étouffé, une bordure délicate de glous-glous. C’est un crapaud d’eau qui, sans doute, chante le souvenir des concerts cacophoniques des hordes batraciennes qu’exécutaient, les soirs de pleine lune de mai, ses frères dont il survit en cette saison tardive, et aussi ses sœurs les grenouilles, et les gros wawarons, chefs de la tribu, pour célébrer l’arrivée du printemps au Témiscamingue…

Léon Lambert resta un instant comme effrayé du coup d’audace dont il croyait s’être rendu coupable à l’égard de Marguerite. Pendant quelques minutes, il s’attendit à une vive rebuffade de la part de la jeune fille dont le minois frais et souriant, d’abord, l’effraya presque. Mais ses craintes se calmèrent vite et son âme à l’unisson de celle de son amie put goûter, durant les instants suivants, en toute sécurité, la douceur de cette belle nuit champêtre…

Il faut le reconnaître, Léon Lambert était bien le garçon le plus timide en amour, le plus empêtré, par conséquent, le moins capable de se tirer par ses seules forces des pas difficiles où il avait laissé tomber son cœur. Comme nos paysans, sans doute, ces gas des campagnes de France s’amusent peu aux bagatelles des sentiments. Les mariages, dans nos campagnes du pays de Québec, se bâclent vite. Nos jeunes gens ne s’avisent pas souvent de devenir amoureux et ainsi de laisser traîner les choses en longueur. Non seulement nos gas s’abstiennent de souffler mot de leurs intentions aux parents ou même à l’objet de leur flamme, mais on les voit se cacher ou fuir les occasions que leur ménage le hasard de déclarer leurs sentiments… Et c’est presque pitié de voir de robustes gaillards, vigoureux, solides comme des troncs de merisiers, trembler ainsi qu’une feuille parce qu’une petite fille que leurs mains rudes et larges eussent écrasée comme une mouche, venait à se prendre à leur désir subit de mariage…

Léon Lambert ne dit plus rien ; Marguerite non plus. Mais pendant que l’inquiétude assombrissait quelque peu les traits du jeune Français, la joie, pleine, triomphante, faisait rayonner la jolie figure de la fille de Jean-Baptiste Morel…

La porte de la maison s’ouvrit soudain, projetant à travers le parterre jusqu’à la route, une raie rougeoyante et, tout de suite après, l’ombre gigantesque d’un homme. Jean-Baptiste Morel venait sur le seuil de la porte interroger le ciel, anxieux du temps du lendemain. Il leva la tête, regarda les étoiles, mouilla de sa salive un doigt qu’il leva en l’air pour sentir d’où venait la brise, et dit :

« C’est bon… Il va faire beau demain… »