Théâtre complet d’Eugène ScribeAimé André, Libraire-éditeurTome dix-neuvième (p. 6-54).


LE FOU


DE PÉRONNE,

COMÉDIE EN UN ACTE.
MÊLÉE DE VAUDEVILLES,

Représentée pour la première fois, à Paris,
sur le théâtre du Vaudeville,
le 18 janvier 1819.

EN SOCIÉTÉ AVEC M. DUPIN.


PERSONNAGES


JACOTIN, négociant.

GERCOURT, receveur-général.

ESTELLE, sa nièce.

ERNEST, capitaine de cavalerie.

DURAND, aubergiste.

Madame DURAND, sa femme.

LADOUCEUR, brigadier.

Chœur de parens.


La scène se passe dans l’auberge de M. Durand, à Péronne.


LE FOU
DE PÉRONNE.


Scène PREMIÈRE.

M. DURAND, madame DURAND, écrivant à une table, JACOTIN, poudré et en robe de chambre, frappant à la porte, à gauche.
JACOTIN.

Je suis à vous, Madame Durand ; nous allons régler le menu. (Frappant.) Le cher oncle est-il levé ? Peut-on présenter ses respects au cher oncle ?


Scène II.

Les précédens, GERCOURT, en robe de chambre.
GERCOURT.

Tout à l’heure, mon cher Jacotin. Voilà bien l’impatience d’un nouveau marié. J’achève ma toilette et je suis à vous.

(Il referme la porte.)
MADAME DURAND.

Ah ! Monsieur venait toucher la dot.

DURAND.

Cent mille francs, ça en vaut la peine.

JACOTIN.

Certainement je ne regarde pas à cela, et Barnabé-Guillaume Jacotin, qui a déjà fondu une partie de ses capitaux dans une foule de fournitures plus avantageuses les unes que les autres, est, Dieu merci, un assez bon parti pour n’avoir qu’à choisir et jeter le mouchoir ; mais, voyez-vous, une jolie femme et une jolie dot ne font jamais de tort à une maison de commerce, quelque solidement établie qu’elle soit du reste… À propos, a-t-on envoyé mes billets de faire part ?

DURAND.
Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Soyez tranquille, à leurs adresses
Ce matin on les a portés ;
Les oncles, les cousins, les nièces.
Monsieur, ils sont tous invités.
Plusieurs d’entr’eux, avec tristesse,
Ont prév’nu qu’ils ne pourraient pas,
Assister peut-être à la messe,
Mais ils viendront tous au repas.

JACOTIN.

Diable ! au repas. Et ils viendront beaucoup ?

DURAND.

D’abord, trente cousins et cousines du côté de votre femme.

JACOTIN.

Ça n’en finit pas les familles de province… Ah ça ! et les voitures ?

DURAND.

On en a commandé douze.

JACOTIN.

Six, c’est assez, en se serrant un peu, huit dans chaque, cela pourra tenir.

DURAND.

Et ça fera au débarqué un coup d’œil superbe.

JACOTIN.

C’est cela : des bouquets aux cochers, des gants blancs à tout le monde, la pièce d’or pour le cierge ; du luxe, de l’éclat, de l’économie, il n’y a que cela pour réussir. Par exemple, au retour je ne sais pas ce que nous ferons faire à tout ce monde-là.

MADAME DURAND.

Si Monsieur avait voulu, donner un petit bal.

JACOTIN.

Fi donc ! est-ce qu’on danse à présent ? passe pour jouer l’écarté, à la bonne heure.

Air : À soixante ans.

Ou vient danser, on vous offre une carte,
Et vous perdez au son du galoubet ;
Enfin il faut bien que l’on parte !
On rentre au bal sans argent au gousset.
Oui, le bon ton qui maintenant existe
A ses plaisirs ainsi que ses dangers :
Le bal peut-être en est un peu plus triste,
Mais les danseurs en sont bien plus légers.

(On entend un prélude de guitare.)
MADAME DURAND.

Silence ! écoutez donc.

DURAND.

C’est lui.

MADAME DURAND.

Ah ! mon Dieu ! voilà qu’il s’éloigne ; j’ai cru qu’il allait entrer.

JACOTIN.

Qui donc ?

MADAME DURAND.

Le fou de Péronne, un original qui s’arrête quelquefois dans cette auberge ; hier au soir encore, avant votre arrivée. C’est bien l’homme le plus amusant… Imaginez-vous qu’il a la manie des mariages ?

JACOTIN.

Est-ce qu’il tiendrait une agence ?

MADAME DURAND.

Non pas ; c’est bien autre chose.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Soudain v’là son bon sens parti :
Dès qu’une femme à lui se montre,
Il se croit toujours le mari
De la dernière qu’il rencontre.
Il est à la noce en tout temps,
Tous les jours s’marie à sa guise.

DURAND.

Et n’a pas, comme tant de gens,
De lendemain qui le dégrise.

MADAME DURAND.

Au point que dernièrement il s’était imaginé qu’il était M. Durand ; et qu’il voulait… non, vrai comme je vous le dis ; et Monsieur qui avait la bonhomie de se fâcher ; car il est jaloux, oh ! jaloux comme un tigre.

DURAND.

Oh ! ce n’est rien encore.

MADAME DURAND.

L’autre jour il rencontre une noce qui revenait de l’église ; il se persuade tout à coup qu’il est le marié, il a fallu, bon gré, mal gré, qu’il ouvrît le bal avec la future.

DURAND.

Madame Durand ne vous dit pas tout. Le soir, après le bal il ne voulait pas quitter sa femme.

JACOTIN.

Eh bien ! tenez, Madame Durand, voilà justement ce qu’il nous aurait fallu aujourd’hui, nous aurions eu la comédie gratis.

MADAME DURAND.

Si je l’avais su, je l’aurais fait rester, puisqu’il était ici hier au soir. (On entend des tambours.) Mais voilà une visite qui ne vous fera pas moins de plaisir : ce sont les tambours de la ville qui viennent vous présenter leurs bouquets et vous féliciter sur votre mariage.

JACOTIN.

Ah ! mon Dieu ! mon cher Durand, venez m’aider à renvoyer tout ce monde-là.

Air du vaudeville des Gascons.

Oui, j’entends d’ici les tambours,
J’entends la trompette
Indiscrète.
Qui dans la ville et les faubourgs
Proclame déjà mes amours.
Un jour d’hymen en vain l’on compte
Rester tranquille dans son lit,
Dès le matin déjà du bruit…

DURAND.

Monsieur, c’est peut-être un à-compte.

CHŒUR.

Oui, j’entends, etc.


Scène III.

Madame DURAND, ERNEST, sortant de sa chambre,
en bonnet militaire, et dans le plus grand désordre.
ERNEST.

Eh ! Madame Durand !

MADAME DURAND.

C’est notre jeune officier.

ERNEST.

Est-ce que le diable s’est emparé de votre maison ; hier au soir un fou qui faisait un vacarme, et dès le matin, des tambours : il y a donc une caserne ici ?

MADAME DURAND.

Non, mais il y a un mariage.

ERNEST.

Ah ! c’est vrai, j’oubliais. On voit bien que ces gens-là ne se sont pas couchés comme moi à cinq heures du matin.

MADAME DURAND.

N’avez-vous pas de honte ? un jeune homme bien né, riche comme vous êtes, jouer ainsi toute la nuit.

ERNEST.

C’est vrai, ils m’ont gagné tout mon argent ; mais, va, c’est bien la dernière fois. Je suis seulement fâché qu’ils soient partis ce matin ; je leur aurait demandé une revanche sur parole.

MADAME DURAND.

Comment, sur parole ? quand vous avez pour parent le premier banquier de Péronne.

ERNEST.

Bah ! toutes les fois que je vais puiser à la caisse, ce sont des reproches, des lamentations. J’aimerais mieux qu’il prît quarante pour cent, et qu’il me fît grâce des sermons. C’est ennuyeux avec ces négocians de province, on ne peut pas se ruiner à son aise. Parlez-moi des banquiers de Paris… À propos, la mariée est-elle descendue ?

MADAME DURAND.

Comment ?

ERNEST.

Oui, cette jolie personne que j’ai vue arriver hier soir dans l’auberge. Que de grâces ! que de modestie ! Parbleu, il y a des gens bien heureux dans le monde ! Et, si mon oncle m’avait proposé une femme comme celle-là, il y a long-temps que je serais marié.

MADAME DURAND.

Vous, marié ?

ERNEST.

Oui, tout le monde le voulait. J’étais plus raisonnable qu’eux tous. Je ne voulais pas. J’ai même eu le courage de ne pas voir la future de peur de me laisser tenter !… Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc ?

MADAME DURAND.

Je vous regarde. Voyez donc ce bonnet de travers, cette cravate en désordre. N’avez-vous pas l’air du plus franc mauvais sujet ? Je m’en rapporte aux gens qui s’y connaissent.

ERNEST.

Je m’en rapporte à vous, Madame Durand. Ah ! si tu voulais un peu devenir veuve ! Mais, tiens, il faut que je te fasse ma confidence. Dans le peu d’heures que j’ai sommeillé, je n’ai fait que rêver à notre jeune mariée ; c’est toujours si joli une mariée.

Air du vaudeville des Maris ont tort.

Je ne sais quel charme invisible
Rend encor ses attraits plus doux,
Et dans mon humeur irascible
Souvent j’en veux à son époux.
C’est, un vol qu’il nous fait, je pense,
Et l’on se pendrait, pour un rien,
Si l’on n’avait pas l’espérance
De rentrer un jour dans son bien.

Mais, dis-moi, quel est son nom de famille ? son futur ? Que diable, causons donc un peu. Je ne te reconnais pas là, toi qui, d’ordinaire, ne demandes pas mieux.

MADAME DURAND.

Vous ne m’en laissez pas le temps. Le futur est un M. Jacotin, qui depuis long-temps s’est lancé dans les fournitures. Il avait l’entreprise de tout un corps d’armée, et roulait voiture pendant que nos régimens de cavalerie allaient à pied. Du reste, ni beau, ni laid, ni sot, ni spirituel, ni honnête homme, ni fripon, quoiqu’on prétende qu’il ait plus de crédit que de fortune, et que cette dot-là viendra bien à point pour faire face à plusieurs mauvaises affaires.

ERNEST.

Et sa femme ?

MADAME DURAND.

Dix-huit ans, de jolis yeux, la douceur, l’ingénuité même ; voilà mademoiselle Estelle de Gercourt.

ERNEST.

Comment dis-tu ? Estelle de Gercourt, une jeune orpheline, qui dépend de son oncle, d’un tuteur ?

MADAME DURAND.

C’est cela même !

ERNEST.

Ma chère Madame Durand, il faut qu’à l’instant même je lui parle, à elle où à M. de Gercourt. Je ne les connais pas ; mais, n’importe, rends-moi ce service.

MADAME DURAND.

Ah ça ? perdez-vous la tête ?

ERNEST.

C’est celle que j’ai refusée. Tout était d’accord, ses parens et les miens. Moi seul…

MADAME DURAND.

C’est ça ; et parce qu’elle est à un autre, voilà que vous y pensez.

Air : Tenez, moi je suis un bon homme.

Ah ! mon dieu, voilà bien les hommes !
Qu’un’ pauvre fille a de malheurs !
Elle trouve, au siècle où nous sommes,
Des amans et pas d’épouseur.
Souvent enfin sur dix ou douze
Pas un seul n’a dit : me voici !
Mais sitôt que quelqu’un l’épouse,
Chacun veut être son mari.

ERNEST.

Eh ! il s’agit bien de cela. Ne vas-tu pas me faire aussi de la morale, toi ? Donne-moi plutôt les moyens de lui parler. (Se mettant à genoux.) Madame Durand, ma chère petite Madame Durand, fais seulement que je puisse approcher d’elle, que j’aille à cette noce, que j’y sois invité.


Scène IV.

Les précédens, JACOTIN.
JACOTIN.

Un jeune homme à vos genoux ! Ah ! ah ! M. Durand le saura.

MADAME DURAND, bas à Ernest qui est toujours à genoux.

Mais, levez-vous donc ; voilà quelqu’un ; c’est le futur.

ERNEST.

Fût-ce le diable, il faut que tu m’accordes ce que je te demande.

JACOTIN, en riant.

Eh ! parbleu ! accordez-lui, et que ça finisse.

MADAME DURAND, à part.

Ah ! quelle idée ! (Haut à Jacotin.) Eh bien ! arrivez donc ; c’est lui-même.

JACOTIN.

Qui, lui ?

MADAME DURAND.

Ce fou dont je vous parlais tout à l’heure, et que vous désiriez tant !

ERNEST, étonné.

Hein ?

MADAME DURAND, avec intention.

Ce fou qui se mêle de toutes les noces et qui prend tout le monde pour sa femme ! Il m’a aperçue, et, crac, sur-le-champ il est entré en scène.

ERNEST, se levant vivement, et mettant son bonnet de travers en faisant des grimaces.

C’est charmant !

JACOTIN, le regardant en riant.

Comment, il serait vrai ? Eh bien ! rien qu’à sa mine je l’aurais reconnu ! Ah ! ah ! a-t-il l’air original !

ERNEST, allant à lui et le saluant.

Monsieur me paraît un luron ! Oserais-je le prier de me faire l’honneur d’assister à ma noce ?

JACOTIN.

Il paraît que Monsieur est marié !

ERNEST, prenant à Jacotin le bouquet qu’il a à sa boutonnière, et le mettant à la sienne.

Oui, Monsieur ; par état, j’exerce l’état de mari ; je n’en ai pas d’autre.

JACOTIN.

C’est un bel état !

ERNEST.

C’est un de ceux qui rapportent le plus de considération, mais on finira par le faire tomber. Ce qui y fait du tort, c’est la contrebande. Il y a une foule de gens qu’on nomme célibataires qui exercent en fraude sans être patentés, et voilà…

Air : L’étude est inutile. (Jeannot et Colin.)

On dit qu’en mariage
Il n’est point d’heureux jours ;
Cher moi jamais d’orage
N’en a troublé le cours.
Jamais d’humeur jalouse,
Pour mon cœur tout est neuf ;
Car aujourd’hui j’épouse,
Et demain je suis veuf.
Le flambeau des amours
Pour moi brûle toujours.

Ou bergère ou baronne,
Toute mine friponne,
Est à moi : c’est mon bien ;
Mais sans gêner personne
Et sans demander rien.
De l’époux titulaire
Les droits sont avant tout ;
Enfin je suis par goût
Mari surnuméraire,
Comme on en voit beaucoup.

Ce n’est pas tout :
De tant des femmes puisque
Je deviens le mari,
Plus qu’un autre je risque
D’être souvent trahi.
Je sais à mainte belle
Ce qu’on peut reprocher
Mais pour m’être infidèle
Il faut se dépêcher :
De femmes et d’amours
Je change tous Les jours.

JACOTIN.

Il est gai. Ah ça ! mais, où en est votre femme d’aujourd’hui ?

ERNEST.

Je ne l’ai pas encore aperçue ; mais, la première fois que je la verrai, je profiterai de cette occasion pour vous la présenter.

JACOTIN, montrant madame Durand.

Il me semblait que c’était madame, car je vous ai surpris dans un tête-à-tête conjugal.

ERNEST.

C’est vrai, c’est ma femme.

JACOTIN.

Et l’autre ?

ERNEST.

Et l’autre aussi ! ça n’empêche pas… Vous ne savez donc pas… Je suis le sultan Saladin ! Il ne savait pas cela. Est-il en retard ?

JACOTIN.

Ah ! ah ! Il est amusant.

Air : Quelle douce, aimable folle (Un jour à Paris.)

Quelle douce, aimable folie !
Est-il un plus heureux destin ?
Avec vous Monsieur se marie,
Et c’est le sultan Saladin.

ERNEST.

Oui, c’est Roxelane elle-même.

JACOTIN.

Combien j’aime à le voir !

ERNEST.

Oui, de ce mois c’est la trentième
À qui j’ai donné le mouchoir.

ensemble.
ERNEST.

Non, ce n’est point une folie,
Est-il un plus heureux destin ?
Avec elle je me marie,
Je suis le sultan Saladin.

JACOTIN ET MADAME DURAND.

Quelle douce, aimable folie !
Est-il un plus, etc.

JACOTIN.

Gardez-le-moi, Madame Durand ; je cours m’habiller et je reviens vous parler ; attendez-moi.

(Il sort.)

Scène V.

ERNEST, madame DURAND.
ERNEST.

Bon ! il s’éloigne, me voilà de la noce.

MADAME DURAND.

Comment ! est-ce que vous irez ? Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait là ? J’ai d’abord voulu vous servir, et je n’ai pas réfléchi aux suites.

ERNEST.

Il n’y en aura pas.

MADAME DURAND.

Si, Monsieur ; je ne les devine que trop. Je vous en prie, revenez à la raison.

ERNEST.

La raison, non pas ; j’aime mieux l’autre rôle ; il est bien plus dans mes moyens. Écoute. Personne ici ne me connaît, excepté toi qui ne me trahiras pas…

MADAME DURAND.

Mais finissez donc, vous n’êtes plus le sultan Saladin.

ERNEST.

Toujours, et ton mari à qui je donne vingt-cinq louis s’il veut soutenir aussi que je suis fou.

MADAME DURAND.

Mais, Monsieur…

ERNEST, se fouillant.

Tiens… ah ! j’oubliais que je n’ai pas le sou ; mais tu lui promettras… va vite.

MADAME DURAND.

Mais je ne puis ; mademoiselle Estelle a des ordres ici à me donner.

ERNEST.

Elle va venir ici ; eh ! vite, cours faire la leçon à ton mari.

Air du vaudeville de Bedlam.

Devant toute la maison,
Quelque chose qu’il advienne,
Qu’il atteste, qu’il soutienne
Que j’ai perdu la raison.

MADAME DURAND.

Pourquoi vous inquiéter
Monsieur, de ce soin frivole ?
Qu’est-il besoin d’attester ?
On vous croira sur parole.

ensemble.

Devant, etc.


Scène VI.

ERNEST, seul.

Allons, Ernest, il n’y a pas de temps à perdre… la voilà ; je sens que tout mon courage m’abandonne…


Scène VII.

ERNEST, ESTELLE.
ERNEST.

Mille pardons, Mademoiselle, d’oser ainsi me présenter devant vous. Vous voyez un malheureux qui va perdre tout ce qu’il aime.

ESTELLE.

Est-ce à moi, Monsieur, que ce discours s’adresse !

ERNEST.

Je sais quelle opinion une pareille démarche va vous donner de moi ; mais les circonstances où je me trouve sont si bizarres, si inconcevables, qu’elles peuvent en quelque sorte excuser ma conduite.

ESTELLE.

En vérité, Monsieur, je ne comprends rien à ce que vous me dites.

ERNEST.

Oui, vous ne pouvez pas me connaître, et je crains moi-même de prononcer un nom qui vous serait odieux.

Air : Il n’est pas temps de nous quitter.

Déjà, par les droits les plus doux,
Vous deviez être à moi, Madame ;
N’importe qui soit votre époux,
Vous seule ici serez ma femme.
J’ai payé trop cher mon erreur,
Et ne veux plus, vous que j’adore,
Quand je retrouve le bonheur,
Le laisser échapper encore.

(Il se jette à ses pieds.)

Scène VIII.

Les précédens, JACOTIN, habillé en grand costume.
JACOTIN.

Encore une, c’est ça même, à merveille.

ESTELLE.

Ah ! Monsieur, vous me voyez toute tremblante ; j’ignore ce que me veut ce jeune homme.

JACOTIN.

Je le sais bien ! Qu’est-ce qu’il vous disait ?

ESTELLE.

Il disait qu’il m’aimait, que je devais être sa femme.

JACOTIN.

C’est cela, il n’en fait jamais d’autres : c’est sa folie.

ESTELLE, regardant Ernest.

Comment ! c’est un fou… eh bien ! c’est étonnant : ce qu’il disait n’avait pas de suite, et pourtant ça avait un air raisonnable. Comment cet accident-là lui est-il arrivé ?

JACOTIN.

Ma foi, demandez-lui.

ESTELLE.

Je n’oserais…

JACOTIN.

Bah ! avec un fou est-ce qu’il y a à se gêner ?

ESTELLE, à Ernest.

Est-il vrai, comme vous me le disiez tout à l’heure, que vous ayez perdu tout ce que vous aimiez ?

ERNEST.
Air du vaudeville de Psyché.

Au sort d’une femme charmante
On voulait unir mon destin ;
Mais libre et d’humeur inconstante,
Hélas ! j’ai refusé sa main.
De mes dédains pour venger cette belle,
L’amour, justement irrité,
Me la fit voir, et j’ai perdu près d’elle
Ma raison et ma liberté.

JACOTIN.

Ta, ta, voilà-t-il pas une belle histoire ? ou diable a-t-il été chercher tout cela ?

ESTELLE.

C’est égal, laissez-le dire : (À Ernest.) De sorte que vous, n’avez plus l’espoir d’être à elle ?

ERNEST, gaiement.

Au contraire, je l’ai retrouvée.

ESTELLE.

Depuis quand ?

ERNEST.

Depuis que je vous ai vue. Vous ne connaissez donc pas tout mon bonheur ? elle sera ma femme, je l’épouse aujourd’hui.

JACOTIN.

À la bonne heure au moins, voilà qu’il s’y met.

ERNEST.

Quoi ! vous gardez le silence ! seriez-vous fâchée d’être ma femme ? Voyez cependant, étant du même âge, du même caractère, combien dans notre ménage il nous serait plus facile d’être heureux que dans ces unions formées par les convenances ou par l’intérêt ! tous les jours de ma vie seraient consacrés à embellir les vôtres ; quel bonheur de trouver dans sa femme, sa maîtresse, son amie, et, quelque amour qu’on ait pour elle, de n’avoir à se reprocher que des extravagances raisonnables ou des folies légitimes ! voilà quel sera notre hymen ; ce tableau-là peut-il vous déplaire ?

JACOTIN.

Eh bien ! répondez-lui donc.

ESTELLE.

Vous êtes bien sûr au moins qu’il est fou ?

JACOTIN.

Parbleu ! écoutez-le.

ERNEST.
Air : Fille jeune et jolie.
premier couplet.

Gentille fiancée,
Toi seule auras toujours
Et ma seule pensée

Et mes seules amours.

(Lui donnant une bague.)

Que cet anneau, ma chère.
Brille à ce doigt joli.

ESTELLE.

Je puis le laisser faire :
C’est devant mon mari.

ensemble.
JACOTIN.

C’est charmant, et j’admire
Son amoureux délire ;
C’est charmant, je l’admire.

(À Estelle.)

Faites ce qu’il dira ;
Calmez-vous, je suis là.

ESTELLE.

C’est charmant, et j’admire
Son complaisant délire
C’est charmant, je l’admire.
C’est charmant, il est là.

ERNEST.
deuxième couplet.

Crois-moi, ma douce amie.
Je t’aimerai toujours.
Puisqu’on dit la folie
Compagne des amours,
De mon ardeur sincère
Reçois le gage ici.

(Il lui baise la main.)
ESTELLE, lui laissant sa main.

Je puis le laisser faire :
C’est devant mon mari.

JACOTIN, de même.

C’est charmant, etc.


Scène IX.

Les précédens, GERCOURT.
GERCOURT.

Eh bien ! qu’est-ce que je vois là ? Comment, Jacotin ? votre femme, en votre présence…

JACOTIN.

Qu’est-ce que ça fait ?

GERCOURT.

Comment, qu’est-ce que ça fait ?

JACOTIN.

Si vous étiez venu plus tôt, vous en auriez vu bien d’autres ; regardez plutôt.

ERNEST.

Adieu, ma chère Estelle ; n’oubliez pas que ce soir vous ne dansez qu’avec moi. Adieu, mon cher oncle ; car je crois que c’est vous qui nous unissez, et je suis enchanté que mon mariage nous procure l’occasion de faire connaissance. (À Jacotin.) Vous, mon cher ami, que je ne connais pas, je compte toujours sur vous, et je vais donner mes ordres pour la noce. Adieu, Estelle…

(Il sort, et Estelle rentre dans son appartement.)

Scène X.

GERCOURT, JACOTIN, DURAND.
GERCOURT.

M’expliquera-t-on tout ce que cela signifie ?

JACOTIN.

Ça signifie que c’est un fou ; ce n’est pas si difficile à deviner ; demandez plutôt.

DURAND, à part.

Je l’atteste… N’oublions pas la leçon qu’on m’a fait et les vingt-cinq louis qu’on m’a promis.

GERCOURT.

C’est différent, et vous faites bien de me le dire ; car à la manière dont il en contait à votre future…

DURAND.

Comment, il en contait à votre future, là, devant vous ?

JACOTIN.

Oui, parbleu ! je l’ai surpris à ses pieds : c’est drôle, n’est-ce pas ?

DURAND, riant.

Est-il bon, le prétendu ! ça fera un excellent mari.

JACOTIN.

Bien mieux que cela encore, c’est qu’il prétendait être le sultan Saladin, et que tout à l’heure encore je l’ai trouvé ici avec madame Durand qu’il traitait en sultane favorite.

DURAND.

Hein ? comment, qu’est-ce que vous dites donc là ? (À part.) Ma femme ne m’a pas parlé de ça.

JACOTIN.

Bah ! qu’est-ce que ça fait ? un fou…

DURAND.

Comment un fou ? mais, pas du tout, c’est qu’il n’est pas…

JACOTIN.

Comment, il n’est pas…

DURAND.

Si, si fait vraiment ! (À part.) Oh ! mes vingt-cinq louis. (Haut.) C’est que, voyez-vous, on n’est pas bien aise ; parce qu’enfin il est des momens où un fou peut retrouver sa tête, et qu’alors il suffit d’un instant pour… enfin c’est clair…

JACOTIN.

L’imbécille !

DURAND.

Pas tant.

JACOTIN.

Dites-moi, mon cher oncle, n’avons-nous pas, avant la noce, certaine affaire à régler ensemble.

GERCOURT.

J’entends, mon neveu, vous voulez parler de la dot ?

JACOTIN.

Je vous demande pardon.

GERCOURT.

C’est trop juste. J’ai sur moi, en billets de caisse, cent mille francs qui vous sont destinés ; les bons comptes font les bons amis ; et ce qui m’a surtout décidé en votre faveur, mon cher Jacotin, c’est l’ordre que j’ai cru voir régner dans vos affaires ; sans cela je ne vous aurais pas confié le bonheur et la fortune de ma nièce.

JACOTIN.

Confiance estimable que je justifierai.

DURAND.

À propos, M. Jacotin, j’oubliais de vous dire que j’ai vu rôder autour de la maison plusieurs militaires qui se sont informés si c’était ici que se faisait votre noce.

JACOTIN, à part.

Ah ! mon Dieu ! (Haut.) Ce sont des parens, sans doute. (À part.) Si c’était le quartier-maître, le porteur de mon effet. Comment diable a-t-il suivi mes traces ? (Haut.) Ce sont des parens éloignés que je ne vois plus, et j’aime autant que tu ne les reçoives pas.

DURAND.

C’est dit, on les mettra à la porte.

JACOTIN.

Honnêtement, cependant. (À part.) Les momens sont précieux. (Haut.) Eh ! vite Durand, vite, le déjeuner. Mon oncle, je suis à vous.

GERCOURT.

Je vous suis dans votre appartement.

(Il va pour entrer chez Jacotin, qui est passé le premier.)

Scène XI.

GERCOURT, ERNEST.
ERNEST, accourant en désordre.

Quel événement ! Quelle heureuse découverte ! (Apercevant Gercourt.) Ah ! Monsieur, je suis enchanté de vous rencontrer.

GERCOURT.

C’est ce fou de tout à l’heure.

ERNEST.

J’ai à vous parler d’une affaire importante.

GERCOURT.

Oui, de quelque mariage…

ERNEST.

Vous alliez perdre à jamais votre nièce, si le ciel ne m’avait envoyé à temps pour rompre cet hymen.

GERCOURT.

Nous y voilà, Monsieur, je suis bien votre serviteur.

ERNEST, le retenant.

Non ; daignez m’écouter.

GERCOURT.
Air de Partie carrée.

Allons, il n’en veut pas démordre.

ERNEST.

Vous resterez, c’est pour votre intérêt ;
Du prétendu les biens sont en désordre,
Sachez, Monsieur, qu’il vous trompait :
Tous ses trésors ne sont qu’imaginaires.

GERCOURT.

Il doit avoir besoin de grands secours,
S’il ne met pas plus d’ordre en ses affaires,
Que vous dans vos discours.

Monsieur, dans tout autre moment… Mais, je suis pressé, je porte la dot au marié.

ERNEST, vivement.

Je ne le souffrirai pas, et je m’y oppose de tout mon pouvoir. Apprenez qu’aujourd’hui même on le poursuit pour une dette de dix mille francs, des fournitures qu’il n’a pas livrées, dont il a reçu le paiement d’un quartier-maître. Qu’alors il est impossible qu’il épouse votre nièce, et que c’est moi, moi seul, qui dois être son mari.

GERCOURT.

Ah ! c’en est trop ! Laissez-moi tranquille ; si vous êtes fou, ça n’est pas ma faute.

ERNEST.

Je n’ai jamais parlé plus sérieusement ; j’ai toute ma tête à moi.

GERCOURT.

Par exemple, si celui-là n’est pas un échappé des Petites-Maisons… Eh ! parbleu ! mon cher Jacotin, arrivez donc à mon secours.


Scène XII.

Les précédens, JACOTIN.
JACOTIN.

Qu’y a-t-il donc, mon cher oncle, je ne vous voyais pas arriver. (À part.) Eh ! morbleu ! le temps presse.

GERCOURT.

C’est votre fou qui fait des siennes.

JACOTIN.

Vraiment !

GERCOURT, riant.

Mais il n’est pas de vos amis, je vous en préviens. Il prétend… ah ! ah ! que le désordre est dans vos affaires.

JACOTIN, stupéfait.

Ah ! il prétend cela !

GERCOURT.

Bah ! ce n’est rien encore ; et un quartier-maître ; et dix mille francs de fournitures ; et le meilleur, c’est qu’il prétend qu’il n’est pas fou !

JACOTIN, d’un air interdit.

Ah ! Monsieur dit qu’il n’est pas…

ERNEST.

Allons, ils ne voudront pas croire, à présent.


Scène XIII.

Les précédens, DURAND.
DURAND.

Le déjeuner est servi.

ERNEST, le prenant au collet.

Viens ici, toi qui me connais, et dis à ces messieurs qui je suis.

DURAND.

Et parbleu, vous êtes un fou !

ERNEST.

Comment, je suis fou ?

DURAND.

Et de la première qualité encore ! J’en lèverai la main si vous voulez.

ERNEST.

Eh non ! ce n’est pas cela dont il s’agit. Je demande que tu dises la vérité.

DURAND.

Eh ! parbleu ! j’entends bien, Messieurs : j’atteste et je certifie qu’il est timbré, et je ne sors pas de là.

ERNEST.

Comment, malheureux !

TOUS.
Air des Gardes-Marines.

C’en un fou ! c’est un fou !
Voyez quel transport l’agite :

Du moindre mot il s’irrite,
Voyez quel transport l’agite :
Il vient de je ne sais où,
Vous le voyez, c’est un fou !

ERNEST.

Corbleu ! je le deviendrais, je crois. Eh bien, puisque je ne puis vous désabuser, je vous déclare donc que j’empêcherai bien que Monsieur ne mène sa femme à l’autel ; que je m’établis ici ; … que je n’en sortirai que l’époux de votre nièce, et que, malgré vous-même, j’empêcherai qu’on ne vous trompe.

GERCOURT.

Ah ça, Monsieur ! si je m’échauffe une fois.

JACOTIN.

Non, mon oncle, ne vous fâchez pas, nous serions plus extravagans que lui de prendre au sérieux… Laissez-nous ensemble un instant ; je vais le gagner par la douceur, ou nous en débarrasser par quelque ruse.

GERCOURT.

À la bonne heure ; mais on ne devrait pas laisser en liberté des insensés comme celui-là ; car enfin, voilà toute la noce troublée.

JACOTIN.

On ne s’apercevra de rien. Faites les honneurs du déjeuner, et hâtez-le surtout, pour qu’on se dépêche de partir.

DURAND.

J’espère que j’ai bien gagné mon argent.

(Ils sortent.)

Scène XIV.

JACOTIN, ERNEST, dans un fauteuil, et vis-à-vis
la chambre d’Estelle.
JACOTIN, à part.

Quel diable d’homme est-ce que celui-là ? Est-il fou ? Ne l’est-il pas ? Je ne sais qu’en penser maintenant, et j’ose à peine l’interroger. (Haut, après avoir toussé.) Il paraît, Monsieur, que vous n’êtes plus le sultan Saladin ?…

ERNEST.

Non, Monsieur.

JACOTIN, à part.

Ah ! mon Dieu ! c’est fini, il ne l’est plus ; (haut) de sorte que vous ne prétendez plus épouser ma femme ?

ERNEST, vivement.

Si, vraiment, et plus que jamais.

JACOTIN, à part.

Allons ; cependant, il y a quelque chose…

ERNEST.

Apprenez que je destine à Estelle un galant homme, un homme riche.

JACOTIN.

Et c’est…

ERNEST.

C’est moi, Monsieur.

JACOTIN.

Ah ! vous êtes riche.

ERNEST.

Beaucoup plus que vous ! et je n’attends que votre départ pour passer chez mon banquier et me faire connaître, et je vais commencer par lui écrire.

JACOTIN, à part.

Allons, décidément, je puis me rassurer ; le hasard seul lui aura fourni quelques renseignemens qu’il a déjà oubliés. Mais, il n’y a pas un instant à perdre, et si le porteur de ma lettre de change, si ce maudit quartier-maître se présentait avant que le mariage fût terminée et la dot touchée. Maudit fou ! où diable ai-je été m’embarrasser ! c’est qu’il est là établi, et nul moyen de le faire partir. (Regardant vers le fond.) Grands dieux ! on vient de ce côté. Morbleu ! je suis pris.


Scène XV.

Les précédens, LADOUCEUR, plusieurs hussards.
LADOUCEUR.
Air du Carillon de Dunkerque.

Gardons bien cette porte ;
Que personne ne sorte,
Et saisissons soudain
Notre monsieur Jacotin.

CHŒUR.

Gardons, etc.

LADOUCEUR.

N’est-ce point là M. Jacotin ?

JACOTIN, troublé.

C’est selon ; nous sommes plusieurs Jacotin.

LADOUCEUR.

Celui qu’épouse…

JACOTIN.

Ah ! celui qui se marie, je vais vous le montrer. (Haut à Ernest qui est dans un fauteuil et qui écrit le dos tourné.) Monsieur le marié !

ERNEST, sans se retourner.

Qu’est-ce que c’est ?

JACOTIN.

Vous le voyez, c’est lui. Nous, courons rejoindre mon oncle, toucher la dot, emmener ma femme, et fouette cocher, à l’église. Ah ! maudit fou, tu m’auras au moins servi à quelque chose.


Scène XVI.

ERNEST, LADOUCEUR, plusieurs hussards,
qui entourent son fauteuil.
ERNEST, étonné, regardant autour de lui.

Qu’y a-t-il donc, Messieurs ? Eh ! mon Dieu ! c’est tout un escadron.

LADOUCEUR.

M. Jacotin ?

ERNEST.

Eh ! Messieurs, ce n’est pas moi ; vous venez de le laisser sortir.

LADOUCEUR.

Laissez donc ; le quartier-maître a fait cerner toute la noce par un piquet de cavalerie.

ERNEST.

Voilà une nouvelle manière de faire arrêter ses débiteurs ; mais je vous répète que ce n’est pas moi, que je suis connu dans cette ville, et que l’on vous dira…

LADOUCEUR.

On verra bien votre feuille de route, marchons toujours.

ERNEST.

Comment ! marchons toujours : si j’abandonne la place seulement dix minutes, je retrouverai Estelle mariée.

LADOUCEUR.
Air du vaudeville de l’écu de six francs.

Ladouceur est mon nom de guerre,
Et doucement j’aurai l’honneur
D’exercer mon doux ministère.
Tout va se passer en douceur,
Et, grâce au pitre doux des carrosses,
Qui doucement va s’avancer,
En prison vous allez passer
Doucement la nuit de vos noces.

ERNEST.

Me voilà dans un bel embarras, et, pour un sot, mon rival ne s’en est pas mal tiré. Voyons donc ce billet. Dix mille francs ! Je ne les ai pas, il s’en faut ; et si je sors pour me les procurer, il emmène sa femme, et la noce est faite.

LADOUCEUR.

Allons, Monsieur, assez causé ; marche.

ERNEST.

Arrêtez. Le diable l’emporte avez ses manœuvres. Vous tenez donc à être payé. Eh bien ! vous le serez. Écoutez : Je devais me marier aujourd’hui…

LADOUCEUR.

C’est connu.

UN HUSSARD.

Nous le savons.

ERNEST.

C’est de ce nantissement précieux que dépend votre créance et ma fortune. Eh bien, pour vous montrer que je ne veux pas vous tromper (Il lui parle à l’oreille.) Là, dans ce corridor ; et, au lieu de me conduire en prison, vous allez m’accompagner chez mon banquier, où je promets de vous payer. Il me semble que voilà une proposition…

LADOUCEUR.

Très juste. Je vais toujours laisser un poste de quatre hommes à la porte de la mariée.

ERNEST.

C’est ce que je demande.

LADOUCEUR.

Vous entendez, vous autres, dans ce corridor, et gardez-vous de laisser entrer ni sortir personne. Marche.

ERNEST.

À merveille ! je n’aurais pas mieux manœuvré.

Air : Nous verrons, à ce qu’il dit.

Partons, mon cher créancier.
Votre complaisance me charme,
Et jamais, je crois, huissier
N’a fait aussi bien son métier.
Vienne mon rival,

De ce lieu fatal
Je m’éloigne sans alarme.
Tout sert mes projets,
Puisqu’ici je mets
La future aux arrêts.
Partons, mon cher créancier.

CHŒUR.

Tout va se concilier ;
Monsieur, votre discours me charme !
Pourquoi se faire prier,
Puisqu’il faut à la fin paver ?

(Il sort avec Ladouceur et les hussards. Quatre autres hussards entrent par la porte à gauche.)

Scène XVII.

JACOTIN, GERCOURT, toute la noce.
JACOTIN, entrant avec précaution.

Bon ! voilà notre fou qu’ils emmènent Je suis sauvé, et me voilà maître de la place.

Air de La Danse interrompue.

Venez donc, mes chers parent.
Enfin mon bonheur s’approche ;
Pour mon cœur quels doux instans !
Nous allons être parens.

(À part.)

Hâtons-nous, car jusque-là,
Moi je crains quelque anicroche.
Et je voudrais bien déjà
Tenir la dot dans ma poche.

TOUS.

Ah ! pour nous quels doux instans !
Cet heureux hymen s’approche ;
Ah ! pour nous quels doux instans !
Nous allons être parens.

JACOTIN.

Allons, partons ; M. Durand, faites avancer les voitures, tout est prêt à l’église ; il ne nous manque plus que madame Gercourt et la mariée. Mon cher oncle, voulez-vous donner la main à ces dames, ou plutôt j’y vais moi-même, j’aurai plus tôt fait.

(Il entre par la porte à gauche.)

Scène XVIII.

GERCOURT, la noce et madame DURAND.
GERCOURT, tirant sa montre.

Il a raison, midi sont sonnés à la paroisse, aussi c’est ce fou qui nous a retardés. Mais, d’où vient ce bruit ? Serait-ce encore lui qui ferait des siennes ?


Scène XIX.

Les précédens, JACOTIN, en désordre.
JACOTIN, à la cantonade.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Apprenez que vous êtes un brutal, et je vous ferai bien voir…

GERCOURT, et tout le monde.

Qu’y a-t-il donc ?

JACOTIN, toujours à la cantonade.

Il n’est pas ici question de bourrades ! Quand je vous répète que j’ai affaire dans la chambre de ces dames ; que c’est ma femme que je vais chercher.

GERCOURT.

Qu’est-ce que cela signifie ?

JACOTIN.

Ça signifie qu’il y a ici garnison, et qu’à la perte de l’appartement de la mariée ils sont une douzaine de factionnaires qui ne vous laissent seulement pas parler. Impossible de leur faire entendre raison.

Air : Gal Coco.

Sans craindre l’embuscade,
J’allais en ambassade,
Voilà qu’une bourrade,
M’arrête brusquement.
Ma place est usurpée,
Voyez quelle équipée !
Pour ma place usurpée
Dois-je tirer l’épée ?
Puis-je enfin, moi présent,
Voir gaîment
Ma femme occupée
Militairement ?

MADAME DURAND.

Allons donc, c’est une plaisanterie.

JACOTIN.

Une plaisanterie ! une plaisanterie ! On ne fait pas de ces farces-là. Je ne peux pas me marier sans ma femme, (montrant Gercourt) et voilà monsieur qui a aussi besoin de la sienne.

GERCOURT.

Allons, c’est juste ; il faut que ça finisse. Avançons.

(Ils vont pour entrer.)
LES FACTIONNAIRES.

On ne passe pas.


Scène XX.

Les précédens, ERNEST, en grand uniforme,
LADOUCEUR, dans le fond.
ERNEST.

Arrêtez, arrêtez, qu’on ne se batte pas sans moi. (À Jacotin.) Que diable faisiez-vous donc là ? vous alliez vous faire charger par la cavalerie.

GERCOURT.

Encore ce maudit foui Mais quel changement !

JACOTIN.

Que ce soit lui ou le diable, il me faut ma femme, et on me la rendra.

ERNEST.

Votre femme !

Air : Je t’aimerai.

Elle est à moi,
Je saurai la défendre ;
Elle est à moi
Par la plus douce loi
Oui, c’est l’époux, c’est l’amant le plus tendre,
Qui seul ici doit mériter sa foi :
Elle est à moi.

JACOTIN.

Elle est à moi, elle est à moi ! Encore s’il disait : elle est à nous.

ERNEST, à Ladouceur.

Monsieur le commandant de la place, voulez-vous délivrer ces dames ? je sais qu’il n’y a pas de rançon qui puisse racheter de pareilles prisonnières ; mais je puis consentir à un échange. (Montrant Jacotin.) Monsieur prendra leur place, vous pouvez l’emmener.

LADOUCEUR.

Oui, mon colonel. (À Jacotin.) En prison.

JACOTIN.

Comment, en prison ?

ERNEST.

Monsieur, vous m’y aviez bien envoyé : chacun son tour.

GERCOURT, montrant Ernest.

Ah ça ! la folie de Monsieur a-t-elle gagné tout le monde ? et vous, Jacotin, m’expliquerez-vous enfin ce que cela signifie ?

ERNEST.

Cela signifie que j’ai payé les dettes de votre futur neveu. Rassurez-vous ; c’est mon dernier acte de folie ; et cette lettre de change, qui est maintenant en mon pouvoir, (il lui remet un papier) ne m’aura pas coûté trop cher si elle vous éclaire sur la véritable situation de Monsieur, et vous empêche de faire le malheur de votre nièce.

GERCOURT, lisant.

Que vois-je ? « Passé à l’ordre de M. Ernest de Sainville. »

ERNEST.

Oui, Monsieur ; le neveu de votre ancien ami, celui à qui votre nièce était destinée, et qui avait trop de torts envers vous pour oser se faire connaître.

GERCOURT.

Vos torts ; je veux bien les oublier ; mais ma nièce…

ESTELLE.

Ah ! mon oncle, je suis comme vous, je n’ai pas de rancune.

JACOTIN.

Quoi ? Monsieur, vous êtes le porteur de ma lettre de change ?

ERNEST.

Oui, Monsieur, je suis votre créancier ; et comme tel, je vous laisse le choix d’être mon prisonnier en épousant, ou libre en restant garçon.

JACOTIN.

Monsieur, touchez là : je reste libre et célibataire.

ESTELLE.

Quoi ! Monsieur, vous aviez votre raison.

DURAND.

Non pas, et j’atteste toujours…

ERNEST, lui jetant une bourse.

C’est inutile.

DURAND.

J’atteste que la raison lui est revenue.

ERNEST, à Jacotin.

Et pour vous le prouver, Monsieur, je n’abuserai point de votre position : vous prendrez, pour vous acquitter, tout le temps que vous jugerez convenable, et je ne veux d’autre sûreté que votre parole…

JACOTIN.

Jeune homme, qui que vous soyez, cette action-là vous assure mon estime ; mais vous en serez récompensé ! dès ce moment, je ne vous regarde plus comme mon créancier, ce serait vous confondre avec trop de gens, je vous regarde comme mon associé ; je place dans mon entreprise de fournitures les dix mille francs que vous me confiez, et, dans un an, vos fonds seront doublés, si vous n’êtes pas ruiné : voilà le commerce en grand.

VAUDEVILLE.
Air de Boche, ou Toto carabo.
GERCOURT.

Quand du cœur d’une belle
Bien souvent un futur
Se croit sûr,
L’amour en sentinelle
Déjà dans ce cœur-là
Se posta,
Et lui dit tout bas ;
Vous perdez vos pas ;
La place est prise, bêlas !
On n’entre pas,
On n’entre pas ;
Mon cher, on s’entre pas.

DURAND.

Orgon est pauvre et blême ;
Chez lui tous ses amis
Sont admis,
Mais, quittant son septième.
Il prend au Carrousel
Un hôtel.
Soudain sans pitié,
Même à l’amitié,
Le Suisse dit en bas :
On n’entre pas,
On n’entre pas ;
Monsieur, ou n’entre pas.

MADAME DURAND.

Sitôt qu’un pauvre diable
À ma porte frappait,
Il entrait,
Tant j’étais charitable ;
Mais tous ces voyageurs
Sont trompeurs,
J’ai fermé mon cœur,
Et je dis, de peur
De loger des ingrats :
On n’entre pas,
On n’entre pas.
Cher moi l’on n’entre pas.

ERNEST.

Pendant qu’on se querelle,
Plus d’un voisin jaloux
Vient chez vous ;
Mais l’union, le zèle
Forment de toutes parts
Nos remparts ;
Plus de différends.
En serrant nos rangs
Nous dirons l’arme au bras :
On n’entre pas,
On n’entre pas,
Morbleu ! l’on n’entre pas.

JACOTIN.

Dès qu’on entre en ménage,
Que de soins, d’embarras
N’a-t-on pas !
Des enfans… du tapage…
Tandis que sans façon
En garçon
Quand on a vécu,
J’en suis convaincu,
Dans le corps des papas,
On n’entre pas,
On n’entre pas,
Au moins l’on n’entre pas.

ESTELLE.

Vous d’humeur pacifique,
Spectateurs, protecteurs
Des auteurs,
Messieurs, si la critique
Dans la salle ce soir
Veut s’asseoir,
Daignez à l’instant.
Et bien poliment,
Lui dire ici tout bas :
On n’entre pas,
On n’entre pas,
Ce soir on n’entre pas.


FIN DU FOU DE PÉRONNE.