Le Forestier/VIII
VIII
Comment le comte de Castel Moreno s’installa dans sa nouvelle demeure
Le lendemain, un peu avant huit heures du matin, don Fernan et sa suite, composée de Michel le Basque et du guide indien José, qui avaient quitté la casa Florida au lever du soleil, entrèrent dans la ville de Panama par la porte opposée à celle près de laquelle était située la maison louée à don Jesus Ordoñez.
Le jeune homme avait exigé qu’il en fût ainsi, afin que la nouvelle de son arrivée fût promptement connue et se répandit dans la ville.
Ce qui ne manqua pas, grâce aux indiscrétions calculées de José, à qui la leçon avait été faite, et qui répondait avec la plus gracieuse complaisance aux questions qu’à chaque pas lui adressaient avec empressement les curieux.
Don Fernan s’arrêta sur le port et entra dans la douane, dont il demanda le directeur en déclinant son nom et ses titres.
Le directeur, gros petit homme à la face bouffie, se hâta d’arriver et s’excusa avec la politesse la plus exagérée d’avoir fait attendre Son Excellence.
Le jeune homme coupa court à ses offres de service en le priant de lui faire expédier le jour même les ballots arrivés pour lui sur la caravelle la Santissima Trinidad, et déposés à la douane, ce à quoi le directeur s’engagea en se confondant en excuses au moins inutiles, puis le comte prit congé de lui et se retira.
Après avoir traversé la Plaza Mayor, la calle de Mercadères, celle de Plateros, la petite troupe tourna dans celle de San Francisco, à l’extrémité de laquelle s’élevait la casa Florida.
Le corregidor, assisté de deux alguazils, se tenait immobile auprès de la porte.
En apercevant le comte, il le salua respectueusement en lui disant que, conformément à la loi, il venait pour assister à l’ouverture des portes de la maison et à la prise de possession de Son Excellence de la demeure qu’il avait louée, ce qui était vrai ; il ajouta qu’il avait été prévenu le matin même par un péon arrivé en toute hâte de l’hacienda del Rayo et porteur des doubles clefs de la maison, que, dans son empressement à satisfaire son noble locataire, le señor don Jesus Ordoñez de Sytva y Castro n’avait pas songé à lui remettre avant son départ.
Ceci était faux depuis A jusqu’à Z, don Fernan le savait pertinemment, mais il ne sourcilla pas il remercia gracieusement le corregidor de la peine qu’il avait prise, accepta les clefs qu’il lui remettait et l’invita à entrer avec lui dans la maison.
Ce que le corregidor accepta avec empressement.
On ouvrit alors les portes, et la petite troupe, augmentée du corregidor et de ses deux acolytes, pénétra dans l’intérieur de la maison.
Cette demeure était en réalité fort belle et surtout admirablement distribuée.
L’architecte de don Gutierrez Aguirre était, de son vivant, un homme de génie son plan était un chef-d’œuvre.
Les appartements étaient bien disposés, les pièces spacieuses, claires, fraîches, commodes, meublées non seulement avec luxe, mais encore avec une profonde connaissance du confort, mot qui n’existait pas encore, car la chose était presque inconnue.
Les communs, placés ni trop prés ni trop loin de la maison, renfermaient des corrales et des écuries bien établies.
La huerta, plantée de grands arbres et d’immenses bouquets de ces végétaux des tropiques qui, en quelques mois, poussent à quinze et vingt mètres de hauteur, grande, bien dessinée, traversée par une petite rivière où s’ébattaient au soleil des milliers de poissons, était pleine d’ombre et de mystère.
Le comte paraissait enchanté de tout ce qu’il voyait.
— Connaissiez-vous cette maison, señor corregidor ? demanda-t-il d’un air dégagé au magistrat qui le suivait pas à pas.
— À peine, Excellence, répondit effrontément don Cristoval, je n’y suis entré qu’une seule fois, il y a bien longtemps de cela, lors de la mort malheureuse du premier propriétaire.
— Qui s’est noyé, je crois ? dit négligemment le comte.
— Hélas ! oui, monseigneur ; c’était un bien digne homme, que Dieu, sans doute, a reçu dans sa gloire.
— Amen ! dit le comte ; j’espère, señor corregidor, que vous voudrez bien m’honorer quelquefois de votre visite.
— Certainement, señor conde, tout l’honneur sera pour moi.
En ce moment José vint prévenir Son Excellence de l’arrivée de ses bagages, que le directeur de la douane s’était empressé de lui expédier et de celle de ses domestiques amenés par le capitaine de la corvette la Santissima Trinidad en personne.
— Vous m’excuserez de vous laisser, cher señor, dit le comte avec courtoisie vous le voyez, en ce moment, je ne m’appartiens pas.
— Faites, faites, Excellence, je serais désespéré de vous gêner en rien.
— D’ailleurs, ajouta le jeune homme, j’espère vous revoir bientôt.
— Comment cela, Excellence ?
— Je compte aujourd’hui même avoir l’honneur de me présenter à Son Excellence don Ramon de la Crux, votre gouverneur, auprès duquel, ajouta-t-il avec un sourire, je suis chaudement recommandé.
— Me permettez-vous d’annoncer votre prochaine visite à don Ramon de la Crux, monseigneur ?
— Mais comment donc avec le plus grand plaisir, señor.
Là-dessus ils se séparèrent et don Cristoval se retira la joie dans le cœur.
— Don Jesus avait raison, disait-il à part lui tout en regagnant sa demeure : ce jeune homme est réellement charmant ; je crois que nous réussirons.
Lorsque Fernan eut regagné la maison, il trouva tous les ballots déjà entrés et les peones congédiés par les soins de Michel le Basque.
Les domestiques, grands gaillards bien découplés, aux traits anguleux et a la physionomie expressive, au nombre d’une douzaine environ, tous revêtus d’une livrée magnifique, s’occupaient à éventrer les susdits ballots et à mettre part tout ce qu’ils renfermaient.
Ces ballots, timbrés au chiffre et aux armes du comte de Castel Moreno, n’avaient pas été ouverts à la douane, c’eût été faire une grave injure au noble comte, neveu du vice-roi de la Nouvelle-Espagne. Le directeur de la douane connaissait trop son devoir pour commettre un tel crime de lèse-courtoisie envers un aussi grand personnage.
Cela avait été heureux pour celui-ci, et don Cristoval Bribon y Mosquito, l’honnête et pieux corregidor que l’on connait, aurait sans doute fait une singulière mine à l’exhibition des différents objets retirés tour a tour de ces mystérieux ballots.
Ils renfermaient d’abord soixante Gelin et Bracchie, fusils de boucaniers remarquables par leur longueur et la justesse de leur tir, fabriqués exclusivement à Nantes et à Dieppe par les deux armuriers dont ils portaient le nom.
Ces fusils étaient empaquetés avec soin et démontés ; puis on retira des sabres, des poignards, des coutelas, de la poudre, des balles, que sais-je encore !
Il fallait posséder l’audace de ces hardis aventuriers pour oser expédier de telles choses dans un port espagnol, bien que sous le couvert d’un des plus grands noms de la péninsule, car le hasard le plus fortuit les pouvait faire découvrir ; mais les boucaniers n’y songèrent seulement pas.
D’ailleurs, ils comptaient sur l’orgueil castillan et sur la bassesse des employés du gouvernement ; ils avaient calculé juste.
Mieux vaut dire tout de suite, afin de ne plus avoir à y revenir, que l’équipage de la caravelle et les domestiques composant la maison du soi-disant comte de Castel Moreno étaient tous des boucaniers, choisis avec un soin extrême parmi les plus hardis Frères de la Côte, de la Tortue de Léogane, de Port-de-Paix et de port Margot.
An fur et à mesure que les étranges objets dont nous avons parlé étaient retirés des ballots, on les transportait dans une chambre secrète.
Ces ballots étaient au nombre de vingt, deux seulement contenaient des habits, du linge et des bijoux & l’usage de don Fernan.
Après avoir jeté un coup d’œil sur la façon dont opéraient Michel te Basque et ses camarades et leur avoir serré la main à tous, le jeune homme entra dans son cabinet où le capitaine de la caravelle l’attendait.
— Bonjour, Vent-en-Panne.
— Bonjour, Laurent, s’écrièrent à la fois les deux hommes en tombant dans les bras l’un de l’autre.
— Nous voici donc réunis enfin t s’écria le jeune homme avec effusion.
— Ce n’est pas malheureux ! ajouta Ven-en-Panne.
— Fumons une pipe et buvons un coup en causant de nos vieux camarades.
— C’est cela l’idée est excellente ; ces diables de gavachos mangent si poivré qu’il fait toujours soif dans ce gredin de pays.
— Ce n’est pas déjà si mauvais, il me semble, répondit-il en riant.
— Je ne me plains pas.
Les pipes furent allumées, les verres remplis.
— Maintenant causons, dit Laurent, et d’abord à ta santé.
— Merci à la tienne, causons, je veux bien.
— À propos, tu sais que dix de nos camarades sont en prison ici, et qu’on parle de les pendre ?
— Pardieu ! si je le sais ! répondit Vent-en-Panne avec un gros rire, c’est un coup que j’ai monté.
— Toi ?
— Moi-même, en personne naturelle.
— Pourquoi ? dans quel but ? est-ce qu’il y a eu révolte à bord ?
— Révolte à bord d’un navire commandé par Vent-en-Panne, allons-donc frère, tu veux rire.
— Aussi, cela me semblait si extraordinaire.
— Si je ne t’explique pas la chose, du diable si tu la devineras.
— Aussi, je préfère te laisser parler, frère.
— C’est le bon moyen ; à ta santé
— À la tienne va, file ton loch.
— Sois calme, matelot, m’y voilà figure-toi qu’arrivé en vue des côtes, je me suis aperçu que pour une caravelle de commerce j’avais un équipage beaucoup plus nombreux que ne le comportait la prudence sans compter les domestiques, nous étions vingt-cinq à bord.
— C’était trop.
— N’est-ce pas ? et cela pouvait éveiller les soupçons ; alors je fis part de ma réflexion à Barthélemy, mon second.
— C’est Barthélemy qui est ton second ?
— Il l’était.
— Comment, il l’était ? il ne l’est donc plus.
— Eh non ! écoute donc, sang-dieu.
— C’est juste, à ta santé !
— À la tienne ! Barthélemy trouva mon observation juste. « Faut parer a cela, matelot, me dit-il. — Comment faire ? lui répondis-je, je ne puis pas jeter mon monde à la mer. » Tu connais Barthélemy ; il se mit à rire. « À la rigueur, il y aurait encore ce moyen-là, reprit-il, mais je crois que j’en ai trouvé un autre avec neuf hommes, moi dixième, je descends dans une pirogue, je mets le cap sur la côte, je suis amariné par les Espagnols et fait prisonnier ; on nous conduit à Panama… — Et on vous pend, ajoutai-je. Joli moyen que tu as trouvé là ! — Allons donc ! fit-il avec un gros rire, est-ce que toi, Laurent et Michel le Basque, sans compter les autres, vous ne serez pas là pour me sauver ?
— Brave cœur !
C’était vrai Nous étions là ; je n’insistai pas et je lui dis : « Fais ce que tu voudras, matelot. » Alors il siffla l’équipage sur le pont, puis, quand ils furent tous réunis, il leur conta la chose ; tu sais comme il sait les conter quand il le vent bien ; de sorte que tous voulaient le suivre et que, le diable m’emporte ! j’ai vu le moment où je serais resté seul à bord ; mais Barthélemy est un gaillard futé ; il leur fit comprendre que ça ne pouvait pas se passer ainsi et dit qu’il fallait tirer au sort. On accepta ; il choisit les premiers venus et ils s’embarquèrent en chantant. Je leur souhaitai bonne chance et je piquai dans le vent ; je tirai ainsi des bordées jusqu’à quatre heures du soir, puis je laissai arriver en plein sur le port, dans lequel je mouillai au coucher du soleil. Voilà, matelot ; es-tu content ?
— Je le crois bien.
— Tu sais, il faut tes sauver.
— Pardieu ? penses-tu que je t’ai attendu pour m’occuper de cela ?
— Non, je te connais, Laurent ; je sais que tu es un vrai Frère de la Côte.
— Merci, à ta santé
— À la tienne ! À propos, tu as besoin d’un page, tous les gentilshommes un peu relevés ont des pages.
— Après ?
— Je t’en ai amené un.
— Qui cela.
— Fil-de-Soie.
— Vrai ?
— Parole d’honneur
— Tu ne pouvais me faire une plus agréable surprise.
— Eh ! Fil-de-Soie, accoste en double ! cria Vent-en-Panne d’une voix de tonnerre.
La porte s’ouvrit et un jeune homme de quinze à seize ans, à la mine éveillée, mince, fluet, agile et déluré, parut sur le seuil, vêtu d’un charmant costume de page.
— Tu sais que tu es aux ordres de M. le comte, dit Vent-en-Panne avec dignité ? veille au grain, moussaillon, et plus vite que cela.
— Je connais le capitaine Laurent, et il me connaît, capitaine, répondit l’enfant avec un malin sourire.
— Je te connais, Fil-de-Soie, et je sais heureux de t’avoir près de moi.
— Pas plus heureux que je ne le suis moi-même, capitaine Laurent, répondit-il avec émotion.
— Ce failli gamin-là a des mots, je ne sais pas où il va les chercher, ma parole d’honneur, dit Vent en-Panne.
— Oh ! pas bien loin, capitaine, dans mon cœur.
— Diable d’enfant, va ! ce ne sera pas de ma faute si je n’en fais pas un vrai matelot.
— Fil-de-Soie, mon enfant, fais apporter quelques bouteilles, et appelle nos camarades ; ils doivent avoir terminé la besogne, dit le capitaine Laurent.
— Tu as raison, frère, faut parler à nos gars, ça les chagrine de passer pour des domestiques ; je comprends ça, et toi ?
Laurent sourit.
— Moi aussi, dit-il, mais n’aie pas peur, tu vas les voir dans un instant changer de note.
La porte s’ouvrit, les flibustiers entrèrent. Fil-de-Soie apporta un panier de vins et de liqueurs. Laurent se leva et salua courtoisement les assistants.
Le capitaine Laurent était d’une beauté hors ligne sa taille élevée, svelte et bien prise, avait une grâce et une majesté extraordinaires ; il y avait dans toute sa personne quelque chose qu’on ne pouvait analyser, de doux, d’efféminé même, qui était essentiellement sympathique ; d’un courage de lion, d’une volonté de fer, et d’une vigueur extraordinaire, il avait dompté toutes ces natures primitives et grossières, mais foncièrement bonnes, dont il était l’idole et qui l’avaient surnommé le beau Laurent.
Ce qu’on racontait de ce terrible aventurier dépassait de très loin toutes les limites du possible ; bien que très jeune encore, il avait accompli des actions d’une témérité telle qu’elles semblaient extraordinaires, même à ses compagnons du reste, l’expédition dans laquelle il était engagé était une des plus folles qui puissent traverser l’esprit d’un homme ; le lecteur en jugera bientôt. Soyez les bienvenus, frères, dit-il ; je sais heureux de vous sentir près de moi et de pouvoir m’appuyer sur vos braves cœurs. Dès aujourd’hui la lutte commence ; lutte qui doit inévitablement se terminer par la défaite de nos adversaires ; mais souvenez-vous de notre devise : « Tous pour un, un pour tous. » Si vous la mettez en oubli, nous sommes perdus. Chacun a son rôle dans cette comédie terrible, remplissez tes vôtres comme je remplirai le mien, sans hésitation comme sans défaillance, et, sur ma foi de Frère de la Côte 1 je vous garantis le succès ; est-ce convenu !
— Pardieu ! frère, dit Tributor, espèce de géant aux traits un peu effacés, mais au regard énergique, si nous sommes ici, c’est que tu es avec nous, et que nous avons confiance en toi.
— Bien parlé, mon brave Hercule ! maintenant, frères, à votre santé, puis chacun à sa besogne ! Qui est parmi vous mon valet de chambre ?
— C’est moi, je suppose ; je voudrais voir qu’un autre voulût me chiper mon emploi ! dit Michel en riant.
— C’est juste ; prépare une toilette complète ; lorsque José aura amené les chevaux, on en sellera six, un pour moi, un autre pour toi, et tes autres pour quatre domestiques Fil-de-Soie m’accompagnera aussi.
— Alors on sellera sept chevaux ?
— Tu as raison. Allez, frères, et m’oubliez pas que le succès de l’expédition dépend encore plus de vous que de moi.
Les boucaniers vidèrent leurs verres et se retireront, non sans avoir serré la main du capitaine.
— Eh bien ! qu’en penses-tu maintenant ?
— Je pense que tu es un démon, répondit Vent-en-Panne, et qu’après ce que tu viens de leur dire, ils se feront tous tuer pour toi.
— Je le pense aussi. Ah ça ! voilà trois jours que tu es arrivé ?
— Trois jours, oui.
— Bon Alors dis-moi ce que tu as vu.
— Hum ! frère, ce que j’ai vu n’est guère rassurant.
— Bah ! raconte-moi donc cela.
— Je ne plaisantes et tu as tort, Laurent.
— Je ne plaisante pas ; je te demande des renseignements, voilà tout.
— Très bien. La population de la ville, sans parler des pueblos environnants, est de soixante mille âmes.
— Cela ne m’étonne pas, le commerce est immense ici. Après ?
— La ville est fermée de murailles et entourée d’un fossé large et profond.
— Je sais cela, je l’ai vu.
— Fort bien. As-tu vu aussi tes deux cents pièces de canon braquées sur tes remparts ?
— J’ai vu des canons, mais je ne les ai pas comptés.
— Je les ai comptés, moi.
— Je m’en rapporte à toi, continue.
— L’entrée de la rade est défendue par quatre forts armés d’une façon formidable.
— Que nous importe cela ?
— Il ne faut rien négliger.
— Bon ! après ? tu ne m’as pas parlé de la garnison, il doit y en avoir une, cependant.
— Il y en a une, oui, frère.
— J’en étais sûr ; et de combien d’hommes se compose-t-elle, quinze ou vingt mille, probablement ?
Vent-en-Panne regarda son compagnon avec une surprise tellement naïve, que l’autre se mit à rire.
— Vingt-cinq mille, alors, hein, est-ce cela ?
— Non, frère, répondit Vent-en-Panne, la garnison est de douze mille hommes, et je trouve que c’est déjà bien assez comme cela.
— Peuh ! des gavachos
— Des gavachos, oui, c’est vrai, mais qui ont fait la guerre des Flandres sous les ordres du marquis de Fuentès, de braves soldats, aguerris et qui se battront comme des démons.
— Tant mieux, nous aurons plus d’honneur à les vaincre.
— Tu ne doutes de rien.
— Et toi tu doutes de tout.
— Tu as tort de me parler ainsi, Laurent, je suis le matelot de Montbarts ; Michel le Basque et moi, nous ne l’avons jamais quitté, il sait ce que nous valons.
— Et moi aussi je le sais. Cordieu, frère, ta présence ici ne dément-elle pas mes paroles ? excuse-moi, j’ai eu tort, mon vieux camarade.
— Oh ! c’est trop, Laurent, c’est trop.
— Non, je suis un enfant mal élevé, orgueilleux, et je me laisse emporter à insulter des hommes qui valent mieux que moi ; mais tu sais combien je t’aime, frère, et tu me pardonnes, n’est-ce pas ?
— Peux-tu en douter ?
Ils échangèrent une chaleureuse poignée de main.
— Que faisait-on là-bas quand tu es parti ? reprit Laurent.
— On préparait l’expédition, mais il n’y avait rien d’arrêté encore. J’ai fait nommer l’amiral.
— Ah ! ah ! et quel est-il ?
— Figure-toi qu’on voulait nommer Morgan ; je déteste les Anglais, moi, et toi ?
— Moi aussi ; ils sont froids, cruels, voleurs et égoïstes.
— Je me suis opposé de toutes mes forces à cette nomination ; j’ai dit que la pensée première de l’expédition appartenait & un Français, car tu es Français, Laurent ?
— Je suis Frère de la Côte ; qu’importe le reste ?
— C’est juste, la nationalité ne signifie rien parmi nous, le cœur est tout reprit Vent-en-Panne sans remarquer qu’il se donnait un démenti il lui-même donc, j’ai soutenu que l’escadre devait être commandée par un Français que le pavillon français était le seul que nous voulions suivre, et que les amiraux en sous-ordre, Anglais ou autres, n’auraient droit qu’à un guidon au mât de misaine, le pavillon de la flibuste devant seul être hissé à la corne avais-je tort ?
— Cordieu tu avais cent fois raison, frère, le pavillon de la flibuste est notre pavillon national à nous autres.
— M. d’Ogeron a été de ton avis et du mien, il m’a chaudement appuyé.
— le reconnais là le bon et grand cœur de M. d’Ogeron ; en somme, quel amiral a-t-on nommé ?
— Montbarts, et comme capitaine de pavillon, Ourson Tête-de-Fer.
— Montbarts et Ourson ! vive Dieu ! frère, c’est un coup du ciel ; avec ces deux hommes, nous prendrions toute l’Amérique, si nous voulions.
— Comme tu y vas, frère
— Et quel est le vice-amiral ?
— Morgan.
— Allons, tout va bien le choix est heureux Morgan est brave, intelligent, instruit ; il est surtout homme de détail, qualité qui nous sera précieuse.
— Ainsi, tu es content ?
— C’est-à-dire que je suis enchanté.
— Ah ! à propos, j’oubliais.
— Quoi donc ?
— Tu sais que la flotte des galions du Pacifique se réunit ici, à Panama ?
— Oui, eh bien ?
— Elle arrivera dans quinze jours au plus tard.
— Comment, malheureux s’écria Laurent en bondissant, tu oubliais de me dire cela
— Ma foi ! oui, je l’avais complètement oublié.
— Mais c’est la meilleure nouvelle que tu pouvais me donner.
— Comment cela ?
— Comprends donc lorsque nos frères sauront la présence ici des galions, rien ne pourra leur résister ; ils passeront, s’il le faut, au travers du feu, pour s’en emparer.
— Cordieu ! tu as raison, je n’y avais pas songé.
En ce moment Michel entra.
— Il faut vous habiller, dit-il.
— Les chevaux sont là ?
— Oui.
— Bien ! je suis à toi.
— Je te laisse, dit Vent-en-Panne.
— Tu dînes avec moi ?
— Pardieu !
— Bon j’ai quelqu’un à te présenter.
— Qui donc ?
Mon guide indien, un homme précieux.
— Comme tu voudras, à ce soir.
— À ce soir.
— N’oublie pas Barthélemy.
— Sois tranquille.
Les trois boucaniers se serrèrent la main. Vent-en-Panne sortit.
Le capitaine Laurent employa la journée entière à faire des visites d’apparat ; partout il fut reçu de la façon la plus distinguée ; le nom qu’il il portait, le titre dont il s’était affublé et, plus que tout, ses manières aristocratiques sans masque trompeur étaient des passeports qui lui ouvrirent les portes toutes grandes. À l’accueil qui, partout, lui fut fait, il reconnut facilement que sa position était excellente et qu’il pouvait tout oser.
Le gouverneur surtout, don Ramon de la Crux, fut parfait pour lui : il voulut absolument lui présenter sa femme et sa fille charmante enfant de quinze ans, belle de cette excentrique beauté que possèdent seules les créoles espagnoles, et dont les regards le transpercèrent comme deux traits de flamme.
Don Ramon de la Crux ne consentit à laisser partir le comte de Castel Moreno que lorsque celui-ci se fut engagé formellement à dinar le lendemain au palais du gouvernement, en compagnie de toute la haute société de la ville.
Rentré chez lui vers six heures du soir, le capitaine Laurent trouva Vent-en-Panne qui l’attendait.
Selon sa promesse, il lui présenta José, que le flibustier jugea du premier coup d’œil, et pour lequel il se prit d’une belle amitié tout aussitôt.
Laurent, Vent-en-Panne. Michel et José dinèrent ensemble, servis avec le plus grand décorum et le plus profond respect par les flibustiers.
Les braves Frères de la Côte avaient pris leurs rotes au sérieux, et s’en acquittaient en conscience.
À la Un du repas, Laurent se pencha vers José.
— Avez-vous songé à nos camarades ? lui demanda t-il.
— J’ai déjà entamé des négociations, je compte sur une réussite prochaine.
— Quand doit-on les juger ?
— Dans cinq jours.
— I nous reste bien peu de temps.
— Je ne vous demande que quarante-huit heures. Est-ce trop ?
— Non, si vous les sauvez.
— Ne vous l’ai-je pas promis ?
— C’est vrai, merci !
Presque aussitôt José se leva et sortit.
Les trois boucaniers, tout en buvant et fumant, causèrent alors de leur expédition, et cela si longuement que Vent-en-Panne et Michel le Basque finirent par rouler ivres morts sous la table.
Le capitaine Laurent appuya alors les coudes sur la table, cacha sa tête dans ses mains et se plongea dans de profondes réflexions.
Il pensait à doña Flor.