Le Folklore wallon (Monseur)/Introduction

Charles Rozez (p. xix-xxxv).

INTRODUCTION


QU’EST-CE QUE LE FOLKLORE ?

Une chose qui, bien sûr, a dû étonner quelques lecteurs, c’est le mot d’allure étrange que j’ai mis en tête de ce volume.

Je l’explique.

D’abord, c’est un mot anglais.

Il n’y a rien là de très subversif. Nous employons chaque jour un nombre plus considérable de mots anglais, et c’est inévitable. Lorsqu’on emprunte à un peuple une chose qu’il a créée, perfectionnée, ou qu’il conçoit mieus que les autres, on doit bien lui prendre en même temps l’étiquette, le vocable dont il se sert pour la désigner. Si nous disons rail et wagon, c’est que les Anglais ont les premiers tracé des chemins de fer. De même, c’est d’eus que nous avons appris à déjeuner en cinq minutes d’une tranche de bœuf à peine roussie et nous leur devons bien, ne fut-ce que par reconnaissance, d’appeler biftek cette petite chair saignante.

Mais, direz-vous, avons-nous d’aussi bonnes raisons d’accueillir le mot folklore que nous en avons eu d’accepter le mot biftek ? Le folklore est-il une invention anglaise comme les chemins de fer ?

En un certain sens, non.

Le folklore est un ensemble de phénomènes qui, on le verra tantôt, se retrouvent partout, et si nous employons le mot anglais, c’est pour deus autres motifs.

D’abord, ce sont des savants anglais qui ont le plus contribué à répandre le goût de la récolte et de l’étude de ces phénomènes, et ont ainsi mis leur mot à la mode. Ensuite, c’est le plus commode qu’on puisse trouver, et cela suffit.

La langue anglaise a le privilège de posséder un grand nombre de petits mots, très courts, télégraphiques, d’une admirable complexité de sens ; ainsi, ce mot sport, qui, de ces cinq lettres, désigne l’ensemble de tous les exercices en plein air : chasse, pêche, équitation, canotage, etc. Le mot folklore mérite de même d’entrer dans notre langue, parce qu’il permet, lui aussi, de dire en bloc une foule de choses.

Analysons-le et nous verrons ce qu’il contient.

Littéralement, le mot folklore est composé de deus autres[1] : le premier, folk ; signifie « petites gens, classes populaires » et est identique pour la forme à l’allemand volk, « peuple » ; le second, lore, signifie « savoir, science ». Folklore est donc « la science des classes populaires » et l’on entent par là tout ce que le peuple sait en quelque sorte par lui-même, sans qu’aucune élite intellectuelle récente, — prêtres, instituteurs, poètes, écrivains —, soit venue directement le lui apprendre, c’est-à-dire les fables, les contes, les légendes, les vieilles chansons, les devinettes, les rimes et les jeus des petits enfants, les remèdes superstitieus, les usages de certaines fêtes, les proverbes, les dictons météorologiques, les croyances sur la lune, les étoiles, les loups garous, les sorcières, etc., toutes choses que le peuple se transmet de génération en génération par une tradition orale, sans, et, presque toujours, malgré l’intervention des classes cultivées. Ce que nous appelons folklore, ce n’est donc pas une science, ce n’est qu’un ensemble de documents. Est folklore toute la vie populaire ou sauvage en tant qu’elle se développe à côté ou en dehors de l’action des aristocraties civilisatrices. Il cesse là où apparaît la science positive des laboratoires, la spéculation du philosophe, le prêtre porteur d’un évangile ou d’une théologie, l’instituteur avec son livre de lecture, le législateur armé d’un code ou l’artiste distinct de la foule.

Y a-t-il dans la langue française un mot permettant de réveiller par un petit nombre de syllabes toutes les idées que je viens de développer ?

Aucun, malheureusement[2], et voilà pourquoi nous devons emprunter le mot dont se servent les savants anglais et le considérer désormais comme tout aussi indigène dans la langue cultivée que rail, wagon, biftek et sport dans la langue de tous les jours.

Le mot étant expliqué, je viens à la chose.

Pourquoi s’occuper de ces veilleries de folklore ou, pour employer un bien joli mot de nos paysans wallons, de toutes ces anciennités ?

Voici. Toutes ces anciennités sont souvent bien intéressantes en elles-mêmes. Plus d’un paysan sait des contes aussi bien faits que ceus de Perrault ; nos petites filles chantent des rondes ravissantes et certains vieus usages sont pour nous pleins de charme, tout cela a un frais parfum de campagne, rappèle le beau temps d’enfance et les bonnes grand’mères. On y découvre même je ne sais quelle saveur de terroir, venant de ce que les contes, les usages, etc., au fond à peu près partout les mêmes sur les différents points du globe, ont acquis cependant, grâce aus patois, un certain cachet local qui, au premier abord, fait croire qu’ils sont l’expression du tour d’esprit particulier de telle ou telle province, et ils finissent même en un sens par le devenir, quand on les oppose à la banalité étriquée de notre civilisation de rues toutes droites, d’habits en queue de morue et de chapeaus en tuyau de poêle.

Eh bien ! toutes ces veilles choses, elles sont en train de disparaître, broyées par les machines à vapeur, foudroyées par l’électricité des télégraphes, mises hors la loi par nos codes. Notre système actuel d’instruction populaire, même quand il ne les combat pas ouvertement et avec aigreur, les mine par la base, et pour toujours, en déplaçant la façon de raisonner du peuple. Le vieil Ardenais hirsute, au casque à mèche de toile bleue, contant le soir, dans son cabaret, des fables aus jeunes garçons, devient un personnage de plus en plus rare.

Que de fois, en passant par un village, alors que je demandais, s’il y avait encore des gens qui, à la veillée, al sîz, racontaient des histoires, j’ai obtenu cette réponse : « Oh ! il y avait une vieille femme, fort vieille, qui en savait tant, et tant ; même qu’on disait qu’elle était un peu « makral » ; mais elle est morte l’année passée. »

Il ne faut pas laisser se dissiper, sans en conserver de bribes, le patrimoine intellectuel de ceus qui ne savent pas lire. Dans vingt ans, il sera trop tard, et voilà la raison pour laquelle, partout en Europe, il se crée et des sociétés et des revues dont le but est de recueillir ce qui nous reste de folklore.

Mais après, après, dira le lecteur sceptiques ? Lorsque vous aurez encombré les bibliothèques de fascicules et de livres, à quoi tout cela pourra-t-il bien servir ? C’est parfois très amusant, vos contes, c’est même très drôle, mais après ? Les enfants s’amusent fort à collectionner des timbrepostes ; cela peut les aider quelquefois à retenir un peu de géographie politique ; mais après. Après, c’est tout. Votre folklore, est-ce plus intelligent que les timbrepostes ? Je comprens assez pourquoi on perce d’inoffensifs papillons de méchantes épingles, pourquoi on étiquète de petits caillous dans des tiroirs, pourquoi l’on écrase de pauvre petites fleurs fraîches entre des feuilles de papier gris. Mais des contes, des chansons, des superstitions, cela vaut-il réellement la peine d’être recueilli, surtout quand ce n’est pas beau ?

Pour répondre comme elle le mériterait à cette question de très philosophique impertinence, il faudrait tout ce volume. Je me contenterai de quelques aperçus rapides.

Les soirs de mai, lorsque les petits garçons de Liége secouent les jeunes arbres du square d’Avroy, pour en faire tomber les hannetons, ils engagent les pauvres bestioles à se laisser prendre en leur adressant cette petite prière :

Abalow, viné dlé mi ;
Vo-z âré dè pan rosti.
« Hanneton, venez près de moi ;
Vous aurez du pain rôti[3]. »

Essayons d’expliquer cette formulette, Avez-vous parfois remarqué un enfantelet trébuchant contre une chaise ?

Que fait-il ?

Il se met à battre la chaise de sa menotte et, avec une mine renfrognée de colère et de larmes, il lui crie : « méchante chaise. »

Pourquoi ?

Parce qu’il pense que la chaise l’a fait exprès, que la chaise est animée d’une petite volonté toute semblable à la sienne. De même, il parle à tous les animaus, parce qu’il s’imagine que les animaus peuvent le comprendre, qu’ils ont les mêmes passions que lui, qu’ils se décident pour les mêmes motifs.

Aujourdhui l’enfant abandonne très tôt ces manières de sentir. Petit à petit, sous l’influence des personnes plus âgées, son intelligence s’éveille et aperçoit une foule de différences qui ne l’avaient pas frappé d’abord entre la chaise, le chat et lui-même.

Mais il y a eu une époque où les parents n’étaient guère plus avancés que leurs bambins, où les hommes veillissaient sans sortir de l’enfance, et certaines portions de l’humanité, les sauvages ou les peu civilisés de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Océanie, en sont encore là. Aussi voyons-nous ces sauvages parler comme nos petits chasseurs de hannetons et, bien plus, agir d’une manière conforme à leurs paroles :

Au Brésil, les femmes des Toupinambas se placent devant l’entrée d’une fourmillière et appèlent les fourmis en leur promettant des noisettes.

Chez les Dakotas, règne cette croyance, que, si l’on tuait un serpent à sonnettes, on serait mordu par tous les autres. Aussi, lorsque l’on en rencontre un, on engage la conversation avec lui, on le prie de négocier la pais entre la tribu et les serpents de sa famille et on lui offre du tabac ou un objet quelconque.

La première fois que des indigènes de la province de Victoria, en Australie, virent un bœuf, la tribu toute entière se rendit auprès de lui, tandis qu’il paissait, et le plus hardi des guerriers le pria de lui faire présent des deus tomawacs qu’il portait sur la tête[4].

La conclusion, c’est que les sauvages sont de grands enfants et qu’en un sens, les gamins de Liége sont de petits sauvages. Est-ce à dire qu’ils pensent aujourdhui : 1° que les hannetons aiment le pain rôti ; 2° qu’il suffit de leur en promettre pour les faire venir ? Non pas. Mais au fort vieus temps passé, les enfants ont dû certainement le croire ; car, sans cela, ils n’auraient jamais eu l’idée de le dire. Or, c’est d’un très vieus temps passé que vient, plus ou moins transformée, toute la littérature enfantine.

Il n’est donc pas indifférent de recueillir une petite rime comme Abalow, viné dlé mi. C’est un des mille faits qui peuvent nous permettre de saisir comment l’intelligence se développe dans l’individu et dans l’espèce. L’inévitable tendance des enfants et des sauvages à « animifier » toutes les réalités de la nature est la racine profonde des végétations superstitieuses. Si l’homme n’avait pas cru que le soleil avait une volonté comme la sienne, il ne lui aurait jamais rendu de culte.

Après les formulettes, prenons les jouets et les jeus.

Aujourdhui les petits garçons s’amusent avec de petits chemins de fer ou de petits fusils. Les petites filles jouent à se rendre des visites et à se faire des révérences. Je n’insiste pas : il est banal que les jeus et les jouets inventés de notre temps sont pure et simple imitation enfantine de la vie des grandes personnes. Or, il est bien légitime de croire qu’il en a toujours été ainsi. S’il existe donc des jeus et des jouets qui ne s’expliquent, ni par les mœurs, ni par les armes et les ustensiles de maintenant, on peut a priori admettre comme vraisemblable que ce sont des restes, maintenus par tradition, des usages et des instruments des grandes personnes d’autrefois et, par une étude attentive, restituer ainsi plus d’une réalité disparue. Quelques faits déjà éclaircis à ce point de vue prouveront l’exactitude de cette thèse.

On donne parfois encore des arbalètes aus petits garçons. La raison est simple : les hommes se sont réellement servis d’arbalètes un peu avant l’invention des fusils. Il y a quatre cents ans, les gamins ont joué au soldat avec de minuscules arbalètes comme de nos jours, pour le même jeu, ils se servent de fusils en miniature. L’arme de guerre a disparu et le jouet est resté. Si, au lieu de l’arbalète, nous prenons ou l’arc, ou la fronde, ce n’est plus à la fin du moyen âge que nous penserons, c’est à la forêt primitive où nos ancêtres nus, comme les sauvages de maintenant, n’avaient guère d’autres armes pour se détruire entre eus ou se procurer de la viande fraîche.

Ce qui mérite encore plus de fixer l’attention, Ce sont les jeus, surtout les jeus des petites filles. Grâce à leur amour de la danse et du chant, les fillettes nous ont conservé dans leurs rondes la représentation de très vieus usages qui ne se retrouvent plus aujourdhui qu’à des étages inférieurs de civilisation : anciens rites funéraires, cérémonies de cultes préhistoriques, coutumes barbares de mariage. Un bel exemple du dernier cas nous est fourni par une ronde que l’on trouvera décrite au n° 1117, page 103 de ce volume. Cette ronde est répandue dans toute l’Europe, mais notre variante wallonne est peut-être la plus pure et la plus typique[5].

Il suffit de lire Bonjour, bonjour, Madame la Rose pour voir qu’il s’agit dans ce jeu de l’achat d’une femme. Les petites filles s’y partagent en deus groupes : le premier représente des prétendants qui viennent marchander des filles à leur mère ; l’autre, une mère accompagnée de ses filles et les cédant, une à une, sitôt qu’on lui en présente un pris convenable. Ce jeu est le dernier débris dans notre Occident d’un ancien mode de mariage, le mariage par achat. Une courte parenthèse sur ce que l’on sait actuellement de l’évolution de la famille servira à fixer des idées.

On admet aujourdhui comme une hypothèse excessivement vraisemblable dans sa généralité, — beaucoup de détails, toutefois, méritent encore une sérieuse étude[6] —, que primitivement toutes les femmes d’une tribu appartenaient à tous les hommes. Les enfants, issus d’unions plus ou moins éphémères, étaient avant tout les enfants de la tribu. Même constatée, la filiation maternelle et paternelle, paternelle surtout, produisait peu de conséquences juridiques. Avec le temps, il y eut bifurcation dans le développement de la famille.

Dans certaines tribus, la femme fut de plus en plus considérée comme le principal personnage de la triade familiale. De là, un état spécial de société que l’on désigne du nom de matriarcat, — il subsiste encore chez beaucoup de non civilisés —, et où l’ascendant féminin est le chef de la famille et les parents maternels, les cognati, les seuls vrais parents.

Dans d’autres tribus, bien probablement à cause de leurs mœurs plus sanguinaires, il se produisit le phénomène tout opposé. Les hommes se mirent à préférer à leurs cousines du même village des femmes qu’ils avaient volées à leurs ennemis et qui étaient devenues leur propriété au même titre que les bœufs de leur part de butin. Ainsi, par la force brutale, s’établit le système de famille, qui, plus ou moins mitigé, est encore considéré aujourdhui en Europe comme le seul mode légitime de l’union de l’homme et de la femme, le système dit patriarcal, où le chef de la famille est l’ascendant masculin, où il n’y a de vrais parents que les parents paternels (agnati) et où les enfants appartiennent au père, non parce qu’il leur a donné naissance, mais parce qu’il est le propriétaire de la femme ; le vieus droit indou le dit très crûment : le maître de la vache est le maître du veau.

Tous les rites de mariage des peuples vivant sous le régime patriarcal s’expliquent par le fait qui a donné naissance à ce régime. À un certain moment du passé, nos ancêtres n’ont connu que le mariage par rapt. Un peu plus tard, un certain progrès de civilisation le rendit moins aisé. Pour éviter des représailles, on dut offrir des compensations. L’homme, au lieu de voler sa femme, fut réduit à l’acheter à celui à qui elle appartenait, père, grand’père ou oncle paternel. Les coutumes du mariage par rapt ne furent pas pour cela abandonnées. Elles subsistèrent à titre de formes vides de sens et nous en retrouvons encore des traces dans notre civilisation : le voyage de noces n’est pas autre chose qu’un enlèvement simulé. Enfin, un nouveau progrès se produisit ; le père rendit, comme cadeau d’entrée en ménage, comme dot, le pris offert par l’épous qu’il agréait et les coutumes du mariage par achat devinrent elles-mêmes de simples rites.

Une étude récente que j’ai faite de la question m’engage à conjecturer qu’à l’époque où les ancêtres communs de la plupart des Européens et des Indous faisaient paître ensemble leurs bestiaus, il y a cinq ou sis mille ans, le mariage par achat dans toute sa crudité était la règle générale et que le pris moyen d’une épouse était de deus bœufs blancs, somme peu considérable pour des pasteurs. Certains peuples de notre race n’y ont pas encore renoncé. Les paysans grands-russiens vendent toujours leurs filles à leurs gendres et, il n’y a pas bien longtemps, la valeur matrimoniale d’une femme dans le gouvernement de Jaroslaw ne s’élevait pas à plus de 40 roubles[7]. Les autres Aryens ont abandonné plus tôt cette coutume. Ainsi, la transformation s’est faite, il y a près de 3000 ans, en Grèce et dans l’Inde. Aus temps homériques, les Grecs trouvaient encore tout naturel de trafiquer de leurs filles. Elles devaient être άλφεσίβοιαι, c’est-à-dire rapporter des bœufs, et elles en rapportaient parfois beaucoup. Un des bardes de l’Iliade[8] nous raconte qu’un héros, Iphidamas, paya sa femme cent bœufs et mille chèvres et moutons, ce que le vieus poète a l’air de trouver vraiment trop cher, sans quoi il ne nous l’aurait pas dit. Mais le progrès fut rapide : La coutume fut bientôt que le père devait rendre les cadeaus offerts par le fiancé et le mot ἕδνα, qui désignait à l’origine ce pris de la femme, devint par la suite le nom de la dot.

Notre jeu wallon est maintenant éclairci. À l’époque où l’on achetait les femmes, les enfants ont joué au mariage par achat. La coutume a disparu ; le jeu est resté, photographie encore bien nette d’une demande en mariage à l’époque, en somme assez récente, où depuis l’Islande jusqu’à la plaine du Gange, la femme était vendue par son père au mari dont elle devenait l’esclave.

Je passe aus contes.

Tous connaissent cette belle scène du plus puissant drame de Shakespeare, où le vieus roi de Bretagne, Lear, déjà atteint de sa folie, veut partager entre ses trois filles son royaume, comme un gâteau, en donnant la meilleure part à celle qui lui fera la meilleure caresse.

Le canevas de cette scène, il ne faut pas croire que Shakespeare l’ait inventé. Il ne s’est pas donné cette peine. Ici, comme dans plus d’un de ses drames, Shakespeare s’est borné à remettre sur pied, à transformer en chef-d’œuvre, une mauvaise pièce d’un de ses prédécesseurs. Et cette pièce avait pris cette scène avec le reste du drame à un chroniqueur qui l’avait pris à un autre, etc. Ce petit canevas a traîné, en effet, dans toute la littérature du moyen âge ; c’est un conte populaire et un de mes amis, M. Simon, l’a retrouvé l’autre jour, sous sa forme wallonne, à Châtelineau. Voici, en traduction littérale, comment racontent le roi Lear des gens qui ne connaissent pas Shakespeare, même de nom :

Il y avait une fois un roi qui avait trois filles. Il leur demande un jour comment elles l’aimaient. La première répont : « comme le pain ! » — La deuzième : « comme le vin ! » — La troizième : « comme le sel ! »

Pensant que celle-ci ne l’aimait pas, il l’a mise à la porte de son palais. Un autre roi en a été mécontent et a repris la fille de l’autre chez lui.

Un beau jour, ce roi a fait un grand banquet et a invité le père. Tout était fort riche, mais on n’avait mis de sel dans rien pour l’attraper. Quand on lui demandait si les plats étaient bons, il répondait toujours : « Oui, mais c’est dommage qu’il n’y a pas de sel ! » À la fin, il a bien vu ce que cela voulait dire et il a été bien heureus de reprendre sa fille dans son château.

Tout le canevas de Lear est dans ce petit conte. Nous y retrouvons le vieus roi capricieus, Regane, Goneril, Cordelia, et jusqu’au roi de France qui recueille la jeune fille maudite par son père. La même plante a produit notre humble fleurette de folklore et la belle et grande fleur sombre du théâtre anglais. Et il n’y a rien là qui puisse diminuer la gloire de Shakespeare.

C’est une idée toute contemporaine de croire que l’artiste doit tirer de lui-même la matière de son œuvre. Le sculpteur n’est pas obligé de faire son marbre ; le dramatiste n’est pas non plus obligé d’inventer son intrigue. Les sujets de drame et d’épopée sont comme ces boules de verre en fusion que le souffleur à la verrerie prent au bout de la canne. Le génie, alors, le génie ! il consiste à souffler dedans, et la morale de la comparaison que je viens d’établir, — et on en peut faire de semblables pour la plupart de ses œuvres —, c’est que de tous les verriers d’art du temps passé, Shakespeare est bien probablement celui qui a eu les poumons les plus solides.

L’exemple que je viens de donner n’est pas un cas unique. Lorsque l’on sonde toutes les littératures, on aboutit inévitablement à un sous-sol d’art populaire impersonnel, c’est-à-dire à de petites fables et à des formulettes rythmées, et celles qui circulent dans nos campagnes en sont des variantes parfois pures.

Qu’est-ce que c’est l’Iliade ? Un simple conte populaire qui s’est amalgamé aus souvenirs du siège d’une petite ville de la côte d’Asie et a servi de centre d’attraction à des chants composés en l’honneur des guerriers qui y avaient pris part.

De même pour l’épopée germanique. Brunhild, délivrée de son sommeil magique par Sigurd, est en réalité la Belle au bois dormant, condamnée par une méchante fée à rester cent ans endormie et qu’un jeune prince vient réveiller.

C’est bien, va s’écrier le lecteur à la fois impertinent et philosophe par lequel je me suis déjà fait apostropher tantôt, vous avez atteint le verre en fusion dont on a tiré de si fins cristaus, mais après ? Ce verre, d’où vient-il ? De quoi est-il composé ? Pourquoi est-il tantôt rouge, tantôt bleu, tantôt blanc ? Enfin, pourquoi les hommes ont-ils imaginé des histoires où l’on parle de bottes avec lesquelles on fait sept lieues d’un pas, de princesses qui dorment cent ans, de héros qui tuent des dragons à sept têtes, etc.

Donner des réponses complètes à cette avalanche de questions, serait impossible ici ; d’abord, ce serait bien long ; ensuite, il faut l’avouer, l’on est encore très loin de les avoir trouvées toutes.

Je veus toutefois, à titre d’exemples pour tout le problème, présenter deus explications.

Vous vous souvenez du Petit Poucet et de l’Ogre qui voulait le manger, lui et ses frères ? Pourquoi imaginer des êtres qui mangent les petits enfants ? On ne mange pas les petits enfants. C’est vrai ; mais on en a mangé. On a même mangé de grandes personnes et c’est resté la très vilaine habitude de quelques sauvages de plus en plus rares. Or, les contes, cela ne fait plus aujourdhui l’objet du moindre doute, se sont forgés et répandus à une époque où il y avait un peu plus de cannibales que maintenant, où, de peuplade à peuplade, on se tuait et on se mangeait, tandis qu’à l’heure actuelle, par un certain progrès, très relatif, on ne se tue plus guère que de peuple à peuple et sans se manger. L’ogre du Petit Poucet est un fait-divers préhistorique.

Un conte populaire dont on retrouve des variantes partout, notamment en Belgique, débute comme ceci :

Il y avait une fois un pauvre homme qui planta une fève dans son jardin. Il poussa un haricot qui grandit, grandit jusqu’au ciel. Le pauvre homme grimpa sur son haricot et arriva jusqu’au paradis. Il toqua à la porte ; saint Pierre vint ouvrir, etc.

Ce haricot montant jusqu’aus étoiles nous étonne. Pour ceus qui ont imaginé le début de ce conte, rien n’était plus naturel. Longtemps l’homme a cru que le ciel était une calotte solide[9], peu distante de la terre, soutenue par les arbres ou les montagnes et qu’une plante un peu élevée pouvait aisément atteindre. Cette conception sauvage apparaît d’ailleurs spontanément chez l’enfant. Un petit garçon de cinq ans me disait un soir en me montrant une étoile : « (Re)garde donc un peu cette belle lumière au plafond de la rue. » Notre formule usée de la voûte céleste n’est pas une comparaison. C’est le débris fossile d’une antique croyance que, tous, nous partagerions encore, si quelques astronomes de génie n’avaient fait sauter de la dynamite de leurs calculs le dôme au-dessus duquel habitaient les dieus.

De simples dictons peuvent être aussi intéressants à étudier que des contes.

En voyant une averse cinglée d’un coup de soleil, on dit, et pas seulement en Belgique, « c’est le diable qui marie sa fille »[10].

D’où vient cette manière de s’exprimer ?

Plusieurs mythologies, du moins parmi les peuples de notre race, parlent du mariage de divinités ou de génies du ciel. Dans l’Inde, c’est l’union mystique du dieu Soma avec Sûryâ, la fille du soleil ; en Grèce, c’est le mariage sacré (ἱερὸς γἀμὀς) de Zeus et de Hêrê, vulgairement connus sous leurs noms latins de Jupiter et de Junon. Notre expression wallonne est un dernier reste de mythes semblables. Le diable ici ne doit pas effrayer. La conquête du Christianisme au commencement du moyen âge a été, en bien des endroits et pour bien des choses, presqu’entièrement nominale, se bornant à débaptiser ce qu’elle ne pouvait détruire. Pour les légendes, par exemple, l’homme du peuple à qui un moine venait dire que le dieu dont il contait l’histoire était un démon, changeait simplement le nom des personnages, mais ne cessait ni de la raconter, ni d’y croire. Beaucoup de choses très vieilles se sont ainsi conservées sous des étiquettes d’apparence chrétienne qu’il est très aisé de décoller. L’expression : Li dyâl marèy si fey suffit donc à nous reporter aus époques lointaines où il n’y avait ni traités de physique, ni manuels d’astronomie, où, pour expliquer tous les phénomènes qui l’entouraient, l’homme, — et il n’aurait pu penser autrement —, supposait dans tous les êtres des volontés semblables à la sienne, voyant en réalité une noce céleste dans la gaîté d’un rayon de soleil au milieu d’une averse, une dispute plus ou moins conjugale dans quelques grondements de tonnerre, une bataille dans chaque orage et un pont divin dans l’arc-en-ciel.

Nous pouvons maintenant répondre à la question : « Qu’est ce que le Folklore ? » Amas de débris de tous les âges, comme des empreintes de plantes sur des morceaus de houille ou des os de monstres antédiluviens, il nous fait revivre toute la vieille humanité. Ces débris, il faut les recueillir et les étudier ; les recueillir, parce que, si nous ne nous empressons de les cataloguer dans des vitrines, il n’en restera plus rien dans quelques jours ; les étudier, parce que dans une sotte superstition de village comme dans un conte de noir d’Afrique peut se trouver la solution de quelque obscur problème de l’histoire morale de l’homme.

Et maintenant, le lecteur peut aborder ce petit livre.

Et il ne voudra ni rire ni s’indigner.

Il ne rira pas, car il saura désormais que toutes ces vétilles ont dû avoir une raison d’être, qu’à tel ou tel moment de l’évolution, les croyances qui nous semblent les plus absurdes, comme celle aus revenants, ont été aussi inévitables, aussi bien raisonnées, que le sont aujourdhui nos convictions scientifiques.

Il ne pensera pas non plus à s’indigner trop de voir encore tant de vieilleries dans notre xixe siècle. La civilisation ne date que d’hier ; le sol est toujours encombré des ruines de l’ancien édifice, et quand on songe au peu de temps qu’il a fallu pour le renverser, certain de l’invincible marche en avant de l’homme, on ne peut que regarder avec un sourire, plein à la fois de scepticisme et de sympathie, les pauvres vieilles choses que nous détruisons, rien qu’en les expliquant.

On ne rit pas de la petite fille qui emmaillote sa poupée. On ne lui défent pas de continuer. On la laisse grandir.




  1. Aussi les Anglais écrivent Folk-Lore, parce que c’est pour eus un composé non encore suffisamment fondu. Nous, qui y voyons un mot tout fait dont les éléments premiers n’ont pas de sens dans notre langue, devons l’écrire sans trait d’union.
  2. Quelques Français emploient le mot Tradition avec un T majuscule. Il est trop vague et n’a d’ailleurs acquis de sens spécial que par un ricochet du mot folklore. L’expression de Traditions populaires, employée par d’autres, est meilleure ; mais elle a deus défauts : elle est d’abord un peu longue ; ensuite, elle ne permet pas la création d’un substantif pour désigner celui qui s’occupe à recueillir et à étudier les traditions populaires et que les Anglais appèlent folklorist.
  3. Voyez une formulette presque semblable pour la chauve-souris, no 74, page 11.
  4. Ces trois exemples sont pris à un article de M. Tuchmann dans Mélusine 2, 563-564.
  5. Voyez sur ce jeu les études de MM. Gittée dans Volkskunde 4, 123-134 (reproduite en traduction française dans Mélanges wallons Liége, 1892, 85-98) et Newell dans Games and songs of american children et Journal of american Folk-Lore 5, 70. Je n’ai pu consulter encore les travaus de M. N. que je cite ici d’après Mélusine 6, 72.
  6. Voir sur ce sujet l’intéressant ouvrage de Starcke, La famille primitive, qui élève des doutes très légitimes sur la première partie de l’hypothèse. On trouvera les principales conclusions de M. S. très bien résumées par M. Godenir dans Bulletin de folklore 1, 67-71.
  7. Cp. Léopold von Schroeder die Hochzeitgebräuche der Esten 26 d’après un ouvrage antérieur à 1865.
  8. 11, 244.
  9. Quelques faits anciens à l’appui : En zend et en sanscrit, le même mot açman signifie à la fois « pierre » et « ciel » et le premier de ces deus sens doit être reporté à l’époque où les ancêtres des Indous et des Européens vivaient ensemble, le grec ἄϰμων « enclume » permettant, en effet, de restituer dans le dictionnaire proethnique un mot akmô(n) « pierre », dont le sens s’est spécialisé sur les bords de la Méditerranée. En latin, cœlum et firmamentum ont signifié « voûte » à l’origine et des traces de la même conception se rencontrent chez les Sémites. (Voyez Bréal et Berger dans Mémoires de la Société de linguistique 7, 27-28).
  10. Voyez ci-dessous le n° 958.