Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Le lièvre et le roi éléphant

Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 338-345).

XXVI

LE LIÈVRE ET LE ROI ÉLÉPHANT

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Dans ce temps-là, c’était l’éléphant qui était le roi des animaux. Mais ce pauvre roi était si vieux, si vieux qu’il ne pouvait plus rien faire, s’occuper de rien. Il passait toute la journée la bouche ouverte, bavant, bavant, comme un petit enfant qui fait ses dents : un vieux ramolli, vous dis-je. Les animaux, cependant, faisaient semblant de croire que c’était parce qu’il riait qu’il avait toujours cette bouche ouverte, et tous répétaient : « Mais voyez quel bon roi nous avons ! il rit toujours, il rit sans cesse. »

La saison sèche arriva. La pluie ne tombait pas, toute l’herbe était brûlée par le grand soleil. Le lièvre cherche à manger, il ne trouve rien : point de lasseron, point de salade, point de légumes, tout est mort. Mais vous savez que le lièvre est plein de malice.

Comme il voit ouverte la bouche du roi éléphant, il épie le moment où personne ne peut le voir, et saute dans la bouche de l’éléphant. Il entre dans son corps, descend et va manger ses intestins. L’éléphant ne sent rien, sa bouche reste ouverte, il rit, il rit toujours.

Le lièvre est un animal méchant. Quand il a assez mangé de tripes, il se met à ronger le cœur de l’éléphant. Le vieux roi, cette fois, cesse de rire ; il ferme la bouche et meurt.

Lorsque le lièvre a assez mangé, il veut sortir : impossible, la porte est fermée. Que faire ? Il retourne dans les intestins, il s’assied et réfléchit.

Cependant, au dehors, les animaux se sont aperçus que le roi est mort. Il font mine d’être désolés, ils pleurent, ils crient, ils gémissent. Le singe va dire au jeune éléphant qui doit succéder au roi son père : « Sire, pour soulager un peu notre douleur, laissez-nous empailler le corps de votre père avec des herbes odoriférantes, citronnelle, feuilles de fougère, racines de vétiver, faham. Puis nous le porterons au cimetière. Mais, du moins, il mettra plus longtemps à pourrir, et nous pourrons nous consoler un peu ! Quelle perte affreuse nous avons faite ! » Tous les animaux répètent en chœur : « Oui, sire ! oui, sire ! laissez-nous bourrer de bonne paille le corps de votre père. »

Le jeune éléphant est content. Il leur dit : « Eh bien ! bourrez, puisque vous le désirez, bourrez ! »

Le singe dit aux animaux : « Allez chercher de l’herbe et des feuilles. Je garde avec moi le rat, le tandrac, la souris, le centpieds, le millepattes, le ver, pour vider ce grand corps-là : il faut retirer les intestins et les jeter, sinon il pourrirait trop vite.

Le lièvre, qui a tout entendu, s’enveloppe dans les intestins. Le singe les fait enlever et jeter bien loin pour qu’ils n’empuantissent pas le palais du roi.

Quand le lièvre les a entendus s’éloigner, il sort du milieu des intestins, se nettoie, s’essuie bien, et court au cimetière où l’on enterrait le défunt.

Le martin et la perruche venaient de prononcer de longs discours au bord de la fosse. Le lièvre fend la presse, arrive auprès du trou, lève les yeux et commence :

« Hélas ! hélas ! mes frères ! de quel coup cruel Dieu nous a frappés ! Quel bon roi nous avons perdu ! Et je n’étais pas là pour fermer ses yeux ! j’étais allé aux Trois-Îlots près de l’oncle de ma femme, gravement malade, lui aussi ! Je reviens, qu’est-ce que j’entends dire : « Le roi, notre bon roi est mort ! » Hélas ! hélas ! qu’on me laisse pleurer ! Tous vous êtes dans l’affliction, mes frères ! tous, je le vois, vous sentez votre perte. Mais personne, personne ne pouvait comme moi savoir quel bon cœur, quel cœur excellent avait notre roi ! Laissez, laissez mes yeux se fondre en eau. »

Le lièvre quitte le cimetière et va chercher du cresson au bord de la rivière.[1]


  1. Ici Lindor hausse le ton. Il s’élève jusqu’à la satire : les deux éléphants, père et fils, le singe, le lièvre et le chœur même des animaux, tout grandit : la fable créole n’a rien de plus élevé.