Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire de Corps-sans-Âme et de Colle-des-Cœurs
XXVIII
HISTOIRE DE
CORPS-SANS-ÂME
ET DE COLLE-DES-CŒURS
l y avait une fois un roi qui avait une fille
jolie, mais jolie comme un goyavier-fleurs
à l’époque du premier de l’an, une petite
merveille, vous dis-je. Quand les jeunes gens
avaient le malheur de regarder sa figure, leurs
yeux y restaient attachés ; ce qui fait qu’ils la
nommaient la princesse Colle-des-Cœurs, et une
fameuse colle, je vous jure, une colle qui ne laissait
jamais s’échapper les oiseaux quand une fois
ils s’étaient pris aux gluaux.
Deux ou trois cents rois de toute espèce avaient déjà demandé sa main à son père. Mais son père ne voulait pas la contraindre : « Je laisserai Colle-des-Cœurs choisir elle-même ; ce n’est pas moi qui dois me marier, c’est elle qui doit se marier ; débrouillez-vous avec elle ; si elle vous dit oui, ce n’est jamais moi qui vous dirai non. Quand la tourterelle doit prendre un mari, ce n’est pas le martin qui prépare le nid. » Colle-des-Cœurs, quand elle entendait son père parler ainsi, lui sautait au cou et l’embrassait : « Oui, certes, c’est moi qui ai un bon petit papa. » Et c’était pour cette raison que le père de Colle-des-Cœurs s’appelait le roi Gâteau.
Un jour Colle-des-Cœurs faisait une promenade en voiture. Les chevaux s’emportent. Le cocher essaye de les arrêter, impossible ! c’était une paire de Buenos-Ayres ; vous savez comme ils ont la bouche dure ; c’est l’herbe de leur pays qui en est cause. La rivière n’était pas loin ; encore un instant et la voiture va verser dans l’abîme. Colle-des-Cœurs est debout et sur le point de sauter, quand soudain elle entend une voix qui crie : « Ne sautez pas, mademoiselle ! ne sautez pas ! me voici ! » Un jeune homme s’élance hors des broussailles, se jette devant les chevaux, les saisit aux naseaux, les arrête.
Colle-des-Cœurs descend de la voiture et lui dit :
— Grand merci, Monsieur, grand merci ! c’est vous qui m’avez sauvé la vie. Mais ces méchants chevaux ne vous ont pas fait de mal, au moins ?
— Du mal ! Mademoiselle ! J’ai le bonheur de les empêcher de vous tuer, et vous me demandez si j’ai du mal ! Non, non ! ce n’est pas du mal, c’est du bonheur qui me vient d’eux !
Colle-des-Cœurs devient rouge comme le côté d’un letchi où frappe le soleil. Elle regarde le jeune homme et baisse les yeux. Je crois que pour le coup le fruit est mûr.
Cependant le cocher a ramené la voiture sur le grand chemin ; il a visité avec soin les harnais et les roues : il n’y a rien de cassé. Colle-des-Cœurs remonte dans la voiture, le jeune homme monte après elle :
— Jamais je ne vous laisserai seule avec ces chevaux entre les mains d’un cocher pareil ! Mais quand je suis là vous pouvez vous rassurer, Mademoiselle ; mon nom même doit vous donner confiance : je me nomme le prince Peur-de-Rien.
Peur-de-Rien et Colle-des-Cœurs causent ensemble. Lorsqu’ils arrivent au palais du roi Gâteau, Colle-des-Cœurs embrasse bien fort son père et lui raconte ce qui est arrivé. « C’est le prince Peur-de-Rien qui m’a sauvé la vie, papa ! Si vous ne pleurez pas maintenant la fille qui vous aime, c’est à lui que vous le devez, papa ! Mais comment pourrons-nous jamais nous acquitter envers lui, papa ? »
Le roi Gâteau les regarde un bon moment tous les deux. Puis, il se met à rire et dit à Colle-des-Cœurs :
— Peut-être trouverai-je le moyen de payer notre dette, mon enfant. Laisse-moi essayer.
Il prend la main de Colle-des-Cœurs, il prend celle de Peur-de-Rien. Il met les deux mains l’une dans l’autre, puis il leur dit :
— N’est-ce pas ça, mes enfants ? N’est-ce pas un bon moyen d’arranger les choses ? Dites.
Colle-des-Cœurs, cette fois, devient rouge comme une mangue figet mûre ; elle entoure de ses bras le cou de son père et cache son visage dans le jabot de sa chemise en murmurant quelques mots, mais si bas, si bas, que personne ne put rien entendre. Mais Peur-de-Rien pousse un hip ! hip ! hurrah ! « Si fait va, papa, vous êtes un malin, vous ! »
Le mariage est décidé. Peur-de-Rien est pressé. On met un régiment de couturières à l’ouvrage : elles cousent des robes, des chemises, des peignoirs, des casavecks, des draps de lit, des taies d’oreillers, des serviettes pour la figure, pour les pieds, pour les mains, des vêtements de bain, bref, tout un trousseau. Peur-de-Rien est sans cesse sur le dos des ouvrières : « Mais travaillez donc, les enfants ! Travaillez donc ! Assez tirer sur le soleil ! Ce n’est pas sur le soleil qu’il faut tirer ; c’est sur votre aiguille ! »
Le jour du mariage arriva. Colle-des-Cœurs avait peu dormi cette nuit-là, sa tête lui faisait un peu mal. Elle monta sur l’argamasse pour respirer un peu d’air frais. Comme elle se relevait pour aller mettre sa robe de mariée avec son bouquet de fleurs d’oranger, elle entend soudain un grand bruit dans l’air au-dessus de sa tête. Le ciel s’ouvre tout à coup, et une espèce de loup énorme saute sur l’argamasse. Il enlève Colle-des-Cœurs dans ses bras, frappe du pied, rebondit comme une balle élastique et s’enfonce dans le nuage qui l’a apporté. Le nuage se referme, ils ont disparu. La servante, qui était avec Colle-des-Cœurs sur l’argamasse, veut crier : elle ouvre la bouche, mais l’émotion l’étrangle, rien ne sort.
Lorsque la servante a raconté ce qui vient de se passer au roi Gâteau et à Peur-de-Rien, comment peindre leur désespoir ! Ils crient, ils pleurent, ils arrachent leurs cheveux, ils déchirent leurs habits ; rien n’y manque. Alors qu’y faire ? Quand ils sont las, ils s’arrêtent.
Peur-de-Rien monte sur la montagne ; il regarde, il cherche s’il apercevra ce nuage. Deux ou trois fois le nuage passe tout près de lui ; mais il a beau écarquiller ses yeux, le nuage est trop épais, il ne peut voir comment est fait le dedans du nuage.
Dans sa misère, Peur-de-Rien n’avait qu’une petite distraction, il aimait à aller à la chasse.
Un jour qu’il était au milieu de la forêt, il entend du bruit derrière des ravenals. « C’est peut-être un cerf ! » Il avance sans bruit de l’autre côté des ravenals ; que voit-il ? Une biche abattue qu’un gros lion et un perroquet énorme se disputaient en se battant. Peur-de-Rien tire son couteau, fait deux parts de la biche et leur dit :
— Mais pourquoi donc vous battre ? La pièce est assez grosse pour deux. Je l’ai coupée juste par la moitié ; partagez de bon cœur ; que chacun de vous prenne une part.
Le lion et le perroquet sont satisfaits de l’accord. Ils disent à Peur-de-Rien : « Oui, vraiment, tu as raison ! Mais pour te récompenser d’avoir arrangé notre différend, nous voulons te faire un présent qui t’aidera à retirer Colle-des-Cœurs des mains du loup qui l’a emportée dans le nuage. »
Le lion arrache un cheveu de sa crinière, le donne à Peur-de-Rien et lui dit :
— Quand tu voudras te changer en un grand et beau lion comme moi, prends ce cheveu dans ta main et dis : « Et toi, cheveu, fais ton ouvrage, » et tu deviendras lion. Quand tu voudras reprendre ta figure d’homme, tu n’auras qu’à dire : « Et toi, cheveu, défais ton ouvrage. » Tu
as entendu, n’oublie pas, ce n’est pas difficile à se rappeler.
Peur-de-Rien dit grand merci au lion.
Le perroquet arrache une plume du bout de son aile, la donne à Peur-de-Rien et lui dit :
— Quand tu voudras devenir un perroquet comme moi pour voler où tu voudras, tu n’auras qu’à tenir cette plume et à dire : « Et toi, plume, fais ton ouvrage, » et tu seras changé en perroquet. Quand tu voudras reprendre ta figure d’homme, tu n’auras qu’à dire : « Et toi, plume, défais ton ouvrage ! » N’oublie pas.
Peur-de-Rien remercie le perroquet. Ils s’en vont tous les trois.
Peur-de-Rien, de retour au palais, cherche le roi Gâteau pour lui raconter son aventure. Le pauvre vieux roi était étendu sur un canapé auprès d’une fenêtre ouverte. Toute la journée, depuis le petit point du jour jusqu’à la nuit noire, c’était là sa place. Il avait toujours les yeux au ciel, pour chercher à apercevoir le nuage qui lui avait volé sa fille.
Peur-de-Rien lui dit : « Ce n’est plus le moment de pleurer, papa ! je vais dans un instant aller voir Colle-des-Cœurs. Le bon Dieu a eu pitié de nous. Écrivez-lui ce que vous voudrez, c’est moi qui lui porterai votre lettre. » Et il raconte au bonhomme Gâteau sa rencontre avec le lion et le perroquet.
Le bonhomme s’élance dans son bureau, saisit une plume, de l’encre, du papier, et écrit :
« Ah ! mon enfant ! ma chère enfant ! quelle douleur est la mienne ! Si Dieu exauçait ma prière, il me permettrait de t’embrasser encore une fois avant de mourir ; c’est ce que je lui demande jour et nuit ! C’est Peur-de-Rien qui te remettra cette lettre. Fais tout ce qu’il te dira : excepté ton vieux père, il n’y a personne qui t’aime comme lui. »
Le roi met sa signature au bas de la lettre, la donne à Peur-de-Rien et lui dit :
— Ne tarde pas à revenir me porter de ses nouvelles ! Tu sais que je vais mourir si ce chagrin doit durer !
Pauvre bonhomme ! laissons-le !
Peur-de-Rien monte sur la montagne. Voilà qu’il voit venir le nuage. Le vent le pousse comme un grand vaisseau blanc ; attendons qu’il approche encore un peu. Soudain, Peur-de-Rien prend dans sa main sa plume de perroquet et lui dit : « Eh toi, plume ! fais ton ouvrage. » Que croyez-vous ? Son corps à l’instant se ramasse ; ses bras se changent en ailes, son nez devient un bec, ses habits des plumes ; ce n’est plus un homme, mais un grand perroquet gris. Le nuage était proche ; il prend son vol et monte tout droit.
Peur-de-Rien entre dans le nuage.
Ce nuage-là était distribué comme une véritable maison. Il y avait des chambres, des corridors, des escaliers ; puis des portes, des fenêtres. Mais ce n’était pas du bois comme dans les maisons qui sont sur la terre, tout était taillé dans le nuage même : on eût dit du coton fin comme de la fumée. Peur-de-Rien lui-même est obligé de s’étonner.
Peur-de-Rien entre dans le vestibule : personne. Un escalier est devant lui, il monte. Rendu là-haut, il trouve un long corridor où donnent vingt chambres ; mais toutes les portes sont fermées. Où est Colle-des-Cœurs ? Peur-de-Rien met l’oreille contre une porte ; il écoute : rien. Il va à une autre porte, il écoute : rien encore. Il arrive à une troisième porte, il écoute, et le voilà qui entend comme une personne qui ronfle. C’était la chambre du loup. Son gros nez était bouché de rhume : il était obligé de dormir la bouche ouverte. Ceux qui bâtissent leurs maisons au milieu des nuages doivent s’attendre à être enrhumés : demandez aux habitants de Curepipe.
Peur-de-Rien s’éloigne sans bruit de la porte du loup. Il arrive à la porte d’une autre chambre d’où sortent comme des plaintes. « Bien sûr, c’est ici ! » Il ouvre la porte avec son bec et entre. C’était bien la chambre de Colle-des-Cœurs.
Colle-des-Cœurs regarde cet oiseau qui entre ; elle croit que c’est sans doute un oiseau que le loup envoie pour qu’elle se divertisse à causer avec lui. Mais comment agréerait-elle un présent du loup ! Elle repousse le perroquet d’un geste de la main et lui dit : « Moi qui hais ton maître, je consentirais à t’aimer ! Va-t-en, va-t-en, laisse-moi pleurer en paix ! »
À l’instant, Peur-de-Rien dit à sa plume enchantée : « Plume, défais ton ouvrage ! » Il parlait encore qu’il était redevenu homme. Colle-des-Cœurs est debout ; elle s’élance vers lui, lui jette les bras autour du cou, et l’embrasse, l’embrasse ! Dieu, que c’est bon !
Alors ils se mettent à causer. Peur-de-Rien donne à Colle-des-Cœurs la lettre de son père. Elle la lit : « Oui, certes, je ferai tout ce que tu me diras ; on n’a pas besoin des conseils de son père pour savoir qu’une femme doit obéir en tout à son mari. »
Puis, Peur-de-Rien demande à Colle-des-Cœurs quelle espèce d’homme ou d’animal est le loup qui l’a enlevée.
— C’est une façon d’homme qui n’est pas un homme, avec une figure qui n’est pas une figure, des yeux qui ne sont pas des yeux, une bouche qui n’est pas une bouche, un corps qui n’est pas un corps. Je ne sais vraiment pas ce que c’est, et je crois quelquefois que c’est un fantôme. Je lui ai demandé son nom, il m’a dit qu’il s’appelait Corps-sans-Âme. Mais je ne sortirai jamais de ses mains, parce que jamais personne ne pourra savoir comment s’y prendre pour le tuer. Quand même on le couperait par petits morceaux, que lui importe ? Les morceaux se rejoindraient et se recolleraient. Pour le tuer, il faut savoir où est son âme. Son âme est dans un œuf, l’œuf dans un pigeon, le pigeon dans le corps d’un tigre rouge, le tigre rouge dans le corps d’un grand tigre blanc. Il faut tuer le tigre blanc ; le tigre blanc mort, le tigre rouge s’élancera sur vous tandis que vous êtes encore tout fatigué du combat, il faut le tuer aussi. Alors le pigeon s’envolera ; il faut le poursuivre, l’atteindre et le tuer, puis prendre l’œuf. En dernier lieu, pour la fin de l’aventure, il faut casser l’œuf sur la tête du Corps-sans-Âme. Alors, mais alors seulement, il tombera mort. Mais quel homme pourra faire tout cela ?
— Tu demandes quel homme tuera ton loup ?… Moi. Je crois parfois que tu as oublié mon nom, Colle-des-Cœurs, je m’appelle Peur-de-Rien. Fais tes préparatifs : avant trois jours, je serai de retour ici avec l’œuf de ce pigeon ; j’en ferai une omelette sur la tête du loup. Fais tes préparatifs, te dis-je ! Mais il n’y a pas de temps à perdre : laisse-moi partir.
Ils s’embrassent. Peur-de-Rien commande à sa plume de faire son ouvrage ; il se change de nouveau en perroquet et redescend sur la terre.
Après avoir donné des nouvelles au pauvre vieux roi Gâteau, il va à la recherche du tigre blanc.
Le tigre blanc habitait une caverne, dans une grand montagne, au milieu d’une vaste plaine. Jamais on ne traversait cette plaine, on faisait un grand circuit pour ne pas être aperçu par le tigre. Auprès de la caverne la terre était blanchie par les ossements des animaux qu’avait dévorés le tigre.
Pour arriver plus vite, Peur-de-Rien s’était changé en perroquet. Il vient se poser sur un tambalacoque qui avait poussé près de la caverne. Il descend en silence, prend le cheveu du lion dans sa main et s’écrie : « Eh toi, cheveu, fais ton ouvrage ! » et le voilà changé en un énorme lion comme il n’y en a pas deux au pays de Maurice. Puis il pousse un rugissement : Maman ! On dirait le tonnerre ! La montagne même est forcée de trembler ; des roches énormes roulent du haut jusque dans la plaine.
Le tigre dormait dans la caverne. Ce bruit le réveille en sursaut, d’un bond il est dehors. Le lion l’attendait. Le tigre sort, le lion est sur lui. Quel combat ! quelle bataille ! Ils sont couverts d’écume et de sang ; qu’importe ! La lutte continue acharnée : aucun des deux ne cède ; ils s’acharnent l’un contre l’autre. Le tigre soudain saisit une patte du lion dans sa gueule ; tandis qu’il baisse ainsi la tête, le lion le prend par la nuque et secoue, secoue si fort que le tigre est réduit à lâcher prise. Le lion alors saute sur son dos et l’aplatit contre terre ; il pèse, il pèse encore, houn ! et lui casse les reins. Le tigre tourne de l’œil : il est mort.
Mais le pauvre lion était cruellement blessé et tout essoufflé par la lutte. Tandis qu’il léchait sa patte, voilà le tigre rouge qui commence à se dégager du corps du tigre blanc. Encore un instant et il sera prêt pour le combat. Mais prenez-vous Peur-de-Rien pour une bête ? Il saisit sa plume et lui dit de faire son ouvrage. Il redevint perroquet, et se pose au haut du tambalacoque. Le tigre reste déconcerté au pied de l’arbre : « Attends, lui crie le perroquet, attends que je sois un peu reposé ! nous verrons tout à l’heure ! »
Cependant, le loup, dans son nuage, se sentait le corps tout mal à l’aise : « Mais qu’ai-je donc ? je me sens tout brouillé ! » Laissons-le.
Lorsque Peur-de-Rien sent que toutes ses forces lui sont revenues, il redevient lion et fond sur le tigre rouge. Ce tigre rouge était nécessai rement plus petit, pour que son corps pût tenir dans le corps du tigre blanc. Le lion n’a besoin que de trois ou quatre coups pour l’achever. « Ça, un tigre ? C’est bien plutôt un chat marron, je crois ! » D’un dernier coup de patte, vous dis-je, le lion lui crève le garde-manger. Il meurt ; le lion l’ouvre.
Le loup, dans le nuage, est obligé de se coucher ; sa maladie est grave.
Pendant que le lion ouvre avec précaution le corps du tigre rouge de peur que le pigeon ne s’échappe, le pigeon s’élance soudain hors de la gueule du tigre, monte et s’envole à tire d’aile. Le lion le poursuit de toute sa vitesse, mais quand donc un animal, en courant, pourra-t-il suivre le vol d’un oiseau ? Le pigeon gagne, gagne toujours ; encore un instant et le lion l’aura perdu de vue.
Peur-de-Rien saisit sa plume enchantée et lui crie : « Eh toi ! plume, fais ton ouvrage. » Le voilà perroquet. Il s’élève, monte, monte encore pour que son regard puisse porter plus loin : on dirait un gros cerf-volant qui ronfle dans le vent qui donne. Le pigeon le sent approcher et redouble d’efforts. Ah ouah ! le perroquet est là-haut au-dessus de sa tête. Soudain il plonge et le saisit par le milieu du corps. Un coup de bec suffit : le pigeon flotte dans l’air, se balance sur une aile, essaye de s’appuyer sur l’autre, puis tombe d’un coup comme la pierre qu’un enfant a lancée en l’air. Le perroquet l’ouvre : l’œuf est dedans.
Il prend l’œuf dans son bec et s’envole sur la montagne pour attendre le nuage.
Voilà le nuage dans le lointain. Le vent le pousse, le pousse, le rapproche. Le perroquet ouvre ses ailes et entre dans le nuage. Il sait maintenant où passer, il entre dans la chambre de Colle-des-Cœurs : « Me voilà ! voilà l’œuf ! Nous n’avons pas le temps de causer, suis-moi ! »
Il pénètre dans la chambre de Corps-sans-Âme.
Le loup était étendu sur son lit ; sa respiration était courte comme celle d’un chien qui vient de forcer un lièvre. Peur-de-Rien, d’un seul coup, casse l’œuf sur la tête du loup. Que croyez-vous ? Voilà son corps qui commence à fondre en eau. Il coule, il coule ; et voilà le nuage aussi qui s’en va en pluie. Le nuage tout à l’heure va manquer sous leurs pieds. Le perroquet n’a que le temps de crier à Colle-des-Cœurs : « Saisis ma patte ! Saisis ma patte ! Ne lâche pas ! » Le nuage se déchire en morceaux ; le perroquet ouvre ses ailes, et ils descendent sur le sommet de la montagne dans une petite pluie fine qui était tout ce qui restait du nuage.
Qu’ai-je besoin de rien ajouter, mes enfants ? Peur-de-Rien ordonne à sa plume de défaire son ouvrage. Il redevient homme et prend Colle-des-Cœurs dans ses bras. Mais ils mirent vraiment bien du temps à descendre de la montagne.
Lorsque papa Gâteau voit Colle-des-Cœurs, il est fou ! Il saute sur elle et la mange de baisers ! Quand enfin il est fatigué de l’embrasser, il l’embrasse encore. Peur-de-Rien ne peut s’empêcher de rire ; il arrache sa femme des bras du bonhomme : « Eh vous ! papa, vous allez lui finir les joues ! mais ce sont les joues de ma femme, ça ! »
Ils appellent le cuisinier pour ordonner le dîner. Maman ! maman ! pourvu qu’on n’étouffe pas à manger tout ça ? Impossible de compter la multitude de plats qu’il y avait sur la table. Mais il y avait une compote de pigeons, han ! Par malheur, quand je veux y goûter, Peur-de-Rien m’allonge un coup de pied qui me fait tomber ici.[1]
- ↑ Ce que nous avons exprimé de doute à l’endroit de la provenance de « Paulin av Pauline », nous serions tenté de le répéter ici. La donnée du conte de « Corps-sans-Âme av Colle-des-Keirs » ne nous paraît pas d’invention créole, outre que la conduite du récit révèle plus d’habileté, ou tout au moins plus de savoir faire, que nous n’en rencontrons dans les créations authentiques du génie de Lindor. Mais nombre de traits révèlent la main de l’artiste noir. Nous avons coutume chez nous de faire place à l’étranger naturalisé Mauricien.