Le Flâneur des deux rives/La librairie de M. Lehec

Éditions de la Sirène (p. 21-38).


LA LIBRAIRIE DE M. LEHEC


M. Lehec, le libraire, aimait ses livres au point de ne pouvoir les vendre qu’aux rares personnes qu’il jugeait dignes de les acquérir.

Du temps où il avait sa librairie rue Saint-André-des-Arts, j’allais souvent causer avec lui dans sa boutique. Depuis il a cédé son fonds de bons livres et, devenu presque aveugle, le libraire de Victorien Sardou et de M. Anatole France se tient à l’écart. Nul ne peut désormais recourir à son érudition obligeante.



Un jour, qu’un groupe d’étudiants passait rue Saint-André-des-Arts en chantant la chanson du Père Dupanloup, si libre qu’on ne peut la citer, M. Lehec m’apprit les relations qui avaient existé entre le grand prélat qui illustra de façon licite le nom de Dupanloup et les deux plus illustres éditeurs d’ouvrages libres et satiriques : les savants Isidore Liseux et Alcide Bonneau.

Je ne sais si la fameuse chanson du Père Dupanloup a été imprimée, mais presque tout le monde la connaît. Elle inspira à M. Jules Marry, qui n’est point le romancier populaire, un excellent recueil satirique intitulé : Les exploits de M. Dupanloup, plaquette de vers déjà rare ou destinée à le devenir. L’auteur dit dans un avant-propos :

« La chanson française, railleuse ou grivoise, qui n’épargne ni les guerriers, ni les gens d’église, a transformé ce prélat en une sorte de Priape ou de Kharagheuz chrétien, et, en lui prêtant les plus invraisemblables vertus génétiques, l’a fait entrer, vivant, dans la légende. L’origine de la chanson du Père Dupanloup remonte probablement aux dernières années du règne de Louis-Philippe.

« Monsieur Dupanloup (de pavone lupus), qu’on rencontre tour à tour, en ballon, en chemin de fer, à l’Institut, à l’Opéra, et par un naïf anachronisme, au passage de la Bérésina, est honoré d’un véritable culte érotique et patriotique par nos troupiers qui, depuis un demi-siècle, ne cessent de chanter ses exploits pour bercer la longueur des marches et la fatigue des manœuvres. »

Bizarre résultat des préoccupations pédagogiques de Mgr Dupanloup !

Mais ce prélat qui, au demeurant, était un saint homme, dut avoir une force peccante dont on ne pourrait peut-être pas citer d’autre exemple. Car il eut comme élèves au petit séminaire, Isidore Liseux et Alcide Bonneau, desquels l’activité et l’érudition s’exercèrent le plus souvent dans le domaine littéraire, que la singulière renommée de leur maître devait élargir de la façon la plus imprévue.

M. Lehec avait connu Liseux et Bonneau. J’ai recueilli ses propos parce qu’ils se rapportaient à des hommes sur lesquels il semble qu’on n’ait presque rien écrit et qui méritent de fixer un instant l’attention.

Les publications de Liseux sont de plus en plus recherchées parce qu’elles sont correctes, belles et rares. Bonneau fut le principal collaborateur de Liseux, qu’il avait connu au petit séminaire. Ces deux élèves de Mgr Dupanloup étaient l’un et l’autre la modestie même. Leurs styles, extrêmement précis, se ressemblent. Liseux, peu bavard, était, m’a-t-on dit, lorsqu’il ouvrait la bouche, plein d’esprit et du plus mordant.

Au moment du boulangisme, quelqu’un vint acheter, chez Liseux, de la part du fameux général, je ne sais quel ouvrage d’ethnologie orientale qui était sur le point de paraître. Liseux s’excusa et demanda où il faudrait envoyer le livre lorsqu’il aurait paru. On lui donna l’adresse du général, en ajoutant après le nom de Boulanger : « Le premier de son nom de qui on ait parlé ; ainsi fut Bonaparte. »

Et Liseux répliqua vivement :

« Pardon, un Bonaparte assistait au siège de Rome, en 1527. »

Un jour, il vit, sur le quai, un ouvrage très rare et qui lui aurait été utile, mais il n’avait pas sur lui l’argent que coûtait le livre. Vite, il alla engager sa montre au Mont-de-Piété. Mais, lorsqu’il revint, l’ouvrage était vendu. Liseux s’en alla dépité. Il racontait parfois cette histoire, ajoutant :

« Je n’ai jamais dégagé la montre. C’était un mauvais oignon qui ne m’a pas donné de tulipe. »

Une autre fois, il entra dans la boutique d’un brocanteur pour acheter un in-folio. Mais, le prix en étant trop élevé, il marchanda longtemps, si longtemps que le brocanteur lui dit :

« Vous marchandez trop et cependant je n’étrangle pas les clients. Je rabats autant que je peux. Il faut que tout le monde soit content. Je ne suis pas un mauvais diable ! »

« En ce cas, dit Liseux, je vous vends mon âme contre votre livre. »

Mais il finit par payer le volume avec une monnaie ayant cours.

Son imprimeur Motteroz le poursuivait parce qu’il lui devait de l’argent :

« Motteroz se fâche tout rouge, disait Liseux, c’est la folie des grandeurs ; voilà qu’il voudrait se faire passer pour le Cardinal. »

Un auteur lui proposait un manuscrit dont il ne voulut point.

« Les Estienne ou les Elzevier eussent-ils imprimé votre livre ? demanda Liseux… Non ! n’est-ce pas ?… Au revoir, Monsieur. »

Une dame vint lui offrir un ouvrage de sa façon sur la Hollande : « On dirait aussitôt que ce sont les Pays-Bas bleus, dit en souriant Liseux. Et vous n’y pensez pas, Madame, votre livre aurait l’air d’une supercherie. »

On lui demandait quelles étaient ses opinions politiques :

« Je suis républicain, répondit-il, mais de la république des lettres. »

Deux bibliophiles s’étaient attardés dans sa boutique, tandis qu’il traduisait un ouvrage anglais, et ils le dérangeaient fort par leur bavardage. Ils en vinrent à parler de la guerre de 70 et de la trahison de Bazaine.

« Messieurs, leur dit Liseux, on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu, ni d’un traître dans celle d’un traducteur. »

Et interloqués, ils s’en allèrent.

Un amateur voulait un rabais sur les ouvrages que publiait Liseux, prétextant qu’il était un de ses amis.

« En ce cas, répondit l’éditeur, prenez les livres, puisque j’ai fait imprimer sur les couvertures : Pour Isidore Liseux et ses amis. »

Et l’amateur emporta les livres sans rien payer.

Il parlait de la science avec attendrissement comme si elle eût été une personne de ses amies :

« Elle n’est ni sévère, disait-il, ni repoussante, pensez donc, son corps, c’est la nature, sa tête, c’est l’intelligence, et sa parure, ce sont les livres. Bonneau la connaît encore mieux que moi. Il pourrait vous dire de quelle couleur sont ses yeux, quelle teinte a sa chevelure. C’est qu’il ne la quitte jamais, et moi, je dois la négliger parfois pour m’occuper de commerce. »

Comme il avait l’intention de publier la traduction de quelques nouvelles du conteur napolitain Basile, on lui indiqua, pour ce travail, un savant au nom fortement germanique et qui tenait à signer sa traduction :

« J’aimerais mieux qu’il s’appelât Pulcinella, répartit Liseux, ou, au moins Polichinelle. »

Et il renonça à son projet.

Au temps où sa boutique était située dans le passage Choiseul, Liseux avait à son service un commis et une bonne qui étaient le frère et la sœur. Celle-ci avait un bon ami qui est devenu garçon à la Bibliothèque Nationale et qui est employé dans le département où sont conservées la plupart des publications de Liseux :

« J’ai toujours eu l’impression, m’a dit cet homme, que je ne venais qu’en second et qu’elle couchait avec son patron… Le frère, qui était mon meilleur ami, était surveillé de près par M. Liseux, qui ne voulait pas qu’il rentrât se coucher après dix heures. »

Au demeurant, Liseux était, paraît-il, bon et indulgent. Mauvais comptable, il était fort endetté et ses éditions lui revenaient très cher. Il devait à son imprimeur, il devait au marchand de papier. Son fonds fut dispersé de façon très désavantageuse pour lui, et cet homme, qui avait édité des livres qui comptent parmi les plus beaux de l’époque, mourut dans une misère complète.

« Alors que, dit M. Octave Uzanne, dans le catalogue de sa vente qui eut lieu en mars 1894, Jouaust mourait repu et envoûté dans la juste réprobation des amateurs lésés par le solde extravagant de ses éditions, lui, le cher honnête homme, mourait de froid, ou qui sait ? peut-être de dégoût et de lassitude, avec dix-neuf sous pour toute fortune dans sa poche ! »

Les papiers de Liseux ont passé, paraît-il, entre les mains d’un libraire belge nommé Van Combrugghe.

Les détails que j’ai pu recueillir sur l’existence de Bonneau sont trop peu intéressants pour que je les donne ici. Il fut un des collaborateurs les plus discrets et les plus savants de la librairie Larousse et mena une vie modeste et retirée. Plusieurs personnes se souviennent encore de l’avoir rencontré à la Bibliothèque Nationale où il allait très souvent et où les tracasseries ne lui furent point ménagées.

Je ne sais s’il l’inventa, mais il est un des premiers à avoir employé pour la traduction des vers le système de la version juxtalinéaire et littérale qui devait exercer une influence si profonde sur la poésie française.



C’est dans la boutique de M. Lehec que j’ai acheté le Virgilius Nauticus de M. Jal. Il en avait plusieurs exemplaires.

On s’est amusé à signaler quelques-unes des sources où M. Anatole France a puisé l’inspiration.

Cependant, on n’a pas encore mentionné le nom du savant, M. Jal, qui n’est pas un inconnu, car Littré l’a toujours cité à propos des termes de marine. Il est encore l’auteur du Virgilius Nauticus que M. Anatole France attribue à son « Monsieur Bergeret ».

Virgilius Nauticus. Examen des passages de l’Eneïde qui ont trait à la marine, par M. Jal, historiographe de la Marine, auteur de l’archéologie navale… Paris, Imprimerie Royale, MDCCCXLIII, tel est le titre d’un ouvrage que devait illustrer l’imagination du plus érudit des romanciers contemporains. C’est un in-8o de 107 pages.

M. Jal, qui constatait avec admiration l’étendue des connaissances nautiques de Virgile, était, au moins en ce qui concerne la marine, un ennemi de Rabelais, et consacra plusieurs pages de son Archéologie navale aux navigations de Pantagruel.

« Là j’ai montré, dit-il, en analysant le quatrième livre de l’immortel ouvrage du curé de Meudon, que le savant homme, savait tout peut-être, excepté ce qui touche à la marine ; que le navire, la navigation, et même le vocabulaire des mariniers lui étaient restés à peu près inconnus, et que s’il rencontra juste quelquefois dans l’explication des termes usités sur les nefs du xvie siècle, ce fut certainement par hasard. »

Au contraire, lorsqu’il examine, au point de vue technique, ce qui a trait à la marine dans l’Éneïde, M. Jal arrive à une conclusion opposée.

Après nous avoir montré Virgile, tout jeune encore, étudiant les mathématiques à Naples et à Milan, il nous le fait voir passant dix-huit ans à Naples, en Sicile, dans la Campanie.

« Pendant ces dix-huit années, il eut presque toujours sous les yeux, ou la flotte militaire stationnée au port de Misène, ou les riches convois qui apportaient les trésors de la Grèce et de l’Égypte à Panorme, Messine, Mégare, Syracuse et Parthénope, ou les barques de plaisance appartenant aux riches voluptueux dont les gracieuses habitations, bâties autour du Crater, se miraient aux eaux calmes de cette baie magnifique. »

Plus loin, M. Jal s’attarde dans cette baie : « Sillonnée par mille embarcations cherchant l’une l’autre à se primer de vitesse, et montrant avec orgueil, celle-ci sa proue argentée ou dorée, celle-là sa poupe surmontée d’un aphlaste recourbé en panache, quelques-unes l’élégant chenisque au-dessus de la tutelle, d’autres, leurs rames couvertes de nacre ou de bandes d’un métal précieux, la plupart un gréement de laine aux couleurs variées, et presque toutes les voiles de pourpre ou du lin le plus blanc, sur lequel on a représenté des sujets érotiques, et inscrit, avec le nom du propriétaire de la barque, quelque maxime empruntée à une philosophie sensuelle. »

Et M. Jal traite sans ménagement les commentateurs et les traducteurs de Virgile qui n’ont point tenu compte de la savante exactitude du poète. Ascensius n’a pas trouvé d’explication ingénieuse du mot puppes ; « le Père de La Rue ne se doute pas de la raison qui a fait opposer les proues aux poupes » ; Annibal Caro a substitué les vaisseaux aux proues ; Gregorio Hernandez de Velasco traite Virgile très cavalièrement ; João Franco Barreto est plus scrupuleux, mais pas beaucoup plus ; Dryden prend les proues et les poupes pour les navires eux-mêmes ; la traduction allemande de John Voss laisse autant à désirer que la version anglaise de Dryden ; Delille, le plus estimé des traducteurs français, pas plus que ses rivaux étrangers, n’a intimement compris le texte de son auteur.

À propos des termes nautiques de Virgile, le savant M. Jal va jusqu’à citer des mots du langage des Malays, des Madekasses, des Nouveaux-Zélandais. Il fait encore de pittoresques rapprochements quand il en vient à examiner le triplici versu :

« Il exprime, à mon avis, un chant trois fois répété, un cri, un hourra ! une espèce de celeusma dont la tradition est vivante encore dans les bâtiments où pour tous les travaux de force, et, par exemple, quand on hale les boulines, un matelot, le véritable hortator des anciens navires, chante : Ouane, tou, tri ! hourra ! (one, two, three ! hourra ! — angl.). La tradition antique était pleine de force au moyen âge, à Venise, où la chiourme du Bucentaure, toutes les fois que le navire ducal passait devant la chapelle de la Vierge, construite à l’entrée de l’Arsenal, criait trois fois : Ah ! Ah ! Ah ! donnant un coup de rame après chacune de ces acclamations. »

La conclusion de M. Jal est sans doute différente de celle que M. Bergeret, notre contemporain, eût mise à son fameux ouvrage :

« La marine actuelle touche de bien près à la marine d’autrefois, c’est pour moi un fait de la plus grande évidence. Voilà pourquoi je pense que tout homme qui s’occupe de la marine moderne doit s’enquérir de tout ce que furent les marines anciennes ; voilà pourquoi je pense aussi que Virgile étant, sur la question de la marine antique, l’écrivain qu’on peut consulter avec le plus de fruit, il était nécessaire de démontrer sa compétence et de la prouver, en rendant à ses vers toute la valeur didactique dont les avaient dépouillés des interprètes, fort savants d’ailleurs, mais qui ne comprenaient pas la langue spéciale que parlait le poète marin. »

M. Anatole France a peut-être acquis un exemplaire du Virgilius Nauticus chez M. Lehec, dans la boutique duquel il passait parfois une heure. Un jour, par hasard, je l’entendis faire l’éloge de l’abbé Delille.

« Delille n’a qu’un défaut, disait à peu près M. Anatole France, c’est de n’être point lu. »

Et comme il en sait par cœur de longues tirades, il les récita.

Peut-être n’a-t-il pas retenu en aussi grand nombre les vers de son maître Leconte de Lisle.

Mais n’y a-t-il pas une certaine parenté entre ces deux poètes ?

Ayant entendu quelqu’un faire un rapprochement entre Leconte de Lisle et l’abbé Delille, je rapportai, dans un article, une opinion qui me paraissait pour le moins singulière. Je viens de la retrouver tout au long et à deux reprises sous la plume de Louis Veuillot : « Tous ces oripeaux descriptifs, ces tintamarres de couleur et de lumière, ne sont que le déguisement du vieil abbé Delille. Seulement, sous le fatras de ses périphrases, Jacques Delille marchait d’un pas leste. L’épagneul de salon dont les jolies petites pattes couraient sans broncher à travers les porcelaines, et secouaient par moments de jolies petites perles fausses, est devenu un éléphant chargé d’une tour de guerre pleine de soldats farouches et surtout bariolés. Il simule bien la marche pesante, toutefois la terre ne tremble pas. »

Et quelques jours après, Veuillot ajoutait :

« Il décrit à outrance. Nous avons rappelé l’autre Delille, son quasi homonyme et qui semblait son contraire. En vérité, de l’un à l’autre il n’y a pas si loin qu’il semble, et ces extrêmes se touchent. Tous deux font leur principale affaire de décrire, parce que le don d’imaginer, le don de sentir et peut-être le don de penser leur manquent. Ils n’ont que l’œil extérieur, que l’écorce de la poésie ; la sève et la source leur sont inconnues. L’ancien Delille, qui se contentait d’être philosophe, et qui se piquait d’être correct, serait aujourd’hui libre-penseur irrégulier et peut-être pédant. Il écrirait Kaïn par un K, et ferait facilement du kaïnite et du khaldaïque. Le jeune de Lisle, — il y a quinze lustres —, eût décrit les jardins, l’imagination, la lecture, le café, les échecs, et n’eût su peindre Iris et les rochers qu’en bleu tendre. C’est le même homme ignorant de l’homme, s’exerçant au même jeu puéril avec la même dextérité. Seulement l’un est né sous Voltaire et l’autre sous Victor Hugo.

« S’il faut marquer une différence, peut-être que la part d’imagination de l’ancien Delille ne fut pas la plus restreinte. Autant que nous en pouvons juger à la distance où nous sommes de ses œuvres et de son temps, l’abbé Jacques puisait moins dans le fond public. Les descriptions de M. Leconte de Lisle sont bourrées de réminiscences plastiques fournies par l’architecture, la statuaire, la peinture et le dessin, à qui d’ailleurs toute notre poésie matérialiste emprunte considérablement, surtout dans les vastes et abondants domaines de leurs caprices. »

Je ne suis pas éloigné de penser, au demeurant, que l’art de l’abbé Delille n’ait exercé une véritable influence sur les Parnassiens.

Ils ne se réclamaient pas de lui parce qu’il était alors un poète trop décrié et que, sans doute, au Parnasse Choiseul, il fallait parler de Leconte de Lisle et non pas de Jacques Delille.

M. Anatole France se rattrapait dans la boutique de la rue Saint-André-des-Arts.

La librairie existe toujours, son aspect n’a pas changé, elle est tenue maintenant par un autre libraire qui connaît bien son métier, mais n’a pas pour les livres ce respect superstitieux que leur marquait M. Lehec.