CHAPITRE XVIII


Le détroit de Banca. — Les pirates malais. — Singapour. — Un amiral siamois.

Le second soir de notre départ de Batavia, nous mouillâmes à l’entrée du détroit de Banca, passe étroite qui court comme un serpent entre l’île Banca et la présidence de Palembang. Notre navigation devint alors une véritable promenade à travers des jardins, mais à travers des jardins dont les allées étaient tant soit peu dangereuses pendant la nuit, à cause des pirates et à cause des bas-fonds. Non pas que ces différents obstacles fussent bien terribles pour le Fire-Fly ! Nous avions tribord et bâbord de quoi répondre aux écumeurs de mer, et le contrebandier avait une quille assez solide pour ne pas craindre de s’échouer à la marée basse sur un fond de sable ; mais sir John était prudent et, de plus, comme il était fort peu pressé, il avait pris la bonne habitude de ne naviguer dans les détroits qu’en plein jour, ou pendant la nuit, avec une de ces lunes brillantes des tropiques comme il se contentait d’en désirer une pour soleil à sa brumeuse patrie.

Il faut avoir suivi les rives parfumées de ces îles qu’on nomme les Îles de la Sonde, pour comprendre ce que les soirées ont de charme et de poésie dans ces parages. La mer y est unie comme la surface d’un lac, la végétation envoie sa richesse jusque sur le sable d’or du rivage, les côtes se découpent à l’horizon en mille fantômes bizarres sous la réfraction de l’atmosphère embrumée. Le navire s’incline à peine sous la faible brise qui, franchissant la terre, ne gonfle que ses voiles hautes. Les frégates, les méduses, les gorgones, les alcyons, les hydres, tous ces zoophytes aux formes étranges, passent lentement le long du bord en ouvrant leurs voiles de pourpre et leurs longs bras rayonnants. L’oiseau moqueur et le perroquet à l’éclatant plumage franchissent d’un bond la largeur du détroit, en laissant tomber leurs cris perçants ; les dorades argentées se jouent dans le sillage, et les grands bois des rives ouvrent leurs impénétrables abris aux panthères et aux jaguars, dont les échos de la lame redisent les rauques rugissements.

Puis, la nuit vient, brusquement, sans crépuscule, fraîche et parfumée, et l’on s’endort en rêvant, pour s’éveiller tout à coup, échoué parfois, le beaupré dans les branches des mimosas en fleurs.

Après une journée de promenade le long de la côte de Banca et après avoir dépassé les fameuses mines d’étain, nous vînmes mouiller à l’entrée de la petite rivière d’Ogan.

Le lendemain nous reprîmes notre course.

Nous dépassâmes rapidement avec une jolie brise d’est les Sept Îles, la pointe Jambi, et nous donnâmes dans le détroit de Brahalla, pour venir mouiller, au commencement de la nuit, sous la pointe Dato, dans les eaux bleues de la baie Amphitrite.

Nous étions là dans le meilleur abri de la côte est de Sumatra. La baie Amphitrite, creusée dans la demi-circonférence que décrit le rivage du royaume de Siak depuis la pointe Dato jusqu’aux îles qui encombrent l’embouchure de l’Indragiri, est abritée des vents du large par les îles Sinhap et Lingin ; jamais les typhons n’y apportent leurs colères.

Depuis notre départ de Batavia, nous n’avions pas rencontré d’autres embarcations que celles de quelques malheureux pêcheurs ; aussi, reçûmes-nous parfaitement les proas qui, le lendemain matin, nous accostèrent pour renouveler nos provisions de fruits. Les légers bâtiments étaient de véritables corbeilles flottantes au milieu desquelles disparaissaient leurs noirs nautonniers.

Nous eûmes bientôt abord plus de bananes, d’ananas, de goyaves, de mangues, d’avocats ou de mangoustans, qu’il ne nous en fallait pour six mois ; de plus nous apprîmes des marchands que le royaume de Siak étaient en pleine révolution et que les insurgés occupaient la capitale.

Je fus un instant assez effrayé de cette nouvelle, car rien ne me disait qu’il n’allait pas prendre à mon aventureux commandant la grotesque fantaisie de prêter main-forte au pouvoir. Je le craignais d’autant plus que, le calme plat étant venu avec les premiers rayons du soleil, le Fire-Fly était peut-être sous la pointe Dato pour plusieurs jours et que je savais son capitaine fort peu amoureux du farniente.

Je finis heureusement par le convaincre qu’il était beaucoup plus naturel de laisser Sa Majesté Siakoise se tirer d’affaire comme elle le pourrait, et que, du reste, ses sujets ne cherchaient peut-être tout simplement qu’à se débarrasser d’un tyran.

Il se rendit en riant à mes observations, mais, aussitôt après le déjeuner, sans nous inquiéter d’un soleil embrasé dont les rayons, quoique nous fussions alors dans la saison des pluies, nous tombaient verticalement sur la tête, nous fîmes armer la yole, et, laissant le Fire-Fly aux soins de Morton, nous nous dirigeâmes, le fusil sur l’épaule, vers l’embouchure de l’Indragiri.

Nous nous échouâmes sur le sable fin de la petite île Amphitrite dont nous nous mîmes à suivre le rivage, en tirant çà et là quelques oiseaux.

Nous venions d’atteindre la passe étroite qui sépare l’île de la terre et nous cherchions un endroit convenable pour nous reposer quelques instants, lorsque sir John m’attira brusquement derrière un gigantesque palmier, le long duquel montaient comme des serpents d’épaisses lianes.

— Que diable est-ce donc là-bas ? me dit-il en me désignant un endroit du rivage opposé.

Au milieu des hautes herbes et des touffes de roseaux s’agitaient des masses noires que nous ne pouvions distinguer.

— Mais probablement quelques caïmans, répondis-je. Du reste nous pouvons nous en assurer.

J’épaulai ma carabine pour faire feu dans cette direction.

— Un instant ! un instant ! des caïmans auraient plongé depuis longtemps ; ne tirez pas et attendons. Je crois bien que nos coups de fusil ont éveillé autre chose que les animaux.

Nous nous blottîmes derrière les lianes, en surveillant attentivement les roseaux. Bientôt nous pûmes nous rendre compte de ce qui s’y passait. Par les solutions de continuité que parfois ils laissaient entre eux, nous vîmes se glisser, nageant sans bruit, des proas au nombre de douze ou quinze, montés chacun par une dizaine d’hommes qui s’efforçaient de faire gagner à leurs embarcations l’entrée de la rivière, sans être vus.

— C’était l’avant recourbé des bateaux qui inclinait ainsi les hautes herbes.

— Oh ! oh ! dit sir John en suivant toujours du regard les proas qui se perdaient dans les rizières en remontant la rivière, ils sont au moins deux ou trois cents, les gredins !

— Qui donc ça ? demandai-je.

— Parbleu, les pirates ! Ils surveillaient le Fire-Fly, nos coups de fusil les ont fait fuir, mais nous les reverrons ce soir, je le parierais bien.

— Oui, mais nous sommes prévenus.

— Heureusement ! Prenons à travers la forêt pour rejoindre la yole, afin que les deux ou trois proas restés en vedette dans les roseaux ne puissent nous apercevoir. Ce soir, nous leur donnerons une leçon, à moins que la brise ne s’élève et qu’il nous soit possible de lever l’ancre, ce que j’aimerais mieux encore.

Nous nous glissâmes derrière les cocotiers jusqu’à la pointe de l’île. Là, nous nous mîmes à courir dans les herbes et sur le sable du rivage pour gagner notre embarcation.

Le contrebandier venait de sauter par dessus une touffe de bambous, j’allais le suivre, lorsque je l’entendis pousser un de ces vigoureux goddem qu’il accentuait si bien.

— Hào ! très-cher, me criait-il, je dois avoir le pied sur quelque fort vilaine bête, j’ai la jambe serrée comme dans un cothurne romain, je n’ose bouger. Si je ne suis pas encore mordu, c’est que je suis tombé juste sur sa tête, et, comme je pèse un assez joli poids, elle ne peut remuer que la queue.

En effet, il était aussi immobile que s’il eût été de pierre.

Je ne fis qu’un bond jusqu’à lui. Avec la baguette de mon fusil je couchai les hautes herbes qui lui montaient jusqu’aux genoux, et j’aperçus, sortant de dessous son talon, la tête plate et dilatée, d’une vipère naja dont les anneaux se tordaient convulsivement autour de sa jambe. Le terrible reptile usait ses crochets contre le cuir épais des chaussures de Canon. Elle avait au moins quatre pieds de longueur.

— Hào ! répéta Canon en reconnaissant à quel animal il avait à faire, la jolie bête ! Avez-vous un mouchoir de soie ?

Je venais de tirer un poignard de ma poche et je me préparais à faire plusieurs morceaux de la naja.

— J’ai ma cravate, répondis-je en dénouant le foulard blanc que je portais au cou.

— Parfait ! remettez alors votre poignard en place. Il nous faut la vipère vivante.

J’obéis en lui demandant du regard ce que je devais faire. Il pesait toujours de tout son poids sur le reptile, dont la colère avait fait gonfler la tête de plus de moitié.

— Agacez-la, me dit-il, en lui présentant à mordre le foulard, puis, seulement lorsqu’elle l’aura saisi pour la cinquième ou sixième fois, tirez rapidement à vous.

Je pris le mouchoir de soie par un des angles, et je me mis à en frapper la naja sur les yeux et sur la gueule.

Deux ou trois fois elle saisit l’étoffe entre ses mâchoires, mais la lâcha presque aussitôt. Enfin, elle la prit à belles dents ; je l’attirai violemment à moi. Je crus que le foulard allait se déchirer et que mon gros ami allait perdre l’équilibre, tant j’étais obligé d’employer de force. Je donnai une dernière secousse. Le foulard me vint à la main taché de sang, maculé d’une liqueur noirâtre et avec deux dents acérées et creuses qui le traversaient de part en part. Le reptile dénoua ses anneaux en laissant retomber sa queue dans les herbes. Avec ses crochets il venait de perdre toute sa force. Je lui donnai ma cravate à mordre encore à une ou deux reprises, afin d’enlever aux autres dents le venin qui pouvait y être resté ; sir John appuya une dernière fois de ses cent kilos sur la naja, mais en ayant l’air de trouver cette dernière précaution parfaitement inutile ; puis, il fit gracieusement un saut de côté avec un ouf ! de satisfaction d’avoir mené à bien cette opération assez délicate que nous venions de faire.

— Cher ami, me dit-il, ce n’est pas plus difficile que cela. Vous voilà de la force d’un Psylle de Libye. Vous voyez, la naja est raide comme un bâton. Maintenant, elle peut se réveiller et mordre, elle vous fera autant de mal qu’un king’s Charles de six mois. Seulement, si j’avais été piqué par elle, vous auriez pu faire vos adieux à votre commandant. Pendant la saison des pluies surtout, sa morsure ne pardonne pas.

Je ne pus retenir un frisson. Nous roulâmes le serpent dans ma cravate, et, cinq minutes après, nous faisions force d’avirons pour retourner à bord.

La journée se passa sans qu’il vînt seulement assez de brise pour soulever les pennons. Nous n’avions plus qu’à prendre nos mesures pour repousser le soir les pirates.

Aussitôt après le dîner, nous chargeâmes toute notre artillerie à mitraille, nous ne laissâmes plus accoster aucun bateau pêcheur, nous distribuâmes des carabines à nos meilleurs tireurs, des haches d’abordage et des poignards aux autres matelots ; et, à l’heure ordinaire du coucher de l’équipage, excepté un fanal de position à la corne, et la lampe de l’habitacle, toutes les lumières s’éteignirent à bord du contrebandier.

Nous pouvions compter être tranquilles jusqu’à onze heures, c’est-à-dire jusqu’au coucher de la lune.

Ses pâles rayons n’argentaient plus qu’une longue et étroite route blanche sur les flots, je me promenais sur la dunette avec Canon, lorsqu’il me sembla apercevoir, venant de l’arrière, un corps flottant que le courant entraînait vers nous. Nous pûmes bientôt distinguer que c’était un large tronc d’arbre encore chargé de feuilles, probablement arraché par la lame au rivage. Spilt était venu nous rejoindre au moment où l’objet flottant n’était plus qu’à une dizaine de mètres du bord, nous le lui désignâmes. À peine l’eut-il aperçu, qu’il nous fit signe de baisser la tête en dessous des lisses.

— Regardez bien au milieu des branches, nous dit-il.

Nous nous baissâmes jusqu’à un sabord. Lorsque l’arbre fut par le travers, nous pûmes parfaitement distinguer, entre ses branches une tête dont les grands yeux blancs examinaient attentivement le Fire-Fly.

— Imbéciles que nous sommes ! murmura le contrebandier à voix basse ; nous n’avons pas deviné que cette épave venait un peu trop vite pour n’être portée que par le courant. En voilà encore deux ou trois autres au large. C’est une patrouille de reconnaissance ! Les gredins ne tarderont pas à venir. Je crois que nous allons passer un bon moment. Chacun est à son poste, Spilt ?

— Oui, commandant, répondit le maître d’équipage. Je viens, par les ordres du second, de faire garnir les filets partout.

— Parfait ! Quand ils voudront maintenant.

Morton nous rejoignit en se frottant les mains. Il venait de donner un dernier coup-d’œil aux préparatifs de défense, et était enchanté du bon tour qu’il allait jouer aux pirates malais, qui s’attendaient bien à nous trouver tous endormis.

— Allons prendre une tasse de thé, messieurs, dit Canon ; Spilt va veiller, il nous préviendra.

Nous descendîmes dans la chambre comme si nous étions dans la position la plus naturelle du monde, mais nous n’y étions pas depuis cinq minutes que le maître d’équipage nous annonçait par la claire-voie que, de tous les côtés, les pirates approchaient.

Nous ne fîmes qu’un bond jusque sur le pont.

— Les cartahuts des filets sont disposés ? demanda sir John.

— Oui, capitaine, et les pièces amorcées, répondit Morton.

— Bien ! attention alors !

La lune avait disparu derrière l’île Amphitrite ; çà et là les eaux calmes de la rade reflétaient les plus brillantes des milliers d’étoiles du ciel. À l’arrière du Fire-Fly, venant de terre, se laissaient dériver une douzaine de grands arbres derrière lesquels se cachaient évidemment des proas ; plus loin, avec les longues-vues de nuit, nous pouvions distinguer une vingtaine de sveltes embarcations qui pagayaient sans bruit en se dirigeant vers nous. Nous allions être attaqués de trois côtés à la fois. L’obscurité la plus complète environnait le Fire-Fly, le fanal de la corne même s’était éteint et n’avait pas été remplacé.

Bientôt les troncs d’arbres ne furent plus qu’à quelques mètres de nous. Les proas du large hâtèrent alors leur marche pour venir promptement donner main-forte aux premiers assaillants.

— Attention ! répéta Canon, mais pas un coup de feu avant le commandement. Allez, me dit-il, donner l’ordre aux chefs de pièces de suivre les embarcations du large et d’être prêts à tirer. Qu’on soit paré aux cartahuts des filets !

Les hommes pesèrent un peu sur les drisses de ces mailles serrées qui, en s’élevant brusquement des bastingages à mi-mâts, devaient être un obstacle infranchissable pour les pirates, les chefs de pièces firent jouer le marteau de leurs caronades et s’accroupirent à la hauteur des points de mire, en conservant toujours le long de la volée les embarcations ennemies, et les matelots, cachés derrière les lisses et grimpés sur les râteliers, firent briller les lames aiguisées de leurs poignards.

On eût entendu dans le silence de la nuit les respirations de tous ces hommes.

Bientôt les arbres flottants dépassèrent la dunette du contrebandier. De chacun d’eux, un proa monté de quinze ou vingt Malais se détacha. Deux ou trois des embarcations se glissèrent sous la forme de l’arrière, les autres continuèrent leur route en s’échelonnant le long du bord.

Spilt suivait leurs mouvements, couché sur le gui dans les plis de la brigantine.

Tout à coup un cri sauvage sorti de cent poitrines se répercuta sur la rade : les pirates s’élançaient dans les chaînes des haubans, s’aidant des tireveilles, des échelles de l’arrière, des pistolets d’embarcations, de tout enfin pour bondir à bord.

— Hissez ! commanda sir John de cette voix puissante qui dominait si bien, même les éclats de colère de la tempête.

Les filets d’abordage grimpèrent au-dessus des bastingages le long des haubans, et les Malais trouvèrent, en arrivant sur les plats-bords, et cet obstacle inattendu et vingt poignards qui firent vingt cadavres, sur lesquels, avec un bruit sourd, se refermèrent les eaux calmes de la baie.

Ce fut un hurlement de rage chez les pirates qui comprirent qu’ils avaient donné dans un piège, et un sauve-qui-peut général de ceux qui n’avaient pas été blessés et qui se jetèrent à l’eau pour regagner leurs embarcations.

Les proas du large, croyant toujours à la réussite de l’attaque, n’étaient plus qu’à une faible portée.

— Feu ! commanda Canon.

Trois coups de tonnerre traversèrent l’espace. Les pièces avaient été si bien pointées que nous crûmes d’abord qu’il ne restait pas un seul des proas des pirates, tant leur ligne de bataille avait été subitement rompue. Morton et moi fîmes feu des pierriers de tribord, et, au bout de cinq minutes, nous aperçûmes l’horizon parfaitement nettoyé des bandits.

Nous pouvions être tranquilles. La leçon était assez forte pour que les Malais ne songeassent plus à nous attaquer, du moins la nuit même. Au jour, nous comptions bien lever l’ancre avec la brise du large.

L’affaire n’avait pas duré plus d’une heure.

— Morton, faites donner double ration aux hommes et posez les factionnaires, dit sir John lorsque le dernier proa eut disparu ; puis venez nous rejoindre, tout cela n’est pas une raison pour laisser perdre notre tasse de thé.

Dix minutes après la débâcle des pirates, tout le monde dormait à bord du contrebandier d’un sommeil aussi calme que s’il n’avait jamais été troublé.

Avant de rentrer chez lui, Canon me serra la main en me disant :

— Eh bien ! croyez-vous maintenant aux pressentiments ? J’étais convaincu que nous serions attaqués cette nuit.

Je ne répondis rien et j’allai me coucher, ravi que tout se fût aussi bien passé : pas un de nous n’avait reçu une égratignure.

Au lever du soleil, une jolie brise nous permit de quitter la baie Amphitrite.

Le lendemain soir nous vînmes rapidement sur tribord pour gagner le mouillage de Singapour, notre dernière station en Malaisie.

Singapour, vous le savez, chers lecteurs, est bâti sur le rivage sud d’une petite île qui s’appuie à l’extrémité de la presqu’île de Malacca, et qui n’a guère que 25 milles de longueur sur 10 de largeur. C’est sa position qui fait son extrême importance. Cette ville est l’entrepôt des produits de l’Inde, de la Chine et des Moluques. On n’y comptait pas moins de 5,000 arrivées et départs de navires avant l’ouverture des ports chinois. On comprend qu’en présence de ces immenses intérêts commerciaux, les ressources agricoles avaient été complètement oubliées. À toucher les dernières maisons de la ville s’élevaient encore, à cette époque où j’y abordai pour la première fois, des forêts impénétrables servant de refuge aux bêtes féroces qui, parfois, la nuit, descendaient jusque dans les rues. À peine rencontrait-on çà et là quelques plantations de gambiers et de poivriers, cultivées par les Rabas ou créoles chinois.

La rade offrait le plus extraordinaire coup-d’œil.

Toutes les nations y étaient représentées, tous les pavillons y faisaient miroiter leurs éclatantes couleurs sous le souffle parfumé de la brise du détroit de Rhio. Plus de deux cents navires étaient à l’ancre. C’étaient des clippers américains avec leurs grandes voiles de lin, des proas malais avec leurs éperons recourbés et peints de mille couleurs, de gros bâtiments hollandais galipotés et vernis, des trois-mâts français et anglais avec leurs longues batteries blanches, des boutres arabes aux équipages bariolés, de lourdes jonques chinoises avec leurs voiles de jonc et leurs massives mâtures, et des embarcations siamoises, fines et longues comme des gigues anglaises.

Aucune cité n’a composé sa population avec des parties aussi hétérogènes que Singapour. De même que, dans la rade, tous les pavillons se déferlent, de même, dans les rues, toutes les nations se coudoient, rapprochées par cette attraction toute puissante de l’intérêt. Cependant, encore là se trouve la division ordinaire en deux villes. L’Asie veut bien nous vendre ses étoffes et ses produits précieux, mais elle ne veut pas vivre dans la même atmosphère que l’Europe ; elle veut dormir seule. Lorsque le moment du labeur est passé, elle s’empresse de quitter sa compagne pour rentrer dans son calme et son immobilité.

Les deux villes sont séparées, à Singapour, par une rivière à l’entrée de laquelle est un petit port inutile à cause de la bonté de la rade, et dans lequel n’entrent que les bateaux pêcheurs.

Nous fîmes armer une embarcation, et, comme nous devions, dès le lendemain, faire voile pour Canton, nous nous empressâmes de descendre à terre.

Après avoir dépassé une jetée qui ferme le port, et à l’extrémité de laquelle gambadaient, nus comme des vers, une douzaine de négrillons dont tout le métier consistait à se jeter à l’eau pour rattraper, avant qu’ils eussent atteint le fond, les sapeks que voulaient bien leur lancer les amateurs de ce tour d’adresse, nous vînmes accoster, à gauche de l’entrée, à un débarcadère qui n’est autre chose que les ruines d’une pagode. Il en reste les larges escaliers de pierre, qui servaient à conduire les fidèles dans l’eau pour y faire leurs ablutions, et deux massives colonnes monolithes qui soutiennent encore une espèce d’entablement.

Toute cette rive droite de la rivière est prise par la ville noire. À part deux ou trois rues qui courent parallèlement à la mer et qui renferment quelques belles maisons arabes et arméniennes, ce ne sont que ruelles infectes et cases de bambous comme dans le Peltah de Calcutta.

Nous suivîmes une de ces rues qui faisait face au débarcadère ; elle nous conduisit sur le bord de la mer, auprès du temple de Sam-Kay. Il était fermé et nous dûmes, pour nous en faire ouvrir les portes, faire des offrandes de fleurs et de fruits au Dieu chinois des jardins.

Un bonze nous introduisit enfin dans l’enceinte, mais rien n’était digne de nous y retenir. La population bouddhiste de Singapour n’est guère composée que de Chinois assez misérables ou se souciant fort peu de leur divinité, de sorte qu’elle me parut un peu délaissée. La chose la plus curieuse de l’édifice était deux énormes lions de pierre, couchés de chaque côté de la porte. Leurs gueules étaient entrouvertes, et, à travers leurs dents, on pouvait voir et faire jouer à l’intérieur de la mâchoire deux grosses boules taillées dans le bloc même qui en remplissaient toute la cavité. Ce tour de force de sculpture nous prouvait assez l’origine chinoise des gardiens du temple.

Nous rejoignîmes la rivière par la même rue qui nous avait amenés, nous nous arrêtâmes quelques instants dans une espèce de chop-house tenu par un Polonais, dont je vous raconterai quelque jour la curieuse histoire, mêlée d’événements inimaginables et de tempêtes qui l’avaient échoué aussi loin de la patrie, et nous gagnâmes la ville blanche par un pont de bois qui, presque tous les ans, est enlevé par le torrent.

La rive gauche offre naturellement un tout autre spectacle que la rive droite.

Nous suivîmes, en descendant la rivière, les murailles et les grilles des splendides jardins au fond desquels se cachaient quelques demeures princières, avant de faire notre entrée dans le parc qui précède et entoure l’hôtel de l’Europe. C’était l’heure du dîner. Plus de cent couverts étaient mis à une table immense, dans une salle à manger comme n’en ont pas les plus beaux hôtels de nos contrées. Si ce n’avait été la richesse du service, l’abondance des fruits tropicaux, et cette armée de domestiques noirs habillés de blanc, je me serais cru en France.

Tous les pays étaient représentés à cette table ; il eût fallu savoir toutes les langues du globe pour en comprendre toutes les conversations. J’avais à ma droite un capitaine portugais, sir John coudoyait un gros et gras Hollandais n’ouvrant guère la bouche que pour manger ; en face de nous, bavardaient des officiers français racontant leurs bonnes fortunes.

La table était chargée des mets et des vins les plus étonnés de se trouver côte à côte. Un kari à la sauce verte et pimentée faisait face à une poularde truffée à faire honneur à Potel et Chabot ; un plat de nids de salanganes mêlait son arôme à celui d’un quartier de daim ; des choux palmistes se trouvaient auprès de petits pois, des ailerons de requins auprès d’un rosbeaf. Puis, des flacons de toutes les formes, depuis la fine bouteille de Bordeaux et la lourde bouteille de Champagne jusqu’aux plus grimaçantes fioles de Madère, du Rhin et de Constance, garnissaient les vides de la table, et remplissaient des diamants, des topazes et des rubis de leurs flots, les verres ciselés des convives.

Le dessert vint avec ses mille fruits inconnus à l’Europe, et, avec lui, les conversations plus bruyantes et plus animées, le café de Moka, les liqueurs de toutes les contrées, les cigares de tous les pays. Nous laissâmes à table les Anglais et les Hollandais, pour suivre, sous les frais ombrages du parc, tous ceux qui trouvaient, comme nous, qu’un repas de deux heures était déjà fort long.

Au milieu de la nuit, seulement, je retournai à bord, enchanté de ma course dans Singapour que je ne devais revoir que quelques années plus tard.

Le lendemain, au quart du jour, je m’occupais sur la dunette de la partie du service qui était mienne, lorsque j’aperçus, se dirigeant vers le Fire-Fly, une longue pirogue dont l’équipage noir se servait de pagaies, mais en les maniant comme des avirons. Un pavillon tricolore flottait à l’arrière, enveloppant dans ses éclatants replis un personnage tout chamarré et les épaules couvertes de grosses épaulettes d’or. La brise déferlant complètement le pavillon, je reconnus qu’il était français et que, de plus, le blanc en était orné d’une étoile.

Je fis immédiatement prévenir sir John et je donnai l’ordre de mettre quatre hommes sur le bord, croyant à la visite d’un amiral de ma nation. J’avais parfaitement oublié que la France n’était représentée à Singapour que par quelques navires marchands de Bordeaux ou du Havre, dont les capitaines, si bons marins qu’ils fussent, étaient loin d’être amiraux.

Le contrebandier grimpa bien vite sur le pont ; mais, à peine lui eus-je montré, en lui faisant part de mon appréciation, la pirogue qui allait accoster, qu’il éclata de rire, en poussant un cri de joie, et en se dirigeant vers la coupée pour recevoir l’illustre visiteur.

Je restai assez penaud et je me mis à examiner plus attentivement la pirogue. Le pavillon était bien français, en effet, mais ce n’était pas une étoile qui brillait dans la partie blanche, c’était un petit éléphant de la plus grotesque tournure. — Quant au personnage, caché qu’il était par les angles de son large chapeau galonné, je ne pouvais distinguer ses traits. Je reconnaissais parfaitement dans les matelots des marins Siamois.

L’étranger fut bientôt à bord. Il serra cordialement la main de sir John, et tous deux se dirigèrent vers moi qui étais resté à l’arrière.

— L’amiral Dupont, me dit mon gros ami en me présentant l’inconnu.

Je saluai respectueusement de la casquette, ne sachant trop quelle contenance prendre et me demandant quelle plaisanterie me faisait là mon commandant.

Il se tourna vers son hôte.

— Mon lieutenant, cher amiral, lui dit-il en me présentant à mon tour, en énumérant mes noms, prénoms et qualités, mais mon ami surtout.

— Alors ! le mien aussi, s’il le veut bien, reprit le singulier personnage en me tendant la main et en s’exprimant dans un français dont l’accent accusait les bords de la Garonne.

Je serrai la main qu’il m’offrait si gracieusement, mais mes regards disaient parfaitement qu’un petit supplément d’explication m’était indispensable. Ce langage, ce costume, cette physionomie bronzée, ces traits qui dénotaient un caractère d’une rare énergie, ce titre d’amiral, cette pirogue siamoise, ce pavillon français, ce petit éléphant, tout cela me semblait un assemblage par trop fantaisiste.

— L’amiral vous contera son histoire à table, mon cher ami, répondit Canon à l’interrogation muette de mon regard. Car j’espère bien que vous êtes venu me demander à déjeuner ? ajouta-t-il en se tournant vers lui.

— Sans aucun doute, à condition que vous et votre lieutenant viendrez ce soir dîner à mon bord, répondit gracieusement le Franco-Siamois.

Je craignis un instant que le contrebandier refusât, puisque nous devions mettre à la voile dans la journée. Il n’en fut rien. Il accepta, pour lui et pour moi, en prenant le bras de son hôte pour descendre dans la dunette et se mettre à table.

À la fin du repas, l’amiral et moi nous étions les meilleurs amis du monde, et je savais son histoire que voici en quelques lignes.

Vous allez voir que l’amiral siamois était un digne frère de ces vaillants soldats de fortune, les Allard et les Ventura, et un véritable successeur du chevalier de Forbin. Seulement, il ne s’était pas dégoûté au bout de deux ans, ainsi que le compagnon de Jean Bart, de ses équipages noirs ; il y avait, à cette époque, déjà plus de quinze années qu’il était au service de Sa Majesté siamoise.

Sa vie d’aventures commença sur la rade de Bourbon dans les premières années du règne de Louis-Philippe. Il était alors, tout simplement, matelot d’une frégate française d’où, une belle nuit, il s’esquiva à la nage pour échapper à une punition injuste et brutale qui devait lui être infligée le lendemain. Il chercha refuge sur un navire lascar dont le commandant fut frappé de son courage et de son énergie. Bientôt il fut le premier marin du bord. Après dix campagnes dans les mers de Chine, campagnes qu’il employa à s’instruire et à faire, par d’incroyables efforts de volonté, du matelot un officier accompli, il passa au service du roi de Siam, qui recrutait alors sa marine partout où se trouvaient des hommes capables et de bonne volonté. Il eut rapidement un commandement important. Puis, lorsqu’il voulut se décider à adopter la religion du pays et à prendre plusieurs femmes, il vit la faveur le pousser aux plus hauts emplois, et il fit de la marine siamoise la première marine de ces contrées.

C’est dans cette situation que nous le trouvions : bouddhiste à peu près, amiral tout à fait, et, de plus, marié à trois femmes, de l’une desquelles il avait un fils. Sa vie n’était pas cependant toute de rose : la jalousie des seigneurs siamois avait crû en raison de sa faveur, aussi songeait-il à déloger un beau matin pour retourner en France, sans prévenir son auguste maître.

— Ma vie, nous dit-il, n’est qu’une lutte de tous les instants ; je ne fais pas un pas sans être épié ; dans mes matelots se cachent évidemment des espions et des traîtres ; je ne marche qu’armé jusqu’aux dents. Chacune des réformes que j’entreprends me fait un ennemi de plus. Sans la protection directe du roi qui s’étend sur moi, depuis longtemps je serais assassiné. Je n’obtiens le silence des bonzes qu’à force de cadeaux, car vous comprenez bien qu’excepté les jours de grande cérémonie je ne vais pas à la pagode. Quant à mes femmes, j’ai acheté deux d’entre elles, elles ne peuvent avoir pour moi aucune affection ; l’autre m’a été donnée par le roi, malgré les cris de la noble famille à laquelle elle appartient.

J’eus aussi, pendant ma première conversation avec ce charmant homme, l’explication de la présence de ce petit éléphant dans le blanc du pavillon français. L’amiral Dupont n’ayant pu oublier sa patrie, avait trouvé tout simple de ne faire qu’un des deux pavillons, celui de Siam étant un éléphant sur un fond blanc.

Le soir, nous allâmes à bord de son bâtiment. C’était une fort belle frégate de cinquante canons et de quatre cents hommes d’équipage, dont les emménagements étaient fidèlement copiés sur ceux d’un navire de guerre européen.

Nous fûmes reçus à la coupée par un officier portugais qui en était le second commandant, et nous trouvâmes notre ami sur la dunette, enveloppé dans un pagne de cachemire qui lui tombait jusqu’aux pieds et dans la ceinture duquel brillait le manche sculpté d’un large poignard.

Il nous présenta son fils, grotesque bambino de huit ans, jaune comme du safran, qui me sembla n’avoir que fort peu de sang français dans les veines. Il ne pouvait s’habituer au pantalon. À chaque instant on le retrouvait à l’avant, nu comme un ver et mangeant à même dans la gamelle des matelots qui l’adoraient.

Nous fîmes à bord un repas délicieux qui n’eut rien de siamois, et, après une charmante soirée sur la frégate, nous quittâmes fort tard l’amiral Dupont, dont le caractère est resté gravé dans ma mémoire comme un de ces types romanesques et merveilleux qu’aiment à créer les plus vagabondes imaginations.

Le lendemain, à la pointe du jour, nous levâmes l’ancre et vînmes passer à une demi-encablure de sa batterie. L’amiral nous salua de deux coups de canon. Nous lui répondîmes, et le Fire-Fly s’inclina au milieu de son blanc nuage de fumée pour doubler la pointe Romania, et s’élancer de là sur les flots de la mer de Chine.