CHAPITRE VIII


Sir John et l’auteur font sur la route de Tritchinapaly à Pondichéry une rencontre inattendue.

En arrivant sous les palmiers, je trouvai mes amis m’attendant et prêts au départ. Sir John avait résolu de profiter des premières heures de la matinée pour faire encore quelques lieues dans le Nord.

Nous fûmes bientôt réinstallés dans nos palanquins. Laissant alors derrière nous Tritchinapaly, après avoir traversé le Colorûn, ce Gange du sud de la presqu’île, et la pauvre bourgade de Lundludy, nous prîmes la route de Waradatchilam qui devait nous conduire directement à Pondichéry.

Seulement l’ordre de marche était changé.

Comme la route était fort large, nos trois palanquins trottaient de front, celui de Goolab-Soohbee au centre, le mien et celui de son amant sur les ailes ; de sorte que nous n’étions éloignés les uns des autres que de la longueur du bras. Il est vrai que souvent les tentures du palkee de la bayadère tombaient de mon côté pendant qu’il se rapprochait du palanquin de Canon ; mais comme, après tout, ils pouvaient bien avoir à se dire mille choses qui ne me regardaient pas, je faisais semblant de ne pas m’en apercevoir. Nous fîmes ainsi le plus gaiement du monde une demi-douzaine de lieues, en parcourant les plus ravissants pays.

Des deux côtés de la chaussée s’étendaient des prairies et des rizières ; les cours d’eau qui arrosent la contrée donnaient à ces premières heures du jour une délicieuse fraîcheur ; des bouquets de dattiers, et des figuiers détruisaient la monotonie de la perspective. À chaque instant nous croisions sur la route, ici des pèlerins se rendant à Seringham, là des caravanes de riches marchands montés sur des éléphants, et se dirigeant comme nous vers le nord.

Lorsque le soleil était déjà bien haut sur l’horizon et dardait sur nos pauvres bahîs ses rayons embrasés, nous rencontrâmes fort à propos, à quelques milles d’Arriéhir, un choultree déjà occupé en partie, mais pouvant encore cependant nous recevoir.

Ces constructions, trop rares sur les routes de l’Inde, sont tout simplement les caravansérails arabes ; seulement ils ne sont ni aussi spacieux, ni aussi commodes dans le sud de la presqu’île que dans le nord. Ils n’offrent vraiment le plus souvent qu’un abri, où pourrait mourir de faim le voyageur qui n’aurait pas avec lui ses provisions.

Celui aux marches duquel s’arrêtèrent nos palanquins était une grande halle quadrangulaire, élevée sur une plate-forme et fermée de trois côtés. La toiture, terrasse sur laquelle on pouvait monter par des escaliers de pierre placés en dehors de l’édifice, était soutenue par des colonnes qui en faisaient le tour, en formant sur chacune de ses faces une large galerie, servant aux domestiques pour y préparer les repas et pour y dormir. De grands arbres, figuiers, palmiers et bananiers, l’ombrageaient. Sans l’état de délabrement dans lequel il était, grâce à la négligence de la Compagnie, c’eût été là, sauf l’hôtelier, un hôtel fort habitable.

Les premiers occupants du choultree étaient de pauvres marchands qui s’empressèrent de nous céder la meilleure place. Dix minutes après notre arrivée, nous étions installés de façon à laisser passer les plus grandes chaleurs du jour.

Les trois heures de notre halte furent employées en conversations charmantes, pendant lesquelles, avec une patience inouïe, notre compagne me donna mille détails curieux sur les mœurs de l’Inde. Malheureusement, elle parlait si mal l’anglais, et moi je comprenais si peu l’indoustani que nous avions les plus grandes difficultés à nous entendre. Sans sir John, notre mutuel interprète, j’eusse parfaitement pu ne pas tirer pour mon instruction grands avantages de mon voyage avec une bayadère de Vischnou.

Lorsque le soleil commença à descendre sur l’horizon, nous continuâmes notre course vers le nord. Le palkee de la bayadère était toujours entre les nôtres, mais la pauvre enfant était toute triste. Malgré nos questions, ni sir John, ni moi, nous ne pûmes découvrir la cause de son chagrin. Était-ce un sombre pressentiment qui s’était emparé d’elle ? Nous l’aperçûmes, une heure après notre départ, pleurant et s’efforçant de nous cacher ses larmes. Rien ne put la consoler. Comme chez certaines femmes nerveuses les pleurs sont le meilleur des calmants, je conseillai à mon ami de la laisser reposer. Faisant fermer alors les volets de son palkee, nous lui fîmes prendre une des ailes de notre petite caravane, afin que notre conversation ne pût troubler son sommeil.

J’avais bien auguré du tempérament et des dispositions de notre compagne de voyage : le soir même, lorsque nous arrivâmes à cinq milles de Wodiarpaliam, à la porte d’un bungalo[1] où nous devions passer la nuit, la jeune fille avait repris toute sa gaité et retrouvé ses plus gracieux sourires.

Le bungalo était parfaitement sans voyageurs. Le vieux cipaye qui en était le gardien nous ouvrit les appartements du premier étage, appartements meublés de quelques chaises seulement. Nous fîmes monter nos palanquins qui devaient nous faire de très-bons lits, et nous laissâmes le rez-de-chaussée à nos hommes.

Le lendemain, de très-bonne heure, je fus éveillé par le bruit d’une troupe nombreuse qui passait sur la route. Je me précipitai à la fenêtre. Le jour commençait seulement à poindre. Les banians qui ombrageaient la façade du bungalo étaient d’un feuillage si touffu que je ne pus rien distinguer à travers leurs ombres épaisses. Comme les conditions dans lesquelles nous voyagions nous recommandaient la plus grande surveillance, et que je trouvais que l’amour endormait beaucoup trop mon compagnon, moi, qui me souvenais toujours du Malabar de Tanjore, je ne fis qu’un bond, de ma chambre au bas de l’escalier d’abord, puis du bas de l’escalier à la varende du bungalo, en sautant par-dessus les groupes de nos bahîs endormis. Je remarquai avec plaisir que, fidèles serviteurs, Roumi et houkabadar étaient couchés en travers sur le seuil de la porte de leurs maîtres. Cela me rassura un peu sur le sort futur des romanesques amours de sir John.

Lorsque j’arrivai sous la galerie, je ne regrettai ni mon empressement ni ma curiosité.

Le spectacle qui m’était offert était bien fait pour excuser le premier de ces deux sentiments et pour piquer le second.

C’était une superbe cavalcade qui passait sur la route ; cavalcade à laquelle rien ne manquait : maître juché sur un superbe éléphant caparaçonné, palanquins pour les femmes, domestiques et nombreux esclaves à cheval, escorte ordinaire de parias et de mendiants dont quelques-uns, fatigués sans aucun doute, s’étaient séparés du gros de la troupe, et étaient venus se reposer au pied du bungalo en s’étendant sur les pierres de l’escalier.

Il n’y avait dans cela rien qui pût m’inquiéter. La caravane poursuivait sa route vers Wodiarpaliam ; son arrière-garde disparaissait déjà dans le brouillard du matin. Ce que j’avais de mieux à faire était de remonter chez moi et d’attendre le réveil de mes compagnons.

Je n’étais pas depuis cinq minutes à ma fenêtre que j’entendis la grosse voix de sir John donner l’ordre du départ. La caravane l’avait, lui aussi, éveillé.

Après avoir été baiser les jolies petites mains de la transfuge de Tanjore, je rejoignis mon compagnon dans la salle du rez-de-chaussée où il surveillait tout notre monde.

Le soleil se levait à peine quand nous montâmes dans nos palanquins.

Nous tournâmes Wodiarpaliam sans nous y arrêter, et, après avoir campé pendant quelques heures au milieu de la journée sur les bords d’une petite rivière, nous arrivâmes le soir même à Waradatchilam, où nous passâmes la nuit dans un des faubourgs, au pied d’une assez belle pagode consacrée à Dourga.

Nos bahîs avaient fait plus de trente-deux milles en une seule journée.

Roumi, le houkabadar et deux bahîs furent obligés d’aller au bazar renouveler nos provisions, de sorte que nous ne pûmes nous mettre en route, ce troisième jour de notre départ de Tritchinapaly, qu’au milieu de la matinée.

Nous venions de laisser derrière nous Waradatchilam et ses pauvres cases, lorsque Roumi, qui courait en avant du palanquin de son maître, vint nous avertir que la route, à quelques pas de nous, était occupée par une troupe qu’il ne pouvait distinguer, mais qui lui semblait nombreuse.

Nous continuâmes à avancer. Bientôt je reconnus la caravane qui, le matin même, nous avait dépassés au bungalo ; seulement, elle me paraissait moins considérable. Un seul palanquin, dont les jalousies étaient soigneusement fermées, suivait le personnage perché sur un éléphant ; quelques serviteurs montés sur de petits chevaux formaient toute l’escorte. Quelques mendiants suivaient bien encore çà et là, mais il est probable que la plus grande partie de ces malheureux, épuisés de fatigue, s’étaient arrêtés à la dernière ville.

Au moment où nous allions dépasser cette troupe, qui, du reste, avait appuyé sur la droite de la route pour nous livrer passage, — elle n’allait qu’au pas tandis que nos bahîs trottaient, — le personnage monté sur l’éléphant et qui avait l’air d’un riche marchand nous envoya le salamut que nous lui rendîmes, et la conversation s’engagea entre lui et Canon.

La bayadère, au moment où nous étions arrivés au milieu de cette caravane, avait laissé tomber les rideaux de son palkee afin qu’on ne pût la voir.

— Y voyez-vous quelque obstacle ? me dit tout à coup sir John en se tournant de mon côté.

— À quoi donc, cher ami ?

— Ah ! c’est vrai, j’oublie toujours que vous ne comprenez pas encore beaucoup ces langues indiennes. Cet honnête marchand porte, à ce qu’il dit, d’importantes valeurs en perles et en diamants à Madras, et, comme il a la plus grande frayeur des voleurs et des thugs, il me propose de voyager de compagnie.

— Mais nous ne sommes pas ici sur la route de Madras, repris-je.

— C’est ce que je lui ai fait observer ; il a répondu que c’est cette même frayeur des voleurs et des étrangleurs qui lui a fait choisir la voie par Pondichéry, qui est la plus longue, il est vrai, mais qui est aussi la plus sûre. Il paraît que décidément on dévalise souvent sur la route directe de Tritchinapaly à Madras. Qu’en dites-vous ?

— Moi, je ne vois là aucun inconvénient.

— Et vous, chère enfant, qu’en pensez-vous ? dit-il en soulevant un des rideaux du palkee de la bayadère.

Goolab-Soohbe fit de la tête un gracieux mouvement qui voulait exprimer que cela lui était parfaitement égal.

Sir John se tourna alors vers le marchand et lui dit qu’il acceptait sa proposition ; mais comme nous n’avions pas de temps à perdre, il lui imposa, comme condition à cet arrangement, de régler sa marche sur la nôtre. Nous voulions le soir même camper sur les rives du Panoor, afin d’entrer le lendemain à Pondichéry avant la chute du jour.

Le joaillier indien parut enchanté de cette condition. Il était lui-même très-pressé et irait aussi vite que cela nous conviendrait.

De l’éléphant au palanquin de nos nouveaux compagnons, un saïc allait et venait apportant au marchand des explications que celui-ci écoutait avec la plus grande attention, mais comme ce palanquin, ainsi qu’un des nôtres, cachait sans contredit une femme, nous ne crûmes pas devoir pousser la défiance jusqu’à demander une explication, que nous eussions, nous, certainement refusée.

La route était si richement ombragée de grands arbres que nos porteurs coururent toute la journée. Le soir de cette rencontre, aussi satisfaits du marchand de diamants qu’il semblait content de nous, nous arrivâmes sur les bords du Panoor lorsque la nuit commençait à tomber.


  1. La compagnie des Indes, à défaut des hôtelleries qu’on ne rencontre presque jamais, a fait construire sur les routes les plus fréquentées, à proximité des villes importantes, ces bungalos, où les voyageurs européens trouvent, non-seulement un abri convenable, mais parfois aussi presque tout le confort d’un hôtel.