Le Fils naturel (Kotzebue)

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Le Fils naturel (1791) (p. 71-221).



LE


FILS NATUREL,


DRAME


EN CINQ ACTES.




PERSONNAGES

 

Le Baron de WILDENHEIM.

AMÉLIE, fille du Baron.

M. ERMAN, Pasteur et ami du Baron.

WILHELMINE.

FRÉDÉRIC, fils de Wilhelmine.

Le Comte de MULLER.

LUCAS, paysan.

BRIGITE, femme de Lucas.

CHRYSALDE, vieux intendant du Baron.

HENRI, valet de chambre du Baron.

UN AUBERGISTE.

Une jeune paysanne.

Plusieurs Chasseurs et Gens du château.



LE FILS NATUREL, DRAME.



ACTE PREMIER.


Le Théâtre représente une grande route, dans le voisinage d’une ville. À gauche un hameau, et de loin en loin, quelques chaumières de paysans.





Scène PREMIÈRE.


L’AUBERGISTE, WILHELMINE.
L’Aubergiste, tenant Wilhelmine par la main, et la faisant sortir de chez lui.

Il n’y a point de place, bonne femme… il n’y en a point, je vous le jure : c’est aujourd’hui fête au village voisin. Tous les paysans des environs, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans, vont passer ici pour s’y rendre ; et mon auberge ne sera pas assez grande pour les contenir.

Wilhelmine.

Vous voulez donc chasser de votre maison une pauvre femme malade !

L’Aubergiste.

Je ne vous chasse pas…

Wilhelmine.

Votre dureté me brise le cœur.

L’Aubergiste.

Cela ne sera rien.

Wilhelmine.

J’ai dépensé chez vous le dernier sou qui me restait.

L’Aubergiste.

Cela me fait beaucoup de peine… Où prendrez-vous maintenant de l’argent ?

Wilhelmine.

Je sais travailler.

L’Aubergiste.

Vous pouvez à peine remuer la main.

Wilhelmine.

Mes forces reviendront.

L’Aubergiste.

Alors, je vous permets de revenir aussi.

Wilhelmine.

Où resterai-je en attendant ?

L’Aubergiste.

Il fait beau… l’air est doux… on peut rester partout.

Wilhelmine.

Qui m’habillera lorsque ce chétif vêtement aura été trempé par la rosée et la pluie ?

L’Aubergiste.

Celui qui habille les lys des champs.

Wilhelmine.

Qui me donnera un morceau de pain pour appaiser la faim qui me presse ?

L’Aubergiste.

Celui qui nourrit les oiseaux du ciel.

Wilhelmine.

Homme dur ! Vous savez que je n’ai rien mangé depuis hier matin.

L’Aubergiste.

Le régime est salutaire aux malades.

Wilhelmine.

Je vous aurais payé de tout avec exactitude.

L’Aubergiste.

Avec quoi, s’il vous plait ? Les temps sont si critiques !

Wilhelmine.

Mon sort ne l’est pas moins.

L’Aubergiste.

Voulez-vous, bonne femme, que je vous donne un conseil ?… La route est assez fréquentée… demandez du secours aux âmes charitables.

Wilhelmine.

Moi, mendier !… plutôt mourir de faim !

L’Aubergiste.

Point de fausse honte !… l’habitude rend tout facile…

(Wilhelmine s’assied sur une pierre, au pied d’un arbre.)




Scène II.


Wilhelmine, seule.

Quelle brillante matinée !… Jamais le lever du soleil ne me parut plus riant et plus beau !… Sa benigne influence a ranimé mes sens. Dieu tout bon, qui, jusqu’à ce moment, as garanti ma vie… reçois mes humbles actions de grâces ! (elle regarde dans le sac qui est à côté d’elle) J’ai bien faim… pas un seul morceau de pain !… et mon corps, épuisé par la maladie et la langueur, ne peut plus retrouver ses forces… Dieu ! que cet état est cruel !… Si mon fils savait !… Ah ! où est-il ? vit-il encore ?… ou bien cette terre, sur laquelle je traîne ma malheureuse existence… cette terre, couvrirait-elle ses cendres inanimées… Oh ! non ! Dieu tout bon, qui veux que je vive, tu ne fermeras point mes yeux à la lumière avant que je l’aye revu, que je l’aye embrassé encore une fois ! (un paysan traverse le théâtre : Wilhelmine lui tend la main comme pour demander la charité ; il fait un geste de refus, et passe.) Point de pitié !… voilà comme ils sont tous… Tu le sais, cependant, ciel ! qui vois mes souffrances, tu sais si, au temps de ma prospérité, j’ai refusé jamais de secourir le pauvre ou l’indigent !… mais, peut-être, cet homme, plus malheureux que moi, est-il lui-même dans le besoin… Ah ! Wilhelmine, prends-y garde. Le malheur rend injuste… Hélas ! c’est encore un des maux qu’il traîne après lui… Toi seul, auteur de toutes mes peines… cause unique de tous mes malheurs, c’est toi seul que j’ai le droit d’accuser d’inhumanité… puisses-tu cependant être heureux, s’il peut être encore pour toi de bonheur sur la terre !… Ah ! si le hasard pouvait t’amener dans ces lieux… si, sous ces haillons, tu pouvais reconnaître celle qui fut autrefois ta Wilhelmine… quels ne seraient point tes remords !… ils feraient ton supplice.




Scène III.


WILHELMINE, UNE JEUNE PAYSANNE.


(Cette dernière entre en chantant, portant une cruche avec du lait, et des œufs dans un panier. Dès qu’elle apperçoit Wilhelmine, elle lui dit)

Bonjour, bonne femme !

Wilhelmine.

Bonjour, ma belle enfant… n’auriez-vous point… Dieu ! que fais-je !… Faut-il donc que je sois réduite à mendier un morceau de pain ?

La jeune paysanne.

Un morceau de pain !… attendez !… Je m’en vais vîte courir à la ville… vendre mon lait et mes œufs, et vous apporter quelque chose… Mais en attendant, vous souffrez… tenez, sans façon, voudriez-vous goûter de mon lait ?

Wilhelmine.

Oh ! oui, ma bonne enfant.

La jeune paysanne.

Buvez ! buvez ! (elle lui tient le vase avec un air de bonté.) En voulez-vous davantage ?… Buvez buvez ! je vous le donne de bon cœur.

Wilhelmine.

Que le bon Dieu te récompense ! Tu m’as rendu mes forces.

La jeune paysanne.

J’en suis charmée. (elle la salue d’un air amical.) Adieu ma bonne mère, que Dieu vous prenne sous sa protection !

(Elle s’en ça en chantant.)
Wilhelmine, qui la suit des yeux.

Heureux âge ! gaîté d’un cœur pur ! emblème de l’innocence. Voilà comme j’étais autrefois !… Mais quelqu’un vient…




Scène IV.


WILHELMINE, FRÉDÉRIC en habit de soldat.
Frédéric, entre gaîment, son havresac sur le dos, le fusil sur l’épaule. Il apperçoit l’enseigne du cabaret, et s’arrête.

Ma foi, je suis d’avis de boire un coup… Il fait chaud… j’ai couru comme un diable… Mais auparavant, voyons, calculons nos espèces. il compte dans sa main.) Voilà pour un déjeûné… voilà pour un diner… Et puis ce soir… Oh ! ce soir, s’il plaît à Dieu, je serai chez ma bonne mère… Allons, je puis faire encore la dépense d’une bouteille de vin. (il frappe à la porte de l’auberge) Holà ! Holà ! (appercevant Wilhelmine) Mais que vois-je ! une pauvre femme malade ! Comme elle a l’air souffrant ! Elle ne demande pas… mais son extérieur annonce qu’elle est dans le besoin… Faut-il donc toujours pour donner, attendre que l’on nous demande ? Allons, Frédéric, il faut se passer de boire, mon ami ! Faire le bien, secourir les malheureux ; ces bonnes fortunes n’arrivent pas tous les jours. Il faut en profiter. D’ailleurs, le bien qu’on fait appaise la faim et la soif. Tenez… (Il s’approche de Wilhelmine, et lui présente l’argent qu’il avait déjà dans sa main, pour en payer le vin qu’il allait boire.)

Wilhelmine

Frédéric !

Frédéric, est d’abord surpris ; il la regarde fixement, jette au loin l’argent, son havresac, chapeau, tout ce qui l’embarrasse, et se précipite dans ses bras en criant :

Ma mère !

(Tous les deux restent quelques momens sans parler. Enfin Frédéric se remet le premier et s’écrie :)

Ma mère ! au nom de Dieu ! Est-ce ainsi que je vous retrouve ?… Ma mère !… parlez !…

Wilhelmine, en tremblant.

Je ne puis parler… Mon cher fils… mon cher Frédéric… La joie !… la joie !…

Frédéric

Remettez-vous, ma chère, ma bonne mère !… (il pose sa tête contre son cœur) Remettez-vous… Comme vous tremblez ! … Vous tombez en défaillance !…

Wilhelmine.

Je suis si faible !… la tête me tourne… Je n’ai rien mangé hier de toute la journée.

Frédéric, hors de lui, se levant avec précipitation, et se cachant le visage de ses deux mains.

Oh ! mon Dieu ! (il court vers son havresac, l’ouvre et en tire un morceau de pain) Voici du pain ! (il ramasse l’argent qu’il avait d’abord jeté, et tire le restant de son argent de sa poche ) Voici le peu d’argent que j’ai… Mon habit, mon sabre, mon fusil, je vais tout vendre… Hélas !… ma mère !… (frappant rudement à la porte de l’auberge) Holà ! Holà ! ouvrez !




Scène V.


Les précédens, L’AUBERGISTE.
l’Aubergiste, regardant par la fenêtre.

Eh ! là ! là ! Qui est-ce qui frappe ainsi ?

Frédéric.

C’est moi… ouvrez : donnez tout ce que vous avez… du pain, du vin… et tout à l’heure.

l’Aubergiste.

Du vin ! oh ! le gaillard ! Du vin ! et pour qui ?

Frédéric.

Pour ma mère… Voyez-là… au nom du ciel, dépêchez-vous.

l’Aubergiste.

Pr… pr… Quel tapage ! Eh ! monsieur le soldat, qui faites tant de bruit, avez-vous de quoi payer ?

Frédéric.

Voici de l’argent, tout ce que j’ai… Mais au nom de Dieu, descendez…

l’Aubergiste.

Patience ! patience ! (il ferme la fenêtre)




Scène VI.


FRÉDÉRIC, WILHELMINE
Frédéric, retournant à sa mère, qui est à-peu-près évanouie.

La faim… souffert la faim !… Et moi ? j’avais de tout en abondance !… Hier, encore, je me fis servir un morceau de rôti, tandis que ma malheureuse mère… Ah ! Dieu ! Dieu !…

Wilhelmine, très-faiblement.

Calme-toi, cher enfant ; je me trouve un peu mieux… Je te revois… Bientôt je ne sentirai plus mes maux… mais j’ai beaucoup souffert… j’ai été bien malade.

Frédéric.

Malade ! et je n’étais pas là pour vous soigner ! Qui sont donc les barbares qui vous ont abandonnée !… Mais… voilà qui est fini… je ne vous quitte plus… je suis devenu grand et fort… je suis en état de travailler… Ma mère, vous ne manquerez plus de rien.




Scène VII.

Les précédent, L’AUBERGISTE.


l’Aubergiste, sortant de la maison avec une bouteille de vin et un verre.

Voici du vin !… C’est du bon, de l’excellent !… Ce n’est que du vin de Franconie, mais il a le goût de celui du Rhin.

Frédéric.

Voyons, donnez, donnez… Combien tout cela coûte-t-il ?

l’Aubergiste.

J’ai outre cela du bon vin de France dans ma cave… C’est de celui-là que vous devriez goûter…

Frédéric, plein d’impatience, veut lui arracher la bouteille.

Donnez, vous dis-je.

l’Aubergiste.

Doucement, doucement… Il me faut d’abord de l’argent.

Frédéric, lui remettant tout son argent.

Tenez, tenez… (Il verse à boire à sa mère.)

l’Aubergiste, en comptant son argent.

Il y manque deux liards de bon compte… Allons… allons… il faut être humain… Cette femme se meurt… Mais, au moins, qu’on prenne garde à la bouteille et au verre. (Il rentre.)




Scène VIII.


WILHELMINE, FRÉDÉRIC.


Wilhelmine, rendant le verre à Frédéric.

Je te remercie, mon cher Frédéric… Le vin que je viens de boire, et la main surtout qui me la donné, m’ont rendu la vie.

Frédéric.

Dieu soit béni, ma mère ! Vous voilà mieux que tantôt. Mais tranquillisez-vous. Ne parlez point… et laissez-moi vous conter tout ce qui m’est arrivé depuis que je vous ai quitté, il y a cinq ans. Oh ! cette absence m’a paru bien longue.

Wilhelmine.

Tu as été long-temps sans m’écrire.

Frédéric.

Hélas ! ma mère ! vous l’avouerai-je ? Un pauvre soldat n’a pas toujours de quoi payer un port de lettre… Je tremblais que les vôtres, quelques chères qu’elles m’eussent été, ne me fussent parvenues dans un de ces malheureux momens ; je craignais de me voir exposé à cette petite mortification… Et puis, je vous croyais toujours dans le même état où je vous avais laissée… Tous les jours je roulais dans ma tête le projet d’aller vous rejoindre, et voilà comme, de mois en mois, de jour en jour, le temps s’est écoulé… Me pardonnez-vous, ma bonne mère ?

Wilhelmine, l’embrassant.

Viens ! que je scelle ton pardon !… Je te revois… Pense-t-on qu’un malheur ait existé quand il n’est plus ? Tu as donc demandé un congé ?…

Frédéric.

Pour deux mois seulement, et cela pour certaine raison… Mais vous avez besoin de moi… plus de service… plus d’absence… je reste.

Wilhelmine.

Non, mon ami, la douceur de te revoir, le plaisir de t’avoir embrassé, vont me rendre la santé. Je retrouverai mes forces, et pourrai me remettre à travailler comme auparavant… Tu pourras repartir. Tu poursuivras une carrière, où, avec du cœur et le sentiment de l’honneur, on peut faire son chemin. Tu as, dis-tu, demandé un congé, pour certaine raison… Puis-je la savoir, cette raison ?

Frédéric.

Tenez, ma mère, je m’en vais vous la dire… Lorsque je vous quittai, oh ! bien tristement, il y a cinq ans ; vos bontés m’avaient fourni de tout… Habits, linge, argent même, rien ne me manquait ;… mais vous oubliâtes une chose que vous crûtes apparemment peu essentielle ; et qui, cependant, l’était beaucoup. C’était de joindre à tout cela mon extrait baptistaire. (Wilhehnine se trouble) Un garçon de quinze ans ne pense pas à tout. J’étais d’ailleurs un étourdi. Cet oubli n’a pas laissé cependant que de me causer bien des désagrémens… Souvent je me suis vu tenté de quitter la vie de soldat, et ne me trouvant pas tout-à-fait dénué d’intelligence, je voulais apprendre un métier quel qu’il fût ; mais quand pour cet effet j’allais me présenter à un maître… la première demande qu’on me faisait, était celle de mon extrait baptistaire… Cela me fâcha, me découragea ;… et rebuté par toutes les contradictions, qu’on me suscitait sans cesse sur cet objet, je pris le parti de rester soldat… Dans ce métier on demande simplement si vous avez du cœur ; et vous m’en aviez formé un, ma digne mère, fait au courage aussi bien qu’à la vertu : avec tout cela cette affaire ne laissait pas que de m’occasionner quelques tracasseries. Mes camarades n’ignoraient pas ce qui m’était arrivé… Mes projets et la façon dont je les avais vu échouer… Les mots de bâtard… d’inconnu, d’enfant de la fortune, sifflaient sans cesse à mes oreilles ; deux ou trois fois même je fus obligé de me battre, et fus mis aux arrêts… Mon capitaine (Ô ma mère ! quel excellent homme !) mon capitaine, qui m’aimait, me fit un jour venir chez lui… Burchel, me dit-il, je vois avec peine la façon dont tu te conduis… Tu me mets souvent dans la nécessité de te punir, et c’est toujours malgré moi ; car tu es un brave garçon d’ailleurs. Tu fais bien ton service, et sur cet article… je n’ai rien à dire… mais tu as malheureusement la tête un peu près du bonnet : tous les jours tu te querelles avec tes camarades, et cela n’est pas bien. Ton caporal m’a dit un mot touchant le motif de ces fréquentes disputes… et je veux y mettre une fin… Je te donne un congé de deux mois… Va-t-en chercher ton extrait baptistaire, et reviens au temps prescrit… Ô ma mère ! comme dans ce moment votre image vint se peindre à mes yeux ! je ne vis plus que vous… je ne sentis plus que le bonheur de m’approcher de vous… et dans l’excès de ma joie je ne pus trouver de termes à exprimer ma reconnaissance… Mon capitaine me sut gré de mon embarras… Il en loua le motif, et me serrant affectueusement la main, il me donna une pièce de six francs… tiens, mon garçon, me dit-il, sois toujours bon enfant… Conduis-toi sagement, ne perds point ton temps, pars. J’obéis, je partis, et me voilà.

Wilhelmine, dont l’embarras a toujours redoublé pendant ce récit.

Tu es donc venu, pour… chercher… ton extrait baptistaire.

Frédéric.

Oui.

Wilhelmine, sanglottant.

Malheureux ! Wilhelmine !

Frédéric.

Ciel ! qu’avez-vous, ma mère ?… parlez.

Wilhelmine

Je ne saurais… Je… je ne puis te le donner.

Frédéric.

Non ! Et pourquoi ? quelle raison ?

Wilhelmine

Tu es… Ô mon courage ! soutiens-moi… Tu es le fruit d’une union que les lois n’ont point jugée légitime ; je ne suis point mariée…

Frédéric, s’arrachant de ses bras.

Grand Dieu !… Vous n’êtes point mariée ;… et moi, malheureux enfant !… qui suis-je ?… qui donc est mon père ?

Wilhelmine

Ah ! cache-moi ce regard qui m’atterre… je ne puis le supporter…

Frédéric, se jettant à ses pieds.

Ma mère ! pardonnez… pardonnez à votre fils… Il n’est point malheureux… Vous lui restez… Mais quel sera son sort !… Qui donc est mon père ?

Wilhelmine

Lorsque tu partis, il y a cinq ans… tu étais trop jeune pour qu’un pareil secret pût t’être découvert… Mais le moment est venu où il faut rompre enfin un silence cruel… Le moment est venu où mon fils va devenir mon confident et mon juge… Ah ! ne sois pas pour ta malheureuse mère un juge rigoureux ! vois dans ses malheurs, dans cet état de misère et d’avilissement où tu viens de la retrouver, l’expiation de ses fautes… Ouvre-lui tes bras, et que le sein qui t’a porté, puisse y recevoir un asile.

Frédéric.

Ah ! ma vie vous est consacrée ! … Que le sentiment de vos peines passe dans mon cœur, qu’elles y restent en dépôt ! Que vos maux, vos douleurs, soient mon partage… Ma mère, ne me refusez pas cette douceur.

Wilhelmine.

Eh bien ! mon enfant, tu sauras tout ! mais ne me regarde point, je t’en prie, durant ce récit ; par pitié cache-moi tes yeux. Un seul de leurs regards enchaînerait ma langue… Pour un cœur né vertueux, il est affreux d’avoir à rougir aux yeux de l’innocence.

Frédéric.

Ma mère… je vous obéirai.

Wilhelmine.

Ce village que tu vois de ce côté est le lieu de ma naissance. Mes parens étaient de bons laboureurs, pauvres, mais vertueux. J’étais leur unique enfant, et j’étais leur idole… J’avais à peine quatorze ans, lorsque la dame du château, aussi respectable par son rang que par ses vertus, m’ayant rencontrée un jour à la promenade… me prit en affection ; et ayant demandé la permission à mes parens de m’emmener avec elle, je lui fus accordée… Elle eut de moi le plus grand soin, prit plaisir à former mon éducation, fit disparaître bientôt ce qu’elle avait contracté de rustique ; et mes dispositions naturelles ayant secondé ses bonnes intentions… je devins en très-peu de temps une jeune personne à-peu-près accomplie… J’avais dix-sept ans lorsque le fils de ma bienfaitrice, qui servait dans l’armée, revint de ses campagnes… Je le vis alors pour la première fois… Et bientôt je ne vis plus que lui… Il fut le premier qui m’apprit que j’étais belle. Il fut le premier qui me fit mettre un prix à ma beauté. Il fut le seul pour qui j’eusse aimé à l’être toujours… Ô mon cher Frédéric !… ne me regarde point encore. Laisse-moi achever. (Frédéric baisse les yeux, et lui baise la main.)

Wilhelmine, continue.

Bientôt nos cœurs, d’accord avec nos yeux, parlèrent le même langage… sa bouche s’expliqua enfin… je l’écoutai sans colère… je crus à son amour… à ses sermens, à cette promesse si souvent répétée, de ne vivre que pour moi… j’y crus, et ce fut mon malheur. J’oubliai tout pour cette fatale promesse… mes bons, mes vertueux parens ; les principes de vertu qu’ils avaient fait germer dans mon cœur… et les leçons de ce digne pasteur qui avait eu soin de mon enfance, qui m’avait enseigné les premiers élémens de ma foi… les bontés de ma bienfaitrice… tout disparut ! l’amour seul fut écouté… il me perdit… je devins enceinte… Frédéric ! toutes les fois que mes regards se tournent vers cette église, où je contractai mes premiers engagemens avec Dieu… je crois voir… j’entends la voix du ministre de ses autels… et ces mots… Que sont devenues tes promesses ?… tes sermens à la vertu ? Ces mots retentissent jusqu’au fond de mon âme, et y portent, même encore dans ce moment, le trouble et la terreur… Dès que je me vis enceinte, l’illusion disparut. Le voile enchanteur qui nous avait fasciné les yeux jusqu’alors, se leva enfin… Nous vîmes clairement nos malheurs, et ce ne fut qu’avec effroi que nous envisageâmes l’avenir… Mon amant ne me dissimula point les obstacles qui s’opposaient au désir qu’il avait de m’épouser… Il craignait sa mère, dont la hauteur lui était connue… Oh ! avec quelle adresse il sut me faire goûter ses raisons !… Il connaissait trop mon cœur pour ne pas lui parler son langage ; et il n’eut pas de peine à me persuader… Je promis tout ce qu’il voulut… Je m’engageai à tout… Je lui fis le serment solennel de ne jamais (à quelqu’extrémité qu’on me réduisît) de ne jamais nommer le père de l’enfant que je portais, et je lui ai fidellement tenu parole. Son nom, ainsi que son image, sont restés ensevelis dans le fond de mon cœur. Aucune puissance n’eut été capable de l’en arracher… Tranquille… et rassuré par mes promesses… son congé expiré, il partit pour son régiment… et je restai seule, abandonnée à toutes les horreurs de mon sort… Mon état, qui de jour en jour, devenait plus visible, commença à me donner les plus vives inquiétudes… Bientôt il ne fut plus un mystère… On me traita durement… surtout lorsque je refusai de nommer l’auteur de ma honte et de mon déshonneur ; on me chassa de la maison avec ignominie ; et lorsque je vins me présenter à la porte de mon père, il refusa de me l’ouvrir… ne voulut point me voir ;… et dans la colère dont il était transporté, je le vis sur le point de lancer, sur sa malheureuse fille, la plus terrible des malédictions… Ma mère le retint… Oh ! cette tendre mère !… Je la vois… je la sens encore me repousser doucement de ses bras… que je tenais serrés entre mes mains… détourner son visage, dont elle cherchait à me cacher l’émotion… me dérober ses larmes, et me faisant signe de la main de m’éloigner… pour me soustraire à la fureur de mon père. Elle détacha de son col une petite médaille d’argent, qu’elle y portait toujours, et me la jeta… (elle la tire de sa poche) la voilà… (elle la baise) jamais elle ne me quittera… J’ai souftert la faim, la soif… j’eusse péri ici de misère, que je n’eusse pu me résoudre à m’en détacher… Restée seule, à l’entrée de la nuit… sans argent… sans abri… j’errais à l’aventure… Tout-à-coup je me trouvai au bord d’une rivière… mon premier mouvement fut de m’y jeter, et de finir ainsi tous mes maux… Une puissance invisible m’arrêta… L’image de ce digne pasteur, qui avait soigné mon enfance, vint se présenter à moi dans l’appareil le plus respectable… je crus entendre cette Voix qui m’avait si souvent persuadée, me dire :… Qui es-tu pour disposer de toi ?… à qui sont tes jours pour que tu aies le droit de les abréger ?… apprends à souffrir puisque tu l’as mérité… Saisie d’effroi… je me sentis réveillée comme d’un long assoupissement ; tremblante… étonnée, je reculai deux pas… Recueillant toutes mes forces, j’attendis que le jour parût, pour me rendre chez lui… Il me reçut avec bonté… ne m’accabla point de reproches… Ma fille, me dit-il, le ciel est ouvert à celui qui sincèrement se repentit de ses fautes… repentez-vous et ne désespérez jamais des bontés divines… Ici, dans ce village, vous ne pouvez séjourner plus long-temps… Mais tenez… (en me mettant quelqu’argent dans la main) prenez ceci… prenez aussi cette lettre… allez vous-en à la ville… remettez-là à la personne à qui elle est adressée… C’est une bonne et honnête veuve qui aura soin de vous… Allez, mon enfant… conduisez-vous sagement à l’avenir… le ciel aura pitié de vous… En disant ces mots il me donna sa bénédiction, et me promit de travailler à me réconcilier avec mon père… Dès ce moment je pris un nouvel être… Sans quitter l’endroit où j’étais… je me jetai à genoux… J’arrosai la terre de mes larmes… j’adressai à Dieu une fervente prière ; je lui promis, je lui jurai de rester désormais inviolablement attachée à ses lois… de ne plus m’égarer des sentiers de la vertu… J’ai tenu ma parole, mon cher Frédéric, je l’ai tenue… tu peux me regarder…

Frédéric, se jete dans ses bras… et après quelques momens,
Wilhelmine, continue.

Ta naissance, qui arriva enfin, me causa beaucoup de joie… et beaucoup de chagrin… Deux fois j’écrivis à ton père ; mais je ne reçus point de réponse…

Frédéric, vivement.

Point de réponse !

Wilhelmine.

Doucement, mon ami… Nous étions alors en guerre. Son régiment campait, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. En pareille circonstance, une lettre s’égare aisément… Non ; il ne les aura point reçues… il m’aurait répondu… son cœur n’était point méchant. Peut-être que si j’eusse continué mes perquisitions… Mais soit crainte… soit orgueil… je ne voulus point l’importuner davantage. J’attendis long-temps en silence, et quelques années après… j’appris qu’il était… marié ! Cette nouvelle fut un dernier coup de foudre… j’en fus long-temps accablée… Mes larmes coulèrent en abondance ; mais elles tarirent enfin… et ce furent les dernières que je répandis sur lui. Rappelant enfin tout mon courage, je ne m’occupai plus que de toi, mon cher enfant ! Tranquille et solitaire, j’habitais une simple cabane et vivais du travail de mes mains… Toi seul mon cher Frédéric, tu faisais toute ma joie… toute ma consolation. Tout ce que je possédais de connaissances et de lumières, tout fut mis en œuvre pour former ton éducation… Les instructions que j’avais reçues ne servirent pas peu à favoriser mon travail. À mesure que tu commençais à te développer ; je découvris en toi le germe d’une belle âme… mais j’y découvris aussi celui des passions les plus fougueuses… et compris combien il était essentiel de t’apprendre de bonne heure à les réprimer… Le penchant décidé que je te voyais pour le métier de soldat me causa beaucoup de peine, par l’idée qu’il faudrait nous séparer un jour… mais remettant entièrement à la Providence le soin de décider de ton sort, et voyant ta résolution à cet égard inébranlable… je pensai sérieusement à t’éloigner… Ton équipage fut bientôt prêt… et je fis pour toi dans cette occasion plus que je n’aurais dû faire… Le défaut de prévoyance est bien souvent… et presque toujours, l’artisan de nos maux… Jeune… dans la vigueur de l’âge… je m’imaginais que les moyens employés jusqu’alors à ma subsistance ne me manqueraient jamais… mais Dieu punit ceux qui mettent une trop grande confiance dans des secours purement humains et qui s’en reposent entièrement sur eux… Je tombai malade… mon travail cessa… le peu qui me restait fut bientôt épuisé… Faute de pouvoir fournir au loyer de ma pauvre cabane… je fus obligée de l’abandonner il y a quelques jours… et avec ce bâton… ce sac… ces misérables haillons… je suis venue attendre sur les grands chemins, de la charité de mes semblables… un morceau de pain… que souvent, hélas ! on me refuse.

Frédéric.

Et votre fils… pendant que vous souffriez, avait de tout en abondance ! Si j’avais pu en concevoir l’idée ! Mais le ciel soit béni, qui vous a conservée au travers de tant de dangers ! Il nous a réunis ! nous ne nous séparerons plus… Je reste avec vous… Oui, ma mère, je ne vous quitte plus… J’écrirai à mon capitaine… il sera content… j’en suis sûr. Je n’ai rien appris, à la vérité ; je ne sais aucun métier… mais ces bras, faute d’autre emploi, sauront labourer la terre. Oh ! oui, tout ira bien… Nous serons heureux… mon travail prospérera… Dieu nous bénira… Il récompensera vos vertus… il me protégera à cause de Vous.

Wilhelmine.

Et je pourrais encore me dire malheureuse ?

Frédéric.

Mais vous ne m’avez point dit qui est mon père… son nom…

Wilhelmine.

Le baron de Wildenheim.

Frédéric.

Et vous dites… qu’il demeure là-bas… dans ce château…

Wilhelmine.

Sa mère l’habitait autrefois… J’ai appris qu’elle était morte et que son fils avait passé en France, où il avait épousé une demoiselle fort riche ;… qu’en faveur de ce mariage avantageux, il avait renoncé à sa patrie ; et qu’on avait confié à un maître d’hôtel, un ancien domestique, le soin de la maison.

Frédéric.

N’importe ; j’irai le trouver… Fût-il dans les entrailles de la terre, il faut que ma vue commence son supplice. Ô Dieu ! fallait-il que le moment qui m’apprit à connaître mon père, m’apprît à le haïr !… J’avais assez d’une mère pour remplir toutes les affections de mon cœur… Non… je n’irai point le trouver… Pourquoi chercherai-je à le voir, si je ne puis l’aimer… Laissons au ciel le soin de la vengeance… n’est-il pas vrai, ma bonne mère ? Nous saurons bien nous passer de lui… Mais… qu’avez-vous ? Dieu… ma mère !

Wilhelmine, (se trouvant mal et s’évanouissant.)

Ce ne sera rien, mon fils ! la joie… le saisissement… J’ai besoin d’un peu de repos.

Frédéric.

Ciel ! ce n’est que de ce moment, que je m’apperçois que nous sommes sur le grand chemin. (il frappe rudement à la porte de l’auberge) Holà ! Holà !




Scène IX.


Les précédent, L’AUBERGISTE.
l’Aubergiste, (à sa fenêtre.)

Eh bien, qu’y a-t-il encore ?

Frédéric.

Vîte, un lit… pour cette pauvre femme.

l’Aubergiste, avec ironie.

Un lit… pour cette femme… Ah ! ah ! ah ! Il est plaisant avec son lit !… Mon ami, j’ai déjà dit à cette femme que je ne puis plus la loger. (Il referme la fenêtre.)




Scène X.


WILHELMINE, FRÉDÉRIC.


Frédéric.

Misérable coquin !… je ne sais qui me tient… Mais ma pauvre mère ! Dieu ! où trouver du secours ? (Il cherche… et frappe enfin à la porte d’une chaumière.) Holà, ouvrez !




Scène XI.


Les précédent, LUCAS.


Lucas.

Je vous salue, que voulez-vous ?

Frédéric.

Ô mon ami ! regardez cette pauvre femme, prête à périr de froid et de misère !… C’est ma mère ! au nom du ciel, secourez-la !… qu’elle puisse reposer, une heure seulement, sous votre toît ! Je vous le demande à genoux… le ciel vous récompensera.

Lucas, (Il se retourne et parle à quelqu’un dans l’intérieur.)

Taisez-vous donc. Je vous ai bien compris… Brigite, prépare notre lit… tu battras un peu le matelas… Allons, jeune-homme, venez m’aider à la porter… là… doucement… Pourquoi me parler du ciel, de récompense ? On dirait, à vous entendre, que le ciel soit obligé de tenir compte de pareilles bagatelles… Allons… courage… tournez par-là… Un lit, vous l’aurez tel qu’il est… et puis après… nous verrons.

(Ils portent Wilhelmine dans la chaumière.)



Fin du premier Acte.





ACTE II.





Scène PREMIÈRE.


Le Théâtre représente l’intérieur de la chaumière de Lucas.


WILHELMINE, LUCAS, FRÉDÉRIC, BRIGITE.


(Wilhelmine est assise sur le devant de la scène ; les autres l’entourent.)


Frédéric.

Mes chers amis ! Vous n’avez donc rien… rien à lui donner.

Brigite.

Tiens, Lucas, va-t-en voir là-bas à cette auberge. L’hôte est not’ voisin… il te donnera ben une bouteille d’vin, peut-être.

Frédéric.

Oh non ! c’est un homme dur… son vin est aussi mauvais que son cœur… Il a empoisonné, je crois, ma pauvre mère.

Lucas.

Not’ femme, va-t-en voir : la poule noire a pondu… Un bon œuf frais, là… ou bien une tranche de ce petit cochonnais que je tuâmes hier… c’est qu’il était d’un blanc, d’un gras…

Brigite.

Non, Lucas, non. Mais, tiens, va l’y chercher cette goutte d’eau-de-vie que tu laissas hier dans ton verre.

Frédéric.

Dieu vous bénisse, mes amis, et récompense votre zèle… Ma mère avez-vous entendu ?…

(Wilhelmine fait signe qu’oui.)
Frédéric.

Désirez-vous quelque chose ?

(Wilhelmine fait signe que non.)
Frédéric.

Elle ne veut rien… et cependant… mes bons amis ! n’y a-t-il pas quelque médecin ici aux environs ?

Lucas.

De chevaux, oui ; là-bas, au bout du village… un médecin ! Est-ce que nous autr’ paysans, nous connaissons cette espèce-là. Je n’sommes jamais malades… et puis voyez-vous ces bras… c’est en travaillant, morgué, que nous guarissons… Un médecin ! je n’en avons vu jamais la figure d’un seul, ni Brigite non plus.

Frédéric.

Hélas ! que faire, que devenir ! ma pauvre mère… elle va mourir entre mes bras… Ô mes amis ! ayez pitié de moi ; priez pour moi. Oh ! priez pour moi.

Wilhelmine., d’une voix très-affaiblie.

Tranquillise-toi, mon enfant ! Je me sens un peu mieux… mais si faible… Si je pouvais avoir…

Frédéric, vivement.

Oui, ma mère, vous aurez tout… D’abord je vais… mais où ? point d’argent ; rien, absolument rien ; ô Dieu ! Dieu !

Brigite.

Vois-tu, Lucas, je te le disais ben hier… Tu étais si pressé de payer la taille à ce vilain homme noir…

Lucas.

Oui, velà qu’est ben dit à présent… Va t’en le ratrapper si tu peux… c’était mon dernier sol, et je n’en avons plus, après lui, un seul de vaillant dans le monde.

Frédéric, dans le plus grand désespoir.

Eh bien ! puisqu’il ne me reste plus de ressources, je mendierai, oui je mendierai… la charité… et si je ne rencontre que des tigres, des âmes féroces… je… je volerai… le parti en est pris… Mes amis, faites ce que le ciel vous mettra au cœur de faire… ne l’abandonnez pas… dans un moment je suis à vous… (Il sort en désespéré)




Scène II.


WILHELMINE, LUCAS, BRIGITE.


Brigitte, rappellant Frédéric.

Eh là là… écoutez… prr… le voilà bien loin. Je voulais lui dire d’aller chez M. le pasteur. Ah ! pour celui-là, il lui aurait bien donné quelque chose… il ne renvoya jamais le pauvre à vuide, lui.

Wilhelmine, d’une voix très-languissante.

Mes amis ! dites-moi, je vous prie… Le bon vieux pasteur vit-il encore ?

Brigite.

Hélas ! non. Ce brave homme nous l’avons perdu il y a deux ans, et nous le pleurons encore.

Lucas.

C’était not’ père à tous.

Brigite, pleurant.

Oui ! not’ père… jamais nous n’en trouverons un pareil.

Lucas.

Eh ! là, là. Tu pleurniches toujours, comme si les larmes ne coûtaient rien. Et encore ne faut-il pas ôter la laine d’un mouton, pour couvrir le dos d’un autre… voyez-vous ! Not’ pasteur d’aujourd’hui n’est donc pas un honnête homme à ton avis.

Brigite.

Je ne dis pas là contre, not’ homme : je n’en avons jamais entendu dire que du bien, et jamais du mal. (à Wilhelmine qui est toujours dans le plus grand accablement) Celui-ci demeure dans la maison de monsieur le baron, not’ bon seigneur… le fils de la dame, à qui appartenait ce château ; là-bas, tenez, vous en pouvez découvrir le toît par cette fenêtre…

Lucas, allumant sa pipe.

Je crois que c’est lui, qui a été, comme on dit, le gouverneur de not’ jeune demoiselle. Ô morgué ! Elle est bien élevée celle-là. Voirement il n’y a pas perdu ses peines. Faut voir comme elle se tient quand elle entre à l’église. Ça vous salue, à droite, à gauche ; et bonjour par-ci, bonjour par là ; et puis un petit signe de tête gracieux à l’un, un petit mot, doux comme miel, à l’autre ; et ma bonne, comment va-t-il ? et mon ami, comment ne va-t-il pas ? Oh ! c’est un charme que cette gentillesse-là.

Brigite.

Ah ! c’est ben vrai ça… Mais ce n’est pas là tout. Faut la voir au prêche, assise dans son banc… C’est que ça ne ricanne pas ; dame ! ça vous prie Dieu, comme une sainte ; son éventail droit devant la figure, et puis les yeux fixés toujours sur M. le pasteur, sans tournailler de droite et de gauche, comme tant d’autres que je connaissons.

Wilhelmine, fort troublée.

Mes amis ! qui est cette jeune demoiselle…?

Lucas.

Eh ! la fille de son père apparemment, de M. le baron de Wildenheim.

Wilhelmine, avec la plus grande émotion.

Est-il ici ?

Brigite.

Comment, vous ne savez pas ça. Allons ; fait bien voir que vous venez de loin. (confidemment) Il y aura vendredi cinq semaines, qu’il arriva ici, au château ; lui, sa fille, ses chiens, ses chevaux et tout le bataclan.

Wilhelmine

Le baron de Wildenheim !

Brigite.

Lui-même.

Wilhelmine

Et… sa… femme ?

Lucas.

Elle est morte. Dieu merci ; et, entre nous soit dit, je n’en sommes pas ben fâchés, quoique nous ne voulions la mort de personne… pas même du chien de ce monsieur si bien frisé, qui mord tout le monde. Mais, c’est qu’elle était fiare et hautaine, et qu’elle n’a jamais voulu que not’ bon seigneur vint voir ses fidèles vassaux, et recevoir leur bénédiction, qui est comme la pluie sur la terre, voyez-vous ; ça fait prospérer. Elle disait, comme ça, que ce n’était point noble, et puis que nous n’étions que des paysans, et puis, qu’il valait mieux vivre à la ville qu’aux champs, parce que les maisons y étiont toutes d’or, et puis, que sais-je ? Mais vela qu’elle n’y est plus ; et qu’il ne faut pas en dire du mal, puisqu’elle n’est pas là pour dire que nous en avons menti. Not’ bon seigneur n’est pas comme ça li… drès qu’elle est devenue morte… il l’a planté là… et tout de suite. Allons, fouette cocher, il est venu voir si le lieu de sa naissance était encore au même endroit qu’il l’avait laissé… mais, dame ! c’est qu’il est né ici ? voyez-vous… il y est devenu grand et fort… ça n’avait pas sept ans que ça vous jouait de la boule, à vous estropier… et puis le soir… Eh ! t’en souviens-tu, Brigite… comme il vous en venait danser avec nos filles sous l’ormeau ?

Brigite.

Je ne m’en souviendrais pas ! Non, il me semble le voir encore… son petit air mutin… ses cheveux bouclés… chapeau sur l’oreille… la brette au côté… Oh ! il était charmant, il était charmant.

Lucas.

C’est vrai comme tu dis… Oh ! mais… surtout en habit d’officier… c’est qu’il vous faisait tourner la tête à toutes nos filles. Dame ! il en a trompé plus d’une… C’était un gaillard… un vrai enjoleux. Mais, fallait ben aussi qu’il eut queuque défaut… le meilleur terroir produit bien par-ci par-là queuque ronce, ou queuque épaine.

Brigite.

Tu as raison ; mais tiens ne parlons pas de ça ; car vois-tu, je n’aimions pas à dire queuque chose qui ne fût pas à son honneur, et puis je n’aimons pas à dire du mal de qui que ce soit… ça fait mal à la langue. Not’ bon vieux pasteur disait toujours, quand on l’a trop pendue on la mord. Aussi je me gardions bien de dire tout ce que je savions ; mais je n’en pensons pas moins et depuis l’aventure arrivée à cette pauvre petite Burchel…

Lucas, l’interrompant.

Tais-toi, femme… ne voilà-t-il pas que tu recommences encore… tu vas nous conter des fagots ; des histoires, qui n’ont ni père ni mère… est-ce que tu l’as vue donc ? Est-ce que tu étais là ?… Est-ce qu’elle a jamais dit qu’il fût le papa du poupon ?…

Brigite.

Pas d’autr que lui… Tiens… je ne mettrais pas mon doigt au feu, parce que ça brûle… mais je parierais ben mon beau bonnet des dimanches… oui, ma figue, mon bonnet à franges d’or, vois-tu ? Oh fi ! fi ! ça n’était pas beau ; ça était ben méchamment manigancé que tout ça. Dieu sait ce qu’elle est devenue, cette pauvre petite criature !… peut-être morte de faim, ou de misère… ou pis encore… Vois-tu, Lucas, j’ai toujours eu cette affaire-là, gros comme un caillou, sur la poitreine… et puis quand je pense à ce bon homme Burchel… cet honnête vieillard ! il vivrait encore, dà, s’il n’était mort de chagrin.

Wilhelmine, qui dès le commencement de ce dialogue s’est trouvée mal, s’évanouit tout-à-fait.
Lucas.

Eh ! tais-toi, tais-toi, tu bavardes sans cesse… Mais tiens (montrant Wilhelmine) regarde, la vlà qui s’en va.

Brigite.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! la pauvre femme !… qu’allons nous faire ?…

Lucas.

Portons-la sur not’ lit… Elle est, ma foi, devenue, je crois, tout-à-fait morte. Allons, allons, boutons-la sur not’ lit… dans une heure ou deux tout sera dit. (Ils portent Wilhelmine toute évanouie. La toile tombe.)




Scène III.


Le Théâtre représente un salon du château de Wildenheim. Un domestique prépare le déjeûner. Le baron entre en habit du matin.


Le Baron, au domestique.

Monsieur le comte dort encore…

Henri.

Non, monsieur, il vient de se faire coiffer.

Le Baron.

Je m’en doutais à l’odeur empestée de je ne sais quelle poudre ou quelle pommade répandue dans la maison. (à Henri) Appelez ma fille. (Henri sort, le baron s’assied) Je pense que monsieur le conseiller-privé, mon ancien ami, m’a envoyé là un assez mince sujet. Tout ce qu’il dit me paraît si frivole que cela m’impatiente… Nous autres Allemands… nous sommes de bonnes gens… francs, honnêtes, braves comme notre épée… mais pour les grâces, oh ! c’est un avantage qui revient et qu’il faut céder à une nation vive et sémillante, dont nous sommes, pour l’ordinaire, de très-mauvais copistes. La plûpart de nos jeunes gens en fournissent la preuve… On les fait voyager en pays étranger ; ils ne restent dans chaque endroit qu’assez de temps pour en saisir les travers et les ridicules… Notre jeune homme me paraît être un peu dans ce cas… Voyons cependant, ne précipitons rien… Je roule dans ma tête un projet dont il faut que ma fille décide le succès… Le cœur de cette aimable enfant n’a point encore parlé… Il souscrirait aisément à tout ce que je voudrais… Mais mon Amélie m’est trop chère pour que ma seule volonté détermine son choix. C’est celui que fera son cœur qui sera le mien… Je veux qu’elle soit heureuse… Hélas ! ce n’est que dans son bonheur que je puis espérer de retrouver le mien… celui que j’ai perdu… que dis-je ? que je me suis moi-même ravi… volontairement ravi… (il soupire et rêve profondement) Il est temps cependant que je songe à l’établir… Non, non… le nom de Wildenheim que mes ancêtres ont illustré… qu’ils ont si glorieusement porté… dont l’éclat n’a jamais été altéré… ce nom va périr… le dernier souffle de ma vie va l’éteindre et l’effacer ! Ah ! si le ciel m’eût accordé un fils… Le ciel est juste… il a voulu que ce nom, dont je suis si fier, pérît avec celui qui le premier en a souillé la pureté… Mais dissipons, s’il se peut, ces tristes idées… Elles troubleraient ma tranquillité apparente, et j’inquiéterais mon Amélie… La voici.




Scène IV.


LE BARON, AMÉLIE en déshabillé du matin.

(Elle court embrasser son père.)


Amélie.

Bonjour, mon cher père.

Le Baron.

Bonjour, mon Amélie… toujours gaie…

Amélie.

Oh ! oui.

Le Baron.

Bien reposée… pas la plus légère inquiétude ?

Amélie.

Aucune. Et comment en aurais-je ? Vous travaillez sans cesse à les prévenir.

Le Baron.

C’est bien là toujours, mon enfant, l’objet de mes soins. Dans le fond… comment à quinze ans avoir des soucis… Tu as un père qui t’aime tendrement. Un amant… oui Amélie, un amant qui ne demande que la permission de te présenter son hommage. Eh, qu’en penses-tu ? Le jeune comte de Muller, qui loge au château depuis hier, comment te revient-il ?

Amélie.

Mais, fort bien… je crois.

Le Baron.

Et tu dis cela sans rougir…

Amélie.

Pourquoi pas ?

Le Baron.

N’aurais-tu point, par hasard, rêvé cette nuit que…

Amélie., l’interrompant.

Oh oui ! mon papa ! J’ai rêvé que nous étions encore en France… Que notre pasteur, M. Erman, voulait nous quitter… que vous vouliez le renvoyer… je pleurais… je pleurais… et même, en me réveillant, je me suis sentie encore les yeux tout humides.

Le Baron.

Tiens, mon enfant ! s’il t’arrive de rêver encore, rêves que M. Erman te prend la main, là, comme ça ; (il fait le geste) qu’il prend en même-temps celle du comte et qu’il les unit ensemble… Que penses-tu de ce rêve-là ?

Amélie.

Mon père, j’en penserai… tout comme il vous plaira.

Le Baron.

Ce n’est pas ce que je demande. (il prend une chaise et fait asseoir sa fille à côté de lui.) Écoute, mon Amélie ! Il m’est essentiel de savoir ton opinion au sujet du jeune comte de Muller. La façon dont tu le juges ne peut m’être indifférente. Je veux savoir enfin, s’il n’a pas fait quelque impression sur ton cœur… peut-être ne l’as-tu pas consulté là-dessus… Peut-être ne sais-tu pas bien toi-même ce qui en est. Veux-tu que nous l’examinions ensemble ?

Amélie.

Volontiers.

Le Baron.

Lorsque l’hiver dernier tu le vis deux ou trois fois au bal ; qu’il vint te prendre pour danser un menuet… Lorsqu’après avoir dansé il t’offrit de si bonne grâce quelques rafraîchissemens… qu’il répandit sur ton mouchoir de poche un flacon tout entier d’eau de senteur… qu’il te dit… tant et tant de jolies choses… que pensais-tu alors ?

Amélie.

Ce que je pensais… Attendez, je ne m’en souviens plus… mais si vous le voulez, je vais tâcher de me le rappeler.

Le Baron.

Il n’est pas nécessaire… c’est ton cœur que j’interroge et non pas ta mémoire… S’il n’a rien dit alors dont tu puisses te souvenir aujourd’hui, j’ai lieu de croire que ton cœur n’a pas encore parlé. Je te dirai cependant, mon enfant, que la recherche du jeune comte est de nature à entrer en considération… Son père est mon meilleur ami… il désire ardemment une union entre nos deux maisons, qui resserrât de plus en plus les nœuds de notre ancienne amitié… Il est riche… possède un grand nom… c’est quelque chose que tout cela.

Amélie.

C’est bien peu… ce n’est rien, à ce que m’a dit souvent M. Erman… et vous savez, mon père, qu’il parle toujours bien… Les richesses et la noblesse sont des dons du hasard.

Le Baron.

Il a raison… Mais… quand à ces avantages on joint le vrai mérite… les qualités du cœur en un mot… tu m’avoueras, qu’il n’y a plus à balancer.

Amélie, souriant.

Est-ce là le cas du jeune comte de Muller ?

Le Baron, embarrassé.

Son père a rendu de grands services à l’État ; c’est un de mes anciens amis. C’est lui qui me fit connaître ta mère… qui me la fit épouser, et qui crut par ce mariage si avantageux… pour la fortune… assurer mon bonheur. Je lui dois beaucoup. Il sollicite ta main pour son fils, avec empressement, et juge assez favorablement de lui pour croire que s’il ne t’intéresse pas encore… il pourra t’intéresser un jour.

Amélie.

Il croit cela ?

Le Baron.

Oui… Mais toi ?

Amélie.

Moi ?… non… Cependant, mon père, vous savez que je n’ai de volonté que la vôtre.

Le Baron.

Et c’est ce que je ne veux pas… Dans le cas dont il s’agit, cette condescendance deviendrait faiblesse de ta part… tyrannie de la mienne… Tu n’as pas d’idée encore, mon enfant, de ce que c’est qu’un lien formé sans amour… sans simpathie de caractère… d’un lien que l’orgueil, que l’ambition seuls auraient tissu. Combien il est différent de celui de deux cœurs unis par le plus tendre sentiment ; qui, dès l’aurore de leur vie, ont appris à se connaître… à s’aimer… à n’exister que pour le bonheur l’un de l’autre. (se reprenant) La question est de savoir, mon enfant, si tu crois, qu’avec le temps, tu pourras devenir sensible au mérite du jeune comte… si tu pourras l’aimer enfin… et j’ai là-dessus encore quelques petites questions à te faire… Mais de la franchise… la vérité surtout.

Amélie.

Je n’ai jamais appris à la déguiser.

Le Baron.

« Oh çà ! ne conviendras-tu pas qu’hier au soir, lorsqu’il vint nous surprendre si inopinément, tu sentis une légère émotion… Il y eut même un moment où je le vis t’approcher de bien près… te prendre la main… je crus même te voir l’air plus ou moins embarrassé… je crus…

Amélie, l’interrompant.

Embarrassé ? non… mais fâché… oui… car je me rappelle fort bien, que dans ce moment dont vous me parlez, il me marcha sur le pied d’une telle force, que je fis un grand cri ; et ne voulus plus qu’il m’approchât de la soirée… J’avais outre cela beaucoup d’humeur et surtout contre lui… car vous me fîtes appeler au moment où je descendais au jardin, où M. Erman m’attendait, et je vous assure que ce contre-temps me déplut infiniment.

Le Baron, à part.

Ce contre-temps… de l’humeur… Allons, je vois bien que la corde qui doit donner du son à cet instrument n’a point encore été touchée. Ne désespérons pas cependant (à Amélie) mon enfant, c’est assez… je n’en veux point savoir davantage. Ton bonheur, qui m’est bien plus cher que le mien, ton bonheur que je veux assurer, est le seul motif qui m’ait engagé à te faire toutes ces questions… Le mariage, ma chère Amélie, quelque idée qu’on s’en forme, n’est pas toujours un état heureux… Avant de penser à former des nœuds qui ne se rompent qu’avec la vie, il faut connaître les obligations qu’ils nous imposent, et les devoirs qu’ils prescrivent… Notre digne pasteur, M. Erman, qui jusqu’à présent a veillé à ton éducation, est celui que j’ai choisi pour te donner là-dessus les instructions et les directions convenables. C’est un homme sage, éclairé, prudent… peut-être lira-t-il dans ton cœur mieux que toi-même. Il connaît le comte… il l’étudiera… il décidera s’il est digne de ton choix ; et s’il en est ainsi, et qu’il puisse faire le bonheur de mon Amélie, je n’aurai plus rien à désirer. (il l’embrasse, puis il appelle) Henri !

Henri.

Monsieur !

Le Baron.

Allez chez M. Erman… priez-le, de ma part, de se rendre ici un moment.

Amélie.

Et de ma part aussi, entendez-vous… n’y manquez pas.

(Henri sort.)
Le Baron.

M. le comte est furieusement long à sa toilette. (à Amélie) Mon Amélie, donne-moi à déjeûner… Notre conversation nous a fait tout oublier… toi-même tu n’as rien pris… Allons, verse-moi du thé.

(Amélie se place à la table à thé.)
Le Baron.

Le temps me paraît beau… T’es-tu promenée ce matin ?

Amélie.

Oh oui ! J’étais au jardin à six heures, dans le bosquet de charmille… je croyais y trouver M. Erman, qui aime aussi à se lever de bonne heure… Il faisait le plus beau soleil… et malgré cela… une fraîcheur…

Le Baron

Si M. le comte pouvait se résoudre à sacrifier quelques boucles de sa grande frisure… nous pourrions faire un tour à la chasse… ce seraient toujours une ou deux heures employées… car avec de tels êtres, on ne sait trop que faire pour tuer le temps… À la fin… le voilà.




Scène V.


AMÉLIE, LE BARON, LE COMTE DE MULLER.
Le Comte, au baron.

Très-humble serviteur, mon colonel. (à Amélie) Bel astre, permettez que je vous souhaite le bonjour.

(Amélie fait une légère inclination.)
Le Baron.

Bonjour, M. le comte ; il me paraît que quoique à la campagne vous n’aimez pas à vous lever de bonne heure.

Le Comte.

Pardonnez-moi, mon colonel… pardonnez-moi… j’étais debout à huit heures du matin… mais mon coquin de valet-de-chambre m’a joué d’un tour… oh ! un tour abominable ; cela m’a mis dans une colère… une agitation, qu’il m’a fallu plus d’une heure pour me remettre dans mon assiette naturelle… et même… encore…

Le Baron.

Peut-on Savoir la raison ?

Le Comte.

Est-ce Vénus ? Est-ce Hébé ? sont-ce les Graces qui…

Le Baron, l’interrompant.

Eh ! mon Dieu, non, M. le comte… Ce n’est que ma fille… tout simplement ma fille… Mais dites-nous de grâce…

Le Comte.

Ah ciel ! vous m’assassinez. Vous r’ouvrez une plaie mal fermée… Tel que vous me voyez je vous parais calme… de sang-froid ; n’est-il pas vrai ? Eh bien, je me trouve enveloppé dans un labyrinthe de difficultés insurmontables, insurmontables en vérité… tellement enveloppé, vous dis-je, que je serai obligé d’écrire dès ce soir, oui, ma foi, dès ce soir à Paris.

Le Baron.

Cela me paraît sérieux… Mais…

Le Comte, rendant la tasse à Amélie, chante :
Oui ! le nectar qu’on sert aux dieux,
N’est autre… n’est autre chose…
Amélie, l’interrompant.

Mais dites-nous donc, M. le comte, ce qui vous est arrivé.

Le Comte.

Vous l’ordonnez, sultane de mes pensées ! votre esclave obéit… Vous saurez d’abord que mon valet-de-chambre, parfaitement honnête-homme d’ailleurs, est un sujet à jeter par les fenêtres… d’une étourderie, d’une mal-adresse… vous en jugerez… Avant-hier, brillant du désir de venir en toute diligence vous présenter mon hommage, je ne pensais à rien, et me reposais sur lui de toutes ces petites misères qu’un voyageur, qui veut paraître dans l’étranger avec quelque avantage, doit nécessairement traîner avec lui… Que croyez-vous que le maraud m’ait oublié ?… là… que pensez-vous ? je vous le donne en cent… en mille… Vous ne devinez pas ?… Oh ! je le crois bien… ma pommade… oui… ma pommade… c’est comme je vous dis… vingt fois, trente fois je lui répète, ne l’oublie pas… songe que cette pommade est essentielle au bonheur de mon existence… que sans elle je ne suis pas assuré de me présenter avec succès… car il faut que vous sachiez, ma divinité, que ce n’est qu’à Paris qu’on en fait de semblable… Mon pays (je suis fâché de le dire, car… plus ou moins, on tient à sa patrie) mon pays n’en saurait fournir de cette sorte… c’est un moëlleux, une odeur… un parfum délicieux… Je vous dis, il n’y a que le premier parfumeur du Roi pour la faire, et qui en faisait exprès pour moi, parce que je le payais grassement… Vingt fois me trouvant de jour chez la princesse Adélaïde, elle m’a fait compliment sur l’odeur suave que ma pommade répandait dans son appartement… Jugez à présent, mon adorable, et vous, mon colonel ; oubliée… totalement oubliée… laissée, abandonnée dans l’embrasure d’une fenêtre. Je le vois d’ici mon trésor ; exposé à tous les dangers, détruit, rongé par les rats !… Ah ! cette idée me met au désespoir… Et croiriez-vous, mon colonel, qu’il y a trente ans que ce coquin est dans ma maison ; qu’il m’a vû naître… par reconnaissance pour quelques légers services qu’il m’a rendu dans mon enfance, mon bon homme de père m’a forcé à le prendre avec moi… par bonté je le garde… je l’empêche de mourir de faim, lui et sa famille… et voilà la monnaie dont il me paie… Aussi je n’ai pu y tenir plus long-temps… ma patience était épuisée… et je viens de le renvoyer… il est parti.

Le Baron.

Comment après trente ans de services ?…

Le Comte.

Tranquilisez-vous, mon colonel… il est remplacé… il est remplacé… J’en ai un qui coiffe ! ah ! en hérisson, en hurluberlu, en aîle de pigeon ; enfin c’est la huitième merveille.

Amélie.

Et pour une pareille bagatelle…

Le Comte.

Qu’appeliez-vous bagatelle ?… manquer de pommade !

Amélie.

Mais, M. le comte, songez donc qu’en le renvoyant ainsi, vous le réduisez peut-être à la mendicité…

Le Comte.

Ah ! quel cœur, quelle âme ! Vous allez intercéder pour lui, je le vois, et je sens ma faiblesse… Mais rassurez-vous… le malheureux n’est point aussi à plaindre que vous le pensez… Il est en possession d’une pépinière d’enfans, qui, dès qu’ils seront en âge et en état de travailler, lui gagneront la vie… En attendant il est juste qu’il porte la peine de sa faute.

Amélie.

Comment ! le pauvre homme est encore chargé de famille… et vous auriez la dureté… Ah M. le comte ! reprenez-le… reprenez-le, je vous en conjure.

Le Comte.

Qui pourrait vous refuser, adorable enchanteresse ?… vos yeux ont parlé… votre bouche a prononcé… vos ordres sont mes lois… le faquin restera.

Le Baron.

Pour le coup je n’y tiens plus… (haut) Qu’en pensez-vous, M. le comte, il fait beau… nous avons encore deux bonnes heures avant le dîner… si nous les passions à la chasse.

Le Comte.

Bravo, mon colonel… bravo. Excellente idée ! (à Amélie) vous allez voir un habit de chasse, il n’y en a pas un plus élégant dans tout Paris… et mon fusil, mon colonel, mon fusil est unique… une pièce achevée… Imaginez-vous qu’il est garni en Stratz… vous jugez de l’effet qu’il doit faire… au soleil surtout… cela vous jette un feu… un éclat… Aussi, pour empêcher qu’il ne me soit volé, j’y ai fait graver mes armes.

Le Baron.

Savez-vous tirer… là, un bon coup de fusil ?… êtes-vous chasseur ?

Le Comte.

Chasseur… comme cela… c’est un métier un peu rude pour une santé aussi délicate que la mienne… il faut des nerfs… et je n’en ai point. D’ailleurs je ne suis point heureux… deux ou trois fois j’ai voulu essayer. Mais le hasard ne m’a jamais servi… Je n’ai jamais rien tué.

Henri, annonçant.

Monsieur Erman.

Le Baron.

Faites entrer. (au comte) Allons, comte, ne perdons pas de temps… allez endosser votre superbe habit de chasse. Dans un moment, je suis à vous.

Le Comte.

J’y vais, mon colonel, j’y vais… (à Amélie) Pardonnez, mon adorable, si je quitte un instant vos beaux yeux ; c’est un sacrifice que je dois à M. votre père, et dont j’espère que vous voudrez-bien me tenir compte. (Il sort en s’inclinant profondément.)




Scène VI.


LE BARON, AMÉLIE.


Le Baron.

Ma chère enfant, j’ai deux mots à dire en particulier à M. Erman… éloigne-toi un moment… J’ai… indépendamment de ce qui te regarde, à l’entretenir aussi pour mon compte. Je te rappellerai dans la minute.

Amélie.

Mon cher père, croyez-vous que je puisse jamais aimer le comte de Muller ?

Le Baron.

C’est ce qu’il faudra voir… Le temps est un grand maître.

Amélie, en sortant rencontre M. Erman, et le salue très-gracieusement.

Bonjour, monsieur… mon papa me renvoie… sans quoi… je ne m’en irais certainement point.




Scène VII.


LE BARON, ERMAN.


Erman.

Je me rends à vos ordres, monsieur le baron.

Le Baron.

Pardonnez, mon ami, si je vous ai fait appeler dans un moment peu favorable, peut-être, pour vos occupations. Mais votre présence est pour moi un bien si essentiel, que j’ai peine à m’en passer. C’est avec vous… avec vous seul, mon ami, que ceci (montrant son cœur) se découvre et se dilate… Vous seul percez au travers le voile qui cache les peines dont il est déchiré. Mais… ce n’est pas de moi dans ce moment qu’il s’agit… Un intérêt plus cher que le mien occupe mon esprit… Et quel plus cher intérêt ai-je au monde que celui de ma fille ! Oui… c’est de mon Amélie que je veux vous entretenir… Il se présente, pour cette aimable enfant, un parti très-considérable ; mon bon et ancien ami Muller me la demande pour son fils. Cette alliance comblerait mes vœux… pour ce qui concerne la naissance et la fortune… le jeune homme est… à vrai dire, je ne sais pas trop bien ce qu’il est, je ne le connais pas assez pour le juger… et c’est à vous, mon ami, que j’ai remis un soin si important.

Erman.

Et… mademoiselle Amélie !…

Le Baron.

Ma fille, vous le savez, n’a de volonté que la mienne : ce qui me plaît, ce qui me plaira a déterminé jusqu’à présent sa façon de penser ;… et c’est parce qu’il me plaît qu’elle soit heureuse, que je ne veux rien décider sur un objet aussi important, avant que de l’avoir soumis à vos lumières… L’expérience… mon bon ami, ne m’a que trop appris, combien une union qui n’a pour base que l’ambition et la fortune entraîne de malheurs après soi. Si dans le jeune homme dont il s’agit, l’esprit se trouve organisé de façon à se faire honneur dans le monde… si son cœur est bien placé… je vous avoue que je verrais avec plaisir ma fille établie d’une façon aussi avantageuse.

Erman.

L’esprit et le cœur, dites-vous, mon colonel… et vous soumettez ces articles à mon examen… Cette tâche me paraît bien pénible et bien difficile.

Le Baron.

Voilà pourquoi, mon ami, j’ai jeté les yeux sur vous ; vous êtes le seul capable de la remplir. C’est à vous à décider si dans le cœur du jeune comte il ne se trouve rien qui puisse nuire au bonheur d’un objet qui m’est si cher ; et s’il en est ainsi, tâchez de décider mon Amélie en sa faveur ; rendez-moi ce service, mon ami ; ce n’est pas le premier, ce n’est pas le seul que vous m’aurez rendu.

Erman.

Je vous obéirai, monsieur… je parlerai… à mademoiselle votre fille.

Le Baron.

Vous me le promettez ?… me voilà content Vos soins vont me délivrer d’un pesant fardeau : il en est un autre, mon ami, (du ton le plus pénétré) bien plus difficile à supporter. C’est ici (mettant la main sur son cœur) qu’il pèse, qu’il pèse violemment. Vous m’entendez… N’avez-vous rien découvert… rien à m’apprendre ?

Erman.

Rien du tout… jusqu’à présent toutes mes recherches ont été infructueuses.

Le Baron.

Ah ! mon ami, le ciel justement courroucé me punit… en m’ôtant les moyens de réparer mes outrages. Erreurs de ma jeunesse, où m’avez-vous entraîné ! à quel prix ne rachetterais-je point les fautes que vous m’avez fait commettre ! Oh ! qu’il est heureux celui qui, dans tous les momens de sa course mortelle, jete des regards sereins sur la route qu’il a parcourue, et n’y voit point de traces de honte ni de déshonneur. Sur un chemin parsemé de fleurs, il s’avance tranquillement vers une meilleure vie… La tempête des remords… les cris d’une conscience effrayée ne troublent point le repos de ses jours… le calme et le bonheur accompagnent ses pas… Et moi ! moi ! quel est mon état ! Où trouver du soulagement à mes maux !

Erman.

Dans ce même repentir que le ciel a mis dans votre âme… dans ce désir qu’il vous a donné de réparer vos torts. C’est par le sentiment même de vos fautes qu’il veut vous attacher à lui… et c’est à votre résignation, à votre patience, qu’il accordera un pardon, que vous ne devez cesser d’implorer.

Le Baron, fort troublé et l’embrassant.

Adieu, mon ami !… adieu… ne m’abandonnez pas… je vais tâcher de me remettre. (Il sort.)

Erman, le suivant des yeux.

Malheureux ami ! que je te plains ! Mais moi… que viens-je de promettre ! À quoi me suis-je engagé ? Moi, parler à Amélie… sonder son cœur… lire dans son âme… chercher à en découvrir les plus secrets mouvemens…. Oui, je l’ai promis… je remplirai mon devoir… Raison, sagesse, philosophie ! venez à mon secours, imposez silence aux sentimens d’un cœur trop agité !


Fin du second Acte.




ACTE III.





Scène PREMIÈRE.


La décoration du premier acte.


FRÉDÉRIC seul, comptant quelques pièces de monnaie dans sa main.

Voilà tout… tout ! et retourner… voir expirer ma mère. Non, je n’irai pas… je ne saurais marcher… mes pieds semblent s’attacher à la terre… La vue de cette chaumière sous laquelle reposent, peut-être les restes inanimés de celle qui me porta dans son sein ! Ah ! pourquoi n’en puis-je détourner les yeux ! Quel est donc ce penchant impérieux et secret qui m’arrache au ravissant spectacle que la nature déploie sur ces riantes plaines, pour me ramener sur un objet qui déchire mon cœur. (regardant dans sa main ce qu’il a reçu) Riches de la terre ! ce sont donc-là vos dons ! Ceci (montrant une petite pièce de monnaie ) ceci me fut donné par un jeune-homme montant un superbe cheval qui fendait la poussière. Attrape, me cria-t-il, attrape, voyons si tu es aussi bon coureur que mon cheval… (montrant une autre pièce) Cette pièce… je la tiens d’une dame qui avait quitté sa voiture pour s’extasier à loisir sur les sites pittoresques de la campagne, et les beautés de la nature… Je l’approche humblement… Là-bas, lui dis-je, et les larmes ruisselaient de mes yeux, là-bas, sous ce toît de chaume, dans cette cabane… Le point de vue en est délicieux, je veux le fixer un instant, interrompit-elle… et elle détourne ses regards du pauvre qui l’implorait… Cette petite pièce-ci… Ah ! celle-ci ! seule elle fructifiera dans mes mains… Je la tiens d’un malheureux comme moi… partageons, me dit-il, c’est tout ce qui me reste… À ces mots, je l’embrasse… et ne trouvant point de termes pour exprimer ma reconnaissance, je lève mes mains au ciel… je lui présente cette offrande, bien sûr que tôt ou tard il en recevra la récompense… (après un moment de silence) Mais à quoi ces légers secours peuvent-ils me servir ? Hélas ! il n’y a pas même de quoi acheter un linceul pour envelopper le corps de ma mère… Ciel !… j’apperçois d’ici la tour d’un château où règne le faste et l’opulence… son sommet semble braver la chétive cabane… Passant ! ne vous y trompez pas ! cette cabane est un temple aux yeux de l’Éternel. La vertu y a trouvé un asile. (Il se promène en rêvant) Si le hasard pouvait amener ici quelque enrôleur… pour cinq écus… cinq écus… quel trésor !… Et dans ce même instant un sordide intérêt, l’aveugle passion du jeu risque peut-être le double, le triple de cette somme sur une seule carte. (Il s’assied et s’essuie le visage) Ah mon père ! mon père… chaque goutte de sueur que j’essuie de mon front, s’élève en témoignage contre vous… Le malheureux que vous réduisez au désespoir demande vengeance… tremblez… (on entend le son du cor… Frédéric se lève précipitamment) Mais qu’entends-je ?… le son du cor… j’apperçois des chiens, des chasseurs… quelque seigneur des environs apparemment… allons, implorons la pitié encore une fois… C’est pour ma mère… Dieu ! fais-moi trouver des cœurs compatissans !



Scène II.

LE BARON accourant paraît poursuivre un cerf.
LE COMTE arrive après lui, tout essouflé. Suite de chasseurs.


Le Baron.

Alerte… Alerte… par ici, M. le comte, par ici… dépêchez… dépêchez donc… Tayaut… Tayaut… ah ! les chiens ont perdu sa trace… il m’échappe.

Le Comte, hors d’haleine.

Tant mieux, mon colonel, tant mieux… nous pourrons nous reposer un moment… et reprendre haleine. Ouf ! je n’en peux plus !…

Le Baron, suit des yeux sa meute.
Frédéric, aborde humblement le comte.

Généreux seigneur ! la charité… je vous en supplie…

Le Comte. Vous êtes diablement impertinent, mon ami. (le mesurant des yeux) Ce drôle a tout l’air de ces coquins prêts à faire le coup de poing avec le premier venu.

Frédéric, avec un dépit concentré.

Si votre grandeur voulait m’en permettre l’essai…

Le Comte.

En vérité la police devrait un peu mieux surveiller cette canaille… ces gueux… ces faquins qui ne font que troubler la sûreté publique, et inquiéter les gens comme il faut.

Frédéric, outré de colère.

La police devrait s’occuper de soins plus importans encore, celui… (au baron qui s’est approché) Mon bon seigneur… la charité… je vous en conjure… un malheureux fils vous implore pour sa mère.

Le Baron

Il vaudrait mieux, mon ami, dans ce cas… travailler pour votre mère que mendier.

Frédéric, vivement.

Oh ! oui, monsieur, oui… mais le besoin est pressant… dans ce moment peut-être, succombant sous les horreurs de la faim et de la misère elle rend le dernier soupir… Ah ! pardon, mille fois pardon ; mais… ce que votre grandeur vient de me donner n’est pas suffisant… ce n’est point assez…

Le Baron

Pas assez… voilà la première fois qu’on a mis mes charités à la taxe…

Frédéric.

Non, mon bon seigneur ! cela ne suffit point, Pour l’amour du ciel, si vous avez un cœur… s’il fut jamais ouvert à la pitié… quelque peu de chose encore… Un seul petit écu… et vous sauvez la vie à deux malheureux.

Le Baron.

Vous perdez le sens, mon ami… Allons, M. le comte, par ici… (Il veut s’en aller.)

Le Comte.

Allons, mon colonel, allons.

Frédéric, l’arrêtant et se jetant à ses pieds.

Au nom de Dieu, qui me voit et m’entend : mon bon seigneur, ne me refusez point ! sauvez-moi du désespoir ! un seul petit écu !… ah ! vous n’aurez jamais acheté moins cher la vie de deux infortunés.

(Le baron et le comte s’éloignent ; Frédéric furieux, tire son sabre et se jete sur le baron. Le comte s’enfuit) Tigre ! la bourse, ou la vie…

Le Baron.

Hola ! à moi ! à moi… Malheureux !

(Plusieurs chasseurs arrivent, saisissent Frédéric et le désarment.)

Frédéric.

Dieu ! Qu’ai-je fait !

Le Baron, aux chasseurs.

Emmenez-le, enfermez-le dans la tour ; dans un moment je suis à vous. (Frédéric se débarrasse des mains des chasseurs, et se jete aux pieds du baron. Les chasseurs veulent l’en empêcher ; le baron leur fait signe de le laisser faire.)

Frédéric.

Ah ! j’ai mérité la mort… je la désire… je la demande : mais sauvez, sauvez ma mère ! secourez-la, s’il en est temps encore. Là-bas, dans ce village, vous la trouverez peut-être agonisante… Pour elle j’ai bravé la honte, je brave encore la mort : mais qu’elle vive, et je mourrai content. Ah ! vous ne savez pas de quel prix cette action sera pour vous aux yeux de l’Éternel.

Le Baron.

Qu’on l’emmène ! gardez-vous surtout de lui faire aucun mal dans la tour, entendez-vous !

Frédéric, entre les mains des chasseurs qui l’emmènent.

Ah ! mon père ! mon père ! que ne pouvez-vous me voir dans ce moment, oui, dans ce moment cruel, environné d’horreur… où tout secours humain m’abandonne… où Dieu seul me reste : votre fils, que vous seul avez rendu coupable, est encore cent fois, oui cent fois moins malheureux que vous : marchons…

(Les chasseurs l’emmènent. Le baron rappèle un d’entr’eux)

Écoutez : allez vous-en à ce village ; cherchez soigneusement si dans quelque maison vous ne trouverez pas une femme malade et dans le besoin ; s’il en est ainsi, portez-lui cette bourse : allez… (le chasseur sort) Cette aventure a quelque chose d’extraordinaire… elle a porté dans mon âme un sentiment que je ne puis définir : ce n’est point la peur, ce jeune homme ne m’en inspirait point : son regard, ses discours, la façon même dont il m’a attaqué, l’émotion dont je l’ai vu saisi… Non, tout cela n’est point d’un homme accoutumé au mal… je ne sais ; mais il y a dans tout ceci quelque chose que je veux tâcher d’approfondir.

(Il rentre. La toile tombe.)



Scène III.

Le Théâtre change, et représente le salon du château, comme au second acte.

Amélie, entre en rêvant.

D’où vient que je suis inquiète ? Je vais, je viens, et je ne sais ce que je veux : je me trouve… dans ce salon, sans savoir comment j’y suis… Il me semble que mon intention était de descendre au jardin… mais oui, il y a long-temps que je n’ai été voir mes fleurs : voyons si ce petit arbrisseau, que nous avons planté ensemble a poussé des branches ; il aura cru, il doit être charmant ;… (elle ça pour sortir, et s’arrête ) mais si pendant ce temps-là, il venait me chercher… qui ? mais quelqu’un, mon père, par exemple ;… il ne me trouverait point ; il faudrait m’appeler, me chercher ; non… il vaut mieux que je reste ici, au risque de m’ennuyer un peu. (elle s’assied et prend son ouvrage) Cela n’est pas bien agréable de rester ici seule : paix !… il me semble entendre quelqu’un… on ouvre la porte… non, ce n’est que le vent, je crois : mais, est-ce que j’aurais peur du vent, donc ? Il m’a pris un battement de cœur… le feu m’a tout-à-coup monté au visage, comme si j’eusse eu de l’émotion… je me sens prête à pleurer, et effectivement je pleure… mais, qu’est-ce donc que cet état-là ?…



Scène IV.

AMÉLIE, M. ERMAN.
Amélie, se lève et court au-devant de lui.

Ah ! mon ami ! (se reprenant) mon pasteur, veux-je dire… pardonnez ! vous savez que dans mon enfance je ne vous nommai jamais autrement.

Erman, avec sentiment.

Ah ! ne perdez jamais cette douce habitude… Mais que vois-je ? (en la regardant fixement)… me trompai-je ?… il me semble appercevoir… vous venez de pleurer ?

Amélie.

Ah ! non ce n’est rien… un peu d’ennui, un peu d’humeur peut-être… je ne sais… mais voilà qui est fini, je n’y pense plus.

Erman.

Pourrait-on, sans indiscrétion, vous demander ce qui a occasionné ce petit nuage ?… La perte de quelque objet chéri peut-être… le souvenir d’une mère…

Amélie.

Je pourrai dire oui, pour me débarrasser de questions qui commencent à me devenir importunes, parce que je ne sais qu’y répondre… mais je suis trop franche… ce n’était point cela…

Erman.

C’est donc quelques petits chagrins secrets… dont nous n’approfondirons pas la cause : un jeune cœur est rarement exempt d’inquiétude… je comprends combien, dans un pareil moment, ma présence doit vous être importune ; j’en suis fâché ; mais…

Amélie, l’interrompant.

Importune !… ah ! jamais… vous ne savez pas combien je vous ai désiré !

Erman, vivement.

Désiré !… Amélie !… est-il bien vrai ?

Amélie.

Oh oui ! celui qui a pris soin de ma jeunesse, qui me forma le cœur et l’esprit, ne doit-il pas m’être aussi cher, que celui qui m’a donné la vie ?… Je vous dois autant qu’à mon père… et je vous aime autant que lui.

Erman.

Vous m’aimez ! vous !… Amélie… (se reprenant) Mademoiselle, je suis chargé de la part de M. votre père… je viens… il m’a prié… Dieux je ne sais où j’en suis !

Amélie.

Et bien ?

Erman.

Voulons-nous nous asseoir.

Amélie.

Volontiers. (Ils s’asseyent.)

Erman.

Vous… avez vu… le jeune comte de Muller… il est au château depuis hier ; vous n’ignorez pas ses vues ; il vient ici dans l’intention…

Amélie

Oui, de m’épouser ?

Erman.

Il est vrai : mais, mademoiselle, M. votre père… soyez-en bien sûre, ne cherche pas à vous contraindre ; vous êtes libre… parfaitement libre de faire un choix : seulement il désirerait savoir votre façon de penser…

Amélie.

À l’égard du comte ?

Erman.

À l’égard du comte, ou à l’égard de qui que ce soit… vos idées en général sur l’état du mariage.

Amélie.

Mes idées ! je n’en ai aucune… On ne peut en avoir d’une chose que l’on ne connaît point du tout.

Erman.

Et c’est précisément la raison pourquoi M. votre père a désiré que j’eusse un entretien avec vous, afin de vous donner quelques notions, au sujet d’un état qu’il veut vous voir embrasser un jour, et qui a son bon et son mauvais côté.

Amélie.

Voyons donc le bon : le mauvais viendra toujours assez tôt.

Erman.

Le mauvais ! ah ! mademoiselle !… quand deux cœurs s’entendent ; quand ils ont appris à parler le même langage, il n’y a pas de mauvais côté ; la route que ces êtres, les seuls fortunés qu’il y ait sur la terre, parcourent ensemble, est parsemée de fleurs ; si sur leur chemin ils rencontrent par-ci par-là quelque ronce ou quelque épine, c’est à l’envi l’un de l’autre qu’ils s’empressent de l’arracher : s’ils trouvent sur leur passage quelque route difficile à traverser, c’est le fort qui soutient le faible, et lui prête la main ; les peines inséparables de la vie humaine, leur semblent légères, les supportant ensemble ; et si malheureusement il en est un, sur qui le fardeau paraisse s’appesantir plus que sur l’autre, celui-ci lui en allège le poids par ses soins, et son support ; plaisirs, chagrins, tout est commun entr’eux ; et heureux l’un par l’autre, ils le sont bien plus que s’ils l’étaient de leur propre bonheur seulement ; leurs jours s’écoulent ensemble comme un beau jour d’été ; et quand au soir de leur vie la mort enfin les atteint et les sépare, oh ! alors… mais alors seulement ! il y en a un de malheureux ; et il l’est jusqu’au moment où, réuni à cette autre moitié de lui-même, qu’il s’est vu forcé de quitter, couché dans le même tombeau, il va s’y reposer aussi à son tour.

Amélie.

Je veux me marier.

Erman.

Ce tableau vous plaît donc ?

Amélie.

On ne peut davantage.

Erman.

Vous avez raison : il est ravissant ; mais opposons-y celui de deux êtres que le seul motif des circonstances, des vues d’intérêt, d’ambition, ont unis au lieu du sentiment : oh ! alors le tableau n’offre plus de côté riant : les peines que deux cœurs bien unis trouvent légères à supporter, deviennent des chaînes pesantes, que chacun traîne après soi : en public, en particulier, on porte sur son front l’empreinte de leur fardeau : une imagination enchanteresse bien loin de nous séduire par le tableau des plaisirs qu’elle nous présente, ajoute au contraire à nos maux, en nous traçant un bonheur, que nous appercevons de loin, sans pouvoir le saisir : tout est peine, tout est chagrin : la moindre contradiction nous devient insupportable : devenus malheureux, on s’accuse mutuellement de son malheur : insensiblement l’humeur s’aigrit, les propos sont de fiel, la vie n’est plus qu’une route obscure, un chemin plein d’entraves, où l’on se traîne au lieu de marcher ; et quand enfin la mort que ces infortunés demandent à grands cris, qu’ils désirent, qu’ils espèrent, comme le seul terme à leurs maux, arrive et les sépare ; oh ! alors, mais alors seulement, le bonheur luit pour celui qui reprend sa liberté.

Amélie.

Je ne veux plus me marier.

Erman.

C’est-à-dire, je ne veux point aimer !

Amélie.

Pourquoi donc, cela est-il synonyme ? Je ne m’en doutais pas, et je crois que vraiment vous vous trompez ; car j’aime, et vous venez de me l’apprendre.

Erman

Ainsi donc… l’heureux comte de Muller ?…

Amélie

Lui ? le croyez-vous bien propre à figurer avec quelque avantage dans le premier tableau ? Et vous, mon ami, qui prîtes soin de me former le cœur et l’esprit, auriez-vous négligé de me former aussi le goût ? L’un et l’autre ont décidé mon choix en faveur d’un objet…

Erman.

Et cet objet ?

Amélie.

Cet objet … c’est vous.

Erman.

Moi ! Dieu !… Amélie !

Amélie.

Vous-même, mon ami ; en seriez-vous fâché ? Vous qui peignez si bien le sentiment : moi qui ai su si bien vous entendre, ne pensez-vous pas, que nos cœurs soyent faits pour parler le même langage ? Ne les croyez-vous pas même déjà d’accord, sans qu’ils se soyent expliqués ? Ou bien n’y aurait-il que le mien qui aurait parlé ? vous ne m’aimeriez donc point ?

Erman.

Je ne vous aime point ! Dieu ! Amélie ! si choisir, désirer seulement, était en mon pouvoir ; s’il m’était permis de former des vœux, quelle autre que vous… mais, mademoiselle, jamais je n’oublierai… jamais je ne perdrai de vue, j’espère, que ce n’est qu’à titre d’ami et de directeur, que j’ai le droit de vous intéresser… Vous, fille du baron de Wildenheim, et moi ! qui suis-je ? qu’ai-je à vous offrir ? l’hommage d’un cœur…

Amélie.

Et c’est lui seul que je veux, qui me tiendra lieu de rang, de fortune, de tous ces frivoles avantages, que vous m’avez si bien appris à apprécier à leur juste valeur. Je les méprise : mon choix seul m’ennoblira.

Erman.

Non, ce choix n’est pas en votre pouvoir : destinée à briller dans un monde que vous ne connaissez pas encore, vous vous repentiriez bientôt de vous y être arrêtée. Réfléchissez un moment, belle Amélie, et voyez quelle foule de considérations élèvent une barrière entre vous et moi ; d’abord la censure, que dis-je ! le mépris de votre famille entière ; de ceux même qui se disent aujourd’hui vos amis : vous les verriez s’éloigner insensiblement ; se détourner de votre chemin, pour ne pas vous rencontrer ; vous négliger peu-à-peu ; et enfin vous abandonner tout-à-fait ; ou si par hasard, ils daignaient encore, de temps en temps, se souvenir de vous, ce ne serait que pour vous accabler de leurs malins propos, et de leurs railleries insultantes : ils iront plus loin encore ;… leurs enfans… ils leur défendront de communiquer avec les vôtres, si vous venez à en avoir ; et tandis que vous riez…

Amélie.

Oui, je ris de voir, combien vous vous donnez de peine pour me faire goûter des raisons, dont vous sentez vous-même, je m’assure, toute la puérilité.

Erman.

Mais enfin ?…

Amélie.

Mais enfin, mon ami ! si vous voulez me persuader, commencez donc par détruire votre ouvrage : changez donc ce cœur, que vous seul avez rendu sensible : changez donc mon esprit, que vous avez si bien instruit. Effacez-en l’impression que vos vertus y ont gravée si profondément : si vous vouliez m’empêcher d’aimer, fallait-il me forcer à l’estime ? Mais je vois ce que c’est : vous craignez de n’être pas si heureux avec moi, que je suis sûre de l’être avec vous ; et encore vous vous trompez ; ne pensant, n’agissant que d’après les excellens principes que j’ai reçus de vous, croyez-vous que je ne puisse faire votre bonheur ? oui, vous serez heureux… très-heureux… fiez vous-en à mon cœur.

Erman.

Et vous percez le mien par cette touchante assurance, trop aimable Amélie ! Ah ! laissez-moi à ma raison ; laissez-moi jouir en paix des douceurs attachées à la vertu : voudriez-vous que ce mortel, que vous n’avez pas trouvé indigne d’élever jusqu’à vous, devint un objet vil et méprisable, indigne de ces mêmes sentimens, dont vous voulez bien l’honorer ; indigne des bontés d’un père ?

Amélie, l’interrompant.

Je parlerai à mon père.

Erman.

Oh ! non… non… jamais… Moi qui lui dois tant ! Chaque instant de ma vie est marqué par ses bienfaits ; et j’irais, foulant aux pieds tout sentiment d’honneur et de reconnaissance, porter la douleur dans son âme ! je m’approprierais son trésor le plus précieux, son bien le plus cher, sa fille !… ah ! si jamais…

Amélie.

Mais mon, père ne veut que mon bonheur : il me l’a dit cent fois : il me l’a dit encore ce matin ; eh bien ! moi, je lui dirai, que je ne puis être heureuse qu’avec vous : d’abord il prendra son air sérieux et réfléchi, puis il dira… Il m’embrassera et il accordera ; car voilà comme il fait. Ah ! vous ne connaissez pas comme moi toute sa bonté ; oui, lui-même, je suis sûre, lui-même nous unira : venez, mon ami, venez avec moi ; allons le trouver ensemble, mais quelqu’un entre ici je crois, ah ! c’est le vieux Chrisalde ! Qu’il vient mal-à-propos dans ce moment !



Scène V.


Les précédens, CHRISALDE.


Amélie, à Chrisalde avec humeur.

Comment, c’est vous !

Chrisalde.

Eh ! vraiment oui c’est moi ! Est-ce que je ne suis pas toujours des premiers ! Est-ce que je ne retrouve pas mes jambes de vingt ans, quand il est question d’apporter quelques bonnes nouvelles !

Amélie.

Quelle nouvelle ?

Erman.

Nous aurait-il entendu !

Chrisalde.

Quelle nouvelle ? quelle nouvelle ? Ah ! jeunesse ! jeunesse ! cela ne pense à rien, n’a souci de rien, ne s’informe de rien. Qu’il est heureux pour le genre humain, qu’il y ait encore de bons vieux serviteurs comme moi, qui s’occupent du soin de recueillir les principaux événemens qui surviennent dans les familles, et prennent la peine de les publier ! Dieu merci, je n’ai rien à me reprocher de ce côté-là : mon porte-feuille en est témoin : il regorge de tous les morceaux de poésie, tant grands que petits, que j’ai composés pour cette maison, depuis cinquante ans et plus : bonheur, malheur, plaisir, chagrin, j’ai tout chanté. Je célébrai il y a… il y a… oh ! les années n’y font rien : je célébrai, dis-je, par une belle épithalame, le mariage de madame la baronne de Wildenheim, votre respectable maman : l’heureuse époque du jour de votre naissance, ma belle demoiselle : la première fois que je vous tins dans mes bras : toutes les fois que de vos belles petites mains blanches vous m’appliquiez quelques bons soufflets : toutes les fois que sur les genoux de M. le baron votre cher papa.

Amélie.

Mais, mon bon Chrisalde, que venez-vous donc nous annoncer ?

Chrisalde.

Doucement, doucement… Est-ce qu’on fait jamais un récit sans être préparé ? Est-ce qu’il ne faut pas que la voix de l’éloquence assaisonne le discours, et y donne cette grâce, cette tournure, qui seuls en font souvent le mérite ? Depuis quarante-sept ans, trois semaines et cinq jours que j’ai l’honneur d’habiter dans la maison de M. le baron, j’ai toujours tâché de m’acquitter avec honneur et fidélité de l’emploi de poète confié à mes soins : durant ce petit espace de temps, trois cent quatre-vingt-dix-sept, tant vœux, que souhaits, madrigaux, ou chansons, sont éclos de mon cerveau, et ont coulé de ma plume : aujourd’hui, jour à jamais mémorable ! on verra éclore le 398e ; et qui sait ! si dans peu le 399e ne me fournira pas quelque nouveau sujet ; et puis un an après ha… ha… ha… le 400e

Amélie.

Mais dans ce moment-ci, je ne vois point d’événement à célébrer.

Chrisalde.

Point ? non… aucun… M. votre père n’a pas été sauvé d’un grand danger apparemment ?

Amélie.

Mon père ! Ô ciel ! parlez : expliquez-vous !

Erman.

M. le baron ?

Chrisalde.

Lui-même, en personne… attendez… attendez, (il fouille dans sa poche) J’avais arrangé un petit morceau de poésie à ce sujet ; oui, cela n’allait pas mal… pas mal en vérité ; je me trouvais en verve ; mais je ne me suis pas donné le temps d’achever ; craignant que quelque indiscret ne me prévint et ne vous contât la chose de façon à vous allarmer ; voici donc en peu de mots ce que c’est.

Apprenez, race future,
La plus fâcheuse aventure…
Amélie.

Et ! tâchez de parler en prose !

Chrisalde.

Fort bien : cela m’est égal : vous saurez donc que mon bon maître… votre cher papa, est allé ce matin à la chasse, accompagné de M. le comte de Muller, qui bientôt peut-être, suffit… je m’entends ; Chrisalde n’est pas sot : il y voit clair encore sans lunettes, et je parierais bien que dans peu…

Amélie.

Au nom de Dieu, finissez ! vous me faites mourir d’impatience.

Chrisalde.

Et bien donc, comme je disais, notre bon maître a été ce matin à la chasse : il a couru un lièvre que j’ai eu, moi qui vous parle, l’honneur de rencontrer, et lui d’attraper un second lièvre, qui qui avait voulu voir ce qu’était devenu son camarade, et voilà les chiens après lui. Tudieu ! comme ils couraient ; et Spadille votre favori… c’était lui qu’il fallait voir : votre père, qui n’a que deux jambes, au lieu du chien qui en a quatre, est venu long-temps, long-temps après lui ; et au lieu du lièvre qui court encore ; il n’a trouvé qu’un homme, qui fort honnêtement en apparence, mais fort malhonnêtement en effet, lui a demandé la charité : tout de suite M. le baron, qui est généreux comme un prince, a tiré de l’argent de sa poche, mais le malheureux, par manière de reconnaissance, a tiré son sabre, s’est jeté sur lui ; et sans les chasseurs qui ont accouru, moi, pauvre vieillard, qui n’ai jamais célébré que des événemens heureux, je me serais vu dans la nécessité de composer sur le déclin de mes ans quelque élégie ou touchante épitaphe sur son tombeau.

Amélie.

Grand Dieu ! mon père…

Erman.

Quelque braconnier apparemment… mais en plein jour cela m’étonne ! Ne l’a-t-on pas arrêté ?

Chrisalde.

Vraiment sans doute : à l’instant l’ordre émané de la bouche de M. le baron, a prononcé qu’il fût enfermé dans la vieille tour du château : tenez, regardez… n’est-ce pas lui qu’on amène ? oui… oui… le voilà… le voila ; battez tambours ! sonnez trompettes !

Par des accens mélodieux
Célébrons ce moment prospère !
Qui nous rend en ce jour heureux,
À moi mon maître, à vous un père. (Il sort.)



Scène VI.


AMÉLIE, ERMAN.


Amélie.

Il faut que ce soit un objet bien effrayant qu’un braconnier ! Je n’ai presque pas le courage de regarder de ce côté : tenez ! le voilà qui approche ; mon Dieu ! qu’il a l’air doux ! j’avais bien tort d’avoir peur. Oh ! comme il paraît accablé ! il me fait une peine !… je me sens prête à pleurer : non, il n’est pas possible que ce soit un méchant homme ; il n’en a pas la figure : voyez, voyez ! comme ces vilains chasseurs le poussent dans la tour : ils vont le tuer : … voilà qu’ils referment la porte sur lui ; que va-t-il devenir, seul, dans l’obscurité ?



Scène VII.


Les précédens, LE BARON.
Amélie, courant au-devant de son père, et se jettant dans ses bras.

Mon père !

Le Baron.

Doucement, mon enfant, doucement ; le bon Chrisalde que j’ai rencontré en venant ici, vient de m’assassiner tout de bon, par une cinquantaine de vers alexandrins, qu’il m’a fallu écouter d’un bout à l’autre, bon gré, malgré.

Erman.

Il vient de nous raconter, très-confusément, l’accident qui vous est arrivé à la chasse ; est-il vrai ?

Amélie.

Serait-il possible, mon papa ! que ce jeune homme que l’on vient d’amener, qui a l’air si doux, si intéressant, ne fût qu’un misérable voleur de grand-chemin ?

Le Baron.

Il l’est en effet ; mais s’il ne fait pas le métier pour la dernière fois, je parierais bien que c’est la première : (à M. Erman) Mon ami, cette aventure n’est nullement une aventure ordinaire ; ce jeune homme (ou je me trompe fort) n’est point de la classe commune des voleurs : il mendiait, disait-il, pour sa mère : sans trop faire attention à ce qu’il me disait ; occupé à poursuivre un maheureux lièvre qui m’échappait, je lui ai donné une bagatelle pour me débarrasser de lui : il a insisté pour que je lui donnasse davantage : je l’aurais pu, je l’aurais dû, je l’aurais dû sans doute ; un seul petit écu qu’il me demandait à genoux, lui eût sauvé un crime : je ne sais comment mon cœur s’est, trouvé fermé à la pitié ; j’ai persisté dans mon refus : tout d’un coup il s’est jeté sur moi, j’ai appelé ; les chasseurs sont accourus, et l’ont arrêté…

Amélie.

Oh ! ils l’ont traité bien rudement.

Le Baron.

J’en suis fâché. Je leur avais bien recommandé le contraire. Ce jeune homme m’inspire un intérêt qui m’étonne : c’est certainement l’effet d’une impression subite, que j’ai éprouvée dans le moment qu’il m’a attaqué. Ce n’était point la peur ; je ne me suis point senti effrayé du tout : lui-même était bien plus ému que je ne l’étais : j’ai senti sa main trembler sous le sabre qu’il tenait sur moi ; alors seulement mes yeux se sont tournés vers lui ; j’ai rencontré les siens ; et son regard qui n’était point farouche, dans lequel on ne distinguait qu’un mélange confus de douleur et de désespoir, son regard a pénétré jusqu’au fond de mon cœur… et lorsqu’on est venu le saisir jusques dans mes bras, que je lui tendais involontairement, comme pour le sauver ; dans ce moment je lui ai entendit prononcer le nom de son père ; alors un trouble involontaire, dont je ne puis me rendre raison, m’a saisi ; je l’ai laissé aller, et suis resté jusqu’à ce moment, sans pouvoir démêler ce que c’est, que ce mouvement si extraordinaire. Venez ? mon ami,… venez m’aider à rappeler mes esprits : cherchons surtout les moyens de sauver un malheureux, que mon insensibilité seule a rendu coupable.

Amélie, retenant le baron qui veut sortir.

Mon papa ! j’ai beaucoup… mais beaucoup causé avec M. Erman.

Le Baron.

Fort bien : je devine de quoi il était question : de mariage apparemment ?

Amélie.

Effectivement… mais nous ne sommes pas d’accord… n’est-il pas vrai ?

Erman, embarrassé.

M. le baron, passons dans votre cabinet. Je…

Amélie, retenant toujours son père.

Il ne veut pas me croire, il dit…

Erman.

J’ai pris la liberté de dire à mademoiselle Amélie tout…

Amélie.

Pour la première fois de sa vie, il n’a pu me convaincre : il parle de raison… quand je lui parle de mon cœur : il veut…

Erman, toujours plus embarrassé.

De grâce, M. le baron… dans votre cabinet…

Amélie.

Tenez, mon papa… il faut que je vous l’avoue franchement : je ne suis point contente de lui du tout, et j’ai dit que je vous porterais mes plaintes : imaginez…

Erman.

Mademoiselle ! songez… allons, M. le baron, entrons

Le Baron.

Mais ! qu’est-ce donc que ceci ! Vous parlez tous les deux à-la-fois, depuis un heure, sans rien dire : expliquez-vous l’un après l’autre.

Amélie.

N’est-il pas vrai, mon cher papa, que vous ne voulez que le bonheur de votre Amélie ? Eh bien ! je puis être heureuse : lui seul ne le veut pas.

Erman.

M. le baron, vous êtes occupé dans le moment de soins plus importans : il n’y a pas un instant à perdre ; entrons chez vous, je vous en prie.

Amélie, d’un ton piqué.

De soins plus importans ! en vérité, monsieur… mon papa accordez-moi un moment je vous prie ? j’ai à vous parler d’affaires très-sérieuses.

Le Baron, en riant.

Sérieuses… oh je m’en doute ! à quinze ans, comment ne serait-on pas occupé d’affaires sérieuses ! À la vérité, je me rappelle qu’il y a long-temps que nous n’avons fait la revue de la toilette : il y manque quelque chiffon essentiel certainement ; mais tranquillises-toi, mon enfant, tout sera réparé. (Il l’embrasse et sort avec M. Erman.)



Scène VIII.

AMÉLIE seule les regardant aller.

La toilette… des chiffons… oui, c’est bien là ce qui m’occupe : mon père me traite un peu en enfant ; je sens bien cependant, (en soupirant et montrant son cœur) que ceci ne l’est pas ! Pourquoi bat-il si fort dans ce moment ?… pourquoi ? Ah ! est-il besoin de l’interroger ? et celui qui m’apprit à le connaître, ne m’apprit-il pas aussi à aimer ? (elle s’assied et rêve) Je ne sais pourquoi il est venu me parler en faveur du comte ; il ne devrait jamais me parler que de lui, ou de mon père : tout autre sujet m’ennuie et me donne de l’humeur. Est-ce que je n’en aurais pas un peu dans ce moment ? je le crois ; mais aussi pourquoi me laisser seule ? cela n’est pas bien honnête au moins… Ah ! ce pauvre prisonnier, enfermé là-bas dans cette tour est bien seul aussi : que je le plains ! je suis toute triste quand je pense à lui ; qui sait si on ne l’a pas oublié ? (appellant) Chrisalde… Chrisalde… Pourvu qu’on ait pensé à lui apporter à manger… le malheureux ! il a risqué sa vie pour sa mère : oh ! ce n’est point un méchant homme, certainement…




Scène IX.


CHRISALDE, AMÉLIE.


Amélie.

Chrisalde, mon ami ? avez-vous en bien soin du prisonnier ? lui avez-vous apporté à boire, et à manger ?

Chrisalde.

Oui, ma belle maîtresse.

Amélie.

Et que lui avez-vous apporté ?

Chrisalde.

Un bon morceau de pain noir, et une cruche d’eau.

Amélie.

Fi donc… je crois que vous avez de la dureté dans le cœur ; cela est bien vilain… allez… courez à l’office, faites vous donner un morceau de rôti, une bonne bouteille de vin, et portez-lui cela tout de suite.

Chrisalde.

Pardon, mon aimable maîtresse ; mais les volontés de mon respectable maître se trouvent, dans ce moment, en contradiction avec les désirs de votre bon cœur, et le mien doit être dur.

Amélie.

Mais, mon père ne veut pas qu’on soit inhumain ; il vous a donné ses ordres dans un premier mouvement de colère ou de vivacité ; et il serait fâché…

Chrisalde.

Ce que M. le baron m’ordonne dans sa colère, je dois l’exécuter de sang-froid.

Amélie.

Allez, vous n’êtes pas raisonnable : peu s’en faut, que je ne vous croie méchant : ne pas compâtir au sort des malheureux ! Allons… donnez la clef.

Chrisalde.

Impossible… Mon devoir…

Amélie., lui arrachant la clef des mains.

Donnez ! je vous l’ordonne. (Elle sort.)

Chrisalde.

Fort bien… à merveilles, en vérité : mais, je proteste contre la violence et je vais, sans tarder, composer un mémoire, en vers,… en prose… en vers… en vers… un mémoire, dis-je, justificatif, qui sera soumis, dès le soir, au jugement de M. le baron mon maître. Ah ! qu’on a de peine dans le monde, à remplir avec quelque exactitude ses petits devoirs ! Qu’il est bien vrai de dire, que…

Les caprices de la jeunesse
Font le tourment de la vieillesse !


Fin du troisième Acte





ACTE IV.




Scène PREMIÈRE.


Le Théâtre représente l’intérieur de la tour du château.


FRÉDÉRIC seul, assis près d’une table, sa tête appuyée sur sa main, dans le plus grand accablement.

Que le premier sentiment du crime pénètre douloureusement dans un cœur accoutumé à la vertu ! Qu’il est accablant, et que les peines du malheureux qui souffre innocemment sont douces, en comparaison de celles du coupable ! Ce matin, ce matin encore, le soleil s’est levé sur moi ; et j’étais digne de lever les yeux sur lui : mon âme se réjouissait à sa brillante lumière : j’étais innocent, mon cœur était pur, exempt de reproche… et maintenant… Ô Dieu ! que le pas qui conduit de la vertu au crime est aisé à franchir ! Que la route en est glissante ! que la pente en est insensible ! Ce matin, la joie et le sentiment du bonheur inondaient mon âme… Je pars ; l’idée de ma mère, le désir de la revoir, semblait me donner des ailes ; mes pas se précipitaient ; mes pieds ne touchaient point la terre : d’avance je jouissais de sa surprise, de sa joie ; je sentais ses bras me serrer contre son sein, son cœur battre contre le mien, nos larmes se confondre : fantôme de bonheur, disparaissez ! Un moment d’oubli a tout détruit ; deux malheureuses heures ont suffi pour changer ma destinée, et la plus douce des illusions a fait place à la plus effrayante réalité. J’arrive dans ma patrie, cette patrie désirée. Le premier objet qui frappe mes regards ma mère mourante, ma demeure une étroite prison, et mes premiers pas, au sortir d’ici, me conduisent à l’échafaud… un échafaud, grand Dieu ! Ai-je donc mérité mon sort ? Ah ! n’offensons pas sa justice par d’indignes murmures : souffrons, et souffrons en silence… Mais ! qui vient à moi dans ce triste lieu ?



Scène II.


FRÉDÉRIC, AMÉLIE.
Amélie, apportant à manger sur une assiette, et une bouteille de vin.

C’est moi, ne craignez rien, je viens vous apporter un peu de nourriture : vous n’avez peut-être ni bu, ni mangé ?

Frédéric.

Ah ! je n’ai ni faim, ni soif.

Amélie.

Tenez, tenez, prenez quelque chose, cela vous remettra le cœur.

Frédéric, se levant précipitamment.

Ah ! mademoiselle, qui que vous soyez, c’est le ciel qui vous envoye, par pitié ! Au nom de ce même ciel, qui a mis dans votre âme ce sentiment d’humanité, envoyez quelqu’un porter cela au village prochain. Tout à l’entrée est une chaumière. C’est là qu’on trouvera une femme mourante. C’est ma mère, hélas ! S’il en est temps encore, sauvez-lui la vie, et mes derniers momens seront consacrés à vous bénir.

Amélie.

Pauvre jeune homme !… Vous n’êtes pas un malfaiteur, n’est-ce pas ?

Frédéric.

Ah ! je suis un malheureux, un infortuné digne de toute votre pitié.

Amélie.

Eh bien ! gardez ceci pour vous, et j’aurai soin d’envoyer à votre mère et tout de suite… tout ce dont elle aura besoin.

Frédéric.

Ange consolateur, dites, qui êtes-vous ? Ah ! Que votre nom soit béni à jamais dans ce ciel, où dans quelques momens, peut-être, je serai appelé à comparaître.

Amélie.

Je me nomme Amélie, fille du baron de Wildenheim, seigneur de ce château.

Frédéric.

Ciel !

Amélie.

Qu’avez-vous ?

Frédéric, avec la plus grande émotion.

Et celui… sur qui tantôt… ma main criminelle et tremblante…

Amélie.

Était mon père.

Frédéric, éperdu, se jetant sur la table.

Mon père ! grand Dieu !

Amélie.

Oh ! il me fait peur. Je m’enfuis… (Elle sort précipitamment).




Scène III.


FRÉDÉRIC, revenant peu-à-peu à lui.

Mon père ! Éternelle justice ! c’est donc ainsi, que d’une main invisible et toute puissante, tu conduis et diriges les pensées et les actions des faibles mortels ! Celui sur lequel j’ai osé porter une main téméraire, celui dont les jours allaient être la victime de ma fureur, de mon désespoir, était mon père ! un moment plus tard… et son fils… devenait son meurtrier. Oh ! comme mon sang se glace dans mes veines ! Je sens mes cheveux se dresser d’horreur sur ma tête ; mes yeux sont comme couverts d’un voile, tout est nuit autour de moi ; ma pensée erre d’objet en objet, et s’arrête enfin en frémissant sur l’image de mon père, expirant sous mes coups. Ô ma mère ! ma mère ! un instant de plus, et vous eussiez été cruellement vengée. (après un moment de silence) Mais ! cette jeune personne, cette aimable enfant serait donc ma sœur ? Quel sentiment tout-à-fait étranger sa vue a excité dans mon âme, et en a remué toute la sensibilité ! Ah ! n’était-ce qu’au moment de quitter la vie, qu’il m’était réservé d’en connaître les douceurs ! Et ce jeune homme, que j’ai apperçu un instant, qui m’a paru insolent et hautain… il serait mon frère, et jouirait de tous les droits, de tous les privilèges d’un fils ; et moi ! né du même sang, je périrais dans la honte et l’ignominie ! Ô sort ! ô destinée ! (il se remet à rêver.)




Scène IV.


FRÉDÉRIC, M. ERMAN.


Erman.

Mon ami, je viens remplir vis-à-vis de vous un devoir attaché à ma charge, bien triste, mais bien essentiel : je viens vous voir et vous consoler.

Frédéric.

Ah ! Monsieur, votre visite est pour moi un présent du ciel. À votre habillement, je juge que vous êtes un ecclésiastique… c’est-à-dire, un messager de Dieu, chargé de sa part de porter dans l’âme des infortunés, des consolations propres à soulager leurs maux.

Erman.

C’est effectivement là mon emploi : nous sommes des ministres de paix : notre langage doit être celui de la paix ; jamais celui du reproche : sûr, que le cœur du coupable est toujours dans ce malheureux cas, son juge le plus éclairé.

Frédéric.

Ainsi donc, Monsieur, dans la supposition que l’âme se trouvât calme et tranquille, la conscience exempte de reproche… vous admettriez le doute du crime ?

Erman

À moins que le cœur ne fut entièrement corrompu…

Frédéric, vivement.

Ah, monsieur ! vous me rendez la vie par cette assurance : vous faites luire sur mes derniers instans, peut-être, un rayon de bonheur : non, mon cœur ne fut jamais complice d’un forfait : il est simple, il est pur : une mère tendre y a fait germer la vertu, en a soigneusement écarté le vice ; et je ne changerais pas ce cœur contre celui du mortel le plus vertueux.

Erman

Ne vous aveuglez pas cependant, mon ami : l’amour-propre est, dans la position où vous vous trouvez, un ennemi bien dangereux : c’est lui qui par ses artifices vous abuse et vous trompe peut-être, en vous fascinant les yeux sur le véritable état de cette même conscience que vous supposez calme, parce qu’elle en distrait et en étouffe les mouvemens.

Frédéric.

Non, monsieur, je ne me laisse jamais éblouir par ces vaines séductions ; mon âme simple, des mœurs pures, un sentiment naturel du bien, voilà ce qui m’a toujours donné l’horreur du crime : c’est d’après ces règles que je me juge innocent : la nature plus forte en moi que toutes les lois que je ne connais point, que ces systèmes, qui pour la plupart sont faux et erronés ; la nature seule, dont j’ai suivi aveuglément les impulsions, a causé ce moment d’oubli. Avez-vous des parens, monsieur ?

Erman.

Non : je suis orphelin dès mon bas âge.

Frédéric.

J’en suis fâché ; nous ne nous entendrons point. Le sentiment qui m’a fait agir est tout à fait étranger à votre âme : le désir de soulager une mère dans le besoin ne l’enflamma jamais ! Je n’ai jamais rien appris ; mais j’ouvre le livre de la nature, et j’y trouve par-tout, que le fort doit assister le faible ; et quand je vois un être formé comme moi, mon égal aux yeux de l’Éternel, sacrifier à son luxe, à ses passions, à ses fantaisies, des biens qui ne lui sont donnés que pour secourir ses semblables, je ne vois que l’injustice du sort. L’idée de ma mère, victime de cet injuste partage, vient s’offrir à mon imagination et s’en empare. Elle seule guide ma main qui s’arme pour elle, et la nature me parlant par sa voix, me dit qu’en dépouillant le riche d’un superflu dont il ne sait point faire l’usage convenable, je ne suis que juste, et non point criminel.

Erman.

Doucement, mon ami, doucement : vous errez avec de tels principes poussés à l’excès ; ils détruiraient bientôt les liens de la société ; et vous parlez un langage, qui n’est tout au plus adopté que parmi des sauvages, et des gens sans lois et sans éducation.

Frédéric.

Plût à Dieu que nous y eussions été transportés, ma mère et moi, parmi les sauvages ! elle y eût trouvé des secours, qu’une nation civilisée lui refuse ; on ne l’y eût pas laissé périr de misère sur les grands-chemins !

Erman.

Jeune homme, vous m’intéressez : je désirerais savoir qui vous êtes.

Frédéric.

Ce que je suis, ce que je sais, ce que je vaux, je dois tout à ma mère : c’est d’elle que j’appris à être humain et secourable : pour elle je suivis les mouvemens que me dictait le principe, quand, sans considérer les moyens, je m’efforçai de lui procurer des secours dont elle avait un besoin si essentiel.

Erman.

À la bonne heure. Je veux bien, en adoptant pour un moment votre façon de raisonner, excuser le vol en faveur du motif qui vous fit agir : je veux, qu’entraîné par le désir de procurer du soulagement à une mère mourante, vous vous soyez oublié au point de braver les lois, pour ne suivre que les mouvemens d’une tendresse compatissante ; mais, le meurtre qui allait en être la suite ?

Frédéric.

Arrêtez, monsieur ! vous enchaînez ma langue. Mais je parle à un homme instruit : et comme tel, et comme pasteur, vous devez savoir qu’il est des actions dont une cause première dirige le but, la fin, et aussi les moyens. Ma volonté seule, croyez-moi, n’a point conduit ma main ; cette main prête à devenir meurtrière, n’était que le faible chaînon d’une chaîne qu’une puissance invisible dirigeait en secret depuis long-temps. Je ne saurais dans le moment m’expliquer davantage : le voile dont tout ceci est couvert se lèvera quand il plaira à celui qui a tout conduit qu’il soit écarté. En attendant, soumis et résigné, j’attendrai tranquillement mon sort, persuadé qu’il existe là-haut un tribunal, où l’offenseur et l’offensé seront jugés impartialement, et recevront chacun leur sentence.

Erman.

Plus je vous entends, plus vous me pénétrez d’estime et d’admiration. Il serait bien fâcheux, qu’avec de tels principes, les lumières d’une saine doctrine ne vinssent au secours d’une raison, qui ne demande qu’à être éclairée. Ce soin me regarde et je veux m’en charger. Venez chez moi, vous logerez dans ma maison ; j’y recevrai aussi votre mère, et je croirai avoir encore trop peu fait pour l’humanité.

Frédéric.

Douce compassion ! Combien est efficace le baume que tu répands sur les plaies de l’âme affligée ! La mienne est pénétrée du sentiment de la plus vive gratitude. J’accepte, monsieur, le secours que vous m’offrez en faveur de ma mère… Quant à moi… ma prison…

Erman.

Non : vous êtes libre. Un homme ami de la vertu comme vous, dont l’âme est noble et généreuse, et qui respecte en vous le sentiment de l’amour filial qui vous fit agir, vous pardonne, et m’envoie vous assurer, que bien loin de conserver quelque souvenir du passé, il vous offre son secours et même son amitié.

Frédéric.

Et le nom, je vous prie, de cet homme respectable ?

Erman.

Le baron de Wildenheim.

Frédéric.

Le baron de Wildenheim ! Ce nom ne m’est pas tout-à-fait inconnu : n’habitait-il pas la France autrefois ?

Erman.

Il y a demeuré effectivement tant que sa femme a vécu ; mais depuis sa mort, il est revenu ici, dans sa patrie, et occupe maintenant le château.

Frédéric, vivement.

Sa femme est morte ! (se reprenant) Et cette jeune personne qui m’a paru un ange descendu du ciel, dont l’âme sensible et compatissante a si fort remué la mienne ?

Erman.

Est sa fille, mademoiselle Amélie.

Frédéric.

Ah ! fort bien : mais… Pardon, monsieur, si je vous accable de questions peut-être importunes ! Un seul mot encore, je vous prie. Lors de la rencontre que je fis de M. le baron à la chasse, j’ai vu, il me semble, à côté de lui, un jeune homme. Serait-ce ?…

Erman.

Oh ! non : ce j eune homme ne lui est rien ? et ne lui appartiendra jamais, j’espère.

Frédéric, à part.

Ô Dieu ! je te rends grâces ! (haut) Je vous suis obligé, monsieur, des instructions que vous avez bien voulu me donner. Elles sont plus importantes pour moi que vous ne pensez. Je voudrais pouvoir vous témoigner ma reconnaissance : hélas ! je n’ai rien, je ne puis rien, et mon amitié n’est pas d’un prix digne de vous être offert.

Erman, lui tendant la main.

Mon ami, je l’accepte : je fais plus, je vous la demande. Les sentimens doivent rapprocher les états comme les cœurs. Ceux que vous venez de manifester vous ont valu mon affection… et, si je puis vous être utile…

Frédéric, l’interrompant.

Vous le pouvez… Procurez-moi le moyen de voir le baron de Wildenheim, un moment seulement. J’ai aussi, pour ma part, des sentimens à lui offrir : je lui dois l’hommage de ma sensibilité, de ma reconnaissance. Oh ! s’il se peut, monsieur, que je le voie… mais seul, sans témoin. Ce que j’ai à lui communiquer est assez important… lui-même, je suis sûr, n’en sera pas fâché ; enfin, monsieur… encore cette marque de votre bonté, et je vous en aurai une obligation éternelle.

Erman.

Volontiers ; suivez-moi.




Scène V.


Le Théâtre change, et représente le salon du château comme au premier acte.


AMÉLIE, LE BARON, LE COMTE.


Le Baron, entre tenant Amélie par la main.

Non, mon enfant : attendons à ce soir, la promenade à cette heure-ci n’est point agréable. Ce soir, au coucher du soleil, il fera frais ; et je te promets que nous irons tous ensemble. Nous engagerons notre ami Erman à être des nôtres ; et je pense que M. le comte ne sera pas fâché de nous accompagner : d’ailleurs, je te l’ai dit, j’y ai envoyé : la femme se trouve mieux… beaucoup mieux : Henri l’a vue, et ce soir nous irons tous la voir aussi. N’est-il pas vrai, M. le comte ? Vous ne répugnez point à nous accompagner ?

Le Comte.

Point du tout, mon colonel ; point du tout. Alexandre marchait de pair avec les dieux ; et nous, nous marcherons de pair avec les Grâces.

Le Baron.

Toujours galant, M. le comte ? Allons, Amélie, la révérence au moins. (Amélie salue nonchalemment : le comte se baisse profondément.

Le Comte.

Pourvu, cependant, que cette femme ne soit pas attaquée de quelque maladie contagieuse ; en tout cas, j’aurai soin de me munir d’un flacon de vinaigre des quatre voleurs dont la vertu est unique. J’en ai toujours sur moi. Cela est on ne peut plus essentiel. Un homme du monde ne saurait marcher sans ce préservatif : à tout moment, on peut se trouver infecté de quelque odeur désagréable… ici même dans ce salon… (il tire son flacon et ne le quitte plus de la scène)

(Le baron s’assied : Amélie prend une chaise à côté de lui, et tire son ouvrage.)
Le Baron.

Dites-moi, je vous prie, M. le comte, avez-vous été long-temps en France ?

Le Comte.

Ah ! mon colonel, vous me percez l’âme par cette question. Long-temps ! Hélas, non ! On le dirait, n’est-il pas vrai ? Et sans mon barbare père, qui fort inhumainement me refusa mille louis que je lui avais cependant demandé fort honnêtement, j’y serais peut-être encore. Au reste j’ai su mettre à profit le peu de temps que j’y ai passé.

Le Baron.

Pas mal en vérité ; mais votre langage, cette façon toute particulière de vous énoncer, où l’avez-vous prise ?

Le Comte.

Pas vrai, mon colonel ? pas vrai ? singulier en vérité ! rien d’allemand… rien de vicieux dans ma prononciation, dans mes tours de phrases : aussi depuis cinq ans je m’applique uniquement à oublier ma langue maternelle ; et j’y parviendrai. L’accent un peu fautif encore ; mais à force de mettre la langue à la torture, cela passera : car enfin, il faut l’avouer : la langue allemande est dépourvue de toute espèce de grâces, n’est susceptible d’aucun agrément, n’est exactement bonne à rien ; une langue d’abord, dans laquelle il n’est pas possible de faire l’amour. Une déclaration d’amour en allemand, par exemple, ha ! ha ! ha ! cela serait plaisant ! Vive le français pour la tendresse, pour l’expression.

Pour célébrer la charmante beauté
Dont le cœur se trouve enchanté.

Voyez ! comme tout de suite on trouve dans cette langue le mot propre à la chose ? on chercherait vainement en allemand une phrase qui valût celle-là : aussi nous n’avons rien en fait de littérature, point d’auteurs… (le baron fait un geste d’impatience) Non, monsieur le baron, point d’auteurs, point de génies, rien de saillant : quelques petits historiens par-ci par-là, voilà tout ; un Wieland par exemple, un Kotzebue ; mais qu’est-ce que tout cela ? Un homme de goût peut-il perdre son temps à lire des choses qui ne font que remuer l’âme et exciter sa sensibilité ? Il faut du léger, du frivole, le reste fait mal au cœur.

Le Baron.

Ma foi, M. le comte, si le vôtre est aussi malade que votre esprit, je vous plains ; mais dites-moi, je vous prie : est-ce aussi d’un homme de goût de nous empester comme vous faites, par je ne sais quelle odeur renfermée dans ce flacon, et dont vous nous incommodez depuis une heure.

Le Comte.

Pardon, mon colonel, pardon ; mais je vous dirai tout franchement, qu’il règne dans votre salon une odeur que je ne puis supporter ; mes nerfs en sont dans une irritation inconcevable. Elle s’attache à mes habits, à mes cheveux même. Je crois entre nous, qu’on y a fumé la pipe… oui, en vérité, la pipe de tabac ! C’est encore un usage attaché à mon maudit pays, surtout parmi messieurs les militaires. Cela n’est pas étonnant : ils n’ont jamais appris qu’à se battre. Mais moi qui, grâces à Dieu, ai pris dans l’étranger d’autres mœurs et d’autres coutumes, je vous avouerai naïvement, que je déteste toutes celles qui tiennent à mon pays ; et la fumée de tabac m’affecte à un point, que je me vois forcé, absolument forcé de sortir d’ici, et

De quitter avec douleur
La beauté, qui soumet mon cœur. (Il sort.)




Scène VI.


LE BARON, AMÉLIE.
Le Baron.

Va ! puisses-tu nous quitter pour toujours ! Quelle tête !

Amélie.

Mon cher père ! jamais je n’épouserai le comte de Muller.

Le Baron.

Oh ! jamais, je t’assure. Je te défends même d’y penser.

Amélie.

Cette défense n’est pas nécessaire, car je ne puis le souffrir. Il m’a laissé une impression si désagréable, que je voudrais savoir ce qu’il faut faire pour la détruire.

Le Baron.

Rien du tout : cette impression s’effacera insensiblement.

Amélie, d’un air timide et embarrassé.

Il est bien plus facile et bien plus doux d’aimer.

Le Baron.

Sans contredit.

Amélie.

On aime et l’on hait souvent, sans savoir pourquoi, ni comment ; mais ici c’est toute autre chose : mon antipathie, par exemple, pour le comte de Muller est fondée.

Le Baron.

Oh ! très-fondée.

Amélie, toujours plus embarrassée.

Ainsi que mon attachement pour notre digne pasteur.

Le Baron.

Certainement.

Amélie, après un moment de silence.

En renonçant au comte, je n’ai pas pour cela renoncé au mariage.

Le Baron, en riant.

Je compte bien là-dessus, et ma postérité aussi.

Amélie.

Je voudrais… je serais bien curieuse de savoir si M. Erman n’a jamais pensé à se marier ?

Le Baron.

Je n’en sais rien, et ne suis jamais entré avec lui dans cette confidence.

Amélie, toujours plus embarrassée.

Il m’aime beaucoup.

Le Baron.

J’en suis persuadé.

Amélie.

Je crois, mon papa… j’ai lieu de croire, que si vous lui offriez ma main…

Le Baron.

Il l’accepterait : oh ! pour cela je n’en doute pas Mais qu’as-tu donc ? tu es d’une inquiétude…

Amélie, se trouve tout près du baron, et se jette à ses pieds, en saisissant une de ses mains.

Mon père !

Le Baron, la relevant.

Mon enfant ! qu’as-tu donc, ma chère fille ?

Amélie.

Vous êtes si bon : vous fûtes toujours pour votre Amélie un père si tendre : ce matin encore vous m’avez parlé avec tant de bonté ; vous vouliez, disiez-vous, me voir heureuse, parfaitement heureuse. Eh bien, il existe un moyen. Unissez-nous, M. Erman et moi, et vos désirs seront accomplis.

Le Baron.

À la fin je commence à t’entendre. Celui-là était un peu fort aussi ; et, je t’avoue, que je n’y étais point du tout. Tu n’es pas la première, mon enfant, à qui la lecture des romans a donné de pareilles lubies. Il faut souvent moins que cela, pour tourner de jeunes têtes et exalter l’imagination. Où est la jeune fille qui ne voulût ressembler à Julie ? Je doute, cependant, que notre ami Erman voulût être jamais le St.-Preux d’un pareil roman…

Amélie.

Vous êtes, et vous fûtes toujours son ami, son bienfaiteur. Il vous doit tout, et ce n’est qu’en faisant le bonheur de votre fille chérie, qu’il peut trouver les moyens de s’acquitter envers vous.

Le Baron.

Mon enfant ! je ne veux point traiter sérieusement avec toi cet article : tout autre que moi te mettrait sous les yeux une infinité de considérations, dont une seule suffirait pour te convaincre que ce que tu crois être un sentiment, n’est qu’une poupée dont ton imagination s’amuse. Ton jeune cœur enflammé par la reconnaissance, croit aimer ; et n’en est pas encore à son apprentissage. Ce que tu éprouves dans ce moment, n’est qu’une fantaisie, un caprice ; et si j’avais la faiblesse d’acquiescer à tes désirs, il faudrait que je fusse bien peu éclairé sur tes véritables intérêts. Ce n’est pas à l’aurore de sa vie, que l’on fixe son sort et sa destinée. Dans peu je me propose de quitter la campagne, et je te ferai faire ton entrée dans le monde. C’est un pays encore inconnu pour toi : j’y guiderai tes pas : je t’accompagnerai partout ; tu parcourras le cercle de nos élégans ; tu les verras s’empresser autour de toi, et tu trouveras bientôt, dans les divers objets qui te seront présentés, de quoi te distraire agréablement de celui-ci.

Amélie.

Mais, ces objets, quelqu’aimables qu’ils soient, il me faudra apprendre à les connaître. Beaucoup, j’en suis sure, n’en vaudront pas la peine. Il faudra étudier leurs caractères ; et je puis après cela encore être trompée : au lieu qu’en m’arrêtant tout uniment au choix qu’a fait mon cœur, je suis bien sûre de ne pas l’être.

Le Baron.

Mon Amélie, tu ne le connais pas encore ton cœur, et tu veux le donner ! tu n’as pas encore appris à distinguer les diverses nuances de sensibilité, dont il est susceptible, et tu prends pour de l’amour ce qui n’est, comme je te l’ai déjà dit, qu’un pur sentiment de reconnaissance due, et très-vive. Je suis sûr que M. Erman lui-même, s’il pouvait se douter de l’impression qu’il a faite sur toi…

Amélie.

Oh ! mon papa, il n’en doute plus, car je lui ai tout avoué.

Le Baron.

Avoué ! mais en vérité, vous n’êtes pas sage ; et je Vous prie, qu’a-t-il répondu ?

Amélie.

Comme toujours : des raisons, et toujours des raisons ; il en a ses poches pleines ; il parlait de titres de noblesse, de famille, de devoirs, de confiance, que sais-je ! des argumens qui ne finissaient point, et qui au fond ne signifiaient rien : Moi j’ai tenu bon : mais lorsque j’ai voulu l’engager à venir vous parler sur cet objet, croyez-vous qu’il ait jamais voulu ?…

Le Baron.

Je reconnais bien là mon ami ; et n’en attendais pas moins de sa vertu et de son honnêteté.

Amélie.

C’est fort bien : mais où en serais-je moi avec sa discrétion ? il fallait bien cependant qu’un de nous deux parlât ; et c’est moi qui, plus hardie, plus sûre du cœur de mon père, ai osé prendre sur moi…

Le Baron.

Ma fille ! je veux bien un instant prendre le ton sérieux et quitter la plaisanterie, quoiqu’au fond tout ceci n’en soit qu’une. Il est temps qu’elle finisse, et que tu rentres en toi-même. Les propos que tu viens de me tenir te feraient rougir, si tu en sentais la conséquence. Tu parles de mari, comme l’on parlerait de l’achat d’un chiffon. Je t’y ai vu, il n’y a pas si long-temps, mettre la même chaleur : mais, mon enfant, cette emplette-ci est d’une nature un peu trop importante, pour ne pas mettre à son acquisition le temps et les réflexions nécessaires. Ce soin m’appartient ; et je m’en charge : tu peux bien t’en fier à ton père, qui est encore plus ton ami. Il ne faut qu’un moment, ma chère Amélie, pour former un pareil lien, et ouvrir, à une vie entière, une source de peines et de regrets. Une condescendance trop aveugle à cet égard de la part des parens, a produit plus de maux qu’une sévérité même injuste. Je ne veux donner dans aucun de ces deux excès : je penserai, je raisonnerai avec toi. Tu m’as fait ton confident ; en cette qualité je veux partager tous tes soucis, toutes tes peines. Avoue que ce secret te pesait violemment sur le cœur. Eh bien, dès ce moment, il va te sembler plus léger : nous serons deux à le porter.

Amélie, se jetant à son col.

Ah mon père ! que ne vous dois-je point !

Le Baron.

Ton amitié, ta confiance ; c’est tout ce que tu me dois. Tu le sais, mon enfant, et tu dois te le rappeler, ce fut un dépôt que je réclamai, lorsque tu perdis ta mère : mes soins t’ont prouvé jusqu’à ce moment, combien j’en étais digne ; et l’avenir, sois-en sûre, ne démentira jamais mes sentimens et ma conduite à cet égard. Mais, voici M. Erman, qui vient à nous fort à propos.




Scène VII.


Les précédens, M. ERMAN.
Le Baron.

Venez, mon ami, approchez, nous parlions de vous, et…

Erman.

Suivant vos ordres, M. le baron, j’ai délivré le prisonnier, et l’ai amené ici : mais il désirerait vous témoigner lui-même, en personne, sa sensibilité et sa reconnaissance.

Le Baron.

Volontiers : aussi-bien je ne prétends pas faire les choses à demi. Certainement je ne le laisserai point aller les mains vuides.

Erman.

Oui : mais il sollicite un moment d’entretien particulier. Il désire, dit-il, vous parler sans témoin.

Le Baron.

Comment ! tête-à-tête, cela me paraît singulier ; et pour quelle raison, que peut-il avoir à me dire ?

Erman.

Je l’ignore ; quoiqu’il en soit, j’ai cru pouvoir lui accorder sa demande, et il attend vos ordres.

Le Baron.

Eh bien ! à la bonne heure. Faites-le entrer. En attendant, mes amis, ne vous éloignez pas. J’irai vous joindre dans un moment, et ne serai pas fâché de vous retrouver ensemble. Allez…

(Amélie et Erman sortent : celui-ci ouvre la porte à Frédéric qui entre lentement.)




Scène VIII.


LE BARON, FRÉDÉRIC.


Le Baron.

Avancez, mon ami, avancez ; ne craignez rien, vous êtes libre. En faveur du motif qui vous a fait agir, je veux bien vous pardonner ; mais, que ce qui vient d’arriver vous serve de leçon. Croyez-moi ; un honnête homme, quelque grande que soit sa misère, trouve toujours des ressources, sans employer les moyens vils et dangereux dont vous vous êtes servi. Vous êtes jeune : il est possible que vous n’ayez point senti les conséquences d’une action aussi horrible : soyez plus sage à l’avenir ; apprenez à vous défier de la vivacité de vos passions : tenez, voilà un louis. (Frédéric hésite de le prendre.) Prenez, retournez auprès de votre mère : j’ai eu soin d’elle en votre absence ; elle est mieux, et n’a d’autre désir que de revoir son fils. Continuez à être, comme vous l’avez été jusqu’à présent, son soutien et sa consolation. Vous fûtes toujours pour cette bonne mère un sujet de se réjouir : frémissez, en pensant au moment, où coupable de vol et d’assassinat, vous n’étiez plus à ses yeux qu’un objet d’horreur. Allez, mon garçon, allez ; conduisez-vous avec sagesse, j’aurai les yeux sur vous. Vous m’intéressez, oui, vous m’intéressez ; et si, à l’avenir, votre conduite répond à mon attente, je vous ferai du bien. Ma bourse, ma maison vous seront ouvertes. Adieu : le ciel soit avec vous.

Frédéric.

Vos procédés, monsieur, sont certainement au-dessus du commun. Vous joignez à la clémence la générosité : tout est beau, tout est grand dans votre façon d’agir. Vos conseils sont ceux d’un père, d’un ami. Ils m’ont vivement touché, et m’enhardissent à mettre en vous ma confiance entière. Vous êtes, ce qu’on appelle je crois communément dans le monde, un grand homme. Vous ne pouvez qu’être un homme juste. Eh bien, monsieur ! permettez-moi de réclamer de cette même justice, dont vous connaissez sans doute les lois, contre un père qui fit, jusqu’à ce jour, le malheur de son fils.

Le Baron.

D’un père, dites-vous ! vous avez un père ! je ne vous croyais qu’une mère : et quel est-il ?

Frédéric.

Un homme puissant, vertueux, honnête, sensible, d’une naissance distinguée, considéré partout, chéri de ses vassaux, faisant du bien à tous, aimant la vertu, d’une éloquence rare à persuader ceux pour qui elle n’aurait point de charmes.

Le Baron.

Et nonobstant tout cela… il abandonne son fils ?

Frédéric.

Il abandonne son fils.

Le Baron.

Mon ami, vous êtes franc ; et je vous en sais gré, d’autant plus, que cet aveu n’est point du tout à votre avantage. Un homme, tel que celui que vous me dépeignez, n’agit que d’après des motifs très-conséquens. Il est impossible que le tort que vous supposez vienne de lui ; et d’après le tableau que vous venez de m’offrir, je suis bien porté à croire que vous êtes le seul coupable ; mais je vois ce que c’est. Vous aurez vécu en jeune homme : du libertinage on tombe dans la débauche ; et il ne me paraît pas du tout étonnant, qu’après bien des remontrances et des exhortations inutiles, votre père vous ait enfin abandonné dans une carrière qui, par les contrariétés et les désagrémens qu’on y rencontre à chaque pas, lui a paru le seul moyen propre à ramener tôt ou tard un jeune écervelé dans le bon chemin.

Frédéric.

Non, monsieur le baron, vous êtes dans l’erreur. Vous vous abusez sur ma position. Mon père ne s’est jamais donné le soin de me juger. Il ne me connaît pas encore. Il ne m’a jamais vu jusqu’à ce moment ; au contraire, il m’a rebuté, repoussé de son sein, même avant ma naissance.

Le Baron, troublé s’asseyant.

Comment ! expliquez-vous !

Frédéric.

Les larmes de ma mère m’ont seules appris à le connaître. Ses précieuses larmes, que lui seul a fait couler, que ma main seule a essuyées, voilà tout le bien que j’ai reçu de lui. Jamais il ne s’est informé s’il était resté un objet de consolation à celle qu’il avait plongée dans le malheur.

Le Baron, de plus en plus troublé.

Mais, en vérité, cela est très-mal ! Je ne sais, jeune homme, vous me surprenez ; dites-moi, parlez, qui êtes-vous ?

Frédéric.

Je suis… un enfant malheureux, méconnu de mon père. Les angoisses… les soupirs, les pleurs de ma mère ont été mon berceau. Ses mains ont travaillé jour et nuit à ma subsistance. Sa vertu, son courage et sa patience inépuisables, ont élevé mon âme, et l’ont enrichie d’un trésor plus précieux que tous les vils biens de la terre. Mon esprit est formé sur le sien, et n’eût pu trouver un plus beau modèle. Son étude constante fut d’en écarter soigneusement le vice et d’y faire germer la vertu ; et dans ce soin, cette application soutenue, elle se réjouissait à l’idée qu’un jour cet objet de sa tendre sollicitude, aujourd’hui méconnu, rejeté, pourrait devenir la joie et l’honneur de son père. Mais hélas ! son attachement au monde et à ses plaisirs, rendent son âme inaccessible aux doux sentimens de la nature ; et sa conscience, étouffée sous le poids des grandeurs, ne laisse plus entendre sa voix.

Le Baron, à part.

Quel trouble a passé dans mon âme ! Chaque mot qu’il prononce… Continuez, jeune homme… continuez.

Frédéric.

Ma jeunesse ne fut pas plus fortunée que mon enfance. Le sentiment d’une noble ambition, qui germait dans mon âme, me donna de bonne heure l’amour du travail et de l’indépendance. Pour n’être plus à charge à ma mère, pour la soulager dans sa misère, je me fis soldat ; et malgré la rigueur de ce métier, je ne me trouvai point malheureux : tant il est vrai que la Providence, toujours sage dans ses dispositions, donne au jeune homme, dont les forces ne sont point suffisantes encore pour supporter le fardeau du malheur, la légèreté et la gaîté pour compagnes ; tandis qu’elle réserve à l’homme mûr et réfléchi les soucis et les craintes. Une conduite exempte de reproches, l’amour du bien, le charme d’une conscience tranquille, me firent goûter le bonheur au sein de l’adversité. Le pain et l’eau, ma seule nourriture, me semblaient plus délicieux que les mets les plus exquis ne le sont à celui qui, n’étant pas en paix avec lui-même, cherche en vain le repos.

Le Baron.

Dieu ! Quelle lumière vient tout-à-coup !… Quel rapport !… Achèves… dis-moi…

Frédéric.

Après cinq ans d’absence, je retournai dans ma patrie, le cœur brûlant du désir de revoir ma mère ; mon imagination enchantée ne me peignait que le bonheur : j’arrive. Je retrouve cette mère chérie, succombant sous le poids de l’infortune et de la misère. Je retrouve ses mêmes vertus ; mais je ne retrouve plus ni sa force, ni son courage, je la tiens mourante dans mes bras. La joie de me revoir ranime un souffle de vie qui lui reste encore, et combat seul l’impitoyable mort, dont je vois la faulx suspendue sur sa tête. Dénuée de tout, sans abri, un pouce de terre est tout ce qui lui reste pour reposer sa tête, et recevoir son dernier soupir. Désespéré, éperdu, je cherche, je promène ma vue ; et ne vois pas d’où nous viendra le secours. Que fait mon père dans ce malheureux instant ? Seul, dans son brillant château, fier de son opulence, encensé par une multitude de flatteurs, à qui il prodigue des biens qui lui sont à charge ? il jouit tranquillement d’une réputation usurpée. Sa conscience engourdie s’endort à l’odeur de l’encens, et ses vertus factices, exaltées par l’adulation, seront encore célébrées !

Le Baron.

Cruel ! De quels traits tu me perces le cœur ! Achève, au nom de Dieu… au nom de ta mère… dis-moi…

Frédéric.

Qu’il abusa de son ascendant sur un jeune cœur ouvert au plaisir d’aimer ; qu’il y fit naître un sentiment qu’elle eût emporté au tombeau, si le ciel, désarmé par mes prières, ne l’eût conservée à mes vœux ; qu’il se fit un jeu des sermens les plus sacrés ; que ce fut par lui que son malheureux fils, vertueux et innocent, devint tout-à-coup criminel, et finit une carrière, dont l’aurore promettait de si beaux jours à la vertu, dans la honte et dans l’ignominie… Ah ! de tels forfaits ne se rachèteront point par un louis. (Il jette le louis que le baron lui a donné au commencement de la scène.)

Le Baron.

Malheureux ! Par pitié, finis mes tourmens. Nomme-moi ton père.

Frédéric.

Tu dis bien : malheureux… mais beaucoup moins que toi… À tes remords… à ta confusion, au cri de ta conscience, qui enfin se réveille, peux-tu me demander qui est mon père ? Va, ton coupable cœur ma déjà nommé… Oui, je suis ton fils : l’infortunée Wilhelmine est ma mère.

Le Baron, tombant sur une chaise, dans le plus grand accablement.

Mon fils ! Wilhelmine !

Frédéric, dans le plus grand transport.

C’est elle qui donna naissance à l’être infortuné dont tu as fixé le sort et la destinée ; car ne crois pas qu’en me rendant la liberté, le premier bienfait que j’ai reçu de toi, j’oublie que je fus criminel et que je me dois à la justice. Va, ce n’est pas de toi que je veux la recevoir. Tu la refusas pendant vingt ans à l’infortunée victime de tes erreurs, plongée par tes injustices dans le plus affreux malheur, pour t’avoir trop aimé. Tu te la refusas à toi-même : que pourrai-je attendre de toi ! Dès ce moment, je cours me livrer au glaive du bourreau. Ton inhumanité m’a rendu criminel : eh bien ! je recevrai ma sentence. Plus juste en tout temps, que tu ne le fus, je saurai, en montant sur l’échafaud que tu m’auras préparé, bénir le moment qui va répandre un sang qui n’est plus pur, puisqu’il t’appartient.

Le Baron.

Arrête !… cruel !… arrête !… écoute !…

Frédéric.

Non : je n’écoute plus que la voix de mon désespoir… Il m’entraîne. De ce pas je cours chercher ma mère : je la traîne avec moi au lieu de mon supplice : elle y entendra ma sentence, et ses mains innocentes et pures levées vers le ciel, sa voix timide et tremblante, demanderont grâce pour son fils, et vengeance pour l’auteur de ses maux et des miens.

Le Baron.

Barbare !




Scène IX.

Les précédens, M. ERMAN accourant.
Erman.

Qu’est-ceci ! Jeune homme, auriez-vous tenté…

Frédéric.

Oui, monsieur : j’ai tenté de faire trembler le pécheur ; et j’ai réussi. La voix de la nature a plus fait dans ce moment, que la vôtre n’eût jamais pu faire. Voyez… (en montrant le baron plongé dans le plus grand accablement.) C’est ainsi qu’elle réveille la conscience après vingt ans de sommeil… Je suis un malheureux… un criminel ; mais ce que j’éprouve dans ce moment est un sentiment de douceur, comparé au remords qui s’est emparé de son âme. Puisse-t-il expier ses forfaits !… Quant à moi… prisonnier et coupable, je cours chercher ma sentence et me livrer à la justice qui m’attend. (Il sort.)




Scène X.


LE BARON, M. ERMAN.


Erman.

Qu’entends-je !… qu’est-ce donc !…

Le Baron, allant à lui.

Mon ami ! empêchez qu’il ne sorte… ramenez-le… oui, ramenez-moi mon fils… Allez trouver sa mère, courez… vous la trouverez… là-bas… quelque part, au village, malade… dans une chaumière… Elle expire, peut-être… ne perdez point de temps… allez.

Erman

Mais ! que puis-je… que faut-il…

Le Baron.

Ah ! mon ami… dites, faites tout ce que le ciel vous mettra au cœur de faire dans ce moment. Incapable de tout, n’ayant pas assez d’une âme pour sentir, je ne puis rien vous dire. Sauvez-la… secourez-la… que je la voie, et que je meure à ses pieds !… Allez…

(M. Erman sort.)
Le Baron, seul.

Veillai-je !… Dieu tout bon ! Par où ai-je donc mérité tes faveurs ? Je retrouve un fils, et je retrouve avec lui des entrailles de père… Ô délicieuses larmes qui dans ce moment coulez de mes yeux ! soulagez mon cœur oppressé : effacez, par la douceur que je goûte à vous répandre, celles que le remords m’a arrachées tant de fois ! Je retrouve un fils et je puis réparer mes torts… je retrouve un fils, et je ne l’ai pas encore serré dans mes bras ! Ah ! qu’il vienne, que je l’embrasse, et qu’il me pardonne ! (il appelle.)




Scène XI.


LE BARON, HENRI.
Le Baron.

Henri… Henri…

Henri.

Monsieur !

Le Baron.

Amenez ici tout de suite…

Henri.

Qui, monsieur, le jeune soldat ?

Le Baron.

Oui… oui… celui qui était ici il y a un instant.

Henri.

Oh ! monsieur, il court encore… il dit comme ça, qu’il va se livrer à la justice…

Le Baron.

Ciel ! empêchez ce malheur ! qu’on se précipite sur ses pas… qu’on me l’amène… courez tous… Henri… (Henri sort un moment, le baron le rappelle.)

Henri

Monsieur !…

Le Baron.

Faites préparer un appartement au château. Amenez-y le jeune soldat, et restez à son service.

Henri.

Mais, monsieur, vous savez que le comte de Muller occupe, avec son valet-de-chambre ? toute l’aile droite, et qu’encore…

Le Baron.

Qu’il déloge ; et tout de suite. Henri ! Le ciel me rend un fils, un fils né de mon sang. Je le retrouve enfin ; lui, sa mère et mon Amélie partageront désormais toutes les affections de mon cœur. Lui seul va relever l’éclat du nom de Wildenheim… Il sera l’héritier de mes titres, de mes biens ; de ces biens qui, dès ce moment seulement, me deviennent chers et précieux. Ah ! il en jouira, même avant que sa main ferme ma paupière ! Henri… allez… assemblez… tout le village… que chacun prenne part à ma joie ; qu’on sache, que si j’ai pu… oublier mon fils, je ne sus jamais le méconnaître. Comme il tarde à venir ! L’impatience me tue… mon cœur ne peut plus suffire aux transports qui l’agitent… Il approche… Dieu ! je l’entends :… je le sens aux battemens redoublés de mon cœur… Ô doux sentimens de l’amour paternel !… ô joie !… ô tendresse !

(Frédéric arrive, entouré de peuple et des gens du château : le baron court au-devant de lui : Frédéric se jette dans ses bras.)

Mon fils !… il est mon fils…

(La toile tombe.)


Fin du quatrième Acte.



ACTE V.




Scène PREMIÈRE.


Le Théâtre représente la chaumière de Lucas. Celui-ci et Brigite amènent Wilhelmim, qui s’appuie sur eux, sur le devant de la scène, et la font asseoir sur une chaise.


LUCAS, BRIGITE, WILHELMINE.
Wilhelmine, regardant de côté et d’autre d’un air inquiet.

Mon bon ami Lucas… vous ne voyez donc rien ?

Lucas.

Rien, vous dis-je… pas la queue d’un cheval… beaucoup moins vot’ garçon… Le plus habile astrologue, avec sa grande lunette, y perdrait ses peines.

Brigite.

Mais dame : vous vous inquiatez par trop aussi. Faut pas être comme ça :… il aura pris le pus long chemin, et sera allé à la ville. Parce qu’il aura vu de belles maisons et de biaux messieurs tout d’or, il aura cru, le pauvre garçon, que les cœurs étions aussi bons que les habits. Nous autr’ paysans, nous ne sommes pas si bêtes. Nous savons bian qu’il n’y a que des piarres là-dessous.

Wilhelmine.

De grâce, mon cher Lucas… par pitié… retournez encore une fois…

Lucas.

Allons, je le veux bian ; peut-être qu’à force de voir, je le ferons venir.




Scène II.


WILHELMINE, BRIGITE.
Brigite.

Le pauvre garçon ! S’il savait tout ce qui nous est arrivé pendant son absence, et comme pendant qu’il se tournait et se retournait de droite et de gauche pour attraper queuque petite chose, le bon Dieu, qui est toujours là, dà… nous a bien aidé sans lui !

Wilhelmine.

Je suis dans des transes… je me meurs d’inquiétude…

Lucas, accourant.

Je crois avoir apperçu de loin monsieur le pasteur, qui venait par ici.

Wilhelmine.

Par ici… Vient-il vous voir quelquefois ?

Brigite.

Vraiment oui : Oh ! c’est un homme juste et bon. Te souviens-tu, Lucas, du jour que la vache ! de la bonne femme Michel mourut ? C’était une désolation, on ne pleure pas plus son père… Eh bien, ne lui donna-t-il pas de quoi en acheter une autre, trois fois plus grasse ? Le ciel le bénisse !… Mais, tiens morguenne… regarde,… je crois que le velà… Oui, par ma foi, c’est lui… Lucas, va-t-en le recevoir.




Scène III.


M. ERMAN, LUCAS, WILHELMINE, BRIGITE.
Erman.

Bonjour, mes enfans.

(Wilhelmine reste assise et paraît plongée dans le plus grand abattement.)
Lucas et Brigite, ensemble.

Bonjour, monsieur le pasteur. Vot’ servante, monsieur le pasteur :… soyez le bien venu… cent fois le bien venu. Lucas, donne une chaise… attends que je l’essuie, donnez la canne, le chapeau… là… fort bien : … bon Dieu comme vous suez ! … vous avez couru… Attendez… j’irons vous chercher un varre de vin, ou bien là, parguenne, un bon coup d’eau de vie…

Brigite.

Paix… paix… not’homme… tu sais bien que M. le pasteur dit que cela ne vaut rian ; que cela fait venir des moulins dans la tête… Mais une bonne poire, bien mûre… bien molle… bien…

Erman.

Grand merci, mes bons amis :… grand merci. Je ne veux rien, je n’ai besoin de rien. Je suis venu simplement me promener de ce côté… voir… (jetant un coup-d’œil à la dérobée sur Wilhelmine) Mais !… vous avez compagnie… je me retire.

Lucas, le retenant.

Non pas, non pas, M. le pasteur : faut pas que ça vous gêne… Çà n’est point une dame… mais une pauvre femme qui se mouriont sur le grand chemin, et que j’avons recueillie, par charité, dans not’ chaumière.

Erman, toujours regardant Wilhelmine, qui ne lève point les yeux.

C’est bien fait :… Dieu vous bénira et vous récompensera de cette bonne action.

Lucas.

Oh ! ça n’en valiont pas la peine ; et pis, M. le pasteur, est-ce que (montrant son cœur) je ne trouvons pas toujours ici not’ récompense ?

Erman.

Elle paraît bien malade ?

Brigite.

Bah ! ce n’est rien que çà à présent. Fallait la voir tantôt… Elle était plus morte que not’ pauvre ânesse de l’année passée, qui stapendant était bien mal :… vous vous en souvenez, M. le pasteur ?

Erman.

Oh oui ! Vous ne savez pas qui elle est ?

Lucas.

Non : je crois qu’elle n’appartient qu’à son fils et à Dieu ; car elle parle toujours de lui… Çà fait, voyez-vous, que nous nous sommes trouvés d’abord en pays de connaissance.

Erman.

Ne s’est-elle point nommée ?

Brigite.

Nommée !… non… et à dire vrai, je n’avons pas pensé à lui demander son nom. J’avons lu celui qu’elle portait sur sa figure… pauvreté et misère ; et cela nous a suffi.

Erman.

Vous avez raison : il n’en faut pas davantage.

(s’approchant de Wilhelmine qui est restée toujours dans la même situation.)

Ma bonne femme… vous paraissez bien incommodée ?… Peut-on, sans indiscrétion, vous demander qui vous êtes ?

Wilhelmine, levant les yeux.

Qui je suis !… Ah monsieur ! (regardant autour d’elle) si je pouvais !… si nous étions seuls !

Erman.

Suffit : je vous entends. (à Lucas et Brigite) Mes amis, voudriez-vous bien me laisser entretenir cette femme un moment, en particulier ?

Lucas.

Volontiers… oui… oui… M. le pasteur a raison. Parie qu’il va savoir d’abord comment s’appelle son nom : car enfin faut bien qu’elle en ait un, et qu’elle le dise dà… Allons, Brigite… allons nous-en : laissons les dégoiser ensemble, tant qu’ils voudront. (Ils sortent.)




Scène IV.


M. ERMAN, WILHELMINE.
M. Erman, prend une chaise et s’assied à côté de Wilhelmine.

À présent, ma bonne, nous voilà seuls, et vous pouvez parler en liberté.

Wilhelmine.

Avant d’en venir, monsieur, à ce qui me regarde, permettez-moi de vous faire une question… Êtes-vous de ce pays-ci ?

Erman.

Non, je suis étranger :… j’ai toujours habité une autre contrée, et ce n’est que depuis peu que les circonstances m’ont amené ici.

Wilhelmine.

Vous n’avez donc point connu… ce bon… ce digne ecclésiastique, votre prédécesseur ?

Erman.

Je ne l’ai point connu, à la vérité, mais j’en ai entendu parler souvent avec éloge ; et sa mémoire est partout en vénération.

Wilhelmine.

Ah ! je le crois… Ainsi, monsieur, je vous suis tout-à-fait étrangère.

Erman.

Pas tant, peut-être, que vous l’imaginez ; et si le vif espoir que je commence à concevoir, en vous voyant, se réalise, j’aurai trouvé enfin… sous cette apparence peu favorable… un trésor, qui fait depuis bien long-temps l’objet de mes recherches.

Wilhelmine, vivement.

De vos recherches, dites-vous ?… Et je vous prie, monsieur, quel est celui… Comment… par quelle raison… Qui vous chargea de ce soin ?

Erman, la regardant fixement.

Un homme dont le nom doit être trop profondément gravé dans votre souvenir, pour que j’aie besoin de le nommer ; qui, depuis bien long-temps, cherche à retrouver un bien qu’il a perdu ; et qui, dans ce moment, où leé ciel favorable à ses vœux, lui rend enfin sa Wilhelmine, le premier objet de son amour et de sa tendresse, vient réclamer sur son cœur un droit qui lui appartient.

Wilhelmine, fondant en larmes d’abord, puis se remettant peu-à-peu.

Eh bien ! oui, monsieur, je suis cette infortunée Wilhelmine que vous cherchez et celui qui prend un intérêt si vif à mon sort, est le baron de Wildenheim. Il lui restait donc encore des torts à avoir envers moi ! J’ai cru que la source en était épuisée… ce n’était donc point assez d’avoir abusé de ces droits qu’il réclame sur un cœur qu’il possédait tout entier… Ce n’était pas assez pour moi du plus grand des sacrifices… Ce n’était pas assez d’avoir porté la mort au sein de mon père… ce n’était pas assez de m’avoir laissé pendant vingt ans, moi et son enfant, en proie à toutes les horreurs de la misère : il lui restait encore un dernier trait à me lancer ; et voici, (tirant de sa poche la bourse qui lui a été envoyée) qui met le comble à ses outrages… La voilà, monsieur, cette bourse avec laquelle il croit effacer tous ses forfaits. J’ignore dans quelle vue vous êtes venu me trouver… Peut-être envoyé par lui, cherche-t-il à voir par vos yeux l’effet que tant d’années de souffrances ont opéré sur mes sentimens, comme sur ma personne : peut-être vous envoie-t-il me prier, ou m’ordonner de quitter des lieux, où ma présence génerait ses plaisirs ; peu m’importe… je n’ai, monsieur, qu’une seule prière à vous faire : rapportez à cet homme si généreux, la bourse avec laquelle il a cru s’acquitter de tout ce qu’il me doit. Dites-lui, que ce n’est point à ce prix que j’ai mis le plus grand des sacrifices… dites-lui, que s’il croit que c’est par l’or qu’on répare les crimes, il n’est pas du moins assez puissant pour effacer dans mon âme celui de l’avoir aimé. Dites-lui que toutes les richesses du monde ne me revaudront pas la bénédiction d’un père que j’ai perdue par lui… dites-lui que la malheureuse… la pauvre… l’infortunée Wilhelmine, cache encore, sous ces misérables haillons dont vous la voyez couverte, un cœur dégagé de ses fers… trop grand, trop noble pour recevoir des bienfaits de celui qui fit son malheur et sa perte. Le don de son cœur était le seul prix digne du mien. Il l’a méprisé… je méprise ses richesses. Il a foulé aux pieds tout sentiment d’honneur et de justice… je foule aux pieds son or. (elle jette la bourse) Aussi méprisable à mes yeux, qu’il me parut grand autrefois, cette terre que j’habite près de lui me devient insuportable ; l’air m’en paraît plus pesant, depuis que je sais que nous le respirons ensemble : il me semble à chaque pas y voir le tombeau de mon père entr’ouvert. L’image de celui qui y fit descendre ses cheveux blancs avec amertume, me poursuit partout et me ravit le repos. Ah ! qu’il ne pense pas que je sois venue dans ces lieux pour le chercher. Si je croyais qu’il pût en concevoir l’idée, sans attendre le retour de mes forces épuisées, je me traînerais loin des lieux où tout me rappelle mes malheurs. À présent, monsieur, je crois avoir tout dit, tout ce que l’état de faiblesse, sous lequel je gémis depuis si long-temps, m’a laissé la faculté de prononcer. Il me reste cependant encore quelque chose d’essentiel à ajouter : peut-être est-il des momens, où tourmenté par des remords qu’on n’est pas toujours maître d’étouffer, il se rappelle ses promesses, ses sermens, ces jours, où pénétré d’amour, il me jura de n’avoir jamais que moi pour femme, qu’il en prit, à mes pieds, à la face du ciel, notre seul témoin, l’engagement solennel et sacré. Oh ! dites-lui, que j’ai tout oublié, jusqu’au sentiment même qui dans ce moment m’abuse sur sa sincérité. Il peut être tranquille : jamais je ne lui en rappelerai le souvenir. Dites-lui, que trop grande, trop fière… Wilhelmine, au sein même de l’adversité, se croirait manquer à soi-même, en faisant valoir des droits, que ce n’est qu’en s’abaissant qu’elle pourrait réclamer.

Erman.

N’attribuez, vertueuse Wilhelmine… n’attribuez qu’au sentiment profond de mon admiration un silence que j’eusse rompu cent fois, si, séduit… entraîné par la plus touchante éloquence, j’eusse pu résister au plaisir de vous entendre. Qu’il m’est doux, dans ce moment où je crois voir la vertu même descendre sur la terre et emprunter votre organe ; qu’il m’est doux de pouvoir détruire une erreur qui vous séduit et vous abuse ! Non, charmante Wilhelmine, non, il n’est point coupable, celui qui fut si long-temps et qui est encore l’objet de votre tendresse. Il l’eût été, et aurait mérité votre indignation et vos reproches, si tout autre mouvement que celui de l’humanité… d’une simple compassion, l’eut déterminé dans le don qui vous offense ; s’il eût pu penser qu’en offrant de l’argent il réparait des torts… ah ! il eût mérité alors que son fils, oui, son fils vengeât sur son sang une mère offensée.

Wilhelmine, avec la plus grande émotion.

Son fils… dites-vous !… quel rapport…

Erman.

Ce fut lui, que le ciel, qui ne nous abandonne jamais, choisit pour donner à l’univers entier, l’exemple le plus éclatant de l’amour filial, en mendiant auprès de son père, qu’il ne connaissait pas encore, des secours, faute desquels sa mère périssait.

Wilhelmine.

Mon fils !… à son père ! … Ô Dieu !… Et se connaissaient-ils ?

Erman.

Ils se connaissent maintenant. Je les ai laissés dans les bras l’un de l’autre, et suis venu en toute diligence… non vers une pauvre femme malade, étrangère… mais vers Wilhelmine… vers la tendre la noble Wilhelmine, non de mon seul mouvement, mais envoyé par celui qui fut toujours l’idole de son cœur, et qui brûle de vous rendre le sien.

Wilhelmine.

De son cœur ! Il ose me parler de son cœur ! Ai-je donc oublié tout ce que le mien a souffert ? Ai-je donc oublié toutes mes peines, tout ce qu’il m’en a coûté, et ce qu’il m’en coûte encore pour en effacer le sentiment qui lui donnait la vie, le seul qui me fit chérir mon existence ? A-t-il pu oublier… je ne dis point l’amour, mais au moins la justice qu’il me devait ? Eh bien ! qu’il la rende à son fils, cette justice… je transmets tous mes droits sur un objet si cher ; qu’il fasse son bonheur ; et ma reconnaissance, à jamais assurée, est un tribut… mais c’est le seul que je veuille bien encore avoir à lui offrir.

Erman.

Vous lui devez davantage ; et quand les véritables motifs de sa conduite vous seront dévoilés… quand ce bandeau qui fascine vos yeux sera levé, vous ferez grâce à un coupable, dont les torts ne furent jamais l’ouvrage de son cœur. Vous vous rappelez sans doute, aimable Wilhelmine, le jour que plein d’un d’amour ardent et sincère, il s’arracha de vos bras, pour suivre le chemin qui l’appelait à la gloire, où votre image fut toujours son égide et sa compagne fidèle. Peu-à-près il s’engagea un combat dans lequel il fut blessé et fait prisonnier ; on le transporta dans un village, dont le seigneur habitait un château attenant. S’étant informé de lui et ayant appris qui il était, il n’eut rien de plus pressé que de le faire transporter dans sa maison, où il le fit soigner pendant sa maladie, qui fut très-longue, avec toute l’attention et les égards dûs à son rang. La fille unique de ce seigneur, jeune, belle et puissamment riche, ayant occasion de le voir fréquemment, prit pour lui des sentimens qui devinrent de jour en jour plus vifs et plus marqués. Le baron ne tarda pas à s’en appercevoir : naturellement sensible, il en fut touché ; et la vanité, l’ambition, se joignant à la reconnaissance, formèrent un lien, dans lequel le cœur ne jouait qu’un rôle très-passif. Aussi ne tarda-t-il point à venger cette offense, et à réclamer ses droits ; et quelque puissante que fut la loi du devoir sur l’âme du baron, elle ne put parvenir à détruire un sentiment que l’ambition, l’illusion de l’amour-propre, n’avait que légèrement étouffé. Chaque jour, malgré ses efforts, il renaissait de ses cendres, et votre image, qu’il s’efforçait en vain d’éloigner de son souvenir, le poursuivait partout sans relâche ; ce fut dans le dessein de produire, par une absence totale, un oubli devenu nécessaire à son repos, qu’il prit le parti de renoncer à sa patrie, et de se fixer en France : mais ni la distance des lieux, ni le tourbillon du monde auquel il se livra entièrement, ne purent lui faire oublier ses premiers sentimens ; et celui du remords s’étant peu-à-peu glissé dans son âme, détruisit par son fiel la douceur qu’il avait toujours éprouvée en pensant à vous. Il devint triste, sombre, rêveur. Son humeur s’altéra, sa vie domestique ne fut plus qu’un tissu de tourmens : ce fut à cette époque que j’eus occasion de lier connaissance avec lui. Mon commerce lui plût. Aux cœurs affligés, la voix de la sensibilité trouve un accès facile. Le sien cherchait depuis long-temps quelqu’un qui l’entendit, et il ne tarda pas à s’ouvrir à moi. Je devins bientôt son confident et son ami ; et la mort lui ayant peu de temps après enlevé sa femme, il me proposa de venir demeurer avec lui, et me confia l’éducation de sa fille unique. Ce fut alors que, libre de tout lien et de toute contrainte, il s’abandonna dans mon sein à toute sa douleur. Oh ! combien de fois recueillant les pleurs qui coulaient de ses yeux, le cœur gros de soupirs, votre portrait en tiers avec nous, ne s’est-il pas écrié dans mes bras : ô ! mon ami ! voyez-là. Ô combien elle est vengée ! Enfin voyant sa santé dépérir, son âme de plus en plus affaissée, je l’engageai à retourner dans sa patrie, espérant de l’air natal un succès favorable. Il saisit cette idée avec joie. Oui, mon ami, me dit-il, partons… tâchons de découvrir où est Wilhelmine : cherchons-la… ne perdons point de temps. Depuis ce moment, que de soins, que de peines ne me suis-je pas données ! et toujours inutilement ! Il appartenait à une puissance, supérieure à tous nos projets, d’assigner un temps prescrit à cette intéressante découverte.

Wilhelmine.

Que la persuasion est facile ! qu’il est aisé de convaincre, quand le cœur est de moitié avec le défenseur ! Vous m’invitez au pardon… et j’y suis déjà disposée. Mais quelle fin puis-je entrevoir à tout ceci ? Mes forces sont épuisées, mon âme est flétrie, le sentiment qui animait son existence n’est plus qu’une faible étincelle, qui la réchauffe à peine. Je n’ai plus la faculté de penser, d’agir ; plus de courage : j’ai besoin de soutien, d’un guide : qui le sera ?

Erman.

Celui qui le fut toujours. Douteriez-vous de sa puissance, quand son bras, vous soutenant au travers les orages de l’adversité, vous amène enfin heureusement au port ; quand, après des jours sombres et nébuleux, il fait luire sur votre destinée future la plus brillante aurore ; quand, au travers de sa naissante clarté, il vous fait appercevoir le prix réservé à vos vertus. Venez le recevoir de celui qui vous le doit ; rappelLez vos forces, votre courage : rappelLez-vous à vous-même, et jugez de ce qu’une conduite aussi soutenue que la vôtre est en droit d’attendre ; allons… charmante Wilhelmine, consentez à venir avec moi : j’ai tout prévu, ma voiture vous attend ; partons…

Wilhelmine.

Qu’osez-vous me proposer ? Quoi !… j’irais… je pourrais !… Ah ! monsieur, jetez les yeux sur moi. Voyez ces haillons, cette empreinte de misère : tout en moi peint le malheur et l’infortune ; et j’irais, dans cet état !… je présenterais le tableau de mes maux aux yeux de leur auteur ! Le premier coup-d’œil qu’il jeterait sur moi, porterait dans son âme la honte et le reproche. Ah ! je fus accoutumée à y produire des sentimens plus doux. Cet heureux temps n’est plus. Il n’y faut plus penser.

Erman.

Cœur noble ! âme vraiment généreuse ! sentiment au-dessus du malheur ! Non, vous ne priverez point mon ami d’un trésor aussi précieux pour lui : vous recevrez de sa main un fils sur lequel vos droits vont être communs. Pensez qu’un même intérêt vous anime : pensez à cet objet chéri, qui va devenir celui de votre mutuelle tendresse, pensez…

Wilhelmine.

Eh bien ! pour lui, je ferai tout. Je me soumets à tout : pour lui j’ai bravé la honte, enduré la misère. Je me sens capable d’un plus grand effort encore. Oui, je pourrai me résoudre à porter dans l’âme de celui qui me fut plus cher que mon existence, un sentiment pénible et douloureux. Allons : mais auparavant, il me faut prendre congé de mes hôtes… Ah ! de mes vrais amis !

Erman.

C’est bien juste ; et je vais les chercher. (il appelle) Lucas ! Brigite !…




Scène V.


Les précédens, LUCAS, BRIGITE accourant.
Brigite.

Nous voici, monsieur le pasteur : ah ! bon Dieu, regarde donc, Lucas ? La vela sur ses deux pieds comme une oie. La bonne femme ! je ne l’avions jamais vue droite toute d’une venue comme cela !

Erman.

C’est par vos soins, mes enfans, que cette digne femme a été rappelée à la vie. Il est bien juste que vous en receviez la récompense. Votre tâche est finie : je vais l’emmener avec moi ; mais avant que de vous séparer (ramassant la bourse que Wilhelmine a jetée au commencement de la scène et la leur présentant) recevez ceci. (Brigite et Lucas refusent de la prendre) Prenez, prenez donc. Cet argent vous est bien dû…

Lucas.

Brigite.

Brigite, pleurant.

Lucas.

Lucas.

Morgué, faut-il vous le dire, M. le pasteur ? je vous croyons plus honnête homme.

Brigite, s’essuyant les yeux avec son tablier.

Oui : c’est bien vrai ça : vela la première fois que vous nous baillez du chagrin ; et stapendant je ne le maritons pas, çartainement.

Lucas.

Est-ce que vous croyez donc que je sommes comme les gens riches ? que je ne savions pas faire le bien gratis ?

Brigite.

Est-ce que vous pensez que parce que nous sommes pauvres à présent, nous n’aimons pas à penser que nous serons itou riches un jour là-haut ? Faut ni or ni argent pour ça.

Wilhelmine, se jetant au col de Brigite.

Ô vertu ! ô mes bons, mes vrais amis ! Ne rejetez pas au moins les sentimens de ma plus vive reconnaissance.

Brigite.

Oh ! pour cela passe. J’en voulons bien : c’est le prix de la marchandise. Vous vous en allez donc ?

Wilhelmine, sanglotant.

Il le faut ; je le dois.

Erman.

Vous voulez bien, mes amis, que j’aie aussi ma part d’une bonne action ? Vous m’avez donné l’exemple de l’hospitalité, j’emmène cette digne femme chez moi, où je la ferai soigner comme il convient.

Lucas.

Alle y sera mieux que cheux nous ; çà n’est pas douteux. Je n’avons, nous, qu’un bon cœur, de la bonne volonté pour dix ; mais il faut plus que tout ça pour faire bouillir la marmite.

Brigite, embrassant Wilhelmine en pleurant.

Adieu donc… adieu… tachez de n’être pus si malheureuse.

Lucas, lui serrant la main.

Et quand vous aurez retrouvé vos jambes, faites-le moi dire : je viendrai vous donner le bras pour venir ici.

Wilhelmine, (fondant en larmes les embrasse tour-à-tour et donne le bras à M. Erman qui l’emmène.)

Adieu, mes bons amis… adieu…




Scène VI.


LUCAS, BRIGITE.


Brigite.

Adieu, adieu, M. le pasteur ; ayez-en bien soin, je vous en prie.

Lucas.

Eh bien, Brigite ?

Brigite.

Eh bien, Lucas ?

Lucas.

Que dit le cœur ?

Brigite.

Il dit qu’il est bien content d’avoir fait ce qu’il a dû faire.

Lucas.

C’est bien dit, morgué… Touche-là, et soyons toujours honnêtes gens. C’est la vraie richesse.




Scène VII.

Le Théâtre change, et représente le salon du château comme au second acte.


LE BARON, FRÉDÉRIC.
Le Baron.

Que les momens que je passe avec toi, mon cher Frédéric, coulent rapidement ! Qu’ils sont doux à mon cœur ! Je ne puis me rassasier du plaisir de t’entendre. Tu fus élevé à l’école de l’adversité et du malheur, et tu ne peux assez chérir un pareil avantage. Le ciel a tout dirigé pour notre bonheur commun. Il me rend en ta personne un fils digne d’appartenir au sang dont tu sors ; digne de porter un nom, devenu fameux par une foule d’ancêtres qui l’ont illustré, dont l’éclat n’a jamais été altéré. Dès ce moment, ce nom si grand, si beau, va devenir le tien. Conserves-en soigneusement la gloire. L’état militaire pour lequel tu penches, t’en ouvre le chemin. La carrière où tu vas entrer, est celle de l’honneur : d’avance, je jouis de tes succès. Mon imagination anticipe sur ce moment, et elle s’enflamme à l’idée, que bientôt tu vas augmenter le nombre des héros, dont les noms seront recueillis dans les annales de la postérité.

Frédéric.

Mon père ! Qu’il m’est doux de pouvoir prononcer ce nom ! Que ne vous dois-je pas ! Vos bontés me confondent. Je ne puis suffire au sentiment de ma reconnaissance, ni exprimer ce que je sens ; mais… vous ne me parlez point de ma mère !

Le Baron.

Ah ! mon ami, douterais-tu de mon cœur à cet égard ? Douterais-tu que, sensible à la gloire, je le fusse moins à la justice ? Je la lui dois, et je la lui rendrai. J’ai de grands torts à réparer, je le sens ; leur poids pèse si violemment sur mon cœur, même dans ce moment si doux, qu’il en est accablé. Le calme que m’a rendu ta présence en est altéré… Je voudrais… oui, je voudrais pouvoir… Mais, tranquilise-toi… repose-t-en sur moi… tout ira bien… Wilhelmine sera enfin heureuse… nous le serons tous.

Frédéric.

Heureuse ! et comment ? De quelle façon ?

Le Baron.

D’abord, je la mets en possession de ma terre de Williamsdorf, qui est à trois lieues d’ici : je l’y établis dame et maîtresse : elle en prendra même le nom, si elle le désire ; tu connais ses goûts, ses plaisirs ; tu auras soin de pourvoir à tout ce que tu croiras propre à y satisfaire. Tu fus assez heureux pour passer ta vie avec elle ; tu auras étudié ses penchans, ses désirs : eh bien ! tu les préviendras tous les jours ; tu la verras, tu jouiras de sa présence. Hélas ! il fut un temps, où, moins coupable, j’eusse pu prétendre à être admis auprès d’elle, en tiers avec mon fils ; où je n’eusse point été indigne de jouir de sa société. C’est un bonheur que je me suis ravi ; il n’y faut plus prétendre ; mes injustices passées m’ont ôté tout droit à son cœur : je sens combien ma présence augmenterait l’horreur qu’elle a pour moi. Trop heureux, si elle veut bien encore recevoir de ma main des bienfaits, comme une légère compensation des maux qu’elle a soufferts !

Frédéric.

Et… sous quel titre, sous quel nom, ma mère jouira-t-elle de tous ces brillans avantages ?

Le Baron

Mais ! sous celui qu’elle voudra choisir… celui…

Frédéric.

Mon père ! Vous ne m’entendez pas, ou feignez de ne pas m’entendre. Il faut, au moment où il vous est essentiel de connaître mon cœur, le connaître tel qu’il est. Il fut formé par les soins de ma mère ; et en le formant d’après ses principes, elle y fit régner la franchise, et en écarta soigneusement la flatterie et la dissimulation… Le seul présent qu’elle fut en état de me faire, fut celui de son nom, elle me le donna en naissant ; et jusqu’à présent je n’en connus pas un plus beau, plus grand et plus noble. Celui de Wildenheim que vous m’offrez ne peut recevoir d’éclat, n’avoir quelque prix à mes yeux, qu’en s’associant au sien. Consultez là-dessus les mouvemens de votre cœur, la justice. Le mien qui n’eut jamais d’autre règle, s’explique ici sans feinte. Ou Wilhelmine Burchel sera Wilhelmine Wildenheim, ou votre fils, renonçant aux titres, aux honneurs, à la fortune, à tous ces frivoles avantages que vous m’offrez, vivra et mourra sous le nom qu’il a porté jusqu’à ce moment, et qui lui fut donné par sa mère.

(Il sort.)




Scène VIII.


LE BARON, M. ERMAN.


Le Baron, seul.

Il sort !… il me quitte ! et moi, étonné, confondu, je le laisse aller, sans lui répondre… est-ce pusillanimité ? est-ce faiblesse ? Pourquoi-donc mon cœur n’est-il pas content ? D’où vient qu’il murmure ? Je croyais jouir enfin du calme et du bonheur que me promettait le retour d’un fils, et je ne me sens que plus troublé encore. Ah ! Wilhelmine ! Wilhelmine ! tu es là… je t’entends, que dis-je ! Je sens que toujours je t’adore, et cependant je dois renoncer à toi !… y renoncer ? Oui ; tout m’en fait la loi, tout l’exige, mon état, mon rang, ma fille. Ah ! que le bonheur est loin de nous ! (à M. Erman qui entre) Venez, mon ami, venez me raccommoder avec moi-même : j’ai besoin de vos conseils. Vous l’avez vue ?

Erman.

Oui, monsieur le baron : je l’ai vue.

Le Baron.

Et comment vous a-t-elle reçu ? A-t-elle daigné s’informer de moi ? Enfin, mon ami, vous qui lisez si bien dans mon cœur, avez-vous pu pénétrer dans le sien ? Croyez-vous qu’elle veuille recevoir avec quelque bonté les dons que je veux lui faire ? Voudra-t-elle être heureuse et tenir de moi son bonheur, ce bonheur qui sera désormais l’objet de mes soins les plus empressés ? Je travaillerai sans relâche… Oui, mon ami, le sort de WiLhelmine est assuré. Plus de malheur, plus d’infortune : je ferai tout pour elle… hormis…

Erman.

Hormis ?…

Le Baron.

Mon ami, vous sentez bien vous-même ce que malheureusement il faut que j’excepte, ce que je dois aux considérations d’une ancienne noblesse, au rang que j’occupe dans le monde, à la pureté du sang, qui, d’aïeux en aïeux, coule dans mes veines, ce que je dois à la mémoire de mes ancêtres, à moi-même enfin. Oui, quelque douloureux que soit pour moi un pareil sacrifice, dans ce moment surtout, où je parais toucher au bonheur, il faut m’y résoudre. Un préjugé injuste, je l’avoue, mais adopté, reçu, me force, quoiqu’il m’en coûte, de renoncer à ma propre félicité.

Erman.

Et Wilhelmine ? Faudra-t-il qu’elle renonce à l’acquit de la dette que vous avez contractée envers elle ? Comment satisferez-vous l’objet qui sacrifia tout pour vous ? Mépriseriez-vous un lien qui unirait la noblesse à tant de vertus ? Et vous a-t-elle jamais donné lieu de penser qu’elle fut indigne du rang où vous aviez promis de la placer ? oui, monsieur, promis ; et ici permettez qu’usant du droit que me donne ma charge, je vous parle en pasteur, aussi-bien qu’en ami. Appelleriez-vous mésalliance, un lien qui vous mettrait en possession d’un objet dont toutes vos richesses, vos grandeurs, ne sauraient payer le prix ? Quand elle vous accorda celui que le plus tendre amour, qu’elle crut, hélas ! trop sincère, lui parut mériter, quelles furent vos promesses, vos sermens ? Qui fut votre témoin ? Et vous pourriez vous prévaloir de vos titres, d’une noblesse insignifiante, pour devenir à-la-fois parjure et faussaire ? Quels sont les avantages que vous offrez en compensation de tant de malheurs, de tant de souffrances et de tant de vertus ? Ah ! rendez grâces au ciel, qui vous accorde en ce moment la liberté et le pouvoir de lui payer le prix que la justice, l’honneur, et le sentiment de votre propre bonheur lui ont assigné. C’est votre main aussi bien que votre cœur qu’il faut à Wilhelmine ; et gémissez de n’avoir rien de plus à lui offrir. Par ce don, qui lui est dû, vous faites votre propre félicité, tout autant que la sienne : vous vous réconciliez, non-seulement avec vous-même, mais avec celui que vous avez si grièvement offensé, en sa personne ; avec le ciel, qui reçut vos sermens, qui les garda en dépôt jusqu’à ce jour, et qui ne vous les rendra, que lorsque vous vous serez acquitté vis-à-vis de celle qui en fut l’objet.

Le Baron.

Votre voix, mon ami, a pénétré mon âme. Elle y a reveillé le sentiment de la justice et de l’honneur. Uni à l’amour le plus tendre, je me soumets à son empire, oui, j’épouse Wilhelmine, j’abjure un préjugé fatal à mon bonheur, à mon repos : je veux être heureux, je veux devoir mon bonheur à la vertu.

Erman, l’embrassant.

Ô mon ami ! quel moment pour mon cœur !…

Le Baron.

Où est-elle ? que je la voie ? La voir ! Non pas encore. Je ne m’en sens pas le courage. Que l’homme dominé par le sentiment de la honte et du reproche est faible et pusillanime ! Je sens que je n’aurai pas la force de lever les yeux sur elle. Ce n’est qu’au pied des autels ; ce n’est que lorsque je cesserai d’être coupable que je pourrai l’envisager. Hâtez donc, mon ami, le moment d’une union qui doit assurer mon bonheur, le sien et celui de mon fils.

Erman.

Non, monsieur le baron, trop de précipitation dans une affaire de cette importance nuirait au mérite d’une si belle action. Il faut que le triomphe que vous accordez aux vertus constantes de Wilhelmine lui soit rendu d’une manière sensible et éclatante. Tout le village doit être témoin de la réparation que vous allez lui faire, et qu’on vous rende enfin publiquement à tous deux, la justice qui vous est due.

Le Baron.

Eh bien, mon ami, je m’abandonne à vous ; faites tout comme vous jugerez à propos. Mais comment me recevra-t-elle ? Trouverai-je accès auprès de son cœur ? me sera-t-il un juge favorable ? Ah ! je l’ai trop offensé : et ma fille ? mon Amélie… je lui dois un aveu…

Erman.

Je l’apperçois qui vient à nous avec monsieur le comte ; voulez-vous ?…

Le Baron.

Oui, mon ami, amenez-les ici. Dieu ! comment lui dire ! Allons… la pureté de mes intentions m’enhardira à parler.




Scène IX.


Les précédens, AMÉLIE, LE COMTE.


Le Comte.

À vos ordres, mon colonel… Nous venons de faire, mademoiselle et moi, une promenade délicieuse, divine, en vérité. Mais comment donc, la terre de Wildenheim est un pays enchanté, un paradis terrestre. Heureux l’Adam qui habiterait un pareil séjour, et qui recevant de sa bien-aimée, de son Ève, la pomme qu’elle lui présenterait, lui devrait son bonheur.

Le Baron.

Pourriez-vous, M. le Comte, quittant un instant le figuré et le ton ampoulé, écouter deux mots de bon sens que j’ai à vous dire, et pour lesquels…

Le Comte.

Deux mots de bon sens ! et pourquoi pas ? En vérité, M. le baron, vous me pardonnerez, s’il vous plaît, ma franchise : mais je suis surpris de voir comme vous tenez encore à votre pays. Du bon sens ! est-ce que l’on en a… Il me semble entendre mon père : oh oui ! oui ! c’est bien lui, c’est son ton, son langage.

Le Baron.

Il eût été heureux pour vous, M. le comte, que tous vous fussiez appliqué à suivre un aussi beau modèle. Mais, sans nous arrêter à de vaines discussions qui ne mèneraient à rien, j’ai à vous faire part d’un événement très-extraordinaire ; et très-heureux pour moi, auquel je suis sûr que le cœur de mon Amélie va prendre une part bien sincère, puisqu’il pénètre le mien de la joie la plus pure, et assure mon bonheur. Le ciel, par une bénédiction toute particulière, me rend un fils que j’avais perdu. Oui, un fils né de mon propre sang, digne en tout sens de partager avec toi, mon enfant, mon rang et ma fortune. Tu voudras bien, n’est-il pas vrai, mon Amélie, le recevoir et l’aimer comme un frère ? Ce jeune homme pour qui tu t’intéressais déjà, avant de le connaître, qui m’attaqua à la chasse… Vous vous en souvenez, M. le comte, lorsque au lieu de me secourir, vous courûtes à toutes jambes, et que loin…

Le Comte.

Oui, oui. J’en ai une idée confuse… Comment ! ce coquin était votre fils ? Fi donc, M. le baron… fi donc : mais les preuves, je vous prie, où sont les preuves ? Mais, monsieur, mon père m’a toujours dit, que vous n’aviez qu’une fille, qu’elle serait votre unique héritière. Je me suis arrangé là-dessus, voyez-vous ; et tout ce que vous me dites d’ailleurs sont des absurdités qu’on ne saurait concevoir, des énigmes qu’on ne saurait expliquer : on m’en a souvent exposé de plus simples, où je ne voyais pas plus clair. Ainsi, M. le baron, vous me permettrez…

Le Baron.

Ainsi, M. le comte, vous me permettrez une bonne fois de vous dire, qu’il y a bien long-temps que vos propos m’ennuient. Croyez, ou ne croyez point, peu m’importe ; la chose n’en est pas moins comme j’ai l’honneur de vous l’assurer. La solution de ce problême est au-dessus de votre portée, je le vois bien, et je ne m’arrêterai point à le résoudre ; ainsi sans entrer la-dessus, vis-à-vis de vous, dans des explications superflues, je vous dirai simplement…

Le Comte.

Ah ! j’entends, j’entends, j’y suis ; je sais ce que c’est : on est jeune, une fois ; on a le cœur tendre… on s’oublie… on fait une folie. Oh ! qui n’en fait pas ? Moi, qui vous parle ? j’en ai fait comme un autre. Cela arrive à tout le monde : il n’y a pas de mal à çà… pas de mal. Un petit voyage en France vous guérit de tous les petits scrupules qu’on pourrait avoir à cet égard-là : et dites-moi, je vous prie, M. le baron, la mère de cet illustre héritier était-elle jolie ? Là, passable ? Et son nom ? Car quelquefois ces créatures ont des noms…

Le Baron.

Celle qu’il vous plaît de nommer créature, je l’épouse. Ce nom dont vous êtes si curieux, je l’associe au mien, et crois ne pouvoir lui donner un plus beau relief.

Le Comte.

Mais, vous badinez, mon colonel ; vous badinez. La plaisanterie est par trop forte aussi. Il se répand ici une odeur de mésalliance, qui, si vous n’y prenez garde, va empester ce délicieux séjour. Vraiment je ne sais plus que penser de tous ces propos-là : je m’y perds. Vous avez retrouvé un fils ; dites-vous ; jusques-là, il n’y a rien à dire. Un homme, un peu comme il faut, un homme du monde est par fois sujet à ces sortes de rencontres. On ne fait pas plus d’attention à cela qu’il ne faut, et l’on a cent moyens pour se défaire de ces drôles-là, sans s’en embarrasser ; j’en ai deux, pour ma part, que je destine aux arts mécaniques… oui, aux arts mécaniques. Il n’y a que cela ; quand j’en aurais dix, ils seraient tous menuisiers.

Le Baron.

Et le mien sera gentilhomme. Voilà la différence.

Le Comte, à Amélie.

Mais, mon adorable, vous ne dites rien à tout cela ! C’est votre cause cependant que je plaide. On vous attaque : on cherche à vous nuire : on veut vous écraser, vous, l’unique héritière…

Amélie, se jetant au col de son père.

Ah ! je n’ai rien perdu : il me reste le cœur et l’amour de mon père.

Le Baron, l’embrassant.

Chère enfant ! je n’en attendais pas moins de toi ; tu sauras tout, mon Amélie. (se tournant vers le comte) M. le comte, je commence à craindre en effet, que l’air de ce pays ne vous soit défavorable. Il pourrait être funeste à votre petite santé. Le séjour enchanté, le paradis terrestre, va devenir pour vous un séjour très-froid et très-ennuyeux ; d’ailleurs il doit se passer ici une scène dont la nouveauté pourrait vous causer une crispation de nerfs, nuisible à votre tempérament. Je crains, si vous veniez à en être témoin, que tous vos flacons ne s’épuisassent et ce serait dommage… Le temps est beau, le soleil demain sera brûlant ; rien de plus favorable dans cette saison aux voyageurs, que le clair de lune. Il en fera un ce soir… oh ! délicieux. Si j’avais un conseil à vous donner…

Le Comte.

Je…… je vous entends, mon colonel… J’en profiterai. D’ailleurs, je ne suis pas venu ici pour vivre en société avec des voleurs de grand-chemins : mais, que personne ne se dérange : point d’attention à moi, je vous prie ; à la française… à la française… je m’en irai tout doucement… C’est ainsi qu’en partant je vous fais mes adieux !

(Il sort en frédonnant.)



Scène X et Dernière.


LE BARON, AMÉLIE, M. ERMAN.


Le Baron.

Nous en voilà débarrassés… Viens, mon Amélie, viens dans les bras de ton père ; viens recevoir la première effusion d’un cœur, qui dès ce moment seulement commence à goûter le bonheur. Tu l’as vu souvent, ardent à le chercher, sans pouvoir l’atteindre, prêt à succomber sous les efforts d’une vaine poursuite ; c’est que les remords dont il était assiégé, en barraient le passage et l’empêchaient de le saisir. Rappelles-toi ces momens, où, l’air sombre, l’œil humide, le regard fixé en terre, ta présence même m’était importune ; tes caresses enfantines dont tu cherchais à me distraire, n’apportaient aucune diversion à mes tristes pensées ; elles restaient sans effet ; inquiète alors sur ma situation, combien de fois ne t’ai-je pas vu prête à m’arracher mon secret, par tes touchantes sollicitations ! mais, le moment n’était point venu, il l’est aujourd’hui. Le ciel satisfait de vingt ans d’épreuves vient de mettre un terme à mes malheurs. Il m’a fait retrouver celle qui fut l’objet de mon premier attachement. Les torts que j’eus avec elle firent pendant long-temps mon supplice, comme le sien ; ils vont être réparés, et je veux goûter enfin, mon Amélie, au sein de ma famille, cette félicité, qui seule procure une âme tranquille et une conscience sans reproches…

Amélie.

Ah ! mon père ! combien vous doublez mon bonheur ! Il ne manquait au mien que de vous savoir heureux, et vous allez l’être.

Le Baron.

Mon enfant, je n’ai jamais douté de ton cœur ; je connais sa bonté, sa sensibilité, son attachement pour moi. Je t’avouerai même que j’ai beaucoup compté sur cet attachement pour l’acquit d’une dette que je ne saurais payer, si tu ne viens à mon secours. Ce n’est pas assez de m’être acquitté envers un objet qui fut, de tout temps, celui de ma tendresse ; d’avoir satisfait il ce que je dois à mon fils, à moi-même ; il me reste un ami à l’égard duquel je sens mon insuffisance. Je lui dois beaucoup, je lui dois tout ; Amélie, voudrais-tu payer pour moi ?

Amélie, se jetant à ses pieds.

Mon père !… vous avez lu dans le cœur de votre fille, vous connaissez ses sentimens…

Erman, à part.

Dieu !

Le Baron, la relevant et la présentant à M. Erman.

Mon ami ! je vous la donne, non comme un tribut de ma reconnaissance, mais comme le prix de vos vertus. (Erman veut se jeter à ses pieds : le baron l’en empêche, il l’embrasse, et unit sa main à celle d’Amélie) Elle est à toi. (lui mettant la main sur la bouche pour l’empêcher de parler) Chut… chut… point de remercîmens… fais son bonheur, et j’aurai trop peu fait pour toi. À présent tout n’est pas fait encore ; il me reste la plus importante des tâches à remplir. Mon ami, vous m’entendez ; où est-elle, ou est Wilhelmine ?

Erman.

Je l’ai fait passer dans votre cabinet. Voulez-vous…

Le Baron, avec la plus grande émotion.

Quoi ! elle est ici !… dans cette maison ! je ne la croyais pas si près de moi. C’est ici que je la vis pour la première fois : c’est ici qu’elle reçut mes sermens ; c’est ici que ses yeux, dont j’avais si long-temps épié le regard, se levèrent enfin sur moi, et que j’y lus, l’aveu de son amour. Ils vont se lever encore et je n’y lirai plus que le reproche. Allons, ce sera ma dernière peine. Il faut la subir ; je ne l’ai que trop méritée. (à Erman) Allez, mon ami… (Erman veut sortir, le baron le retient) Mais non, attendez… Si j’allais la trouver… Dieux ! que de faiblesse accompagne la honte ! je brûle et je tremble de la voir. (à Erman) Faites venir mon fils (Erman sort et revient un instant après) ; il sera mon défenseur, mon appui. Il intercédera pour moi. (après un moment de silence, il fait signe à Erman qui sort) C’est par-là qu’elle entrera : je vais la voir… je vais paraître à ses yeux comme un coupable… Dieux ! c’est elle !… je l’entends…

Wilhelmine, entre conduite par M. Erman qui la soutient. Le baron reste à quelque distance.
Le Baron.

Wilhelmine !

Wilhelmine, l’apperçoit, jète un cri et tombe évanouie dans les bras d’Erman, qui la place sur un fauteuil ; dans ce moment Frédéric accourt, se jète à ses pieds en s’écriant ; ma mère ! tandis que le baron s’y précipite de l’autre côté, et saisit une de ses mains. Amélie et Erman restent sur le bord du théâtre.
Le Baron.

Wilhelmine ! entends ma voix ! C’est celle de l’amour et du repentir. Ouvre les yeux, reconnais ton amant, ton époux, vois ton fils à tes pieds comme moi, solliciter ma grâce : dis ? Pourras-tu me pardonner ?

Wilhelmine, ouvre les yeux, reconnaît le baron et jète ses bras autour de son col.

Te pardonner !… as-tu donc été coupable ! Ah ! quels torts, la douceur de cet instant ne me ferait-elle point oublier !… Je te revois, je revois mon fils. Va, tout est effacé.

Le Baron.

Ô Dieu ! mon cœur ne peut suffire aux transports de sa joie. En est-il de plus pure ? Est-il des sentimens plus délicieux que ceux de la vertu ? Ma Wilhelmine ! mon fils ! goûtons ensemble, à jamais, les avantages qu’elle procure. Sachons les mériter ; rendons sans cesse hommage à celui qui a tout conduit, et qui après tant de traverses nous fait entrer enfin heureusement au port.



FIN.