Le Fils du forçat/Conclusion

Michel Lévy Frères (p. 309-314).



Conclusion.


Son père n’ayant plus à payer sa dette à la société, Marius n’hésita pas à raconter les circonstances qui l’avaient conduit à assumer sur sa tête la responsabilité d’un des derniers crimes de Pierre Manas. Les déclarations de Millette, l’affirmation de M. Jean Riouffe corroboraient son récit. Son élargissement provisoire devint définitif.

Quelque fût son amour pour Madeleine, quelque éclatants qu’eussent été les témoignages de tendresse qu’il avait reçus de celle-ci, il demeurait cependant silencieux lorsqu’elle lui rappelait les projets d’union qu’ils avaient caressés dans leur première promenade sur les collines.

La noblesse de ses sentiments, son excessive délicatesse s’épouvantaient, pour la jeune fille, de la situation que l’opprobre de son père leur ferait dans le monde. Il éprouvait une insurmontable répugnance à apporter à celle qu’il aimait un nom qui avait reçu la flétrissure du bagne.

Cependant, les allusions de Mlle Riouffe devinrent plus directes, et Jean, guéri de sa blessure, et convaincu que le bonheur de sa sœur était attaché à ce mariage, vint en faire à Marius la proposition formelle. Le fils de Millette demeura pensif et demanda quelques jours pour réfléchir.

Ce délai n’était, en réalité, que pour se disposer à un sacrifice qu’il regardait comme un devoir. Il était décidé à s’éloigner ; il comptait sur le temps et sur l’absence pour guérir la plaie du cœur de Madeleine ; quant à celle de son âme, il ne voulait pas y songer. La veille du jour où il devait donner une réponse à M. Riouffe, lorsqu’il jugea que M. Coumbes devait être endormi, il chargea sur ses épaules le sac dans lequel il avait rassemblé son petit butin, ramassa un bâton de voyage et se mit en chemin sans oser jeter un coup d’œil sur ce chalet où il laissait tout ce qu’il adorait au monde.

Lorsqu’il eut fait un demi-quart de lieue, il lui sembla entendre derrière lui un pas furtif qui faisait doucement craquer le sable, et le bruit d’une respiration humaine. Il se retourna brusquement et aperçut Madeleine qui le suivait pas à pas.

– Vous ! vous, Madeleine ! s’écria-t-il.

– Eh ! sans doute, ingrat ! répondit celle-ci : je n’ai point oublié, moi, que nous avons juré que rien en ce monde ne pourrait nous empêcher d’être l’un à l’autre. Vous partez, et alors la place de votre femme n’est-elle pas à vos côtés ?…

Quinze jours après, le prêtre qui avait recueilli les derniers soupirs de Millette, mariait les deux jeunes gens dans la petite église de Bonneveine.

M. Coumbes se montra, à cette occasion, d’une générosité sans égale ; il voulait adopter Marius et le doter. Le jeune homme n’accepta pas ; et, après les noces, lui et sa femme partirent pour Trieste, où ils allaient fonder une maison correspondante à celle que M. Jean Riouffe conservait à Marseille.

Le maître du cabanon fut pendant bien longtemps inconsolable de la mort de Millette ; mais les consolations ne lui manquaient pas.

Marius et sa femme n’avaient pas voulu que le chalet fût vendu : ils en avaient laissé la jouissance à M. Coumbes, qui s’était chargé de l’entretenir, mais qui s’en garda si bien, qu’au bout de quelque temps, ainsi qu’il l’avait souhaité, les ronces, les orties, les herbes sauvages pullulèrent dans le joli jardin de Madeleine avec une vigueur de végétation tropicale. M. Coumbes aimait à monter sur l’échelle à l’aide de laquelle Marius se rendait auprès de celle qu’il aimait, à contempler ce champ de désolation, à suivre les progrès que la consomption produisait sur les arbustes, à compter les traces que chaque mistral laissait sur le joli chalet. Il trouvait, dans cette constatation de son triomphe, l’oubli des chagrins qui avaient empoisonné les dernières années de sa vie, et, après une bonne séance en face de ce spectacle, lorsqu’il rentrait dans sa demeure, la solitude lui paraissait moins amère.

Sa catastrophe avait encore d’autres compensations : elle avait établi d’une manière solide la réputation de bravoure que M. Coumbes avait ambitionnée. À Montredon, les pères racontaient ses exploits à leurs enfants ; ils formaient le texte des récits de toutes les veillées.

Pendant les premières années, tout ce qui rappelait à M. Coumbes celle qui lui avait été si humblement dévouée le faisait frissonner ; mais peu à peu les compliments qu’on adressait à sa conduite chatouillèrent assez agréablement son amour-propre pour que ce dernier sentiment étouffât à la fois ses regrets et ses remords ; et bientôt son ancienne vanité se trouva si bien du relief qui en résultait pour lui, que, loin de craindre les conversations qui avaient trait à la mort de Pierre Manas, il les provoquait. Il est vrai de dire que l’exagération populaire, s’étant chargée de prôner ses hauts faits, leur avait donné des proportions bien attrayantes.

Le bandit se trouvait métamorphosé en cinq affreux brigands dont M. Coumbes avait occis la moitié tandis que l’autre moitié prenait la fuite.

M. Coumbes laissait dire. À l’admiration qu’il lisait dans les regards des auditeurs, il répondait :

– Eh ! mon Dieu, ce n’est pas aussi difficile qu’il le semble, avec un peu d’adresse et de sang-froid… Comment voulez-vous que je manque un homme, moi qui mets un grain de plomb dans l’œil d’un moineau, aussi délicatement que s’il était placé avec la main !

Bref, la passion dominante de M. Coumbes eut raison, chez lui, de tout ce qu’il restait sur la terre de la pauvre Millette : son souvenir.

Peu à peu, ses visites au cimetière de Bonneveine, qui renfermait les restes de Millette, devinrent moins fréquentes ; bientôt il cessa d’y aller, et l’herbe fut libre de pousser aussi drue sur le dôme de terre qui la recouvrait qu’elle l’était dans le jardin du chalet.

Il l’oublia si bien, que, lorsqu’il mourut, avec cet à-propos des égoïstes, quinze jours avant l’ouverture du canal de la Durance, qui, en peuplant de jardins les solitudes de Montredon, allait de nouveau porter le trouble dans sa vie, on ne trouva pas dans son testament un mot qui prouvât qu’il se souvînt encore ou de Marius ou de sa mère.

Il n’y a point de petites passions, mais il y a de petits cœurs.


Chapitre XXI