Le Fils du diable/VI/1. Le trésor

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 131-142).
Sixième partie

CHAPITRE Ier.

LE TRÉSOR.

Le mois de février avait entamé sa seconde moitié depuis plusieurs jours.

Paris s’occupait énormément de la grande fête du château de Geldberg, dont la renommée racontait des merveilles.

L’émotion que cause chez nous certains événements n’est pas toujours en raison directe de leur importance. Tout, en notre temps, a besoin d’être lancé. Tragédies classiques, nains du Canada, cirage anglais, pianistes en bas âge, acteurs, auteurs, inventeurs, héros civils et militaires, polkas, mazurkas, redowas, homélies académiques et discours-ministres, tous hommes et toutes choses implorent humblement l’aide banale de la publicité.

L’annonce omnibus est la gloire ; et la voix du peuple, la voix de Dieu, est désormais une marchandise dont on peut acheter un petit morceau pour quinze sous.

Une seule chose peut se passer de ces fanfares quotidiennes que la moderne Renommée trompette à tant la note, c’est la nouvelle d’un grand désastre.

Ici la presse peut se taire ; sa voix est vaine : son cri n’ajoute rien à la clameur commune. Écoutez ! Il y a vingt hommes tués, cinquante blessés ! On a vu de pauvres petits enfants morts entre les bras de leurs mères ! et les jambes rompues ! et les pleurs ! et le sang !…

Cela glisse le long des grandes routes avec la rapidité du télégraphe électrique ; cela se sent et se devine ; les choses inanimées en parlent. À ces récits lugubres, dont chacun est friand à son insu, toutes les puissances du globe réunies ne sauraient point barrer le chemin.

Ils passent de bouche en bouche ; on frémit à les écouter ; on les répète, on les brode, on les amplifie ; et, si le sinistre est de taille convenable, l’univers obtient ce résultat capital que deux ou trois millions d’oisifs ont passé leur journée sans trop d’ennui.

Mais à toute autre nouvelle il faut prêter secours, et c’est la presse qui dispense d’une main souvent peu équitable la lumière et l’obscurité.

Des faits graves ont lieu que nul ne soupçonne, et tout à coup un événement insignifiant survient qui est dans toutes les bouches.

Quiconque veut faire parler de soi sans se noyer, sans se pendre ou sans laisser ses os, à la fleur de l’âge, sous les décombres d’une maison écroulée, doit rechercher les bonnes grâces d’un journal.

Ce que le journal prend sous sa protection vit vingt-quatre heures, et c’est énorme ! Tel causeur à la mode peut même, s’il le veut bien, vous donner une gloire qui dure toute la semaine. Enfin, celui que le public a choisi pour son Mentor préféré, l’homme qui, à force d’esprit, de verve et de style, a saisi pour un temps le sceptre envié de la critique, Jules Janin, par exemple, pourrait exécuter ce tour de force de vous faire exister jusqu’à la fin du mois.

Le journalisme daignait entourer de sa souveraine bienveillance la fête de Geldberg. Grâce à M. le comte de Mirelune, qui était très-répandu parmi la gent quasi-littéraire, les magnificences du vieux château d’Allemagne avaient fourni déjà bon nombre de faits-Paris. Isidore Chauvinel et Sigismond Coquelin, ces deux gros hommes qui apprennent hebdomadairement aux épiciers ce qui se fait dans le grand monde, en avaient parlé deux fois chacun dans leur feuilleton.

Le turf faisait trêve ; on laissait le sport tranquille, et au lieu de barbarismes anglais, les lions du boulevard essayaient de baragouiner des barbarismes allemands.

Une fois le premier pas fait, Paris s’engoue, Dieu sait comme ! Geldberg faisait fureur ; des récits miraculeux couraient depuis les plus nobles salons jusqu’à la modeste arrière-boutique.

Le bon goût était de savoir ; il n’était pas permis d’ignorer, et quiconque eût paru n’être point au fait aurait passé sur le champ pour un sauvage ou pour un habitant du quartier Mouffetard.

Si Grimm eût existé à cette époque, vous eussiez eu certainement une de ces lettres fines et charmantes dont l’apparition est une bonne fortune pour les lecteurs élégants ; mais Grimm ne devait ressusciter qu’à la fin de 1845…

Et vraiment c’était un beau sujet de causerie ! Paris s’est ému souvent pour beaucoup moins, et il y avait dans cette fête des profusions royales dignes d’exciter la surprise de notre âge économe.

Nous ne citerons qu’un fait : la maison avait envoyé des invitations nombreuses à l’élite de la société parisienne : c’était, on s’en souvient, des actionnaires de choix qu’il lui fallait ; sur la liste on ne voyait que ducs, marquis, généraux, pairs de France ; les petits vicomtes n’étaient que pur fretin.

Quelques-uns avaient refusé, mais beaucoup avaient accepté. Au jour dit, des chaises de poste, envoyées par la maison elle-même, s’étaient présentées devant l’hôtel de chaque invité. Ces chaises de poste, voyez l’excès de délicate courtoisie ! étaient toutes timbrées aux armes des familles qui devaient ne les occuper qu’un jour.

Sur la route, en France et en Allemagne, toutes les auberges avaient été retenues ; partout, de riches repas, préparés par les illustrations culinaires de la capitale, attendaient le passage des nobles voyageurs.

Encore une fois, c’était royal, et les gens qui se conduisent ainsi, financiers ou non, méritent bien le bruit qu’on lait autour de leurs largesses.

Aussi le succès était-il complet, les femmes portaient des chapeaux à la Geldberg ; les hommes se boutonnaient dans des twines à la Geldberg.

Il y avait déjà des bonbons, des charlottes et des suprêmes à la Geldberg.

On s’occupait d’établir des pendules, des toilettes, des fauteuils, etc., le tout à la Geldberg.

Les marchands d’estampes avaient la lithographie du vieux manoir ; un Strauss quelconque publiait d’avance en walse les souvenirs de Geldberg, et le grand Musard faisait rayonner le nom de Geldberg, en tête de ses plus fulgurants quadrilles.

Geldberg ! Geldberg ! on n’entendait que ce mot, on ne voyait que ce mot. C’était une fureur.

À Paris, les bals et les concerts se traînant, tristes et honteux, les gens sachant vivre avaient pudeur de s’y montrer ; car c’était dire : Nous ne sommes pas à Geldberg.

Sur le boulevard Italien, on ne voyait plus guère que des gants jaunes ayant servi deux fois, et des bottes revernies ; le foyer de l’Opéra faisait peine à contempler ; Paris n’était plus dans Paris.

Car aux époques où notre fashion se porte en masse sur un point quelconque du globe, ce ne sont pas les absents seuls qui nous manquent. Nous savons des cravaches nécessiteuses et des éperons indigents qui, ne trouvant point dans leur bourse vide de quoi franchir la barrière, se contentent de fermer leurs persiennes et de faire les morts. Les plus spirituels profitent de ces occasions pour rencontrer un garde du commerce et humer un peu le bon air de Clichy.

Ces lions malheureux sont aux véritables lions ce que les marmottes sont aux hirondelles.

Hirondelles et marmottes disparaissent en effet pendant la moitié de l’année : les unes s’envolent vers le beau soleil ; les autres jeûnent, engourdies, dans un trou…

Il y avait du reste deux classes d’invitations bien distinctes. Les élus d’abord, à qui tous les honneurs étaient prodigués, chaises blasonnées pour faire la route, et à l’arrivée, logement splendide entre les murs du château restauré.

Le nombre de ces invitations était naturellement assez limité ; les invitations de seconde classe se multipliaient, au contraire, presque indéfiniment.

C’étaient de simples cartes d’admission aux bals, aux grandes chasses de la forêt, aux spectacles, et généralement à tous les épisodes de la fête qu’on avait jugés ne pouvoir se passer de foule.

On n’avait pu jouer sur les lettres adressées personnellement aux nobles amis de la maison ; mais, quant aux invitations de second ordre qui donnaient droit encore à de bien beaux privilèges, la spéculation s’en était emparée avec ferveur.

Cela se vendait à l’instar du bitume et de la houille. Comme la vogue s’était déclarée tout d’un coup, on avait obtenu dès les premiers jours des bénéfices fort respectables. Les jours suivants la prime avait monté, monté si bien qu’au moment où nous sommes arrivés, les cartes qui restaient dans la circulation atteignaient des prix fabuleux.

Et vraiment, à quelque taux que ce fût, n’en avait plus qui voulait. Tel Anglais ouvrait en vain son portefeuille bourré de bank-notes ; tel Russe, prince et arrière-cousin de son empereur, comme cela se doit, offrait inutilement la valeur d’une douzaine de paysans.

On racontait tant de choses inouïes ! La fête durait déjà depuis plus de huit jours, et à mesure que les nouvelles arrivaient à Paris, les désirs surexcités se changeaient en fièvre.

Les départs continuaient. La route d’Allemagne était incessamment sillonnée par toutes sortes de véhicules. Les diligences de Metz étaient trop petites pour le nombre des voyageurs qui, après s’être ruinés pour acheter leurs cartes, faisaient des économies sur les moyens de transport.

Un fait singulier, c’est que l’émotion causée par cette fête fashionable avait pénétré surtout dans le lieu le moins fashionable de Paris.

Aucun quartier de la ville ne s’en ressentait plus vivement que le Temple.

Ce n’est pas que le pauvre bazar comptât beaucoup de ses brocanteurs au nombre des heureux invités ; mais, parmi ses habitants, un grand nombre d’intérêts divers se rattachaient, de manière ou d’autre, à la fête.

Nous avons vu déjà partir pour l’Allemagne Mâlou et Pitois avec leurs sultanes favorites, en compagnie de Fritz et de Jean Regnault.

Une semaine environ après ce départ, nous aurions pu assister à une petite scène qui présageait au Temple la perte d’un de ses fidèles.

C’était un matin vers neuf heures. Le bonhomme Araby venait d’arriver à sa boutique et avait donné l’ordre à la Galifarde étonnée de fermer la porte de la rue.

Quand elle eut obéi, le vieillard la prit par les épaules et la poussa dans le petit magasin où il n’y avait plus que d’immondes lambeaux, impossibles à vendre.

Depuis huit jours, en effet, le juif opérait une sorte de déménagement ; il emportait chaque soir le plus qu’il pouvait d’objets sous sa houppelande râpée. Le jour, il envoyait chercher par Nono la Galifarde ses acheteurs ordinaires, et il vendait sans relâche.

Quant aux emprunteurs, ils n’avaient pas beau jeu ; Araby ne prêtait plus.

On avait beau lui proposer des intérêts exorbitants, il ne se laissait point séduire.

Chaque jour, une heure ou deux avant de se retirer, il faisait clore sa porte et s’enfermait à double tour dans son petit bureau.

Nono, elle-même, bien qu’elle eût tâché de voir, poussée par sa curiosité d’enfant, n’aurait point su dire ce que le vieillard faisait seul ainsi pendant ces deux heures.

À travers les fentes de la porte du magasin, elle avait entrevu seulement son maître se glissant vers ce coin du bureau où les loques amoncelées atteignaient le plafond.

Mais le regard de la petite fille ne pouvait point pénétrer jusqu’au coin lui-même ; elle perdait de vue le bonhomme au milieu de la chambre, et ce qu’elle entendait alors ne lui apprenait rien.

C’était un bruit périodique et sourd qui durait jusqu’au coup de quatre heures.

À quatre heures, le vieillard revenait à sa place accoutumée, où Nono le voyait s’asseoir tout essoufflé, il essuyait son front baigné de sueur d’une main tremblante, puis, après s’être reposé quelques instants, il s’échappait comme d’habitude par les derrières de la Rotonde.

Il va sans dire qu’il n’oubliait jamais de refermer la porte de son bureau.

Le matin dont nous parlons, Araby n’envoya point chercher ses acheteurs, il n’avait plus rien à vendre.

Dès qu’il fut seul dans son bureau, il se dirigea vers le monceau de guenilles qui cachait son coffre-fort ; il écarta les loques, comme nous l’avons déjà vu faire une fois, le jour où M. le baron de Rodach vint lui demander cent trente mille francs.

Mais il ne les écarta pas précisément au même endroit, et au lieu de découvrir la caisse seulement, il mit à nu le sol.

À l’aide d’une vieille lame de fer sans manche, il descella deux carreaux qui joignaient leurs voisins, mais que nul ciment ne retenait.

Sous les carreaux, il y avait deux petits bâtons croisés. Araby les enleva.

Il était en présence d’un trou assez profond qu’il avait creusé de ses mains. C’était à cette tâche qu’il employait, depuis huit jours, la dernière heure de sa journée.

À côté du trou se trouvait encore la terre qu’on en avait extraite.

Araby se releva et ouvrit son coffre-fort.

Il y introduisit ses mains qui frémissaient par intervalles, et semblaient communiquer à tout son corps des secousses nerveuses.

Il ramena sur le devant des planchettes tout le contenu de la caisse, consistant en cinq ou six paquets de très-petite dimension, faits à l’avance et ficelés soigneusement.

Les plus gros de ces paquets étaient lourds au toucher et semblaient contenir des rouleaux d’or ; dans les autres, il n’y avait que des papiers, des billets de banque peut-être, car le bonhomme les contemplait avec un étrange amour.

Il resta durant quelques minutes devant son trésor, ainsi arrangé, comme on demeure, triste et muet, devant un ami cher qui porte un costume de voyage.

La bouche hésite à s’ouvrir, quand elle va prononcer des paroles d’adieu.

Il y avait sur le visage du vieillard une douleur profonde et solennelle.

Ses mains se joignirent ; un gros soupir souleva sa poitrine ; il se prit à parler doucement en langue allemande ; sa voix trouvait des accents tendres et mélancoliques.

On eût dit une plainte d’une mère, auprès du berceau de son enfant décédé.

Il prit les petits paquets l’un après l’autre, et les déposa au fond du trou avec précaution, comme s’il eût craint de leur faire éprouver un choc ; une fois le dernier paquet enfoui, le vieillard s’agenouilla, et mit sa tête chenue au niveau du trou.

— Oh !… oh !… fit-il en un gémissement, si je ne vous retrouvais pas…

Il fit un signe de tête caressant, et envoya de la main un dernier baiser à son trésor.

En deux ou trois minutes, le trou fut entièrement comblé, à l’aide de la terre réservée pour cet objet. Le vieillard y allait maintenant résolument, et avec une sorte de fièvre.

Les carreaux reprirent place à leur tour ; l’œil le plus curieux et le plus exercé n’eût point découvert facilement la trace de l’opération pratiquée.

Araby saupoudra de poussière tout le tour de la caisse, et regagna son vieux fauteuil de cuir, sans se donner la peine de fermer le coffre-fort, vide maintenant.

Quand il s’assit devant son petit comptoir, dont la demi-lune était close, de grosses larmes coulèrent le long des rides de son visage.

Quelques minutes se passèrent encore dans ce désespoir morne.

Puis le vieillard ouvrit la porte à sa petite servante.

— Paresseuse ! dit-il par habitude, qu’as-tu fait aujourd’hui, pour gagner le pain que tu manges ?… paresseuse et gourmande !

La pauvre enfant, chétive et maigre, répondait par son seul aspect à l’une au moins de ces accusations.

— Va vite, reprit Araby, me chercher un revendeur de ferraille au Pou-Volant.

La Gallfarde sortit.

Araby enfonça sur ses yeux sa casquette de peau, et traversa derrière elle la place de la Rotonde, en se dirigeant vers le centre même du marché.

On ne l’avait jamais vu se montrer ainsi au milieu du jour. Chose bien plus étrange, il laissait sa boutique ouverte et abandonnée à la merci du premier venu.

Les gamins du Temple lui improvisèrent, comme toujours, une escorte bruyante ; quand il entra dans le marché, tout le monde, marchandes et revendeurs, se joignit aux enfants pour saluer son passage.

Il continuait sa route, chancelant, plié en deux, mais impassible au milieu de toutes ces clameurs.

Il atteignit enfin la baraque centrale, contenant le bureau de l’inspection.

On fait antichambre là comme dans tout ministère. Araby, humble et patient, attendit son tour dans un coin.

Quand son tour fut venu, il s’approcha de l’employé et tira de sa poche un petit papier couvert de chiffres.

— Monsieur, dit-il en soulevant à demi sa casquette, j’ai payé un franc soixante-cinq centimes pour mon loyer de la présente semaine, et je suis forcé de partir aujourd’hui même.

— Eh bien ? demanda l’inspecteur.

— Mon bon Monsieur, il reste trois jours à courir… cela donne vingt-trois centimes cinquante-sept centièmes par chaque jour, ce qui, multiplié par trois, fournit soixante-dix centimes soixante et onze centièmes… je suis trop pauvre pour vous laisser cet argent-là.

— Vous ne pouvez ignorer, fit observer l’inspecteur, que la semaine commencée…

— C’est quatorze sous qu’on me doit, interrompit le vieillard ; je dis quatorze sous, car j’abandonne volontiers les soixante et onze centièmes.

— L’administration ne peut pas…

— L’administration est riche, mon bon Monsieur, et j’ai bien de la peine à gagner ma vie !

— À un autre ! dit l’inspecteur.

Araby se cramponna des deux mains à la barrière de planches qui sépare l’inspecteur du public.

— Vous ne pouvez pas me refuser ça ! s’écria-t-il, l’argent du pauvre ne profite pas… Tenez, je veux bien y mettre de ma poche… rendez-moi cinquante centimes, et tout sera dit.

L’employé, qui avait souri d’abord, fit un geste d’impatience.

Les voisins d’Araby, qui tous avaient quelque chose à demander, le prirent par les épaules et le poussèrent dehors.

Araby fit vivement le tour de la baraque et présenta sa face ridée à la fenêtre qui s’ouvre du côté de la Rotonde.

— Mon bon Monsieur ! s’écria-t-il d’une voix lamentable, je donne tout pour huit sous !

L’inspecteur se leva et ferma la fenêtre.

Les doigts crochus de l’usurier battirent la générale sur les carreaux.

— Voyons ! six sous ! cria-t-il à travers les vitres ; six pauvres sous !

Quand il vit que personne ne lui répondait, son humilité feinte se changea en colère ; il grinça des dents ; il ferma ses poings étiques et prit le Très-Haut à témoin de l’injustice du Publicain.

Les gamins l’entouraient et tiraillaient le drap mûr de sa houppelande, en criant :

— Auguy !… Auguy !…

Il reprit, de guerre lasse, le chemin de la Rotonde, menaçant du poing ses persécuteurs et grommelant des malédictions bibliques.

Le marchand de ferrailles l’attendait dans son échoppe.

Il vendit, après d’interminables débats, sa caisse de fer et les guenilles qui l’entouraient.

Puis il resta seul dans sa boutique complètement vide.

La petite Galifarde se tenait tapie à sa place ordinaire, derrière la porte du magasin. Ses grands yeux effrayés étaient fixés sur le vieillard ; elle devinait ; sa terreur était profonde. Elle sentait par avance l’angoisse prochaine de l’abandon et du dénûment.

Araby faisait le tour de son bureau vide, et une force mystérieuse l’attirait toujours à l’endroit où avait été sa caisse ; il grommelait des paroles sans suite, et ses gestes étaient fous.

Plus de vingt fois il se dirigea vers la porte extérieure, et plus de vingt fois il revint dans ce coin aimé, où il laissait son âme.

Enfin, il fit sur lui-même un effort violent et franchit le seuil.

La petite Nono s’élança vers lui, les larmes aux yeux.

— Vous partez, dit-elle, vous ne reviendrez plus !… que vais-je devenir ?

Le vieillard la repoussa, mais sans rudesse.

— Fainéante ! grommela-t-il, et pourtant je ne peux pas la laisser ainsi sans ressource !…

Il fouilla dans la poche de sa houppelande et en retira une poignée de gros sous.

Parmi ces gros sous, il choisit, après un minutieux examen, le plus mince et le moins marqué.

— Tiens, dit-il avec une paternelle bonté, paresseuse ! voilà qui te donnera le temps de chercher une autre place.

Il s’échappa en toute hâte, soit pour ne point revenir sur son mouvement de générosité prodigue, soit pour se soustraire aux remerciements de la Galifarde.

Il avait soixante-dix ans ; c’était le premier sou qu’il donnait de sa vie !

Ce jour-là, pour la dernière fois, les gamins du Temple, riant et criant, firent la conduite au bonhomme Araby.

On ne le vit plus, vers neuf heures et demie, déboucher tous les matins par la rue de la Petite-Corderie.

Jusqu’à la fin de la semaine, son échoppe resta inoccupée, puis un autre locataire vint s’y installer.

Ce nouveau locataire, que chacun connaissait dans le marché pour un pauvre homme, n’y resta pas longtemps. Il disparut au bout de quinze jours, et bien des gens prétendirent, depuis, l’avoir rencontré dans un splendide équipage.

Mais les rumeurs qui courent sont folles ! Le jour où le bonhomme Araby abandonna la Rotonde du Temple, n’y eut-il pas un marchand d’habits ambulant qui affirma l’avoir rencontré dans une magnifique chaise de poste, au delà de la barrière de La Villette, sur la route d’Allemagne !…

La chaise de poste galopait, traînée par quatre fringants chevaux, et le bonhomme Araby, habillé comme un Monsieur, s’étendait sans façon sur les coussins, au milieu de deux ou trois belles dames.

On rit beaucoup de ce marchand d’habits qui avait sans doute trop bu à la barrière. Voyez un peu, le bonhomme Araby dans une chaise de poste avec de belles dames !…

Quoi qu’il en soit, l’histoire du locataire, successeur d’Araby, et de son équipage passa au nombre des chroniques du Temple. On disait volontiers que le vieil usurier avait enfoui un trésor sous les carreaux de sa boutique et que l’équipage en question n’avait pas d’autre origine.

Et il y avait presse pour louer cette bienheureuse échoppe.

Chaque locataire qui parvenait à s’y installer en retournait religieusement tous les carreaux.

Mais on ne trouvait rien. Il n’y avait jamais eu là de trésor, ou bien l’homme à l’équipage avait tout pris.

L’homme à l’équipage se nommait Romain, dit Batailleur ; c’était l’ancien époux de Joséphine, protectrice de Polyte et marchande de frivolités au carré du Palais-Royal.

Quant au bonhomme Araby, nul ne se vanta de l’avoir aperçu, depuis la fameuse rencontre en chaise de poste.

Personne au Temple ne l’a oublié.

Les uns disent qu’il est mort.

Les autres racontent que, vers minuit, à la lueur tremblante du gaz, on voit encore parfois devant la Rotonde, sur la place déserte, un vieillard courbé en deux qui cherche les sous perdus entre les pavés…