Le Fils du diable/Tome II/Texte entier

Legrand et Crouzet (Tome I et IIp. 1-402).
◄  Tome I
Tome III  ►

CHAPITRE XIII.

LES TROIS ASSOCIÉS.

Le baron de Rodach prononça ces paroles d’un air grave et sérieux, sous lequel perçait néanmoins malgré lui une nuance de hautaine raillerie.

À son apparition imprévue, les trois associés restèrent muets d’étonnement. S’il y avait une règle rigoureusement observée dans la maison de Geldberg, c’était l’inviolabilité de leur bureau privé. Personne n’entrait jamais sans leur consentement formel dans cette pièce dont Klaus avait livré la porte au baron de Rodach. C’était comme un sanctuaire soigneusement réservé, où les chefs de la maison pouvaient tout dire et tout faire, sans craindre le regard curieux de leurs subordonnés. Le caissier lui-même, à qui sa charge donnait pourtant certains privilèges, ne pénétrait point jusque dans ce haut lieu décoré pompeusement par le respect des bureaux du nom de Chambre du Conseil. Quand M. Moreau avait à parler confidentiellement à ses patrons, il s’arrêtait dans la pièce voisine où nous l’avons vu tout à l’heure, et qui communiquait avec la caisse par un escalier particulier.

La chambre du conseil ne s’ouvrait guère qu’aux gens du dehors, aux courtiers de choix qui menaient pour le compte des trois associés des affaires sortant du programme d’une maison de banque, à des capitalistes, à de nobles personnages dont on voulait faire des actionnaires.

À l’heure des réceptions, personne n’y entrait sans avoir été annoncé à l’avance, et quand les réceptions étaient finies, la porte, sévèrement défendue, devenait aussi infranchissable que celle d’une forteresse.

Les trois associés devaient donc se croire à l’abri de toute surprise. L’arrivée d’un étranger en ce moment était pour eux un véritable coup de théâtre.

Une maison comme la leur, si mortelle que soit la maladie qui la ronge, reste bien longtemps debout sur les fortes bases de son vieux crédit, et peut agoniser durant des années, en gardant tous les signes extérieurs de l’opulence.

Ce qui est terrible et fatal, c’est un symptôme de détresse aperçu au dehors. Tant que le monde n’est point éveillé, il semble impossible ; le colosse commercial vit et marche, et semble à tous plein de vigueur. Tant que son mal secret ne lui a point arraché une plainte, il se dresse, soutenu par un faisceau de confiances aveugles, et soutenu encore par les haines envieuses qui témoignent de sa force, en se liguant dans l’ombre contre lui…

La veille d’une faillite, telle maison reçoit encore des millions ; jamais le flux de l’or ne monta si haut dans sa caisse ; on croit en elle, on l’exalte, on la proclame inébranlable à l’heure même où l’édifice entier chancelle sur ses fondements dégradés.

Le lendemain, la foudre est tombée. Il n’y a plus rien que des ruines, — et un homme qui fuit au grand galop de ses chevaux de poste…

Au contraire, telle autre maison, solide et vigoureusement constituée, arrête tout à coup son essor. Vous la voyez languir sous le poids d’une sorte de malédiction ; les chalands s’éloignent d’elle, comme si l’on gagnait la peste dans ses bureaux déserts. C’est qu’un bruit a couru, timide d’abord et rasant le sol, comme la calomnie de Beaumarchais, un bruit, moins qu’un bruit, un murmure…

Il n’en faut pas davantage. Les poëtes comparent la réputation d’une jeune fille à la corolle blanche d’un lis, que ternit le moindre contact, à cette poussière brillante et fugitive de l’aile des papillons que le moindre souffle fait évanouir, et à mille autres choses fragiles, insaisissables.

Mais si, par le plus grand de tous les hasards, un poëte, à bout de sujets, allait s’imaginer de parler commerce, où irait-il, bon Dieu ! chercher ses comparaisons ?…

La maison de Geldberg était forte encore et n’avait point à beaucoup près épuisé ses ressources ; mais depuis longtemps déjà elle marchait de crise en crise. L’incroyable conduite de ses chefs, qui tiraient chacun à soi et se livraient à une sorte de pillage organisé, la précipitait vers une catastrophe plus ou moins éloignée, et il fallait, pour la sauver, un de ces miracles industriels que la Bourse opère volontiers de nos jours.

Positivement, les trois associés comptaient sur ce miracle ; mais il fallait attendre et vivre.

Or, au milieu des embarras qui l’accablaient, la maison suivait un train pénible et n’existait que par son incomparable crédit. Ce que nous avons dit touchant la réputation commerciale était vrai pour elle encore plus que pour toute autre ; le moindre signe de faiblesse pouvait la perdre : elle était littéralement à la merci d’un mot.

Ce mot, les associés eux-mêmes venaient de le prononcer, et il s’était trouvé des oreilles étrangères pour l’entendre !

Qu’on juge si M. le baron de Rodach, apparaissant tout à coup au milieu de leur entretien confidentiel, devait être le bienvenu !…

Ils avaient travaillé comme il faut dans la matinée. Les fondements d’une entreprise gigantesque avaient été jetés ; cela marchait ; la Compagnie des grands propriétaires était déjà plus qu’un mot. On allait en parler à la Bourse, et du premier coup, les promesses d’actions devaient se coter en prime.

Ceci était immanquable, parce que, à part son immense crédit commercial, la maison de Geldberg avait de bonnes accointances et donnait pour l’adjudication prochaine de légitimes espoirs.

Des rumeurs habilement jetées touchant cette fête babylonienne promise au beau monde de Paris, dans un vieux château d’Allemagne, arrivaient juste à point pour faire parler de l’énorme fortune de Geldberg.

Le crédit est quelque chose, mais rien ne vaut les immeubles, et la maison dont on peut dire : « Elle possède un domaine qui formait autrefois toute une principauté, » a certes bien bon air sur la place.

Personne n’était forcé de savoir pour quelle somme ledit domaine était grevé d’hypothèques…

Encore une fois, tout allait à souhait. Loin de s’écrouler sous le poids des malversations de ses chefs, la maison de Geldberg allait monter d’un cran et prendre une place définitive parmi les comptoirs les plus importants de l’Europe. Et c’était justement à cette heure favorable que le hasard ou la trahison jetait en présence des trois associés une vivante menace !

Ils ne s’étaient point émus aux plaintes de leur caissier, ils avaient traité comme en se jouant les misérables embarras de leur situation financière, parce que leurs yeux s’étaient fixés sur le brillant avenir.

Mais maintenant un nuage voilait tout à coup cet avenir ; le secret, qui était pour eux la fortune, ne leur appartenait plus.

Pendant toute une longue minute, ils restèrent consternés et pâles de colère.

Le regard du baron de Rodach tombait sur eux, calme et froid. Sans qu’ils pussent s’en douter, il observait curieusement leurs physionomies et cherchait à les juger en ce premier moment de trouble.

Sur les trois, le docteur José Mira fut le moins longtemps à se remettre ; mais il ne jugea point à propos de prendre la parole.

Regnault faisait évidemment appel à son sang-froid qui le fuyait, et cherchait des mots pour dominer tout d’un coup l’intrus.

Mais M. le chevalier de Reinhold avait un ennemi acharné au dedans de lui-même. Il était lâche comme au temps où il se nommait Jacques Regnault, et, s’il osait quelquefois, c’était en fermant les yeux et en grisant sa faiblesse.

Il n’était point de ceux que le succès amende. Vingt ans de prospérités ne l’avaient point fait meilleur. C’était toujours l’esprit fin, mais étroit, astucieux, mais frivole, de l’aventurier que nous avons vu au schloss de Bluthaupt. À vieillir il n’avait rien perdu ni rien gagné, pas même de la prudence. Il restait cet être incomplet que son étourderie même rendait plus dangereux et masquait davantage : être nul pour le bien, primesautier à l’égard du mal, machinant sans avoir besoin de penser et comme on respire, possédant pour les choses mauvaises une aptitude innée, tirant sur le génie.

Le docteur José Mira, au contraire, aurait été susceptible peut-être d’amender sa conduite, sinon ses principes. Il avait rêvé autrefois la vie extérieurement honnête avec les bénéfices du crime. Il s’était arrangé un avenir paisible, tout plein de jouissances douces et de repos, pour prix, des labeurs de son passé homicide ; il savait d’avance que ses souvenirs ne le gêneraient point, car sa conscience n’avait plus de voix depuis les jours de sa jeunesse. Heureux à sa manière et assis au but qu’il avait convoité, José Mira eût été inoffensif, sinon vertueux ; il ne faisait le mal, en effet, que par intérêt, et c’était un avantage qu’il avait sur M. le chevalier de Reinhold, dont la vocation bien décidée était de nuire.

À cela près et quant au résultat, ils ne valaient pas mieux l’un que l’autre.

Car le docteur José Mira n’avait point atteint son but, et restait en dehors de la tranquillité souhaitée. Il était riche ; bien qu’il ne pratiquât plus comme médecin, sa réputation de savant était presque de la gloire ; sa position d’associé de la maison de Geldberg lui donnait une influence considérable, et les joies de l’ambition étaient à sa portée.

D’autre part, un voile profond et impénétrable couvrait l’origine de sa fortune. Il était à l’abri du soupçon ; il était même à l’abri du remords, ce suprême châtiment des coupables que la justice humaine oublie.

Mais il y avait une de ses fautes, la plus vénielle de toutes aux yeux du monde, peut-être, qui pesait sur sa vie entière. Ce meurtrier, froid et dur, qui avait suivi d’un œil curieux l’agonie de ses victimes, et dont nul rêve sanglant ne venait jamais troubler les nuits, avait une fois lâché la bride à ses passions contenues : il avait déshonoré une jeune fille, — presque une enfant, — et cette fille, devenue femme, était pour lui l’instrument de la colère vengeresse de Dieu.

Il aimait. — Derrière son aspect glacé, il y avait un feu ardent et toujours jeune. Une tyrannie sans contrôle le courbait esclave ; il n’avait ni jouissances ni peines qui ne fussent en cet amour. Et, depuis des années, il se roidissait en une lutte amère et vaine ; il se sentait haï, méprisé, raillé : il aimait davantage ; le dédain l’aiguillonnait ; l’insulte l’attirait ; on lui ordonnait des choses insensées à lui, l’homme du calcul précis et de la raison droite, — et il obéissait !…

Son tyran ne lui donnait ni repos ni trêve. Cette fortune qu’il avait gagnée par le crime n’était point i lui, et, bien qu’il menât une vie d’anachorète, il puisait à la caisse commune avec plus d’âpreté qu’Abel de Geldberg lui-même, le jeune homme prodigue et fastueux. Ses mains n’étaient qu’un canal. L’or enlevé coulait entre ses doigts ; et, pour prix de tant de sacrifices, il récoltait çà et là une parole amère, un sourire moqueur…

C’était assurément justice : la femme qui châtiait ainsi était plus perverse encore que lui peut-être ; mais ici, elle ne faisait que se venger.

Il est, dit-on, deux sortes de serpents venimeux, ceux qui se jettent sur tout venant, et ceux qui gardent leurs morsures pour le moment de la colère. Regnault était de la première espèce, et José Mira de la seconde.

Regnault mordait à l’étourdi, il faisait le mal en prodigue ; Mira fût devenu inoffensif, faute de motif pour nuire ; mais il y avait derrière lui cette femme dont la tyrannie l’excitait, et le venin revenait sous sa dent.

Une fois en train, il était capable d’aller plus loin que le chevalier lui-même, parce qu’il savait penser et se taire.

Il était la tête de l’association. Reinhold, imprudent et hardi quand il ne s’agissait point de braver un danger matériel, en était le bras.

À présent, comme autrefois, le chevalier se mettait toujours en avant de grand cœur ; il besognait intrépidement et en artiste. Quand l’intrigue manquait, il montait des entreprises commerciales pour son propre compte, et mettait à combiner des chances usuraires toutes les ressources de son esprit pointu et mesquin. Mais ces petites dépréciations, demi-légales, ne pouvaient l’intéresser qu’à demi, et sa nature, audacieuse vis-à-vis de certains périls, avait vraiment besoin de luttes plus émouvantes.

Le masque du docteur n’était pas à beaucoup près aussi heureux que celui de son associé. Sa physionomie lugubre repoussait au premier aspect. Quoiqu’il eût les façons d’un homme du monde, et que la gravité poussée même jusqu’à l’excès aille bien à certaines positions, son respect seul mettait en défiance. Il avait l’abord glacial, la parole emphatique et pénible à la fois ; on eût dit qu’il y avait toujours un mensonge derrière son geste faux et sous sa phrase embarrassée.

Quant au jeune M. de Geldberg, il n’avait point comme ses deux associés un poids de sang sur la conscience. Il ignorait le crime qui avait enrichi sa famille, et ne savait rien du passé. C’était tout bonnement un jeune seigneur du commerce, rompu aux stratagèmes acceptés, à l’aide desquels les trafiquants se pipent entre eux. L’usure l’avait bercé ; il ne savait d’autre vertu que le gain, et sa morale était l’arithmétique. On lui avait donné pourtant une éducation brillante ; il lui en restait beaucoup de vide dans l’esprit et dans le cœur, une très-magnifique écriture de registres et la science des quatre règles, perfectionnée par l’habitude.

Tous les lions ne sont pas des fats, mais quand ils le sont c’est merveille : il était lion et fat.

Il aimait les danseuses, et il adorait les chevaux ; il pariait britanniquement, et dessinait ses gilets lui-même.

Les gens comme lui deviennent parfois quelque chose, en dépit de l’axiome : de rien, on ne peut rien faire…

Ce fut Abel de Geldberg qui rompit le premier le silence. Pendant que José Mira se taisait prudemment et que le chevalier de Reinhold cherchait ce qu’il allait dire, il mit gaillardement le lorgnon à l’œil et regarda l’intrus d’un air mauvais.

— Que signifie cette parade ! demanda-t-il de l’accent le plus dédaigneux qu’il put trouver, — et que peut nous vouloir cet homme ?

— Cet homme vous veut toutes sortes de choses, monsieur Abel de Geldberg, répondit le baron avec un second salut, aussi grave et aussi courtois que le premier ; — il y a bien longtemps que cet homme connaît votre maison, et qu’il désire entrer avec vous en relation d’affaires.

Abel toisa le baron des pieds à la tête, et ne vit en lui qu’un grand garçon, revêtu d’un manteau poudreux et chaussé de bottes non cirées.

Il haussa les épaules et se tourna vers ses associés. Mira regardait l’étranger en dessous avec beaucoup d’attention. Il y avait sur le visage de M. de Reinhold un étonnement qui semblait ne plus se rapporter à la brusque apparition de cet hôte inattendu, et une sorte de doute éveillé vaguement.

On eût dit qu’il cherchait à voir au fond de sa mémoire, et qu’il rappelait avec effort des souvenirs rebelles.

— Ce doit être un fou !… dit Abel s’adressant à ses deux associés.

— Évidemment, murmura le chevalier de Reinhold avec distraction.

— Le plus simple est de sonner pour le faire mettre dans la rue…

— Sans doute, dit encore le chevalier du bout des lèvres.

D’un mouvement rapide, il se rapprocha du docteur Mira qui était à deux pas en arrière.

— Je crois avoir vu ce visage-là quelque part, murmura-t-il.

— Non pas ce visage-là, répliqua le Portugais dont les yeux étaient baissés, — mais un autre qui lui ressemblait beaucoup, en effet…

— Il doit y avoir longtemps.

— Bien longtemps !

— Aidez-moi donc, docteur !… cela est important pour savoir la contenance qu’il faut prendre, et nous faisons ici de fort ridicules figures.

— Il y a vingt ans, dit tout bas le docteur.

— Du diable si je me souviens !…

— Le vieux Gunther de Bluthaupt…

Le chevalier frappa dans ses mains, et ses traits se rassérénèrent tout à coup.

— C’est pardieu cela ! s’écria-t-il. — Ma foi ! je craignais pis, car il est certain que le vieux comte n’a pas pu ressusciter et rajeunir… ces coquins de hasards vous mettent toujours martel en tête… Eh bien, Abel, reprit-il en se tournant vers son jeune associé, vous avez parlé de sonner et je n’y vois point d’empêchement.

Pendant les deux ou trois secondes qu’avait duré ce rapide entretien du docteur et du chevalier, Rodach était resté sur le seuil, immobile et les bras croisés.

— Je viens de loin, dit-il, à ce moment, — et tout exprès pour vous voir, Messieurs… Je vous préviens que, si vous me faites chasser avant de m’avoir entendu, vous vous en repentirez toute votre vie.

Abel éclata de rire et se dirigea vers la sonnette ; le chevalier voulut rire aussi, mais ce fut de mauvaise grâce. José Mira garda son sérieux mortuaire.

Au moment où le jeune de Geldberg mettait la main sur le cordon de la sonnette, la bouche du docteur s’entr’ouvrit, et il laissa tomber deux ou trois paroles comme à contre-cœur.

— Ne vous pressez pas, Abel, dit-il ; le plus prudent serait de savoir…

— Savoir quoi ? s’écria le jeune homme en agitant la sonnette dont le tintement aigre retentit au dehors.

— Savoir au moins le nom de celui que vous chassez, monsieur de Geldberg, répondit le baron de Rodach en élevant la voix légèrement ; — savoir si cet homme est un fou, comme vous dites, ou bien un sage… un mendiant, comme il peut en avoir l’apparence, ou bien un millionnaire…

— Que nous fait tout cela ? interrompit Abel.

Reinhold et Mira se consultaient du regard.

— Savoir encore, reprit Rodach sans se presser, — si cet homme qui apparaît au milieu de vous et malgré vous, n’a point le droit d’entrer comme chez lui dans votre chambre du conseil… savoir enfin s’il n’apporte pas dans une de ses mains de quoi perdre votre maison, fût-elle au faîte des prospérités, et dans l’autre de quoi la sauver, fût-elle sur le penchant de sa ruine…

La porte par où était sorti le caissier Moreau s’ouvrit à ces dernières paroles, et un domestique en livrée s’y montra.

— Ces Messieurs ont sonné ? dit-il.

Le jeune M. de Geldberg étendit sans façon le doigt vers Rodach, afin de le désigner au valet et d’ordonner son expulsion.

Mais, à l’instant où il ouvrait la bouche, le docteur José Mira le prévint en disant brusquement.

— Qu’on défende sévèrement notre porte, et qu’on empêche de monter même les employés de la maison… Sortez !

Le jeune M. de Geldberg demeura bouche béante, et le domestique disparut.

— Maintenant, Monsieur, dit José Mira, qui fit un pas en avant, — soyons bref, je vous prie… Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

— Pardieu ! docteur, s’écria Abel en tournant le dos avec dépit, — mon expédient était, je pense, tout ce qu’il y a de plus bref au monde, et si vous m’aviez laissé faire, Monsieur serait déjà au bas de l’escalier…

— Je vous donne un quart d’heure, mon jeune Monsieur, répondit Rodach, pour chanter la palinodie et remercier don José Mira des paroles qu’il vient de prononcer… Quant à être bref, ajouta-t-il en se tournant vers ce dernier, tout ce que je puis vous promettre, c’est d’y faire mes efforts, car nous avons plus d’un compte à débrouiller ensemble… Avant de commencer, je vous prie de ne point vous formaliser si je prends la liberté de m’asseoir.

Il n’y avait point de sièges dans la petite chambre où se trouvaient les trois associés. Rodach rentra dans la pièce principale, et se dirigea vers le foyer, entouré d’excellents fauteuils.

Les associés restèrent seuls durant une seconde, et Rodach put les entendre chuchoter vivement. Lorsqu’ils entrèrent à leur tour, M. le chevalier de Reinhold avait pris un sourire tout affable ; Abel de Geldberg n’avait plus l’air impertinent qu’à moitié ; il n’y avait que le docteur Mira qui n’eût point changé de physionomie.

Dès l’abord, il avait senti ce qu’il y avait d’imprudent et de dangereux dans la conduite de son jeune associé. Cet inconnu qui arrivait ainsi à l’improviste, lui inspirait de graves inquiétudes, qu’il venait de faire partager à ses compagnons. La réserve et la prudence étaient désormais à l’ordre du jour.

Rodach s’était laissé tomber dans un fauteuil, au coin du feu.

— Mille fois pardon. Messieurs, reprit-il, si j’en use ainsi à mon aise… mais j’ai fait une longue route hier et je n’ai point fermé l’œil cette nuit… je suis bien las !… Veuillez vous asseoir et m’écouter : j’ose espérer que nous allons parfaitement nous entendre.

Il s’arrangea commodément dans son fauteuil et approcha du feu ses grosses bottes de voyage.

Les trois associés prirent place ; ils s’apercevaient vaguement que l’étranger, si mal accueilli d’abord, gagnait peu à peu le dessus. Ils étaient chez eux, et avant que cet homme eût parlé seulement, il s’emparait, pour ainsi dire, de la présidence, ne leur laissant qu’un rôle secondaire.

Il était à l’aise, et le trouble était pour eux.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées depuis qu’on avait agité la question de savoir s’il ne fallait point le chasser comme un misérable, et maintenant il semblait le maître.

— J’étais là pendant que vous causiez avec votre caissier… reprit-il.

— Et vous vous êtes permis d’écouter ? interrompit le jeune M. de Geldberg, qui eut comme une dernière velléité de faire le hautain.

— Je ne puis dire non, répliqua M. de Rodach ; — j’ai entendu à très peu de chose près tout ce que vous avez dit à votre caissier, et tout ce que vous vous êtes dit entre vous après le départ de ce brave homme… Mais que cela ne vous désole pas, mes chers Messieurs ; vous avez été en tout ceci remarquablement discrets, et si je n’en savais pas plus long que cela, mon Dieu ! vous n’auriez pas besoin de me craindre !…

— Avons-nous donc à vous craindre ? demanda M. de Reinhold sans perdre son sourire.

— Oui, monsieur le chevalier… Ce caissier me paraît un digne serviteur, mais un peu exigeant… Il a cependant oublié un compte parmi ceux qu’il vous a demandés.

— Comment cela ? dit Reinhold.

— Il a exigé, ce me semble, le compte Van-Praët, d’Amsterdam ; le compte Yanos Georgyi, de Londres ; et le compte de Laurens, de Paris… Mais il n’a point parlé du compte Zachœus Nesmer, de Francfort-sur-le-Mein…

La figure de José Mira s’assombrit davantage. Le jeune M. de Geldberg devint sérieusement attentif.

— Mais, dit encore Reinhold, qui avait de la peine à garder son sourire ; — notre correspondant et ami le patricien Zachœus Nesmer est mort…

— C’est vrai, monsieur le chevalier.

— Et il n’a point laissé d’héritier…

— Si fait, Monsieur, un neveu, fils de sa sœur, qui est encore enfant, et à qui les lois ont donné un tuteur… Pour en revenir à votre caissier, mon arrivée vous met à ce sujet hors de peine. Si vous renvoyez le bonhomme, je m’offre en effet à le remplacer ; si vous tenez à le garder, je puis vous fournir à l’instant même les vingt mille francs qu’il demande.

— Mais, Monsieur, murmura le chevalier, — la maison de Geldberg…

— Cartes sur table, s’il vous plaît ! interrompit le baron, qui changea de ton tout à coup ; — j’en sais aussi long que vous-même sur la maison de Geldberg, qui peut m’avoir, à son choix, pour ami ou pour ennemi.

Reinhold et Mira le regardèrent avec une visible épouvante. Abel de Geldberg ne comprenait plus.

Rodach tira de sa poche un portefeuille, et y prit vingt billets de banque qu’il mit sur la cheminée.

— Veuillez sonner, monsieur de Geldberg, dit-il, et envoyez cet argent à la caisse.

Abel obéit machinalement.

Un domestique entra, qui emporta les vingt billets.

Le baron ouvrit un autre pli de son portefeuille, et y choisit quatre ou cinq bandes de papier, froissées par d’innombrables attouchements.

— Je dois vous avouer, poursuivit-il, que je ne m’attendais pas, en arrivant ici, à trouver la maison dans un si triste état… Je venais pour toucher à la caisse de Geldberg cent trente mille francs de traites exigibles, que voici.

— Cent trente mille francs ! répétèrent en chœur les trois associés.

— Échéance de mars dernier, continua le baron de Rodach, présentées et non payées… Je possède, en outre, des traites pour une somme double, exigibles au 1er  mars prochain.

— Mais nous étions en compte avec Zachœus Nesmer, notre ami, s’écria Reinhold, — et ces effets ne représentent point une dette réelle !…

— S’il y a procès, répliqua froidement le baron, — vous ferez valoir vos moyens, mes chers Messieurs… mais, pour le moment ne vous préoccupez point de cela, l’héritier de Zachœus peut attendre, et son intérêt, comme le mien, est de soutenir la maison de Geldberg.

— Le vôtre ?… murmura le docteur.

— Il vous souvient sans doute, Messieurs, reprit Rodach en fermant son portefeuille, — d’une lettre que vous reçûtes il y a un an, à peu près six semaines après la mort du patricien Zachœus Nesmer… Cette lettre vous annonçait la vente du baron de Rodach, qui avait eu la confiance du patricien Nesmer durant sa vie, et qui se trouvait chargé des intérêts de la succession…

— C’est moi-même qui reçus cette lettre, répondit Abel de Geldberg ; — je ne connaissais point ce baron de Rodach, et les faits qu’il avançait me semblaient sujets à contestation ; mais je me réservais de le recevoir comme il convient à un gentilhomme… Il n’est jamais venu.

— Il s’est fait attendre un peu, c’est vrai, répliqua l’étranger ; — les voyages l’ont retenu… Il a parcouru la Suisse et l’Italie… mais enfin le voilà : je suis le baron de Rodach en personne.



CHAPITRE XIV.

LES TROIS CLEFS.

An nom de Rodach, les trois associés saluèrent, et le jeune M. de Geldberg aussi bas que les autres.

— Si monsieur le baron avait eu la bonté de nous dire son nom tout de suite… balbutia-t-il.

— Mon jeune Monsieur, répliqua Rodach, j’ai vu bien des négociants en ma vie, et je me formalise seulement dans un salon ou dans la que… ne prenez pas la peine de vous excuser, puisque le mal vient de moi… Comme je vous le disais dans ma lettre, dont, à ce qu’il paraît, vous gardez un souvenir très-vague, j’ai fait pendant un an toutes les affaires de votre correspondant et ami Zachœus Nesmer… Cet honnête homme n’avait pour moi aucun secret… je connais sa vie présente et passée, et je n’ignore rien des rapports excessivement intimes… il appuya sur ces derniers mots… qui existèrent à une autre époque entre lui, ces deux messieurs et Mosès de Geldberg.

Le sourire de Reinhold se changea en grimace ; Mira lui-même ne put retenir un léger froncement de sourcils.

— Je sais tout, reprit Rodach, absolument tout, depuis la mort du comte Ulrich jusqu’à celle de Nesmer lui-même !

La voix de Rodach eut comme un tremblement imperceptible en prononçant le nom d’Ulrich de Bluthaupt ; mais sa physionomie demeura calme et ferme.

— Ce qui me manquait, poursuivit-il, c’était la connaissance de ce qui s’est passé dans cette dernière année… Je suis venu pour m’informer et savoir… le hasard m’a servi et j’ai appris ce que vous auriez voulu me cacher peut-être, les dangers sérieux qui menacent la maison de Geldberg.

— Monsieur le baron, répliqua Reinhold, ces dangers sont plus apparents que réels… en somme, la maison a des espérances magnifiques, qui ne peuvent guère lui échapper.

— C’est justement sur ce point que je désirais vous interroger… mais, encore une fois, pas de réticences, je vous conjure ; vous êtes les plus forts débiteurs de la succession Nesmer, et notre intérêt évident est de vous soutenir… ainsi, regardez-moi d’avance comme un de vos associés, et parlez-moi comme à un homme dont le temps, l’influence et la bourse sont momentanément tout à vous.

Reinhold se leva dans un accès subit de gratitude, et tendit sa main au baron, qui la toucha — Il sentit la main du baron froide et toute frémissante ; mais il n’y prit point garde, et la secoua le plus cordialement qu’il put.

Abel et Mira crurent voir en ce moment un voile de pâleur tomber sur le visage de Rodach.

— Messieurs, s’écria Reinhold en se tournant vers eux, — je pense qu’il ne peut y avoir chez nous qu’un seul avis… l’offre que M. le baron nous fait avec tant de franchise doit être acceptée de même.

— C’est mon opinion, dit le docteur Mira.

Il y avait dans cette conversation beaucoup de choses que le jeune M. de Geldberg ne saisissait point ; mais il crut devoir faire semblant de comprendre, et répéta en s’inclinant :

— C’est mon opinion, et, pour mon compte, j’accepte avec reconnaissance.

— Avec cette aide inespérée que notre étoile nous envoie, poursuivit M. de Reinhold, qui retrouvait sa faconde de beau parleur, — nous sortirons d’un pas difficile et nous parviendrons à nous acquitter envers l’héritier de notre correspondant et ami le patricien Nesmer… Puisque ces Messieurs me donnent carte blanche, je vais vous dire tout au long le beau côté de notre situation… Personnellement, ma position est pleine d’avenir ; en dehors de la maison, j’ai fondé quelques petites entreprises qui prospèrent à souhait… Ma centralisation des loyers du Temple surtout, — œuvre à la fois philanthropique et commerciale, — donne déjà de beaux bénéfices, auxquels je suis prêt à faire participer l’association, moyennant une indemnité convenable… Je suis en outre sur le point de contracter un très-riche mariage. Ainsi, comme vous le voyez, monsieur le baron, vous n’avez pas tout à fait affaire à des mendiants, et les avances que vous pourrez nous servir ne courent assurément aucun risque…

Rodach fit de la main un geste qui voulait dire :

— Passez.

— Quant à la maison elle-même, continua M. de Reinhold, elle a l’Emprunt Argentin, qui lui assure d’énormes rentrées dans un temps peu éloigné ; la Cérès, banque générale des agriculteurs, dont les actions sont en hausse, comme vous pourrez le voir à la Bourse ; enfin, l’affaire des affaires, le grand coup qui doit changer tout notre cuivre en or, le railway de Paris à ***, compagnie des Grands Propriétaires !

— Est-ce organisé ? demanda Rodach.

— Pas encore… Ah ! ah ! cher Monsieur, cela ne s’organise pas comme vous paraissez le penser !… il y a des difficultés. Les chemins de fer sont en baisse, et, s’il faut l’avouer, le manque de fonds nous arrête ici comme partout… Mon Dieu ! il faut bien le dire, puisque nous parlons ici à cœur ouvert, sans la retraite de notre respectable ami et associé. Moïse de Geldberg, ce serait par centaines de millions que la maison compterait aujourd’hui… Et notez que je n’exagère point, cher Monsieur ; la preuve, c’est que l’opinion du monde nous donne encore cette puissante fortune…

— C’est la vérité, dit Rodach ; moi-même…

— Cher Monsieur, interrompit Reinhold, ce sera notre salut… mais la vérité est que nous sommes passablement déchus… Ne me faites pas de signes, docteur, je sais ce que je dis, et une entière franchise peut seule nous mériter la confiance de M. le baron.

Abel fit un geste de complet assentiment.

Le chevalier reprit :

— Cette compagnie des Grands Propriétaires s’assied déjà sur d’excellentes bases, et doit nous faire remonter, j’en suis sûr, au point d’où nous sommes descendus… descendus, hélas ! par notre faute, ajouta Reinhold avec un gros soupir. Si l’entreprise réussit, comme c’est probable, nous redonnons à la maison une importance européenne et tous nos péchés sont expiés… Pour cela, croyez-nous, nos mesures sont assez bien prises ; rien n’a été négligé ; nous avons dépensé une bonne part de notre actif à donner de ces preuves d’opulence qui valent presque l’opulence elle-même, aux yeux de la plupart des hommes… Jamais Geldberg n’avait été plus somptueux, plus prodigue ! Nos employés dépensent autant d’argent que des fils de famille… On parle de nos fêtes dans les journaux, et nos salons n’ont guère de rivaux à Paris.

— Le fait est, dit le jeune M. de Geldberg, en relevant sa moustache avec tout plein de complaisance, — le fait est, monsieur le baron, que nous sommes les lions de cette année.

Le docteur ne prenait aucune part à l’entretien, et semblait perdu dans ses réflexions. Son œil morne, qui paraissait comme enfoui dans les profondeurs de son orbite, était fixé à demeure sur la figure de M. de Rodach.

— Mais cela ne suffisait plus, reprit le chevalier de Reinhold, — on a beau jeter l’argent par les fenêtres, un bal est toujours un bal, et il y en a tant !… Pour faire du nouveau en ce genre, il faudrait, je crois, aller danser au Père Lachaise !…

— Ah çà ! fit le baron, je ne saisis pas parfaitement le rapport qu’il y a entre vos bals…

— Et la compagnie des Grands Propriétaires ? s’écria Reinhold en éclatant de rire.

— On voit bien que M. le baron n’est pas de Paris ! dit Abel avec ce ton orgueilleusement modeste d’un homme qui croit faire un bon mot.

— Ah ! cher Monsieur, cher Monsieur ! reprit le chevalier, nous ne sommes pas ici dans notre vertueuse Allemagne ! Nos bals sont ici la grosse caisse et le tambour… C’est bien un peu usé ; tout le monde le dit, mais tout le monde s’y laisse prendre… Il y a cent ans qu’on connaît cela, et dans cent ans la recette sera encore en usage… Quoi qu’il en soit, nous avons voulu perfectionner le procédé, innover quelque peu dans cette voie brillante mais trop battue, frapper un coup, enfin, qui pût réellement étonner et éblouir… Nous avons résolu d’inviter Paris à notre château d’Allemagne !

— Au château de Bluthaupt ? dit le baron d’une voix sourde.

— Au château de Geldberg, si vous le permettez, interrompit Abel.

— Ce sera un moyen, poursuivit le chevalier, d’utiliser cet immeuble qui ne nous rapporte presque rien, à cause de la mauvaise volonté des anciens vassaux de Bluthaupt, et qui représente, en définitive, un immense capital… On peut dire qu’en ceci notre vieil ami Moïse de Geldberg a contribué, pour sa part, à la décadence de la maison ; car c’est ce domaine de Bluthaupt, conservé par nous, en dépit de tout bon sens, qui est l’origine de ces créances dont vous êtes porteur, ainsi que de nos dettes envers Yanos Georgyi et meinherr Van-Praët… Mais enfin, il n’importe ; dans cette circonstance, à tout le moins, le vieux schloss nous sera bon à quelque chose… Nous y donnerons une fête qui durera quinze jours.

— Il faudra pour cela une somme considérable, dit le baron.

— Une somme énorme, cher monsieur ! énorme !… Mais ce sera étourdissant !

— On n’aura jamais rien vu de pareil ! dit Abel en se frottant les mains, — des bals dans le parc…

— Des pêches de nuit comme en Écosse !…

— Des chasses aux flambeaux, comme celles du surintendant Fouquet !…

— Des tournois plus beaux que celui de lord Eglington !…

— Des promenades féeriques ! — des courses au clocher ! — des laisser-courre comme on n’en voit point dans les forêts royales !…

— Et je veux qu’au retour, s’écria Reinhold avec un élan de véritable enthousiasme, — toutes les actions de notre chemin de fer soient souscrites par des noms qui enlèveront l’adjudication !

Le baron de Rodach réfléchit pendant un instant.

— J’approuve cette idée, dit-il enfin, et je vous aiderai.

— Vous êtes notre providence ! s’écria Reinhold, car c’étaient les fonds qui nous manquaient !

— Je vous aiderai volontiers, répéta Rodach ; — mais les paroles de votre caissier ne sont point faites pour m’inspirer une confiance excessive, et, si vous videz votre caisse à mesure que je la remplirai…

— Nous prendrons rengagement formel… commença Reinhold.

— Cela ne me suffit pas, dit le baron, il me faut d’autres garanties.

— Lesquelles ? demanda Reinhold.

— Je veux que vous me remettiez vos clefs de la caisse.

Les trois associés se récrièrent à la fois.

— Messieurs, reprit Rodach d’un ton de courtoisie froide, vous venez, je l’espère, de me parler sans détours… avec ce que vous m’avez dit, et ce que je savais à l’avance, je vous connais comme si nous étions en relation depuis vingt ans… Il me plaît de m’unir à vous en ce moment et de vous soutenir de toutes mes forces… Croyez-moi, ne me refusez pas.

— Assurément, monsieur le baron… commença le chevalier de Reinhold, en prenant des façons diplomatiques.

— C’est à prendre ou à laisser, interrompit Rodach ; en définitive, si je voulais employer contre vous des moyens de rigueur et poursuivre par les voies légales le payement de mes traites, il y a vingt à parier contre un que la maison de Geldberg ne se laisserait pas mettre en faillite pour si peu…

— Sans doute, murmura Abel ; mais…

— Permettez !… Il se trouve, au contraire, que mon bon plaisir est de ne point augmenter les embarras de la maison… Bien plus, je lui offre ma bourse et tout ce que je puis posséder de pouvoir… cela me donne des droits. Messieurs, et j’en use.

Il tira sa montre de sa poche et regarda l’heure.

— J’ai encore plusieurs choses à vous dire, ajouta-t-il, et il se fait tard déjà… Veuillez vous décider, je vous prie.

Les trois associés se consultèrent du regard.

Contre toute attente, ce fut le docteur José Mira qui s’exécuta le premier.

— À bien réfléchir, dit-il en pesant ses mots comme d’habitude et en tenant ses yeux baissés, — la demande de M. le baron me semble juste.

Abel et Reinhold le regardèrent avec surprise.

Il se leva et remît sa clef à Rodach avec un solennel salut.

— Ma foi, dit le jeune M. de Geldberg, après un instant de silence, — puisque M. le baron alimente notre caisse, il peut bien en avoir les clefs !

— Soit, ajouta Reinhold ; j’ai, pour ma part, toute confiance en la loyauté de M. le baron…

Il se pencha vers Rodach, et tout en lui présentant sa clef avec beaucoup de bonne grâce, il ajouta tout bas :

— Je désirerais avoir quelques minutes d’entretien particulier avec monsieur le baron, et, si ce n’était abuser de son obligeance, je le prierais de monter à mon appartement avant de quitter l’hôtel.

Rodach accepta le rendez-vous par un signe de tête et tendit la main vers le jeune M. de Geldberg, qui se penchait vers lui de l’autre côté.

— S’il était possible à monsieur le baron, murmura le jeune homme avec rapidité, — de m’accorder un instant d’audience, je serais charmé de le recevoir chez moi, lorsqu’il mettra fin à cette entrevue…

Rodach accepta d’un second signe de tête.

En ce moment on frappa doucement à la porte de l’antichambre, et le camarade de Klaus entra, tenant deux lettres à la main.

Tandis qu’Abel et Reinhold se tournaient vers le domestique, Rodach sentit un doigt toucher légèrement son épaule, et la voix de José Mira lui glissa ces mots à l’oreille.

— J’aurai l’honneur de vous parler dès que nous pourrons nous trouver sans témoins.

Reinhold prit les deux lettres des mains du domestique.

L’une de ces lettres était de Paris. Rodach reconnut de loin, sur l’adresse de l’autre, avec un certain sentiment d’inquiétude qu’il se garda de laisser paraître, le timbre de poste de Francfort-sur-le-Mein…




CHAPITRE XV.

LA PREMIERE LETTRE.

Abel de Geldberg n’avait point les mêmes motifs que ses associés pour accepter l’intervention forcée de M. le baron de Rodach. Il n’y avait aucune menace dans son passé, et sa conscience ne gardait d’autre charge que les peccadilles, communes à tous les fils du commerce.

Néanmoins, il ne songeait déjà plus à se révolter. Les traites renfermées dans le portefeuille de Rodach étaient, à elles seules, une arme suffisante. Le jeune M. de Geldberg devinait d’ailleurs vaguement qu’il y avait entre la maison et Rodach un secret qui doublait la portée de cette arme. Enfin, le baron, qui aurait pu frapper, se donnait au contraire un rôle de sauveur ; Abel voyait en lui un associé nouveau, qui pourrait diminuer sa part de bénéfice dans l’avenir, mais qui était, pour le présent, une manière de providence.

Loin de nourrir des pensées hostiles contre le nouveau venu, Abel songeait à l’utiliser pour son propre compte et à s’appuyer sur lui de son mieux.

Reinhold et le docteur avaient à peu près des idées pareilles. Ils avaient, en outre, la conscience entière de leur sujétion, et de l’impuissance où ils étaient de combattre avec espoir de vaincre.

Il leur semblait que le baron avait absolument les mêmes intérêts qu’eux, et c’était là leur espoir.

Le baron se présentait aux lieu et place du patricien Zachœus, ancien associé de la maison ; les ennemis de la maison étaient par conséquent ceux de M. le baron, et quels que fussent ses sentiments personnels, il ne pouvait être pour Geldberg qu’un allié.

Ce passé, qu’il paraissait connaître, et que les allusions de sa parole avaient effleuré, appartenait à Zachœus Nesmer, comme à Geldberg et compagnie ; les deux fortunes avaient une source pareille, et la position même du baron de Rodach le faisait en quelque sorte solidaire de ce passé commun.

Restait la question de savoir jusqu’à quel point M. de Rodach était bien véritablement le représentant de la succession Nesmer. De ce fait, il n’avait apporté d’autres preuves que son dire et les traites qui étaient en sa possession. Les associés n’avaient jamais entendu parler de ce neveu de Zachœus, dont Rodach se prétendait le tuteur ; mais il faut bien convenir que le moment eût été mal choisi pour exiger rigoureusement des explications qu’on ne leur offrait point.

Le baron avait trop d’avantages. D’ailleurs, il offrait la paix ; ce n’était pas le moment de soulever un cas de guerre. Tant qu’il s’agissait seulement de recevoir son argent et d’user de son influence offerte, on pouvait bien fermer les yeux quelque peu, sauf à les rouvrir plus tard, en temps opportun.

À tout prendre, si le baron portait avec lui une crainte, sa présence inattendue amenait aussi des espoirs. Sa conduite semblait annoncer un esprit confiant et prodigue ; chacun des associés se promettait de le sonder en tête à tête, et chacun espérait faire servir le hasard de cette arrivée à son intérêt particulier.

Pour toutes ces causes, il y avait dans cette entrevue, dont le début annonçait une bataille, une sorte de cordialité tût venue, étrange quant au résultat, explicable quant aux causes.

Depuis le peu de temps qu’elle durait, les trois associés avaient fait bien du chemin. On n’eût retrouvé sur leurs visages affables nulle trace de ce mépris hostile qui avait accueilli l’entrée de Rodach, nulle trace de l’effroi qui avait suivi la première surprise.

Les choses s’arrangeaient ; tout était pour le mieux.

Le baron seul restait toujours le même, et sa physionomie n’avait point changé.

Maintenant qu’il avait, pour ainsi dire, bataille gagnée, il ne paraissait pas plus à l’aise qu’au début de l’entretien. C’était toujours le même front calme et digne, le même regard plein de franchise et de fermeté.

Une seconde avait suffi pour faire disparaître le léger trouble que lui avait causé la vue d’une lettre portant e timbre de poste de Francfort-sur-le-Mein. Aucun des associés n’avait eu le temps de remarquer le nuage qui venait de passer sur ses traits.

— C’est de Bodin ?… dit le jeune M. de Geldberg.

— Je le pense, répliqua Reinhold en examinant l’adresse. Si monsieur le baron veut bien le permettre, nous allons nous en assurer à l’instant.

— Faites, messieurs, dit Rodach.

Reinhold déchira l’enveloppe avec une certaine précipitation, et se mit à lire tout bas.

Tandis qu’il lisait, ses sourcils se fronçaient et ses épaules avaient des mouvements de dépit.

— C’est, en effet, de Bodin, dit-il ; et le pauvre garçon n’est pas plus avisé qu’autrefois !… La bonté que nous témoigne monsieur le baron lui donne le droit de connaître toutes nos affaires, les petites comme les grandes… Bodin, ajouta-t-il, en se tournant vers Rodach et en reprenant son sourire, est un de nos employés que nous avons dépêché au château de Geldberg pour surveiller les préparatifs de notre fameuse fête… Comme il devait passer par Francfort, nous lui avions donné mission de s’informer un peu et de savoir ce que devenaient les trois bâtards de Bluthaupt dans leur prison.

— Ah !… dit Rodach, en exagérant sans y penser, son air d’indifférence.

— Oui, reprit Reinhold ; ce n’est pas à vous qu’il faut apprendre, monsieur le baron, que ces trois aventuriers sont les ennemis les plus acharnés de la maison de Geldberg.

— En effet, répliqua Rodach, il y a bien longtemps que j’ai entendu parler de cela pour la première fois… Eh bien, que vous dit cet employé ?

— Rien du tout ! s’écria Reinhold, qui haussa les épaules ; il s’est présenté à la prison de Francfort, et il prétend qu’on n’a point voulu lui en ouvrir les portes.

— Voilà tout ?

— À peu près… il ajoute cependant qu’il a pris des renseignements dans la ville, et que l’opinion commune est que cette fois-ci les bâtards ne s’échapperont point… Vous savez, ils se sont évadés déjà de presque toutes les prisons d’Allemagne.

— On le dit…

— C’est un fait.

— Il paraît, ajouta le jeune M. de Geldberg, que ce sont trois gaillards résolus que rien n’arrête !

— On le dit, répéta le baron. — Et qu’ajoute encore votre employé ?

— Que le geôlier de Francfort est un habile homme, tenant énormément à sa charge, et veillant nuit et jour sur ses captifs.

— Maître Blasius mérite assurément ces éloges… Après ?

— Bodin n’en dit pas davantage.

Le baron se renversa sur le dossier de son fauteuil.

— C’est peu de chose, en effet, murmura-t-il du bout des lèvres, — et, s’il vous plaît d’en savoir beaucoup plus long sur ce sujet, je me mets à vos ordres.

Le docteur Mira, qui avait repris sa place et se tenait, suivant sa coutume, depuis quelques minutes, dans l’altitude d’une grave et silencieuse méditation, releva ses yeux tout à coup et parut écouter attentivement.

— Connaîtriez-vous donc ces hommes ? demandèrent à la fois Reinhold et Abel.

— Je les connais, répondit Rodach, et j’arrive, moi aussi, de Francfort.

— Vous les avez vus depuis qu’ils sont en prison ?

— Plusieurs fois et depuis moins longtemps que cela… Vous n’êtes pas sans avoir entendu dire que l’un de ces messieurs, Otto, a été fort avant dans la confiance de feu le praticien Zachœus Nesmer, sous le nom d’Urbain Klob ?…

— Nous avions entendu parler de cela, dit Reinhold, mais seulement depuis la mort de notre correspondant Zachœus, et c’est à peine si nous pouvions y croire !

— C’était la vérité pourtant… Ce prétendu Klob avait été si loin dans l’intimité de notre commun patron, qu’il en savait plus long que moi-même… À cause de cela, j’ai eu occasion de pénétrer jusqu’à lui, de temps à autre, afin d’obtenir certains renseignements qui me manquaient et dont j’avais besoin dans ma position nouvelle… En le voyant j’ai vu ses frères.

Il y avait des émotions diverses sur les traits des trois associés. Abel était pâle et son visage exprimait une sorte de terreur. Reinhold et José Mira examinaient le baron avec une curiosité avide.

— Est-il vrai qu’ils se ressemblent trait pour trait ? demanda Reinhold.

— Il y a bien quelque chose comme cela, répliqua Rodach, mais vous savez, on exagère toujours…

— Et ressemblent-ils au comte Ulrich leur père ? demanda le docteur dont l’œil était de feu en ce moment.

— Non, répondit Rodach sans hésiter.

— Et que disent-ils ?… demanda Reinhold.

— Ils disent qu’ils ont tué le praticien Zachœus Nesmer, l’un des assassins de leur père.

Reinhold et Mira baissèrent les yeux à la fois.

— Comment ! s’écria le jeune de Geldberg, — ils avouent !…

— Pas devant la justice… mais ils l’ont avoué devant moi ; je dirai plus, ils s’en font gloire.

— Ce sont des scélérats endurcis ! murmura le jeune homme.

— Ce sont des hommes résolus, dit le baron en fixant son regard froid sur les deux autres associés, — et qui ne comptent qu’avec leur conscience.

— Êtes-vous donc leur ami ? balbutia Reinhold.

Le baron fronça le sourcil et son œil hautain eut un éclair.

— Je suis le baron de Rodach, répliqua-t-il en relevant la tête ; — leur père m’a refusé autrefois la main de sa fille Margarethe qui m’aimait… et je déteste tout ce qui touche de près ou de loin au sang de Bluthaupt !

Ces paroles, prononcées avec une énergie soudaine, ramenèrent le sourire aux lèvres du chevalier de Reinhold ; la lugubre figure du docteur Mira lui-même se rasséréna quelque peu.

— Vous nous parlez de bien longtemps, monsieur le baron, dit Reinhold, mais maintenant que j’y pense, il me semble, en effet, avoir ouï conter cette histoire… on vous refusa la jeune comtesse Margarethe pour la donner au vieux Gunther, le sorcier…

Le baron prit cet air de mélancolie grave qu’amènent les douloureux souvenirs évoqués subitement.

— J’étais presque un enfant, murmura-t-il, quand je la vis partir… il me sembla que l’avenir se voilait pour moi… mon sang se glaça… Oh ! oui… Je souffris cruellement, et ce premier malheur a pesé sur toute ma vie… Je quittai l’Allemagne… la vue du château de Rothe me brisait le cœur… Voilà vingt ans que ces choses sont passées, et depuis lors je n’ai pas dormi une fois sous le toit de mon père !

Il y avait un profond accent de vérité dans ces paroles, prononcées avec lenteur et tristesse. Mira poussa un soupir, comme si son esprit eût été déchargé tout à coup d’un lourd poids d’inquiétude ; son front sinistre se dérida ; il eut presque un sourire.

— Eh bien ! monsieur le baron, dit Reinhold qui tendit pour la seconde fois sa main à Rodach avec une explosion de contentement, — voici une circonstance qui nous rapproche plus que dix années d’intimité !… Nous aussi, nous détestons tout ce qui touche à Bluthaupt, et nous avons pour cela nos raisons que vous connaissez en partie !… Mais pour en revenir à ces bâtards maudits, je suis sûr qu’ils font des projets dans leur prison.

— Beaucoup de projets, répondit Rodach.

— Qu’espèrent-ils ?…

— S’évader d’abord.

— Tous les prisonniers en sont là ! dit Abel qui s’habituait à la situation et reprenait son ton de suffisance fade ; — mais voilà douze mois bientôt qu’ils sont sous clef, et cela prouve en faveur des murailles de la prison de Francfort…

— Mais à supposer qu’ils s’évadent… reprit Reinhold.

— Ils ne font point mystère de leurs intentions, répondit Rodach ; leur œuvre est commencée, ils ont la ferme volonté de l’achever… meinherr Fabricius Van-Praët y passera le premier.

Abel ouvrit de grands yeux, et les deux autres associés laissèrent échapper une exclamation étouffée.

— Le Madgyar Yanos Georgyi viendra ensuite, poursuivit Rodach dont la froideur semblait aller croissant ; — après le Madgyar, ils auront accompli juste la moitié de leur lâche.

Le chevalier faisait des efforts désespérés pour garder son sourire. Mira était immobile et glacé comme un bloc de pierre.

— Le reste se fera, continua Rodach, à moins que la mort n’arrête les bâtards en chemin… En procédant par rang d’âge ils commenceront par Moïse de Geldberg…

— Mon père !… s’écria Abel stupéfait, en se dressant sur ses pieds.

— Mon jeune monsieur, dit Rodach, si vous ne connaissez point l’histoire de votre famille, ce n’est pas moi qui me chargerai de vous l’apprendre… ce que vous ne pouvez manquer de connaître, c’est que votre beau château de Geldberg s’appelait Bluthaupt autrefois.

— Mais nous l’avons acheté ! repartit vivement le jeune homme, — et mon père l’a payé !…

— Comme ce n’est point moi qui compte tuer monsieur votre père, répliqua le baron de Rodach avec un sourire calme, il est inutile de plaider sa cause auprès de moi… nous parlons des trois bâtards, nos ennemis communs, et, sur votre demande, je vous dis ce qu’ils veulent faire.

Abel se rassit et passa le revers de sa main sur son front.

— J’oubliais qu’il y a de bonnes murailles, murmura-t-il, entre les assassins et mon pauvre vieux père !

— Après Moïse de Geldberg, continua Rodach, qui salua le docteur avec courtoisie, — ce sera probablement le tour de don José Mira.

La face du Portugais prit des reflets livides.

M. de Reinhold perdait le souffle ; ses yeux qui étaient fixés sur Rodach peignaient une épouvante indicible.

— Après don José Mira, poursuivit le baron, il n’y aura plus à choisir…

— Assez, monsieur, assez !… balbutia le chevalier d’une voix défaillante.

Le baron se tut incontinent.

Un assez long silence suivit. Chacun des trois associés combattait son trouble à sa manière ; une impression pénible pesait sur eux et les affectait à des degrés inégaux. Le jeune de Geldberg aimait beaucoup son père, mais il s’aimait lui-même davantage ; il était le moins difficile à consoler.

Mira, grâce au bénéfice de sa physionomie lugubre, faisait à peine plus triste figure que d’habitude ; la détresse de Reinhold était la plus complète et la plus évidente.

Ils se taisaient tous les trois, et leurs regards baissés semblaient mutuellement se fuir.

En face de ce trouble, dont il était la cause innocente ou volontaire, M. le baron de Rodach restait froid comme un terme. Ses yeux erraient indifférents de l’un à l’autre des associés ; ses traits impassibles ne disaient ni plaisir ni peine.

Au bout de quelques minutes, Reinhold secoua par un visible effort la frayeur qui l’oppressait. En définitive, ce péril annoncé ne pouvait être tout proche, et Reinhold, dont la nature comportait une forte dose d’étourderie, savait être brave devant une menace lointaine.

Il s’agissait de mort, — mais quand ? À supposer que la menace dût se réaliser jamais, les circonstances lui laissaient de la marge.

Il redressa la tête brusquement et s’efforça de rire aux éclats.

— Pardieu ! monsieur le baron, s’écria-t-il, vos renseignements sont de l’espèce la plus funèbre !…

— Vous m’avez interrogé, monsieur de Reinhold, et j’ai cru devoir vous répondre…

— Mille grâces, cher monsieur ! Avant de vous interroger, nous y regarderons à deux fois désormais… Peste ! c’est à ces jolies choses que messieurs les bâtards occupent leurs loisirs là-bas, à la prison !… eh bien, si le hasard veut qu’ils s’évadent, nous serons sur nos gardes !

— C’est pour cela, dit Rodach, que je vous ai prévenus.

— Mille autres fois merci, cher monsieur !… Ma foi, au demeurant, les bâtards pourront trouver leur tâche malaisée. Meinherr Van-Praët est adroit… j’ai vu le temps où le brave Madgyar Yanos aurait fait d’eux six moitiés d’hommes avec son sabre aussi facilement que vous écraseriez une mouche, monsieur le baron !… C’est maintenant un négociant sage et respectable, mais il doit avoir sa vieille lame quelque part dans un coin de son bureau… Quant à nous, il est certain que nous nous défendrons de notre mieux, n’est-ce pas docteur ?

— Oui, répondit Mira.

— Et, tout d’abord, poursuivit le chevalier, nous profiterons de notre prochain voyage en Allemagne pour recommander ces messieurs à l’autorité militaire de Francfort et les faire garder à vue comme des bêtes rares.

Le chevalier avait retrouvé toute sa gaieté.

— Bonne idée ! dit Abel.

— Je n’ai que de bonnes idées, mon jeune ami, répliqua-t-il en riant ; — et pour preuve, en voici une autre qui est excellente.

— Voyons-la !

— C’est de demander l’appui de M. le baron en cas de guerre et de conclure avec lui, contre les bâtards, une ligue offensive et défensive.

— Bravo ! s’écria Abel de Geldber.

— Monsieur le baron, reprit Reinhold qui suivait son idée, ayant la possibilité d’entretenir avec ces Messieurs des relations à peu près amicales, nous pourrions être instruits de leurs projets à l’avance et déjouer leurs stratagèmes… Qu’en dit monsieur le baron ?

Rodach sembla hésiter.

— La chose répugne peut-être à sa loyauté ? reprit Reinhold ; — mais je lui ferai observer qu’en bonne morale, tout est permis contre des assassins.

Une lueur passa dans le regard du baron.

— Tout est permis contre des assassins, répéta-t-il de sa voix lente et grave ;— vous avez bien raison, monsieur de Reinhold, et vous me décidez… d’ailleurs votre ruine serait désormais ma ruine ; ainsi, pour cela comme pour autre chose, vous pouvez compter sur moi.

Le chevalier se frotta les mains ; Abel rendit grâces au nom de son père, et don José grommela une manière de remerciement.

Trois heures sonnèrent à la pendule ; Abel et Reinhold se levèrent à la fois.

— Monsieur le baron voudra bien m’excuser, dit le jeune de Geldherg, — si je prends ainsi congé brusquement ; mais j’ai rendez-vous pour notre grande affaire, et maintenant moins que jamais je voudrais y manquer, puisque la maison va recevoir une impulsion nouvelle.

— Je suis dans le même cas, ajouta Reinhold.

Abel salua et sortit. Le chevalier voulut en faire autant ; mais M. de Rodach, qui ne s’était nullement opposé au départ du jeune homme, arrêta Reinhold d’un geste.

— Monsieur le chevalier, dit-il, je vous demande dix minutes encore… il y a une question bien importante que je n’ai point abordée, à cause de la présence de votre jeune associé, qui me paraît ignorer vos principaux secrets.

— Je suis à vos ordres, monsieur, répliqua Reinhold en reprenant son siège.

— Il s’agit, continua le baron, de cet enfant dont l’existence pourrait saper par la base votre maison…

— Quel enfant ? dit le chevalier feignant de ne point comprendre, afin de se donner le temps de réfléchir.

— L’enfant qui vint au monde durant la nuit de la Toussaint au château de Bluthaupt…

Reinhold fit semblant de comprendre tout à coup, et se prit à rire en regardant le Portugais, dont le front jauni se dérida.

— Le fils du diable ! s’écria-t-il.

— Le fils du diable, grommela le docteur.

— Le fils du diable, — répéta M. de Rodach, — s’il vous plaît de le nommer ainsi… Veuillez me dire ce que nous avons à craindre à son égard…

Séparateur


TROISIÈME PARTIE.

Séparateur

LA MAISON DE GELDBERG.


CHAPITRE Ier.

LA SECONDE LETTRE.

Le chevalier de Reinhold, au premier mot du fils du diable, avait fouillé dans sa poche machinalement, et comme d’instinct, puis la conscience de ce qu’il cherchait lui était venue.

— La lettre ! s’écria-t-il ; qu’ai-je donc fait de la lettre !…

— Quelle lettre ? demanda Mira.

Le chevalier continuait de retourner ses poches.

— Je n’ai pas rêvé cela pourtant ? murmura-t-il ; il y avait bien deux lettres, une de Paris et l’autre de Francfort ; une de Bodin et l’autre de Verdier !…

Il cherchait et ne trouvait point.

Au nom de Verdier, une imperceptible ride s’était creusée entre les sourcils de M. de Rodach.

— Je ne me suis pas pressé d’ouvrir cette lettre de Verdier, reprit Reinhold, — parce que je sais par cœur d’avance tout ce qu’il peut me dire… il a fait une besogne, il m’en réclame le prix : c’est trop juste…

— Mais si la besogne n’est faite qu’à moitié ? dit le docteur, qui se mit à chercher de son côté.

— Laissez donc ! s’écria le chevalier, si j’ai envie d’avoir cette lettre, c’est qu’il ne serait pas bon de laisser traîner une missive de ce genre ; car, pour ce qui est de son contenu, je ne conserve pas l’ombre d’un doute… Mais où ai-je donc pu fourrer ce diable de chiffon ?

Ses poches avaient été retournées l’une après l’autre, sans succès aucun.

— C’est M. le baron qui est cause de cela, dit-il en cachant son dépit sous une apparence de plaisanterie ; — mon intention a d’abord été absorbée par les nouvelles attendues de Francfort ; puis ce cher M. de Rodach nous a dit des choses tellement intéressantes, que cette maudite lettre a passé pour moi inaperçue…

— Je voudrais savoir, interrompit M. de Rodach, — le rapport qui peut exister entre le jeune homme dont il est question et cette lettre perdue ?

Reinhold sourit avec vanité.

— Ceci est un petit tour de ma façon, murmura-t-il.

— Je voudrais savoir surtout, reprit le baron de son ton le plus calme, — comment il se fait que M. le chevalier de Reinhold et don José Mira, sans parler du vieux M. de Geldberg, qui, paraît-il, ne se mêle plus d’affaires, n’ont point trouvé encore le moyen d’envoyer le fils du diable chez son père.

Cette banale plaisanterie était tout à fait en désaccord avec l’accent et les manières de M. de Rodach. Elle eut néanmoins un très-remarquable succès auprès des deux associés : Reinhold éclata de rire, et Mira fit cette grimace qui exprimait chez lui l’hilarité.

— Excellent ! baron, excellent ! s’écria le chevalier. Âht ah ! ce fils du diable qu’on renvoie à son père me paraît du dernier joli… Au fait, je conçois que l’existence de ce petit drôle doit vous sembler très-bizarre…

— Eu égard surtout à votre habileté reconnue, répliqua Rodach ; je pense que cet enfant était moins difficile à faire disparaître que le vieux Gunther de Bluthaupt et Margarethe…

— Il y a du pour et du contre, dit José Mira d’un ton de profond connaisseur.

— Il y a du pour et du contre, répéta Reinhold ; — d’abord nous ne savions pas du tout à qui nous avions affaire…

— Et puis, ajouta le docteur avec un soupir de regret, nous ne sommes plus ici en Allemagne !… Ah ! monsieur le baron, quelle différence entre Paris et ce bon vieux schloss, encombré de serviteurs stupides ou vendus, à qui l’on faisait croire tout ce qu’on voulait !…

— Ici, reprit Reinhold, il faut changer d’allures !… Notre ami Nesmer vous a sans doute raconté les moyens employés par nous auprès de Gunther de Bluthaupt !…

— Il m’a tout raconté, répondit Rodach, et j’ai trouvé votre conduite à tous les six aussi adroite qu’audacieuse.

Reinhold se rengorgea, et le docteur reprit pour un instant son air de pédantisme bouffi.

— Mais, en cette circonstance, poursuivit le baron, vous avez démenti quelque peu, je l’avoue, la bonne opinion que j’avais de votre savoir faire.

— Permettez… voulut interrompre Reinhold.

— Et je vois bien, continua le baron, qu’il faudra que je vous vienne en aide, si je veux en finir avec ce jeune homme, qui met perpétuellement en question notre avenir à tous et notre fortune !

Le docteur éprouvait une jouissance évidente à entendre Rodach s’exprimer ainsi. Son visage, défiant et cauteleux tout à l’heure encore, exprimait maintenant quelque chose comme de la sympathie. À chaque mot, Rodach faisait manifestement un pas de plus dans son estime.

Le chevalier, au contraire, souffrait dans son amour-propre. Il était singulièrement sensible au reproche d’impuissance contenu dans les derniers mots de Rodach.

— Certes, monsieur le baron, dit-il d’un air piqué, — votre aide nous sera toujours très-précieuse… Mais, dans cette circonstance, je suis forcé de vous le dire, elle vient un peu tard…

— Comment, s’écria Rodach, qui réussit à donner à son visage une expression de joyeuse surprise, — ce jeune garçon serait-il ?…

— Auprès de monsieur son père, interrompit Reinhold avec triomphe.

Rodach se frotta les mains ; le masque de froideur qu’il avait conservé obstinément jusqu’alors donnait, par le contraste, une force singulière à ce mouvement de joie.

Mira le contemplait avec un véritable bonheur, et Reinhold jouissait orgueilleusement de ce mouvement d’allégresse.

Cette joie si franche et si vive était une profession de foi que l’on ne pouvait révoquer en doute. À supposer que les deux associés eussent gardé quelque atome de défiance, et ce n’était point le cas de Reinhold, ils devaient être pleinement rassurés à ce coup. L’homme était des leurs et de leur trempe ; il ne valait pas mieux qu’eux ; il était à eux.

Dès l’abord, il y avait bien quelques raisons pour le juger tel. Le confident de Zachœus Nesmer ne pouvait pas avoir une conscience très-scrupuleuse ; mais, en définitive, quelques doutes pouvaient surnager dans ces esprits, pour qui la défiance était une nécessité. Maintenant, plus de craintes ! Rodach était décidément quelque chose de mieux qu’un aventurier ordinaire, et il avait tout ce qu’il fallait pour entrer de plain-pied dans la digne confrérie des associés de Geldberg.

C’était un examen qu’il venait de subir ; au fond de leur cœur, Reinhold et Mira lui décernaient un glorieux diplôme.

— Foin de mon rendez-vous ! s’écria gaiement le chevalier. J’arriverai une demi-heure trop tard… mais je ne puis résister au plaisir de vous donner les renseignements les plus complets sur ce petit jeune homme, à qui vous paraissez porter un si touchant intérêt…

Reinhold cligna de l’œil ; le nez grave de Mira eut des contorsions joyeuses ; Rodach s’inclina en souriant.

— Si j’avais cette coquine de lettre, poursuivit le chevalier en cherchant sous les fauteuils, — ce que je vais vous dire prendrait une apparence bien plus authentique… mais, pour le moment, il faut nous en passer… Figurez-vous que ce petit drôle a été, pendant plusieurs années, commis dans la maison de Geldberg.

— De la maison de Geldberg ! répéta Rodach avec tous les signes de l’étonnement.

— Gros comme le bras, cher monsieur !… Il était là, sous nos yeux ; il mangeait notre pain à notre barbe ; il dansait à nos bals, et nous ne nous doutions de rien !… de rien, absolument !… Mais, c’est toute une histoire, et, ma foi, au risque de faire attendre mes hommes dix minutes de plus, je vais vous la dire en quelques mots :

» Vous n’êtes pas sans savoir que le premier novembre 1824, au moment où nous avions lieu d’espérer que tout était fini, les bâtards d’Ulrich nous jouèrent un tour pendable, là bas, au château de Bluthaupt… »

— Ils enlevèrent l’enfant, dit Rodach.

— Ils sortirent de sous terre, s’écria le chevalier, comme des demi-démons qu’ils sont !… Nous avions veillé toute la nuit et fait une besogne qui ne laisse point l’esprit tranquille… quand nous les vîmes là, rangés entre deux cadavres et le berceau, avec leurs grands manteaux rouges, ma foi, nous eûmes peur… le brave Yanos, lui-même, laissa échapper son sabre et s’enfuit en hurlant comme un fou… nous suivîmes son exemple, et les bâtards eurent beau jeu… Il est bien certain que, s’ils n’avaient pas été proscrits déjà dès ce temps-là, nous aurions eu un mauvais compte à débrouiller avec la justice allemande…

» Mais, heureusement, la police avait pour eux autant de haine que d’amitié pour nous. — Ils n’osèrent pas.

» Ils se bornèrent à emporter l’enfant dans ses langes.

» C’était beaucoup. Ils avaient avec eux une servante et un page qui pouvaient, le cas échéant, témoigner contre nous et causer à notre association de rudes embarras… »

— Excusez-moi, si je vous interromps, monsieur le chevalier, dit Rodach ; — Zachœus Nesmer m’a conté bien souvent toute cette partie de l’histoire… Le page et la servante se retirèrent de l’autre côté de Heidelberg avec l’enfant… Les bâtards leur donnaient de l’argent qu’ils prenaient on ne sait où…

— Sur les grands chemins peut-être, grommela le docteur.

— Peut-être sur les grands chemins… Vous cherchâtes, vous trouvâtes, et vous parvîntes à enlever le fils du diable à votre tour…

— Ce fut le Madgyar, dit Rcinhold.

— Ce que j’ignore, reprit Rodach, — c’est le sort de l’enfant après cet enlèvement.

— Eh bien ! repartit Reinhold, l’enfant avait quatre ou cinq ans à cette époque, peut-être moins ; car voilà quinze ans que nous sommes à Paris, et nous ne songions point encore à quitter l’Allemagne… On le fit passer en France.

» Notre camarade Yanos a toujours eu des délicatesses stupides !… Il voulut absolument conserver la vie à l’enfant ; il le confia en arrivant à Paris, à une femme qui est marchande au Temple maintenant, et qui vendait en ce temps-là du drap en morceaux sous les piliers des Halles… Cette femme se nomme madame Batailleur… »

Rodach fit un mouvement. — Reinhold poursuivit sans y prendre garde :

— L’enfant resta chez elle deux ou trois années ; puis il s’échappa un beau jour, et la femme Batailleur, qui attendait encore le premier quartier de la pension promise, ne se donna point la peine de le chercher.

» Ce qu’il devint alors, vous le devinez sans qu’on vous le dise : il vagabonda par la ville, menant tous les petits métiers des enfants pauvres, et demandant peut-être l’aumône…

» Une fois, je sortais de la Bourse avec un portefeuille rempli de billets de banque et de valeurs. En montant dans ma voiture, il me sembla entendre une voix d’enfant qui m’appelait, mais je crus que c’était un mendiant, et j’ai pour système de ne point encourager la paresse vicieuse en faisant l’aumône…

» À ce sujet, je m’entends admirablement avec les démocrates et les adeptes de la science sociale, qui disent que l’aumône dégrade l’homme, et qui poussent la dignité du civisme jusqu’à refuser un sou, par excès de respect, au malheureux qui leur tend la main…

» Ma voiture allait au grand trot, et j’entendais toujours comme un cri d’enfant derrière moi ; cela m’inquiétait peu ; je pensais à mille choses toutes très-intéressantes.

» En arrivant au coin de la rue de la Ville-l’Évêque, un dernier cri vint jusqu’à mon oreille, et il me sembla que la voix qui le poussait était épuisée.

» Ma voiture s’arrêta dans la cour de l’hôtel. Comme je mettais le pied sur les marches du perron, un geste d’habitude porta ma main au revers de mon habit, pour tâter la place où devait être mon portefeuille.

» Je ne sentis rien à cet endroit qui résistait sous ma main d’ordinaire ; je fouillai précipitamment dans ma poche : elle était vide.

» Alors le souvenir de la voix entendue me revint et je retournai sur mes pas, poussé par un vague espoir.

» Je n’allai pas bien loin. Au coin de la rue de la Ville-l’Évêque, à l’endroit même où j’avais entendu le dernier cri, je trouvai un enfant misérablement couvert, assis sur une borne et pressant à deux mains sa poitrine haletante. La sueur inondait son visage : il semblait rendu de fatigue au point de ne plus pouvoir bouger.

» Mais, dès qu’il m’aperçut, il bondit sur ses pieds et s’élança vers moi, en brandissant mon portefeuille au-dessus de sa tête.

» Ma foi, cher monsieur, l’enfant avait une jolie figure, et je tenais beaucoup aux billets de banque de mon portefeuille, qui contenait en outre certains papiers pouvant me nuire. Que voulez-vous ! il y a des moments où les plus sages deviennent idiots ! il n’y a pas à dire, je me laissai prendre ; je fus attendri comme un bourgeois ; je mis l’enfant chez un maître d’écriture, et l’enfant devint employé de Geldberg… »

— Ah ! monsieur le chevalier, dit Rodach qui avait repris toute sa froideur, — je ne vous reconnais pas là !…

— Certes, répliqua Reinhold, cherchant de bonne foi à s’excuser, — cela m’étonne moi-même quand j’y pense… Mais, encore un coup, il est des moments où le mieux avisé ne sait pas ce qu’il fait… D’ailleurs, qui sait si tout cela ne s’arrangea pas pour le mieux ?… Si l’enfant était resté dans la rue, il aurait grandi loin de nos regards, et quelque méchante aventure aurait pu toujours le jeter au-devant de nous, tandis que maintenant…

— C’est vrai, dit Rodach, à quelque chose imprudence est bonne… Mais comment sûtes-vous plus tard que c’était lui ?…

— Ce ne fut pas tout de suite… On était, ma foi, fort content de lui dans les bureaux ; il allait admirablement, et je me sentais un faible pour lui… Mais, j’ai toujours eu du bonheur, et, neuf fois sur dix, quand je fais une sottise, le hasard se charge de la réparer… Voilà que notre petit coquin devient amoureux un beau jour, et de qui ? de la jeune fille que je prétends épouser moi-même !

— De mademoiselle d’Audemer ?… dit Rodach vivement. Vous l’avais-je donc nommée ? demanda le chevalier ; — précisément… C’est de mademoiselle d’Audemer qu’il devint amoureux… Je crois, Dieu me pardonne, que la petite demoiselle n’était pas sans le trouver joli garçon. C’était dangereux ; je me gardai bien d’en parler à la vicomtesse, car la chère femme était si simple, qu’elle eût été capable de prendre les deux jouvenceaux par la main et de les marier bel et bien… Ce fut sur Franz lui-même que je voulus agir.

« Il y avait place pour lui dans la maison de Van-Praët ou dans celle de notre camarade Yanos, et je résolus de l’éloigner de Paris.

» Un soir, après l’heure des bureaux, je me rendis dans le petit appartement qu’il occupait rue d’Anjou ; il n’était pas encore rentré. La portière de sa maison me laissa monter de confiance, et je m’introduisis dans sa chambre à coucher.

» Maître Franz était joueur. Ses appointements ne lui profitaient guère, et son logis n’avait pas grande mine. Je m’assis pour l’attendre. Tout en l’attendant, et sans penser à mal, je faisais l’inventaire de son petit mobilier.

» Tout à coup mes regards s’arrêtent sur un médaillon, large comme une pièce de cinq francs, qui brillait, pendu à la muraille, dans la ruelle de son lit.

» Dans ce médaillon, il y avait une peinture que je pris pour le portrait de mademoiselle d’Audemer.

» Je me trompais. — Quand vous verrez Denise, si vous avez gardé souvenir de la comtesse Margarethe, vous comprendrez qu’on pouvait se tromper à moins. Denise a tout le visage de sa tante, et le portrait était celui de la comtesse Margarethe.

» Je reconnus même autour de la peinture une boucle de cheveux blonds qui ne pouvait avoir appartenu qu’à la comtesse ou à sa sœur Hélène, car vous savez combien elles se ressemblaient toutes deux au temps de la jeunesse.

— Comme tout ce qui sort de la souche de Bluthaupt, interrompit le baron d’un ton indifférent ; — moi-même qui descends par les femmes d’une comtesse de Bluthaupt, épouse de mon aïeul Albert de Rodach, on dit que j’ai pour un peu les traits de la famille.

— Étonnamment ! murmura le docteur ; — c’est au point que l’idée m’est venue…

Il s’arrêta comme s’il n’eût point voulu achever sa pensée.

— Ma foi ! s’écria Reinhold, je ne trouve pas beaucoup de ressemblance entre M. le baron et les Bluthaupt que j’ai connus… Mais ce qui est certain, c’est que ce petit Franz avait tous les traits de la comtesse Margarethe, et, par conséquent, ceux de mademoiselle d’Audemer… Je ne puis pas comprendre comment cela ne m’a pas frappé plus tôt !

» Pour en revenir à notre histoire, au lieu d’attendre mon jeune homme, je descendis l’escalier quatre à quatre. Mes idées avaient changé. Ce n’était plus en Angleterre ni dans les Pays-Bas que je voulais l’envoyer, c’était beaucoup plus loin… »

— L’avez-vous donc reconnu à cette seule circonstance du médaillon ? demanda M. de Rodach.

— Moralement, c’était tout ce qu’il me fallait, répondit Reinhold ; — cela suffit à me dessiller les yeux. Les traits du jeune homme me revinrent à la mémoire ; bref, je fus persuadé, dès ce moment, autant que je le suis aujourd’hui… mais j’avais un moyen de parfaire ma conviction, et je l’employai.

» Le hasard m’avait fait retrouver, au marché du Temple où j’ai des intérêts assez considérables, cette femme Batailleur, à qui notre ami le Madgyar avait confié l’enfant, quatorze ou quinze ans auparavant.

» Je me rendis chez elle, le soir même, et je l’interrogeai. Elle me dit que l’enfant qu’on lui avait apporté autrefois avait nom Franz, en effet ; — Franz tout court.

» Il y a plus, elle se souvenait du médaillon ; à telles enseignes qu’elle en avait vendu jadis le cadre d’or, pour mettre à sa place un petit cercle de cuivre.

» Le lendemain, je fis chercher querelle à Franz par son chef de bureau, et il fut congédié tout doucement.

» Vous trouverez peut-être qu’il était imprudent de brusquer ainsi les choses ; mais il vient ici tous les jours des gens d’Allemagne. Le hasard pouvait amener quelque rencontre fâcheuse…

» D’ailleurs, pour avoir quitté la maison, il n’en était pas moins sous ma main. Bien qu’il eût changé de demeure, je le faisais surveiller de près, et je connaissais toutes ses démarches.

» Mon Dieu, le pauvre garçon allait d’un train à se perdre bien vite lui-même, et je n’aurais pas senti le besoin de m’en mêler, s’il ne m’était revenu des bruits très-alarmants par le canal d’un brave homme qui fait mes affaires au Temple.

» C’est une chose fort bizarre, monsieur le baron, et qui mérite d’être rapportée ; il y a dans le Temple tout un noyau formé des anciens serviteurs et vassaux de Bluthaupt… »

— En vérité ! dit Rodach.

— Ils sont au moins deux douzaines, reprit le chevalier, en exagérant un peu pour donner plus de piquant à l’anecdote, — et ce sont tous bonnes gens encroûtés, amoureux de leurs anciens maîtres qui les menaient comme des chiens, et possédés d’une haine stupide contre les propriétaires actuels du schloss… Il est certain qu’ils ne peuvent pas grand’chose ; mais dans telles circonstances données, si par exemple ils pouvaient mettre la main sur le fils de Gunther, leur mauvais vouloir acquerrait de l’importance.

» Actuellement cela me paraîtrait assez difficile, mais, alors notre jeune homme était plein de vie…

» Mon agent, qui est justement comme eux un ancien serviteur de Bluthaupt, était chargé par moi de savoir un peu quels étaient leurs projets et leurs espérances. C’est un homme très-adroit, qui est resté l’ami de ses compatriotes, et qui me vend à bon marché leurs petits secrets.

— Vous l’appelez ? dit négligemment Rodach.

— Johann, répondit le chevalier ; — il demeure rue de la Petite-Corderie, et tient avec sa femme le cabaret de la Girafe, où l’on boit d’excellent vin bleu… Si vous avez, par hasard, quelqu’un à surveiller parmi ce lourd troupeau d’Allemands, je vous recommande Johann : vous en serez content…

— Merci, répliqua le baron, à l’occasion, je pourrai me servir de ce brave homme… Mais, poursuivez votre récit, je vous prie.

— Vers ce temps, reprit Reinhold, Johann avait à me compter les redevances de mes clients du Temple… il vint chez moi et me dit que des rumeurs sourdes couraient parmi les Allemands… on prétendait que le fils de Bluthaupt était à Paris ; on faisait dessein de le chercher activement et de le soutenir par tous moyens, au cas où on le retrouverait.

» Je ne fis paraître aucune inquiétude devant Johann, mais cette révélation me donna beaucoup à penser, et je résolus d’en finir une bonne fois avec ce petit homme, dont l’existence menaçait depuis vingt ans la maison de Geldberg.

» Le docteur Mira, qui garde un silence modeste, ne fut pas étranger au plan que je conçus, et me donna, dans cette occurrence, des conseils excellents.

» Le petit Franz voyait fort mauvaise compagnie, et passait ses jours à l’estaminet. J’allai trouver un drôle de mes créatures, nommé Verdier, et je lui promis une bonne récompense s’il pouvait amener le jeune homme à une querelle. Verdier ne demandait pas mieux ; c’est un ancien prévôt de salle, qui aime passionnément à tuer quelqu’un de temps à autre. Il connaissait Franz pour l’avoir rencontré parfois dans les tripots. Il se rendit à l’estaminet que je lui indiquai et réussit, je ne sais plus comment, à se faire jeter une choppe de bière à la figure.

» C’était plus qu’il n’en fallait. Rendez-vous fut pris pour le lendemain, qui était aujourd’hui, et, comme ils se sont battus ce matin au lever du soleil, il y a maintenant dix heures à peu près que le dernier des Bluthaupt est allé faire connaissance avec ses aïeux… »

— Du moins vous l’espérez ainsi, dit Rodach.

— Cher monsieur, j’en suis sûr.

— Vous ne pouvez le désirer plus que moi… Mais, en définitive, vous n’avez nulle certitude, et les chances d’un duel…

— Ah ! cette lettre ! cette maudite lettre !… s’écria Reinhold avec dépit, — si je pouvais la retrouver, vous seriez bientôt convaincu !…

Il se leva et chercha encore dans tous les endroits qu’il avait visités déjà. Son regard tomba sur un objet blanc qui se montrait sous le socle de la pendule.

Il poussa un cri de triomphe et le saisit avidement. — C’était, en effet, la lettre qui, jetée avec négligence, avait glissé entre le marbre de la cheminée et la pendule,

Reinhold l’éleva au-dessus de sa tête.

— Cinq cents louis que le petit homme est mort ! dit-il.

— Je ne parie jamais, répliqua Rodach ; voyons ce qu’il en est, je vous prie.

Reinhold abaissa la lettre jusqu’à la portée de son œil et la contempla en souriant ; puis il déchira l’enveloppe avec lenteur.

Rodach suivait tous ses mouvements, et imposait à son visage une expression de curiosité avide.



CHAPITRE II.

LES AMOURS DE JOSÉ MIRA.

M. de Reinhold jouait complaisamment avec la prétendue impatience du baron. Il mettait à déchirer l’enveloppe de la lettre de Verdier une lenteur calculée, et souriait malicieusement ; il jetait en dessous à M. de Rodach des œillades triomphantes et taquines.

Ce dernier remplissait si parfaitement son rôle de curieux, que le docteur craignit de le voir perdre à la fin patience, et se crut obligé de lui venir en aide.

— Allons ! chevalier, dit-il, votre enfantillage n’est pas de saison… Il s’agit d’une chose sérieuse, et monsieur le baron vous attend.

— Oh ! certes, il m’attend ! s’écria Reinhold en riant ; — cela se voit de reste… Mais sans ce maudit rendez-vous qui me talonne, je n’aurais point pitié de monsieur le baron, et je le ferais attendre encore pour lui apprendre à douter de notre savoir-faire… Mais voyons ! je suis décidément trop en retard…

Il jeta l’enveloppe et ouvrit la lettre.

À peine son œil fut-il tombé sur les premières lignes, que son vaniteux sourire s’évanouit comme par enchantement. Il pâlit sous son fard ; ses sourcils se froncèrent, et les rides de son front soulevèrent l’arête artistement découpée de sa chevelure postiche.

— Eh bien ! eh bien !… dit le docteur effrayé par ces symptômes de triste augure ; — aurait-on découvert quelque chose ?…

— Il paraît à tout le moins, murmura Rodach froidement, que la lettre n’apporte pas tout ce qu’on attendait…

Reinhold gronda un blasphème, et son poing fermé menaça le vide.

— Ah ! le scélérat ! s’écria-t-il, le misérable coquin !… il est couché sur son grabat avec un coup d’épée je ne sais où, et il me prie de venir à son secours !… le plus souvent que je lui donnerai un centime !… Ah ! le honteux bandit ! je lui revaudrai cela !

Sa voix bredouillait dans son gosier ; sa face était pourpre ; ses lèvres écumaient.

— Comment ! dit le baron, votre spadassin s’est laissé enferrer par l’enfant !…

Reinhold froissa la lettre entre ses mains avec rage.

— Peut-on savoir !… répliqua-t-il ; le drôle me fait tout un roman… Ah ! le misérable ! le misérable !… qui se fût attendu à cela !…

— Mais, enfin, que dit-il ? demanda José Mira.

Reinhold, au lieu de répondre, lança la lettre dans le foyer, d’un geste violent. Le papier, mal dirigé, rebondit contre le marbre de la cheminée, et vint rouler dans les jambes du baron.

Celui-ci se baissa le plus naturellement du monde, et le ramassa.

— Tenez-vous à ce que cette lettre soit brûlée, demanda-t-il, ou voulez-vous me permettre d’en prendre connaissance ?

— Pardieu ! répondit Reinhold en haussant les épaules, faites comme vous voudrez, monsieur le baron !… Ah !… le coquin ! le coquin !…

Rodach déplia le papier froissé, et se prit à lire à voix haute :

« Mon cher monsieur… »

— Mon cher monsieur ! répéta Reinhold en grinçant des dents, — de la part d’un personnage pareil !… et qui a manqué son coup !… Je trouve cela superbe !

Le baron reprit :

« Mon cher monsieur,

» Je croyais avoir une bonne nouvelle à vous annoncer ce matin, mais je comptais sans un infernal contre-temps qui me coûte assurément plus cher qu’à vous… »

— Plus cher qu’à moi ! siffla Reinhold ; avez-vous vu un maraud pareil !…

« Toutes nos mesures étaient bien prises, comme vous savez, continua de lire le baron de Rodach ; — le jeune homme en question et moi nous devions nous rencontrera sept heures au bois de Boulogne ; j’y étais le premier, comme c’était mon devoir ; mais au lieu du blanc-bec attendu… »

— Il plaisante encore ! grinça Reinhold.

« Au lieu du blanc-bec attendu, poursuivit le baron, j’ai trouvé un grand escogriffe d’Allemand avec qui j’avais eu quelques querelles de jeu autrefois… À dire vrai, je n’avais pas grand’chose à refuser à ce diable d’homme, qui en sait assez long sur mon compte pour m’envoyer là où je ne veux point aller… »

— Au bagne, l’atroce fripon ! grommela encore Reinhold.

« Cependant, poursuivit le baron, quand il m’ordonna de laisser notre jeune homme en repos, je refusai tout net. Il me fit alors mettre l’épée à la main, malgré moi, et me planta un dégagé dans la poitrine… »

Le baron s’interrompit à cet endroit, et hocha la tête en homme qui médite profondément.

— Tâchez de vous calmer, monsieur le chevalier, dit-il d’un ton presque sévère ; — nous avons besoin de réfléchir mûrement… Ceci est grave, voyez-vous, et tendrait tout bonnement à prouver que le jeune homme a des protecteurs occultes…

— C’est vrai ! dit José Mira qui prit un aspect plus sinistre.

— Sans doute, c’est vrai !… ajouta Reinhold ; mais qui sait si ce drôle de Verdier ne nous trompe pas !…

— Quel intérêt aurait-il à vous tromper ? demanda le baron.

Reinhold ouvrit la bouche pour lancer de nouveaux anathèmes contre son bravo malheureux ; mais à mesure que sa colère tombait, la raison revenait en lui, et il voyait l’aventure sous un tout autre aspect.

L’observation de M. de Rodach l’avait poussé vers un nouvel ordre d’idées.

— C’est vrai, dit-il enfin, si Verdier ne ment pas, ceci nous amènera plus d’une tempête… Quel peut être ce mystérieux défenseur ?

Le baron ouvrit les deux mains avec ce geste d’épaules qui est un aveu d’ignorance.

— Voyons la fin de la lettre, dit-il.

« Quand l’Allemand m’eut fait ce cadeau-là, il partit comme il était venu, et me laissa couché sur le dos dans le bois de Boulogne.

» On m’a rapporté dans ma mansarde, tant bien que mal ; mais je n’ai pas le sou, mon cher monsieur de Reinhold, et je viens faire appel à votre générosité. »

Le chevalier fit un signe de tête énergiquement négatif.

« Vous savez bien ce que vous m’avez promis, poursuivait la lettre de Verdier. En définitive, c’est pour vous que j’ai attrapé ce coup d’épée, et vous me devez bien une indemnité ; d’ailleurs, une autre fois, nous serons plus heureux.

» En attendant votre visite ou l’avantage de votre réponse, mon cher monsieur, je me dis votre bien dévoué.

» J.-B. VERDIER,
» 9, rue Pierre-Lescot. »

Le baron déchira la lettre en tout petits morceaux, et les jeta au feu, en ayant soin de garder dans le creux de sa main le carré où se trouvait l’adresse de Verdier.

Cela fait, il croisa ses bras, et se renversa dans son fauteuil.

Reinhold était tout à fait déconcerté. Ce coup le blessait à l’improviste, et venait le frapper au milieu de son triomphe. Il n’était pas homme de grande ressource, et n’agissait guère que d’après les suggestions d’autrui. En ce moment, il n’avait pas une idée ; son esprit épouvanté voyait vaguement tout un avenir de luttes nouvelles et de dangers renaissants.

L’enfant, qu’on avait cru si faible et si facile à écraser, avait derrière lui des protecteurs inconnus !…

Et il fallait que ces gens fussent puissants et zélés pour avoir découvert la trame qui menaçait le dernier Bluthaupt.

Et s’ils étaient puissants, pouvait-on espérer qu’ils se borneraient longtemps à la défensive ?

Le docteur avait les mêmes pensées ; seulement il les creusait davantage, et arrivait à une conclusion.

— Il faut serrer notre jeu, dit-il après quelques secondes de silence ; — et, tout d’abord, il faut se bien garder de mécontenter ce malheureux, qui pourrait nous susciter de grands embarras !

— J’allais émettre justement une opinion pareille, ajouta le baron de Rodach ; et, s’il m’était permis de parler comme étant de la maison, je dirais que nous devons ménager ce Verdier, et aller au-devant de ses exigences… On ne sait pas ce qui peut arriver !

— Je serais d’avis, opina le docteur, que M. de Reinhold se rendit au plus tôt chez ce Verdier, pour obtenir de lui des explications plus précises.

Il y avait du vieil enfant chez ce Reinhold.

— Que je retourne auprès de ce misérable coquin, moi ! dit-il en retrouvant toute sa puérile colère ; il peut bien mourir dix fois dans son taudis, sans que je me donne la peine d’en monter les cinq étages !… Il m’a trompé indignement, et je ne veux plus entendre parler de lui !

— Mais… commença le docteur.

— Tout ce que vous pourrez dire sera parfaitement inutile !… je ne veux pas !… Qui sait d’ailleurs si cette lettre n’est pas un piège, si je ne rencontrerai pas quelque guet-apens dans sa mansarde ?

— Ceci ne serait pas impossible, dit M. de Rodach ; mais j’ai eu dans ma vie des aventures bien plus effrayantes que celle-là… et si vous voulez m’en donner la mission, j’irai trouver moi-même ce Verdier de votre part.

Reinhold s’inclina de mauvaise grâce, tandis que don José Mira remerciait au contraire avec chaleur.

— Maintenant, reprit Rodach, je ne retiens plus monsieur le chevalier de Reinhold, à qui je demande pardon d’avoir retardé si longtemps son rendez-vous… Je ne voudrais pas néanmoins qu’il nous quittât sous l’impression pénible causée par la lecture de cette lettre… J’offrais, il y a quelques instants, mon aide à la maison de Geldberg ; je la lui offre encore, et, sans promettre positivement de réussir, je puis donner néanmoins de bonnes espérances.

— Avez-vous donc quelque moyen ?… demanda vivement Reinhoîd.

— C’est encore un peu vague dans mon esprit, répliqua Rodach ; mais j’ai soulevé des obstacles plus lourds que celui-là, et je puis vous dire : Ayez l’esprit tranquille…

Rcinhold ne demandait pas mieux que de prendre confiance : il se leva d’un front rasséréné déjà, et secoua cordialement la main de Rodach.

— Vous êtes notre providence, monsieur le baron ! dit-il tout haut.

Puis il ajouta, en se penchant à son oreille :

— Mais n’oubliez pas, je vous prie, que je vous attends chez moi dans une heure…

Rodach s’inclina, et Reinhoîd sortit.

Dès que la porte fut retombée derrière lui, le docteur avança son fauteuil et tâcha de se donner un air tout aimable.

Ce fut, à peu de choses près, sans succès, il faut bien le dire. Néanmoins, son visage prit une teinte beaucoup moins sinistre, et ses yeux caves eurent presque un sourire.

Quand il eut approché son siège à la distance jugée par lui convenable, il sortit de sa poche une large tabatière d’or, qu’il caressa d’un air méditatif.

Cela dura une seconde. Au bout de ce temps, il mit la tabatière sur le marbre de la cheminée, et se frotta les mains avec activité, en clignant des deux yeux tour à tour.

Le baron attendait.

Le docteur toussa, mangea une tablette contre le rhume et lissa du doigt ses rudes sourcils.

Rodach attendait, plus grave et plus froid que jamais.

— Oui, oui, dit enfin le docteur qui sembla soulever une montagne ; — oui certes, monsieur… c’est positivement mon opinion.

— Quoi donc ? demanda Rodach.

— À savoir, monsieur le baron, que vous êtes en ce moment la providence de la maison de Geldberg… Quand vous êtes arrivé, je ne vous cacherai point qu’un soupçon m’est venu…

— Quel soupçon ?

— C’est à peu près sans importance ; car, je ne vous le dissimulerai point, eussiez-vous même été ce que je craignais, je me serais encore appuyé sur vous de bon cœur, tant je méprise ces pauvres gens que vous venez de voir !…

— Vos associés ?

— Mes associés, répliqua le docteur avec un gros soupir ; hélas ! oui, monsieur le baron !

La glace était rompue. Mira le taciturne se sentait des paroles plein le gosier ; il n’avait plus que l’embarras de choisir.

— Mais nous reviendrons à ces messieurs, reprit-il ; j’en étais à parler de vous, et je disais qu’au premier moment je vous avais pris pour un envoyé de nos ennemis… peut-être pour un de nos ennemis en personne… Mais tous mes soupçons se sont évanouis l’un après l’autre. Depuis que vous avez passé le seuil de cette chambre, je vous examine avec un soin scrupuleux ; ce que j’ai vu, ce que j’ai deviné me donne confiance… Si la maison de Geldberg peut encore être sauvée, c’est assurément vous qui la sauverez !

Rodach salua silencieusement.

— Votre intérêt vous y porte, poursuivit le docteur ; et cela me réjouit véritablement de voir enfin un homme parmi nous !

— Dois-je penser que vous avez des sujets de plainte contre ces messieurs ? demanda le baron.

— J’ai mieux que cela, répondit don José en baissant la voix ; — je les déteste et je les méprise… Ne vous étonnez pas, monsieur Rodach, si je ne ménage nullement mes expressions vis-à-vis de vous ; je veux que la maison soit sauvée, et il me paraît indispensable que vous sachiez à quoi vous en tenir sur les associés de Geldberg… Le vieux Moïse, comme vous le savez, vit tout à fait retiré de ce monde : c’était une tête bien organisée pour le commerce, mais Dieu sait à quoi il s’occupe maintenant ! il ne faut plus compter sur lui. Son fils Abel est un pauvre garçon, orgueilleux et faible, myope d’esprit, mou, fat et gâté par le hasard qui lui a donné une certaine réputation d’habileté parmi les niais de la Bourse.

— Vous me semblez sévère, dit le baron.

— Je suis juste !… Monsieur le chevalier de Reinhold serait un homme assez complet, si le sort l’eût laissé à sa place d’aventurier vulgaire… Il ment avec une adresse passable, et son effronterie réussit à tromper quelquefois ; ses manières sont une contrefaçon à peu près réussie des allures du grand monde, et j’ai vu un nombre considérable de bourgeois qui le regardaient comme le type du grand seigneur… Malheureusement, il s’est trouvé à la tête d’une maison immense, et sa position l’a écrasé… Si le gracioso des Funambules débutait au Théâtre-Français, on le sifflerait ; de même tel aigrefin qui brillerait à la Bourse, parmi les prestidigitateurs de troisième ordre, ne sait point porter les millions. La pauvre tête de Reinhold a sauté ; il s’est cru un grand économiste ; il s’est agité follement pour masquer son impuissance, et a poussé jusqu’au grotesque les prétentions de sa vanité puérile… C’est lui qui est cause en grande partie de la retraite du vieux Moïse… il s’est jeté dans mille et une spéculations absurdes dont l’idée ne pouvait fermenter que dans son cerveau étroit !…

— Ses tentatives ont dû discréditer la maison ? dit M. de Rodach.

— Mon Dieu, pas précisément, répliqua le docteur ; Reinhold possède à ce sujet une certaine adresse. Ses spéculations, d’ailleurs, s’attaquent généralement à la misère, et la misère, qui ne sait pas se défendre, n’a pas même la force de se plaindre… Ce serait tout profit pour un homme de tête !… Occupez-vous de prendre au pauvre la moitié de son pain quotidien, et l’on vous déclarera philanthrope… L’affaire du Temple, qui est, en définitive, une damnable usure, puisque Reinhold, sous prétexte de payer le loyer de ces malheureux, leur prend une bonne part de leur bénéfice, lui a donné une réputation de charité fort recommandable… Ce qui est dangereux, c’est la multiplicité folle de ses entreprises et le droit qu’il a de puiser à notre caisse pour réaliser toutes ces pauvres lubies… Reinhold est pour la maison un fardeau inutile, une excroissance odieuse qui peut devenir mortelle, si on ne l’extirpe pas à temps.

— Et en votre qualité de docteur, demanda Rodach, auriez-vous l’envie d’essayer cette cure ?…

— Monsieur le baron, répondit Mira, j’ai des propositions fort importantes à vous soumettre, et j’espère que vous ne vous repentirez point de m’avoir accordé quelques minutes d’audience… Mais, auparavant, il me paraît indispensable de vous dire un mot au sujet des trois filles de M. de Geldberg…

» La plus jeune est encore une enfant. Elle ignore tout ce qui se passe dans la maison, et ses sœurs n’ont pas eu le temps de la perdre… »

Pour la première fois, depuis le début de l’entretien, l’œil de Rodach s’anima légèrement, et laissa percer de l’intérêt.

— La seconde, poursuivit le docteur, serait une excellente femme peut-être, si elle n’avait point de sœur aînée ; cette sœur aînée a pour mari un agent de change qui était riche et qu’elle a ruiné… Elle est belle comme un ange et méchante comme un diable… Si un compte pouvait s’établir entre elle et la maison, nous aurions bien à l’heure qu’il est quinze cent mille francs ou deux millions en caisse.

— Avait-elle donc une quatrième clef ? demanda le baron.

— Non, répondit Mira, mais elle se servait de celle de l’un de nous.

— Et que pouvait-elle faire de tout cet argent ?

— Elle est joueuse, mais elle gagne plus souvent qu’elle ne perd, et je la crois bien riche !… Elle doit avoir dans Paris un agent qui place sous un nom d’emprunt les sommes énormes qu’elle détourne journellement… C’est une femme étrange… un caractère fort, un esprit d’élite et point de cœur… ou du moins pas de pitié ! se reprit le docteur en appuyant son front contre sa main ; — car il y a en elle un amour profond, qui aurait pu être une vertu et qui l’a poussée plus avant dans le vice… C’est un être bizarre qui a deviné le mal et qui aurait compris le bien, une nature audacieuse et bien résolue, sachant tout oser et tout feindre, femme par le caprice désordonné, par la passion emportée, homme par la volonté indomptable, démon par l’astuce froide et la patience de tromper.

Le visage du docteur avait perdu ce masque de pédantisme glacé qui le couvrait d’ordinaire. Il y avait autour de ses lèvres un sourire amer et triste ; ses yeux rêvaient et les paroles tombaient comme malgré lui de sa conscience.

— Je l’ai connue enfant, poursuivit-il avec lenteur et d’une voix adoucie. — Je crois que c’était une belle âme !… Je l’ai connue jeune fille, et j’ai pu lire parfois dans le livre vierge de sa pensée… Sait-on ce que sont les femmes, et y a-t-il un Dieu ? Quand je songe à ces jours, je doute, voilà tout… Durant quelques mois, elle resta en équilibre entre ces deux voies ouvertes que les hommes ont appelées le bon et le mauvais… Livrée à elle-même, quelle route eût-elle choisie, je ne peux pas le dire… Ce qui est certain, c’est qu’il y eut une voix pour murmurer des paroles de séduction à son oreille… Un homme se trouva sur son chemin pour lui dire que la vertu n’est que mensonge, et qu’il n’y a rien au ciel… Un homme à la parole railleuse, au doute sincère et profond ; un homme qui se fit un bonheur de glacer ses jeunes élans et de façonner l’âme de la jeune fille à l’image de son âme, à lui, qui était usée et flétrie… Cet homme l’aimait d’un amour impossible à peindre, et il la posséda…

Le docteur s’interrompit pour respirer avec force ; sa poitrine semblait s’élargir ; un éclat fauve s’allumait dans son œil.

— Ce fut un triomphe plein d’enivrement, reprit-il d’un accent ému. Sara était belle comme une perle d’Orient… Elle entrait dans sa quinzième année… Jamais fille d’Ève ne fut si comblée de grâces et de charmes… L’homme qui fut son maître un instant avait dépassé déjà depuis bien des années les limites de la jeunesse : il aurait pu être le père de sa maîtresse ; — mais cet homme, depuis les jours de son adolescence, comprimait de force les élans de son cœur, et se donnait tout entier à des labeurs solitaires… Cet homme n’avait jamais aimé ; il ne savait que les misères de la passion et ces poignants désirs qui tourmentent l’anachorète. Ce fut le paradis ouvert !…

Rodach écoutait, les mains croisées sur ses genoux ; sa physionomie et son attitude peignaient la plus sincère indifférence. Le docteur, au contraire, était ému jusqu’à l’angoisse.

Cela formait un contraste bizarre. Le Portugais, d’ordinaire si calme et si roide, laissait passer l’unique passion de sa vie, qui s’exhalait en une plainte triste et presque poétique ; mais cette plainte glissait sur l’âme de son compagnon comme un vain bruit. — Rodach ne témoignait nulle impatience ; son regard ne donnait nul signe d’intérêt.

Et le docteur poursuivait, emporté sur la pente de ses souvenirs ; on ne l’encourageait point, et il continuait d’épancher son âme, comme un enfant trop faible pour garder un secret, lui dont la conscience close ne s’était jamais ouverte aux regards d’un ami !

C’était un étranger qu’il choisissait pour confesseur ; c’était presque un inconnu, c’était peut-être un ennemi…

— Cela dura deux ou trois mois, reprit-il. On peut vivre des années seul et triste, après quelques jours d’un si grand bonheur !… Monsieur le baron, avez-vous deviné qui était cet homme ?

— Non, répondit Rodach d’un air distrait.

José Mira le regarda un instant en silence. On eût dit que ses yeux caves, et dont la prunelle morne n’avait jamais reflété peut-être un sentiment de pitié, allaient pleurer.

— C’était moi ! continua-t-il d’une voix étouffée.

Le baron ne manifesta point de surprise.

— Entendez-vous, monsieur ! s’écria le docteur avec une sorte d’emportement, — c’était moi ! Je m’étais glissé auprès de l’enfant sans défiance ; j’avais dépensé des années à façonner ce cœur à ma guise, et, pour ce long travail, j’eus deux mois de bonheur !… Devinez-vous ?… Après ces deux mois, je restai amoureux, plus amoureux !… je devins fou ; on me fit esclave !… et, depuis ces deux mois, quinze ans se sont écoulés !…

Les lèvres de Mira tremblaient convulsivement, et la pâleur de sa joue était livide.



CHAPITRE III.

JEUDI, 8 FÉVRIER, À MIDI.

— Monsieur, dit Rodach à Mira, je pense que vos confidences doivent se rapporter plus ou moins à l’état présent de la maison de Geldberg… mais je ne saisis pas le lien, et je vous prie de me le rendre sensible.

Une fois en sa vie, le docteur avait mis son âme à nu ; il la referma froissée.

Il venait de confesser un crime odieux, comme on raconte les épisodes parfumés d’un premier amour. C’étaient ses beaux jours à lui, ses souvenirs aimés, son âge d’or. Il eut de l’indignation à voir le baron rester froid devant sa confidence.

— Comme vous le dites, monsieur, répliqua-t-il en rappelant brusquement son calme habituel, — cela se rapporte à la maison de Geldberg… Je ne me serais pas permis de prendre vos moments pour écouter un récit qui n’eût regardé que moi seul… Un seul mot vous fera tout comprendre : Sara me doit plusieurs millions.

— Et vous avez sans doute des titres ?

— Je n’ai rien.

Le baron attendit que Mira s’expliquât davantage.

La figure de celui-ci exprimait maintenant de la défiance, et il semblait au regret de s’être avancé, mais il n’était plus temps de reculer.

— Monsieur le baron, reprit-il d’un ton chagrin, je ne puis dire que j’aie conservé tout l’espoir qu’avait fait naître en moi votre venue… la froideur avec laquelle vous accueillez mes ouvertures me donne à craindre de m’être trompé sur vos véritables intentions… Néanmoins, j’irai jusqu’au bout… je suis fou, je vous l’ai dit, et ma folie est incurable, car j’aimerai toujours cette femme qui me hait et qui désire ma ruine… Mais toute folie a ses heures lucides… Quand je suis loin d’elle et que je réfléchis, je me révolte : je désire ardemment me soustraire à son joug… mes pensées d’ambition que sa tyrannie tue, renaissent plus vivaces et plus fortes… la fortune qu’elle m’a prise, je veux la regagner !… la maison de Geldberg qu’elle a minée d’un côté, tandis que Reinhold et Abel la sapaient de l’autre, je veux la relever, la relever à mon profit, — à mon profit et au vôtre, monsieur le baron de Rodach, s’il vous plaît d’abandonner mes deux collègues, pour devenir exclusivement mon allié.

Il était dit que le baron ne s’étonnerait de rien.

— Cela ne me paraît pas impossible, monsieur le docteur, répliqua-t-il le plus naturellement du monde ; — veuillez seulement vous expliquer tout à fait.

Le docteur José Mira ne gardait aucune trace de l’émotion qui l’avait surpris naguère, mais son visage n’avait pas non plus en ce moment cette expression d’immobilité morne que nous lui avons vue jusqu’ici. Il regardait le baron en face, et ses yeux avaient un rayon vif d’intelligence et de volonté.

Rodach attendait, impassible et prêt à tout.

— La maison de Geldberg est à nous, poursuivit le docteur, si nous voulons agir de compagnie… Le rendez-vous que je vous ai demandé n’avait pas d’autre objet que celui-là.

— Monsieur le docteur, je vous écoute.

— Vous arrivez d’Allemagne avec des traites sur nous pour une somme considérable… vous nous tenez… il se trouve que votre intérêt est de nous ménager et même de nous soutenir ; mais votre intérêt pourrait être tout autre, et, en ce cas. Dieu sait que la maison serait bien malade !…

» Suivez, je vous prie, avec attention. Abel n’a rien qu’une demi-douzaine de chevaux qu’il croit de race : Reinhold, malgré son adresse et son absence de préjugés, n’a que des dettes. Madame la comtesse Lampion est riche, mais sa fortune ne nous regarde pas. Quant au vieux Moïse, je ne sais trop que dire ; il y a autour de lui un mystère que je n’ai point deviné… Cette solitude où il se confine doit cacher quelque chose, — mais que cache-t-elle ?

» J’ai acquis la certitude que personne, dans la maison, n’en sait plus long que moi à ce sujet ; ses employés, son fils, ses filles partagent la même ignorance.

» En tout cas, quel que soit son secret, il est évident que la maison ne peut point compter sur lui.

» Et la caisse sociale est vide… Je pense que vous me comprenez ?…

— Je commence… veuillez achever.

— Mon Dieu ! il ne me reste pas grand’chose à ajouter, sinon que madame de Laurens me doit une somme énorme, et qu’avec l’adresse je puis la recouvrer.

— Après…

— La somme recouvrée, je me trouve riche vis-à-vis de mes associés pauvres… vous arrivez menaçant ; moi seul je possède les moyens de vous satisfaire… il est évident que si nous nous liguons, la maison est entre nos mains.

— C’est vrai, dit Rodach ; — mais n’est-elle pas déjà entre les miennes ?

— Permettez !… Je puis avoir mon argent dans quelques jours… Si la maison solde votre compte, vous perdez en réalité la seule arme qui puisse nous faire peur ; car, soit dit entre nous, monsieur le baron, les secrets que vous avez pu surprendre sont graves… mais il y a bien longtemps que tout cela est passé !… mais le château de Bluthaupt est bien loin de Paris, et il faudrait des preuves…

— J’ai des preuves, interrompit le baron ; — quelque part dans Paris, j’ai déposé ce matin une petite caisse apportée d’Allemagne, et qui contient de quoi vous faire monter tous les trois sur l’échafaud, messieurs les associés de Geldberg.

Le docteur recula instinctivement sur son fauteuil, et attacha sur Rodach son regard épouvanté.

Celui-ci n’avait jamais montré un visage plus calme.

— Je n’ai point parlé de cela devant ces messieurs, reprit-il, — parce qu’ils ont baissé pavillon tout de suite, et que la menace m’a paru superflue vis-à-vis de gens qui s’avouaient vaincus d’avance… À vous, monsieur le docteur, je vous en parle, mais froidement, remarquez-le bien, et sans intention de vous effrayer… La preuve, c’est que je vous dis volontiers tout de suite que je ne suis pas éloigné d’accepter votre alliance.

Le front de Mira s’éclaircit un peu.

— Pourrait-on savoir ce que contient cette cassette ? murmura-t-il avec un reste de crainte.

— Je n’ai nulle raison pour en faire un mystère… Elle contient des lettres de vous, monsieur le docteur, datées du château de Bluthaupt en 1823 et 1824… Ces lettres sont rédigées, je dois le dire, avec une extrême prudence, mais elles se trouvent expliquées ou à peu près par d’autres lettres de Van-Praët, du Madgyar, de M. de Reinhold et de Mosès Geld lui-même, écrites à diverses époques…

— Et comment avez-vous pu vous procurer tout cela ? murmura le Portugais.

— C’est la chose du monde la plus simple… Zachœus Nesmer était votre associé à tous, mais non votre ami… Il vivait incessamment dans la pensée qu’un conflit pouvait, d’un jour à l’autre, s’élever entre vous… et, depuis la première heure de votre association, il préparait des armes pour le moment de la bataille.

— Depuis plus de vingt ans ! dit Mira…

— Mon Dieu oui… ces têtes germaniques ont la bosse de la prudence… Si jamais nous en venons à une discussion, docteur, je vous donnerai des détails beaucoup plus satisfaisants sur le contenu de ma cassette, car je suis loin de vous en avoir fait l’inventaire complet… Mais aujourd’hui, nous sommes en paix et nous pouvons reprendre notre négociation sans nous préoccuper d’un cas de guerre qui pourra ne jamais venir.

Le docteur avait compté d’abord sur une réussite tout aisée ; puis il avait presque désespéré, tant la batterie démasquée tout à coup par son adversaire lui avait semblé redoutable. Maintenant, il reprenait espoir ; ces armes, si terribles qu’elles fussent, Rodach hésitait à s’en servir ; donc, il avait un intérêt à ne point entamer la guerre.

Tandis que le docteur réfléchissait, faisant au-dedans de lui-même une manière de bilan de ses périls et de ses chances, Rodach reprit, comme s’il avait eu intention de le rassurer :

— Établissons bien la situation, je vous prie… Je suis fort, mais quelle raison pourrais-je avoir de vous nuire gratuitement ?… Mon intérêt est manifeste : je veux recouvrer pour mon pupille les créances de la succession Nesmer ; et en même temps, si la chose n’est pas impossible, me créer à moi-même, en tout bien tout honneur, une petite fortune.

Le front du Portugais se rasséréna tout à fait. Le baron découvrait enfin un côté faible. On allait s’entendre.

— Il est bien évident, reprit Rodach, que je n’ai pas attendu ce moment pour comprendre le véritable état des choses… la preuve, c’est que j’ai déjà tiré vingt mille francs de ma poche, et que je me suis mis complètement à la disposition de la maison. Pour moi, le principal c’est que la maison vive et qu’elle ait de quoi payer… Maintenant, vous m’offrez quelque chose de mieux, un partage à deux au lieu d’un partage à quatre… avant d’accepter, j’ai voulu seulement vous faire bien sentir que je pourrais exiger la part du lion…

— Et que vous êtes généreux en ne prenant que moitié, interrompit le docteur. — Je vous accorde cela, monsieur de Rodach, d’autant plus aisément, que c’est sur vous que je compte pour obtenir mon apport dans notre nouvelle société.

— Cette fois, je ne comprends pas du tout, dit le baron.

— Ne vous ai-je pas avoué que j’aime cette femme ! murmura le docteur. — Que je l’aime d’une passion incurable et insensée !… Ne vous ai-je pas avoué que je suis son esclave, et qu’un mot d’elle suffit pour me faire tout oublier !… Si je me rends vers elle moi-même, je suis sûr d’avance d’être vaincu, et je n’espère qu’en votre aide…

— Mon aide vous est acquise, répliqua Rodach sans hésiter ; donnez-moi les moyens de plaider votre cause, et je la plaiderai.

Le docteur rapprocha son fauteuil, tant il eut de contentement à voir la négociation marcher ainsi sur des roulettes.

Il caressa de nouveau sa large boîte d’or, et recommença toute la pantomime que nous avons décrite au début de cette entrevue.

C’était pour lui une manière d’exorde muet et par insinuation.

Au bout de quelques secondes, il mit ses deux coudes sur ses genoux et se pencha en avant ; puis il reprit la parole d’une voix discrète et toute confidentielle.

Rodach l’écoutait attentivement.

Cela dura dix minutes, au bout desquelles le baron se leva.

— C’est une affaire entendue, monsieur le docteur, dit-il. Je n’ai point encore pris de rendez-vous à Paris depuis mon arrivée, par conséquent l’heure et le jour me sont indifférents.

— Il faut songer aux échéances, répondit Mira ; c’est jour de payement le 10… S’il vous plaît, je prendrai rendez-vous pour le 8.

— Pour le 8, soit.

— À midi, si l’heure peut vous convenir.

— Midi me convient parfaitement.

— N’oubliez pas surtout !… jeudi prochain, 8 février, à midi, vous serez chez madame de Laurens.

— Je m’y engage, monsieur le docteur.

— Monsieur le baron, je compte sur vous et je vous prie d’accepter mes remerciements bien sincères.

Mira tendit sa main que Rodach toucha.

Ils se séparèrent, et, au moment où Rodach passait le seuil, il put entendre la voix du docteur qui répétait par excès de précaution :

— Jeudi, 8 février, à midi !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était dans une sorte de boudoir, meublé avec un luxe fort coûteux, mais privé jusqu’à un certain point de ce goût qui donne du prix à toutes choses.

Il y avait des meubles magnifiques, affectant des formes bizarres et des façons prétentieuses de se tenir sur leurs quatre pieds. Le tapis valait son pesant d’or ; les rideaux éblouissaient, et les draperies qui habillaient les murailles se cachaient presque sous une profusion de cadres guillochés. On voyait là quelques tableaux de maîtres et beaucoup de croûtes, achetées un prix fou. Les billets de banque ne savent point donner le sentiment d’artiste, ni même ce tact irraisonné qui était, dit-on, l’apanage des vrais grands seigneurs.

Un pain de sucre, enveloppé de brocard, est toujours un pain de sucre, et Turcaret a beau faire…

Outre les tableaux, il y avait des statuettes, des vases du Japon et toutes sortes de chinoiseries.

La cheminée était encombrée, la console regorgeait, les étagères fléchissaient.

C’était un de ces réduits où l’on ne peut point entrer, quand on a le caractère bien fait, sans dire : C’est un petit musée ! Quelle nature d’artiste vous avez ! C’est un vrai sanctuaire ! délicieux ! ravissant ! adorable ! — et autres…

L’impôt est fixé ; il faut dire cela ou ne point passer sur le seuil.

La divinité du temple était ici tout bonnement le jeune M. Abel de Geldberg.

Au moment où nous soulevons un coin de la draperie de soie qui tombait à plis chatoyants sur la porte d’entrée, Abel était assis au coin de son feu, vis-à-vis du baron de Rodach.

Le jeune M. de Geldberg avait une robe de chambre inouïe, et des babouches comme il n’est point possible d’en rêver.

Dans l’impuissance où nous sommes de peindre convenablement les suavités de sa chauffeuse favorite, nous faisons appel à l’imagination de nos lecteurs.

Il n’y avait pas plus d’une minute que le baron avait été introduit. Abel venait d’achever les compliments préliminaires, et lui offrait des cigares de la Havane dans un étui O-jib-be-was.

Le baron accepta le cigare, sans trop regarder l’étui.

— Mon Dieu, monsieur le baron, dit Abel en lui tendant du feu dans une cassolette fabriquée aux sources du Nil, — j’ai pris la liberté de vous faire venir dans ma pauvre mansarde, et j’espère que vous voudrez bien m’excuser.

Le baron lui rendit la cassolette, et lança une bouffée tout affirmative.

Il était peut-être le premier mortel qui fût entré dans le sanctuaire sans dire une sottise, en lorgnant les croûtes somptueusement encadrées.

Abel lui en gardait de la rancune ; mais le peu d’esprit qu’il avait suffit à comprendre que la rancune serait ici dépensée en pure perte.

— C’est fort aimable à vous, monsieur le baron, reprit-il en mettant à manier le meuble abyssinien toute l’aisance d’un connaisseur, — d’avoir bien voulu vous souvenir de ma petite requête…

— Je suis venu, monsieur, répondit Rodach, parce que, dans la position où nous nous trouvons vis-à-vis l’un de l’autre, j’ai pensé que vous pourriez avoir à me faire quelque ouverture importante.

Abel s’était improvisé à l’avance toute une série de façons cavalières ; mais la froideur de M. de Rodach dut changer ses allures et couper court à toute tentative de familiarité prématurée.

— Monsieur le baron, répliqua-t-il, vous ne vous êtes point trompé ; j’ai en effet une proposition à vous faire, et je désire vivement qu’elle vous agrée… Dans la crainte d’abuser de vos moments, j’entrerai, s’il vous plaît, tout de suite en matière.

Rodach approuva d’un geste courtois, et s’arrangea commodément pour écouter.

— Voici le fait, poursuivit Abel : depuis fort longtemps, j’ai cru m’apercevoir que le docteur Mira et M. le chevalier de Reinhold ont un ou plusieurs secrets auxquels ils ne me font point l’honneur de m’initier… Aujourd’hui, quelques mots prononcés par vous ont changé mes doutes en certitude. Je ne vous demande aucune révélation à ce sujet, monsieur le baron ; mais il est évident pour moi qu’il y a, dans le passé de Reinhold et de Mira, quelque ténébreuse histoire où se trouve mêlé, de manière ou d’autre, M. de Geldberg, mon père…

— Il y a, en effet, quelque chose comme cela, répondit Rodach.

Abel attendit une seconde, croyant que son compagnon allait ajouter quelques mots d’explications ; il n’en fut rien.

Le baron brûlait son cigare avec la lenteur d’un adepte, et lançait au plafond de belles spirales de fumée.

— C’est donc un fait acquis, poursuivit Abel ; eh bien ! monsieur, malgré mon ignorance entière à cet égard, je puis vous affirmer hardiment que mon pauvre père fut une dupe entraînée et non point un coupable… Je connais sa nature faible et bonne… et je connais le caractère de messieurs mes associés… Il est inutile de chercher ici ses phrases :

» Reinhold est un misérable que rien n’arrête, et ce lugubre coquin de docteur ne vaut pas mieux que Reinhold !… »

— Est-ce pour me dire cela que vous m’avez donné un rendez-vous ? demanda Rodach en secouant du petit doigt la cendre de son cigare.

— Non, monsieur, répondit Abel ; je vous ai demandé une entrevue, parce que votre intérêt m’a semblé le même que celui de la maison, et parce que j’ai voulu mettre en vos mains une affaire dont l’issue est pour nous tous, — je parle commercialement, — une question de vie ou de mort.

Abel se recueillit un instant, pour se rappeler les termes préparés de son discours ; puis il poursuivit :

— Meinherr Fabricius Van-Praët, d’Amsterdam, a sur nous une créance exigible de près d’un million et demi.

— Ah ! fit Rodach négligemment, — tant que cela ?…

— Je puis mieux que personne en donner le chiffre, puisque je suis chargé de traiter directement avec la maison Van-Praët… Voilà déjà plusieurs mois que ce correspondant, à bout de patience, nous a fait parvenir des menaces… s’il n’a point usé encore de rigueur envers nous, je puis l’attribuer sans vanité à la diplomatie que j’ai déployée dans cette affaire. Mais toute chose a un terme… J’ai lieu d’être convaincu que le dernier délai de quinzaine accordé sur mes sollicitations pressantes ne sera désormais prolongé sous aucun prétexte.

— Et quand expire ce délai ? demanda le baron.

— Samedi prochain.

— Vous auriez encore le temps d’écrire…

— J’ai trop écrit !… une lettre nouvelle ne servirait absolument à rien… Je sais que les pouvoirs de la maison Van-Praët sont chez un agréé de Paris, et que les poursuites commenceront, en cas de non payement, samedi dans la journée.

Le baron tira son cigare de sa bouche, et le considéra fort attentivement.

— Mon cher monsieur, dit-il, vous m’annoncez là une nouvelle excessivement fâcheuse… Mais il me semble que je n’y puis rien.

— Peut-être, répondit Abel. — J’ai lieu de croire que meinherr Van-Praët serait disposé à nous traiter moins rigoureusement, s’il n’avait été poussé contre nous dans le temps par Yanos Georgyi et le patricien Nesmer lui-même… En définitive, son intérêt bien entendu ne serait point de faire tomber la maison… Je me rendrais bien auprès de lui de ma personne, mais, s’il faut dire toute la vérité, je crains de quitter Paris, et de laisser la maison entre les mains de ces deux hommes, qui l’ont déjà entraînée si près de sa ruine.

— Je conçois cela, dit Rodach très-sérieusement.

C’était le premier mot que l’on pût prendre pour un encouragement, et le jeune M. de Geldberg s’en trouva tout ragaillardi.

— Tandis que vous, monsieur le baron, reprit-il, je ne sais pas pourquoi je vous confierais tout ce que je possède au monde.

— C’est bien de l’honneur…

— Non pas !… Je suis doué, à ce qu’on dit, d’un esprit singulièrement pénétrant… je vous ai jugé tout de suite, et la rudesse même de votre franchise vous a gagné mon estime… Et puis vous êtes gentilhomme ; entre gentilshommes, on se comprend bien mieux et bien plus vite… Si ces misérables, que je suis forcé d’appeler mes associés, avaient une goutte de sang noble dans les veines…

Rodach eut la vertu de ne point sourire…

— Il me semble que M. le chevalier de Reinhold… commença-t-il.

Abel haussa les épaules avec pitié.

— Bourgeois, cher monsieur, répliqua-t-il, bourgeois depuis les cheveux de sa perruque jusqu’à la plante de ses pieds plats !… vous n’avez pas d’idée de ce que je souffre !… Mais, pour en revenir, il est certain que votre position vis-à-vis de nous vous rend excessivement fort… moi, d’un autre côté, je porte le nom auquel se rattache tout le crédit de la maison… Si une fois l’affaire Van-Praët est heureusement arrangée, je regarde la crise comme finie, et je crois que l’avenir est à nous… je vous parle avec une complète franchise ; veuillez me répondre de même. Ne pensez-vous pas que nous pourrions éliminer ces deux hommes, que nous méprisons également, et former à nous deux une association ?

— Si fait, répliqua le baron.

La figure d’Abel s’éclaira.

— Parbleu ! s’écria-t-il, je suis enchanté de vous entendre parler ainsi, cher monsieur… ces deux êtres me pèsent plus encore que je ne puis le dire !… et il me sera, au contraire, infiniment honorable d’avoir pour associé un homme tel que vous !

Rodach salua.

— Je ne fais pas ici de compliments, poursuivit le jeune homme, — et, pour vous donner une preuve de la profonde confiance que j’ai en vous, je suis prêt à remettre entre vos mains cette affaire Van-Praët, qui est tout l’avenir de la maison… Consentiriez-vous à vous en charger ?

— Très-volontiers, — répliqua Rodach. — Nos intérêts sont ici évidemment les mêmes, et certaines connaissances que j’ai pu tirer de Zachœus Nesmer, mon ancien patron, me donneront, je l’espère, quelque autorité auprès de votre correspondant hollandais.

Abel eut un sourire où il tâcha de mettre beaucoup de finesse.

— J’ai bien compté un peu là-dessus, dit-il ; malgré mon ignorance de tous vos secrets, je fais mes petites observations, et j’agis en conséquence.

— Zachœus me l’avait dit bien souvent, riposta Rodach avec son grand sérieux ; — le jeune monsieur de Geldberg a un mérite au-dessus de son âge…

Abel prit cet air trop modeste où perce la naïveté de l’orgueil.

— Pur compliment ! murmura-t-il ; mais entendons-nous pour l’affaire de Van-Praët… Nous sommes au lundi, il faut deux jours pour recevoir des lettres d’Amsterdam… Si vous n’êtes pas chez Van-Praët jeudi, 8 février, dans la matinée, le contre-ordre n’arrivera pas à temps.

— Rien ne m’empêche, répliqua Rodach, d’être chez Van-Praët jeudi dans la matinée.

— Vous n’avez pas d’affaires à Paris ?

— Aucune ; j’arrive.

Abel se frotta les mains.

— C’est au mieux, s’écria-t-il ; j’avais peur de quelque obstacle ; mais maintenant j’ai votre parole et je ne crains plus rien… j’ai vu tout à l’heure, dans notre chambre du conseil, la manière dont vous traitez les affaires… et je parierais ma tête que vous aurez un plein succès !

— Je l’espère ainsi, dit Rodach.

— Quand vous reviendrez, nous nous occuperons de mes chers associés… pendant votre absence, je me charge de préparer les voies.

Rodach se leva et jeta dans le foyer le reste de son cigare.

— Je compte sur votre habileté, mon cher monsieur, dit-il, et, quant à moi, je ferai de mon mieux.

— Souvenez-vous qu’il faut être rendu à Amsterdam jeudi prochain, 8 février, à midi au plus tard !

— Je partirai demain en poste, et je prends l’engagement formel de frapper jeudi prochain à la porte du digne Van-Praët avant que midi ait sonné.

— Voulez-vous que je vous fasse la conduite jusqu’au premier relai ? demanda Abel.

— Si ce n’est point pour vous trop de peine, j’accepte avec reconnaissance.

— Comme cela, pensa le jeune homme, je serai bien sûr qu’il partira ! En vous conduisant, poursuivit-il tout haut, je vous apporterai ma procuration, tous les dossiers de l’affaire, et je vous donnerai les derniers renseignements qui pourront vous être utiles… À demain donc, cher monsieur !

— Cher monsieur, à demain.

Les deux nouveaux associés se serrèrent la main d’amitié grande, et M. le baron de Rodach prit congé.

Quand il fut sorti, le jeune Geldberg se frotta les mains d’un air triomphant.

— Quelle corvée de moins ! s’écria-t-il ; voilà un brave homme qui se croit sans doute bien profondément diplomate, avec son air grave et sa froideur d’emprunt !… Il n’en est pas moins vrai qu’il a fait tout ce que j’ai voulu.

Il eut un rire machiavélique, et se regarda dans sa glace pour voir s’il ressemblait aux portraits de feu M. de Talleyrand.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait dix minutes environ que Rodach avait quitté le sanctuaire du jeune de Geldberg.

Il se promenait bras dessus bras dessous avec M. le chevalier de Reinhold sur une petite terrasse communiquant avec l’appartement de ce dernier.

Ils poursuivaient une conversation commencée.

— Je savais bien que nous nous entendrions à merveille, disait le chevalier ; — d’abord vous avez trop d’esprit pour n’être pas entièrement de mon avis sur ce petit sot d’Abel, et sur ce malheureux docteur, qui me représente toujours un traître de mélodrame. Évidemment, il faut les éliminer tous les deux… En second lieu, vous êtes trop habile pour ne pas sentir l’extrême importance de cette démarche auprès du Madgyar Yanos… Mais il ne suffit pas de reconnaître tout cela, et le temps nous presse furieusement.

— Je ne demande pas mieux que d’agir, répliqua Rodach.

— À la bonne heure !… Voyez-vous, il est pour moi manifeste que le seigneur Yanos et meinherr Van-Praët se sont entendus pour nous attaquer en même temps… Ils ont fixé tous les deux au 10 de ce mois leur dernier délai… Eh bien ! parons le coup qui me regarde, et laissons cet étourneau d’Abel se débrouiller comme il pourra !

— Cela me va.

— Il ne pourra rien contre les poursuites de son gros Hollandais, et nous ne l’en trouverons que plus facile à écraser…

— C’est clair comme le jour.

— Mais il ne faut pas nous endormir, savez-vous ! nous n’avons que tout juste le temps, et, pour bien faire, baron, il faudrait que vous fussiez à Londres… attendez donc !

Il compta sur ses doigts, puis il reprit :

— Jeudi prochain, 8 février, avant midi.

— C’est au mieux, dit Rodach.

— Voyons, réfléchissez bien… N’avez-vous nul empêchement ?

— J’arrive d’Allemagne, et je n’ai encore vu personne.

— Alors, vous pouvez me donner une certitude ?…

— Je puis prendre l’engagement très-sérieux, interrompit M. Rodach, — de me trouver à Londres jeudi prochain, 8 février, avant l’heure de midi…

CHAPITRE IV.

LE CHEVALIER DE REINHOLD.

José Mira et Abel de Geldberg avaient certes d’excellentes raisons pour se concilier l’aide du baron de Rodach. Mira se sentait faible contre un amour de quinze ans, d’autant plus puissant qu’il avait duré davantage et qu’il trônait au fond d’un cœur vide, où tout autre sentiment s’était éteint. Abel voulait rester à Paris, où le retenaient impérieusement sa danseuse et ses chevaux d’abord, puis la crainte de quelque coup pendable, monté, en son absence, par ses deux dignes associés.

Le docteur et Abel voyaient, en outre, que la maison était entre les mains de M. de Rodach. L’avance considérable qu’il avait faite de lui-même et sans y être poussé leur donnait une haute idée de sa position financière, et faisait en même temps supposer chez lui une facilité de caractère dont il serait aisé de profiter.

De là les offres d’association. Et ces offres n’étaient point, comme tout le reste, une comédie jouée.

Abel et Mira souhaitaient bien sincèrement enter leur faiblesse attaquée sur la force de cet homme, qui semblait riche et ferme.

Mais ni Abel ni Mira n’avaient, pour ce faire, des motifs si pressants que ceux de M. le chevalier de Reinhold.

Celui-ci était en effet dans la même situation qu’eux ; en outre, il avait à régler une affaire difficile et dont sa poltronnerie s’exagérait les dangers réels.

L’échec qu’il venait de subir, dans le duel de Verdier contre le jeune Franz, diminuait de beaucoup sa confiance en lui-même, et laissait subsister des embarras dont il avait cru se délivrer.

Il était malade d’esprit, et voyait tant d’obstacles surgir le long de sa route, que le découragement lui venait ; il lui fallait absolument un auxiliaire.

En ce moment où sa faiblesse morale était doublée par l’insuccès, la seule pensée d’affronter le Madgyar Yanos lui donnait le vertige, et ce voyage de Londres l’épouvantait à tel point, qu’avant de l’entreprendre, il eût regardé, les bras croisés, la ruine de la maison de Geldberg.

Ce Madgyar était un terrible homme. Vingt ans écoulés n’avaient point changé sa nature batailleuse. Il avait fait fortune, mais il avait gardé ses colères sauvages, et ne savait point dénouer une discussion autrement qu’avec le sabre.

Cela même lui avait fait une renommée dans la cité de Londres. Il était lion de par ses grands pistolets. Dans la ville anglaise, où toutes les sortes d’excentricités sont appréciées, on admirait fort ce marchand qui avait eu cinquante duels et jamais de procès.

Le pauvre chevalier de Reinhold aurait mieux aimé avoir cinq cents procès qu’un seul duel.

Aussi, à voir le baron de Rodach accepter si aisément ses ouvertures, il ne se sentait pas de joie.

C’était là un succès ! le baron allait affronter la bataille à sa place, et lui retirer les marrons du feu. — Quel digne homme que ce M. de Rodach !

Comme il était venu à propos, avec ses grands airs de menace qui avaient abouti à toutes sortes de gracieusetés ! Il payait les dettes de la maison ; il promettait de l’argent pour cette fête d’Allemagne, qui était comme le va-tout du jeu hardi que jouaient les associés de Geldberg ; il se faisait fort de réparer quelque jour la maladresse de ce coquin de Verdier ; enfin, il acceptait une mission diabolique qui pouvait réussir, mais où il y avait assurément des balafres en perspective.

Et tout cela pour recouvrer des créances auxquelles, la prospérité une fois revenue, on tâcherait bien de ne point faire honneur !

Le digne homme ! l’excellent homme ! et que le patricien Zachœus Nesmer avait eu raison de mourir !…

Ce brave M. de Rodach menaçait bien quelquefois, et il avait en main des armes qu’on ne pouvait point dédaigner, mais c’étaient des armes courtoises ; il n’en voulait point faire usage, et, au lieu de frapper, il aidait, le charitable cœur !

Reinhold se moquait de lui au fond de l’âme, et riait sous cape tant qu’il pouvait.

— Il est évident, monsieur le baron, dit-il, que vous avez compris d’une façon toute supérieure le fort et le faible de votre position vis-à-vis de nous… D’autres auraient essayé follement des mesures rigoureuses, mais votre haute raison vous en a montré le danger… Avec la marche que vous suivez, vous êtes bien sûr non-seulement d’être payé intégralement, mais encore de vous faire l’un des chefs de la maison de Geldberg, qui, j’en ai l’espérance, ne connaîtra bientôt plus que deux chefs, — vous et moi, monsieur le baron.

— J’en accepte l’augure, répliqua Rodach.

— À merveille ! pensait Reinhold, garde tant que tu voudras cet air rogue et froid, mon camarade !… Tu as, ma foi, bien le droit d’être fier, et la besogne que tu fais te vaut ma sincère estime !…

— On se rend à Londres en trente-six heures, reprit-il tout haut, — mais personne ne peut compter sur la mer, et pour être sûr d’arriver à temps, vous feriez bien de partir dès demain matin.

— Je n’ai absolument rien à faire à Paris, répliqua le baron, sinon quelques commissions de peu d’importance, qui prendront à peine ma soirée d’aujourd’hui… je partirai quand vous voudrez.

Reinhold lui serra le bras fort amicalement.

— Vraiment, baron, il faut vous admirer ! s’écria-t-il. Toujours prêt !… jamais d’obstacles !… Comme tout marchera merveilleusement, quand nous dirigerons à nous deux les affaires de la maison !… Pour ma part, je me sens disposé à être non-seulement votre associé, mais votre ami, dans toute la force du mot !…

Reinhold mit une belle chaleur à prononcer cette déclaration.

Il y eut comme un tressaillement léger dans les muscles du visage de M. le baron de Rodach, qui était resté jusqu’alors impassible. Sa paupière se baissa, mais pas assez rapidement pour cacher un vif éclair qui scintilla dans son œil ; une ride amère se creusa sous sa moustache rabattue.

Ce fut l’affaire d’une seconde. Le chevalier de Reinhold n’eut pas le temps de s’en apercevoir.

Tout ce qu’il remarqua, ce fut l’accent bizarre que prit la voix du baron, tandis qu’il répondait :

— Entre associés, monsieur de Reinhold, il est toujours fort bon d’être ami, et rien ne s’oppose à ce que je sois le vôtre.

Le chevalier releva les yeux avec défiance, tant le ton de M. de Rodach contrastait avec ces pacifiques paroles. Il s’attendait presque à rencontrer un visage devenu hostile et de menaçants regards.

Mais les traits du baron avaient repris instantanément leur immobillité froide.

— Avant de nous séparer, poursuivit-il, je vous prierai de me donner tous les renseignements nécessaires pour mon voyage de Londres, et les papiers qui peuvent avoir trait à la mission dont je me charge.

Reinhold rentra dans son appartement et se dirigea vers son secrétaire. Au moment où il mettait sa clef dans la serrure, une réflexion parut le retenir…

— C’est que cela va être bien long ! dit-il ; les comptes sont un peu compliqués… Je pense vous avoir touché quelques mots de certain mariage qui est pour moi une affaire capitale… Je suis auprès de la jeune fille, et surtout auprès de sa mère, dans toute la ferveur de ces empressements bucoliques qui précèdent les fiançailles… Or, voici venir l’heure où je me rends chaque jour chez madame la vicomtesse d’Audemer… Vous serait-il indifférent de me donner un instant dans la soirée ?

— Impossible, répliqua Rodach, ce voyage, sur lequel je ne pouvais compter, va faire de moi un homme excessivement occupé jusqu’à la nuit.

— À cela ne tienne, cher monsieur !… Si vous voulez me laisser votre adresse, je me rendrai chez vous aussi tard que vous voudrez.

Le baron hésita un instant avant de répondre.

— Cher monsieur, dit-il enfin, je suis un homme à manies… j’aime à être absolument libre en voyage, et, je ne donne jamais mon adresse.

Le chevalier eut un malicieux sourire, et fit du doigt une menace maligne.

— Quelque histoire amoureuse ! je gage ! s’écria-t-il. Nous ne sommes pas sans savoir qu’il y a de belles dames en Allemagne ; et M. le baron n’est sans doute pas seul.

— Permis à vous de donner carrière à votre imagination, monsieur le chevalier.

— Mille pardons si j’ai été indiscret ! mais il faut pourtant que vous ayez ces documents avant votre départ.

— Voici bien une chose qui arrangerait la difficulté, — mais j’ai peur de déranger encore vos habitudes…

— Voyons, dit Rodach.

— D’ici à Boulogne, la diligence va plus vite que la malle-poste…

— Je vais arrêter ma place en sortant d’ici.

— Si vous n’y voyiez pas d’empêchement, j’aurais l’honneur de vous conduire jusqu’aux messageries et nous causerions en chemin.

Tout en parlant Reinhold se faisait le même raisonnement qu’Abel de Geldberg, et il se disait, lui aussi :

— Comme cela je serai bien sûr de mon homme, et tout faux-bond sera impossible…

Mais Rodach n’avait nulle envie de se soustraire à cette épreuve.

— Cela m’arrange parfaitement, répondit-il ; je serai chez vous demain de bonne heure, et nous partirons ensemble… Maintenant je vous laisse à vos affaires, monsieur le chevalier, et je vous souhaite bonne chance.

Il se dirigea vers la porte ; Reinhold, afin de lui faire les honneurs de la maison, le suivit en continuant la conversation commencée, et voulut l’accompagner jusque dans la cour.

Ils descendirent ensemble l’escalier principal et traversèrent les bureaux où les employés étaient en train de plier bagage.

Dans l’antichambre, il n’y avait plus qu’une seule personne assise sur les banquettes de maroquin vert.

Klaus continuait de s’y promener de long en large, avec son grave habit noir.

La personne qui attendait encore, à cette heure avancée, se tenait dans le coin le plus reculé de la pièce. C’était la pauvre mère Regnault, qui restait là depuis plus de trois heures, immobile, silencieuse, et tâchant de se faire oublier avec cette timidité d’instinct qui est l’apanage de la misère.

Au moment où Rodach et le chevalier passaient le seuil des bureaux, Klaus venait de répéter à la mère Regnault, pour la vingtième fois, peut-être, qu’elle n’avait nulle chance de revoir le chevalier.

La vieille femme ne répondait point, et demeurait comme affaissée sous son désespoir.

Klaus commençait à croire qu’elle avait l’intention de coucher dans l’antichambre.

La pauvre femme avait vu bien souvent, durant sa longue attente, la porte des bureaux s’ouvrir et des figures étrangères apparaître sur le seuil. À chaque nouvelle épreuve, elle se disait : Si la première personne qui sort n’est pas lui, je m’en irai…

La première personne qui sortait passait sans lui accorder un regard ; ce n’était pas M. le chevalier de Reinhold ; et pourtant la pauvre mère Regnault restait toujours…

Il lui semblait qu’en quittant cette maison, elle laissait sa dernière espérance. — Au dehors la honte inévitable l’attendait ; puis c’était l’agonie entre les murs d’une prison !…

Cette fois encore, quand la porte s’ouvrit, elle releva vivement ses yeux fatigués de pleurer, elle crut rêver ; tout ce qui lui restait de sang vint rougir sa joue ; elle se dressa sur ses jambes chancelantes, et un cri de joie s’étouffa dans sa poitrine.

Reinhold et M. de Rodach tournèrent à la fois leurs regards vers le coin d’où partait le cri. Ils virent la vieille femme qui tendait en avant ses bras tremblotants, et qui semblait affolée.

La figure du chevalier devint toute blême. Il s’arrêta court, comme s’il eût été près de marcher sur un serpent.

Rodach avait reconnu d’abord la vieille femme pour sa compagne d’attente. C’était tout. Mais lorsqu’il reporta ses yeux vers le chevalier, le trouble de ce dernier ne put lui échapper.

Qui pouvait causer ce trouble subit, sinon la pauvre femme ? Rodach l’examina de nouveau et plus attentivement.

Il remarqua sa pose suppliante et l’émotion profonde qui était sur ses traits flétris. Ce visage éveilla vaguement ses souvenirs.

Il ne pouvait point encore lui donner un nom ; il se rappelait ; il était sûr d’avoir vu la vieille femme quelque part…

Celle-ci contemplait le chevalier avec des yeux humides.

Le chevalier ne bougeait pas. Il clouait ses regards au sol, comme si la tête de Méduse eût été au-devant de lui.

Le regard de Rodach allait du chevalier à la bonne femme et de la bonne femme au chevalier. — Une idée était au seuil de son esprit, mais il ne comprenait point encore.

Klaus s’était arrêté à l’autre bout de l’antichambre. Il faisait des efforts inutiles pour garder cet air impassible et grave qu’il revêtait d’ordinaire en même temps que son bel habit noir. Il regardait de loin cette scène muette avec de gros yeux effarés, et se demandait ce qu’il pouvait y avoir de commun entre M. le chevalier de Reinhold, si fier, si riche, si insolent, et cette malheureuse vieille, qui osait à peine, naguère, lui adresser la parole, à lui, Klaus.

Madame Regnault, pour lui, ne valait guère mieux qu’une mendiante, avec son air humble et ses vêtements usés jusqu’à la corde. Comment expliquer l’effet étrange que produisait sa vue sur l’un des associés de la puissante maison de Geldberg ?…

Car il n’y avait pas à s’y tromper, il ne restait là que la vieille femme et lui, Klaus ; c’était bien elle qui pétrifiait ainsi M. le chevalier de Reinhold.

Comme de raison, Klaus avait beau s’interroger, son esprit ne lui faisait aucune réponse. C’était là, pour lui, un mystère inexplicable ; il restait là planté comme un mai, les bras tombants et les yeux hors de la tête.

À mesure que ce silence et cette immobilité se prolongeaient, le malaise de M. de Reinhold devenait plus visible. Ses lèvres pâlies s’agitaient en de légers tressaillements, son front sillonné de rides soudaines prenait tour à tour des tons blafards et pourpres.

La vieille femme s’appuyait d’une main à la muraille, et contenait de l’autre sa poitrine soulevée : elle était trop faible contre les émotions navrantes qui lui emplissaient le cœur ; le poids de son corps faisait fléchir ses genoux, et des larmes coulaient le long des sillons de sa joue.

Ses lèvres s’entr’ouvrirent enfin. Elle murmura un nom d’une voix plaintive et brisée…

M. le baron de Rodach dressa l’oreille à ce nom, qui éclaira son esprit tout à coup.

Le chevalier voulut faire semblant de ne l’avoir point entendu, mais sa détresse augmenta, et quelques gouttes de sueur percèrent sous sa fausse chevelure.

La vieille femme se soutint encore durant use seconde, puis sa poitrine rendit un sanglot déchirant. Elle chancela et se laissa choir comme une masse inerte sur la banquette.

Rodach s’élança pour la secourir. Durant une minute entière, il la tint entre ses bras.

Reinhold ne bougeait point.

Quand la vieille femme eut repris un peu de force, Rodach se pencha à son oreille.

— Vous êtes madame Regnault ? dit-il tout bas.

Elle fit un signe affirmatif.

— Pauvre mère !… murmura le baron, dont le regard s’émut de pitié.

— Monsieur le chevalier, reprit-il à voix haute en regagnant le milieu de l’antichambre, — je ne permettrai pas que vous me reconduisiez plus loin… Voici une pauvre dame qui voudrait vous parler en particulier… Je vous laisse avec elle.

La paupière de Reinhold se souleva pour lancer au baron un coup d’œil incisif et perçant.

Il semblait chercher un sens détourné aux paroles de M. de Rodach ; mais le visage de celui-ci était ce que nous l’avons vu depuis son entrée à l’hôtel, sérieux et calme.

— Je connais cette bonne dame, poursuivit-il en saluant pour prendre congé ; c’est une marchande du Temple, nommée madame Regnault… Elle est malheureuse plus que je ne puis vous dire, et si ma recommandation vaut quelque chose auprès de vous, je vous prie instamment, monsieur le chevalier, de ne point la repousser sans l’entendre.

— Certes… monsieur le baron… balbutia Reinhold, qui ne savait plus ce qu’il disait.

Le baron était déjà auprès de la porte de sortie.

Il fit un léger signe de tête à Klaus et disparut.

Une fois dans le couloir qui formait comme une antichambre, il demeura un instant pensif et prêtant l’oreille à ce qui se passait derrière lui.

Sa tête s’était relevée plus hautaine ; il fronçait les sourcils, et les lignes de sa bouche fière exprimaient un indicible dédain.

Le silence régnait dans la chambre qu’il venait de quitter. Il attendit un instant encore, puis il mit la main sur le bouton d’une porte qui se trouvait auprès de lui.

Cette porte n’était pas celle qui donnait sur le vestibule. Le baron, distrait et préoccupé, ne s’aperçut point qu’au lieu de sortir de la maison, il entrait dans une chambre inconnue.

Il crut que le vestibule était au bout de cette pièce, et la traversa, sans même jeter un regard aux objets qui l’entouraient.

Une seconde porte se présenta, il l’ouvrit encore, et s’engagea dans un corridor de peu d’étendue qui devait, selon lui, communiquer avec la cour.

Ce corridor, dont le carreau disparaissait sous un tapis épais, le mena tout droit à un vitrage, recouvert intérieurement par des rideaux de soie.

Derrière ce vitrage, il entendit deux voix de femmes qui s’entretenaient.

Et parmi les paroles échangées entre les deux femmes, il crut entendre son nom prononcé plusieurs fois…




CHAPITRE V.

PAUVRE MÈRE.

Le chevalier de Reinhold resta immobile et comme abasourdi après le départ de Rodach. Les dernières paroles prononcées par le baron avaient mis le comble à son malaise. Rodach avait dit : Je connais cette femme.

Était-ce vrai ? Ce pouvait être vrai. Ce Rodach était assurément un personnage étrange ; il fallait tout craindre dès qu’il s’agissait de lui.

Quelques heures seulement s’étaient passées depuis qu’il était entré dans la maison de Geldberg ; on l’avait vu sortir de terre, pour ainsi dire, et déjà il exerçait sur les trois associés une autorité presque absolue.

Il savait tout : les événements d’hier comme les choses dès longtemps passées. Il avait exhumé des secrets enfouis depuis vingt ans !

Mais, entre toutes les lacunes que M. le chevalier de Reinhold aurait voulu laisser dans l’histoire de sa vie, il en était une qui lui tenait principalement au cœur. Il eût donné bien de l’argent, et même quelques-uns de ses autres secrets, pour cacher certain mystère qui avait trait à la pauvre femme, affaissée là sous le poids de la douleur, dans un coin de son antichambre.

Sa confession générale aurait été longue et chargée. Dans le récit de ses actions, depuis les jours de sa jeunesse, il y avait assez de honte pour faire rougir un front d’airain ; mais aucun aveu n’eût égalé pour lui, en amertume, l’aveu de sa basse origine.

Ce qui le préoccupait n’était point la pensée d’une faute ou d’un crime ; il n’y avait dans son angoisse ni remords ni pudeur ; au fond de son âme sourde, ce qui se révoltait, c’était un orgueil puéril, et il ne souffrait que de sa vanité blessée.

Mais il souffrait cruellement, et, pour la première fois depuis bien des années, il sentait son cœur battre au-dedans de sa poitrine.

Le baron, cet homme qui semblait doué de seconde vue, avait-il deviné le suprême mystère de sa conscience ?…

Il restait là embarrassé, irrésolu, n’ayant pas le courage de faire face à sa situation, et n’osant point s’enfuir.

Klaus sentait vaguement le péril de sa position de témoin dans cette circonstance, fâcheuse pour son maître ; il détournait la tête d’un air effrayé ; il aurait donné un bon mois de gages pour se trouver tout à coup transporté, par magie, à l’autre bout de Paris.

La vieille marchande du Temple ne voyait rien de tout cela. Elle attachait sur le chevalier de Reinhold un regard où se lisaient à la fois une tendresse sans bornes et une poignante douleur.

Elle s’était aperçue de l’absence du baron, en ce sens seulement qu’elle s’était dit, la pauvre vieille :

— Maintenant que le voilà seul, peut-être qu’il va venir à moi…

Et, tout au fond de son cœur navré, un peu d’espoir s’était ranimé, un espoir bien faible. — Mais les voyageurs ont dit les délices d’une goutte d’eau sur leurs gosiers éprouvés par la longue soif du désert…

Pour ceux qui ont souffert longtemps, l’espérance agit à petites doses. Le malheureux, habitué à la nuit de son cachot, prend les lueurs pâles du crépuscule pour le brillant soleil.

La marchande du Temple attendait, et ses larmes se séchait sous sa paupière.

Elle attendit longtemps. Durant ces minutes de silence, un monde de souvenirs s’éveillait dans son âme.

Elle se voyait jeune et forte, conduisant par la main un blond enfant qui souriait. L’enfant était espiègle et semblait attiré vers le mal ; mais quelle mère croit à ces pronostics funestes ?…

Elle voyait l’enfant grandir et dominer ses camarades dans les parties bruyantes qui se jouaient sur la place de la Rotonde ; elle le voyait partir un jour pour le collège ; et comme elle était fière ! c’était le premier Regnault qui mettait le pied au collège !

Dans les échoppes voisines de la sienne, que ne disait-on pas ? Le petit Jacques en savait déjà trop long, et point n’était besoin de lui en apprendre davantage ! Mais la jalousie fait parler…

Mon Dieu ! comme elle se riait en ce temps des méchantes prédictions de l’envie ! L’enfant se corrigera, répétait-elle ; celui qui est trop sage à douze ans devient benêt à vingt et imbécile à trente ; il faut qu’enfance se passe.

Enfance se passa. Jacques devenait joli garçon ; il frisait ses cheveux et serrait sa taille tant qu’il pouvait : c’était le lion du Temple. Au collège, il n’avait pas appris grand’chose, mais il avait fait la connaissance de quelques camarades plus riches que lui, et le père Regnault trouvait déjà de temps en temps de petits déficits dans son comptoir.

Les mauvais jours arrivaient. La pauvre mère voyait le jeune homme indocile rentrer dans la demeure paternelle après l’orgie, et opposer l’insolence railleuse aux reproches du vieux Regnault, qui l’aimait tant !

Elle croyait entendre encore les condoléances triomphantes de ces voisines, qui lui disaient : « Ce n’est pas faute d’avoir été avertie, maman Regnault ! Nous vous avions bien dit que vous auriez du chagrin avec ce garnement-là… »

Que tous ces souvenirs étaient vifs au fond de sa mémoire !…

Puis venait la première blessure portée par le mauvais fils au cœur de sa mère ; la fuite de Jacques avec tout l’argent de la maison ; la maladie et la mort de Regnault le père, et, depuis lors, le malheur, le malheur toujours !…

Et cet enfant qui l’avait si cruellement blessée, cet enfant qui avait étè pour elle et pour sa famille une malédiction vivante, elle le revoyait après plus de vingt ans écoulés !

Vingt ans de misère ! vingt ans de détresse qui était son ouvrage !

Et son pauvre cœur de mère s’élançait vers lui ardemment ; elle l’aimait autant, elle l’aimait plus qu’au jour lointain où elle était heureuse.

L’enfant s’était fait homme et presque vieillard ; nul autre œil que celui de sa mère n’aurait pu le reconnaître ; mais, au travers du présent, les mères voient le passé.

Sous cette taille épaisse et ramassée, la vieille femme apercevait l’adolescent svelte dont elle avait suivi tant de fois du regard la marche vive en souriant. Derrière les rides de ce visage, elle retrouvait des joues de dix-huit ans, vermeilles et potelées.

C’était son Jacques, son fils préféré, le plus cher de tous ses amours.

Elle songeait ainsi. Son âme s’éveillait, rajeunie ; la longue misère lui semblait un rêve douloureux et menteur.

Au bout de quelques minutes, la réalité disparut pour elle ; une illusion chère la plongea dans une sorte d’extase.

Ses mains se joignirent ; ses yeux se noyèrent ; sans savoir, elle murmura bien doucement :

— Jacques !… Jacques, mon pauvre enfant !…

C’était la première parole qu’elle prononçait. Le chevalier tressaillit, comme on fait au choc soudain d’une décharge électrique.

Son regard erra, craintif et cauteleux, tout autour de l’antichambre, et se fixa sur Klaus, qui faisait mine de ne rien entendre et de ne rien voir.

— Allez-vous-en ! dit-il d’une voix étouffée.

Il parlait si bas que Klaus ne comprit point.

Sa face livide devint pourpre…

— M’entendez-vous ? s’écria-t-il en fermant les poings avec rage ; — allez-vous-en ! allez-vous-en !…

Klaus, épouvanté, s’enfuit, sans oser regarder en arrière.

Le chevalier, comme s’il n’eût attendu que cet instant, se dirigea d’un pas pénible vers la porte des bureaux ; mais il ne put arriver jusque-là, et il fut obligé de se laisser choir sur la banquette.

Ses sourcils étaient froncés, et la colère, impuissante, contractait sa lèvre. Comme si ses paupières baissées n’eussent point été un bandeau suffisant pour sa vue, il mit sa main au-devant de ses yeux.

La mère Regnault était bien vieille. L’âge et la misère s’étaient réunis pour affaiblir ses facultés. L’émotion trop forte la plongeait en une sorte de délire tranquille et doux.

Elle eut ce regard inquiet des mères qui surprennent chez un fils aimé le premier symptôme de souffrance. Autour de sa lèvre décolorée, un sourire attendri vint errer.

— Pauvre Jacques !… murmura-t-elle encore.

Et, l’illusion faisant revivre des souvenirs de vingt-cinq ans, elle ne vit plus M. le chevalier de Rcinhold, mais bien l’enfant du Temple, qui cachait son visage entre ses mains, et qu’il fallait consoler.

Elle se leva sans bruit. Ses jambes brisées tremblaient, mais elle ne s’en apercevait point.

Elle se glissa, en s’appuyant à la muraille, tout le long de la banquette, et parvint jusqu’au chevalier.

Celui-ci fouillait sa cervelle troublée, et cherchait un expédient pour mettre fin à cette situation, qui l’écrasait. Il ne trouvait rien.

Sa préoccupation l’empêcha d’entendre le pas lent de la vieille femme, qui s’assit sur la banquette, à quelques pas de lui.

Elle le contemplait avidement, et s’approchait de lui d’un mouvement insensible, comme si une main que l’on ne voyait point l’eût attiré en avant.

Quand elle fut tout auprès de lui, ses mains s’élevèrent et s’ouvrirent pour le toucher ; — mais elle n’osait pas encore.

Durant deux ou trois secondes, elle demeura ainsi, les doigts étendus à deux pouces de l’épaule de Reinhold, immobile, muette, et retenant son souffle.

Au bout de ce temps, sa poitrine amaigrie souleva brusquement l’étoffe usée de sa robe. Ses yeux s’emplirent de larmes.

— Jacques, dit-elle ; — tu souffres, mon petit Jacques !…

Reinhold se recula épouvanté.

Ses yeux grands ouverts exprimaient de l’horreur et comme de la folie.

— Il y a bien longtemps que je ne t’ai vu de si près ! reprit la mère Regnault ; — mais tu aurais pu changer davantage encore, je t’aurais toujours reconnu… mon Jacques ! mon enfant chéri ! si tu pouvais savoir comme je t’aime !

Reinhold la regardait, ébloui, fasciné ; mais il ne répondait point.

La vieille femme passa le revers de sa main sur son front.

— Je ne sais plus pourquoi je suis venue, murmura-t-elle en se parlant à elle-même. — Oh ! Jacques, que Dieu est bon, puisqu’il m’a permis de te revoir !… d’être là tout près de toi !… de te parler, mon fils, comme au temps où tu m’appelais ta mère !…

Elle regardait toujours M. de Reinhold, mais on eût dit qu’elle ne le voyait point tel qu’il était devant elle ; il y avait comme un voile menteur entre elle et la réalité. L’effroi dénaturé du chevalier, sa répugnance et cette angoisse qui mettait du livide à sa joue, échappaient à la pauvre femme, ou du moins la fièvre de son émotion transformait tout cela pour elle. Ce qu’elle voyait, ce n’était point le présent triste, la vérité cruelle, mais bien ses anciens espoirs qui prenaient une forme, et ses souvenirs rappelés.

— Jacques, reprit-elle, je suis venue bien des fois jusqu’à la porte de ta maison… Je cherchais dans la grande cour où il y avait des équipages riches, attelés de leurs brillants chevaux… Tout cela est-il à toi, mon fils ?… Je regardais aux fenêtres où il y avait tant de tulles brodés, de velours et de soie !… Chez nous, Jacques, dans la chambre où tu es né, il n’y a jamais eu ni soie ni velours ; mais, autrefois, tu dois t’en souvenir, nos carreaux se cachaient sous de la percale bien blanche… La percale, s’est usée, mon pauvre enfant, et la serpillière que j’ai mise à sa place a maintenant trop de trous pour cacher le vide de notre demeure… Je me disais toujours : Si Jacques savait cela, il viendrait dans la maison de son père pleurer avec nous et nous secourir… Mais je n’osais pas entrer ; j’avais peur de te faire honte… Quand je regardais les beaux habits de tes domestiques, je perdais mon courage, et je me trouvais trop pauvre pour les aborder.

Reinhold poussa un gros soupir ; il était à la torture.

— D’autres fois, poursuivit la vieille femme, j’allais t’attendre dans la rue… Je sais les endroits où tu passes, et bien souvent ton regard distrait est tombé sur moi, qui me cachais, honteuse, dans la foule… Il me semblait toujours que tu allais me reconnaître… Et mon cœur battait ; mes yeux, qui ont tant pleuré, retrouvaient des larmes !…

Elle souriait comme font les gens heureux en racontant les douleurs passées ; il semblait que sa souffrance était finie, et qu’elle trouvait du bonheur à évoquer les souvenirs de sa détresse.

L’expression du visage de Reinhold changeait lentement ; son trouble s’en allait pour faire place à l’impatience et à la colère.

Ses lèvres serrées n’avaient pas laissé tomber encore une seule parole.

La vieille marchande du Temple ne détachait point de lui ses yeux, et ses yeux voyaient peut-être un fils aimant, que l’émotion et le repentir faisaient silencieux !

Il y avait trente ans qu’elle souffrait. Ses facultés, affaiblies et comme mortes, renaissaient en une sorte de folie douce. Elle rêvait éveillés.

Pendant trente ans, ses nuits sans sommeil avaient eu cette vision heureuse qui séchait ses larmes et lui rendait le paradis au milieu de son martyre.

Pendant trente ans, son insomnie malade lui avait montré son fils à qui étaient toutes ses pensées. Elle avait tant prié Dieu ! Dieu lui devait cette joie implorée. Elle se croyait heureuse.

Mais, au milieu de son prétendu bonheur, une idée sombre vint à passer. Son front se rembrunit et ses yeux se baissèrent.

— Oh ! Jacques ! dit-elle encore d’une voix assourdie, que de jours dans trente ans !… Et pas un seul jour je n’ai omis de prononcer ton nom dans ma prière… Tu nous as fait bien du mal, enfant ; mais ton père t’a pardonné sur son lit de mort, et je t’avais pardonné avant ton père… Tes frères, tes sœurs, tout ce que nous aimions s’en est allé… Le nom de Regnault est écrit sur bien des croix au cimetière !… Mais si tu n’es pas revenu nous plaindre et nous soulager, mon pauvre fils, ce n’est pas mauvais cœur… Oh ! non… c’est que tu ne savais pas !

Reinhold détourna la tête, et prit cet air de résignation qui montre le dépit à son comble.

— Non, non ! murmura la mère Regnault, dont le front devenait de plus en plus triste ; — ce n’est pas cela qui m’a fait le plus de mal… Il y a beaucoup d’Allemands dans le Temple, et je savais que tu avais habité l’Allemagne… Je passais mes jour : à m’informer, à demander, à chercher… Et si tu savais tout ce que l’on m’apprenait, mon pauvre enfant !…

Le chevalier dressa l’oreille et son regard devint attentif. Depuis quelques minutes, sa cervelle travaillait pour trouver un moyen de retraite. Nous ne pouvons pas dire que la présence de sa mère le laissât libre de toute émotion, mais son émotion, s’il en avait, se rapportait à lui-même, et le tableau des misères de sa famille le mortifiait sans l’attendrir.

Il n’avait pas de cœur. Ce qui, pour d’autres, eût été un atroce supplice, n’était pour lui qu’un châtiment vulgaire, une tuile, comme on dit, qui lui tombait sur la tête.

La torture se rapetissait en arrivant jusqu’à lui ; le fer rouge se changeait en une poignée de verges ; on l’attachait à la roue, et il souffrait tout au plus comme si on lui eût donné le fouet !

Mais il craignait, et il voulait sortir d’embarras à tout prix.

Les dernières paroles de madame Regnault firent trêve au travail de son imagination ; il écouta.

— Je crus longtemps que c’étaient des calomnies, reprit la vieille femme, et je le crois encore, maintenant que je te revois, mon fils… Les gens qui venaient d’Allemagne me disaient que tu avais gagné la fortune par des moyens criminels… Mon Dieu ! que de fois je vous ai offert ma vie pour expier les fautes de mon enfant !… Ils me disaient que tu avais fait partie d’une association meurtrière, et que l’or t’avait coûté du sang !

La paupière du chevalier tremblait.

Il haussa les épaules.

— Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? s’écria la marchande du Temple dans un élan de tendresse passionnée ; — tu n’as pas souillé le nom de ton pauvre père, tu n’as jamais volé que nous !…

Cette parole si poignante n’était pas même un reproche dans la bouche de la mère Regnault, car elle reprit aussitôt après :

— Non, mon fils, tu pouvais tout nous prendre, puisque tout ce que nous avions était à toi… Ils ont menti, ceux qui t’accusaient, et je regrette les larmes que j’ai versées ! Ne sais-je pas bien qu’ils ont toujours été jaloux de toi !… tu étais le plus savant, tu étais le plus beau !… Ils ne pouvaient pas te pardonner cela, mon pauvre Jacques, et ils venaient me dire que tu étais un méchant ?

Elle se tut ; sa rêverie avait tourné. Au lieu des accusations homicides dont elle avait parlé d’abord, elle songeait maintenant aux plaintes qu’on lui faisait de son fils enfant, dans le marché du Temple.

Reinhold attendait qu’elle s’expliquât davantage, pour savoir au juste ce qu’il devait craindre.

Mais le cerveau affaibli de la vieille femme ne savait point suivre une idée.

Reinhold se reprit à songer au moyen de reconduire.

En ces sortes d’occurrences, il n’y a réellement qu’un moyen, et l’imagination la plus fertile n’en pourrait point trouver d’autre. Mais, si misérable et si vicié que fût le cœur de Reinhold, il hésitait avant de descendre à cette infamie, et il cherchait.

Depuis que ses yeux s’étaient levés tout à l’heure sur la vieille femme pour la comprendre mieux et tâcher de savoir, quelque chose avait remué au-dedans de lui ; il avait senti tressaillir, bien faiblement, hélas ! tout au fond de son âme, une fibre inconnue.

Cette pauvre femme, aux traits flétris par la douleur, c’était sa mère. Il n’avait peut-être pas songé à elle deux fois en sa vie ; mais, si perdu que vous supposiez un homme, il ne reverra jamais impunément ce front de mère qui se pencha au-dessus de son berceau, ce visage ami qui vit son premier sourire, ce regard tendre qui répondit à son premier regard.

Reinhold sentit comme un vague souvenir de son enfance ; sa nature glacée s’attiédit. Il prononça au-dedans de lui-même ce nom de mère dont l’homme se souvient, alors même qu’il a oublié le nom de Dieu.

La pensée lui vint de faire quelque chose pour cette malheureuse femme dont il avait rendu la vieillesse si douloureuse. Qu’était une poignée d’or de plus ou de moins ? Reinhold était si extraordinairement amendé à cette heure, qu’il eût jeté volontiers une vingtaine de louis à sa mère !

Si sa mère voulait s’éloigner bien vite et lui promettre de ne jamais revenir !

Mais cet attendrissement inusité dura peu. Cette pensée mourut en naissant, et quelques minutes après, Reinhold se fût sincèrement étonné de l’avoir conçue.

La vieille marchande, cependant, sentait ses idées vaciller dans son cerveau, et tâchait laborieusement à ressaisir le fil égaré de son discours.

— C’est cela ! murmurait-elle, croyant peut-être que Reinhold l’avait interrogée comme un fils doit le faire, — c’est cela, mon enfant… j’en étais à te dire que tes valets me faisaient peur, et que je n’avais jamais osé, jusqu’à présent, franchir le seuil de ton hôtel… mais pourquoi donc ai-je pris le courage de venir jusqu’à loi après avoir si longtemps hésité ? Mon Dieu ! mon Dieu ! je suis bien vieille et il fait nuit dans ma mémoire ! je savais cela tout à l’heure, et voilà que je l’ai oublié !

Ses regards errèrent un instant au plafond, puis sa face ranimée devint d’une pâleur mortelle.

— Jacques ! oh ! Jacques ! dit-elle tout à coup comme on crie miséricorde ; — voilà que je me souviens ! mon fils !… ils veulent me mettre en prison, et la prison me tuerait… c’est pour te demander la vie que je suis venue !

Pas un muscle ne bougea sur la figure de Reinhold.

La vieille femme se glissa le long de la banquette, afin de s’approcher de lui encore. Elle avait les yeux pleins de larmes, mais elle souriait, tant son illusion obstinée lui laissait l’espoir.



CHAPITRE VI.

DEUX SŒURS.

Reinhold s’était reculé tant qu’il avait pu, et il était adossé à la muraille, dans un coin de l’antichambre.

Le jour commençait à devenir plus sombre, et l’obscurité croissante aidait à l’illusion de la mère Regnault. Mais cette illusion n’avait pas besoin d’aide ; en plein midi, elle eût été aussi forte qu’à présent.

La pauvre mère était le jouet d’un véritable rêve ; pour l’éveiller il fallait un coup de massue.

En ce moment, Reinhold, poussé jusque dans ses retranchements, aurait eu bonne envie de produire cette secousse qui devait amener le réveil ; mais il avait désormais gardé si longtemps le silence, qu’il hésitait à prendre la parole.

Il avait bonne volonté de mal faire ; mais, en face de cette situation, comme ailleurs, il était lâche.

— Hélas ! je suis si vieille, reprit madame Regnault ; — Jacques, c’est pour te prier que je suis venue… mais Dieu m’est témoin que je veux te prier… toutes tes sœurs et tous tes frères sont morts… il ne reste plus avec moi que Victoire, la femme de mon bon Joseph, avec ses deux enfants… oh ! Jacques, ils n’ont pas de pain ; mon malheur est trop pesant pour eux… mon fils, sois leur sauveur, et je mourrai bien heureuse !

Elle s’était avancée peu à peu jusqu’à toucher Reinhold.

— Écoute, reprit-elle avec un sourire, — maintenant que j’y pense, je n’ai plus peur… car c’est toi qui me poursuivais sans le savoir, mon pauvre Jacques… Ton homme d’affaires, Johann, qui ne peut pas savoir que je suis ta mère, n’a pas eu de pitié… C’est aujourd’hui que les recors vont venir me prendre pour me conduire en prison… Jacques, mon bon fils ! tu n’auras qu’un mot à dire… Et quelle joie, mon Dieu ! de te devoir mes derniers jours de repos !

Le chevalier se collait toujours à la muraille.

En ce moment d’émotion profonde la vieille femme ouvrit ses bras et voulut le presser contre son cœur.

Jacques Regnault se dressa sur ses pieds, froid comme un bloc de pierre.

Il échappa aux étreintes de sa mère, et se tint debout à quelques pas d’elle.

— Madame, dit-il à voix basse, mais sans trouble apparent, — je ne sais pas ce que vous voulez dire, et je ne vous connais pas.

La mère Regnault ne comprit point tout de suite le sens de ces paroles, tant la chimère de son esprit la dominait puissamment.

— Sa voix !… murmura-t-elle en joignant les mains ; — tu ne m’avais donc pas encore parlé, Jacques ?… Oh ! comme mon cœur bat, et que je reconnais bien sa voix !…

Reinhold frappa du pied. Le sentiment de son infamie était en lui malgré la profondeur de sa chute, et cela lui donnait de la colère.

— Je vous dis que je ne vous connais pas ! s’écria-t-il avec emportement. — M’entendez-vous bien ? je suis le chevalier de Reinhold, natif de Vienne… Tout ce que vous venez de dire est folie ou imposture !

La vieille femme demeura muette, durant quelques secondes. Elle faisait effort pour rester aveuglée et ne point comprendre, mais son angoisse fut plus forte que sa volonté.

— Folie ! répéta-t-elle lentement. Imposture !… Mon Dieu ! mon Dieu ! c’était vous qui m’aviez inspiré cette crainte ! et je ne vous ai pas entendu !… Imposture ! imposture !… Mon fils a renié sa mère qui venait lui demander la vie !!!

Le chevalier se sentit un frisson par tout le corps. C’était comme une malédiction mystérieuse qui passait en lui ; — mais il demeura froid et obstiné dans sa cruauté lâche.

Madame Regnault tremblait et chancelait ; sa poitrine oppressée rendait des plaintes déchirantes.

Et pourtant elle espérait encore.

Elle se laissa tomber sur ses deux genoux.

— Écoutez-moi, dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine : si vous vous repentez, Dieu vous pardonnera… Jacques, mon fils, ayez pitié de vous-même !

Comme Reinhold ne répondait point, elle se traîna vers lui, sur ses genoux, en sanglotant.

À mesure qu’elle avançait, Reinhold se reculait : en se reculant, il atteignit la porte des bureaux.

Il mit la main sur le bouton ; il fut une seconde avant d’ouvrir.

— Mon fils !… mon fils !… murmura la pauvre mère en un suprême gémissement.

Reinhold avait les sourcils froncés, et tous ses traits se retiraient convulsivement. Y avait-il un combat au-dedans de son âme ? — Au bout d’une seconde un sourire impitoyable vint à sa lèvre.

— Je ne vous connais pas, dit-il pour la troisième fois.

Et la porte, ouverte avec violence, retomba sur lui.

La mère Regnault était seule.

Elle se releva toute droite et gagna la porte opposée d’un pas ferme. Elle traversa sans chanceler la première antichambre et la cour.

Mais, une fois dans la rue, cette vigueur factice s’évanouit tout à coup ; elle tomba, brisée, sur une des bornes plantées en terre à la porte de l’hôtel.

Sa bouche s’ouvrit ; ce ne fut point pour maudire.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, avec ce qui lui restait d’ardeur, — punissez-moi et prenez pitié de lui.


Reinhold reniant sa mère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait à l’hôtel de Geldberg un vaste et beau jardin, dont le mur d’enceinte longeait la rue d’Astorg et l’étroit passage menant à la rue d’Anjou. Le troisième côté de l’enclos confinait à d’autres jardins.

Le long du mur côtoyant la rue d’Astorg, il y avait une serre magnifique, attenant d’un côté à ce kiosque, dont nous avons parlé plus haut, et qui avait servi jadis à cacher les fautes mignonnes d’une jolie duchesse. De l’autre côté, la serre rejoignait la maison, ou du moins l’un des deux pavillons en retour qui flanquaient l’arrière-façade.

Le rez-de-chaussée de ce pavillon servait de boudoir à Lia de Geldberg, qui avait pour promenade, dans les jours froids de l’hiver, la serre tiède, toute pleine des belles fleurs qu’elle aimait.

Le rez-de-chaussée du second pavillon formait un charmant petit salon, où les deux filles aînées du vieux Moïse se tenaient d’ordinaire, lorsqu’elles étaient à l’hôtel. Les associés de Geldberg, M. de Laurens et le vieux juif lui-même, venaient les y rejoindre quelques minutes avant le dîner, et c’était de là qu’on partait pour se rendre à table.

M. et madame de Laurens, la comtesse Lampion, Abel, le docteur et Reinhold faisaient rarement défaut au repas de famille. C’était là une des mille coutumes patriarcales qui donnaient de loin une si vertueuse tournure à la maison de Geldberg.

En face du kiosque d’érotique mémoire qui s’ouvrait sur le passage d’Anjou, un autre kiosque s’élevait pour la symétrie. On ne racontait rien sur celui-ci, et il servait seulement à faire partie carrée avec son camarade et les deux pavillons en retour.

De la maison, il était presque impossible de l’apercevoir, car le jardin de Geldberg n’était point un de ces préaux malheureux, ornés d’un gazon pelé qu’ombragent cinq ou six acacias maigres et que les Parisiens désignent sous le nom d’endroits délicieux ; un de ces trous malsains où les lilas viennent jaunes, où les roses s’étiolent, où la vigne malade produit des groseilles vertes, un de ces paradis bourgeois, fertiles en sciatiques, protégés par six étages contre le soleil, où toute chose languit, sauf les fourmis et les araignées.

C’était un vrai jardin, avec de larges pelouses et de grands arbres, qui n’eussent point fait honte à un parc.

Dans le pavillon de droite, madame de Laurens et la comtesse Esther étaient réunies. Esther, en toilette du matin, nonchalamment étendue sur une causeuse, chauffait ses pieds, et levait le bras de temps à autre avec indolence pour respirer le parfum d’un gros bouquet de violettes de Parme. Elle était pâle ; un cercle bleuâtre cernait ses yeux alanguis : le plaisir fou de la nuit avait laisse sur sa beauté des traces visibles. Sara, au contraire, assise à l’autre coin de la cheminée, était aussi fraîche que d’habitude, et semblait avoir donné sa nuit à un tranquille sommeil.

Pour quiconque eût été initié aux joyeux, mystères du bal Favart et du café Anglais, ç’aurait été miracle. Les fatigues avaient été les mômes ; on avait partagé l’orgie ; ces deux femmes s’étaient amusées vaillamment, ne reculant devant aucun effort, et traitant la lassitude du bal par le Champagne du déjeuner.

L’une était forte ; sa riche taille unissait la perfection à la vigueur ; ses formes accusaient la jeunesse exubérante ; la santé florissait sur sa joue veloutée. L’autre était frêle ; toute sa personne présentait un modèle exquis de gentillesse gracieuse, mais débile : il semblait qu’un effort dût la briser, un souffle la courber, un excès l’anéantir.

Et c’était la femme forte qui fléchissait. Petite se montrait plus vive que jamais et plus accorte ; sa taille mignonne n’avait rien perdu de son élasticité ; ses yeux étaient brillants, son teint uni, et sa physionomie exprimait le bien-être le plus complet.

Il y a des natures qui passent au travers du plaisir comme la salamandre parmi les flammes. La jouissance mortelle les vivifie ; elles viennent respirer l’air étouffant de l’orgie nocturne, comme le malade humer, dans les jours du printemps, les brises bonnes de la campagne en sève.

Esther était arrivée la première ; on voyait encore auprès d’elle, sur la tablette de la cheminée, le livre ouvert qu’elle avait essayé de parcourir.

C’était un roman du cœur, une étude de femme, quelque chose qu’on met sur les meubles, et qu’on ne lit pas.

Petite tenait à la main une charmante lorgnette de spectacle qui n’était pas tout à fait pour elle un jouet inutile ; deux ou trois fois déjà, depuis sa venue, elle s’était, en effet, levée pour braquer son binocle sur les fenêtres du pavillon de gauche, où se tenait sa jeune sœur Lia.

En ce moment, elle avait repris sa place au coin de la cheminée, et c’était elle qui parlait.

— Vous êtes une grande enfant, Esther, disait-elle avec un peu de mépris dans la voix ; — vous avez peur de tout, et, avec la bonne envie de jouir de la vie, vous restez dans votre coin comme une nonne.

— Le bal d’hier en est une preuve !… murmura la comtesse en souriant.

Petite haussa les épaules.

— Ne voilà-t-il pas un bel exploit ! s’écria-t-elle ; — le bal d’hier !… on dirait que vous avez soulevé une montagne !…

— Je ne sais pas ce que j’ai fait, répondit Esther, dont la figure se rembrunit légèrement, — mais je suis bien sûre d’avoir commis une folie… S’il m’avait reconnue, Sara !

Petite éclata de rire.

— Mon Dieu ! que j’aurai de peine à vous former, ma sœur ! dit-elle ; vous avez peur de votre ombre, et il semble que tous les yeux sont fixés sur vous, dès que vous quittez le coin de votre feu… Vous êtes veuve pourtant, et nul n’a le droit de contrôler vos actions. Que feriez-vous donc, bon Dieu ! si vous étiez à ma place ?

— Cela dépend, reprit la comtesse.

— Assurément… il est sous-entendu que vous n’aimeriez pas votre mari…

— Si j’épouse Julien, je l’aimerai, ma sœur.

— Quelque temps, je ne dis pas… Mais c’est justement pour cela que vous devriez vous dédommager par avance.

— Me dédommager de quoi ! dit Esther, si je dois être heureuse…

— Hélas ! ma pauvre chère, le bonheur est si ennuyeux !… S’aimer, se le dire, se regarder, bâiller tendrement, avoir toujours devant soi le même visage, ne jamais rien désirer, trouver la félicité à heure fixe… Je ne sais pas, mais il me semble que ces délices me tueraient tout net.

Esther sourit encore.

— Comme tu arranges tout cela, Petite ! dit-elle ; tu n’aimes que le fruit défendu, et tu voudrais, en bonne sœur, le partager avec moi.

— C’est la vérité, s’écria Petite. Tu es belle ! ma pauvre Esther, tu es jeune, et tu t’ennuies !… Je voudrais t’intéressera la vie, parce que je t’aime… Je voudrais te donner la moitié de mes plaisirs et te faire si heureuse, que tu me dirais quelque jour : Merci, Petite, je ne connaissais rien, c’est toi qui m’as appris la vie.

Sa voix était insinuante comme une caresse, et son regard tentateur avait plus d’éloquence encore que ses paroles.

Esther avait eu bien longtemps cette vertu négative des natures paresseuses : au fond de l’âme, elle était plutôt bonne que mauvaise ; ce qui entraîne d’ordinaire les femmes avait sur elle peu d’empire, parce que son indolence lui était une sauvegarde et une égide. Pourtant le feu de la jeunesse était chez elle, couvert, mais non pas éteint ; il y avait, derrière sa nonchalance un peu lourde, une sensualité robuste. Son enveloppe de paresse une fois brisée, la flamme jaillissait ; elle se lançait ardente au plaisir, et se livrait aux voluptés offertes avec une sorte d’emportement.

C’était Petite qui jusqu’alors s’était chargée toujours de briser à propos cette enveloppe d’indolence ; tout ce qu’Esther avait fait de mal en sa vie, elle pouvait, à bon droit, le rejeter sur sa sœur.

La propagande est une nécessité de toute âme perdue. Sara, belle et gracieuse pécheresse, voulait inoculer le péché à tout ce qui l’entourait. Elle jouissait à entraîner d’autres âmes dans sa chute ; son bonheur était d’étendre autour d’elle sa perversité contagieuse, et de faire des prosélytes à la religion du mal.

Sara était tombée depuis l’enfance. Dès ses premières années, un souffle impur avait flétri son cœur adolescent. On lui avait enseigné à renier Dieu et à railler la voix de sa conscience. Elle était athée comme son maître le docteur Mira ; elle était comme lui froidement audacieuse, et, comme lui encore, impitoyable.

Mais elle était femme, et, dans le mal comme dans le bien, la femme sait aller plus loin que l’homme : Petite avait surpassé son maître.

C’était sur ceux que l’on aime d’ordinaire et pour qui l’on se dévoue que s’étendait sa sphère malfaisante. Nous l’avons vue auprès de son mari ; nous la voyons auprès d’Esther, sa compagne d’enfance ; — nous la verrons auprès de Lia, sa jeune sœur, dent l’âme pure et forte avait repoussé son influence empoisonnée.

Elle se jouait de tout. Franz, ce pauvre enfant qu’elle avait rencontré un jour sur son chemin, et qui s’était pris au piège de sa beauté admirable, ne trouvait pas plus grâce auprès d’elle que son mari lui-même. Elle s’était amusée durant quelques semaines à ses soupirs timides, suivis de témérités étourdies ; elle avait joué avec cet amour tout neuf, plein d’ignorance ardente et de passion naïve, puis elle s’était assise auprès de l’enfant sans défiance, qui avait le pied sur le bord de l’abîme. — La satiété venait ; au lieu d’arrêter Franz, elle s’était réjouie…

Elle s’était réjouie, même avant de savoir que Franz avait le secret qui pouvait la perdre !

Et si le pied de l’enfant n’eût point trébuché assez vite sur le bord du précipice, volontiers sa blanche main eût aidé au meurtre…

Mais maintenant que Franz était au fait de sa vie mystérieuse, maintenant qu’elle savait son nom, c’était une guerre déclarée ; vivant ou mort, elle le haïssait. Et si, par hasard, l’épée de Verdier ne faisait point son devoir, Franz avait désormais un ennemi mortel, plus acharné que les assassins de Bluthaupt eux-mêmes, et surtout plus dangereux.

Mais à cette heure, Petite n’avait garde de songer au pauvre Franz, qu’elle croyait mort, et bien mort.

Elle était de bonne humeur ; le souper de la veille, assaisonné à la fois par le danger qui pesait sur son amant et par la position d’Esther vis-à-vis de Julien lui laissait de jolis souvenirs.

Il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était si complètement amusée.

M. de Laurens était d’ailleurs plus mal, et cette nuit toute de plaisir pour Petite, avait pesé sur lui autant qu’une longue année de souffrance.

Petite était de bonne humeur…

Et rien de ce qui était au-dedans d’elle n’apparaissait au dehors. À la voir, vous l’eussiez jugée comme la jugeait le monde, vive, spirituelle et fine, mais pleine de bontés gracieuses. À peine l’auriez-vous soupçonnée d’être coquette ; et encore, parlons-nous ici seulement de cette coquetterie décente et choisie, qui est un défaut quelquefois, souvent une vertu, et toujours une parure.

— En fait de dangers, reprit-elle, je ne connais que la peur… Quand on a peur, on est à demi-perdu, j’en conviens… mais aussi, pourquoi craindre ?… Dans notre situation, le soupçon est presque une impossibilité… Qui donc s’aviserait de penser que la comtesse Esther, par exemple ?…

Elle s’arrêta pour sourire.

— C’est ce qui nous sauve ! poursuivit-elle. Représente-toi une grisette fiancée à un ouvrier… L’ouvrier rencontre au bal une pierrette qui lui paraît ressembler à sa promise… à bas le masque ! ces bonnes gens n’y mettent point de façons ; mais voici le vicomte Julien d’Audemer qui se promène avec toi pendant trois heures, qui cause avec toi, qui soupe avec toi…

Esther était toute pâle à ce souvenir.

— Et qui ne te reconnaît pas ! s’écria Petite d’un accent de triomphe ; — ceci, vois-tu bien, vaut une démonstration en règle… une petite bourgeoise est moins exposée qu’une grisette ; la femme d’un notaire est moins exposée qu’une petite bourgeoise ; une vraie dame est moins exposée encore que la femme d’un notaire… mais une grande dame !… une grande dame n’est pas exposée du tout.

— On ne peut pas toujours avoir un masque et un domino… commença Esther.

Petite haussa les épaules.

— Hélas ! hélas ! dit-elle, quelle raison vous me donnez là, Esther ! Un masque et un domino ne cachent point les personnes de peu… Je ne sais pas, pour ma part, de meilleur voile que la prudence, soutenue par une bourse pleine… M’a-t-on découverte jamais, moi qui vous parle ?

— Ce petit Franz…

— Il est mort !

— D’autres, peut-être…

— Jamais, ma chère !… cela est si vrai, que j’ai été obligée de me vanter auprès de mon mari, pour lui mettre en tête un soupçon dont j’avais besoin…

Esther la regarda d’un air effrayé.

— Pauvre M. de Laurens ! murmura-t-elle…

— Plains-le ! s’écria Petite en éclatant de rire. — Il y a dix ans qu’il est le plus heureux époux de Paris !… Ceci est de notoriété publique… Et vraiment, s’il avait voulu…

L’accent de Sara changea tout à coup ; elle s’interrompit au milieu de sa phrase commencée, et son regard brillant devint rêveur.

S’il eût été possible de lire sur cette physionomie qui savait prendre tous les masques, on aurait cru deviner en elle un élan muet de sensibilité profonde.

Un nom était sur ses lèvres ; elle ne le prononça point…

Parfois, tout au fond des cœurs les plus viciés, un sentiment reste debout, comme ces belles colonnes isolées qui se dressent parmi les ruines d’un temple, et qui marquent la place où on adorait Dieu.

Dans l’âme la plus souillée, il est une place parfois gardée chèrement contre l’infamie…

Un souvenir, un amour resté pur, un dévouement de mère.

Petite n’acheva point sa phrase, et ses sourcils se froncèrent.

— Mais il ne l’a pas voulu ! reprit-elle d’un ton bref et dur ; vous ne pouvez pas savoir, ma sœur, ce qu’il y a entre M. de Laurens et moi.

Son air enjoué lui revint tout à coup.

— Et puis, s’écria-t-elle qui sait ?… Vous voulez devenir vicomtesse pour tout de bon ; pourquoi n’aurais-je pas l’envie d’être marquise ?…

— Mon mari est mort, murmura Esther.

— Nous sommes tous mortels, reprit Petite. — Mais savez-vous, chère sœur, que ce n’est pas là une conversation de lundi gras ?… Je voulais vous parler plaisir, et voilà que nous mettons des crêpes noirs à notre pensée !… Fi donc ! Laissons là M. de Laurens et ses grimaces de malade. Je vous ai menée au bal masqué : vous êtes-vous amusée ?

— Oh ! oui, reprit Esther tout bas.

— Eh bien, je sais quelque chose qui vous amuserait davantage encore. Voulez-vous que je vous mène à ma maison de jeu ?

Esther baissa les yeux et ne répondit point. De toutes les impressions, la honte est celle qui s’applique à faux le plus volontiers. Suivant les circonstances, on a pudeur du bien comme du mal. — En compagnie d’un voleur émérite, tel esprit faible et grossier rougira de n’avoir jamais rien dérobé. — Dans cet immonde pâté de masures qui entoure, à Londres, le quartier des gens de lui, la plus piquante insulte que vous pourriez faire à un pauvre homme serait de l’accuser de n’avoir jamais porté faux témoignage devant la justice.

Dans nos bagnes, quand les malfaiteurs célèbres trouvent loisir de raconter leurs hauts faits, vous voyez des forçats inconnus qui s’humilient et qui courbent la tête ; ces hommes n’ont pas commis assez de crimes pour avoir le droit de lever le front avec orgueil.

Eslher, vis-à-vis de sa sœur, était, à peu de chose près, dans une situation analogue.

On lui proposait de l’associer à une faute ; c’était l’idée du refus qui la faisait rougir.

Petite attendit sa réponse durant quelques secondes, tandis qu’Esther, l’hésitation peinte sur le visage, continuait de tenir les yeux baissés. — Sara la contemplait à la dérobée.

Elle ne répétait point sa question. Sa prunelle brillante et demi-voilée sous les longs cils noirs, lançait des éclairs sournois.

Elle guettait, sûre de sa proie. Un sarcasme victorieux et cruel était parmi les grâces mignardes de son sourire.

Elle se leva brusquement, au bout d’une minute, et se dirigea vers la fenêtre qui regardait l’autre pavillon. — Puisque la comtesse hésitait, Sara la voyait vaincue ; elle ne voulait point, par trop de hâte, compromettre son triomphe.

Elle se plaça debout devant les carreaux, et braqua sa lorgnette de spectacle sur la fenêtre du pavillon de gauche.

Esther, voyant qu’elle gardait le silence, tourna la tête de son côté avec lenteur.

— Qu’y a-t-il donc de si intéressant dans le jardin, Petite ? demanda-t-elle.

Petite semblait absorbée dans sa contemplation.

— Vous êtes encore à espionner Lia ? reprit Esther, retombant à son insu dans la conversation qu’elle voulait éviter ; je parie bien que la pauvre enfant ne songe guère aux folies qui nous occupent…

Madame de Laurens abaissa son lorgnon, et secoua le doigt d’un air sérieux, en montrant la fenêtre de Lia.

— Je parie bien, moi, dit-elle, en appuyant sur chacun de ses mots, — qu’elle songe à quelque chose de pire !

CHAPITRE VII.

UNE LARME ET UN SOURIRE.

Dans les dernières paroles de madame de Laurens, il y avait comme une accusation formelle contre sa plus jeune sœur. Esther l’interrogea d’un regard étonné, puis, voyant que Petite gardait le silence, elle se leva à son tour, et vint vers la fenêtre.

En ce moment, la curiosité l’emportait chez elle sur la paresse.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda-t-elle.

— Rien de nouveau, répliqua Sara ; — le cher petit ange lit des lettres d’amour, voilà tout !

Elle tendit sa lorgnette à Esther, qui la braqua sur la fenêtre du pavillon. Voici ce que vit Esther :

Lia était assise auprès d’une petite table couverte de papiers. Elle s’enveloppait dans un peignoir blanc sur lequel ses magnifiques cheveux noirs ruisselaient en longs flots. Elle avait sa tête dans sa main, et son coude s’appuyait sur la table.

Le jour frappait d’aplomb sur son visage ; elle était très-pâle : une expression de souffrance se répandait sur tous ses traits.

Ses yeux étaient attachés sur une lettre dépliée.

Elle ne bougeait pas ; et, sans les mouvements périodiques de son sein, qui agitaient doucement l’étoffe légère de son peignoir, on l’aurait pu prendre pour un rêve de poëte, taillé dans le marbre de Paros.

— Comme elle est jolie !… murmura Esther.

Les sourcils de Petite se froncèrent.

— Elle a dix-huit ans, répliqua-t-elle.

Esther ne sentit point ce qu’il y avait d’amertume jalouse dans cette réponse. Elle rendit la lorgnette à Sara.

— Et qui vous fait croire, demanda-t-elle, — que ce sont des lettres d’amour ?

— Je n’ai pas dit que je croyais, repartit Petite ; j’aime à savoir et je m’informe… Ces lettres sont d’un homme ; il y en a beaucoup, et j’en ai lu deux.

— En vérité !…

— Mon Dieu ! je suis bien mal tombée… Ces deux lettres en disaient juste assez pour me donner envie de connaître le reste… elles étaient courtes ; elles n’expliquaient rien ; elles ne portaient aucune signature.

— Alors vous ignorez le nom ?…

— Jusqu’à présent, interrompit Petite ; mais je le saurai… Je vous assure, Esther, que je n’ai rien contre cette petite fille… Elle est notre sœur, nous devons l’aimer, c’est évident… mais je ne puis oublier qu’elle a reçu bien froidement nos premières caresses, et que nos avances ont presque été repoussées.

— Je crois que vous vous trompez, Sara… les premiers jours, au contraire, Lia semblait tout heureuse de nous parler et de nous voir… c’est plus tard que la froideur est venue.

Petite ne supposait point sa sœur capable de pousser si loin l’observation.

— Qu’importe, interrompit-elle, que la froideur soit arrivée tout d’abord ou plus tard ? il est certain qu’elle est venue !… Depuis près d’un an que Lia est à Paris, pouvez-vous citer une occasion où elle se soit volontairement rapprochée de nous ?

— Elle est timide, dit Esther.

— Elle ne nous aime pas, répliqua Sara.

— Si fait… mais elle nous connaît à peine, elle a été élevée loin de nous, et sa réserve tient sans doute à l’éducation qu’on lui a donnée… Notre tante Rachel est convertie au christianisme, et sa maison est presque un couvent… Lia n’a pu prendre auprès d’elle que des façons austères et froides.

— Hypocrisie ! murmura Petite ; elle nous fuit, d’abord parce que nous n’avons pas le don de lui plaire… ensuite parce qu’elle a de quoi s’occuper sans doute… Elle est seule dans cet hôtel, elle est libre autant et plus qu’une femme mariée… Qui sait si elle se borne à écrire de longues lettres et à soupirer comme une colombe éloignée de son tourtereau ?

— Avez-vous donc des raisons de supposer ?…

— Mon Dieu ! non… je veux parler seulement des choses que je sais ; d’autant plus que ces choses me suffisent pour ne point accorder une confiance très-grande aux reliques de notre petite sainte… Je suis allée hier au soir chez madame Batailleur.

— Ah !… fit Esther avec une répugnance légère mêlée de beaucoup de curiosité.

La répugnance venait de ce que madame Batailleur, dont Petite jetait négligemment le nom au travers de l’entretien, était comme une vivante transition qui devait ramener la maison de jeu sur le tapis. Or, la maison de jeu faisait peur à Esther ; — peur, mais aussi grande envie.

La curiosité avait des sources multiples. Esther savait vaguement qu’entre cette madame Batailleur et Petite il y avait une foule de secrets de toute sorte. Elle n’avait point l’habileté nécessaire pour deviner ce que Sara voulait cacher, mais la fantaisie de Sara n’était pas toujours d’être discrète, et, bien souvent, elle s’était livrée à demi, pour avoir plus de chance de persuader.

Madame Batailleur était le factotum de Sara, et l’on ne pouvait point assigner de bornes à ses services, élastiques comme ceux des valets de comédie. Elle ne reculait devant rien, elle était capable de tout.

Pour Esther qui ne la connaissait point, mais qui savait confusément une partie de son histoire, cette femme prenait de loin une physionomie romanesque et presque fantastique.

Son nom arrivait toujours comme le prologue d’un récit bizarre. Elle était le Frontin de Sara. Esther se la représentait comme possédant les ressources fabuleuses que les poètes comiques donnent à leurs coquins de valets.

Or, le tour de la conversation donnait à entendre que madame Batailleur et Lia allaient entrer en scène de compagnie.

La femme vieillie dans l’intrigue, la brocanteuse rompue à tous les genres de tromperie, et la jeune fille ingénue…

C’était curieux ! — Esther attendait.

— Je suis allée chez Batailleur, reprit Sara, pour une petite affaire de bourse… j’ai beaucoup d’actions sous son nom… Devinez qui j’ai rencontré dans sa boutique !

— Lia ?… murmura Esther.

— Chère, vous devinez tout ! s’écria Petite en jouant au dépit enfantin ; — c’était Lia, en effet… Lia, notre ange pur, qui venait chercher une lettre de son amant.

— C’est donc madame Batailleur ?…

— Voici ce que vous n’auriez pas deviné peut-être ! Lia n’a guère été notre amie que pendant quinze jours, mais, pendant ces quinze jours, j’ai bien eu le temps de faire quelques petites choses… sans savoir à quoi cela pourrait me servir un jour, je lui ai fait connaître cette bonne Batailleur, qui est si discrète et si complaisante… je l’y avais menée sous prétexte de choisir des dentelles, et je n’avais pas manqué de lui faire l’éloge de toutes les qualités qui distinguent l’excellente Batailleur… Notre ange m’écoutait, ma foi, fort attentivement, et il paraît qu’elle ne perdit pas un mot de mon discours, car elle retourna seule au Temple, le lendemain.

— Dès le lendemain ?

— Hélas ! oui… Elle sut retrouver la boutique de Batailleur, et, tout en rougissant d’une façon virginale et charmante, elle lui fit je ne sais quel conte à dormir debout… un cousin persécuté par la famille et dont elle avait pitié… des billevesées, ma chère !

— Voyez-vous bien cela ! — murmura la comtesse… je n’aurais jamais cru…

— Il faut toujours croire… Bref, elle mit dans la main de Batailleur, qui est la femme du monde la plus incapable de refuser, une jolie petite bourse assez bien garnie, en la priant de recevoir, de temps en temps, des lettres à son adresse.

» Cela ne souffrait aucune espèce de difficulté… Seulement, lorsqu’arriva la première lettre datée de Francfort-sur-le-Mein, Batailleur m’en toucha quelques mots en riant. — À qui s’intéresserait-on, sinon à une sœur ? Ma curiosité fut puissamment excitée.

» Batailleur voulut faire la discrète, comme de raison… mais, en définitive, sa fortune est entre mes mains. C’est grâce à moi qu’elle a vingt ou trente mille écus inscrits au grand-livre, et c’est encore avec mes fonds qu’elle fait aller sa maison de jeu de la rue des Prouvaires… »

— Décidément, interrompit Esther, — c’est donc elle qui tient la fameuse maison de jeu ?

— Folle que je suis ! s’écria Petite ; ne te l’avais-je pas dit encore !… Tu as pu croire, pauvre sœur, que j’avais des secrets pour toi… C’est elle-même, ou plutôt, c’est un peu moi, sous son nom…

Un étonnement plus vif se peignit dans le regard d’Esther.

— Oh ! tu verras, reprit Petite, je t’expliquerai cela tout à l’heure, et tu comprendras qu’il n’y a rien à craindre… L’intérêt de Batailleur est de se faire mettre en prison vingt fois avant de livrer mon secret… pour en revenir, j’ai mis deux ou trois mois à vaincre sa résistance, et lorsqu’enfin elle m’a montré une lettre du galant mystérieux, il s’est trouvé que les tourtereaux n’en étaient plus aux confidences, et que la missive ne contenait rien… la lettre qui vint ensuite était encore plus insignifiante… et j’attends la troisième.

— C’est fini, peut-être, dit Esther.

Petite eut un sourire méchant.

— Peut-être d’un côté, répliqua-t-elle ; le galant ne me semble pas en effet fort empressé… mais de l’autre…

Elle n’acheva point, et son doigt tendu désigna la fenêtre du pavillon.

Esther reprit la lorgnette.

Un rayon de soleil d’hiver, passant à travers les branches dépouillées des arbres du jardin, frappait obliquement les vitres du pavillon de gauche et allait tomber en plein sur le joli visage de Lia.

On distinguait, comme si on eût été tout près d’elle, la pâleur mate de sa joue. Au bout de ses longs cils soyeux, quelque chose brillait et tremblait au rayon du soleil.

— Elle pleure, dit Esther.

— Pleure-t-elle ? s’écria Petite avec une compassion moqueuse ; — pauvre ange immaculé ! Voilà pourtant ce que lui a enseigné notre pieuse tante Rachel, convertie au christianisme, et dont la maison ressemble à un couvent !…

Esther ne put s’empêcher de sourire.

Les larmes qui se balançaient naguère aux cils de la pauvre Lia roulaient lentement le long de sa joue décolorée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La lettre qu’elle lisait portait déjà bien des traces de pleurs.

« … Le malheur qui est tombé sur moi, lisait-elle, m’a trouvé fort, parce que ma conscience est tranquille. L’œuvre pour laquelle la justice des hommes pèse aujourd’hui sur moi, est commencée depuis vingt ans, et j’espère que Dieu me permettra de l’achever avant de mourir.

» Mais, quand je pense à vous, Lia, ma pauvre enfant, je suis triste, et j’ai comme un remords. Parfois, voire souvenir apporte la consolation dans la solitude ; je vous vois si belle et si douce ! je lis tout au fond de votre cœur pur, et votre image me rend un sourire ; mais d’autres fois, votre pensée remplit mon âme d’amertume.

» Oh ! pourquoi vous ai-je trouvée sur mon chemin, Lia ! Pourquoi vous ai-je aimée, moi dont le cœur n’avait jamais battu au nom d’une femme ! Pourquoi m’avez-vous aimé !

» Vous êtes presque une enfant ; dans quelques années, je serai un vieillard. Vous n’aviez rien à faire dans la vie qu’à être heureuse et qu’à servir Dieu ; moi je marche depuis les jours de ma jeunesse courbé sous le fardeau d’un mystérieux devoir. Vous ne pouvez me donner votre joie, Lia, mon cher amour, et moi je vous ai déjà donné ma tristesse !

» Qu’ils étaient beaux vos sourires de vierge ! Comme je me sentais rajeuni à vous voir, heureuse et libre, courir par les sentiers verts des montagnes du Wurtzbourg !

» Maintenant, il y a des larmes sur les feuillets de vos lettres. Vous avez sauvé la vie du pauvre proscrit, Lia, et pour prix du bienfait, le proscrit a changé votre bonheur en détresse !

» Je ne puis pas dire : Mieux eût valu ma mort, car je ne vis pas pour moi seul, et il faut que ma tâche soit accomplie. Mais mieux eût valu mille fois la captivité, qui est venue plus tard !…

» Je souffrirais peut-être davantage, mais vous seriez encore heureuse.

» Il faut m’oublier, Lia !… je vous en prie, il faut vous dire que je suis mort, et ne plus penser à moi… Écoutez… ma main est teinte de sang !… que peut-il y avoir de commun entre le meurtrier et l’ange ?…

» C’est bien ! j’ai tué ! Le destin me pousse, et Dieu a mis dans ma main l’épée de sa justice !… Oh ! je vous en prie, ne m’aimez plus ! Il me faut, pour remplir ma tâche, la force inflexible et l’impitoyable volonté… Ne m’aimez plus, car je me sens faiblir en songeant que je pourrais être heureux… »

Lia lisait à travers ses larmes, et son âme était pleine de terreurs. Elle frissonnait à ces paroles de meurtre et de vengeance, mais il n’y avait au fond de son cœur aucune pensée de blâme.

Celui qui avait écrit ces lignes était son Dieu. L’idée qu’il pouvait faillir lui eût semblé un blasphème. Elle l’aimait d’un amour victorieux et sans bornes, fort et jeune comme elle-même, — d’un amour qui ressemblait à un culte.

Elle jeta le papier sur la table, où se mêlaient plus de vingt lettres éparses. Les unes étaient de la même écriture que la première, dont nous venons de lire un fragment ; les autres étaient des brouillons inachevés, que la jeune fille avait écrits elle-même, et qu’elle n’avait point envoyés.

Elle n’osait pas tout dire à celui qu’elle aimait. Il était si malheureux ! Elle tâchait de ne lui envoyer que de la joie. Quand son cœur dictait à sa plume des paroles trop tristes, elle jetait loin d’elle la lettre commencée, pour tâcher de la refaire plus gaie…

Sa main erra durant quelques secondes parmi les papiers épars, et son choix tomba sur une lettre, plus souvent relue que les autres, et qu’elle voulait relire encore.

C’était comme un remède qu’elle voulait appliquer sur la blessure vive de son cœur.

« Vous ai-je dit de ne plus m’aimer, Lia ! disait la lettre ; oh ! ne me croyez pas !… je cherche à me tromper moi-même. Que deviendrais-je sans votre amour ! c’est lui, lui seul, qui me donne la force de combattre mon désespoir !

» Ceux qui me connaissaient jadis répétaient que mon âme était robuste, et que nul malheur ne pourrait courber ma volonté de fer ; ils avaient raison ; ma volonté reste inébranlable, et je sais bien que je pourrais mourir sans me plaindre, comme aux jours de ma force.

» Mais qu’est-ce que la mort ? c’est vivre qu’il faut savoir ! c’est garder patiemment sa vigueur en réserve pour l’heure du combat ; c’est souffrir, et n’en point être plus faible ; c’est enfouir son ardeur tout au fond de son âme, pour l’en retirer vierge aux jours de la liberté !…

» Là est la vaillance… Plus d’une fois déjà les portes d’une prison se sont fermées sur moi ; j’étais plus jeune, peut-être plus fort, du moins, je ne désespérais pas. Les heures de ma captivité se passaient à préparer ma délivrance ou à combiner le plan de la bataille qui devait mettre enfin mon pied sur la gorge de mes ennemis.

» Et pas un instant de lassitude ou de doute ! ma main était ferme, ma pensée lucide ; le chemin était tracé devant moi ; tandis qu’on me croyait enchaîné, je marchais !…

» Mon sang s’est-il refroidi ? suis-je plus faible ou moins courageux ? Je ne sais ; mais, parfois, durant la lente solitude de mes nuits, mon cœur se serre, et un voile de deuil s’étend pour moi sur l’avenir…

» Le but que je poursuis n’est pas une stérile vengeance. Quand j’étais jeune et heureux, j’ai risqué plus d’une fois ma vie pour la liberté de l’Allemagne ; mon père, qui était un saint homme et un chevalier, est mort pour cette cause…

» Nous étions trois frères qui marchions sur ses traces, et comme il nous avait commandé de donner notre sang à la patrie, nous allions, bravant les séides des rois, et cherchant partout le martyre.

» En ce temps, Lia, les hommes que je combats aujourd’hui n’avaient encore tué que mon père ; plus tard, ils assassinèrent ma sœur ; — une douce enfant comme vous, Lia, qui avait votre âme sainte, et que j’aimais presque autant que je vous aime !

» Ce sont deux grands crimes à punir, n’est-ce pas ? Eh bien, s’il ne s’agissait que de vengeance, je crois que je m’arrêterais. Je ne pourrais point pardonner ; mais je briserais mon épée, laissant au Dieu juste le soin du châtiment…

» Ma tâche est autre. — Il y avait jadis en Allemagne une race puissante, que les assassins de mon père et de ma sœur ont jetée dans la poussière ; cette race, je veux la relever. Avant de vous connaître, tout ce qu’il y a en moi de dévouement et d’amour était à l’héritier uni lue de cette noble famille. Maintenant que je vous aime, Lia, mon cœur est partagé, mais mon dévouement reste entier, et tout le travail de ma vie appartient encore à cet enfant, qui est le fils de ma sœur.

» Longtemps j’ai combattu la passion qui m’entraînait vers vous. Ma conscience me disait qu’aimer était pour moi un crime, et que je n’avais pas le droit de donner mon cœur à une femme, puisque j’étais l’esclave d’un devoir.

» Ce furent de vains efforts et des combats inutiles. Mon cœur était vierge à l’âge où, d’ordinaire, on a de lointains souvenirs d’amour. Il y avait en moi comme un amas de tendresse sans objet ; ce que les autres hommes dépensent en ardeurs folles et en caprices d’un jour, depuis l’adolescence jusqu’à l’âge mûr, je l’avais gardé, comme un avare capitaliste son trésor. Lia, je vous vis ; tout cela fut à vous ; mon cœur s’éveilla, je vous aimais, je vous aimais !…

» Et combien je remercie Dieu de vous avoir jetée sur ma route ! L’enfant dont je me suis fait le père aura en vous une seconde Providence. C’est vous qui me soutenez ; c’est vous qui êtes ma force et mon courage !

» Quand je souffre trop, je vous appelle ; je vois votre visage d’ange qui se penche à mon chevet ; j’entends votre voix chère murmurer de douces paroles…

» Oh ! vous êtes mon espoir ! Sans vous, j’aurais succombé, peut-être, sous le doute qui m’accable ; car mes mains sont liées, hélas ! et, pendant que je m’épuise à vouloir briser ma chaîne, qui sait ce que devient l’héritier des nobles comtes ?

» Vit-il encore ? ses ennemis sont puissants ; peut-être en ce moment où je vous écris, est-il prêt de succomber sous leurs coups !

» Mon Dieu ! tant d’efforts perdus ! tant de fatigues en vain prodiguées, tant de veilles, de sang et de périls !…

» Oh ! j’ai besoin de votre pensée, Lia ; vous dites que vous priez pour moi : priez pour lui.

» Votre prière doit être bonne à l’oreille de Dieu ; je m’attache à vous comme à un ange sauveur, qui me vaudra l’appui du Ciel dans ma tâche ardue.

» Aimez-moi, je vous en supplie ! tout mon espoir est en vous. Quand votre image me fuit, je désespère ; dès qu’elle revient, je crois à la victoire et au bonheur… »

Lia pleurait encore, mais elle souriait à travers ses larmes.

Il y avait sur son charmant visage une joie sérieuse et recueillie.

— Regardez, Petite ! s’écria en ce moment Esther, qui prenait goût à l’épier ; — il me semble qu’elle sourit maintenant !

— Elle sourit comme une bienheureuse ! reprit Sara ; décidément je n’ai vu que le moins intéressant de la correspondance !…

— Et la voilà qui baise le papier ! reprit Esther.

Petite lui arracha la lorgnette des mains et regarda d’un œil avide.

— C’est de l’ivresse ! murmura-t-elle ; — et nous allons la voir se mettre à table tout à l’heure, froide et sévère comme une sainte… Fallut-il y dépenser mille louis, j’aurai toutes vos lettres, mon bel ange ! ajouta-t-elle en fronçant le sourcil ; et je les lirai depuis la première ligne jusqu’à la dernière…





Les filles de Geldberg.

CHAPITRE VIII.

LA TENTATRICE.

Lia ne savait pas qu’il y avait des yeux ouverts sur sa rêverie solitaire. Son cœur était avec l’absent ; elle se recueillait en son amour et oubliait le reste du monde.

Madame de Laurens avait eu véritablement du malheur ! Si elle avait rompu le cachet de la lettre que nous venons de lire, au lieu de tomber sur deux missives insignifiantes, elle n’aurait pas eu grand’peine à deviner le nom de l’amant mystérieux.

Cette lettre était celle que Lia aimait le plus, on y trouvait bien de la tristesse encore, mais on y voyait tant d’amour !

Dans les autres, la passion, combattue, semblait craindre de se montrer. C’était un homme fort et novice à soupirer, qui frémissait sous le joug et qui s’indignait de sa faiblesse.

Dans celle-ci, au contraire, il s’appuyait sur son amour, et il s’applaudissait d’aimer. Il appelait la tendresse de Lia comme un talisman protecteur ; le remords, qui venait toujours arroser ses épanchements, se taisait cette fois. Il espérait, il parlait d’avenir, et Lia était bien heureuse, car cet espoir venait d’elle.

Quand son regard eut épelé la dernière ligne de la lettre, elle porta le papier à ses lèvres et mit sur l’écriture à demi-effacée un baiser reconnaissant. — Ce baiser ne fut point perdu pour ses deux sœurs aînées, qui l’épiaient toujours.

La lettre resta collée à sa lèvre pendant quelques secondes, puis sa main retomba languissante.

Elle n’avait plus de sourire.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, ne m’aime-t-il donc plus !… cette lettre, qui me fit si joyeuse, voilà maintenant plus de trois mois que je l’ai reçue !… les deux suivantes étaient courtes et ne disaient rien… il y avait de la froideur dans ces lignes distraites et hâtives… et la dernière a six semaines de date !… quarante-deux jours sans m’écrire !

Elle eut un frisson par tout le corps.

— Il souffre tant ! reprit-elle, si son malheur trop lourd avait fini par l’écraser !… s’il était malade !… s’il était…

Elle n’acheva pas, mais une pâleur plus mate couvrit son visage, et sa tête s’inclina, douloureuse, sur sa poitrine.

Ses yeux étaient secs ; ses lèvres blanches remuaient lentement, murmurant une prière.

De loin, Esther et Sara croyaient qu’elle s’était endormie au milieu de ses rêves d’amour.

Après plusieurs minutes d’un silence immobile, elle se redressa tout à coup.

— Non, non ! reprit-elle, tandis qu’un rayon d’espérance brillait dans ses beaux yeux, — Dieu ne peut pas me faire si malheureuse !… Demain, je retournerai chez cette femme ; demain, je retrouverai une lettre… Oh ! comme je vous remercierai à genoux. Seigneur !… Sainte Vierge ! comme je vous bénirai !… une lettre, un mot qui me dise : Je ne t’ai pas oubliée !…

Au milieu de la table, il y avait une petite cassette fermant à clef, dont la destination évidente était de serrer tous ces papiers dispersés maintenant.

Lia l’approcha d’elle et l’ouvrit ; elle y plaça l’une après l’autre toutes les lettres qu’elle repliait à mesure. Tout en les repliant, elle lisait dans chacune un mot, une phrase qui lui en rappelait le contenu tout entier.

Elle les savait par cœur, bien que son plus cher passe-temps fût de les parcourir sans cesse…

Avec les messages de son amant, elle serrait aussi ces brouillons inachevés qui étaient son ouvrage. Ces lignes tracées par sa main parlaient de lui comme celles qui venaient de Francfort ; elle les aimait au même titre.

La cassette était presque pleine, et il ne restait plus sur la table que deux ou trois chiffons froissés par des attouchements de tous les jours.

Lia en prit un pour le mettre à sa place, et son œil tomba, distrait, sur les premières lignes.

Au lieu de le plier, elle le garda ouvert dans sa main. C’était un brouillon qu’elle avait écrit, il y avait bien longtemps déjà, un mois après son arrivée à Paris.

Elle l’avait gardé, parce que son contenu aurait augmenté la souffrance de celui qu’elle voulait consoler.

Involontairement, elle se prit à relire cette page oubliée, qui lui parlait de lointaines tristesses.

« Je ne sais pas où vous êtes, disait-elle en ce temps, et je n’ai pas reçu de vos nouvelles depuis mon départ d’Allemagne.

» Otto, vous qui m’avez promis de m’aimer toujours, ne pensez-vous plus à moi ?… Que devenez-vous ? que faites-vous ? mon Dieu ! que je voudrais savoir, et que je souffre à me sentir loin des lieux où vous êtes !

» J’adresse ma lettre au bon Gottlieb, le paysan des environs d’Esselbach qui vous donnait l’hospitalité ; ma lettre vous parviendra-t-elle ?…

» Je suis à Paris, chez mon père, que je connais à peine, avec mes sœurs que je n’avais pas vues depuis ma petite enfance. Nous demeurons dans un hôtel magnifique et je suis entourée d’un luxe nouveau pour moi.

» Tout est beau dans la maison de mon père, rien n’y manque, pas même la verdure, pas même le chant des oiseaux.

» Du pavillon où je vous écris, je vois de grands arbres dont les branches mobiles viennent caresser ma fenêtre, et je pleure quelquefois en les regardant, Otto, parce qu’ils me rappellent ces autres arbres qui croissent libres sur la montagne, et sous l’ombrage desquels nous nous reposions tous deux…

» Comme vous me sembliez heureux de me voir et de me sentir près de vous ! vos baisers sont encore sur ma main ! Mon Dieu ! je croyais que cette tendresse ne s’éteindrait jamais ; me suis-je donc trompée ?…

» Je vois mon père tous les soirs, il est bon pour moi et je crois qu’il m’aime ; je le respecte du plus profond de mon cœur.

» J’ai un frère qui m’a regardée, lors de mon arrivée, au travers d’un lorgnon ; il me baise la main comme à une étrangère, et me dit que je suis jolie. Je ne sais pas s’il m’aime.

» J’ai deux sœurs. Si vous saviez comme elles sont belles, Otto ! On m’a menée une fois au bal, et je les ai vues entourées d’hommages. Tout le monde est à leurs pieds ; quand elles ont les épaules nues et le front couvert de diamants, moi-même je ne puis pas les regarder sans être éblouie.

» Mon père, mon frère et mes deux sœurs sont juifs ; on n’a mis jusqu’à présent nul obstacle à l’accomplissement de mes devoirs de chrétienne ; mais cette différence de culte chagrine mon vieux père ; deux ou trois fois, il m’en a fait de doux reproches, et je ne savais que lui répondre…

» Mon frère et ma sœur cadette ne s’occupent point de cela.

» Quant à ma sœur aînée, elle rit et se moque quand on parle de religion.

» Je suis libre ; personne ne contrôle ma conduite ; on me dit d’être heureuse et de jouir de la vie. Tous les plaisirs sont à ma portée, je ne sais que faire de l’argent qu’on me donne. Pourtant, je suis bien triste, Otto, et je regrette tous les jours davantage la maison modeste de ma pauvre tante Rachel. Je souffre à ne plus voir son visage serein et calme qui me rappelait le doux visage de ma mère ; je regrette ma petite chambre qui donnait sur le beau paysage de la montagne, l’air pur, l’horizon vaste et la cloche amie de la chapelle voisine qui sonnait mon réveil au point du jour…

» Je regrette… mais pourquoi me tromper, Otto ! c’est vous, vous seul qui êtes au fond de mon souvenir ! c’est vous que je regrette, et non point toutes ces choses que votre présence me rendait chères…

» J’aimerais Paris, si vous y étiez, et, si je ne vous trouvais plus aux environs de la maison de ma tante, je serais triste chez elle comme ailleurs…

» Otto, vous n’avez jamais voulu me dire le nom de votre famille, vous ignorez le mien également, et quoique nous ayons échangé notre foi, nous restons étrangers l’un à l’autre. Cela me fait peur ; il y a des jours où je voudrais me confiera vous, malgré vous ; il me semble que ce serait un lien et je voudrais tant croire à notre union !… mais d’autres fois j’hésite et je m’applaudis de notre commune réserve.

» Je suis une fille folle. Je me suis jetée dans vos bras, et, pour m’attirer à vous, il n’a fallu qu’un signe. C’est mal. On dit que ma famille est noble et puissante ; il vaut mieux que vous ne sachiez point le nom de la pauvre insensée qui s’est faite voire esclave. Si Dieu laissait tomber sur moi son châtiment le plus cruel, si vous veniez à ne plus m’aimer, au moins mon imprudence resterait un secret pour le monde, et je n’aurais à subir ni la raillerie ni la pitié…

» La dernière fois que je vous ai vu, c’était dans les grands bois de mélèzes qui entourent le château des anciens margraves de Thor. J’étais venue d’Esselbach à cheval et nous nous promenions tous deux dans les sentiers de la montagne, en causant de l’absence prochaine.

» Vous promettiez de revenir dans un mois, mais quelque chose me disait que notre séparation serait bien plus longue. Nous arrivâmes, sans y penser, jusqu’au pied des murailles de la vieille forteresse.

» Ce sont des ruines démantelées, et les grandes salles où s’abritait la puissance des seigneurs n’ont aujourd’hui d’autres toitures que le ciel. Mais ce sont des ruines fières ; les remparts sombres parlent encore de prouesses et de batailles ; la haute tour qui reste seule intacte, au sommet de la montagne, semble un roi géant, debout sur les marches de son trône…

» Je me souviens que vous regardâtes longtemps en silence ces robustes débris d’une gloire passée. Il y avait sur votre front de la mélancolie, et je crus voir une larme tôt séchée trembler au bord de votre paupière…

» Ce n’était point moi qui causais cette émotion, Otto, cette douleur n’était point un avant-goût de l’absence. Je sais bien que, dans votre cœur, la première place n’est pas pour moi…

» Et je ne me plains pas ! et je prie Dieu ardemment de me garder la seconde !…

» Il me plaît de ne point vous arrêter dans votre voie. Le but que vous poursuivez doit être noble et juste comme vous-même ; marchez, oh ! marchez toujours, sans songer à la pauvre fille qui vous aime ; son plus grand malheur serait d’être un obstacle sur votre chemin !

» En regardant les ruines de Thor, vous prononçâtes quelques paroles qui furent pour moi un trait de lumière. Je devinai, pour la première fois, que vous étiez le serviteur d’une race déchue, et qu’un grand dévouement réclamait votre vie.

» Vous m’aviez dit bien souvent : je ne m’appartiens pas ; en ce moment, je compris…

» Otto, je ne suis point jalouse de ce que vous donnez à d’autres. J’aime celui que vous aimez, et je serais heureuse de lui dévouer ma vie. Travaillez et combattez ! ma prière vous suit. Mais si quelque jour vous êtes vainqueur, pensez à moi et revenez…

» Revenez surtout, si Dieu ne vous donne point la victoire. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il y a deux jours que ces lignes sont écrites, et je n’ai point fermé ma lettre, parce que j’hésite à vous envoyer des paroles de tristesse.

» Je continue pourtant, — quand je vois votre nom sur le papier, il me semble que vous êtes là ; il me semble que vous écoutez ma plainte et que votre voix aimée me console.

» J’ai plus d’une chose à vous dire, Otto ; je crois que je serai malheureuse dans cette maison. Depuis deux jours ma crainte est éveillée et je n’ai personne à qui me confier.

» C’est un enfantillage, peut-être. D’ordinaire, les choses mystérieuses se font la nuit, et la peur attend les ténèbres…

» Moi, c’est en plein jour que j’entends ici des bruits étranges ; je ne puis les expliquer, et ils m’effraient.

» Presque toute la journée, je me tiens dans un pavillon dont je vous ai parlé déjà et qui donne sur le jardin de l’hôtel. De ce pavillon on entre dans une serre qui occupe toute la longueur du jardin.

» Tous les jours, vers huit heures et demie du matin, j’entends un pas pesant, mais discret, qui semble descendre les marches d’un escalier invisible, situé tout près de moi.

» Il y a des moments où je me retourne, persuadée que les pas se font entendre dans ma chambre même…

» Une porte s’ouvre à quelques pieds au-dessous du sol du pavillon ; — et ne croyez pas que ce soit un rêve ! ces bruits sont distincts : je les ai entendus vingt fois et toujours à la même heure. Le pas reprend sa marche au-dessous de moi. Quand je reste dans ma chambre, il s’assourdit bientôt et s’éteint ; mais, à quatre ou cinq reprises différentes, j’ai ouvert la porte de la serre et je l’ai suivi.

» On l’entend tout le long du jardin et jusqu’au bout de la serre, qui est terminée par un kiosque où personne n’entre jamais.

» Arrivé là, le marcheur souterrain ouvre une seconde porte et le bruit cesse…

» Le soir, aux environs de cinq heures, la même chose se renouvelle, mais en sens contraire.

» Les pas viennent du jardin, passent sous le pavillon et montent lentement l’escalier qu’ils ont descendu le matin.

» J’ai interrogé le jardinier pour savoir si l’hôtel a des caves de ce côté, le jardinier s’est pris à rire.

» J’ai demandé à ma femme de chambre, qui m’a regardée comme on regarde les gens pris de folie.

» Pourtant ce n’est point une illusion. Quelque chose de bizarre se passe dans l’hôtel, à l’insu de tous…

» La solitude donne des frayeurs superstitieuses, et je suis seule toujours. Je garde ce pavillon, parce que personne n’y vient me déranger, mais je n’oserais pas y demeurer la nuit, et j’ai fait faire mon lit dans une autre partie de l’hôtel…

»… Pauvre fille que je suis ! Mon esprit est malade ! Me voilà comme ce tyran de mélodrame qui entendait marcher dans son mur ! Ce n’était point de cela que je voulais vous parler, Otto, et si j’avais près de moi une oreille amie, ces frayeurs d’enfant passeraient.

» J’ai bien rencontré ici une jeune fille de mon âge que je pourrais aimer.

» Elle est presque aussi belle que mes sœurs, et son doux visage annonce une bonne âme. Elle se nomme Denise. Dès la première fois que je l’ai vue, je me suis sentie attirée vers elle, et j’aurais voulu l’appeler mon amie.

» Mais elle me semble ne point aimer mes sœurs, et Petite m’a bien recommandé de me méfier d’elle.

» Petite, c’est ma sœur aînée. On ne lui donne ici que ce nom. Je retarde tant que je puis à vous parler d’elle, et c’est d’elle pourtant que je veux vous parler.

» Depuis mon arrivée, mon autre sœur est avec moi indifférente et froide ; Petite, au contraire, a feint tout d’abord un empressement affectueux. Elle a mis une sorte de coquetterie à gagner ma confiance ; j’ai commencé par la juger bonne et véritablement aimante.

» Pour attirer mes confidences, elle m’a fait les siennes, et avec quelle adresse ! Des peccadilles d’abord, moins que cela, quelques escapades de grande dame qui descend à se conduire comme une bourgeoise…

» Elle me conduisit, en s’accusant bien haut, chez une femme Batailleur, marchande au Temple, qui lui vendait des colifichets au rabais.

» Quand elle vit que cette caravane ne m’effrayait guère, elle fit un petit pas en avant, et sonda le terrain avec plus de hardiesse.

» Elle donna de grandes louanges à cette femme Batailleur, qui fait mille métiers douteux, mais dont la discrétion est à toute épreuve. À ce propos, Otto, je veux vous dire que j’ai revu cette femme toute seule, et que je l’ai payée pour recevoir vos lettres.

» Elle demeure rue du Vertbois, no 9. Puissé-je trouver bientôt une lettre de vous à cette adresse !…

» Je comprenais mal ce que me disait ma sœur aînée, et comme elle me parlait en souriant, je souriais sans lui répondre.

» Comment vous dire cela, Otto, à vous si noble et si fier !…

» Petite, qui a presque le double de mon âge, et qui aurait dû me servir de mère, voulait me perdre. Sous cette affection jouée, il y avait une sorte de haine dont je ne puis deviner les motifs. Je ne sais si elle est coupable elle-même, mais elle voulait me rendre coupable…

» Elle me parla de plaisirs inconnus et de mystérieuses délices. Son éloquence perfide déroula devant moi mille tableaux de séduction.

» Je trouvai dans ma chambre des livres… que sais-je !… je vous en ai dit assez… j’ai le rouge au front, et ma plume tremble. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour baissait. La fraîcheur du soir avait mis une brume aux vitres du pavillon de Lia. Esther et Petite, qui ne pouvaient plus rien voir, s’étaient assises de nouveau l’une en face de l’autre, auprès du foyer.

— Et que voulez-vous craindre, chère ?… disait madame de Laurens ; — tout est prévu ; vous serez là plus en sûreté que sous votre masque d’hier ! Pensez-vous que je me sois donné pour rien tant de peine ?… Si j’ai fourni des fonds à Batailleur ; si j’ai commandité la maison, pour ainsi dire, c’est que j’y voulais être maîtresse absolue… Vous verrez avec quelle adresse tout cela est disposé ! Auprès du banquier, il y a une sorte de loge grillée que les habitués nomment le confessionnal de la princesse. Ils sont convaincus que, derrière le grillage recouvert d’un rideau de mousseline, se trouve une personne de haute importance, qui vient là satisfaire à huis clos sa passion pour le jeu… On pense même que cette puissante dame pourrait, en cas de surprise, paralyser l’action de la police.

Esther se prit à sourire.

— Depuis quelques jours, poursuivit Petite, Batailleur a fait circuler parmi les habitués une autre version… Le rideau de la loge ne cacherait plus une princesse, mais un grand personnage politique, indigène ou étranger, un ambassadeur, peut-être un ministre… En admettant cette dernière hypothèse, vous pensez bien, chère, que nous n’avons rien à craindre de la part du gouvernement…

— Et c’est vous qui êtes dans la loge ? interrompit Esther.

— Pas toujours… la loge est une précaution réservée pour les cas dangereux, un asile… Comme j’exerce un souverain droit de contrôle sur l’admission des joueurs, je sais avant d’entrer dans la salle s’il y a chance pour moi d’être reconnue… j’ai à choisir entre la loge et un des fauteuils qui attendent autour de la table… quand je choisis le fauteuil, c’est qu’il n’y a rien à craindre, mais, par excès de précaution, je donne une tournure exotique à ma toilette, et je mets ma tête entre les mains de Batailleur, qui a trouvé le secret de me faire une physionomie de rechange…

— Elle est donc bien adroite, décidément, cette Batailleur !…

— Ma chère, c’est une fée !… Une fois assise auprès de la table, l’entraînement commence… Esther, il y a dix ans que je joue, et je n’ai jamais éprouvé une seconde de lassitude ou de satiété ! Juge si l’amour vaut cela !… Et puis l’un n’empêche pas l’autre… Écoute ! le banquier prononce sa formule : on entend un bruit métallique qui frappe sur les nerfs ; quelque chose passe dans le sang, le pouls bat plus vite. Le tapis vert disparaît sous une couche d’or, il y a de l’or partout ! De larges pièces d’Espagne, des souverains anglais, des ducats, des louis, que sais-je ! de l’or venu de Londres, de Vienne et de Madrid, de l’or de Saint-Pétersbourg, de l’or de Constantinople !… Les cartes se mêlent… tous ces hommes attendent… la chance a parlé : j’ai joué : j’ai gagné… tout cet or qui couvrait la table est là en monceau devant moi…

Le sein de Petite battait ; sa voix vibrait basse et pénétrante.

Esther avait les yeux baissés ; quand elle les releva, un éclair brillait dans sa prunelle.

Petite réprima un geste de triomphe.

— Tu es joueuse, murmura-t-elle ; — tu viendras.

Esther ne répondit point encore.

— Tu viendras, répéta Sara ; je te dis que c’est le plaisir suprême !… le plaisir qui dure et ne lasse pas !

Elle fit rouler son fauteuil sur le tapis, et l’approcha doucement de celui de sa sœur.

— D’ailleurs, reprit-elle en faisant sa voix plus insinuante encore. — il y a autre chose que le jeu !… Autour de la table, les uns sont des aventuriers ; mais les autres sont gentilshommes… Ils viennent de tous pays comme l’or qu’ils apportent… J’ai vu des Anglais blonds et blancs comme des femmes, des Italiens au regard de feu, des Allemands sérieux et rêveurs, des athlètes russes, dont le poing fermé eût broyé le bois de la table.

Petite aiguisa son sourire, et sa voix se baissa encore jusqu’à descendre au murmure.

Elle continua ; sa bouche était tout près de l’oreille de sa sœur.

Le sein d’Esther eut à son tour un frémissement ; tout son sang vint à sa joue ; le sourire de Petite restait calme et serein…

— Fi !… dit Esther ! oh ! ma sœur ! ma sœur !…

— Chère, répliqua Sara, en sommes-nous donc à feindre ensemble ?…

— Dans le monde… commença la comtesse.

— Le monde !… s’écria Petite en frappant du pied avec impatience ; — et vous venez me parler de dangers !… mais c’est là qu’est le vrai péril, ma sœur !… dans le monde, tout secret transpire à force de patience et de travail ; je m’y suis fait une réputation qui rejaillit sur vous et que vous soutenez… mais, croyez-le bien, Esther, il suffirait d’un souffle pour ternir cette renommée… la moindre intrigue la tuerait… et chaque fois que vous regardez un homme, j’ai peur.

L’œil d’Esther se leva curieux et surpris.

— J’ai peur, parce que vous êtes dans un salon, poursuivit Petite, — parce que tous les yeux sont ouverts sur nous… parce qu’il y a là cent femmes qui sont jalouses, et qui guettent l’occasion de nous nuire !

Elle s’arrêta et regarda sa sœur en face.

— Voulez-vous être une sainte ! demanda-t-elle brusquement.

— Certes… balbutia la comtesse, prise hors de garde.

— Tu le voudrais, pauvre chère, s’écria Petite, mais tu ne le peux pas !… Tu es jeune, tu es forte ; ton cœur parle, tes sens s’agitent… Eh bien ! je te dis, moi, que le monde est un large piège où tu iras te prendre, les yeux ouverts… L’argent domine le monde ; mais il n’a pas pu encore tuer tous les préjugés… Si nous étions d’une race historique, si nos pères étaient morts à Bouvines ou à Fontenoy, je ne te parlerais peut-être pas ainsi… mais la faute qu’on pardonne à madame la duchesse, on en écrasera la fille du juif.

— Je suis comtesse… voulut dire Esther.

— Comtesse Lampion, ma bonne !… Crois-moi, dans notre position, il faut avoir deux cordes à son arc, deux chemins dans sa vie. — L’un qu’on suit à visage découvert et la tête hautaine ; l’autre où l’on s’engage à petit bruit, quand nul œil ne vous épie ; — l’un où l’on est froide, sévère et fermement en selle sur la vertu ; l’autre où l’on fait ce qu’on veut. Je sais une petite demoiselle qui dort avec son corset pour se faire une taille de guêpe ; elle arrive au bal suffoquée, et bien souvent sa mère est contrainte de desserrer, après la contredanse, le lacet trop tendu… Ne vaudrait-il pas mieux garder la gêne pour les heures que l’on donne au monde, et jeter le busc rigide après la parade, et se reposer libre pour mieux supporter la fatigue du soir ?… Tu es comme la petite demoiselle, ma pauvre Esther : tu veux garder ton corset toujours ; il te blesse et c’est sous le regard ennemi du monde que tu iras en desserrer leu œillets !

— Je comprends bien ce que tu veux dire, balbutia Esther, mais…

— Mais quoi ?… En dehors du monde, au contraire, dans cette autre route où l’on se glisse toute seule et déguisée, que de sécurité ! Comme les allures deviennent libres ! les gens que l’on rencontre ne savent point votre nom… on les voit en passant, puis on les perd…

— Mais on peut les retrouver…

— On nie… Pauvre chère, la nature nous a donné, à nous autres femmes, l’à-propos et le sang-froid ; c’est apparemment pour que nous en fassions usage !… On nie ; et si l’œil du monde ne nous a jamais prises en faute, le monde est pour nous… ces accusations qui lui arrivent du dehors sont comme non avenues… Il ne croit pas à ces choses qu’il ignore ; il tient pour invraisemblables et impossibles ces mœurs qui ne sont point les siennes.

— Mais, dit encore Esther, qui était à demi-convaincue, — à la rigueur, le monde peut croire à ces accusations…

— En l’admettant, il serait certain encore qu’on ne risque pas plus, pour toute une vie de plaisir, pour quelques instants de joie troublée par la peur, que pour quelques minutes pleines d’épouvante, saisies à la dérobée, et dont le bonheur ressemble à une torture… car, vous le savez bien, ma sœur, il n’y a point de degrés dans les châtiments du monde… une faute vénielle y est punie comme un crime… et, tant qu’à risquer l’excommunication fashionable, au moins faut-il le faire à bon escient… Mais nous raisonnons ici dans le faux, et je prétends que nous discutons l’impossible.

— Cependant, dit Esther, si ce petit Franz avait pu parler.

— Encore ce petit Franz ! s’écria madame de Laurens avec un mouvement de colère ; — quel poids sa parole aurait-elle eu en comparaison de la mienne ?… et puis, toute cette affaire est une exception… J’ai agi comme une folle, et j’aurais mérité d’être punie… Ce petit Franz, paraîtrait-il, avait été employé de Geldberg… j’aurais dû le savoir… je le vis un jour à la maison de jeu, et certes je ne courais aucun risque, puisque les rideaux de la loge étaient entre moi et son regard… mais il me plut ; je ne me rappelle pas avoir eu un caprice plus vif et plus soudain en ma vie !… Je perdis toute prudence ; ce fut moi qui fis les premiers pas, et, sur mon ordre, Batailleur l’introduisit dans le confessionnal de la princesse…

Petite dit cela sans rougir, Esther ne se montra point scandalisée.

— Voilà votre unique argument, reprit Sara. — Franz ! toujours Franz !… les faits se sont chargés de me fournir une réponse, et je vous jure bien, chère sœur, que Franz n’élèvera jamais la voix contre moi…

Une servante entra en ce moment ; elle avait une lettre à la main.

— De la part de monsieur le docteur, dit-elle.

Sara prit la lettre ; la servante sortit.

Petite défit le cachet avec une répugnance ennuyée.

— Que cet homme me fatigue ! murmura-t-elle.

Son regard tomba sur la lettre ouverte. — Une pâleur soudaine couvrit son visage, et une contraction violente plissa la ligne délicate de ses sourcils.

La lettre disait :

« Madame,

» Suivant votre désir, je vous rends compte à la hâte du résultat de notre duel ! Le jeune F… en est sorti sain et sauf ; c’est V… qui a été blessé. »

Durant une seconde. Petite resta comme pétrifiée.

Il y avait en elle une rage sourde et furieuse. Sous ses paupières baissées, sa prunelle brûlait.

— Ils n’ont pas pu ! pensa-t-elle, tandis que ses dents serrées refusaient passage à son haleine ; — ils me l’ont laissé vivre… je vois bien qu’il faudra que je m’en mêle !!!

Son œil fixé sur le sol avait cette même expression menaçante et terrible que nous lui avons vue, lorsqu’elle regardait son mari, à genoux et brisé par la souffrance.

CHAPITRE IX.

TROIS NOMS.

Cela dura une seconde. À peine Esther eut-elle le temps de remarquer l’élan de cette rage contenue.

Petite déchira la lettre en menus morceaux et la brûla.

Avant que le papier eût fini de flamber, elle avait repris son sourire tentateur.

Elle était forte et toujours maîtresse d’elle-même ; elle savait dominer toute passion et maîtriser toute angoisse.

Son visage était un masque obéissant, même aux heures de trouble. À la lecture du billet, un premier mouvement de colère l’avait emportée, parce que cette nouvelle la frappait à l’improviste : elle n’avait même pas songé jusqu’alors à la possibilité de ce résultat.

Elle avait vu Franz partir le matin pour se rendre au lieu du combat ; son adversaire était un pilier de salle d’armes, et lui ne savait pas tenir une épée.

Depuis trois ou quatre heures qu’elle était éveillée, elle songeait à Franz comme à un homme mort, et même, une fois ou deux, elle avait eu comme une velléité de le plaindre, ce pauvre enfant qui était si beau, si hardi, si joyeux, et qu’elle avait vu naguère pâle d’amour entre ses bras.

Vraiment, elle s’était attendrie ! Au réveil, entre deux bâillements elle avait secoué sa tête charmante, en disant :

— C’est dommage…

Mais, en certaines circonstances, un peu de regret n’exclut point beaucoup de contentement. Sara se sentait toute gaie ; Franz savait son secret, il était seul à le savoir, et il l’emportait dans la tombe.

Plus d’indiscrétion à craindre !…

Mais, maintenant, il se trouvait que cette tombe ouverte avait été creusée trop tôt. L’enfant n’était point mort ; contre toute attente, il avait évité le piège, et la menace était toujours suspendue au-dessus de la tête de Sara.

Menace terrible, car Franz savait bien des choses !

Le plus brave tressaille en sentant l’épée qui perce sa chair ; tout ce qu’on peut demander à la vaillance elle-même, c’est de se redresser aussitôt après le coup reçu.

Petite était une manière d’héroïne ; elle fit mieux que cela, et la blessure qui la poignait ne l’empêcha point de sourire.

Entraîner autrui sur la pente où elle se laissait glisser était un besoin de sa nature. En ce premier instant de dépit, elle ne raisonna point, sans doute, mais son instinct lui dit que la nouvelle annoncée par Mira n’était pas bonne à divulguer. Esther hésitait encore ; il ne fallait point lui fournir un motif d’hésiter davantage.

Esther n’était qu’une femme, faible d’esprit, dépourvue de principes protecteurs, et entraînée par l’élément sensuel qui dominait en elle. Petite la voulait pire que cela, elle prétendait la façonner à son image ; il lui semblait que la chute de sa sœur devait amoindrir sa propre chute, et qu’il ne lui resterait que la moitié de la honte partagée.

Ou plutôt, car il ne faut pas essayer d’expliquer ces exceptions qui repoussent ou qui effraient, elle plaidait la cause du mal par goût, par nécessité, par vocation ; elle se dévouait à nuire avec le zèle inspiré d’un démon, comme d’autres se dévouent à secourir et à prier.

Elle y prodiguait ses soins et son travail, et peut-être n’eût-elle point su se dire à elle-même pourquoi elle suivait sa tâche malfaisante avec une ardeur si âpre.

Rien ne l’arrêtait. À cette heure même où elle était frappée rudement et à l’improviste, elle ne déserta point la tentation commencée.

— Une lettre du docteur ! murmura-t-elle en poussant du pied dans les cendres le dernier fragment de papier. — Je l’avais chargé d’une commission qu’il n’a point su faire.

Elle prit une des mains de la comtesse, et la caressa entre les siennes.

— Comme ce sera la première fois, poursuivit-elle, nous prendrons toutes nos précautions… Batailleur elle-même ne saura rien… Nous nous glisserons dans le confessionnal, et nous ne bougerons pas… Tu verras toutes ces têtes curieuses se lever au premier bruit que nous ferons derrière le rideau… « C’est la princesse ! c’est la princesse !… » Il y a un Anglais qui a offert cinq cents guinées à Batailleur pour avoir le droit de soulever un coin de la draperie…

Elle s’interrompit et reprit tout bas :

— Viendras-tu ?

— Tu es un démon, Sara !… murmura Esther.

Petite l’embrassa en riant.

— Tu viendras, dit-elle. Mon Dieu, comme elle aime à se faire supplier !… Quand je pense qu’avant un mois elle ne saura comment me remercier… Tu viendras ce soir ?

— Impossible ! répondit Esther.

— Parce que ?…

— J’ai des occupations.

— Un rendez-vous ?…

— Peut-être.

— C’est respectable… mais ne pourrait-on savoir ?

— Impossible encore !

Les paupières de Petite se baissèrent à demi ; elle regarda la comtesse par dessous la frange soyeuse de ses cils.

— Pauvre belle ! murmura-t-elle ; tu as la monomanie du mystère… mais je te devine.

Esther secoua la tête.

— Je parie qu’il s’agit du baron de Rodach, poursuivit Sara dont le regard se faisait plus perçant.

Esther ne répondit pas tout de suite ; sa figure prit une expression de défiance et de malaise.

— Décidément, dit-elle enfin avec une intention d’ironie, vous vous occupez beaucoup du baron de Rodach, ma sœur !

— Parce que je vous vois penser beaucoup à lui, ma chère !

Tout en prononçant ces paroles d’un ton léger et enjoué. Petite tourna la tête vivement vers une porte vitrée qui faisait face à la fenêtre, et qui donnait sur un corridor conduisant aux bureaux.

— Qu’est-ce donc ? demanda Esther.

— Il m’a semblé entendre un bruit de pas, répliqua Petite.

Toutes deux prêtèrent l’oreille ; on n’entendait rien.

— Je me serai trompée, reprit Sara au bout de quelques secondes ; — mais l’heure avance, et ces messieurs vont venir… Chère, vous ne voulez donc pas me dire que vous avez aimé le baron de Rodach ?

— Quelle folie !…

— Prenez garde ! je vais croire que vous l’aimez encore… Et vraiment, il n’y aurait pas de quoi se défendre ! Le baron est un des plus charmants cavaliers que j’aie rencontrés jamais !

— Comme vous en parlez avec feu ! dit la comtesse, dont les lèvres se pincèrent.

— Oh ! moi, je suis franche, repartit Petite ; je vous avouerai bonnement que je l’ai adoré !

— Ah !… fit Esther.

— C’est pour lui que j’ai fait le dernier voyage d’Allemagne… Pendant un mois tout entier, je n’ai pas regardé une carte.

— Et maintenant, l’aimez-vous encore ?

— Non, répondit Petite avec un accent de sincérité.

Esther la regarda durant quelques instants, puis elle se prit à sourire.

— Eh bien ! dit-elle, je veux imiter votre franchise, Sara ; c’est pour lui que j’ai fait mon voyage de Suisse… Mais je ne suis pas si heureuse que vous : je crois que je l’aime encore…

— Quel mal ?…

— Voilà Julien revenu !

— Bah ! fit Petite du bout des lèvres, — prenez que le vicomte est votre mari, et vos scrupules s’en iront.

Ces cyniques paroles étaient prononcées d’une voix douce comme miel, et de ce joli ton décent des conversations mondaines.

À voir de loin ces deux charmantes femmes, le calme au front et le sourire aux lèvres, on aurait cru qu’elles s’entretenaient de leur toilette du soir.

— Je ne sais comment vous dire cela, reprit Esther ; mais il est certain que Julien me plaît… D’un autre côté, je ne puis pas me défaire de cette fantaisie qui m’entraîne toujours vers le baron de Rodach… Il ne pense qu’à jouer et à boire ; mais…

— Comment ! interrompit Petite, je ne l’ai jamais vu toucher une carte !

— Il se cachait de vous, peut-être…

— Et je l’ai trouvé toujours singulièrement sobre, pour un fils de Heidelberg… Par exemple, c’était un don Juan intrépide !

— Mais du tout ! s’écria Esther.

— Un duelliste, un coureur d’aventures !

— Je vous jure que vous ne lui auriez pas fait perdre une heure de sommeil pour la plus belle femme du monde !

— Je vous le dépeins tel que je l’ai vu à Hombourg, chère belle.

— Et moi, tel que je l’ai connu à Bade et en Suisse, je pense qu’il n’y a pas deux barons de Rodach !

— Vous l’avez vu hier au bal ; c’était bien le mien.

— Et le mien.

Petite regarda la pendule ; il était cinq heures moins un quart. Elle se leva et mit un baiser sur le front de la comtesse.

— C’est le tien, ma bonne petite sœur, dit-elle ; penses-tu donc que je voudrais être ta rivale ?… Je veux te voir heureuse autant que tu es belle, voilà tout.

Sa main délicate et blanche lissait les cheveux d’Esther avec de caressantes mignardises.

— Je le veux ! poursuivit-elle, entendez-vous bien !… et je vous ferai contente malgré vous !… Ce soir, après le dîner, nous reparlerons de nos petites affaires… Maintenant, il faut que j’aille faire un peu de toilette, car je suis venue au saut du lit, et il me semble que je sens le café Anglais d’une lieue.

Elle baisa encore Esther, comme si elle l’eût aimée de passion, et son pas gracieux se dirigea vers la porte vitrée.

Elle sortit. Au moment où la porte retombait sur elle, Esther, qui venait de s’allonger, plus indolente, dans son fauteuil, entendit comme un cri étouffé dans le corridor.

Elle se redressa étonnée, et mit ses deux mains sur les bras rembourrés de son siège pour se lever et aller voir. Mais comme on n’entendait plus rien, sa nonchalance prit le dessus ; elle s’étendit de nouveau paresseusement, et ferma les yeux dans un demi-sommeil.

La conversation récente avait porté ses pensées vers le baron de Rodach ! l’image du bel Allemand vint visiter sa rêverie…

Le cri qu’elle venait d’entendre avait été poussé par Petite elle-même, qui, de l’autre côté de la porte vitrée, s’était trouvée face à face avec un homme.

La nuit tombait rapidement, mais la lumière d’une fenêtre voisine éclairait le visage de l’étranger, et Petite avait reconnu en lui au premier coup d’œil, le baron de Rodach.

— Albert !… s’écria-t-elle effrayée.

Et son effroi n’était point joué, car cette femme qui bravait tout tenait à passer pour une sainte aux yeux de la foule, et surtout aux yeux de son père. L’hôtel de Geldberg était pour elle comme un sanctuaire, à la porte duquel restait son audace.

Rodach, de son côté, l’avait reconnue pour la femme rencontrée, la veille au soir, en face du Temple.

Il était là depuis quelques minutes seulement, et le hasard l’y avait conduit comme nous l’avons expliqué dans notre précédent chapitre.

Parvenu vis-à-vis de cette porte vitrée, il avait entendu son nom, et involontairement il avait prêté l’oreille, avant de retourner sur ses pas.

Le bruit de la conversation était bien arrivé, confus, jusqu’à lui, mais il n’avait point pu en saisir le sens.

Il allait chercher à retrouver sa route, lorsque madame de Laurens apparut brusquement au seuil du pavillon. Il n’était point possible de l’éviter.

— Que faites-vous ici, Albert ? reprit-elle d’une voix basse et rapide.

— Vous m’aviez dit de venir vous trouver, répondit le baron, — je suis venu.

— Quelle imprudence !… C’était chez moi, rue de Provence, et non pas dans cet hôtel, qui est celui de mon père.

— N’êtes-vous pas heureuse de me revoir ? demanda le baron, qui la considérait curieusement.

— Oh ! si fait, mon Albert !… Ne savez-vous pas comme je vous aime !… Je suis bien heureuse ; mais j’ai peur… si quelqu’un venait !…

— Vous avez évité de plus grands dangers que cela, belle dame, répliqua Rodach froidement.

Petite leva les yeux sur lui, et le considéra pendant quelques minutes attentivement.

— Comme vous êtes changé, Albert ! dit-elle. Hier, vous aviez encore votre regard fanfaron et ce sourire hardi que j’aime tant… Aujourd’hui, vous êtes grave, et vous avez une autre voix.

Au moment où Rodach ouvrait la bouche pour répondre, un bruit se fit dans l’antichambre qui précédait le corridor. Petite devint toute pâle.

— Au nom de Dieu ! murmura-t-elle, ne restez pas ici, Albert !… Voilà quelqu’un, et j’aimerais mieux mourir que d’être prise en faute dans la maison de mon père !…

— Je suis à vos ordres, répondit Rodach.

Petite tourna sur elle-même, jetant à droite et à gauche ses regards effarés. Il n’y avait que deux portes dans le corridor : celle par où Rodach s’était introduit et la porte vitrée.

Derrière la première on entendait des voix qui semblaient s’approcher.

Petite hésita pendant une seconde, puis elle mit sa main sur le bouton de la porte vitrée.

— Chacun pour soi ! pensa-t-elle. — Je n’ai pas à choisir, et s’il y a quelqu’un d’accusé, il vaut mieux que ce soit elle…

— Entrez ici, Albert, reprit-elle en s’adressant au baron ; dans cette pièce il y a une personne de votre connaissance… demain vous viendrez me voir… j’y compte ; adieu !

Elle entr’ouvrit la porte vitrée, serra la main de Rodach et le poussa dans le pavillon. Puis elle s’enfuit, légère comme une gazelle.

La comtesse Esther était toujours étendue dans son fauteuil ; ses paupières étaient baissées ; elle songeait.

Au bruit que fit la porte, son regard se releva lentement ; sa bouche s’ouvrit, muette ; elle se frotta les yeux, comme si elle n’eût point voulu croire leur témoignage.

— Goëtz !… dit-elle enfin ; — vous, ici !… pourquoi n’avez-vous pas attendu à ce soir ?…

Le premier mouvement de Rodach fut la surprise et l’indécision. À voir sa physionomie, on eût pensé qu’il ne connaissait pas plus cette femme que le lieu où il se trouvait introduit ainsi, à l’improviste.

Il s’avança néanmoins vers le foyer, la tête haute et le pas délibéré.

Il y avait de la frayeur et à la fois du contentement sur les traits de la comtesse.

— Toujours imprudent ! poursuivit-elle avec un reproche souriant ; — oh ! Goëtz ! Goëtz ! vous ne vous corrigerez donc jamais !

Rodach, qui était arrivé auprès d’elle, s’inclina courtoisement et lui baisa la main.

La comtesse l’examina mieux.

— Mais quel air grave ! dit-elle, — êtes-vous donc devenu un homme sage, depuis hier, mon beau Goëtz ?

— Il y a temps pour tout, madame, répondit Rodach ; l’âge arrive…

La comtesse éclata de rire.

— Il vous dit ces choses avec un sérieux !… s’écria-t-elle ; mais appelez-moi donc Esther, Goëtz ! On dirait que vous êtes fâché contre moi !

Elle se leva et s’appuya doucement au bras du baron.

— Voyez comme je vous aime, murmura-t-elle à son oreille ; votre présence est ici un véritable danger pour moi, et cependant je ne songe point à vous gronder !… il me semble que vous êtes plus beau encore qu’autrefois… Mais comment avez-vous pu oublier l’heure de notre rendez-vous, et quelle idée avez-vous eue de venir me chercher jusqu’ici ?

— Le désir de vous voir plus vite… balbutia Rodach à tout hasard.

Esther lui serra le bras tendrement.

— Bon Goëtz ! murmura-t-elle.

Puis elle ajouta, sans intention de raillerie aucune, et d’un accent pênétré :

— Le malheur, c’est qu’on ne peut jamais savoir si vous êtes ivre…

Rodach s’inclina en souriant.

— Ne vous fâchez pas de cela, mon Goëtz, reprit Esther, vous savez bien que je vous aime comme vous êtes… Mais gageons que vous avez passé la matinée à jouer et à boire ?

— Quand on attend le soir avec impatience, dit Rodach galamment, — il faut bien tuer les heures…

Esther le regarda avec admiration.

— Il a beau boire comme un templier, murmura-t-elle, il vous a toujours un grand air de gentilhomme !… et de l’esprit !… Goëtz, il ne faut vous corriger jamais !… Je crois que je vous aime mieux avec vos vices !

Elle se haussa sur la pointe des pieds et tendit son beau front où Rodach mit un baiser de bonne grâce.

La pendule sonna cinq heures.

Esther tressaillit et lâcha précipitamment le bras du baron.

— Mon Dieu ! dit-elle, vous me faites aussi folle que vous ! à vous voir, j’oubliais le lieu où nous sommes ; je ne songeais qu’à mon plaisir… Il faut vous retirer, Goëtz, nous nous reverrons ce soir.

— C’est que, répliqua le baron, je suis arrivé ici un peu au hasard, et je ne sais pas si je retrouverais ma route.

Esther montra du doigt la porte vitrée, mais son bras retomba et la parole s’arrêta sur sa lèvre.

— Par là, pensa-t-elle tout haut, — il va rencontrer le chevalier ou le docteur.

— Par ici, reprit-elle, c’est la route de mon père, d’Abel et de Lia.

Sa figure exprimait maintenant une inquiétude sérieuse, et qui semblait croître à chaque instant.

— Vous ne pouvez pas rester ici, pourtant ! s’écria-t-elle en frappant du pied. — Mon Dieu ! mon Dieu ! comment faire, et pourquoi êtes-vous venu !…

Elle appuya sa tête sur sa main, et se mit à réfléchir. Tout à coup elle se redressa épouvantée.

— Écoutez ! murmura-t-elle.

Un bruit léger se faisait du côté de la porte par où était entrée la servante qui avait apporté le message du docteur.

Esther prêtait l’oreille avidement : son trouble formait un contraste étrange avec le calme parfait de M. le baron de Rodach.

— C’est mon père ! dit-elle enfin en joignant ses mains avec détresse ; — je reconnais son pas… Oh ! Goëtz ! Goëtz ! je vous en conjure, soyez prudent une fois dans votre vie !… mon père me croit pure, et je mourrais de honte s’il pouvait savoir…

Elle s’interrompit pour écouter encore. Le pas était tout proche.

Sa nonchalance habituelle avait disparu ; elle ne fit qu’un saut jusqu’à la porte vitrée.

— Trouvez un prétexte à votre présence, murmura-t-elle rapidement ; — dites que vous vous êtes égaré en cherchant les bureaux… quelque chose… ce que vous voudrez… Mais que mon père ne se doute pas !…

Elle ne put achever. Le bouton de cristal de la grande porte tourna.

Esther avait disparu…

Le baron de Rodach était debout au milieu de la chambre et regardait d’un œil froid la porte où il s’attendait à voir paraître le vieux Mosès Geld.

Le battant sculpté tourna doucement sur ses gonds, repoussant, à mesure, la draperie de la portière.

Au lieu de la face ridée du vieux juif, ce fut une angélique figure de jeune fille qui se montra sur le seuil.

À cette heure, d’ordinaire, toute la famille de Geldberg était rassemblée dans le petit salon. Il faisait sombre déjà ; la jeune fille parut d’abord étonnée de ne voir qu’un homme dans la chambre ; puis elle se recula d’un mouvement involontaire, en découvrant que cet homme était un étranger.

Puis encore, elle poussa un cri faible, quand son regard tomba sur le visage de Rodach.

Elle demeura indécise auprès de la porte, les jambes chancelantes, la joue pâle, le sein soulevé.

Rodach semblait plus étonné qu’elle et plus agité, vous n’eussiez point reconnu en lui l’homme de tout à l’heure ; une émotion profonde et qu’il tâchait en vain de contenir avait remplacé le calme froid de son visage.

— Lia !… murmura-t-il bien bas.

Comme si elle n’eût attendu que ce signal, la jeune fille s’élança vers lui et jeta ses deux bras autour de son cou.

Elle riait : elle pleurait.

— Lia ! pauvre enfant !… balbutiait Rodach en la serrant avec passion contre sa poitrine.

Et la jeune fille murmurait parmi ses larmes de joie :

— Otto !… Otto ! mon Dieu, que je suis heureuse !…



[[File:|140px|center|alt=]]


CHAPITRE X.

LE PROSCRIT.

Lia de Geldberg n’avait pas dix-huit ans ; il y avait onze ans qu’elle avait perdu sa mère. La femme de Mosès Geld, cette belle Ruth que nous avons vue autrefois, au milieu de ses enfants, dans le salon mystérieux de la Judengasse, était morte peu de temps après avoir quitté l’Allemagne.

C’était une créature douce et bonne, qui n’avait jamais trempé dans les trafics ténébreux de son mari. La fortune rapide de Mosès Geld lui faisait peur, loin de l’éblouir. Elle regrettait l’obscure tranquillité des premières années de son mariage, et c’était en frémissant qu’elle songeait parfois à la source inconnue de cet or qui ruisselait autour d’elle.

Mosès ne lui avait jamais dit son secret, mais souvent il devenait sombre quand arrivait la nuit, et souvent encore son sommeil agité laissait échapper d’étranges paroles.

Plus d’une fois Ruth s’était éveillée en sursaut à ses cris. Elle l’avait vu, les yeux demi-ouverts, la joue livide, les tempes baignées de sueur ; il luttait contre l’angoisse d’un rêve, et sa bouche contractée murmurait :

— Seigneur ! Seigneur ! c’est pour eux !… c’est pour mes pauvres enfants que j’ai tout fait !…

Ruth l’éveillait doucement et ne l’interrogeait point.

Elle ne voulait pas savoir, mais elle souffrait, parce que son esprit devinait malgré elle. Et sa souffrance muette, qui n’avait ni consolateur, ni confident, la minait lentement.

Les jouissances du luxe qui étaient prodiguées autour d’elle n’avaient rien qui pût l’enivrer ou étourdir sa peine. C’était une femme d’intérieur, une âme modeste ; ce faste la repoussait et la magnificence déployée la ramenait fatalement à ce problème qu’elle ne pouvait point résoudre :

D’où viennent toutes ces richesses ?

Elle s’éloignait du monde le plus qu’elle pouvait, laissant les plaisirs du dehors à ses deux filles aînées, et commençant l’éducation de la petite Lia.

Sa peine n’était que pour elle-même. Mosès Geld la retrouvait toujours souriante et sereine ; il venait auprès d’elle se reposer et se consoler, car il n’était point heureux.

À part cette souffrance sourde qui le tenait sans cesse et qui ressemblait à un remords, l’ancien prêteur avait d’autres soucis. Il avait donné tout son amour à ses enfants ; c’était pour eux qu’il avait travaillé nuit et jour, qu’il avait amassé florin à florin son premier capital ; c’était pour eux qu’il avait fermé son cœur à toute pitié et que son usure implacable avait changé en or les haillons du pauvre. Ses rêves disaient vrai : s’il y avait un crime sur sa conscience, ce crime avait été commis pour ses enfants ! Dès ce temps, il voyait son fils et sa fille aînée ligués secrètement avec ses associés, qui étaient ses ennemis…

On voulait l’éloigner des affaires et lui enlever la direction de la maison. Il le devinait ; il le savait.

Il y avait bien le prétexte du repos que réclamait son grand âge ; mais depuis cinquante ans, Mosès Geld vivait dans l’astuce et dans la tromperie ; il savait ce que c’était que le mensonge.

Pourtant, son esprit faible et rendu paresseux par la vieillesse mettait tout ce qui lui restait de ressort à repousser la certitude de son malheur. Il s’entourait d’illusions volontaires, et s’accrochait aux joies chimériques de cet intérieur patriarcal, dont nous avons ébauché l’esquisse au commencement de ce récit.

Il s’y tenait à deux mains, pour ainsi dire ; il se criait bien haut à lui-même, quand son cœur ulcéré saignait : Mes vœux sont accomplis, j’ai fait ma famille riche et puissante ; je suis un heureux père !

Et parfois il parvenait à s’aveugler, au point de sourire béatement à ces félicités illusoires…

Il jouait son rôle dans la comédie de famille. Ces respects menteurs qui l’entouraient l’endormaient comme l’enivrement de l’opium.

Mais le réveil était cruel. Il faut la vertu sincère et la droite loyauté pour servir de base à ces saintes joies de la famille. La copie mensongère que le vice en essaie grimace et raille amèrement.

Étendez sur la fange un tapis de velours, la fange le percera, si épais que vous puissiez le faire.

Et une fois le velours percé, la fange n’en paraîtra que plus hideuse parmi le brillant de cette soie…

Mosès Geld avait rêvé l’impossible. Sur l’usure et sur le crime, il avait voulu fonder un avenir qui n’est dû qu’à l’homme juste, dont la vie fut bonne.

Son châtiment commençait ; son espoir fuyait ; il avait vendu son âme, et il n’en recevait point le prix.

À ces heures d’amertume terrible où le bonheur espéré se voilait, où la réalité lui apparaissait comme un sarcasme impitoyable, il revenait vers Ruth, la douce femme qui l’avait aimé pauvre. Ruth l’accueillait et tâchait de lui donner courage. Elle lui tendait à baiser le front de la petite Lia, joli ange, dont au moins le sourire n’était pas un mensonge…

Auprès d’elle, Mosès Geld retrouvait le repos perdu ; il se sentait comme absous vis-à-vis de cette innocence ; l’espoir lui revenait. — Mais, un jour, la pauvre Ruth se coucha sur son lit et ne se releva plus.

Quand elle se sentit tout près d’aller vers Dieu, elle éloigna Lia, qui ne l’avait point quittée, et fit appeler Mosès Geld à son chevet.

— Me voilà qui vais mourir, lui dit-elle ; j’aurais voulu rester ici-bas pour vous consoler et vous soutenir, car je sais que vous souffrez… Mais je ne vous oublierai pas, Mosès, dans l’autre vie, et je prierai pour vous qui m’avez aimée.

Des larmes coulaient sur la joue pâle du vieux juif.

— Écoutez-moi, Mosès, reprit la mourante, dont le visage était calme, et qui retrouvait, à cette dernière heure, comme un reflet de beauté sereine ; — vous ne m’avez jamais rien refusé durant ma vie ; voulez-vous m’accorder une dernière grâce, à ce moment que nous allons nous séparer pour jamais ?

Mosès Geld, qui ne pouvait parler, fit un signe de tête affirmatif.

La voix de l’agonisante s’affaiblissait, de seconde en seconde.

— Ma sœur Rachel Muller, qui demeure auprès d’Esselbach, poursuivit-elle, aimait bien notre petite Lia au temps de son enfance… Je voudrais que notre chère fille fût éloignée de cette maison et confiée aux soins de ma sœur Rachel.

— Pourquoi ? murmura Mosès.

Ruth ne répondit point : elle avait peur de Sara, sa fille aînée, dont elle avait dès longtemps deviné le cœur ; mais elle ne voulait point accuser à l’heure de mourir.

Mosès Geld hésitait.

— Dieu m’est témoin, dit-il enfin, que je ne voudrais pas refuser, Ruth, ma bien aimée… Mais Rachel est chrétienne…

— Mieux vaut adorer le dieu des chrétiens que l’esprit du mal, répliqua Ruth d’une voix à peine intelligible ; Mosès, mon mari, je vous en supplie, ne repoussez pas ma dernière prière !

— Lia sera confiée aux soins de notre sœur Rachel, dit le juif.

— Jusqu’à l’âge où la femme apprend à se conduire elle-même, reprit Ruth ; — promettez-moi que Lia ne reviendra pas à Paris avant sa dix-septième année.

— Je vous le promets, au nom du Dieu saint !

Ruth prit la main de son mari et la posa sur son cœur, qui battait encore. Elle n’avait plus de paroles, mais son regard disait sa reconnaissance. Au bout de quelques minutes, son cœur s’arrêta sous la main de Geld ; ses yeux étaient fermés à demi et sa bouche demeurait entr’ouverte. — Vous eussiez dit un sommeil souriant.

Elle était morte…

Lia partit pour l’Allemagne.

Peu de temps après cette mort, Moïse de Geldberg, qui avait résisté jusqu’alors aux obsessions de toute sa famille, céda tout à coup et se retira des affaires.

Il demeura d’abord durant quelques mois morose, taciturne et comme affaissé sous le poids de son oisiveté.

Puis, un beau jour, après être resté dehors depuis le matin, il revint la gaieté au front et le sourire à la lèvre.

Le vieillard qu’on avait vu la veille, courbé, morne, immobile, reprenait vie tout à coup et se redressait au contact d’un aiguillon inconnu.

C’était comme une résurrection.

Le lendemain on ne le vit point paraître au déjeuner de famille. Sa vie de mystérieuse solitude avait commencé.

Depuis ce jour, la porte de son appartement se ferma régulièrement chaque matin à huit heures et demie, pour ne se rouvrir qu’à cinq heures du soir.

Et, malgré la bonne envie de chacun, nul ne put savoir jamais à quoi s’occupait son loisir de tous les jours, pendant ce long espace de temps.

Il voulait être seul, on le laissait seul…

Lia, cependant, grandissait loin de Paris, et devenait bien belle ; elle avait pris la croyance de sa tante Rachel, qu’elle aimait comme une mère.

Rache, veuve d’un chrétien, nommé Muller, et possédant une médiocre aisance, habitait une petite maison de campagne de l’autre côté d’Esselbach. Elle était simple et bonne comme Ruth ; elle avait pour Lia une affection toute maternelle.

Mais son esprit borné n’avait point ce qu’il fallait pour guider une jeune fille au delà des années de l’enfance. Lia fut de bonne heure abandonnée à elle-même. Sa nature droite, intelligente et forte, n’eut pas besoin d’aide pour se développer dans le sens du bien.

Rachel Muller menait une vie fort retirée. Elle voyait seulement quelques amis de son mari, le curé catholique du village et les pauvres dont elle était l’appui. Lia était bien loin de se plaindre de cette solitude, et quand la bonne dame Muller lui demandait si elle ne voudrait point aller à Esselbach pour partager les plaisirs des jeunes gens de son âge, elle demeurait sincèrement étonnée qu’on put lui supposer un regret ou un désir.

N’avait-elle pas tout ce qu’il lui fallait dans la maison de sa tante ? Que lui importaient ces filles et ces garçons qu’elle ne connaissait point ? C’était une petite sauvage ; son instinct l’éloignait de la foule.

Elle aimait les bois ombreux, la plaine sans limites, et son bonheur était de courir à cheval par les sentiers ignorés.

Quand elle était bien loin du village, et qu’elle avait égaré sa route à plaisir, elle s’arrêtait, reposant sa vue avec délices sur le paysage inconnu ; elle attachait son cheval à un arbre ; elle ouvrait un livre, et bien souvent il faisait nuit noire lorsque sa tante, inquiète, la voyait revenir.

Durant ses longues promenades, Lia rêvait, mais ses rêves ne ressemblaient guère aux mélancoliques romans que les jeunes filles bâtissent à l’aide de leur mémoire. Ses songes étaient souriants et doux ; elle s’égayait avec la nature fleurie, et les bonnes gens des campagnes qui la rencontraient par hasard se sentaient réchauffer le cœur à la voir si heureuse et si belle.

S’ils étaient riches, elle leur rendait un bonjour cordial pour leur salut respectueux ; s’ils étaient pauvres, sa bourse s’ouvrait, et le don qui tombait de sa main charmante ne ressemblait point à une aumône.

On la connaissait à plusieurs lieues à la ronde. C’était de la joie lorsqu’on entendait de loin le trot de son petit cheval. Le père et la mère venaient avec les enfants sur le pas de la porte, et sitôt qu’on apercevait sa taille svelte, serrée dans un corsage de velours sombre, toutes les mains s’agitaient en signe de bienvenue.

Lia Muller, c’était ainsi qu’on l’appelait, était la favorite de tous. Son nom prononcé, faisait naître au fond de tous les cœurs des idées de douceur, de grâce et de beauté.

Les petits enfants l’aimaient comme la bonne fée qui venait sourire à leurs jeux ; les mères l’auraient voulu pour fille, et, quoiqu’elle fût bien jeune encore, plus d’un beau garçon d’Esselbach s’éveillait en soupirant, pour l’avoir vue passer la veille.

Les beaux garçons soupiraient en pure perte. Nulle image aimée ne flottait encore parmi les rêveries de Lia, qui était une enfant.

Elle n’avait pas tout à fait quinze ans.

Une fois pourtant elle revint au logis de Rachel avec un nuage sur le front. Les jours suivants on eût cherché en vain chez elle sa gaieté accoutumée. Pour la première fois, son cœur avait battu à l’aspect d’un homme, et il y avait un souvenir au fond de son âme.

Elle était partie à cheval, de grand matin, pour faire un long voyage à travers champs. Elle avait dépassé les limites ordinaires de ses courses, et, vers midi, elle était arrivée au pied d’une montagne, sur laquelle s’élevait un vieux château, vaste comme une ville.

Aux alentours, il y avait de grands bois et des ruines.

Lia s’arrêta, ravie ; longtemps elle contempla l’antique manoir, dont les tours crénelées se découpaient sur l’azur d’un beau ciel d’été.

Elle ne se souvenait point d’avoir vu jamais un paysage si noble et si fier. Tout ce qui l’entourait parlait de grandeur et de puissance. Devant elle, les débris d’un chemin couvert gravissaient la pente en zig-zag, montrant çà et là leurs meurtrières moussues, et rejoignaient la maîtresse porte du château, où l’on apercevait encore les restes d’un pont-levis.

Un paysan passait.

— Comment se nomme ce château ? lui demanda la jeune fille.

— C’était autrefois le schloss de Bluthaupt, répondit le paysan.

Ce nom frappa l’oreille de Lia comme un vague souvenir. Il lui sembla qu’elle l’avait entendu prononcer dans son enfance. Mais elle avait quitté Paris si jeune ! Et personne, pas même Rachel Muller, ne connaissait les affaires de la maison de Geldberg.

— On lui a donc donné un autre nom ? reprit Lia.

Le paysan fit avec sa tête un signe d’affirmation.

— Comment s’appelle-t-il maintenant ? demanda encore la jeune fille.

Le paysan jeta sur les vieilles tours un regard mélancolique, puis il souleva son chapeau et s’éloigna sans répondre.

Il semblait que sa bouche répugnait à prononcer le nom qui avait remplacé celui de Bluthaupt.

Lia fit le tour de la montagne afin de trouver un chemin praticable pour son cheval.

Comme elle approchait du pied des murailles, elle vit un homme appuyé contre un des arbres de l’avenue, qui regardait le château avec une tristesse sombre. Cet homme avait la taille enveloppée dans les longs plis d’un manteau ; autour de son bras était tournée la bride de son cheval, qui paissait l’herbe rare auprès de lui.

Lia n’osa point troubler la méditation de cet homme.

Elle admira durant quelques minutes encore la hautaine grandeur du vieux château, puis elle prit sa route de l’autre côté de la montagne.

Elle avait oublié l’homme de l’avenue.

À deux ou trois cents pas du manoir, elle entendit dans le bois voisin le galop de plusieurs chevaux. L’instant d’après, une troupe composée de sept à huit cavaliers prussiens passa auprès d’elle comme un tourbillon. Sa monture, effrayée, se cabra, elle essaya en vain de la retenir et fut emportée à travers les taillis qui suivent l’arête occidentale de la montagne.

Avant de se perdre parmi les arbres, elle eut le temps de se retourner. — Elle vit les soldats prussiens se diriger, la carabine au poing, vers l’avenue de Bluthaupt.

L’étranger venait de les apercevoir ; il sauta d’un bond sur son cheval, qui partit aussitôt ventre à terre.

Lia n’en vit pas davantage.

Sa course continuait cependant, rapide et désordonnée ; son cheval, qui ne sentait plus le mors, coupait le taillis en droite ligne, et redoublait de vitesse à chaque instant. — Le taillis fut traversé en quelques secondes.

Elle se trouva dans une sorte de lande, plantée çà et là de chênes rabougris, et au bout de laquelle s’étendait à perte de vue une double rangée de hauts mélèzes.

Son cheval courait tout droit vers les arbres.

Sur la lande, il y avait deux ou trois paysans, qui se prirent à pousser des cris de terreur à sa vue.

Mais Lia n’était point effrayée ; elle se tenait ferme en selle et attendait tranquillement que son cheval se rendît.

Elle était sur le point d’atteindre la ligne des grands arbres, lorsque l’étranger de l’avenue sortit du bois tout à coup, et vint à la traverse de sa route.

Il avait pris de l’avance sur ceux qui le poursuivaient, et l’on entendait dans le lointain le galop des cavaliers prussiens.


Au bord de l’abîme.

Lia et l’étranger arrivèrent en même temps au pied des arbres ; mais leur direction n’était pas la même : le fugitif suivait la ligne des mélèzes, la jeune fille allait la couper à angle droit.

— Arrêtes ! arrêtez !… cria l’étranger en passant.

Lia ne savait point quel danger la menaçait, mais, d’instinct, elle fit un nouvel effort pour retenir son cheval, — ce fut en vain.

L’étranger, qui l’avait dépassée, se retourna sur sa selle.

Voyant qu’elle allait toujours, il arrêta brusquement sa monture, sauta sur le gazon et s’élança derrière les mélèzes.

Le cheval de Lia, lancé au grand galop, arrivait sur lui.

La jeune fille fit un geste d’effroi ; l’étranger ne bougea pas.

Au moment où le cheval l’atteignait, il le saisit résolument par la bride qui se brisa dans sa main ; le choc fit perdre les étriers à la jeune fille ; elle tomba sur l’herbe. — Le cheval, au contraire, fit un dernier bond en avant, et disparut parmi les broussailles enchevêtrées qui cachaient l’orifice du trou appelé l’Enfer de Bluthaupt.

Lia restait muette d’horreur et couchée sur la lèvre même du précipice. — Les soldats prussiens sortaient du bois à leur tour ; l’étranger se remit en selle et disparut…

Lia prit un autre cheval dans une ferme du voisinage, et revint au logis de madame Muller. — Tout le long de la route, elle songeait, mais autrement que naguère.

Elle avait perdu son insoucieuse gaieté d’enfant.

Et sa pensée ne s’arrêtait point sur le danger terrible, évité comme par miracle. Lia était courageuse comme un homme fort ; l’idée de la mort n’eût point mis sur son beau visage cette subite mélancolie. — Si, maintenant, ses yeux se baissaient, chargés de pensées, c’est qu’elle voyait sans cesse au-devant d’elle la mâle figure de son libérateur.

Il était là, le dos tourné à l’abîme ; le vide s’ouvrait sous ses pieds, et il restait, confiant en sa vigueur intrépide, tout prêt à supporter le choc d’un cheval furieux. Il ne sourcillait pas ; son œil restait grand ouvert ; il se dressait droit et ferme comme la statue de la Vaillance.

Le galop des cavaliers ennemis s’entendait à chaque instant plus proche ; mais il restait calme et fier entre ces deux périls…

Lia voyait comme un rayonnement autour de son beau front.

C’en était fait ; cette image restait gravée au fond du cœur de la jeune fille, et ne devait plus s’en effacer désormais.

Un an se passa. Lia n’était plus une enfant. Elle aimait de plus en plus sa solitude chère, où elle s’entretenait avec ses souvenirs.

On ne la voyait plus guère sourire ; et parfois, quand elle s’agenouillait, pieuse, devant l’autel de la paroisse rustique, une larme était dans ses yeux.

Elle priait pour lui, pour lui dont elle ne savait point le nom, pour lui qui était depuis un an son unique pensée.

Elle l’appelait, elle lui donnait sa vie.

Il y avait, à un quart de lieue du village, et tout près de la maison de madame Muller, une petite ferme habitée par un brave homme, établi dans ces environs depuis peu d’années, et qui se nommait Gottlieb.

Ce Gottlieb avait occupé autrefois, dit-on, une bonne charge au château des anciens comtes de Bluthaupt.

Il était pauvre, et bien des fois Lia avait secouru sa femme malade et ses enfants demi-nus.

Un jour que la jeune fille entrait à la ferme, elle vit un homme s’esquiver par la porte de derrière.

D’un coup d’œil elle avait reconnu son libérateur.

Elle interrogea, mais personne ne voulut répondre. Pour cette chose seulement, on se méfiait d’elle. On lui soutint qu’elle s’était trompée, et qu’il n’y avait personne dans la maison.

Lia n’avait vu qu’une seule fois son sauveur, mais elle avait pensé à lui tous les jours et toutes les heures de chaque jour, depuis plus d’une année. Elle savait qu’elle ne pouvait point se tromper.

Dans un pays que nulles dissensions civiles n’agitent, un homme poursuivi par des soldats ne peut être qu’un malfaiteur ; mais en Allemagne, ou règne une sorte de conspiration permanente, la première idée qui vient à l’esprit est celle de la proscription politique.

Comment d’ailleurs cet étranger si bon, si beau, si généreux, pouvait-il être un criminel ? cette pensée ne vint même pas à la jeune fille ; il se cachait, donc il était proscrit : un danger le menaçait ; il fallait veiller sur lui.

Lia se fit la gardienne de son sauveur ; à l’insu de tous, elle veilla, et son sauveur lui dut, à son tour, la liberté sinon la vie.

Un matin, elle entra chez Gottlieb tout essoufflée.

— Ils vont venir, dit-elle, et celui que vous cachez n’aura pas le temps de s’éloigner… Ne me dites pas que vous ne cachez personne ! poursuivit-elle en fermant la bouche au paysan d’un geste impérieux ; — je sais qu’il est chez vous et je veux le sauver… Je viens d’Esselbach, où j’ai entendu les soldats parler de lui et dire qu’ils savaient où le prendre… Ils vont venir de plusieurs côtés à la fois, et au moment où je vous parle, il n’est déjà plus temps de fuir.

Gottlieb et sa femme restaient devant elle, irrésolus et interdits.

Comme ils cherchaient leur réponse, la porte de derrière s’ouvrit, et l’étranger parut, tenant à la main une épée dans son fourreau.

— Je vous ai entendue, mademoiselle, dit-il, et je viens vous rendre grâce… Combien sont-ils, je vous prie, ceux qui veulent s’emparer de moi ?

Lia secoua la tête, en regardant l’épée avec tristesse.

— Je sais que vous êtes brave, murmura-t-elle ; — mais ils sont trop !

— Et puis-je vous demander ?… poursuivit l’étranger,

— Pourquoi je veux vous sauver ? interrompit Lia vivement, — c’est que je vous dois la vie…

Le visage du proscrit n’exprima que de l’étonnement.

Lia baissa les yeux, une larme vint à sa paupière.

— Il ne me connaît pas ! pensa-t-elle ; — il ne m’avait pas même vue !

— Écoutez, reprit-elle en s’éveillant tout à coup à la pensée du danger ; — je ne puis pas vous expliquer cela maintenant, mais, je vous le jure, c’est bien la vérité !… sans vous, je serais morte… Le temps presse et les soldats arrivent… Venez, je vais vous donner un asile.

L’étranger regardait avec admiration le beau visage de la jeune fille.

— Où donc ? demanda Gottlieb avec un reste de défiance.

— Chez moi, répondit Lia.

— Dans votre chambre !… s’écrièrent à la fois le mari et la femme.

Lia s’avança vers le proscrit et le prit par la main.

— Venez… dit-elle, avec un sourire beau et pur comme son âme.

CHAPITRE XI.

L’APPARITION.

L’étranger sortit avec Lia.

Un quart d’heure après, les cavaliers prussiens mettaient pied à terre à la porte de Gottlieb ; mais il n’y avait plus personne à la ferme, et les Prussiens s’en allèrent comme ils étaient venus.

Le proscrit resta plusieurs jours caché dans la maison de madame Muller, puis il chercha un autre asile. Mais il ne s’éloigna point et les longues courses de Lia cessèrent d’être solitaires.

Le proscrit était connu sous le nom d’Otto parmi ses partisans, et il en avait beaucoup dans le pays. Il changeait souvent de retraite, et partout où il se présentait, on l’accueillait avec une cordialité mêlée de respect. Les polices prussienne, autrichienne et bavaroise unissaient leurs efforts et lui tendaient journellement quelque piège. Il savait s’y soustraire, sans cesse, et les bonnes gens du pays lui prêtaient leur aide, pour dépister les cavaliers qui lui faisaient la chasse.

Lia et lui avaient deux ou trois rendez-vous dans les parties les plus sauvages de la montagne ; c’était là qu’ils se retrouvaient.

Ils s’aimaient. — Il y avait dans leur amour une circonstance étrange. Tandis que la jeune fille s’y livrait sans réserve, et avec tout l’entraînement d’une passion non combattue, Otto semblait vouloir résister au sentiment qui l’emportait. On eût dit qu’il avait des remords. C’était de son côté que venaient ces retours bizarres qui agitent d’ordinaure les liaisons amoureuses, et qu’amènent les scrupules de la femme.

Otto avait la beauté d’un jeune homme. Pas une ride à son front, pas un fil d’argent parmi la brune abondance de sa chevelure ; sa taille était fière et souple ; son regard lui-même avait gardé des étincelles vives que l’âge mûr éteint ou assombrit.

Mais l’apparence ne peut changer le fait. Otto avait dépassé les limites de la jeunesse. Vingt ans de labeurs et de peines le séparaient des jours de son adolescence. Il aurait pu être le père de Lia.

Et son amour pour la jeune fille avait, en de certains moments, quelque chose de paternel. Il se le disait du moins ; il cherchait à se tromper lui-même et mettait un voile volontaire au-devant de sa passion ; comme s’il avait eu frayeur d’en mesurer les progrès.

C’était un sentiment fantasque et sujet à se transformer, comme tout sentiment combattu ; il avait des froideurs soudaines et des élans fougueux, que nulle force n’aurait pu comprimer.

Lia ne comprenait rien, la pauvre fille, à ces brusques intermittences. Son amour à elle était de toutes les heures et de toutes les minutes. Elle pensait à Otto toujours ; et comme il n’y avait rien en son âme qui ne fût virginal et pur, son âme ignorait le remords.

Elle aimait naïvement et saintement, sous l’œil de Dieu à qui elle confiait sa tendresse.

Parfois, elle revenait du rendez-vous de la montagne avec des larmes dans les yeux ; elle avait vu Otto triste et sévère ; elle avait essayé en vain de réchauffer sa glaciale froideur. D’autres fois, tout le long de la route, elle avait le sourire aux lèvres ; son cœur ne pouvait point contenir la joie qui le comblait.

Otto avait parlé d’amour, et dans la bouche d’Otto les paroles d’amour brûlaient comme un feu comprimé qui éclate.

D’autres fois encore, la jolie tête de la jeune fille s’inclinait pensive et courbée, sous le poids de la méditation. Son cheval errait à l’aventure ; elle ne voyait point les aspects connus du chemin ; elle arrivait à la porte de la maison de sa tante, sans avoir la conscience de l’espace parcouru ni du temps écoulé.

C’est que, en ces heures de recueillement, elle repassait dans sa mémoire les paroles d’Otto, qui lui avait montré un coin de son cœur rempli de tristesse. Elle ne savait pas le secret du proscrit, mais elle devinait en lui la longue souffrance, la résignation héroïque et la force vaillante qui ne sait point désespérer.

Il portait haut sa tête, environnée de périls ; il avait un chemin tracé qu’il suivait sans frayeur ni retard ; si la mort se présentait en travers de la route, il donnait son cœur à Dieu et il marchait en avant.

Il y avait dans l’âme de Lia autant d’admiration que d’amour.

Otto, lui, s’accusait bien souvent de faiblesse et de lâcheté ; il avait consacré sa vie à l’accomplissement d’une tâche, et il se disait que chaque heure perdue était une trahison sans excuse.

Il se disait encore que, pour toute cette tendresse ardente et dévouée de la jeune fille, il n’avait à donner qu’une part de son cœur.

Son cœur n’était plus à lui ; un devoir impérieux réclamait tous ses instants, et l’amour ne pouvait avoir en son âme qu’une place incessamment contestée.

Il était pauvre, il était proscrit ; l’âge, dont sa tête hautaine supportait encore le poids ennemi, allait incliner son front bientôt ; sa main était vouée à l’épée et il y avait du sang dans l’œuvre qu’il poursuivait.

Que venait-il troubler la vie heureuse et pure de cette douce enfant ?

Sa destinée était une tempête ; oserait-il bien couvrir de nuages sombres l’avenir souriant et serein de Lia ?

Il voulait fuir, fuir bien loin et à toujours…

Mais, pour la première fois, sa volonté robuste s’amollissait et fléchissait. Quelque chose de plus fort que lui-même l’arrêtait vaincu ; lui qui n’avait jamais connu d’obstacles en sa vie, il demeurait engourdi par une influence inconnue.

Il restait ; il montait à cheval et galopait vers la montagne, où l’attendaient un baiser et un sourire…

Il aimait. C’était son premier amour. Jusqu’alors, son existence remplie n’avait point laissé de loisir à son cœur ; il avait été tout entier à sa tâche.

Bien des femmes avaient croisé sa route depuis l’âge où, d’ordinaire, le cœur de l’homme naît à la passion. Mais son regard avait glissé sur leur beauté, indifférent et froid. Il y avait un souvenir de mort qui s’étendait comme un voile lugubre entre lui et la pensée d’aimer.

Plus la femme aperçue était belle, plus elle se rapprochait de l’image funeste gravée au fond de sa mémoire. Un tableau qu’il n’était point possible de chasser venait devant ses yeux éblouis : un grand lit à colonnes antiques, où se couchait une femme pâle qui allait mourir…

Sa sœur, sa sœur chérie, qu’il avait aimée d’une tendresse pleine de passion et qui le gardait contre tout autre amour !

Arrière les molles pensées de volupté qui bercent la jeunesse des autres hommes ! son sort à lui était de venger et de combattre. Il y avait par le monde un enfant cher, qui était le fils de cette sœur adorée et qu’il fallait faire de mendiant un grand seigneur.

Il y avait une race noble, descendue au plus bas degré du malheur, et qu’il fallait relever puissante et splendide, comme jadis.

Il y avait, avec le meurtre d’une sœur, l’assassinat d’un père à venger !

C’était assez pour toute la vie d’un homme : Otto se retranchait à l’abri de cette tâche austère et ne croyait point à l’amour. Longtemps l’amour l’oublia ; mais il vint enfin, et cette forte cuirasse, dont Otto croyait son âme défendue, s’évanouit, comme une enveloppe de glace tombe et se fond aux premiers rayons du soleil.

Plus il pensait être invulnérable, moins il prit de précautions ; l’amour entra dans son cœur à l’improviste. Quand il voulut combattre, il n’était plus temps.

Ce furent des luttes vaines, des combats épuisants, où il n’y avait point de victoire possible.

Il gardait en lui un trésor amassé de passion ; il aima, en une seule fois, pour toutes ses longues années d’indifférence et de froideur.

Mais la passion victorieuse ne lui fit pas oublier un seul instant son devoir ; son cœur se partagea ; il y avait place pour deux pensées…

Les mois s’écoulèrent. Otto, toujours poursuivi par les polices allemandes, avait repris son train de vie. Chaque semaine, il donnait quelques heures à Lia qui attendait, impatiente, pendant huit grands jours, ces courts instants de bonheur. Le reste du temps, il vaquait à son travail mystérieux.

Il allait on ne savait où. Certains disaient qu’il passait six jours de la semaine dans la ville libre de Francfort-sur-le-Mein, chez le riche patricien Zachœus Nesmer.

Une fois, la pauvre Lia, qui était allée bien joyeuse au rendez-vous de la montagne, attendit en vain pendant toute une journée.

La semaine suivante, il en fut de même ; Otto ne parut point.

Quelques jours après, la nouvelle du meurtre de Zachœus Nesmer arriva jusqu’en ces campagnes reculées.

Lia se rendait chaque semaine sur la montagne, et attendait toujours Otto. — Otto ne venait plus…

La dix-septième année de Lia était révolue. Rachel Muller reçut une lettre du vieux Moïse qui lui redemandait sa fille.

Lia partit bien triste, pour Paris.

Tout lui était inconnu, dans cette grande maison de Geldberg, où elle arrivait dépaysée. Le fragment de lettre que nous avons trouvé sur sa table, nous a initié à ses premières impressions et aux rapports qu’elle avait eus avec ses sœurs.

Lia y parlait aussi de Denise, qui était sa compagne la plus chère. Les deux jeunes filles s’étaient aimées tout de suite, parce qu’elles avaient la même franchise et la même bonté de cœur ; mais l’attachement de mademoiselle d’Audemer semblait combattu par une sorte de répugnance secrète.

Denise se sentait instinctivement repoussée par les autres membres de la famille de Geldberg. Elle n’allait guère à l’hôtel qu’à son corps défendant ; et, dès qu’il fut question de son mariage avec le chevalier de Reinhold, elle cessa complètement ses visites.

Ces dernières circonstances étaient de beaucoup postérieures à la lettre de Lia, qui, du reste, ne sortit jamais de son portefeuille. Lia la remplaça par une autre, adressée au paysan Gottlieb, qui la fit parvenir à Otto.

Otto répondit par le canal de madame Batailleur, et ses lettres parvinrent intactes à la jeune fille, sauf les deux dernières, dont le secret fut violé par madame de Laurens.

Ces lettres échangées ressemblaient à leurs entretiens d’autrefois, ils ne parlaient guère de leur amour. Bien qu’ils fussent l’un à l’autre de cœur, ils ne se connaissaient point, parce qu’Otto avait toujours éloigné le chapitre des confidences.

Lia ne connaissait que le prénom de son amant ; Otto croyait, comme les bonnes gens des environs d’Esselbach, que Lia était la fille de Rachel Muller…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait six semaines que Lia n’avait reçu des nouvelles d’Otto. Elle avait passé la journée entière seule avec son souvenir ; mais elle s’attendait à tout plutôt qu’à le revoir. Le baron de Rodach, de son côté, entraîné par les événements qui s’étaient succédé depuis la veille, n’avait pu donner suite à son projet de rejoindre madame Batailleur. Il comptait se rendre dans la soirée chez la marchande du Temple, afin de connaître la demeure de Lia.

Cette rencontre était pour lui aussi imprévue que pour la jeune fille.

Mais, dans le premier instant, ils ne réfléchirent ni l’un ni l’autre, et se donneront sans réserve au bonheur de se retrouver, après la longue absence.

Rodach contemplait Lia, qui renversait sa tête en arrière pour élever jusqu’à lui ses regards charmés ; il s’étonnait de la revoir plus belle. Les yeux de la jeune fille, humides et brillants, ne pouvaient point se détacher de lui ; elle se pendait à son cou, confiante et ravie.

— Je croyais que vous m’aviez oubliée, Otto ! dit-elle enfin ; mon Dieu ! que je souffrais !… mais vous voilà… vous vous êtes souvenu de moi… je suis bien heureuse !…

Rodach mit un baiser sur son front ; il gardait le silence, mais ses regards parlaient.

Tout à coup Lia se dégagea de ses bras.

— Vous cachez-vous encore ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Rodach.

Elle le prit par la main et l’entraîna vers la porte par où elle s’était introduite elle-même.

— Venez avec moi, dit-elle ; cette chambre va être pleine dans quelques minutes, et les gens qui vont s’y rassembler connaissent tous l’Allemagne.

Elle attira Rodach et le fit traverser les salles du rez-de-chaussée, que le départ des commis laissait vides. Elle l’introduisit dans le pavillon de gauche où nous l’avons vue naguère, occupée à relire les lettres du prisonnier.

Elle ferma la porte à clef, et vint s’asseoir auprès de Rodach sur une causeuse.

Elle lui prit les mains ; son regard caressant le parcourait des pieds à la tête ; sa joie débordait, naïve ; elle ne songeait point comme ses sœurs à lui demander le motif de sa présence : elle ne songeait à rien qu’à se rassassier de sa vue chère, à l’admirer et à l’aimer.

Ils étaient assis tous les deux vis-à-vis de la fenêtre auprès du piano de Lia, où se mêlaient éparses quelques mélodies d’Allemagne. La configuration de la pièce était en tout semblable à celle du petit salon où nous avons assisté à l’entretien d’Esther et de Sara. Les ornements seuls différaient. Lia de Geldberg avait décoré suivant son goût sa retraite favorite. Il y avait là comme un parfum de grâce, comme un charme latent où se révélait le sanctuaire de la jeune fille. C’était un cadre charmant pour une délicieuse figure.

Dans un coin, l’étagère sculptée supportait les livres aimés ; non loin du piano, un petit secrétaire, où la nacre et le bois de rose mariaient leurs incrustations délicates, se couvrait de papiers et de lettres inachevées ; devant la fenêtre qui regardait le jardin, une table inclinée soutenait l’album ouvert, où les derniers rayons du jour éclairaient l’ébauche d’une aquarelle :

Un site d’Allemagne ; de vieux arbres le long d’un sentier montueux ; un cavalier et une jeune fille assis sur le bord du chemin et deux chevaux attachés par la bride au tronc fier d’un grand mélèze. — Un souvenir…

Puis c’étaient la broderie commencée ; les belles fleurs d’hiver aux tièdes parfums ; tout ce qui peut charmer la solitude d’une jeune fille.

La nuit qui tombait lentement mettait comme un voile sur tous ces objets, et les confondait dans une demi-teinte harmonieuse.

C’était le lieu de rêver doucement et de parler d’amour…

Il y avait une chose étrange. Depuis que le baron de Rodach était entré dans cette chambre où l’accueillait l’hospitalité confiante de Lia, son visage s’était rembruni peu à peu. Au lieu de cette joie vive qu’il avait éprouvée au premier moment de la réunion, il semblait subir l’atteinte d’une inquiétude croissante. Il ne répondait plus aux caresses de la jeune fille. Son regard était toujours fixé sur elle, mais il exprimait un sentiment de plus en plus pénible, et qui arrivait à être de l’angoisse.

Ses sourcils étaient froncés sous l’effort d’une pensée douloureuse ; sa joue était pâle, et il y avait un sourire amer autour de sa lèvre.

Lia, la pauvre fille, ne prenait point garde et continua de dire sa joie.

La souffrance du baron devint ensuite si visible qu’elle ne put manquer de l’apercevoir.

Elle s’arrêta, bouche béante, au milieu d’une phrase, entamée joyeusement.

— Qu’avez-vous, Otto ? murmura-t-elle épouvantée.

Otto fut quelques secondes avant de répliquer. Quand il prit la parole enfin, ce fut pour poser une question dont il ne savait que trop bien la réponse d’avance.

— Lia, dit-il d’une voix creuse et intelligible à peine, — d’où vient que je vous trouve dans cette maison ?

La jeune fille le regarda, étonnée ; puis elle essaya un timide sourire.

— C’est vrai, dit-elle ; vous ne savez pas, Otto… Vous me croyez, comme tout le monde, la fille de ma bonne tante Rachel…

Rodach attendait et ne respirait plus.

— Si vous l’aviez voulu, reprit Lia, il y a bien longtemps que vous sauriez tout cela… Cette maison est à mon père.

Une sueur froide mouilla les tempes de Rodach.

— Vous êtes la fille de Moïse de Geldberg ? balbutia-t-il avec peine, et comme si chaque mot eût déchiré sa gorge au passage.

— Oui, répondit Lia, qui baissa involontairement les yeux sous le regard fixe que lui jetait Rodach.

Celui-ci demeurait roide et droit sur la causeuse ; son visage était de pierre ; on l’eût dit foudroyé.

Lia voulut reprendre sa main ; elle la trouva humide et glacée.

Des larmes lui vinrent dans les yeux.

— Otto ! s’écria-t-elle, Otto, je vous en supplie ! dites-moi ce que vous avez !

L’œil de Rodach pesait sur elle, morne et lourd ; mais il ne la voyait plus.

— Otto ! reprenait la pauvre enfant navrée ; — avez-vous quelque chose contre moi et ne m’aimez-vous plus ?…

Les sourcils de Rodach se détendirent et son regard s’éleva vers le ciel.

— Mon Dieu, murmura-t-il avec une amertume poignante, étais-je donc trop heureux !…

Lia se laissa glisser à genoux au-devant de lui ; ses larmes étouffaient sa voix, qui voulait prier.

Otto l’attira contre son cœur, et lui mit un baiser sur le front.

— Pauvre enfant ! murmura-t-il d’une voix grave et profondément triste, — je vous disais bien que cet amour vous porterait malheur.

— Mais pourquoi, mon Dieu ! pourquoi ?… balbutia Lia parmi ses sanglots.

Rodach la contempla durant une seconde en silence ; son regard s’adoucit ; elle était si belle !

— Quoi qu’il arrive, reprit-il, je vous aimerai toujours.

Lia ne comprenait point, mais elle eut un sourire au travers de ses pleurs, parce qu’Otto lui promettait de l’aimer.

Le son d’une grosse cloche retentit tout auprès d’eux dans le jardin ; Lia se leva en sursaut.

— C’est le dîner, dit-elle, si je tarde, on va peut-être venir…

Rodach se mit sur ses pieds à son tour. Il était comme un homme ivre ; le coup qui venait de le frapper l’avait touché en plein cœur.

Comme il se dirigeait, étourdi et chancelant, vers la porte, on essaya de l’ouvrir en dehors, puis on y frappa doucement.

Lia devint toute tremblante.

— Lia ! chère petite sœur, dit une voix dans le corridor, venez donc ! on vous attend…

— C’est ma sœur aînée ! murmura la jeune fille ; cachez-vous bien vite, Otto… Il fait presque nuit… On ne vous verra pas…

Machinalement et sans penser, Rodach se laissa conduire dans une embrasure et demeura immobile derrière les rideaux fermés.

— Eh bien ! petite sœur !… disait-on au dehors.

C’était en effet Sara, dont le flair, éveillé, avait senti quelque chose, et qui venait guetter, comme un chien sur le point de démêler la piste.

Lia lui répondit quelques mots au hasard ; puis elle ajouta tout bas, en s’adressant à Rodach :

— Je vais laisser la porte ouverte… quand nous serons parties, vous gagnerez le corridor, qui vous conduira au jardin… une fois dans le jardin, vous n’aurez que les bureaux à traverser pour vous trouver dehors. Mais, dites-moi bien vite : quand vous reverrai-je ?

Otto garda le silence.

Petite éleva de nouveau sa voix impatiente et pressée ; Lia fut obligée d’aller lui ouvrir.

Au moment où la porte tournait sur ses gonds, Petite jeta son regard avide à l’intérieur.

Elle ne vit rien. Elle cacha son désappointement sous un sourire, et baisa bien tendrement sa jeune sœur ; puis elle lui prit le bras, et toutes deux s’éloignèrent.

Rodach resta une ou deux minutes à son poste. Quand il souleva les rideaux pour quitter sa cachette, cette expression de morne inertie que nous avons vue naguère sur son visage avait disparu.

C’était un homme fort contre la souffrance ; ce coup qui brisait tous ses espoirs de bonheur l’avait frappé à l’improviste, et un instant son cœur avait fléchi, mais il se redressait déjà dans sa vaillance éprouvée, et si les traces de la douleur restaient profondes sur son front, du moins portait-il maintenant la tête aussi haut que jamais.

— Que Dieu la protège ! murmura-t-il en traversant la chambre ; — je l’aime de toutes les forces de mon âme… mais il faut que le sang de Bluthaupt soit relevé !

Il prononça ces mots d’une voix grave et ferme.

Dans la chambre de Lia, les deux fenêtres laissaient parvenir encore un reste de jour ; mais une fois que le baron eut franchi la porte, il se trouva dans un couloir où régnait déjà une obscurité complète.

Il se dirigea au hasard dans cette nuit profonde, et bientôt sa main étendue, se heurta contre une muraille qui fermait le corridor de ce côté.

Au delà de cette muraille, il entendait comme un bruit sourd et régulier qui semblait s’approcher lentement.

On eût dit un pas pénible, gravissant les marches roides d’un escalier.

Rodach tourna le dos : il n’avait ni le temps ni l’envie de découvrir la cause de ce bruit.

Mais à peine avait-il fait cinq ou six pas dans une direction nouvelle, qu’il se retourna brusquement ; une porte s’était ouverte derrière lui, à l’endroit même qu’il venait de quitter.

Le corridor était éclairé maintenant par une lueur assez vive, et une apparition bizarre se montra aux yeux de Rodach.

Il aperçut devant une petite porte voûtée, qui restait encore ouverte, un vieillard tout tremblant et caduc, emmailloté dans une grande houppelande, que bordait une fourrure pelée.

Pardessus la fourrure, s’agrafait un petit manteau court dont le collet droit rejoignait une énorme casquette de peau, à visière en éteignoir.

L’apparition ne dura qu’une seconde, mais elle était trop étrange pour qu’on pût l’oublier.

La lumière, qui éclairait maintenant le corridor, provenait d’une lanterne que le vieillard tenait à la main. Il portait des lunettes bleues qui ne l’empêchaient probablement pas de voir, car il aperçut tout de suite le baron de Rodach, et souffla précipitamment sa lanterne.

La nuit régna de nouveau dans le corridor.

Rodach entendit des mouvements dans l’ombre ; un bruit de portes qui s’ouvraient et se refermaient. Puis le silence se fit.

Rodach restait à la même place, surpris et tout pensif.

— Ce doit être Mosès Geld en personne ! murmura-t-il.

Il revint sur ses pas en tâtonnant, et tâcha de retrouver la porte basse ; mais il sentit partout le mur.

De guerre lasse, il dut renoncer à sa recherche, et traversa le corridor en sens contraire.

Au bout d’une vingtaine de pas, il poussa une porte et se trouva dans le jardin.

Sous le portail, il y avait un brillant équipage qui rentrait, ramenant M. le chevalier de Reinhold. Rodach attendit que l’équipage eût passé le seuil et s’esquiva, inaperçu.

En dehors du portail, sur une des bornes qui masquaient le coin du trottoir, une pauvre femme était assise, la tête entre ses mains et immobile comme son siège de pierre.

Les laquais du chevalier de Reinhold l’aperçurent en refermant le portail, et la chassèrent.

La pauvre femme se leva sans mot dire, et s’éloigna d’un pas chancelant.

Il y a loin du faubourg Saint-Honoré à la place de la Rotonde. La pauvre femme avait une longue route à faire. C’était la mère Regnault, qui n’avait pas trouvé encore la force de quitter la borne où l’avait jetée l’impitoyable dureté de son fils…



CHAPITRE XII.

RUE DU VERTBOIS.

Le dîner de famille avait eu lieu ce soir-là un peu plus tard que de coutume, à l’hôtel de Geldberg ; tout le monde était arrivé au rendez-vous après l’heure ordinaire, excepté le jeune monsieur Abel, qui, entre autres qualités excellentes, possédait l’exactitude de l’estomac.

Il était entré le premier dans le salon d’attente où avait eu lieu l’entretien d’Esther et de Sara. Le docteur et la comtesse l’y avaient rejoint ; puis était venue Petite, amenant sa jeune sœur Lia.

Le paletot blanc du chevalier de Reinhold apparut ensuite sur l’horizon ; il ne manquait plus que l’agent de change, Léon de Laurens, et le vieux Moïse de Geldberg.

Mais l’agent de change ne devait point venir. Sara eut le regret d’annoncer à la famille que le pauvre homme était retenu chez lui par une indisposition assez grave.

On plaignit beaucoup Sara. Et vraiment quand deux cœurs sont bien unis et que la maladie entre dans la maison, ce n’est pas le malade qui souffre le plus…

Pauvre Sara !…

L’absence de l’agent de change était du reste un fait qui se renouvelait fréquemment, à cause du mauvais état de sa santé ; on y faisait peu d’attention. Ce qui semblait étrange, c’était le retard du chef de la famille.

Tous les jours, au coup de cinq heures, il ouvrait la porte de sa chambre et descendait au pavillon où l’attendaient ses filles ; aujourd’hui la pendule marquait près de six heures, et il ne venait point.

Ce retard était presque sans exemple ; il avait l’importance d’un événement.

À six heures moins le quart, Petite et Abel se déterminèrent à monter à la chambre du vieillard. Ils écoutèrent d’abord, l’oreille contre la serrure, et n’entendirent rien. Ils frappèrent, on ouvrit aussitôt.

Le vieux Moïse se montra sur le seuil avec le costume qu’il portait chaque soir. Il faisait ce qu’il pouvait pour paraître à son aise et libre d’esprit ; mais il y avait sur son visage une pâleur inaccoutumée, et tandis qu’il descendait, appuyé sur le bras de sa fille, des tremblements soudains agitaient ses vieux membres.

Son trouble était si visible que le jeune M. Abel lui-même, qui n’était point pourtant un observateur très-subtil, ne put manquer de s’en apercevoir.

On ne fit au vieillard aucune question.

Le repas fut silencieux ; chacun y apportait sa préoccupation ; Petite seule était gaie et charmante, comme toujours, au milieu du malaise général.

Les trois associés songeaient, chacun pour sa part, aux graves événements de la journée. Esther se demandait ce qu’avait pu devenir Goëtz. Lia était avec Otto ; ce qui s’était passé naguère dans sa chambre restait pour elle une énigme, mais elle se sentait le cœur serré au souvenir du nuage sombre qui avait couvert tout à coup le front de son amant. Sa jolie tête se penchait, rêveuse ; une inquiétude, qu’elle ne pouvait ni expliquer, ni vaincre, grandissait au dedans d’elle. Elle voulait être joyeuse et fêter l’arrivée d’Otto au fond de son âme, mais elle n’y trouvait qu’un pressentiment de malheur.

Quant au vieux Moïse, il était immobile et muet à la place d’honneur. Il ne mangeait point. La vivacité de son regard s’était éteinte. À voir son visage morne et frappé, on eût dit qu’une vision effrayante était devant ses yeux.

À deux ou trois reprises durant le repas, ses lèvres remuèrent : on eût dit qu’il allait parler, mais il n’en fut rien, et c’est à peine si Petite, qui s’asseyait auprès de lui, put saisir un son imperceptible qui tombait de sa bouche.

Ce n’était pas faute de bon vouloir ; elle tendait l’oreille de son mieux et son oreille était fine.

Une fois elle crut entendre ces mots murmurés confusment.

— Je l’ai vu… je l’ai vu !…

Ce fut tout.

Après le dîner, au moment où l’on entrait au salon, le vieux M. de Geldberg fit signe au chevalier et au docteur d’approcher. Ils obéirent tous les deux.

Moïse les fit asseoir auprès de lui, de manière à ce que leurs sièges touchassent le sien ; son regard inquiet tourna autour du salon, pour voir si personne n’était à portée d’entendre. Il prit cet air important et mystérieux de l’homme qui va dire un grand secret.

Reinhold et le docteur attendaient.

La scène resta muette durant une ou deux minutes.

— Non, non ! balbutia enfin Mosès, dont l’œil se baissa ; pourquoi la tombe s’ouvrirait-elle ?… mon esprit devient faible… je suis trop vieux !

Il se tut.

Les deux associés attendirent encore durant une minute, puis Reinhold prit la parole…

— Mon digne ami, dit-il bien doucement et avec un respect affectueux, — vous nous avez appelés… vous avez une communication à nous faire ?

Le vieillard les regarda tour à tour, et secoua la tête vivement.

— Non, non, répliqua-t-il, que pourrais-je avoir à vous dire ?… le passé est bien loin ; je ne m’en souviens plus… faites que Lia vienne avec son livre s’asseoir auprès de moi.

Il les éloigna d’un geste plein de fatigue.

L’instant d’après, Lia commençait à haute voix la lecture de chaque soir.

La table de tric-trac était dressée ; mais, au lieu de s’asseoir à leur partie quotidienne, Mira et Reinhold durent obéir à un signe de Sara, qui les appelait dans une embrasure.

Esther et le jeune M. Abel étaient assis auprès l’un de l’autre devant le foyer. Ils n’avaient pas grand’chose à se dire, mais il s’opérait entre eux comme un muet et fraternel échange d’ennui : leurs bâillements étouffés se croisaient avec beaucoup de sympathie.

— Que vous a-t-il dit ?… demandait Petite aux deux associés.

— Belle dame, répliqua Reinhold, le respectable monsieur baisse considérablement à mon sens !… il est à croire qu’il avait en effet quelque chose à nous communiquer, puisqu’il prenait la peine de nous appeler près de lui… Mais quand le digne homme nous a tenus tous les deux sous sa main, attentifs et pressés de savoir, son caprice a changé… Il n’avait plus rien à nous dire.

— Est-ce bien vrai ? demanda Petite, en s’adressant à Mira.

Reinhold s’inclina en souriant pour la remercier de cette preuve de confiance.

— C’est vrai, dit Mira gravement.

Petite lui montra du doigt un siège qu’il alla chercher aussitôt. Petite s’assit au fond de l’embrasure, et les deux associés se tinrent debout devant elle.

Ils se prirent à parler tous les trois à voix basse…

Auprès de la cheminée, on n’entendait pas même le bruit de leurs chuchotements. La voix de Lia s’élevait seule, pure et douce, dans le silence du salon…

D’ordinaire, le vieux Moïse écoutait la lecture avec attention, car il faisait montre d’une piété grande et d’un profond attachement aux pratiques de sa religion. Aujourd’hui, son regard était distrait, et il y avait dans toute sa personne des marques d’agitation. Son front chauve se penchait parfois tout à coup sous le poids d’une pensée pénible ; puis ses petits yeux gris se relevaient vifs, inquiets, perçants ; ses lèvres remuaient comme pendant le repas, sans produire aucun son.

Ce n’était point, assurément, la lecture de la Bible qui pouvait ainsi l’émouvoir.

Il y avait un gros quart d’heure déjà que madame de Laurens et les deux associés s’entretenaient ; leur conversation était sans doute fort attachante, car ils y mettaient beaucoup de feu.

— Chevalier, disait madame de Laurens de ce ton péremptoire et sec qu’elle prenait pour parler d’affaires, — qu’il y ait danger ou non, il faut recommencer !

— Belle dame, répliqua Reinhold, vous savez si je suis à vos ordres, mais je n’ai pas comme cela plusieurs Verdier de rechange…

— Je l’espère bien ainsi ! riposta Petite qui haussa les épaules avec dédain ; — il ne faudrait qu’un autre Verdier pour tout perdre… Cherchez, messieurs, et trouvez quelque moyen moins naïf !

— On dit du mal des auteurs, murmura Reinhold, — après la pièce tombée… Auparavant, c’était un chef-d’œuvre !… À parler vrai, belle dame, le moyen n’était pas si mauvais… et sans ce grand drôle, dont parle Verdier dans sa lettre…

— Certes, interrompit Petite avec moquerie, s’il n’avait pas échoué, nous l’aurions vu réussir… je n’ai jamais prétendu le contraire !

Reinhold aurait pu se fâcher, mais il aima mieux sourire.

— Puisque vous paraissez y tenir, chère dame, reprit-il, je passe condamnation… Mon moyen était mauvais… en savez-vous un meilleur ?

Petite jeta un regard vers son frère et sa sœur, qui lui tournaient le dos, assis auprès du foyer ; elle voulait voir si, sous prétexte de bâiller, ils n’étaient point l’un et l’autre aux écoutes.

— Je vous préviens, belle dame, reprit Reinhold, que la situation me paraît avoir changé… Ce mystérieux personnage, qui est venu si mal à propos mettre son épée dans la poitrine de Verdier, ne s’est pas rendu, sans doute, au bois de Boulogne de si grand malin, par hasard et pour se promener… Depuis tantôt, j’ai réfléchi beaucoup à cette diabolique aventure, et il m’est évident que le jeune homme a des protecteurs.

— Nous avons de l’argent, dit Petite.

— Nous en avions… grommela Reinhold.

Petite ramena sur le chevalier son regard froid et brillant.

— À quoi bon tant parler, dit-elle ; je veux qu’il meure !

— Moi aussi, répliqua Reinhold, mais…

— Docteur, interrompit Petite, dites-lui comment faire.

Le Portugais, jusqu’alors, avait gardé un silence grave. Quand Petite levait les yeux, sa paupière se baissait ; quand Petite cessait de le regarder, il relevait les yeux, et l’on voyait comme un atôme de feu brûler au fond de sa prunelle encavée.

Il ne bougeait point ; sa taille se dressait longue et rigide auprès de la taille courte et légèrement obèse du chevalier, qui se trémoussait à chaque parole prononcée.

La demande de Sara était pour lui un ordre.

— Il y a un moyen, répondit-il de ce ton glacial et pédant qui lui était propre.

Petite et le chevalier prêtèrent avidement l’oreille.

— Esther, disait en ce moment M. Abel, qui s’ennuyait de ne point parler, — avez-vous vu Meeting, mon cheval du Lincolnshire ?

— Non, répondit Esther.

— C’est un bai, qui a gagné à Epsom… Je l’ai acheté trois cent cinquante guinées à lord Pursy, héritier de sa seigneurie George, comte Herrington.

— Ah !… fit Esther.

— Oui, madame… ce Meeting est fils de Waterloo et de Princesse Mathilde.

— Vraiment !…

— J’ai les titres… Waterloo, comme vous savez, était fils de Problème et de Chip-of-the-old-block.

— Je ne savais pas, murmura Esther, qui n’écoutait point.

— C’est étonnant ! dit Abel, tout le monde connaît cela… C’est Chip-of-the-old-block qui fit gagner trente mille gainées à lord Chesterfield, en 1819, aux courses d’Ascott… et son père, le fameux Peripatetician

Esther bâilla. Abel la regarda d’un air indigné et se tut.

Le docteur José Mira fut, suivant son habitude, quelques secondes avant de reprendre la parole. C’était un homme prudent qui pesait chacun de ses dires.

Petite et Reinhold l’interrogeaient du regard.

Quand il les eut fait attendre suffisamment, il baissa les yeux et murmura :

— Il n’y a qu’à l’inviter à la fête…

Petite frappa dans ses mains : elle avait compris à demi-mot. Reinhold cherchait encore.

— À la fête ?… répéta-t-il.

— Au château de Geldberg ! dit Petite ; — nous serons lâchez nous, et nous n’aurons pas besoin d’un duel.

Reinhold tendit la main au Portugais.

— Docteur, dit-il, vous parlez peu, mais vos paroles valent de l’or !… Il est certain que si nous l’amenons jusqu’au château de Geldberg, l’affaire est faite… Mais sous quel prétexte l’inviter, maintenant que nous l’avons chassé des bureaux ?

— Je m’en charge, répondit madame de Laurens, — et je réponds qu’il viendra.

— C’est au mieux ! s’écria le chevalier ; — alors il faut hâter la fête.

— Et prendre ses mesures d’avance, ajouta le docteur ; car vous ne trouverez guère de gens comme il vous les faut, parmi ces sauvages de Wurtzbourg.

— C’est encore vrai, dit Reinhold ; ah ! docteur ! quel homme précieux vous faites !… Je connais ici un bon garçon qui pourrait bien nous convenir.

— Il en faut plusieurs.

— Je connais une femme, dit à son tour Sara, — qui serait peut-être en position de nous fournir d’excellents sujets…

— Mon homme en amènera tant qu’on voudra, dit Reinhold.

Petite se leva.

— À quand la fête ? dit-elle.

— Les préparatifs doivent être fort avancés, répondit le chevalier, et nous serons libres après l’échéance du 10… Quant aux frais, le Ciel nous a envoyé un bailleur de fonds auquel nous ne nous attendions pas… On peut lancer les invitations.

— Faites, dit Sara ; le plus tôt sera le mieux… moi je vais m’occuper de ce petit Franz…

Elle quitta l’embrasure et se dirigea vers le foyer.

Remhold regarda le Portugais en dessous d’un air narquois.

— Docteur, dit-il, elle sait le nom et l’adresse du jeune homme, puisqu’elle se charge de l’inviter… le nom, vous avez pu le lui dire, car vous le saviez… mais l’adresse ?

Les sourcils du docteur se froncèrent.

— Ah ! ah ! cher docteur, reprit méchamment le chevalier, comme elle est belle encore, et que ceux qu’elle aime doivent être heureux !…

Petite venait de tendre son front au baiser du vieillard.

— Je vous quitte de bonne heure ce soir, disait-elle ; il faut que j’aille tenir compagnie à mon pauvre Léon…

Moïse retrouva un sourire pour lui souhaiter la bonne nuit.

Quand elle fut partie, il se tourna vers Reinhold et le docteur qui venaient de se rapprocher du foyer.

— Ils ne peuvent pas rester bien longtemps l’un sans l’autre, dit-il ; comme ils s’aiment !…

Le docteur salua gravement ; Reinhold dit une fadeur.

La voiture de Petite galopait vers la rue de Provence.

Un quart d’heure après, elle était assise au chevet de son mari.

Il y avait là un médecin qu’on venait d’appeler.

Petite se plaignit amèrement du devoir impérieux qui l’éloignait du lit de son mari malade ; elle l’accabla de caresses tendres, et quand le médecin sortit, il était presque en colère contre M. de Laurens, qui avait accueilli avec une froideur morne les marques d’amour de sa charmante femme.

À peine avait-il dépassé le seuil, que Petite se levait à son tour et courait changer de toilette.

Elle rentra bientôt, parée et si belle, que le regard du malade eut un éclair.

— Bonsoir Léon, dit-elle du bout des lèvres ; — je vous trouve mieux, mon ami… en rentrant, je viendrai peut-être vous faire une petite visite, avant de me coucher.

— Où allez-vous ? murmura le pauvre agent de change, qui était pâle au point de ressembler à un mort.

Sara lui fit un petit signe de tête en souriant, et s’enfuit sans répondre.

M. de Laurens regarda la porte durant une seconde, comme s’il eût espéré le retour de sa femme ; puis sa paupière se referma lourde.

Il demeura immobile, la tôle sur l’oreiller. Autour de ses yeux creusés, il y avait un large cercle bleuâtre ; ses traits étaient tirés ; des rides amères jouaient au coin de sa bouche.

Au bout de quelques minutes, il tressaillit sous ses couvertures ; ses lèvres se froncèrent ; son visage entier se crispa convulsivement.

Il poussa un cri de détresse.

Son valet de chambre accourut, et le trouva se tordant entre ses draps. Sa souffrance était horrible. Il pleurait comme une femme. — Et parmi ses sanglots, il gémissait le nom de Sara…

De Sara qui lui versait chaque jour une dose de jalousie, ce mortel poison auquel il succombait lentement !

De Sara qui le tuait en se jouant et le sourire aux lèvres !…

Sara n’était point remontée dans son équipage. Elle avait gagné la rue par l’escalier des bureaux ; elle venait de s’installer dans son coupé d’aventures, qui courait maintenant dans la direction du quartier du Temple.

Petite s’était enfoncée dans l’un des coins de sa voiture ; une douillette de soie l’enveloppait chaudement.

Elle rêvait.

Et nul remords importun ne venait assombrir sa rêverie.

Son joli visage exprimait une parfaite quiétude ; sa conscience était nette ; son imagination lui montrait un riant avenir.

Elle était belle encore, belle pour longtemps. Elle était riche. Sa vie commençait…

Le coupé quitta le boulevard à la porte Saint-Martin. Au lieu des larges voies qu’il avait parcourues jusque-là, il s’engagea bientôt dans une rue étroite et mal éclairée dont les boutiques sombres semblaient séparées par tout un monde des brillants magasins du beau Paris. Le coupé roula dans la boue durant une ou deux minutes, puis il s’arrêta. — Il était au bout de la rue du Vert-Bois, qui avoisine le Temple.

Petite s’éveilla gaiement de son rêve et sauta sur le trottoir étroit. Son pied ne fit qu’effleurer légèrement le granit incessamment enduit de fange. Un autre bond la porta dans une allée obscure, où l’air se chargeait d’humidité. L’allée de Hans Dorn, que nous avons peinte si misérable, était un royal corridor auprès de ce boyau, noir et glissant.

Petite, avant de s’y engager, se retourna vers son cocher.

— Allez m’attendre là-bas ! dit-elle.

Le cocher remonta sur son siège et partit. Il venait souvent en ce lieu, et le mot là-bas voulait dire pour lui le coin de la rue Phélipeaux.

Petite fit quelques pas en relevant sa robe, comme si elle eût été dans la rue. Il régnait autour d’elle une obscurité presque complète ; mais elle savait son chemin. Son pied mignon heurta bientôt la dernière marche d’un escalier tournant, qui était le digne voisin de l’allée.

Elle prit sans trop de dégoût une corde grasse qui remplaçait le bec de gaz, et commença intrépidement à gravir les degrés hauts et roides de l’escalier.

Elle ne s’arrêta qu’au troisième étage.

Ici, le luxe commençait. Il y avait, vraiment, un paillasson pour s’essuyer les pieds, et la main de Petite, qui savait les êtres, trouva dans l’ombre un beau gland de laine terminant le cordon d’une sonnette.

Elle sonna. Derrière la porte, on entendait une conversation bruyante, mêlée d’éclats de rire.

Au retentissement de la sonnette, un bruit de savates se fit à l’intérieur ; la porte s’ouvrit et montra une vieille femme, coiffée d’un mouchoir à carreaux et tenant à la main un bougeoir de cuivre, qu’elle levait au-dessus de sa tête pour examiner la nouvelle arrivante.

Cette bonne femme avait une redoutable figure de portière, de gros sourcils sur des yeux rouges, un nez crochu, des moustaches, une bouche rentrée, un menton menaçant.

Sara la salua d’un sourire amical.

— Bonjour madame Huffé, dit-elle.

Madame Huffé fit une révérence étudiée, et prit un air civil qui mit encore plus de grotesque sur son visage.

— J’ai bien l’honneur de vous saluer, madame, dit-elle.

— Madame Batailleur est-elle à la maison ? reprit Petite.

La Huffé fit une seconde révérence, et se mit à marcher à reculons, en répondant d’une voix prétentieuse et flûtée :

— Madame aura l’honneur de recevoir madame…

Petite entra. Madame Huffé lui fit traverser une chambre où régnait une généreuse odeur de cuisine ; puis elles entrèrent toutes deux dans une seconde pièce, meublée avec une sorte de luxe.

Dans cette pièce, madame Batailleur était à table vis-à-vis d’un garçon d’une vingtaine d’années, mis avec une recherche de mauvais goût, la moustache frisée et les cheveux bichonnés par un perruquier du quartier du Temple.

— J’ai l’honneur d’annoncer madame Louise, dit la Huffé en exécutant une troisième révérence.

Madame Batailleur se leva, la bouche pleine, et tendit la main à Petite, qui la toucha de bonne amitié.



CHAPITRE XIII.

PETITE.

Madame de Laurens avait baissé son voile pour entrer dans la chambre où madame Batailleur et le dandy du quartier du Temple dînaient en tête à tête.

Le voile de Petite était très-beau, et si chargé de broderies qu’il valait un masque pour le moins.

Le dandy, qui se nommait Hippolyte, jeta de son côté un regard à la fois curieux et embarrassé. Il ne vit que le voile.

C’était un garçon haut en couleur avec de grosses mains et de grands pieds, point trop mal de figure et bâti à l’avenant.

Sa redingote de drap fin, odieusement collante, faisait vraiment tort à sa mine ; il eût été passable avec une casquette sur la tête et une blouse sur le dos.

Le costume qu’il portait le rendait évidemment très-fier. Il se sentait lion jusqu’au bout de ses ongles d’une propreté douteuse, et son regard s’abaissait de temps en temps avec une complaisance naïve vers les souliers vernis qui gênaient ses pieds noueux.

La position sociale de cet aimable garçon consistait à remplir les devoirs de favori auprès de madame Batailleur.

Il était peut-être fort intéressant dans le tête-à-tête, mais la vue d’une grande dame le jeta hors de son sang-froid. Il devint rouge comme une tomate, toucha ses cheveux, frisa sa moustache, et finit par planter carrément ses deux mains dans ses poches.

Puis sentant vaguement que ce geste n’était point comme il faut, il remit ses mains au jour avec précipitation et se creusa la tête pour savoir ce qu’en faire.

Madame Batailleur, elle, était une femme de trente-cinq à quarante ans, fraîche encore et assez jolie. Elle avait la figure ronde et pleine, les joues colorées, de petits yeux souriants, de grandes dents blanches, et cette espèce de cheveux gris-blonds, qui s’ébouriffent sous la casquette des gamins de Paris.

Ce n’était ni le blond doré des belles filles de l’Allemagne, ni le blond perlé des vierges pâles qui nous arrivent de Londres. C’était le blond parisien, cette nuance dont César parle tant de fois dans ses Commentaires, et que Julien l’Apostat aimait passionnément.

Un blond qui n’est pas laid, Dieu nous garde de le dire, mais qui semble terne à l’œil, et qui n’a point de reflet ; un blond qui serait fade, s’il n’était pauvre, et qui choisit d’ordinaire pour les teindre les chevelures étiolées ou crépues.

Ce blond est excessivement rare parmi les femmes qui ont le droit de porter chapeau ; il coiffe généralement des têtes de grisettes ; — le crâne des polissons de notre boulevard n’a pas d’autre parure.

Les cheveux de madame Batailleur étaient de ce blond-là ; elle en avait peu ; ils étaient rebelles au fer et insensibles à la pommade.

Ses sourcils étaient de la même couleur, et encore ses cils, courts et mal fournis.

Quoi qu’il en soit, elle avait fait bien des conquêtes en sa vie, et l’audace joyeuse qui brillait sur son visage plaisait encore à plusieurs militaires.

Mais madame Batailleur était de son siècle ; elle dédaignait l’uniforme ; il lui fallait des fashionables.

Elle avait une taille grassouillette, un peu plus élevée que celle de Sara ; sa toilette consistait en une robe de satin puce, première qualité, défendue contre les accidents par un grand tablier de cotonnade bleue, tigré de taches de graisse. Autour de son cou potelé, mais légèrement bruni, s’enroulait un magnifique collier de pierres fausses. Elle avait sur la tête un bonnet de dentelles d’un grand prix, gâtées par une profusion de rubans couleur de feu.

De ce bonnet s’échappaient les mèches roides et tortillées de ses cheveux.

Elle riait à tout propos et très-bruyamment ; elle tapait volontiers sur le ventre des gens ; elle parlait l’argot du Temple avec une voix de caporal.

La table était passablement servie ; le linge était beau, l’argenterie luxueuse. On eût pu remarquer seulement auprès de chacun des deux convives une énorme bouteille sans cachet, mesurant litre, et pleine de ce vin violâtre qui tache les nappes des cabarets populaires.

La chambre était grande et meublée en salon. Il y avait de beaux fauteuils de velours rouge, un divan, des chaises en tapisserie, le tout presque neuf, et n’ayant point trop physionomie d’occasion ; on aurait pu se croire dans un salon ordinaire, servant de salle à manger par hasard, sans la profusion de dépouilles disparates qui couvraient une partie des meubles.

On voyait là des palisses fourrées, des lambeaux de dentelles, de vieux gants attendant le nettoyage, des manchons, des robes, des corsets, et une demi-douzaine de pantalons hors d’usage.

Autour de la tapisserie, semée de fleurs éclatantes, s’alignait un rang pressé de ces petites gravures, enluminées chaudement, qu’on voit aux carreaux des vitriers.

On retrouvait là l’histoire lamentable de Geneviève de Brabant, Héloïse et Abeilard, le Corsaire sous la Terreur, la Tour de Nesle et l’Enfant prodigue, réduit par sa grande faute à garder des pourceaux peints en bleu !

Sur la cheminée se plaçait une superbe pendule Louis XV, flanquée de deux tasses à douze sous.

La chambre était éclairée par deux chandelles de suif jaune, fichées dans des flambeaux d’un grand prix.

Madame Huffé avança un fauteuil pour Petite, et lui fit une quatrième révérence, en appelant sur ses traits redoutables le plus avenant de tous ses sourires.

M. Hippolyte cherchait où mettre ses mains, et sifflotait une polka nationale pour se donner un parfum de bonne compagnie.

Le métier de favori d’une reine est par tous pays assez triste. Le dîner était à peine commencé. Madame Batailleur montra la porte au grand garçon d’un air fort amical :

— Polyte, dit-elle, va-t-en, mon petit !… tu dîneras à vingt-cinq sous, et je payerai…

Polyte regarda d’un air mélancolique la table amplement servie ; mais il n’y avait pas de réplique possible. Il se leva sans mot dire, prit dans un coin sa canne à pomme dorée par le procédé Ruolz, et disparut en saluant gauchement.

Madame Huffé le suivit, après avoir eu l’honneur d’exécuter une cinquième révérence.

Petite leva son voile. Madame Batailleur se remit à table et noua sa serviette sous son menton.

— Y a-t-il quelque chose de nouveau ? dit-elle en se reprenant à manger sans façon.

— Oui, répondit Sara ; j’ai plusieurs choses à vous demander, ma bonne Batailleur.

La bonne Batailleur se versa un large coup de vin bleu, et le but en faisant à madame de Laurens un signe de tête familier.

Au Temple et en public, la marchande savait parfaitement se tenir à distance de la grande dame ; mais le tête-à-tête autorise bien des choses entre gens qui s’estiment et qui s’aiment.

— Chère madame, reprit la Batailleur, vous ne voulez pas vous rafraîchir un petit peu ? non ?… Eh bien ! ce sera comme vous voudrez… Je vais, boire à votre santé.

— Faites, ma bonne… Ah ! çà, vous voyez donc toujours ce petit malheureux d’Hippolyte ?…

— M’en parlez pas ! répondit Batailleur ; — j’attends toujours qu’il me monte un gandain pour lui crever l’œil… mais il est si rupin, si rupin ! j’ai le béguin pour lui[1]

— Ma pauvre Batailleur, dit Petite, j’avoue que je ne vous comprends pas parfaitement…

— Bête que je suis ! s’écria la marchande, je crois toujours que vous savez parler !… Monter un gandain, c’est ce que vous appelez, vous autres gens du beau monde, tirer une carotte… crever l’œil, ça veut dire : Ni ni, c’est finit… rupin, c’est un faraud, un moderne, qui a du beau linge ;… avoir le béguin, tenez, chère madame : M. de Laurens a le béguin pour vous…

Petite recevait sans sourciller ce feu roulant de paroles grossières. Elle était là fort à son aise, avec sa nature délicate et ses habitudes aristocratiques, vis-à-vis de cette créature qui avait une robe de soie et qui était riche, mais dont la fortune n’avait pu laver la bassesse originelle.

Batailleur était née en fraude de la loi, dans quelque trou du marché des Innocents. Son éducation, commencée sous les piliers de la Halle, s’était parfaite dans une échoppe du Temple.

Quand madame Huffé avait dîné, à ces moments où les bonnes natures s’épanchent, elle disait volontiers qu’il était bien dur pour une femme comme elle, qui avait occupé dans la société des positions conséquentes, de servir une dame Batailleur.

Une personne qui parlait mal en français, et qui ne savait point se conduire avec les gens bien élevés !

Car madame Huffé était une femme bien élevée, malgré le mouchoir de coton à carreaux qui lui servait de coiffure, et malgré son visage effrayant.

Elle avait servi chez un sénateur de l’empire, et si le Cosaque qui l’avait séduite au temps de l’invasion ne l’eût point délaissée avec une sauvage perfidie, elle aurait été, à l’heure où nous parlons, mère de famille honnête dans quelque bon bourg de l’Ukraine.

Autant Batailleur était brusque et sans façon, autant sa vieille camériste se montrait cérémonieusement courtoise.

Aussi se méprisaient-elles réciproquement dans toute la sincérité de leur cœur.

Quant à Petite, elle avait eu le temps de s’habituer aux manières de la marchande du Temple, car il y avait bien des années déjà que cette dernière était son factotum.

Batailleur dîna copieusement ; quand elle eut fini son litre, elle fit des emprunts à celui que le départ du pauvre M. Hippolyte laissait à moitié vide. Petite ne troubla point son repas.

On apporta le café, car quelle marchande du Temple peut vivre sans café, et sans petits verres assortis ! — Petite demanda à voir l’état de ses affaires.

— Madame Huffé ! cria Batailleur d’une voix de tonnerre.

La vieille femme se présenta aussitôt, munie de son inévitable révérence.

— Le registre ! dit Batailleur.

— Je vais avoir l’honneur d’aller le chercher, répondit madame Huffé.

La marchande ouvrit le registre entre sa soucoupe et le porte-liqueurs, contenant du parfait amour, du cher cassis et de l’huile de Vénus.

Elle feuilleta d’une main les pages jaunies du livre, tandis que son autre main remuait dans sa tasse le divin mélange connu sous le nom de gloria.

— Ça n’a pas mal été tous ces temps-ci, disait-elle ; on a fait quelque chose au jeu, là-bas, rue des Prouvaires. Les Orléans ont monté… nous avons perdu quelque chose sur la rive droite… mais c’est une bagatelle…

— Voyons, dit Petite, il y a longtemps que je ne me suis rendu compte de la situation.

Elle avança son fauteuil, et mit sa tête tout près de celle de Batailleur.

Les boucles brunes et lustrées de sa magnifique chevelure frôlèrent les tortillons maigres qui sortaient du bonnet de la marchande.

Il y avait plein contraste entre ces deux femmes : l’une était le type de la distinction charmante, l’autre, rougie par le vin et l’alcool, résumait en sa personne les vices grossiers et repoussants de ces parvenus que le hasard tire çà et là des derniers rangs de la populace.

Pourtant la noble dame ne manifestait aucun dégoût. Peut-être n’en éprouvait-elle aucun. La vapeur du gloria, toute saturée de parfums hostiles, montait sous ses narines ; elle n’y prenait point garde, et son flacon restait dans sa poche.

Sa figure se penchait au-dessus du registre, tout comme celle de la marchande, et de loin vous eussiez dit deux sœurs.

Batailleur commença le compte.

— Il y a trois cent mille francs sur Naples, dit-elle ; cinq cent mille francs à mon nom en rentes sur l’État… soixante-dix mille francs sur Rouen… cent quinze sur Orléans… quatre cent cinquante mille…

— Le total ! interrompit Petite, dont les yeux noirs bnllaient.

On était à peine au commencement. Batailleur tourna trois ou quatre pages, chargées de chiffres mal tracés, et arriva au bas d’une colonne, où l’addition était toute faite.

— Cinq millions trois cent cinquante mille francs, dit-elle.

— Comme c’est long à venir ! murmura Petite.

Batailleur joignit les mains.

— Longtemps ! répéta-t-elle d’un air scandalisé : — mais j’ai des années de plus que vous, moi, ma chère madame ! et je n’ai encore pu me ramasser en tout et pour tout qu’une centaine de pauvres mille francs !

Petite ne songea point à s’offenser de la comparaison.

Batailleur avala une bonne gorgée de gloria, et remplaça le vide fait dans sa tasse par une nouvelle dose de liqueur.

— Un peu de doux ?… reprit-elle en offrant la burette à Sara ; — mais faites excuse : vous n’en usez jamais !… moi, d’abord je ne peux pas m’habituer à voir une dame qui ne prend pas sa goutte !…

— Il me semble, dit Sara, que nous avions davantage la dernière fois…

Madame Batailleur se mit à humera petites cuillerées le contenu de sa tasse.

— Chère madame, répondit-elle, vous dites toujours la même chose… si nous ne nous connaissions pas depuis trop longtemps, je croirais que vous avez défiance de moi !

— Fi donc ! s’écria Petite avec un sourire tout aimable ; n’ai-je pas remis mon avenir tout entier entre vos mains ?

— C’est vrai que j’ai joliment des affaires à vous ! répliqua la marchande, et quoique vous ayez pris vos précautions tout de même, vous seriez un peu dérangée si je m’avisais de lever le pied !…

Petite voulut sourire, mais son regard exprima une vague inquiétude.

Batailleur lui frappa sans façon sur l’épaule.

— N’est-ce pas vrai ? reprit-elle avec un gros rire masculin, moi, ça me ferait un joli affurt[2]… mais ce n’est pas avec vous que je voudrais jouer l’harnache[3] ma chère madame… vous pouvez dormir sur les deux oreilles. Joséphine Batailleur est une honnête femme, qui ne vous ferait pas seulement tort d’une croix[4].

Sara mit sa petite main gantée dans la main rouge et large de la marchande.

— Je vous crois, ma bonne amie, dit-elle.

— Ah ! mais, reprit madame Batailleur en s’échauffant, vous chercheriez longtemps dans le marché, sans trouver ma pareille, voyez-vous bien !… rien dans les mains, rien dans les poches !… je fais mon affaire comme il faut, et je n’ai pas peur des mauvaises langues, ah mais !…

— Ma bonne Batailleur !… voulait dire Petite…

Vous avez rencontré souvent de ces gens qui s’enflamment, des qu’on ne les contredit point ; le plus souvent ces personnes entêtées boivent du vin bleu dans des bouteilles mesurant litre ; elles professent pour le gloria une estime raisonnée. Elles sont sourdes et aveugles ; vous avez beau abonder dans leur sens, elles vous écrasent de leurs absurdes colères.

Madame Batailleur était sujette à ce travers, après le café. Elle avait raison, du reste, de vanter son honnêteté vis-à-vis de Petite ; car il ne lui était jamais venu à l’idée d’abuser des intérêts considérables qu’elle tenait entre ses mains. C’était une créature perdue de vices, mais gardant une sorte de probité relative.

Ses pareils abondent sur le pavé de Paris. Ils naissent on ne sait où ; ils croissent dans les ténèbres fangeuses et ignorées qui sont tout en bas de l’échelle sociale. Le hasard fait leur éducation : le premier vent qui les touche est imprégné de corruption et de misère. Ceux qui les entourent souffrent et blasphèment ; ils n’ont jamais entendu le nom de Dieu que dans les jurements hideux de l’ivresse.

Pour certaines gens, les règles de la morale humaine remplacent le frein salutaire de la religion ; ils ignorent, eux, aussi bien l’une que l’autre ; personne ne sut leur dire : « Ceci est bon, et cela est mauvais. » Ils riraient bien, si vous leur parliez sérieusement d’une autre vie ! Il n’y a pour eux de vrai que la cour d’assises et la police correctionnelle…

Il faut leur savoir gré, nous le disons en conscience, de n’être que vicieux. Du jour où les enseignements de la philosophie athée ont filtré d’en haut jusque dans leurs bouges, ils ont eu le droit d’être criminels…

Au milieu de la nuit profonde où elle avait toujours vécu, faisant tous les métiers douteux et brocantant le mal, madame Batailleur avait gardé par hasard au dedans d’elle un atome de justice. Il restait quelque chose au fond de sa conscience, et en cela elle était bien supérieure à Petite, qui, sous ses dehors brillants, cachait une corruption volontaire et sans bornes.

Petite, du reste, l’avait jugée avec ce tact sûr et fin qu’elle possédait au degré suprême. Elle savait au juste ce qu’elle pouvait lui accorder de confiance, et ne courait point risque de se tromper.

Madame Batailleur avait toutes les affaires de Sara entre les mains. Elle était le centre d’un système de tromperies légales, à l’aide duquel Petite éludait les prescriptions du Gode, et amassait une fortune malgré sa position de femme mariée, tandis que son mari se ruinait.

Madame Batailleur prêtait son nom. Elle avait des rentes, des actions de toute sorte, et jusqu’à des immeubles. C’était elle qui s’abouchait avec les agents de change et les courtiers d’affaires.

Elle était simple revendeuse à la toilette, il est vrai, et certaines gens auraient pu s’étonner de la voir remuer des centaines de mille francs. Mais cela n’inspirait point de défiance.

Le Temple est un mystérieux purgatoire où le marchand peut rester toute sa vie, mais parfois l’usure y végète quelques années seulement, pour entrer ensuite de plein saut dans le paradis heureux de la fortune.

On ne peut pas savoir. — On a vu des faits si étranges ! Ce malheureux qui fafiotait jadis dans la Forêt-Noire, et dont les savates rebouissées faisaient honte aux porteurs d’eau, ne loua-t-il pas un jour l’hôtel d’un duc et pair en déconfiture ? Cet autre qui retapait les vieux chapeaux derrière la Rotonde, n’a-t-il pas laissé l’opulence à ses deux fils, qui sont des seigneurs ?…

Nul ne peut dire ce qu’il y a d’or sous cette misère. Le Temple ressemble à ce mendiant qui cache des billets de banque dans la paillasse de son grabat, et qui meurt millionnaire, couché dans ses haillons…

Les agents d’affaires qui traitaient avec madame Batailleur songeaient à ces mille bruits qui courent sur le Temple, et l’envie leur prenait peut-être de se faire marchand de guenilles.

Ce n’était pas une sinécure que l’emploi de factotum auprès de madame de Laurens. Il y avait beaucoup à faire. Batailleur était d’ailleurs la femme qu’il fallait pour cela. Elle avait une activité infatigable ; elle menait de front ses propres affaires et celles de Petite, et ne laissait jamais rien en souffrance. Sara la payait bien ; Batailleur remplissait admirablement sa tâche, et tenait ses comptes avec une exactitude au-dessus de tout éloge.

Elle voyait les agents ; elle voyait les courtiers ; elle stationnait souvent parmi ce groupe de femmes à visages avides qui assiègent la grille de la Bourse et convoitent de loin les délices prohibées de l’agiotage. Elle donnait les ordres et passait les contrats. Elle était suffisamment assidue à sa boutique du Temple, et le soir elle tenait une maison de jeu.

Tout cela ne l’empêchait point de dîner à son aise et de prendre son gloria, les coudes sur la nappe, avec toute la lenteur désirable.

C’était une maîtresse-femme, qui avait du temps pour tout et que rien n’étonnait.

— À la bonne heure, ma chère dame, à la bonne heure ! dit-elle, quand Petite fut parvenue à la calmer. — J’ai eu tort de prendre la mouche, car ça m’a donné mal à la tête, et je vais être obligée de me servir un verre de quelque chose pour me remettre… Mais aussi est-il possible de voir les gens se plaindre quand ils ont tant de bonheur !… Que vous faut-il donc de plus ?… vous ne pourrez jamais dépenser tout ce que vous avez !…

Petite poussa un gros soupir et se donna une physionomie émue.

— Si c’était pour moi, ma bonne Batailleur, murmura-t-elle, — je ne prendrais pas tant de peine ; mais ne vous ai-je pas dit vingt fois !…

— Quarante fois, ma chère madame, interrompit la marchande, — cinquante fois, si vous voulez !… ça, c’est un fait !… la petite fille, n’est-ce pas ?…

— Judith !… balbutia Sara.

— Oui, oui, oui, dit Batailleur en clignant de l’œil ; — l’enfant de l’amour et du mystère !…

Madame Batailleur versa du parfait amour jusqu’à moitié de sa tasse vide, et reprit brusquement avec sa voix d’homme :

— C’est juste que vous m’avez parlé bien des fois de la petite fille… mais, voyez-vous, moi, je ne comprends pas grand’chose à tout ça… En définitive, où diable est-elle, cette enfant-là ?

Sara ne s’offensait jamais de ses rudes manières.

— Ma fille ! murmura-t-elle en levant les yeux au ciel ; ma pauvre Judith !… elle est loin de sa mère et confiée à des étrangers… elle souffre…

— Et pourquoi souffre-t-elle ? interrompit la marchande.

— Hélas ! dit Sara, vous savez bien que j’ai fait tout ce que j’ai pu… je me suis humiliée devant mon mari… je l’ai prié, je l’ai supplié… il ne tenait qu’à lui d’avoir en moi une femme douce et dévouée…

Batailleur qui ne savait pas se gêner, fit rondement un geste d’incrédulité…

— Oh ! croyez-moi, ma bonne Joséphine, reprit Petite, je ne demandais qu’à l’aimer !… S’il avait eu pitié de ma pauvre enfant, j’aurais été à lui pour la vie !

Batailleur secoua la tête d’un air sérieux.

— Faut être juste, dit-elle, ces choses-là ne se font pas !… Le cher homme vous aimait trop pour prendre l’enfant à la maison, et si j’avais été à sa place…

— Ne dites pas cela ! s’écria Petite précipitamment.

On touchait le seul point de son cœur qui eût une apparence de sensibilité.

— Ne dites pas cela ! répéta-t-elle ; je lui avais tout avoué…il savait que cet enfant était le fruit d’une séduction odieuse… J’étais si jeune alors !… devait-il me faire supporter le châtiment d’une faute qui n’était point la mienne ?… et s’il voulait me punir, devait-il étendre la peine jusque sur cette créature innocente pour qui je lui demandais pitié ?… Oh ! c’est pour cela que je le déteste, ma bonne !… c’est pour elle, pour elle seule !… et maintenant qu’il souffre, à mon tour, je n’ai pas de compassion !…

La figure de Petite avait revêtu cet aspect de dureté implacable que nous lui avons vu prendre plusieurs fois ; mais Batailleur n’était point femme à se troubler pour si peu. Elle regarda Petite en face, intrépidement, et dit en buvant son parfait amour à petites gorgées :

— Pour tuer un homme, il faut bien un prétexte…

Sara pâlit et ses yeux flamboyèrent.

— Ne vous fâchez pas, chère madame ! reprit Batailleur sans s’émouvoir ; — tout cela ne me regarde guère, mais c’est une idée que j’ai… Il n’y a qu’à voir travailler les ouvriers pour comprendre votre cas… quand l’ouvrage est trop dur, ils sifflent un bon coup d’eau-de-vie, et ça va !… vous qui n’aimez pas l’eau-de-vie, vous pensez à l’enfant quand le cœur vous manque… ça revient au même.

Le rouge reparut sur la joue de Sara ; le bon sens grossier de la marchande avait deviné l’énigme de sa conscience avec une incroyable justesse.

Tout était mensonge en cette femme, à tel point que l’unique sentiment capable de faire battra son cœur se mélangeait de tromperie !

Cet amour pour sa fille, qu’elle faisait sonner si haut, existait en elle, mais ne ressemblait point au bel amour des mères.

C’était comme un contre-coup de haine ; elle aimait pour haïr.

Elle savait sa fille malheureuse ; elle ne lui prêtait point d’aide, et la laissait souffrir pour pouvoir se dire : Je la venge !…

Pour pouvoir se dire : Quand il sera mort, elle ne souffrira plus !…

La détresse de l’enfant était profonde et faisait pitié à tous. Petite, abritée par le secret, voyait cette détresse et en jouissait pour ainsi dire.

C’était un aiguillon permanent à sa haine ; c’était une main tendue qui la poussait en avant sans relâche.

Il faut un prétexte pour tuer un homme…

Mais Petite avait épaissi les ténèbres à plaisir sur ce coin de sa conscience. Habituée à tromper tout le monde, elle avait fini par se tromper elle-même ; elle ne savait plus distinguer en elle l’amour, de la haine. — Quel que fût ce sentiment, d’ailleurs, il était ardent et profond. Elle croyait aimer. Elle aimait passionnément.

Les paroles de la marchande éclairèrent tout à coup son âme. Un instant, elle se fit frayeur à elle-même.

Puis son instinct sophistique renoua le bandeau au-devant de ses yeux ; elle repoussa la lumière ; elle douta ; puis elle nia.

Puis encore elle s’indigna contre cette accusation qui la blessait au vif.

— Ma pauvre Batailleur, dit-elle avec mépris et sécheresse, vous ne pouvez point comprendre ces choses, et j’ai tort de me chagriner pour des paroles prononcées à l’étourdie… Mais c’est que je l’aime tant, ajouta-t-elle dans un élan subit de passion, — cette chère enfant, qui est mon seul bien sur la terre et mon seul espoir dans l’avenir !… Oh ! croyez-moi, tout cet or est à elle !… Il y a bien longtemps que je songe à cela : mes plans sont faits et je lui arrange toute une vie de bonheur !… Pour sa misère passée, elle aura la richesse… Elle sera belle dès qu’elle ne souffrira plus… Elle sera noble, joyeuse, adorée… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! m’accuse-t-on de ne pas aimer mon enfant !

Batailleur ouvrait de grands yeux ; elle doutait ; elle était émue : la paupière de Petite s’emplissait de larmes.

— Mais vous ne m’avez donc pas vue, s’écriait-elle d’une voix entrecoupée, — serrer dans mes bras cette autre enfant si pâle et si chétive que j’ai rencontrée quelquefois dans votre boutique ?…

— La Galifarde ? interrompit madame Batailleur.

— Sais-je le nom qu’on lui donne ?… Ce que je sais, c’est qu’elle a l’âge de ma Judith et qu’elle lui ressemble !… Ce que je sais, c’est que j’aime mon enfant de toutes les forces de mon âme !…

Elle s’approcha de Batailleur et prit une voix recueillie.

— Écoutez, poursuivit-elle en souriant doucement, — je vais vous dire ce que je ferai quand M. de Laurens sera mort…

Il y avait quelque chose de hideux dans ce mélange de sensibilité passionnée et de cruauté froide ; dans cette femme souriante qui bâtissait un doux rêve d’amour maternel sur l’assassinat d’un homme…

Mais la marchande ne voyait point ce côté de la question. Son ignorance se laissait prendre aux chaudes paroles de Petite ; son bon sens, que nul enseignement ne guidait, faisait fausse route, au premier vent de l’émotion ; elle ne voyait que la pauvre enfant et la mère aimante. Elle se repentait de ses paroles ; elle croyait à cette tendresse qui s’épanchait brûlante ; elle aussi avait des larmes dans les yeux.

Sara y allait de bonne foi ; elle ne s’étudiait point en ce moment.

— Je serai libre, reprit-elle ; personne n’aura plus le droit de contrôler ma conduite… Je la prendrai chez moi ; elle sera demoiselle ! et savez-vous, ma bonne, je la ferai passer pour la fille de M. de Laurens !… Pauvre chère Judith ! au moins héritera-t-elle de cet homme qui l’a faite si malheureuse !… Et ma conscience ne me reprochera rien, soyez sûre ! Je l’aurai là, près de moi, comme un bouclier contre le remords ! Oh ! comme je l’aimerai ! comme j’irai au-devant de ses moindres caprices !… je lui ferai un bonheur nouveau pour chacun de ses jours ! Autour d’elle il n’y aura que des caresses !… Et dans quelques années son cœur parlera… oh ! je le jure ! elle sera la femme de celui qu’elle aura choisi ! fût-il un mendiant ou un prince, je le lui donnerai !

— Allons ! vous êtes bonne tout de même, chère madame ! dit Batailleur en s’essuyant les yeux ; — ça me fait de l’effet, tout ce que vous me racontez là !…

— Je voudrais doubler, tripler ma fortune ! poursuivit Petite, et je n’en aurais pas encore assez, puisque cette fortune est pour elle !…

Elle s’interrompit à ce moment, et se retourna effrayée. Elle venait d’entendre derrière elle un pas furtif, qui se glissait sur le parquet du salon.

Son regard rencontra l’étrange et laide figure de madame Huffé, laquelle fit une magnifique révérence et sourit d’un air agréable.

— J’ai l’honneur de m’informer auprès de madame, dit-elle, s’il est temps de desservir.

Il y avait un étonnement plein d’inquiétude dans les yeux de Petite. Depuis combien de temps la vieille femme était-elle dans le salon ? Avait-elle entendu ?…

La marchande était rouge de colère. Elle versa dans sa tasse le reste de la burette de parfait amour.

— Vieille folle ! s’écria-t-elle avec un juron plus que viril, que venezvous faire ici ?… Si je vous vois jamais entrer comme cela, en tapinois et sans être appelée, je vous jette à la porte comme un chien !

Le mot était dur pour une femme qui avait occupé une position dans le monde. Madame Huffé prit un air digne.

— J’ai l’honneur de vous faire observer… commença-t-elle.

Batailleur ressemblait à une lionne en furie.

— Cachez-vous ! s’écria-t-elle en saisissant par le goulot sa bouteille mesurant litre ; — filez ! vieille comtesse ! ou je vais faire un malheur !…

Il était urgent d’obéir, la marchande ne plaisantait pas après dîner ; madame Huffé ébaucha une demi-révérence, puis elle eut l’honneur de disparaître.

Sara s’était levée. On n’eût retrouvé sur son visage calme aucune trace de l’émotion récente. Elle était, nous le savons, maîtresse d’elle-même au plus haut degré : en ce moment il ne lui plaisait pas de s’attendrir.

— Nous venons de dire bien des folies, ma bonne, murmura-t-elle d’un ton léger ; — j’avais à vous entretenir de choses plus importantes ; mais je vous reverrai ce soir au jeu… Avant de vous quitter, pourtant, je veux vous demander si vous n’auriez point, parmi vos connaissances, quelques bons garçons pas trop scrupuleux, sur lesquels on put compter pour un coup de main…

— Des Polytes ? murmura Batailleur en souriant.

— Non, dit Petite, plus foncés que cela… Il ne s’agit pas d’une plaisanterie et l’affaire se ferait en Allemagne… on les payerait ce qu’ils voudraient.

Batailleur baissa les yeux et tourna la tête avec une répugnance manifeste.

— Il y a par-ci par-là des coquins dans le Temple, répondit-elle ; je sais qu’ils se réunissent là-bas, derrière la Rotonde, à l’enseigne des Quatre Fils Aymon ; mais ces choses-là ne me plaisent guère, ce n’est pas ma partie, et j’aime autant ne point m’en mêler.

Petite rajusta son voile devant la glace et se dirigea vers la porte.

— Nous reviendrons là-dessus, ma bonne, dit-elle, et vous en agirez à votre volonté… Vous savez que je ne demande rien pour rien… Éclairez-moi, je vous prie.

Madame de Laurens reprenait en ce moment, sans y penser peut-être, ses airs de grande dame. La distance qui existait entre elle et Batailleur, comblée un instant par d’intimes confidences, revenait plus large que jamais. La marchande, malgré sa belle robe de satin et son bonnet splendide, n’avait plus l’air d’une compagne, mais d’une suivante. Elle se munit d’un flambeau et reconduisit Petite jusqu’en bas de l’escalier.

— À quelle heure vous reverrai-je ? demanda-t-elle.

— Je ne sais, répondit madame de Laurens. J’ai plusieurs choses à faire ce soir… Vous m’attendrez.

Elle sortit ; la marchande remonta.

En entrant dans sa chambre, elle mit bas son tablier graisseux et planta sur son bonnet le plus éclatant de tous ses chapeaux ; puis elle sortit à son tour pour se rendre à la maison de jeu de la rue des Prouvaires. — Deux ou trois minutes après son départ, on eût pu voir entrer dans le salon, madame Huffé, tenant entre ses bras un chat de gouttière d’une grosseur énorme.

Elle mit le matou à la place occupée naguère par Polyte, et s’assit elle-même sur la chaise laissée vide par sa maîtresse.

— Voilà pourtant comme c’est, mon pauvre minet ! grommela-t-elle en bourrant son assiette ; — après avoir occupé des positions, on se trouve réduite à servir une pas grand’chose… Veux-tu du veau ?

Minet voulait du veau.

— Quand je dis une pas grand’chose, reprit madame Huffé, cela signifie une rien du tout, mon ami… Mais patience, patience ! on sait ce qu’on sait… Celui qui vivra verra.

Le chat la regardait avec ses grands yeux jaunes.

Il était à madame Huffé ce que Polyte était à Batailleur, avec cette différence qu’on le traitait avec beaucoup plus de considération que Polyte.

Il eût fallu l’arrivée d’un empereur pour forcer la vieille femme à lui faire supporter l’avanie que Batailleur venait d’infliger à son favori.

Nul empereur ne vint et le repas de madame Huffé s’acheva paisiblement en tête-à-tête avec son chat.

Sara, cependant, avait longé le trottoir boueux de la rue du Vert-Bois et gagné l’enclos du Temple. Un instant elle se dirigea vers l’endroit où son coupé l’attendait ; mais, au bout de quelques secondes, elle s’arrêta irrésolue. Puis elle revint sur ses pas, et s’engagea dans la rue du Petit-Thouars.

Le Temple était désert depuis longtemps.

L’activité s’était réfugiée de l’autre côté de la rue, dans ces boutiques de passementiers où l’on voit des troupeaux de femmes tordre des franges du matin au soir.

Petite s’éloignait le plus possible des magasins, et marchait sur le trottoir qui borde les baraques du Temple.

Comme elle arrivait à la hauteur de la rue du Puits, elle vit, aux lueurs des réverbères, la silhouette vive et svelte d’un jeune homme qui sortait de la place de la Rotonde.

Petite crut reconnaître Franz. Elle hâta le pas pour voir où il se rendait.

Lorsqu’elle eut tourné l’angle de la place, le jeune homme avait déjà disparu, mais on entendait encore son pas dans une allée voisine.

Petite s’avança jusqu’à cette allée, qui était celle de la maison de Hans Dorn.

Elle fut un instant sur le point d’entrer, mais elle crut ouïr, dans les ténèbres de l’étroit couloir, comme un chant murmurant et confus. Elle n’osa pas.

Elle redescendit vers le carreau solitaire et se glissa sous le péristyle de la Rotonde.

Au moment où elle tournait le dos, une ombre difforme sortit de l’allée et la suivit de loin.

Madame de Laurens s’arrêta devant le trou du bonhomme Araby. De ce côté des galeries, il n’y avait pas une âme. Petite, néanmoins, regarda tout autour d’elle avec précaution. Elle avait cet air cauteleux et craintif de l’homme qui va commettre un crime.

Elle ne vit rien, elle n’entendit rien, sinon des clameurs rauques et lointaines qui sortaient du cabaret des Deux-Lions, de l’autre côté du péristyle.

Sa tête s’avança tout contre la devanture d’Araby. Les planches mal Jointes laissaient passer une lueur faible. Petite mit son œil à l’une des fentes.

Elle vit, sur une couche plate et qui n’avait point de couverture, une pauvre enfant demi-vêtue, dont les membres maigres grelottaient de froid.

C’était Nono la Galifarde, à demi-couchée sur son matelas. Auprès d’elle, sur la terre, il y avait un tout petit bout de chandelle qui achevait de se consumer.

Elle tenait à la main deux ou trois lambeaux de papier, ramassés çà et là dans la rue, et qui portaient encore des empreintes de boue. Son doigt tendu suivait les lignes, lettre à lettre ; elle épelait. — Elle apprenait à lire.

Elle avait la tête penchée. Petite ne pouvait voir son visage, qui était presque entièrement voilé par ses longs cheveux ; mais son attitude disait l’attention qu’elle donnait à sa tâche.

Petite la regardait avidement. Vous l’eussiez vue en ce moment, pâle, frissonnante et prise d’une émotion qui n’était point de la comédie.

Son cœur battait ; elle avait froid ; ses yeux la brûlaient…

Le petit bout de chandelle, cependant, tirait à sa fin. La mêche pétilla, mouillée par l’humidité du sol. — Nono la Galifarde releva brusquement la tête et regarda la lumière près de s’éteindre, avec un regret naïf.

C’est que les nuits glacées étaient bien longues et que la pauvre enfant souffrait, chaque soir, en attendant le sommeil.

Le mouvement qu’elle venait défaire avait rejeté en arrière sa longue chevelure ; ses traits pâles apparaissaient éclairés par la lueur mourante. — La poitrine de madame de Laurens se serra, oppressée.

Nono cacha ses papiers sous son oreiller. Elle arrangea sa pauvre robe d’indienne de manière à couvrir le mieux possible sa nudité. Ses grands yeux noirs se levèrent au ciel en une oraison muette, tandis que ses petites mains faibles se joignaient sur sa poitrine. Sa paupière se ferma.

La chandelle jeta une lumière plus vive pour mourir.

Sara ne vit plus rien.

Son visage était inondé de larmes, et des sanglots convulsifs soulevaient sa poitrine.

Ses deux mains se serraient contre les planches, et sa bouche s’avançait comme pour donner un baiser.

— Judith ! murmurait-elle, Judith ! mon enfant !…

Puis elle ajoutait avec une sorte de délire :

— Oh ! ne meurs pas encore ! attends !… sa vie s’en va, et désormais tu n’as plus que quelques jours à souffrir !

À ce moment, elle se redressa épouvantée : derrière elle, à deux pas, retentissait un rauque éclat de rire.

Elle se retourna, mais son trouble l’aveuglait. Tandis qu’elle cherchait à voir, une voix étrange s’élevait dans l’ombre du pilier voisin. La voix chantait :

C’est aujourd’hui lundi ;
Ils sont venus chercher maman Regnault
Pour la mener en prison,
Parce qu’elle n’a pas d’argent.
Maman Regnault s’est sauvée ;
Mais ils reviendront demain,
Et ils sauront bien l’attraper…
La bonne aventure, ô gué !…

Les yeux de Petite s’habituaient à l’obscurité ; elle aperçut un être difforme qui se démenait à cheval sur un tréteau oublié.

Elle s’enfuit. Tandis qu’elle traversait la place de la Rotonde, le chanteur éleva la voix davantage, et cette voix parvint jusqu’aux oreilles de la petite Galifarde, qui frissonna sur son matelas, comme si les planches de la devanture n’eussent point été un rempart assez fort contre la méchanceté cruelle de l’idiot Geignolet.

Sara s’assit, toute tremblante, sur les coussins de son coupé.

Quand son cocher vint lui demander ses ordres, elle fut quelque temps sans pouvoir lui répondre.

— Rue Dauphine, dit-elle enfin, — numéro 17.

C’était l’adresse de Franz.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La soirée s’avançait. C’était dans un hôtel meublé de la rue Saint-Honoré.

Nous entrons dans une grande chambre où règne une obscurité complète ; on entend la respiration égale et bruyante de gens qui dorment paisiblement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une bougie s’alluma de l’autre côté de la cour, et une lueur glissa dans la chambre muette.

Les ténèbres s’éclairèrent vaguement.

On eût pu voir de grands manteaux de voyage jetés à terre, des bottes éperonnées, des armes, et sur la tablette de la cheminée, deux ou trois poignées d’or.

À l’autre bout de la pièce, trois lits jumeaux s’alignaient contre la muraille. Dans chacun de ces lits, il y avait un homme qui dormait.

La pendule sonna neuf heures. Au chevet de l’un des lits, il y avait une montre à réveil, qui se prit à carillonner.

Un des dormeurs s’éveilla en sursaut, et se mit sur son séant.

— Déjà, murmura-t-il ; — après trois nuits de fatigue, deux heures de sommeil sont bientôt passées !…

Il se frotta les yeux et tira ses membres lassés.

Les deux autres dormeurs, éveillés à demi, s’agitaient sous leurs couvertures.

— Mais nos heures sont comptées, reprit le premier ; — je dois agir dès ce soir ; et, avant de sortir, il faut que je les prévienne…

— Frères ! ajouta-t-il en élevant la voix.

Il n’eut pas besoin de répéter son appel, ses deux compagnons étaient déjà sur leur séant, ce frottant les yeux à outrance et maugréant de leur mieux.

— Frères, reprit celui qui s’était éveillé le premier, — il faut que vous soyez prêts à partir demain de grand matin, tous les deux.

— Déjà !… s’écrièrent-ils à la fois.

Puis l’un d’eux ajouta :

— Moi qui avais découvert une superbe maison de jeu, où l’on dîne comme nulle part !…

— Moi qui avais la plus ravissante conquête du monde ! ajouta l’autre.

— J’avais déjà combiné ma martingale…

— On m’avait donné un rendez-vous…

Le premier dormeur n’eut besoin que d’un mot pour interrompre ces doléances.

— C’est pour l’enfant, dit-il.

— Au diable le jeu ! s’écria le joueur.

— Au diable les femmes ! s’écria l’amoureux.

Puis ils ajoutèrent, d’un ton grave et pénétré :

— Frère, aujourd’hui comme toujours, nous sommes prêts…




QUATRIÈME PARTIE.

Séparateur

LE CABARET DES FILS AYMON.


CHAPITRE Ier.

AFFAIRE CONCLUE.

Nous reprenons notre histoire où nous l’avons laissée ; nous sommes encore au Temple, le soir du lundi gras de l’année 1844.

Les cabarets qui avoisinent le marché faisaient tous bonne recette. Bien que le lundi gras soit un jour de relâche entre les bombances du dimanche et l’orgie consacrée du mardi, il fait partie du carnaval et demande à être arrosé, ne fût-ce que modérément.

En conséquence, on buvait comme il faut tout autour du Temple ; le cidre et le petit vin blanc prodiguaient leurs flots aqueux. Les cabaret à la mode regorgeaient de chalands, ni plus ni moins que la veille, et déversaient le trop plein de leurs pratiques sur les guinguettes moins illustres qui prenaient ainsi part à l’aubaine.

C’était à peu prés l’heure où madame de Laurens descendait l’escalier roide et glissant de Batailleur pour gagner la place de la Rotonde. Comme nous l’avons dit, elle s’était arrêtée un instant au bout de la rue du Petit-Thouars, parce qu’elle avait cru reconnaître, à la lueur des réverbères, Franz, traversant la place d’un pas rapide et se glissant dans une obscure allée.

Petite était une femme forte, et ces frayeurs vulgaires qui ont coutume d’arrêter son sexe ne la gênaient nullement : elle avait intérêt à joindre Franz, et sans la voix de l’idiot Geignolet qui vint jeter sa monotone chanson dans les ténèbres de l’allée, Petite se fût engagée intrépidement dans cette route inconnue.

Le chant de l’idiot arrêta son premier mouvement. Était-ce bien Franz d’ailleurs ? Ces lueurs vacillantes qui tombent des réverbères sont sujettes à tromper. Comme elle hésitait, son regard se tourna vers le bâtiment de la Rotonde et ses yeux demeurèrent fixés sur un point lumineux qui brillait dans l’ombre du péristyle.

Elle n’hésita plus ; on eût dit que cette lumière aperçue l’attirait comme un aimant.

Elle traversa la place et s’arrêta devant la boutique du bonhomme Araby…

Au moment où elle collait son œil aux fentes de la devanture, un équipage élégant débouchait au carrefour du Château-d’Eau et s’engageait dans la rue du Temple. Le cocher arrêta ses fringants chevaux à la hauteur de l’église Sainte-Élisabeth ; le laquais abaissa le marche-pied et un homme dont le costume disparaissait sous un manteau en caoutchouc descendit sur le trottoir.

— Attendez-moi, dit-il.

Le laquais referma la portière et se promena de long en large devant l’église. Le cocher, infatigable dormeur comme tous ses pareils, s’arrangea sur son siège et entama un somme.

Le maître remonta le trottoir durant quelques pas et tourna l’angle de la rue Vendôme.

Il était vêtu comme un jeune homme, et la coupe écourtée de son imperméable dénotait de sérieuses prétentions à l’anglomanie. Sa démarche voulait être vive et leste. Sous les petits bords de son chapeau, on voyait briller les boucles d’une abondante chevelure. On ne voyait que cela, parce que les collets de son caoutchouc, relevés britanniquement, cachaient la majeure partie de son visage.

La rue de Vendôme, qui doit son nom au dernier grand-prieur de la langue de France, marque encore l’une des frontières de l’ancien domaine des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Bien qu’elle confine au Paris bruyant et marchand, elle est déjà du Marais, et son tranquille silence fait contraste avec le fracas affairé du boulevard voisin. Entre elle et ce groupe de théâtres qui se disputent les faveurs inconstantes du peuple parisien, il n’y a qu’une étroite ligne de maisons ; mais c’est comme un monde : les habitants de ces demeures touchent d’un côté à la foule, de l’autre au désert.

Notre homme suivit la rue de Vendôme, rasant de près les murailles et se donnant les airs d’un personnage en bonne fortune. Il ne pouvait pas toutefois, malgré sa grande envie, ôter à son pas une roideur lourde. Les plis droits de son caoutchouc dissimulaient mal une obésité déjà très-prononcée, et ses efforts n’aboutissaient qu’à lui donner la tournure d’un ci-devant jeune homme.

Cette tournure est éminemment dangereuse en temps de carnaval, et les gens très-gais sont, par nature, impitoyables pour les beaux Narcisses parvenus à la cinquantaine. Mais notre homme n’avait à redouter aucune rencontre fâcheuse dans la voie solitaire qu’il avait choisie. Quelques cris joyeux, et railleurs arrivaient jusqu’à lui par le passage Vendôme, cet indigent corridor qui veut singer les élégances des galeries fashionnables ; c’était tout. Le passage se montrait presque aussi désert que la rue, et la lumière du gaz y prenait une teinte mélancolique pour éclairer ses bazars dédaignés.

À l’angle des rues de Vendôme et du Puits, notre homme tourna court et redescendit vers le Temple. Le vent souleva en ce moment les pans rigides de son petit manteau, qui flottèrent en rendant un bruit de parchemin, et découvrirent son vêtement de dessous, lequel était un paletot blanc.

M. le chevalier de Reinhold essaya d’abord de contenir les mouvements désordonnés de son imperméable, mais le vent faisait rage et il fut obligé de reporter sa sollicitude sur son petit chapeau, dont la perte eût pu entraîner celle de sa chevelure.

Il poursuivit sa route en grondant et ne s’arrêta que devant les rideaux quadrillés du cabaret de la Girafe.

Le comptoir de Johann était plein comme l’œuf. La Girafe s’asseyait à son poste, plus ronde, plus grosse, plus rouge, plus souriante que jamais ; elle versait le vin de campêche avec des façons si avenantes, et dans des canons si évidemment rincés, que ses pratiques ne pouvaient point se lasser de boire. Elle avait pour chacun, l’enchanteresse, quelques petits mots de baragouin français-allemand, qui donnaient soif comme autant de pincées de poivre.

Son mari, le marchand de vin Johann, se tenait debout à l’autre extrémité de la salle et daignait converser avec la partie grave de l’assemblée.

C’était là un grand honneur, car Johann passait pour avoir du foin dans ses bottes et ne causait vraiment point avec le premier venu.

Parmi son auditoire se trouvaient deux ou trois de nos convives allemands de la veille : mais la plupart manquaient : il n’y avait là ni le brave Hermann, ni le bon marchand d’habits, Hans Dorn, ni Fritz, le sombre courrier de Bluthaupt. L’assemblée se composait en majeure partie de gens inconnus et que nous n’avons point intérêt à connaître. Nous citerons seulement deux buveurs privilégiés qui s’échauffaient aux sourires de la Girafe.

Le premier était un gros garçon, à la physionomie épaisse, à la tournure lourde, un pétras, comme on dit au Temple et ailleurs, qui se plantait droit et silencieux devant le comptoir avec tout le flegme germanique. Ce garçon était très-blond, très-charnu, très-rose et semblait parfaitement préservé de pensées. Il s’appelait Nicolas : c’était le neveu de Johann, ce propre neveu pour lequel le cabaretier avait convoité la main de Gertraud, et qui était par conséquent la cause de l’animadversion conçue par Johann contre les pauvres Regnault ; car Jean, le joueur d’orgue, malgré sa misère, barrait la route à Nicolas.

Le second était un petit homme de cinquante à cinquante-cinq ans, dont le crédit semblait parfaitement assis dans la maison. Ce petit homme avait la réputation d’être un peu agent de police ; cela lui donnait de la considération ; il avait nom Romain, dit Batailleur. — À une époque déjà fort éloignée, il avait noué avec une jeune fille du quartier des Halles un de ces mariages transitoires qui se passent de la mairie et de l’église. Le divorce avait eu lieu entre eux depuis longtemps, mais cette union avait donné à la jeune fille le droit extra-légal de porter le beau nom de Batailleur.

Elle en usait. Elle était devenue une des notabilités du Temple. Son ancien mari était tout fier d’elle ; il eût donné beaucoup pour redevenir son seigneur et maître. Il eût résigné pour elle ses fonctions politiques ; il eût planté là le gouvernement de grand cœur, pour redevenir simple marchand de frivolités.

Mais il n’était plus temps : le malheureux Romain tournait en vain autour de son ex-femme, qui le tenait rigoureusement à distance. Il en était réduit aux inutiles regrets du passé. Bien qu’il fût jovial et bon vivant, personne n’ignorait la blessure de son cœur ; son chagrin se faisait jour malgré lui, et, quand le petit vin blanc le rendait plus expansif, il avait coutume de commencer ses histoires par cette formule à la fois orgueilleuse et tout imprégnée de mélancolie attendrissante :

— Du temps que j’étais l’époux de madame Batailleur…

À la vue de la foule qui encombrait le cabaret de la Girafe, M. le chevalier de Reinhold était resté indécis et comme décontenancé. D’ordinaire l’établissement de Johann ne péchait point par trop de chalands. Le chevalier avait coutume de parvenir jusqu’à lui incognito, et quand il ne le faisait point mander à l’hôtel, leurs conférences avaient lieu dans cette chambre réservée, où nous avons assisté au repas des Allemands.

Mais aujourd’hui c’était un lundi gras : le salon de société se trouvait plein comme le comptoir lui-même. Le chevalier, qui venait de glisser son regard à travers les carreaux poudreux, avait vu une nombreuse et belle compagnie : des dames du Temple avec leurs sigisbés, des chineurs en goguette, et dans un coin le brillant Polyte, favori de madame Batailleur, qui consommait les vingt-cinq sous octroyés par sa reine.

Le chevalier savait qu’il était parfaitement connu dans le Temple. Le peu qu’il jouait ne l’entourait pas d’une popularité très-grande, et il répugnait à se montrer en public, ce soir-là surtout, qui venait après un jour d’échéance.

Il ne savait pas exactement le compte des saisies opérées dans la journée ; mais les saisies ne manquaient jamais aux époques du paiement, et l’indigence connue de ses pauvres clients ne lui laissait aucun doute à cet égard.

Les groupes de buveurs lui cachaient Johann, qui se trouvait à l’extrémité la plus reculée de la pièce. Dans le premier moment il ne se sentit point le courage d’affronter cette foule hostile, et d’instinct il fit quelques pas en arrière, pour regagner son équipage. Mais la réflexion le retint. Il fallait qu’il parlât à Johann. Bien que l’intrépidité ne fût point son fort, il se fit honte à lui-même, et revint se placer devant la porte du cabaret, en ayant soin de se tenir dans l’ombre.

Il resta là durant plusieurs minutes, cherchant à distinguer son factotum dans l’atmosphère fumeuse du comptoir, et se garantit de son mieux contre les rayons du gaz qui traversaient la rue étroite.

Un mouvement qui se fit parmi les buveurs, démasqua enfin la figure revêche du cabaretier Johann. Le chevalier enfonça son chapeau sur ses yeux, releva davantage le collet de son caoutchouc, et traversa la rue en trois enjambées.

Il entra. Malgré ces précautions, tout le monde le reconnut du premier coup d’œil. Un murmure sourd se fit dans la salle.

— Le bausse !… c’est le bausse ! prononçait-on à demi-voix.

Mais ce murmure n’avait absolument rien de menaçant, et Reinhold avait eu grand tort de craindre.

Parmi la jalousie du pauvre contre le riche, il y a un respect étrange que la passion elle-même, à ses heures de paroxysme, ne peut pas secouer sans peine. Si la haine légitime et l’esprit de vengeance se joignent à la jalousie, il y a explosion parfois, mais c’est rare.

Et encore faut-il des circonstances agglomérées. En thèse générale, le pauvre n’ose pas. Quand il se fâche une fois, c’est de la fièvre et de la rage ; il frappe alors à l’aveugle, et ses vrais ennemis savent éviter ses coups.

À peine le chevalier fut-il entré dans le cabaret de Johann, que sa frayeur passa comme par enchantement. Il vit sa force. Toutes les têtes se découvrirent humblement autour de lui ; un seul et même sourire, modeste, soumis, adulateur, vint à toutes les bouches. La Girafe éleva son énorme corpulence au-dessus du comptoir, dessina un triple salut et retomba, écrasée sous le poids de son respect.

— Johann ! s’écria-t-elle, oh ! Johann… c’est monsieur le chevalier !

Le marchand de vin avait déjà quitté le groupe dont il faisait partie, et s’avançait vers Reinhold, la casquette à la main.

Le chevalier prit un air d’empereur ; son regard parcourut les rangs de l’assemblée, émue et saisie de vénération.

— Bonsoir, Lotchen, ma grosse mère, dit-il à la Girafe qui devint cramoisie de joie ; — voilà de bons garçons qui fêtent le lundi gras !… Ça me fait plaisir de voir le peuple s’amuser !… J’aime le peuple !… Versez un verre de vin à tous ces braves gens, Lotchen, afin qu’ils boivent à ma santé.

Il avait pris la pose de Henri IV prononçant le fameux vœu de la poule au pot.

La foule s’agita respectueuse et reconnaissante.

Le chevalier sortit d’un pas royal, en faisant signe à Johann de le suivre.

— C’est un brave homme tout de même ! s’écria Romain dit Batailleur, en vidant son verre de vin.

— De loin, ça semble des tigres, dit le neveu Nicolas d’un air niais ; — de près, c’est des bons enfants !…

Deux ou trois voix s’élevèrent pour protester, objectant qu’on avait saisi le jour même, à la requête du chevalier, une demi-douzaine de pauvres marchandes du Temple.

Mais la Girafe indignée, frappa de son broc d’étain contre le plomb du comptoir, et s’écria dans un élan inspiré :

— C’est des gueuses qui n’ont pas le moyen de payer leurs dettes !… Faudrait-il pas prendre des gants avec ça !

— Excusez ! appuya Batailleur, quand j’étais l’époux de madame, ça se trouvait qu’on avait par-ci par-là de mauvaises pratiques… Eh bien ! je dis qu’on les faisait marcher, quoi donc !

— Quoi donc !… répéta le neveu Nicolas.

— Parbleu, conclut l’assemblée, il faut de l’exactitude dans le commerce.

— Et puis, ça fait du bien aux bons sujets qui ont de quoi, reprit Batailleur ; — tenez, il y a la place de la mère Regnault, là bas au coin de la Rotonde, qui est fameuse pour les refaçonnés… Si j’étais encore avec madame, je prendrais cette place-là tout de suite.

— Pauvre bonne femme Regnault ! murmurèrent quelques âmes trop tendres.

La Girafe haussa les épaules.

— On dit qu’on va la mettre en prison… à son âge !

— Peuh ! fit l’époux Batailleur, — il y a trente ans que la mère Regnault encombre cette place-là… chacun son tour !…

M. de Reinhoîd et Johann étaient tous les deux dans la rue et s’entretenaient à voix basse.

— Il y en a eu cinq de mises à la porte, disait le marchand de vin ; — sur les cinq, j’en vois trois qui payeront, parce qu’elles ont des nippes… Les deux autres n’ont rien… Et savez-vous que maman Regnault nous doit beaucoup d’argent, monsieur le chevalier ?

— Nous parlerons de cela plus tard, interrompit Reinhoîd. J’ai une affaire d’importance à mettre entre vos mains.

— Mais celle-là n’est pas indifférente !… et comme je me suis laissé dire que la mère Regnault avait quelque part, dans le haut monde, de bonnes accointances, ma foi ! j’ai fait exécuter le jugement…

— Elle est arrêtée ? dit le chevalier, avec une certaine vivacité.

— Non pas… elle se cache… mais il fera jour demain !

Le chevalier s’interrompit court en ce moment, et se posa en face de son factotum. Johann voulut poursuivre l’entretien, mais il fut réduit au silence par un geste de Reinhold, qui lui serra le bras, en le regardant fixement.

— Vous devez avoir de bonnes économies, Johann ? dit le chevalier ; — mais vous n’êtes pas encore ce qu’on appelle un homme riche…

— Tant s’en faut !… commença le maître de la Girafe.

— D’un autre côté, reprit Reinhold, vous voici arrivé à un certain âge… Vous avez bien cinquante-cinq ans, n’est-ce pas, Johann !

— Cinquante-sept ans, vienne le mois de juin !

— Eh bien ! mon garçon, quand on a cet âge-là, il n’est plus temps de mettre les sous de côté, un à un… il faut renoncer à faire fortune, ou faire fortune tout d’un coup…

Johann baissa les yeux, pour examiner le chevalier en dessous.

— Pourquoi me dites-vous cela ? murmura-t-il.

— Parce que vous êtes un homme sage, Johann, répliqua Reinhold avec un sourire flatteur ; — parce que vous savez voir le bon côté des choses… et que je vous crois un serviteur dévoué.

— Vous avez quelque rude besogne à faire faire, monsieur le chevalier.

— Du tout !… Quelques mesures à prendre… Une demi-douzaine de gaillards à trouver… C’est une affaire où vous n’auriez point à travailler personnellement, Johann… Je tiens trop à vous, mon bon ami, pour vous exposer ainsi à l’avant-garde…

— Il y a donc du danger ? demanda le marchand de vins.

— Oui et non… En France, ce serait dur… Mais en Allemagne…

— Ah ! ah ! fit Johann, — l’affaire est en Allemagne ?…

Le chevalier se prit à rire.

— Une occasion de revoir le pays ! dit-il. — Et que ferait-on ?

Le chevalier ne répondit pas tout de suite. Il regarda autour de lui pour se bien convaincre que nulle oreille curieuse n’était à portée de l’entendre ; puis il se rapprocha de son interlocuteur.

— Il s’agit de l’enfant, dit-il.

— Ah !… fit Johann, qui prit un air attentif et curieux ; vous avez donc de ses nouvelles ?

— Il est à Paris.

— Je vous l’avais bien dit, l’autre fois !…

— Ami Johann, ne vous vantez pas !… vous n’avez pas fait bon guet en cette occasion… Que m’avez-vous appris ? Rien du tout !… Et cependant, il y a longtemps déjà que le petit bonhomme est au milieu de nous, et ce serait bien le diable si vos camarades allemands n’en savaient pas quelque chose !

— Je puis vous certifier…

— À la bonne heure !… votre dévouement ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute… mais êtes-vous bien sûr que ces brutes allemandes n’ont pas pris quelque défiance ?

— De moi ! s’écria Johann. Allons donc !… ils me croient entiché comme eux de la mémoire de Bluthaupt… S’ils ne m’ont rien dit, c’est qu’ils n’en savent pas plus long que moi.

— Tant mieux !

— Mais comment avez-vous appris vous-même ?…

— Ceci est une autre affaire, et l’histoire serait longue. L’important, c’est que nous l’avons appris et qu’il ne nous reste aucun doute à cet égard… Il y a plus : comme la diligence est la mère de toutes les vertus, nous avons manœuvré sans perdre de temps et joué une première partie.

— Et vous l’avez perdue ?

— Nous avions beau jeu ! dit le chevalier avec un accent de regret ; — mais la chance était contre nous… Le petit homme se porte fort bien ; et nous en restons pour nos peines.

Johann releva son regard sur le chevalier et fit un geste significatif.

— Fi donc ! s’écria Reinhold répondant à ce geste. — Vous autres bonnes gens, vous ne rêvez que coups de couteau… C’est trop dangereux, ami Johann, je n’en use pas.

— Quand on veut en finir… voulut dire le marchand de vin.

— Quand on veut entrer, interrompit Reinhold, il n’est pas absolument nécessaire d’enfoncer la porte ! J’avais trouvé mieux que cela… un bon petit duel avec un maître d’armes.

— Tonnerre ! dit Johann, suffoqué d’admiration ; — c’était pourtant fameux !

— Pas trop mauvais !… mais l’homme propose et le diable dispose… La partie est remise, il s’agit de jouer mieux.

Ils étaient à l’embouchure de la rue du Puits, à quelques pas seulement des baraques du Temple, sous lesquelles régnaient le silence et les ténèbres. Le chevalier jeta une seconde fois son regard dans la nuit ; les trottoirs étaient déserts ; rien ne s’agitait dans l’ombre du marché vide.

Par excès de précaution, il attira Johann au centre du pavé, à égale distance des maisons de la rue du Petit-Thouars et des baraques du Temple ; puis il mit sa bouche tout contre l’oreille du marchand de vins et reprit la parole à voix basse.

Il parla durant deux ou trois minutes sans s’arrêter.

Quand il eut achevé, Johann baissa la tête d’un air d’hésitation.

— Me comprenez-vous ? demanda le chevalier.

— C’est assez clair comme ça ! répliqua Johann.

— Eh bien ?

— Eh bien !… il y a des juges en Allemagne comme en France… et je n’ai qu’une tête entre mes deux épaules, monsieur le chevalier.

— Laissez donc ! reprit Reinhold, vous connaissez le pays mieux que moi, et vous savez très-bien…

— Il y a des ressources, c’est la vérité… mais, voyez-vous, malgré mes cinquante-sept ans, je n’ai pas encore envie de m’en aller dans l’autre monde.

— Qui parle de cela ?

— Les faits… On a vu de ces histoires finir très-mal, vous savez bien… et je crois qu’il vaut mieux mettre de côté sou à sou quelques années encore, que de risquer un coup si chanceux.

Le chevalier ne savait trop si Johann marchandait ou refusait ; il le considérait attentivement et tâchait de son mieux à lire la vérité sur sa physionomie ; mais la physionomie triste et sèche de l’ancien écuyer de Bluthaupt était un livre fermé.

Johann restait maintenant froid et silencieux. Le chevalier commençait à désespérer.

— Allez vous donc me refuser ? demanda-t-il enfin.

— Ma foi, monsieur le chevalier, répliqua Johann, ça me fait cet effet-là… Encore si vous disiez ce que vous comptez donner !…

Reinhold se frappa le front en éclatant de rire.

— Ami Johann, dit-il, vous êtes le seul Allemand d’esprit que j’aie rencontré !… Sans vous, j’allais oublier le principal !… Vous devez bien avoir, n’est-ce pas, une cinquantaine de mille francs placés quelque part ?

— À peu près.

— Eh bien ! cette affaire-là vous complétera les mille écus de rentes… Vous voyez que je ne marchande pas !… Les autres seront payés convenablement et par votre canal, ce qui vous permettra peut-être de faire encore quelque bon bénéfice… Cela vous va-t-il ?

Le visage de l’Allemand n’exprima ni joie ni aucune autre émotion quelconque.

— Tope ! dit-il seulement en avançant la main, — je fais l’affaire.



CHAPITRE II.

LARIFLA.

M. de Reinhold et son premier ministre Johann étaient désormais parfaitement d’accord sur le fait principal : restaient les difficultés d’exécution.

Ils se promenaient côte à côte maintenant sur le trottoir, causant à voix basse en discutant le fort et le faible de l’entreprise.

— C’est difficile, disait Johann en attirant le chevalier vers son cabaret ; — au Temple, on trouve encore pas mal d’honnêtes garçons qui n’ont pas de préjugés… Pour une bonne petite affaire où il ne s’agirait que de police correctionnelle, je connais vingt sujets, tous très-capables… il n’y aurait que l’embarras du choix… mais pour une grande affaire, ce n’est pas le quartier… ils ne tiennent pas cet article-là… et vous sentez bien, Bausse, qu’on ne peut pas s’avancer ici à la légère.

— Je le crois bien ! répliquait Reinhold ; mais cherchons.

— Cherchons ! cherchons !… Quand il n’y a pas, il n’y a pas… et puis vous avez cette coquine de condition de savoir l’allemand qui rend la chose encore plus malaisée.

— Vous sentez bien que c’est indispensable…

— Je ne dis pas non.

— Il faut qu’ils puissent s’acclimater dans le pays et jouer au besoin leur rôle de paysans du Wurtzbourg.

— Sans doute, mais…

— Ami Johann, cherchons.

Ils arrivaient devant la porte de la Girafe ; Johann attira le chevalier de l’autre côté de la rue, et se mit à compter de l’œil les buveurs rassembles dans son cabaret.

À mesure que son regard passait de l’un à l’autre, il hochait la tête avec mauvaise humeur.

— Voilà bien trois ou quatre Allemands qui feraient notre affaire, grommelait-il ; mais allez donc leur parler de la chose !… Hans Dorn le saurait dès ce soir, et le procureur du roi descendrait chez moi demain matin.

— Mais ce Hans Dorn lui-même, demanda le chevalier, ne pourrait-on pas l’acheter ?…

Johann leva sur lui un regard stupéfait.

— Acheter Hans Dorn ! murmura-t-il, c’est le mulet le plus obstiné qui soit dans le Temple… Vous êtes bien riche, monsieur le chevalier, mais vous vous ruineriez vingt fois avant d’avoir eu seulement un petit morceau de Hans Dorn !… À part les Allemands, je ne vois rien chez moi qui puisse vous convenir… Le père Batailleur est un vieux coquin qui a fait tous les métiers, et qui ne reculerait peut-être pas devant notre affaire ; mais c’est un Parisien pur sang, qui n’a jamais perdu de vue le dôme des Invalides, et qui ne sait guère d’autre langue que l’argot du Temple.

— Et ce beau-fils ? demanda Reinhold en montrant du doigt Polyte, qui sortait après avoir jeté ses vingt-cinq sous sur le comptoir.

Johann haussa les épaules énergiquement.

— Ça ! dit-il, c’est un feignant qui sent l’eau de Cologne… ça va sucer un cure-dent sur le boulevard, pour faire croire que ça a dîné chez Deffieux.

Deffieux est le café de Paris de ces latitudes.

Polyte avait épuisé la carte de la Girafe ; il remontait fièrement vers les théâtres, en écartant la poitrine et en faisant belle cuisse, pour imiter ces jeunes mannequins entretenus par les tailleurs, qui encombrent, aux heures fashionnables, le boulevard de Gand, et que les gens de bonne foi prennznt pour des boutures de pairs de France.

— Et ce gros garçon qui cause avec votre femme ? demanda encore Reinhold, en indiquant le neveu Nicolas.

— Ceci est une autre paire de manches, répondit Johann en se redressant avec dignité ; — c’est mon propre neveu ! un enfant élevé comme il faut et qui connaît le prix des sous : ça fera son chemin… mais ce n’est pas moi qui voudrais l’embaucher pour notre besogne, monsieur le chevalier.

— Mais enfin, dit ce dernier, — qui prendre ?

Johann se gratta le front sous sa casquette d’un air sérieusement embarrassé.

— C’est malaisé, grommela-t-il ; si nous étions seulement là-bas, derrière Notre-Dame ou du côté des Gobelins, nous n’aurions qu’à choisir…

— Allons-y, dit Reinhold.

— Allez-y !… Quant à moi, je ne me risque pas si loin de mon établissement… On me connaît dans le Temple, j’y ai mes coudées franches, c’est très-bien ; mais de l’autre côté de l’eau, j’ai ouï dire qu’ils sont enrégimentés et qu’il ne fait pas bon les flairer de trop près, quand on n’a pas le mot de passe.

— Romans que tout cela ! grommela le chevalier.

— C’est bien possible, Bausse, mais le bagne est de l’histoire.

Reinhold fit quelques pas sur le trottoir en frappant du pied avec impatience, puis il revint brusquement vers Johann.

— Je vois bien que l’affaire ne vous va pas, reprit-il. J’en suis fâché, car c’était un joli bénéfice… Il me reste à vous demander le secret. Je vais me pourvoir ailleurs.

— Attendez, dit Johann.

— La chose presse…

La Girafe est un établissement trop bien tenu, il y a d’autres endroits au Temple… Voyez-vous, Bausse, ce n’est pas l’argent qui me tient ; mais je ne voudrais pas vous laisser dans l’embarras… Faisons un tour sur la place de la Rotonde ; je regarderai en passant chez mes confrères, et ça me donnera peut-être des idées.

Ils prirent la petite rue de la Petite-Corderie et debouchèrent, au bout de quelques pas, sur la place de la Rotonde, devant la maison de Hans Dorn.

— À l’Éléphant et aux deux Lions, dit Johann en se parlant à lui-même, — c’est de la haute ! Au Camp de la Loupe, c’est des amours… il n’y a que les Quatre fils Aymon

— J’ai entendu parler de cet endroit-là, interrompit Reinhold.

— Je crois bien !… c’est un établissement bien gai. Ceux qui font les hardes volées s’y réunissent tous les soirs, et l’on peut se nipper là, des pieds à la tête, proprement, à très-bon compte… Ah ! Bausse, si c’était rangé, ces lurons-là, ça pourrait s’établir un peu bien !… J’en connais qui font des trente francs d’habits dans leur journée. Où çà ? je n’en sais rien ; mais quand ils reviennent le soir aux Quatre Fils, ils ont toujours deux ou trois pantalons l’un sur l’autre, quelque beau gilet dans leur poche et des cravates dans leurs chapeaux… Mais ça ne sait pas se tenir ; c’est débraillé ; mauvais ton, toujours ivre… ça joue, ça se bat, ça fait du bruit ; si bien, qu’au lieu d’avoir un rang, ça passe la moitié de sa vie en prison…

— Et le cabaret est-il loin d’ici ? demanda Reinhold.

— Le voilà, répondit Johann en montrant du doigt une lanterne jaunâtre suspendue au-devant d’une allée sombre.

Tout en parlant ils avaient continué de marcher, et se trouvaient de l’autre côté de la Rotonde, à l’opposé du marché du Temple. Cette partie de la place qui débouche dans les rues Forez et Beaujolais présente, la nuit venue, un aspect plus triste et plus solitaire que le reste du quartier. Ce n’est point un lieu dangereux pour le passant, à cause du corps de garde qui s’ouvre à quelques pas de là, au coin de la rue Percée ; mais, nonobstant cela, les passants y sont rares. Les becs de gaz, placés à de trop longs intervalles, jettent des lueurs indécises sur les devantures fermées des misérables boutiques de la Rotonde ; l’ombre règne sous le péristyle solitaire, entre les colonnes duquel des loques roides se balancent tristement au vent ; aucune lumière n’apparaît aux portes closes ; aucun pas ne sonne sur le pavé inégal. La masse du bâtiment de la Rotonde dresse d’un côté son ovale sombre et lourd ; de l’autre, ce sont de hautes maisons à la physionomie indigente, où s’entassent, du rez-de-chaussée aux combles, de pauvres familles de brocanteurs.

L’allée noire marquée par une lanterne occupait à peu près le centre de ces maisons[5].

Au-dessus de la porte de l’allée, les lueurs réunies des réverbères et de la lanterne éclairaient faiblement un tableau de moyenne grandeur, où l’on voyait, sur un fond enfumé, quatre hommes habillés en dragons, à cheval sur une longue bête qui n’a point de nom dans l’histoire naturelle.

C’étaient les Quatre fils Aymon.

Au-dessous, l’enseigne portait :

Commerce de vins, bière, eau-de-vie. — Billard public. — Jardin et Jeu de Siam au fond de la cour.

Reinhold et Johann s’étaient arrêtés vis-à-vis de l’enseigne, dans l’ombre du péristyle.

— Au cas où nous ne trouverions pas là ce qu’il nous faut, dit Johann, je veux être pendu si je sais où le chercher !

— Comment faire pour s’en assurer ? répliqua Reinhold ; ici, on ne peut pas regarder à travers les vitres.

Comme le cabaretier ouvrait la bouche pour répondre, un pas lourd et lent se fit entendre sous le péristyle, du côté du corps-de-garde. En même temps, de l’autre côté de la place, on ouït des lambeaux d’un air fameux, répétés à l’unisson par deux voix masculines, puissamment enrouées.

— Allons-nous-en, murmura le chevalier, dont le premier mouvement appartenait toujours à la prudence.

— Du diable ! murmura Johann au lieu de répondre, — il me semble que je connais ces deux voix-là

Les deux voix hurlaient :

La ri fla fla fla
La ri fla fla fla —
La ri fla ! — fla fla !

L’homme qui venait du côté du corps de garde tournait en ce moment la courbe de la Rotonde et apparaissait aux regards de nos deux compagnons. C’était un pauvre diable, vêtu d’un mauvais paletot grisâtre, qui marchait courbé en deux et le menton dans la poitrine.

Au lieu de continuer à suivre le péristyle, il descendit sur le pavé de la place et se dirigea vers l’enseigne des Quatre Fils Aymon.

Quand il passa sous le réverbère voisin, on put apercevoir les grandes mèches de ses cheveux qui s’échappaient de son chapeau pelé, et les touffes ébouriffées de sa barbe couvrant comme un masque de fourrure fauve la majeure partie de son visage.

— Où donc ai-je vu cet homme-là ? pensa tout haut le chevalier.

Johann le regarda sournoisement et se prit à sourire.

— Cet homme-là vous occupe plus souvent que bien d’autres, murmura-t-il ; et vous m’avez parlé de lui bien des fois…

— Quel est son nom ?

— À la rigueur, il pourrait faire un de nos ouvriers… pas de bon gré, assurément, car il se ferait hacher pour les fils de Bluthaupt !

— Quel est son nom ? répéta le chevalier avec une curiosité croissante.

— Mais, poursuivit Johann avant de répliquer, — on lui parlerait du diable qu’il croit son maître, depuis certaine aventure à vous parfaitement connue, monsieur le chevalier…

— Mais dites-moi donc son nom !

— On lui parlerait de l’enfer de Bluthaupt qu’il voit toutes les nuits dans ses rêves, et d’un cadavre couché dans la neige, au fond du trou, sur la traverse de Heidelberg…

— Serait-ce lui ?… balbutia le chevalier d’une voix changée.

— On lui dirait qu’il a reçu le prix du sang, acheva Johann ; et il ferait tout ce qu’on voudrait… C’est le pauvre Fritz, l’ancien courrier de Bluthaupt.

Reinhold détourna la tête. Il était pâle et sa respiration devenait pénible.

— Faute de mieux, cela fait toujours un, reprit Johann ; et celui-là je sais où le retrouver… Mais où diable sont donc passés les Larifla ?…

On n’entendait plus en effet ni les pas ni la voix des deux chanteurs. Au moment où Fritz disparaissait dans l’allée des Quatre Fils Aymon, Johann sortit du péristyle pour jeter un regard à l’extérieur ; il aperçut au loin, contre le mur décrépit qui ferme la place, au bout de la rue du Petit-Thouars, deux ombres qui s’agitaient.

D’abord il ne put rien distinguer, mais au bout de quelques secondes, les mouvements silencieux des deux ombres prirent pour lui une signification. Les ombres étaient occupées à faire une sorte de toilette. À l’aide d’un secours réciproque et fraternel, elles enlevaient des pantalons qui formaient double et triple emploi sur les jambes.

Johann entendait de loin leurs éclats de rire étouffés et leurs plaisanteries échangées à voix basse :

— Je ne les croyais pas à Paris, se dit-il après quelques instants d’hésitation ; — si ce sont eux, tonnerre ! c’est de la chance… J’ai mes mille écus de rente dans ma poche !

Les deux hommes cependant continuaient leur étrange besogne ; chacun d’eux, tour à tour, présentait un pied à son camarade, qui tirait dessus et amenait une jambe de pantalon.

Le dépouillé ne restait pas pour cela sans culotte.

Cela ressemblait en vérité à cette scène grotesque du Cirque-Olympique, où le clown ôte deux douzaines de gilets sans parvenir à se mettre en chemise.

Johann regardait de tous ses yeux ; il croyait bien les reconnaître, mais il hésitait encore, parce que ceux à qui venait de faire allusion sa dernière phrase étaient deux coquins émérites, aussi prudents d’habitude que téméraires dans certaines occasions.

Il ne s’expliquait pas pourquoi ils bravaient les inutiles dangers d’une toilette en plein air, à une centaine de pas d’un corps-de-garde.

— Bonnet-Vert et Blaireau ne s’exposent pas ainsi ! pensa-t-il, — ça n’est pas dans leur caractère… Quand ils ont fait des pantalons, ils vont se dédoubler aux Quatre Fils, et pas dans la rue…

Comme il songeait ainsi, l’un des deux hommes leva la jambe un peu trop haut et tomba lourdement le long du mur. Son compagnon, qui voulut l’aider à se relever, perdit l’équilibre également et partagea sa chute.

Alors, ce fut une lutte folle sur les tas de débris amoncelés près de la muraille. Les deux hommes se roulèrent dans la poudre, en riant comme des bienheureux.

Qui serait expert en fait d’ivresse, sinon un cabaretier allemand des abords du Temple ? Johann jugea le timbre de ces rires.

Sa face revêche se dérida tout à coup.

— Ils ont boissonné, les deux Templiers ! se dit-il joyeusement ; — et, au fait, un lundi gras, quand on a travaillé comme il faut, on est bien loisible de se boire…

— Johann ! demandait tout bas le chevalier de Reinhold, que faites-vous là tout seul ?…

Le cabaretier poursuivait le cours de ses inductions et se disait :

— C’est égal ! je les aimerais mieux dans un cabinet des Quatre Fils qu’à ce coin de rue, les braves garçons !… C’est juste notre affaire !… Il n’y a pas à dire, on ne trouverait pas à les remplacer dans tout le Temple… et si une patrouille venait me les prendre sous le nez, ce serait dix mille francs de flambés !… Mais vont-ils finir aujourd’hui ou demain ?…

Dans sa sollicitude soudainement excitée, il fit quelques pas pour les rejoindre et leur prodiguer de prudents conseils.

— Johann ! Johann ! cria le chevalier qui ne voyait rien sinon la retraite inexplicable de son premier ministre, — faut-il aller avec vous ?

En ce moment, Johann s’arrêta. Les deux hommes venaient de se relever, chancelant sur leurs jambes avinées, et faisaient chacun un paquet de son butin.

Quand ils eurent achevé, ils se prirent bras dessus, bras dessous, et se dirigèrent, en roulant et en se poussant, vers les Quatre Fils Aymon.

De temps en temps, ils essayaient une manière de danse sur l’air du Larifla et ils chantaient :

Habits et pantalons,
Gilets et caleçons,
Pour nous jamais ne sont
Ni trop courts ni trop longs.
Larifla, etc.

Et après le refrain, ils criaient à tue-tête, en imitant l’accent mélancolique des chineurs allemands :

Vié hâbits ! hâbits ! câlons, vie hâbits… rrrrchand t’hâbits !

Les canons des fusils d’une patrouille sortante résonnèrent au seuil du poste de la rue Percée.

Johann fut ému comme un père qui redoute l’imprudence de son fils.

— Les malheureux, pensait-il, les malheureux… on va me les pincer !

Les deux hommes qu’il appelait Bonnet-Vert et Blaireau s’avançaient toujours, criant et chantant, avec leur paquet sous le bras.

Reinhold avait enfin compris que Johann les guettait comme un gibier, et il demeurait coi, appuyé contre sa colonne.

La patrouille, cependant, arrivait au pas ordinaire ; Bonnet-Vert et Blaireau ne voyaient rien et ne s’inquiétaient de rien.

Ce fut seulement lorsqu’ils atteignirent le seuil des Quatre Fils qu’ils aperçurent la force armée à quelques pas d’eux.

Johann avait la chair de poule.

À la vue des soldats, les deux voleurs s’arrêtèrent un instant et se turent, déconcertés. Mais ils avaient le vin téméraire ; au lieu de s’esquiver, ils se plantèrent sur le seuil, firent tous les deux le salut du guerrier, et entonnèrent avec enthousiasme ce couplet bien connu que l’auteur de la chanson, ancien élève de l’École polytechnique, a dédié à l’armée française :

Pour rester caporal,
Faut être un animal ;
Mais plus d’un animal
Est dev’nu général.
Larifla, etc.

Puis ils disparurent dans la longue et noire allée, en lançant, d’un aigre fausset, le cri classique du carnaval.

Johann tremblait de tous ses membres et avait au front des gouttes de sueur froide.

Le chef de la patrouille, qui portait justement les insignes du grade attaqué, s’arrêta un instant sous la lanterne des Quatre Fils. La question fut sans doute agitée, de savoir si l’on poursuivrait les deux insolents jusque dans le cabaret.

Mais le carnaval a ses privilèges. — La force armée, clémente et magnanime, poursuivit sa route.

Johann respira ; il avait cent livres de moins sur le cœur.

— Et de trois, s’écria-t-il en revenant vers le chevalier ; voilà deux lapins qui n’ont pas leurs pareils dans toute la ville !

— Sont-ils aussi Allemands ? demanda le chevalier qui songeait toujours à Fritz.

— Le diable sait leur pays, répondit Johann ; ce qui est certain, c’est qu’ils parlent l’allemand, car j’ai causé souvent avec eux… Je crois qu’ils ont fait autrefois le grand chemin sur les frontières de l’Alsace.

Le chevalier se recula instinctivement.

— Eh bien ! s’écria Johann sincèrement étonné, — cela vous fait peur ?… Ne croyez-vous pas que j’allais vous choisir des prix Monthyon ?

— C’est juste… balbutia Reinhold.

— Diable ! oui, Bausse, c’est juste, répéta le cabaretier ; si j’avais su que ces deux bons garçons étaient à Paris, je ne me serais pas tant fait prier quand vous m’avez proposé la chose… Mais je les croyais au bagne.

Reinhold fit un second haut-le-corps.

Johann souffla dans ses joues.

— Ma parole, dit-il, je ne vous comprends pas !… Vous cherchez, et quand vous avez trouvé, vous faites la petite bouche !

— Du tout, balbutia Reinhold en dissimulant de son mieux ses répugnances, — je suis fort content… mais dites-moi un peu quels sont ces deux hommes ?

— C’est Castor et Pollux, répondit Johann, qui lisait volontiers du papier à la livre et possédait en conséquence une certaine teinture de la mythologie ; — c’est Damon… et l’autre !… Ceux-là ont fait leurs preuves, voyez-vous, et ce ne sont pas des trembleurs comme les filous du Temple. Avec de l’argent, vous en aurez tout ce que vous voudrez… Le chef de la communauté s’appelle Mâlou, dit Bonnet-Vert, un souvenir de Brest ; l’autre a nom Pitois, dit Blaireau, auquel il ressemble… Ils ont passé devant le jury l’un portant l’autre une demi-douzaine de fois, et si je les croyais au bagne, c’est que leur dernière condamnation emportait les travaux forcés à perpétuité.

— Pour cause de meurtre ? demanda le chevalier.

— Comme vous dites, répliqua Johann ; — ils se seront évadés, car je ne pense pas qu’on leur ait fait grâce… Quant à ce qu’ils manigancent dans le Temple à l’heure qu’il est, ça me paraît assez faible… Ils m’ont l’air d’en être réduits à voler des pantalons, comme les derniers des derniers… Autrefois, du temps que je les connaissais, ils fréquentaient les marchands de bijoux du Palais-Royal, et vendaient leurs produits au bonhomme Araby.

— Et ils ne l’ont pas dénoncé devant les assises ? demanda Reinhold.

— Peuh ! fit Johann ; dénoncer Araby !… Le vieux est sorcier ; ce serait perdre sa peine… Maintenant, Bausse, voici nos trois hommes dans le même nid… Peut-être bien que nous en trouverons un quatrième parmi la société qui se rassemble aux Quatre Fils… C’est tout ce qu’on peut espérer pour la chose dont il s’agit, je vous en préviens.

— À la rigueur, répondit Reinhold, on peut se contenter de quatre… mais il n’en faut pas un de moins… Je voudrais savoir comment vous allez vous y prendre.

— C’est tout simple, et vous allez bien le voir… car je pense, monsieur le chevalier, que vous ne refuserez point de m’appuyer de votre présence dans la démarche que je vais tenter auprès de nos hommes ?…

Reinhold fit un geste énergiquement négatif.

— À quoi bon ? dit-il ; mon concours ne peut vous être d’aucune utilité…

— Pardonnez-moi, répondit Johann. J’y ai compté !… j’y compte encore.

— Mais la raison ?…

Il ne plaisait point à Johann de dire la véritable raison, qui était de compromettre son patron le plus possible et de l’engager irrévocablement.

— La raison saute aux yeux, répliqua-t-il sans hésiter : ce sont des sommes considérables que nous allons proposer à Màlou et à Pitois… N’allez pas croire qu’ils soient novices en affaires ; rien n’est avocat comme un voleur !… Ils savent que je suis un pauvre gargotier à la tête d’un établissement assez modeste… il leur faudra des garanties… vous les leur donnerez.

Le premier mouvement de Reinhold fut de refuser tout net. Puis il se prit à réfléchir ; au bout de plusieurs minutes d’hésitation, il releva brusquement la tête et se tourna vers Johann.

— J’accepte, dit-il ; — entrons.

— Tout beau ! s’écria le cabaretier en riant ; — maintenant, vous allez trop vite !… votre costume ne serait point en bonne odeur aux Quatre Fils, dont les habitués ne suivent pas la mode de si près… Il va falloir changer de toilette.

— Retourner jusqu’à l’hôtel ?…

— Non pas… jusque chez moi seulement… j’ai ce qu’il vous faut ; venez !

Le chevalier se laissa emmener sans mot dire. Ils parcoururent à grands pas la route qu’ils avaient faite, et entrèrent chez Johann, non point par le cabaret, mais par la porte de l’allée.

Quelques minutes après, on aurait pu les voir ressortir. Johann avait conservé le même costume ; mais le chevalier, au lieu de son castor brillant, et son caoutchouc fashionnable, portait maintenant une casquette et une blouse…



CHAPITRE III.

LES QUATRE FILS AYMON.

Le commerce de vins des Quatre Fils Aymon, tenue par madame veuve Taburot, occupait tous les derrières de la maison qui fait face au point central de la Rotonde.

Les profanes entraient et sortaient par l’allée noire, ouverte sur la place même ; mais les habitués de choix qui avaient les bonnes grâces de la veuve Taburot connaissaient une autre issue, et savaient qu’ils pourraient, au besoin, gagner la rue Charlot par la maison voisine.

Alors, comme aujourd’hui, entre les chalands des Quatre Fils, il y en avait bien peu qui pussent être indifférents à une commodité de ce genre. Il y a bien longtemps, en effet, que cet établissement est spécial ; on n’y connaît guère que les industries excentriques et périlleuses. Parmi ceux qui le fréquentent, quelques-uns sont vagabonds purement et simplement ; d’autres sont escrocs ; d’autres, sous prétexte de vendre des contremarques, exploitent les abords des théâtres ; d’autres encore sont ces malheureux marins échappés du naufrage, qui vous offrent des rasoirs d’Angleterre assez bien affilés pour trancher un cheveu à la volée. Les plus purs proposent, à leurs bons moments, des cannes à pommes d’étain ou des chaînes de sûreté aux promeneurs des boulevards. Ceux qui ont des goûts champêtres font le buis bénit du dimanche des Rameaux : le prix de revient de cette verdure sacrée reste toujours un mystère ; mais le débit en est excellent, et donne un prétexte de se tenir au plus épais de la foule, près de la porte des églises.

Cela suffit, pourvu qu’on ait la main preste et une bonne conscience.

Enfin, il y a la mille et une variétés d’entrepreneurs de jeux en plein air, les uns tolérés par la police, les autres sévèrement prohibés.

Vous y trouverez l’homme au lapin blanc, que vous avez entrevu à Sceaux, à Meudon, aux Loges, et qui invite gracieusement les amateurs de gibelote à couvrir les ronds de sa table enchantée avec des palets de fer-blanc.

Vous retrouverez l’homme à la poule, qui veut que vous cassiez, le traître, une vitre protégée par quelque sortilège.

C’est le rendez-vous de ces banquiers perfides qui, sous prétexte de macarons, ressuscitent la roulette à la face du ciel, et dévorent les gros sous des simples.

C’est là enfin que l’on rencontre ces redoutables escamoteurs, fléau des petites rues du faubourg Saint-Antoine, qui dépouillent à coup sûr l’ouvrier avide et naïf au jeu ingénieux du Tirlibibi.

Ceux-là sont d’autant plus âprement chassés par les sergents de ville, que leur banque n’admet point de cuivre ; ils ne jouent que les pièces de cinq francs, comme à Frascati ; et cette élévation de l’enjeu n’est certes point destinée à compenser leurs frais d’établissement, car ils mènent leur partie au milieu de la rue, sur la cuve renversée d’un chapeau.

Trois cartes qui sautent l’une par-dessus l’autre avec une rapidité magique, une rue sombre, un jour sans soleil, quatre ou cinq compères qui vaillent aux avenues, une dupe et un fripon, tels sont les ingrédients du noble jeu du Tirlilibi.

Mais le travail le plus universellement fêté aux Quatre Fils Aymon est le vol d’habits ou d’étoffes : le voisinage du Temple donne à ce commerce une importance très-satisfaisante. Un bon négociant des Quatre Fils fournit à lui tout seul jusqu’à deux échoppes de fripiers ; s’il sait s’arranger, il a une dame qui honore de sa confiance tous les magasins de nouveautés à la fois, et qui emporte sous son camail quantité de denrées pour le quartier des frivolités.

Ces dames sont très-bien mises et très-distinguées, ce qui ne les empêche pas de s’enivrer le soir avec de l’eau-de-vie ; de temps en temps, les journaux en citent une ou deux qui se font arrêter, mais c’est rare ; elles sont adroites, prudentes, exercées, et l’habileté de leurs mains met chaque année un fort long article au chapitre des profits et pertes des magasins de nouveautés.

Il faut reconnaître, néanmoins, que les véritables artistes en ce genre, les virtuoses, ne fréquentent point l’obscur cabaret de la place de la Rotonde. Le choix de cette profession aimable indique assurément une certaine distinction de goûts et de manières. La plupart des dames qui la pratiquent aiment à se faire comtesses de quelque chose et à voir le beau monde.

On en a vu donner des bals et patronner des œuvres de bienfaisance. Avec un peu de bonheur, elles peuvent mourir très-vieilles, dans de très-bons lits, entourées d’une famille très-honnête…

Le commerce de vins des Quatre Fils Aymon n’avait pas du tout la même physionomie que les autres cabarets des alentours du Temple. Pour y parvenir, il fallait traverser d’abord l’allée noire, puis une cour fangeuse où s’élevaient deux berceaux en treillage de bois vermoulu.

C’était le jardin.

Il avait pour ombrage, en toute saison, un petit cyprès jaune, mort depuis des années, et un pot de basilic, servant aux préparations culinaires de madame veuve Taburot.

En sortant du jardin, on descendait trois marches et on entrait dans une grande salle, basse d’étage, où se trouvait un billard à blouses, au tapis noirâtre et gras.

Cette salle avait pour ornement trois tableaux, contenant des inscriptions entourées de force parafes.

L’une de ces inscriptions portait : On ne fume pas ici, quand il y a des dames.

La seconde : On joue la poule.

La troisième était un code manuscrit des règles du billard.

À gauche de cette pièce d’entrée, se trouvait une longue salle, située également au-dessous du sol de la cour. C’était là que se tenait madame veuve Taburot, derrière un comptoir entouré d’une basse galerie de cuivre et chargé d’une multitude de fioles à liqueur.

Il n’y avait ni brocs cerclés de fer, ni comptoir de plomb incessamment humide ; on vendait le vin à la mesure, mais dans des litres de verre, et cela ressemblait plutôt à un estaminet borgne qu’à un cabaret ordinaire.

Madame veuve Taburot était une femme de plus de cinquante ans, à la physionomie virile et digne ; les plus vieux habitués se souvenaient de l’avoir vue toujours au comptoir des Quatre Fils Aymon ; néanmoins, elle se prétendait veuve d’un capitaine de la garde impériale, en foi de quoi elle avait un portrait de l’empereur dans sa chambre à coucher.

Quand elle parlait de Napoléon, elle disait : l’autre.

Elle avait des opinions politiques, un bonnet à grands rubans et du goût pour le grog.

C’était, du reste, une femme grave et tout à fait à la hauteur de sa position sociale ; dans les fréquentes occasions où la police était descendue chez elle, elle s’était habilement réclamée de sa qualité de veuve d’un ancien militaire, et sa conduite ferme en même temps que soumise avait toujours sauvé son établissement.

Elle inspirait à ses habitués une affection mêlée de respect : elle savait faire crédit à propos, et si quelqu’un de ses chalands lui eût apporté une maison volée, elle eût trouvé très-certainement quelque cachette pour la mettre en sûreté.

Au moment où nous entrons aux Quatre Fils, madame veuve Taburot lisait un feuilleton contre les jésuites, dans un journal qui se nourrit de prêtres ; elle ponctuait cette lecture attachante en buvant à petites gorgées du grog très-fort, qu’elle avait fait mettre dans une tasse à tisane pour le décorum.

Autant elle était tranquille et froide, autant son entourage se montrait bruyant. Le personnel des Quatre Fils Aymon était ce soir au grand complet ; il y avait eu festin et l’on tâchait de se donner le bal.

Les tables de bois marbré avaient été reléguées contre les murailles ; on avait poussé les tabourets sous les tables, et le milieu de la salle présentait un espace vide assez large pour former des quadrilles.

Madame Taburot n’avait point permis cet extra, mais elle ne l’avait point défendu.

On dansait ; le billard abandonné montrait tristement son tapis pelé aux lueurs fumeuses des deux lampes ; personne ne s’égarait dans le jardin à l’ombre du basilic ; tout le monde était dans la salle, tout le monde riait, tout le monde chantait ; vous n’eussiez point trouvé dans Paris, à cette heure, une aussi joyeuse réunion.

Il y avait pourtant, parmi cette assemblée en goguette, un homme qui se séparait de la joie commune, et qui demeurait silencieux dans un coin.

Cet homme était assis tout au bout de la salle, dans un endroit où il ne gênait personne. Il avait à côté de lui une chopine d’eau-de-vie, où il puisait largement et pour ainsi dire sans relâche.

C’était Fritz, l’ancien courrier de Bluthaupt. Il venait là chaque soir, et il buvait ; — il buvait jusqu’à ce que l’ivresse le terrassât vaincu.

Il n’adressait jamais la parole à âme qui vive : seulement, lorsque l’eau-de-vie mettait du feu dans sa cervelle, on voyait ses lèvres remuer lentement, et jeter dans le vide quelques mots perdus.

S’il n’avait pas été si sincèrement ivrogne, on l’aurait vu de mauvais œil au cabaret des Quatre Fils ; car on ne lui connaissait rien sur la conscience, et il n’avait jamais remis sous la garde de madame Taburot aucun objet dérobé.

C’était une tache dans l’assemblée ; mais, en définitive, un homme qui buvait tant pouvait bien se passer d’un autre vice.

Fritz était à peu près à la moitié de sa chopine d’eau-de-vie. Il avait mis à côté de lui, sur la table, son chapeau rougi et déformé ; on voyait le sommet de sa tête couvert de poils rares et comme grillés, tandis que de grandes masses de cheveux incultes s’ébouriffaient autour de ses tempes ; sa barbe longue et parsemée de poils blancs tombait sur sa poitrine chétive.

Il avait la tête baissée.

Quand il la relevait pour porter son verre à ses lèvres, sa main tremblait, le verre choquait ses dents. On voyait sa joue pâle et creuse, au centre de laquelle l’ivresse naissante et la lente maladie mettaient une tache de feu.

On voyait ses yeux mornes, creusés par la maigreur et qui n’avaient plus ni rayons ni pensée.

Il jetait sur la foule environnante un regard absorbé : puis sa tête retombait, tandis qu’un murmure confus glissait entre ses lèvres blêmes.

Il paraissait ne rien voir de ce qui se passait autour de lui et ne rien entendre des clameurs folles qui emplissaient la salle.

Les habitués des Quatre Fils lui rendaient du reste la pareille et ne prenaient point souci d’observer sa lugubre humeur ; on ne songeait qu’à mener le plus gaiement possible la soirée du lundi gras.

Il y avait là des toilettes de toutes sortes, et ce que le marchand de vin Johann avait dit au chevalier de Reinhold, pour l’engager à changer de costume, n’était pas rigoureusement exact. Les habits fashionnables du chevalier, portés par un des chalands de l’établissement, n’auraient point excité l’attention, parce que toute parure était bonne à ces hardis industriels. Parmi les blouses qui formaient la majeure partie de la réunion, on voyait çà et là plus d’un habit noir et plus d’une redingote élégante ; mais Johann avait eu raison nonobstant ; un inconnu vêtu avec recherche devait nécessairement exciter en ce lieu l’attention et la défiance.

D’un autre côté, le Bausse était un personnage trop célèbre dans le Temple pour qu’il ne se trouvât pas là quelque brocanteur ayant été à même de le voir. Johann ne voulait point qu’il fût reconnu ainsi par tout le monde.

S’il y avait de la différence entre les toilettes des hommes, celles des dames étaient encore plus disparates. Le même quadrille réunissait quelque grosse mère portant un fichu à carreaux et un mouchoir de cotonnade sur la tête, avec quelque pimpante grisette et quelque grande dame qui semblait échappée d’un boudoir du faubourg Saint-Honoré.

Et tout cela vivait en parfaite intelligence ; la grande dame tutoyait la commère, qui le lui rendait du meilleur de son cœur.

La danse, il est à peine besoin de le dire, était un peu échevelée ; néanmoins elle ne dépassait pas de beaucoup les bornes imposées aux amateurs de nos bals publics par l’autorité intelligente des sergents de ville ; les gestes se modéraient par respect pour la majesté de madame veuve Taburot, qui interrompait de temps en temps sa lecture pour boire un coup de tisane au rhum et répéter d’une voix royale :

— Tâchez voir un peu de ne pas faire de bêtises !

Cela dit, elle se replongeait dans son antique journal. Les grisettes lui faisaient bien des pieds de nez à la sourdine et les cavaliers seuls ajoutaient quelque agrément nouveau à la pastourelle : mais, en somme, c’était beaucoup moins accentué que ces jolis bals du Prado et de la Chaumière, où les bons parents de province envoient leurs héritiers pendant les dix mois de l’année scolaire.

L’orchestre était composé de Mâlou, dit Bonnet-Vert, et de son Pylade Pitois, dit Blaireau.

Pitois jouait du violon ; Mâlou soufflait dans une bombarde[6], souvenir de Bretagne, qu’il avait apporté du bagne de Brest.

Comme ils étaient à moitié ivres tous les deux et qu’ils n’entendaient point se priver du plaisir de la danse, ils jouaient dans le quadrille même et sautaient comme des bienheureux, en tirant de leurs instruments des sons impossibles.

C’était un concert de canards et de grincements à faire tressaillir le tympan d’un sourd-muet.

La galerie accompagnait en faux bourdons et la voix aiguë de ces dames faisait à cet ensemble étrange un diabolique dessus.

Mais les honneurs du concert restaient à l’instrument breton, dont les gémissements nasillards dominaient tous les autres bruits.

Mâlou, dit Bonnet-Vert, en tirait un excellent parti ; il soufflait de toutes ses forces et dansait de même ; ses tempes suaient à grosses gouttes ; quand l’haleine lui manquait, il renversait dans sa large bouche, pour se rafraîchir, le goulot d’une bouteille de rhum.

Ce Mâlou était un garçon assez remarquable. Il pouvait avoir trente-cinq ans ; son front bas, mais large, était entouré d’une profusion de cheveux courts et bouclés ; il avait le teint basané, les yeux noirs et brillants, la bouche fermement dessinée. L’ensemble de son visage, dont l’expression s’amollissait en ce moment dans le sourire de l’ivresse, annonçait une hardiesse vive et une certaine franchise. Il dansait avec une jolie petite fille de quinze ans, au minois effronté, qu’il appelait Bouton-d’Or.

Son camarade Pitois, dit Blaireau, ne lui ressemblait aucunement. Autant Mâlou était leste et bien découplé, autant Blaireau se montrait gauche dans tous ses mouvements. Il était noir comme une taupe, et des mèches de cheveux plats tombaient jusque sur ses sourcils. Il y avait pourtant une certaine joyeuseté dans ses petits yeux souriants et mobiles ; mais, en somme, c’était là une physionomie repoussante et dont l’aspect seul mettait en défiance.

Pitois avait une quarantaine d’années.

Il était le cavalier d’une grande et belle femme, portant, ma foi, camail de velours et chapeau à plumes, qui dansait le cancan avec une verve singulière.

Cette belle femme était connue sous le nom de la duchesse. Avec les marchandises qu’elle avait dérobées en sa vie, tantôt sous son camail de velours, tantôt sous son cachemire des Indes, elle aurait pu monter un superbe magasin de nouveautés.

Mâlou et Pitois ne s’étaient jamais quittés ; ils s’étaient engagés autrefois en même temps comme soldats ; ils avaient déserté de compagnie ; ils avaient travaillé ensemble dans le grand et dans le petit genre, sur les chemins et sous les réverbères des rues ; ils avaient été ensemble en prison, ensemble encore au bagne ; ils s’étaient évadés ensemble ; ils se connaissaient dans le bonheur comme dans l’infortune ; ils s’aimaient. Et (c’est une chose étrange) l’amitié, ce sentiment que les poètes ont rendu fastidieux à force de le chanter, se rencontre plus souvent parmi les bandits qu’entre les honnêtes gens.

Mâlou avait mis plus d’une fois sa poitrine entre Pitois et le couteau ; Pitois avait cédé à Mâlou une femme qu’ils aimaient tous les deux ; et il en avait fait une maladie ni plus ni moins qu’un héros de roman.

Ils étaient si mal l’un sans l’autre, que Pitois s’était laissé prendre exprès, lorsque Mâlou avait été mis au bagne.

Il est superflu d’ajouter que leur pécule était commun. Entre eux cependant l’égalité n’était pas complète ; dans tout ménage il faut un maître : Mâlou, dit Bonnet-Vert, était le chef de l’association.

Il est remarquable que, dans toutes les réunions de malfaiteurs, la considération s’acquiert en raison directe de la culpabilité plus ou moins avancée. Un escroc est loin d’avoir le même rang qu’un faussaire ; un simple voleur ne vaut pas le quart d’un assassin. Mâlou et Pitois avaient parcouru de compagnie tous les degrés de l’échelle du crime ; au milieu des pauvres filous du Temple, ils étaient des aigles : figurez-vous deux académiciens encanaillés par des poètes confiseurs !

On les admirait, on souriait de confiance aux moindres de leurs dires : s’ils daignaient plaisanter, c’était de l’enthousiasme ; on ne se possédait pas de joie à les voir grincer du violon et de la bombarde.

Les femmes les voulaient, les hommes les respectaient et n’arrivaient pas même jusqu’à la jalousie. Ils étaient les héros, les incomparables ; Bonnet-Vert surtout semblait un Dieu…

Le bal était à son plus haut période de gaieté, lorsque Johann et le chevalier, traversant de nouveau la place de la Rotonde, s’engagèrent dans l’allée noire.



CHAPITRE IV.

L’AMOUR.

Ce pauvre chevalier se sentait tout déconfit dans son nouveau costume. Il était mal à l’aise, comme un paon privé de sa queue. Les rôles avaient changé ; il semblait maintenant le domestique de son factotum : il le suivait pas à pas, l’oreille basse et d’un air soumis.

Johann entra le premier dans le billard et le traversa en homme qui connaît les êtres. Reinhold faillit se rompre le cou, en descendant les trois marches étroites et roides.

— Oh ! oh ! dit le marchand de vin, en se dirigeant vers la seconde salle, — il n’y a pas de poule ce soir. Quel diable de sabbat est-ce donc ?

Depuis la porte de l’allée, ils entendaient les sons stridents du violon et de la bombarde.

Malgré l’écriteau pendu aux murailles du billard et portant défense de fumer en présence des dames, tous les danseurs avaient la pipe à la bouche. La galerie, bien entendu, ne se gênait pas plus que les danseurs. Johann et le chevalier, en arrivant au seuil de la salle, ne virent qu’une masse de fumée grisâtre, au milieu de laquelle s’agitait un mouvement confus.

Et de cette brume épaisse, sortaient des cris étranges, un bruit de gros souliers frappant le carreau à peu près en mesure, des rires, des bribes de chants, des accords faux hurlant sur le violon, et des notes boudeuses de bombarde.

Le chevalier regardait bouche béante par-dessus l’épaule de Johann ; il croyait rêver ; cela lui faisait l’effet d’un cauchemar fantastique, et il avait peur.

Il n’en était pas à se repentir d’avoir accepté la proposition de Johann. Plusieurs motifs l’avaient entraîné dans le premier moment : d’abord, l’intérêt puissant qu’il avait à réparer au plus tôt l’échec du duel, ensuite, un sentiment puéril et bizarre qui était tout particulier à sa nature de vieil enfant ; il s’était posé en homme de ressources auprès de M. le baron de Rodach, et il tenait singulièrement à lui donner une haute idée de son savoir-faire. La supériorité du baron l’humiliait ; il éprouvait, par avance, un plaisir singulier à l’idée de se pavaner devant cet étranger qui se proclamait si orgueilleusement nécessaire.

Cette pensée l’avait entraîné plus encore que son intérêt ; il n’avait pu résister à l’espoir d’étonner le baron à son tour et de lui dire : Voilà ce que j’ai fait !

Pour un instant sa couardise s’était changée en témérité ; il avait fermé les yeux et il s’était jeté en avant sans réfléchir.

Maintenant il réfléchissait, et Dieu sait quelles terreurs punissaient sa courte outrecuidance !

Il était là, derrière Johann, et il se sentait du froid dans les veines. Le marchand de vin, pour compléter son déguisement, lui avait planté une cravate de soie noire sur l’œil gauche ; — la cravate était déjà mouillée de sueur.

Pour plus de précautions encore, Johann avait parlé de mettre bas la perruque blonde, et de se présenter aux Quatre Fils avec une tête au naturel, mais Reinhold avait défendu son toupet avec acharnement.

Johann lui avait laissé son toupet.

— Il y a bal, grommela le marchand de vins d’un air de mauvaise humeur ; — comment faire pour leur parler dans cette bagarre ?…

— Allons-nous-en, opina le malheureux chevalier.

— Non pas !… Qui sait si nous les retrouverions demain !

— Donne-toi des grâces, madame la duchesse, disait-on derrière la fumée de tabac.

— Hardi, Blaireau ! un temps de polka pour la fin !…

— Voilà Bonnet-Vert qui porte Bouton-d’Or à bout de bras en valsant… et qui joue Vive Henri IV ! de l’autre main !…

— Ah ! le diable de Bonnet-Vert !…

Puis des voix de femmes :

— Portez-moi donc comme ça, Loiseau !

— Porte-moi donc comme ça, Petit-Louis !

— Et mets-y les deux mains, si tu veux !

Mais Loiseau et Petit-Louis n’étaient pas si forts que Bonnet-Vert, et leurs dames pesaient deux fois plus que Bouton-d’Or.

Au plus fort du tumulte, la sonnette du comptoir s’agita et la voix roide de la veuve Taburot prononça les paroles consacrées :

— Tâchez voir de ne pas faire de bêtises…

La contredanse finissait, on eut l’air d’obéir à la veuve du garde impérial et l’orchestre se tut.

En ce moment, les fenêtres, ouvertes pour rafraîchir la salle, chassèrent le nuage de fumée ; le chevalier put embrasser toute la scène d’un coup d’œil ; mais en même temps, sa tête qui passait par-dessus l’épaule de Johann fut aperçue de l’intérieur.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-on de plusieurs côtés à la fois.

— Tiens ! dit la petite Bouton-d’Or ; — c’te figure !… il a un bandeau sur l’œil… c’est peut-être bien l’Amour.

Le mot fut couvert d’applaudissements. En un clin d’œil, le pauvre chevalier se vit entraîné, malgré les efforts de Johann, et comme enclave dans une masse empressée de curieux.

Chacun le regardait sous le nez, les quolibets se croisaient. Le chevalier avait perdu plante…

— Oh ! quelle tête ! quelle tête ! dit Mâlou en l’examinant avec admiration ; il a pour soixante-quinze centimes de blanc et de rouge sur la joue !…

— Il faut l’exposer sur une table, ajouta Bouton-d’Or, — et on donnera un sou pour aller le regarder de près.

— Un sou au profit des Polonais !…

Aussitôt fait que dit. Il y eut un mouvement dans la cohue, et le chevalier, sans savoir comment, se trouva élevé de deux ou trois pieds au-dessus de la foule. Dans le trajet, une main maladroite ou perfide lui avait arraché sa casquette et sa perruque en même temps : de sorte que le bandeau noir, placé en diagonale, tranchait maintenant entre sa face fardée et son crâne nu comme un genou.

L’assemblée trépignait de joie et hurlait :

— C’est l’Amour ! c’est l’Amour !…

Jamais on ne s’était tant diverti aux Quatre Fils Aymon. La farce arrivait à point entre deux contredanses ; c’était comme une attention délicate du hasard, qui avait choisi le bon moment pour lancer l’intermède.

Le tumulte joyeux allait sans cesse augmentant : chacun disait son mot plaisant ou grotesque, ces dames n’en pouvaient plus à force de rire, et s’appuyaient, pâmées, aux bras de leurs seigneurs. Madame Taburot, malgré ses qualités respectables et la déférence qu’elle inspirait d’ordinaire à ses pratiques, n’était plus maîtresse de la situation ; c’était en vain désormais qu’elle agitait la sonnette de son comptoir, ni plus ni moins qu’un président d’assemblée délibérante ; c’était en vain qu’elle enflait sa voix sèche et rogue pour jeter au milieu du fracas son fameux : Tâchez voir de ne pas faire de bétises…

On ne l’entendait pas ; les rires se croisaient avec les quolibets. Hommes et femmes, danseurs et gens de la galerie, tous s’étaient réunis en un solide noyau qui occupait à peine un quart de la salle et se pressait autour du malheureux chevalier de Reinhold.

Celui-ci posait toujours sur la table qui lui servait de piédestal ; il roidissait sa taille épaisse et courte ; celui de ses yeux qui était libre restait baissé timidement, il n’osait ni bouger, ni regarder cette foule dont les clameurs moqueuses arrivaient à son oreille, enflées par sa propre frayeur et toutes pleines de terribles menaces.

Depuis qu’on l’avait saisi à l’improviste sur le seuil du billard, pour l’entraîner captif, au milieu de la cohue, il n’avait pas prononcé une parole ; il ne se rendait plus compte de ce qui se passait autour de lui ; la peur l’étouffait, il n’avait pas une goutte de sang dans les veines, et les deux rangées de ses dents fausses claquaient l’une contre l’autre, au risque de se déraciner. — C’était la détresse muette et poignante de ces infortunés victimes que les Indiens cannibales insultent avant de les dévorer.

Et cette détresse faisait justement la joie de ces dames ; elles ne pouvaient se lasser d’admirer la tête de ce petit homme, chauve comme un œuf et plâtré du front au menton ; le bandeau noir, incliné coquettement, donnait à cette physionomie le dernier cachet.

— Il faudrait des ailes de papillon, disait Bouton-d’Or en s’approchant le plus possible.

— Garçon ! criait la duchesse, un carquois pour l’Amour !

Et c’étaient de nouvelles salves de rire.

Johann, séparé violemment de son patron, essayait cependant de le rejoindre, et jetait çà et là en sa faveur quelques prières qui se perdaient dans le bruit ; mais il ne s’enrouait point à crier trop fort, et de temps à autre un sourire méchant venait sur sa figure renfrognée. Il trouvait la farce bonne, et le piteux état de son maître l’égayait sincèrement.

À part madame veuve Taburot, qui s’indignait de n’être point écoutée, et dont la colère s’allumait derrière son comptoir, il n’y avait dans la salle qu’un seul être qui restât étranger à la joie commune ; Fritz était toujours immobile dans son coin, l’œil mort, la tête baissée et la main sur sa chopine d’eau-de-vie.

Il n’avait rien vu ; rires et plaisanteries avaient passé comme un bourdonnement autour de ses oreilles fermées.

Mais, en ce moment, il se fit un trépignement général, mêlé d’applaudissements et de clameurs si aiguës, que Fritz en tressaillit comme un homme qui s’éveille.

Il leva la tête lentement, et promena autour de lui ses regards stupéfiés.

Quand son œil tomba de loin sur le visage du chevalier, qui se dressait au-dessus de la foule ; il y eut par tous ses membres un long frémissement.

— Toujours ! toujours !… murmura-t-il en cachant sa figure entre ses mains. — Il me suit partout… J’ai beau boire, je vois bien qu’on ne peut pas oublier !


Un bal de société.

C’était Bouton-d’Or qui avait fait éclater cette dernière expression d’allégresse. L’enfant espiègle et hardie avait réussi à percer la foule ; d’un bond, elle s’était juchée sur la table, auprès du chevalier.

Mâlou restait en bas, prêt à servir de compère.

Bouton-d’Or prit une pose de danseuse et demeura immobile, caressant d’une main le menton du chevalier, de l’autre, suspendant à deux pouces au-dessus du crâne chauve de Reinhold la perruque déplorablement fripée.

En bas, Mâlou montrait ce groupe à l’aide d’une queue de billard, et disait avec l’emphase des gens qui expliquent les salons de cire :

— Tableau tiré de la mythologie… Psyché retrouvant la perruque de l’Amour…

Bouton-d’Or, excitée par son succès qui était grand et se traduisait dans l’assemblée en hilarité convulsive, allait passer à un autre exercice ; déjà ses grands yeux pétillaient de maligne espièglerie ; il n’y avait pas de raison pour que la comédie prît un terme de sitôt.

Heureusement pour le pauvre chevalier, la gaieté de Johann, alors même qu’elle avait une source méchante, ne durait jamais bien longtemps. Il jouit de la détresse burlesque de son patron durant quelques minutes, puis il en eut assez.

L’idée des dix mille francs lui revint, c’était plus qu’il n’en fallait pour le rendre sérieux.

Il perça la foule à son tour en jouant des coudes énergiquement, et se dirigea vers Mâlou.

À cet instant même, madame veuve Taburot, transportée d’une indignation légitime, quittait son trône et traversait la salle pour venir mettre le holà de sa personne, et prononcer le quos ego au milieu de ses pratiques révoltées.

Secouru ainsi des deux côtés, Reinhold ne pouvait manquer d’avoir sa délivrance ; mais l’aide la plus efficace ne lui vint pas de la maîtresse de l’établissement. La foule était dépassée. Madame veuve Taburot, nonobstant la majesté de son bonnet à rubans, et du journal vénérable qu’elle tenait à la main, aurait vraisemblablement perdu son éloquence.

Johann, au contraire, n’eut besoin que de deux mots, dont l’un fut prononcé à l’oreille de Pitois et l’autre à l’oreille de Mâlou.

Pitois quitta le bras de la Duchesse ; Mâlou rengaina une plaisanterie commencée et jeta sa queue de billard.

— C’est différent, grommela-t-il ; — fallait le dire tout de suite…

Il ajouta, en se tournant vers Boulon-d’Or :

— Dégringole, toi, petite… c’est fini de rire !

Bouton-d’Or perdit aussitôt son sourire espiègle, et descendit avec une docilité d’esclave.

Quelques voix s’élevèrent dans l’assemblée pour protester contre ce brusque dénoûment.

— Chut ! fit Blaireau.

Tout le monde se tut.

— Je savais bien, dit madame veuve Taburot, que si je quittais mon comptoir on se mettrait tout de suite à la raison… Mais qu’est-ce que c’est donc que ça qui vient troubler un établissement paisible ?

Par ça, elle entendait le chevalier de Reinhold, que Bouton-d’Or venait de réintégrer dans sa perruque. Par établissement paisible, elle voulait désigner le propre cabaret des Quatre Fils Aymon.

— En voilà suffisamment, la mère, répliqua Mâlou, on va se tenir dans la réserve… Et, quant à ce particulier, j’en réponds.

Madame veuve Taburot regagna son trône à pas lents.

Son aimable journal lui avait mis tant de jésuites dans la tête, qu’elle était tentée de prendre le chevalier pour un socius terrible et sa blouse pour une robe courte. Cette opinion la rendit circonspecte ; elle savait trop qu’il est dangereux d’irriter ces hommes puissants et sournois, qui ont le choléra dans leurs manches…

— Tâchez voir, dit-elle seulement par manière d’acquit, de ne pas réitérer vos bêtises !

Bonnet-Vert et Blaireau, cependant, avaient pris le chevalier entre leurs bras et l’avaient déposé sur un tabouret. En se sentant assis, le chevalier ouvrit son œil timidement et jeta un regard furtif à la ronde.

Johann, qui était derrière lui, se pencha contre son oreille.

— C’était histoire de rire, murmura-t-il ; ne faites pas semblant d’être fâché… Nous tenons nos deux lurons et ça vaut bien un peu de peine.

Reinhold tâcha d’obéir et fit tous ses efforts pour sourire, ne fut-ce qu’un petit peu ; mais le malheureux avait eu trop grand’peur : sa crainte resta lisible sur son visage et il baissa l’œil de nouveau, pour ne point voir ses persécuteurs.

Mâlou et Pitois s’étaient assis à côté de lui ; Johann vint se mettre en quatrième.

— La mère ! cria Mâlou, du Jamaïque, première, et cacheté… vivement !

On apporta une bouteille de rhum ; Mâlou versa et mit sa main sans façon sur le genou du chevalier.

— Eh bien ! mon vieux, dit-il, ça n’a pas l’air de vous avoir fait plaisir, ces petites gaudrioles ?… il n’y a pas pourtant de quoi renauder (se fâcher).

— Faut pas se taquiner pour ça, ajouta Blaireau qui mit sa main noirâtre sur l’autre genou du chevalier.

Celui-ci les regarda en dessous tour à tour.

— Parlons raison, reprit Mâlou…

— C’est ça, interrompit Blaireau.

— Si tu bavardes toujours, toi, dit Mâlou, ça ne va pas marcher.

Pitois fit un signe d’assentiment docile et se renferma dans un modeste silence.

— Comme ça, poursuivit Mâlou, le père Johann dit que vous avez besoin de deux sans-peur pour maquiller (arranger) quelque chose, là-bas, en Allemagne… Si c’est bien payé, ça nous va… pas vrai, Blaireau ?

Blaireau secoua la tête gravement.

— Ça veut dire : Oui, reprit encore Bonnet-Vert en traduisant pour l’usage de Reinhoid le mouvement de son frère d’armes : — c’est comme ça que Blaireau parle quand on l’a prié de se taire… C’est donc bien entendu, ça nous chausse… Dans notre position, il n’y a pas de mal à faire un petit voyage de santé à l’étranger… seulement, il faut convenir du prix : êtes-vous disposé à billancher (payer) comme il faut ?

Reinhold en était toujours à faire effort pour se remettre du choc éprouvé.

Ce fut Johann qui répondit.

— Le dâb (maître) est rond en affaires, et vous n’aurez pas à vous plaindre de lui, mes garçons… dites votre prix !

— Auparavant, papa Johann, il faudrait connaître…

— On ne peut rien dire de précis jusqu’à voir… ce sera suivant la chance… vous serez peut-être trois semaines, peut-être vingt-quatre heures… Il s’agit d’un petit bonhomme qui gêne…

— Et on veut l’extirper ? demanda Mâlou.

— Juste.

— Diable !… et pour quand faudrait-il être prêt ?

— La chose n’aura pas lieu tout de suite, mais on voudrait vous voir dans le pays pour habituer les paysans à vos figures.

— Pour qu’ils nous reconnaissent après ! dit Pitois en faisant la moue.

— Du tout ! pour que vous n’ayez pas l’air de venir à notre remorque. Vous partiriez demain vers midi.

Les deux amis se regardèrent comme pour se consulter.

Pendant cela les habitués des Quatre Fils avaient repris le cours de leurs occupations. Les uns buvaient, les autres jouaient, d’autres encore, continuant le bal interrompu, dansaient en chantant au milieu de la salle.

Madame veuve Taburot, arrivée à un endroit touchant, où un vieux scélérat de jésuite dévorait plusieurs petites filles d’anciens militaires, pleurait à chaudes larmes dans son journal.




CHAPITRE V.

BONNET-VERT ET BLAIREAU.

— Qu’en dis-tu, toi, Blaireau ? demanda Mâlou après un assez long silence. — Ça me paraît bien vif ce que propose le papa Johann.

— C’est vrai qu’on n’aura pas beaucoup le temps de se retourner…

— Voyons !

— Dis ce que tu penses, toi, répliqua le prudent Blaireau.

— Dame !…

— Le fait est…

— Je crois que si on nous lâchait mille écus à chacun…

Johann fit un brusque haut-le-corps.

Le chevalier, qui commençait à se retrouver lui-même, remarqua ce mouvement et le prit pour une protestation énergique contre l’exigence des deux compagnons ; — s’il avait relevé sa paupière, il aurait vu l’œil de Johann cligner à la dérobée, en regardant tour à tour Mâlou et Pitois.

Si bien qu’au lieu de faire le marché meilleur, ce dernier se montra moins facile.

— Trois mille points (francs) ! s’écria-t-il. — Est-ce qu’il nous prend pour des Danois, le papa Girafe ?… Trois mille points pour un voyage de long-cours, chez des sauvages !… ça ne serait pas payé… Il en faut au moins quatre mille.

Johann cligna encore de l’œil.

— Alors, ajouta Bonnet-Vert, mettons cinq mille, pour arrondir la somme.

— C’est chaud ! dit Johann, qui ne voulait pas déserter ostensiblement son rôle.

— C’est comme ça !… répliquèrent les deux bandits en faisant au marchand de vins un petit signe qui voulait dire : Honnête Johann vous aurez votre commission là-dessus.

Celui-ci ne pouvait pas céder tout de suite ; il discuta, pour la forme, durant quelques instants encore ; puis il se tut de l’air d’un homme fatigué de combattre.

— En définitive, mes petits camaros, conclut-il, — je ne suis pas le maître… Si le dâb veut vous donner cinq mille points à chacun, ça le regarde.

Le dâb ne demandait qu’à s’en aller : il eût donné la somme rien que pour se trouver porté par magie ou autrement sur les coussins de son équipage.

Il fit un geste affirmatif.

Mâlou et Pitois saisirent chacun une de ses mains.

— Marché conclu ! s’écrièrent-ils.

— Ah ! ah ! vieux Johann, ajouta Bonnet-Vert ; le dâb n’est pas si dur que vous de moitié. Ça n’est pas bien d’avoir voulu faire l’arcasien (le malin), avec de bons camarades !…

— J’étais chargé des intérêts de monsieur, répondit modestement le marchand de vins, — et vous savez bien que je ne suis pas homme à laisser de côté mon devoir !

— Ça, c’est vrai, s’écrièrent à la fois les deux voleurs.

Reinhold continuait de faire la plus triste figure du monde. Sa mésaventure l’avait littéralement aplati. Ce lieu lui semblait tout plein de périls fantastiques ; il était dans la position d’un homme qui se sentirait en équilibre au-dessus d’un précipice, et qui n’oserait ni regarder ni bouger.

La discussion calme qui venait d’avoir lieu à ses côtés n’avait point diminué son trouble, parce qu’il entendait toujours derrière lui ce railleur et menaçant murmure qui avait empli ses oreilles, au moment où il posait en Amour.

Il restait tout près de cette foule ennemie, qui l’avait si impitoyablement bafoué naguère, pour perdre ainsi sur-le-champ sa terreur.

Pendant le court silence qui suivit la conclusion du marché, il hasarda un timide regard du côté de Johann.

— Le dâb n’a pas l’air à son aise, dit Mâlou.

— Je crois qu’il voudrait bien décoller le plafond (s’esquiver), ajouta Pitois.

Johann but son verre de rhum et se leva.

— Ça peut se faire, dit-il, entre honnêtes gens, il ne faut qu’une parole… nous sommes d’accord.

— À peu près, répliqua Mâlou ; reste à trinquer comme de vrais amis.

Il prit le verre plein du chevalier, et le lui présenta galamment.

— Bourgeois, dit-il en mettant le revers de sa main à son oreille, — j’oserai vous offrir le coup de gargari

Reinhold trempa ses lèvres dans le verre de rhum.

— Et puis, ajouta Pitois avec un sourire aimable, — il y a les petites arrhes…

— Que vous faut-il ? demanda Johann.

— La moindre chose… un chiffon de cinq cents à partager.

Le chevalier mit sa main sous sa blouse et prit dans la poche de son paletot blanc un riche portefeuille de chagrin à fermoir d’or qu’il ouvrit.

Ses doigts tremblaient.

Les deux échappés du bagne n’avaient pas assez d’yeux pour regarder ce portefeuille.

Reinhold en sortit un billet de cinq cents francs qu’il leur donna. Pitois et Mâlou purent remarquer que ce billet n’était pas seul.

Ils se confondirent en remerciements.

— Voilà un bon petit dâb !… s’écria Mâlou, en mettant les cinq cents francs dans sa poche. — Il n’y avait pas à dire… on se ferait hacher pour lui menu comme de la chair à pâté !… pas vrai, Blaireau ?

— Oh ! fit Blaireau avec onction, — on se crêperait (battrait) jusqu’à plus soif !…

Le chevalier venait de serrer son portefeuille, et se préparait à prendre congé, lorsqu’une huée soudaine s’éleva tout à coup derrière lui dans la foule. Cette clameur fut suivie d’un profond silence.

Involontairement Reinhold tourna la tôle, afin de voir.

La cohue joyeuse s’était rangée sur deux files, laissant ouverte une large voie. Dans ce chemin, un homme s’avançait en chancelant.

Son visage barbu était d’une pâleur terreuse, et disparaissait presque complètement sous les mèches mêlées de ses cheveux.

Derrière ce voile on voyait briller ses yeux fixes, qui avaient comme une lueur sanglante.

Il était ivre à ne pouvoir se soutenir ; tout le monde s’inclinait ironiquement sur son passage, et les femmes s’amusaient à tirer les longs poils de sa barbe grise.

Il ne s’en apercevait point, et continuait sa marche pénible qui menaçait chute à chaque pas.

— Voilà Fritz, dit Johann en s’adressant aux deux voleurs ; mettez-le dans un coin à cuver son eau-de-vie… Il ne faut pas qu’il s’en aille… j’ai à lui parler ce soir.

— Vous pourrez lui parler, répondit Mâlou, mais du diable s’il vous répond, mon brave… quand il a bu sa chopine d’eau-de-vie, il ne sait dire qu’une chose : Je l’ai vu ! je l’ai vu !

— C’est égal, ajouta Blaireau, pour vous faire plaisir, papa Johann, nous allons vous le coller là bas sous le frotin (billard).

Le chevalier, qui s’était ragaillardi un peu à l’espoir de sa délivrance prochaine, avait pâli de nouveau en voyant s’avancer l’ancien courrier de Bluthaupt. Il recommençait à trembler.

Fritz n’était plus maintenant qu’à trois pas de lui. Il avait la tête basse, et poursuivait laborieusement sa marche embarrassée.

Reinhold avait voulu se ranger pour lui livrer passage, mais ses jambes étaient de plomb.

L’ancien courrier de Bluthaupt fit un pas encore, puis un autre, et se trouva juste en face de Reinhold.

— L’Amour, rangez-vous ! cria de loin la petite Bouton-d’Or.

Fritz, en ce moment, releva la tête, pour reconnaître l’obstacle qui lui barrait le chemin.

À la vue de Reinhold, son corps se rejeta brusquement en arrière, tandis que ses bras s’avançaient comme pour repousser une effrayante vision.

— Ils vont se battre, dit une voix dans la foule.

— Ils vont boxer !

— Grand combat de la Chopine contre l’Amour ! s’écria Bouton-d’Or, en applaudissant des pieds et des mains, par avance.

— Tâchez voir… commença madame veuve Taburot.

Mais sa voix fut couverte par le tumulte renaissant.

Joueurs, buveurs et danseurs avaient quitté de nouveau leurs places pour voir de près cette lutte annoncée, et qui promettait assurément un curieux spectacle.

On faisait cercle, les dames au premier rang.

Fritz et le chevalier, ainsi posés en face l’un de l’autre, avaient l’air de deux champions qui vont en venir aux mains ; mais à les considérer de près, on voyait sur leurs visages une terreur égale et poussée des deux côtés jusqu’à l’angoisse.

Les paupières du chevalier s’abaissaient pesantes et clouaient son regard au sol ; Fritz, au contraire, avaient les yeux grands ouverts, et ses prunelles dilatées semblaient vouloir sauter hors de leurs orbites.

Il regardait Reinhold ; son front se ridait : ses lèvres remuaient convulsivement ; ses cheveux se hérissaient sur son crâne.

— Faut-il l’emmener ? demanda Mâlou à Johann.

— Tout à l’heure, répondit froidement le marchand de vins.

Mâlou se retourna vers Pitois.

— Attention au portefeuille !… murmura-t-il.

— Ça va être dur ! disait-on cependant parmi la foule.

— On va rire…

— Dix jacques (sous) pour l’Amour ! proposa Bouton-d’Or.

— Tenus pour la Chopine ! riposta la duchesse.

Fritz jeta tout autour de lui son regard effaré.

— Puisque le voilà, murmura-t-il d’une voix creuse, ce doit être l’enfer !…

— Allons ! dit Bouton-d’Or, — peignez-vous comme des enfants bien gentils !…

— Allons, l’Amour !

— Allons, la Chopine !

Fritz écarta lentement ses cheveux des deux côtés de son front, et se frotta les yeux comme un homme qui s’éveille.

La pensée confuse bourdonnait dans son cerveau où il n’y avait que ténèbres.

— L’enfer ! répéta-t-il. Tous ces gens sont des damnés… et lui, oh ! l’assassin maudit ! comme son cœur doit brûler !…

La foule tressaillait, impatiente.

Fritz fit un pas en avant et mit ses deux mains sur les épaules de Reinhold, qui poussa un grand cri et s’affaissa sur le sol, comme si la foudre l’eût frappé…

En voyant tomber le chevalier, les habitués des Quatre Fils poussèrent une longue acclamation.

— L’Amour est battu, s’écria la duchesse ; Bouton-d’Or, tu me dois dix ronds !

— Minute ! répliqua l’enfant ; — voici la Chopine qui tombe ; c’est manche à !…

Fritz s’était appuyé en effet de tout son poids sur les épaules du chevalier ; ce soutien lui manquant, il se balança durant une seconde en équilibre, puis retomba lourdement la face contre terre.

Un sommeil pesant l’accabla aussitôt ; il ne bougea plus.

— Le voilà qui casse une canne (ronfle), dit Johann à Mâlou ; gardez-le-moi dans un coin… Maintenant faites calleter (disparaître) le dâb… Il en a tout ce qu’il peut porter.

Les deux amis, faisant assaut de zêle, se jetèrent à la fois sur le chevalier et l’enlevèrent dans leurs bras. La foule s’était amassée entre eux et la porte du billard ; ils la percèrent en trois coups de coudes et se trouvèrent bientôt dans la petite cour humide, décorée du titre de jardin.

Ils auraient pu déposer là le chevalier ; mais ils tenaient sans doute à faire leur besogne en conscience. Ils portèrent Reinhold tout le long de l’allée noire, et ne l’abandonnèrent que sur la place de la Rotonde.

— Bonsoir, bourgeois ! dit Màlou ; — une autre fois, vous nous donnerez pour boire.

— Brigands que vous êtes ! murmura Johann à l’oreille de Pitois, — je parie que vous avez fait votre main…

— Rien que le portefeuille, répondit Pitois.

— J’ai ma part ?

— On verra.

Johann revint vers le chevalier et lui offrit son bras, dont le pauvre homme avait grand besoin…

— Attention à Fritz ! cria de loin le marchand de vins aux deux parfaits amis qui étaient dans la cour des Quatre Fils.

Ils rentrèrent au cabaret et déposèrent le courrier sous le billard, où il poursuivit paisiblement son somme.

Ensuite, ils s’établirent devant leur bouteille de rhum, afin de dresser l’inventaire du portefeuille.

— Bonne soirée ! dit Blaireau en caressant trois ou quatre billets de la banque de France.

— Et de l’ouvrage ! s’écria Màlou. Moi, je suis content de travailler en Allemagne.

— Avec ça que le Bausse est une personne qui ne nous fera pas banqueroute, bien sûr !…

Johann avait nommé le chevalier aux deux bandits, afin de leur donner confiance tout de suite, et d’abréger les préliminaires.

Ils trinquèrent deux ou trois fois coup sur coup.

— Blaireau, dit Mâlou, as-tu idée de ce que peut être ce petit bonhomme à qui nous aurons à faire là-bas ?

— Quelque blanc-bec qui serre de trop près la femme du Bausse, répondit Blaireau.

— Il n’est pas marié.

— Sa maîtresse…

— Possible… mais je crois plutôt que c’est une affaire d’argent… la chose coûtera pas mal cher… Dix sacs pour nous, sans compter le Johann, qui ne me fait pas l’effet de travailler à l’œil (gratis)…

— Mettons vingt sacs !

— Eh bien ! je dis qu’un homme comme le Bausse ne jette pas comme ça mille napoléons par la fenêtre, pour l’histoire d’avoir une femme à lui tout seul !

Blaireau réfléchit un instant, puis il avala d’un trait son verre de rhum.

— Ça m’est égal, dit-il ensuite ; s’il fallait toujours se creuser la bobine, ça n’en finirait plus… On nous donne une besogne ! nous la faisons, ça suffit… en avant le violon !…

— En avant la bombarde !… répliqua Bonnet-Vert.

Ils se levèrent, joyeux de cœur et légers de conscience, comme d’honnêtes garçons qu’ils étaient. La salle s’emplit de nouveau de sons cacophoniques. Blaireau prit le bras de la duchesse, Mâlou celui de Bouton-d’Or, et le bal recommença plus gai que jamais.

Le chevalier, cependant, regagnait le cabaret de la Girafe, appuyé sur le bras de Johann.

— Quelles mœurs ! disait-il d’un ton plaintif, — croirait-on qu’il se passe dans Paris des choses semblables !…

— Ça m’a toujours beaucoup étonné, répondit le flegmatique marchand de vins.

— J’ai cru qu’ils en voulaient à ma vie !… Et ces créatures dangereuses !… Et ces faces de gibet !…

— Je ne vous avais pas annoncé un salon du faubourg Saint-Germain.

— Et ce spectre !… reprit le chevalier en frissonnant.

— Le pauvre Fritz !… commença Johann.

Le chevalier s’arrêta.

— Pensez-vous qu’il m’ait reconnu ? demanda-t-il.

— N’allez donc pas vous préoccuper de cela ! répondit Johann en haussant les épaules ; — il est ivre comme une toupie, et quand il n’est pas ivre il est à moitié fou… Allons, allons, Bausse, nous avons fait de bonne besogne ce soir ! Voilà trois de nos hommes trouvés, et j’ai bon espoir d’en dénicher un quatrième…

— Vous n’avez pas prononcé mon nom, au moins ?

— Du tout !… pourquoi faire ?

— Bien vrai ?

— Foi d’honnête homme !

Le chevalier respira librement pour la première fois depuis deux heures.

Il monta, sans le secours de Johann, l’escalier tournant qui conduisait à l’appartement de ce dernier.

Quand il eut quitté sa blouse et sa casquette pour revêtir son costume fashionable, il ne lui restait presque plus de traces d’émotion.

Tout glissait sur cette nature versatile.

Le chevalier était comme les enfants qui pleurent à chaudes larmes et qui rient de tout cœur avant que leurs yeux soient séchés.

— L’Amour ! murmura-t-il avec un commencement de sourire, — l’idée n’était pas mauvaise, ma parole d’honneur, et ces coquins-là ne manquent pas absolument d’esprit !

Il ôta son bandeau et arrangea sa perruque devant la glace.

— Malgré tout, reprit-il, je crois m’être conduit là-bas avec assez de fermeté… Il y a bien des gens qui auraient été effrayés de ce que je viens de voir… Mon Dieu ! je puis bien vous le dire, Johann, je n’ai pas eu peur.

— Cela se voyait, monsieur le chevalier.

Reinhold refit le nœud de sa cravate et donna le dernier coup à sa coiffure.

— Eh bien, reprit-il, je ne suis pas trop mécontent de ma soirée… Tout cela marche… et cette fois-ci, ce sera bien le diable, si le petit coquin nous échappe encore… Bonsoir, Johann… Je vais aller faire un bout de cour à la mère de ma prétendue… Continuez à vous occuper de l’affaire, et s’il y a quelque chose de nouveau, vous viendrez à l’hôtel demain matin.

Le chevalier regagna son équipage, qui l’attendait toujours devant Sainte-Élisabeth.

Il eut la jouissance de se dire, en voyant son cocher et son laquais transis de froid :

— Ces coquins-là m’ont cru en bonne fortune !

Johann, après avoir donné un coup d’œil à son propre établissement retourna aux Quatre Fils Aymon, afin d’achever sa tâche, et afin, surtout, de savoir ce qui lui revenait dans l’affaire du portefeuille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



CHAPITRE VI.

POLYTE.

En sortant du cabaret de la Girafe pour aller faire la digestion sur les boulevards, le brillant Polyte passa devant Johann et le chevalier, sans les apercevoir. Ce n’était point aux petits bourgeois du Temple qu’il pouvait songer en ce moment ; il avait presque dîné deux fois ; sa canne à pomme dorée faisait le moulinet d’elle-même dans sa main ; son chapeau s’inclinait à la mauvais, sur son oreille, et il mâchait un cure-dent de cet air vainqueur qui parle hautement de truffes et de Champagne. — Il n’avait mangé que beaucoup de veau.

Mais il aimait le veau.

Il allait le nez au vent et touchait à peine la terre. À quelques pas de la rue de Vendôme, sa marche fut arrêtée brusquement. Il venait de heurter un individu arrêté sur le trottoir, qui se rangea sans mot dire et céda la place d’un air humble.

L’individu heurté ne releva point sa tête baissée tristement ; ses bras tombaient le long de son corps ; on ne voyait point son visage, caché sous cette pauvre casquette, commune aux commissionnaires et aux joueurs d’orgue ambulants.

D’instinct, la vaillante canne de Polyte se leva terriblement ; dans un litre de vin à douze sous, il y a des idées de bataille ; mais la canne de Polyte retomba sans avoir frappé.

Le pauvre diable qui continuait son chemin lentement et d’un pas pénible, avait l’air brisé par la douleur ; or, en ces quartiers, c’est la douleur physique qui règne ; le long de ces rues détournées, il n’est pas rare de trouver des malheureux, chancelant sous l’angoisse de la faim.

Polyte s’arrêta.

Le plus charmant de nos artistes, l’observateur inépuisable qui met plus de philosophie dans un coup de crayon et plus d’esprit dans une seule ligne qu’il n’en faudrait pour défrayer un gros livre, Gavarni a dit, d’après un chansonnier fameux : « Le plaisir rend l’âme si bonne ! »

Absolument parlant, la pensée est peut-être discutable. Elle devient axiome, si on l’applique aux plaisirs de l’estomac, quand l’estomac fonctionne avec aisance et promptitude.

Or, tous les Polytes du monde, qu’ils soient époux de reines ou favoris de mercières sur le retour, sont forcés d’avoir un excellent estomac. C’est là une des qualités les plus indispensables de l’emploi.

Polyte avait mangé raisonnablement chez Batailleur et consommé vingt-cinq sous à la Girafe. La Girafe donne immensément de choses pour vingt-cinq sous !

Polyte avait en ce moment l’âme très-bonne ; il daigna se retourner et regarder le pauvre passant. Il reconnut en lui un de ses anciens camarades d’enfance, un condisciple de l’école mutuelle.

— Tiens ! tiens ! se dit-il, c’est Jean Regnault !… comme on se perd de vue !… et comme la chance sépare les hommes !… Me voilà devenu un monsieur ; j’ai une position ; je suis bien habillé ; un jour ou l’autre je dois faire fortune, c’est évident. Lui, au contraire, il a gardé la veste courte et la casquette… il est resté peuple… tout ça dépend des caractères… Il faut bien qu’il y ait du petit monde !

Polyte, comme on le voit, avait en lui l’étoffe d’un moraliste.

— C’est égal, reprit-il, c’était un bon enfant autrefois… Il a l’air drôlement vexé, ça lui fera peut-être plaisir de revoir un ancien…

Il fit quelques pas en redescendant la rue du Puits.

— Oh ! hé Jean ! cria-t-il. Petit Jean !… comme tu passes fier à côté des amis !

Jean Regnault n’entendait pas, il poursuivait son chemin, tête baissée.

Polyte courut après lui et le prit par le bras.

— Eh bien ! eh bien ! dit-il, es-tu devenu sourd, petit Jean !

Celui-ci s’arrêta enfin et leva les yeux d’un air étonné. Au premier aspect il ne reconnut point son camarade d’école. L’hésitation qu’il montrait fit sourire Polyte et le flatta très-évidemment.

— Tu ne me remets pas, mon petit ? prononça-t-il d’un ton protecteur en relevant sa cravate affaissée ; — je conçois ça, on prend de la taille… Et puis, faut dire que j’ai un peu changé de manières… Mais je n’en suis pas plus fier pour cela, mon bonhomme… Une poignée de main, vivement !

La figure de Jean Regnault, qui était chargée de tristesse, s’éclaira pour un instant ; il eut presque un sourire.

Polyte et lui avaient été grands amis autrefois.

— Comme te voilà devenu grand ! murmura-t-il. — J’aurais passé auprès de toi sans te reconnaître !

Le protégé de madame Batailleur caressa ses gants demi-propres, et dit :

— Je crois bien !…

Le regard de Jean le parcourut de la tête aux pieds.

— Au temps où nous nous connaissions, Polyte, reprit-il avec un gros soupir, — nous étions bien heureux !

— Tu trouves, toi, mon bon ?… Eh bien, pas moi !

— C’est vrai, poursuivit Jean, ce que les uns regrettent comme du bonheur, les autres voudraient l’oublier… on dirait que tu es devenu riche ?

— Oh ! oh ! fit Polyte, riche n’est pas le mot… mais je suis légèrement à mon aise.

— Tu as une place ?

— Et une crâne !… Mais d’où sors-tu donc, mon petit, si tu ne sais pas que je suis avec madame Batailleur ?

— Ah ! fit Jean.

Cette exclamation n’impliquait ni étonnement ni répugnance. Jean Regnault était un honnête cœur ; il n’y avait en lui que de bons instincts, et l’honneur qu’il comprenait, sans le savoir, l’eût gardé personnellement contre toute chose honteuse ; mais, chez autrui, le vice ne le surprenait point. Il vivait, depuis son enfance, dans un milieu où la morale inconnue ou faussée admet d’étranges accommodements ; il voyait autour de lui l’infamie acceptée et admise jusque dans la vie de famille.

À Paris, les mœurs populaires sont ainsi faites ; le vice s’y arrange tranquillement et s’y fait une bonne place. Les mots et les idées tournent. De même que l’honneur commercial ressemble peu à l’honneur chevaleresque, de même la vertu se modifie et se transforme jusqu’à devenir, dans certaines classes de notre société, un absurde et hideux contresens. Ce qui s’appelle ainsi, c’est le vice organisé, paisible, payant son loyer, montant sa garde…

Le vice légal, qui se montre bonnement et qui arrive à cette extrémité monstrueuse d’avoir la paix de la conscience !

Ces gens ont un Évangile négatif : tout ce que le Code ne punit point expressément est pour eux le nec plus ultra du moral. Encore discutent-ils les menaces du Code, qu’ils trouvent aveugles et sévères !

Le mariage est pour eux une exception, un luxe ; ils s’accouplent au hasard ; ils jettent dans les boues de Paris, sans remords aucun, cette multitude de misérables enfants qui plus tard vont peupler les bagnes et fournissent des acteurs aux drames aimés de la cour d’assises…

Ces gens ne sont pas le peuple ; que Dieu nous garde de le dire ! mais ils forment une immense minorité dans la capitale des lumières. Ils n’habitent pas un quartier spécial : ils sont dans tous les quartiers, ils appartiennent nominalement à toutes les religions.

Quelques-uns, assis sur de hauts degrés de l’échelle sociale, sont ainsi par système ; on les appelle, ma foi, des philosophes ! Le plus grand nombre a du moins l’excuse de l’ignorance et de la misère.

Qui oserait nier ces choses ? Certaines familles, bien meublées et bien logées, poussent la naïveté de l’infamie jusqu’à pleurer comme perdue l’enfant qui s’est mariée avec un homme pauvre, tandis qu’elles citent avec orgueil cette autre enfant possédant équipage et cachemire, parce que sa jeunesse fut avantageusement escomptée…

Cette nuit profonde se fait jusque dans le cœur des mères !

De tous les quartiers de Paris, celui du Temple, qui s’adonne presque exclusivement aux petits commerces usuraires et à tous les genres de gain peu licites, est assurément le moins gardé contre la honte ; il est pauvre ; il a le voisinage dissolvant des bals et des théâtres ; sa voie est l’usure séculaire ; la récompense de ses labeurs est l’orgie de la Courtille.

Il y a certainement dans le Temple un très-grand nombre d’honnêtes gens, mais leur honnêteté ne peut avoir ces haines vigoureuses dont parle Molière ; ils s’accoutument, ils tolèrent, ils acceptent. Le vice n’est point à eux, mais ils se frottent au vice sans répugnance et par nécessité de vivre.

Jean Regnault était d’une famille où, de père en fils, l’honnêteté semblait un héritage. Il n’y avait jamais eu qu’une tache dans cette maison de braves gens, et la faute d’un seul avait été cruellement expiée par la famille entière. Mais les Regnault avaient des voisins ; Jean, depuis son enfance, était habitué aux histoires du Temple. Il savait les mœurs des marchandes : Jean ne devait pas plus s’étonner de voir un adolescent aux prises avec l’âge mûr de madame Batailleur, que de voir une jeune fille présentée à un monsieur de cinquante ans et comme il faut. Les deux choses rentrent dans l’acception de ce mot, qui fait la joie des fabricants de vaudevilles et qui est le plus impudent des euphémismes : une connaissance honnête

Tout ce qu’on peut dire, c’est que Jean serait mort avant de tomder lui-même jusque-là…

— Voilà ma place, reprit Polyte en activant le moulinet de sa canne : — bien boire, bien manger, bien dormir… une toilette assez agréable… de temps en temps le spectacle… le bal à discrétion, et rien à faire…

Il regarda Jean pour voir s’il l’avait fasciné.

Jean, distrait un moment par la rencontre de son ancien camarade, retombait dans sa tristesse morne.

— Que dis-tu de ça, toi, demanda brusquement Polyte, ça te chausserait, n’est-ce pas, mon petit ?

Jean ne répondait point.

Polyte lui secoua le bras et l’attira jusque sous un réverbère.

— Mais comme tu es changé, mon bonhomme ! s’écria-t-il avec une nuance de véritable intérêt : tu es pâle comme un mort ; tes yeux sont rouges… Es-tu malade ?

Jean secoua la tête.

— Alors, tu es amoureux ! reprit le lion du Temple. Vous autres, jeunes premiers candides, qui ne connaissez pas la vie, vous prenez les femmes au sérieux… en plein dix-neuvième siècle, si on a vu des petitesses pareilles !… Voyons, n’est-ce pas que j’ai deviné, mon vieux ?

Jean secoua encore la tête.

— Ce qu’il y a de sûr, poursuivit Polyte, c’est que tu n’es pas énormément bavard !… Allons, mon bonhomme, déboutonne-toi un peu avec un ancien… qui sait ? je pourrai peut-être te tirer de peine… on a vu des choses plus drôles que ça !

Au lieu de répondre, Jean mit son front entre ses mains.

— C’est donc bien dur !… murmura le dandy avec une sorte d’effroi.

Un sanglot souleva la poitrine de Jean ; ses deux mains retombèrent, et Polyte vit son visage inondé de larmes.

Cette douleur le frappa beaucoup plus vivement qu’on n’aurait pu s’y attendre. Il demeura tout interdit et ne trouva plus de paroles.

Ce fut Jean qui rompit le premier le silence.

Quelques mots tombèrent de sa bouche, pénibles et embarrassés ; Polyte écoutait. Jean s’anima peu à peu ; le plaisir mélancolique qu’éprouvent à s’épancher les âmes blessées prenait insensiblement le dessus ; il raconta sa douloureuse histoire, la venue des recors dans la maison, le danger qui pesait sur la mère Regnault et l’impossibilité où il se trouvait de satisfaire son créancier impitoyable.

À mesure qu’il parlait, les traits fades et grossiers du dandy de bas ordre prenaient une expression d’intérêt croissant ; sa figure, qui n’avait ordinairement d’autre caractère qu’une épaisse insouciance, arrivait à peindre de véritables émotions.

— Si c’est possible ! grommelait-il de temps en temps ; — faire du mal comme ça à une pauvre bonne femme !

Lorsque Jean eut fini, Polyte ferma son poing avec colère, et frappa violemment le pavé du bout de sa canne.

— Et c’est ce coquin de Johann qui fait tout cela ! s’écria-t-il. Si j’avais su, du diable ! si je lui aurais porté mes vingt-cinq sous tout à l’heure !… Quant au Bausse, il paraît que c’est un fameux sans-cœur tout de même… car elle est vieille, vieille ! n’est-ce pas, la mère Regnault, petit Jean ?

— Oh ! oui, elle est bien vieille !… et la prison la tuera !

— Quant à ça, mon bonhomme, la prison ne tue personne… On fait de drôles de noces à Clichy, sais-tu bien ?

— Tu n’y penses pas, mon Dieu !… ma pauvre grand’mère !

— C’est juste, ça ne sait pas nocer, répliqua Polyte avec un léger sentiment de dédain ; — mais Dieu de Dieu ! s’écria-t-il aussitôt après, faut-il que je sois gueux comme un rat… je n’ai que mes effets, moi, vois-tu. Ah ! si j’avais seulement fait des économies !

Il fouilla dans les deux goussets de son gilet et en tira deux pièces de trente sous.

— Il y a bien ma chaîne d’or, poursuivit-il en pesant ce bijou dont l’apparence était magnifique ; — mais c’est du cuivre…

Jean lui tendit la main.

— Merci, mon pauvre Polyte, dit-il, je vois bien que tu as toujours un bon cœur… mais tu ne peux rien pour moi…

— Minute ! répliqua le dandy, on peut consommer un franc cinquante à l’estaminet… pendant ce temps-là, les idées viennent…

— Je n’ai pas le cœur à cela, murmura Jean.

— Ça, c’est selon les tempéraments… Moi, un verre de quelque chose me fait toujours plus de bien que de mal… Mais cherchons ici, puisque tu le veux… Voyons, combien te faudrait-il en tout ?

— Avec les frais, ça va bien maintenant à plus de huit cents francs.

— Huit cents francs ! répéta Polyte. Si je demandais la somme à Joséphine, elle me mettrait bien huit cents fois à la porte !

Il regarda tour à tour son pantalon, son gilet et son habit.

— Tout ça vaut trente francs, murmura-t-il, au plus juste prix… Reste sept cent soixante-dix points à trouver…

Le côté comique de cette scène disparaissait sous l’émotion des deux interlocuteurs.

Jean était attendri puissamment et serrait la main de Polyte avec reconnaissance.

— Ce n’est pas tout ça, s’écria celui-ci. — J’ai beau chercher… je ne trouve rien.

Il resta durant quelques secondes, immobile, tortillant les mèches pommadées de ses cheveux et rongeant la pomme de sa canne.

Tout à coup il ôta son chapeau et fit une gambade sur le pavé.

— Ne m’as-tu pas dit que tu avais une centaine de francs ? s’écria-t-il avec autant de joie que s’il eût découvert une mine d’or.

— Cent vingt francs ! répliqua Jean Regnault.

— Eh bien ! mon bonhomme, poursuivit Polyte en le prenant par la taille et en commençant une polka, — Johann nous est inférieur ! Nous nous moquons du Bausse !… Nous nous fichons de la prison !… Toutes nos dettes sont payées en grand !… Et nous aurons bien encore quelques noix de reste pour déjeuner demain matin aux Vendanges !…



CHAPITRE VII.

CENT VINGT FRANCS.

Ces promesses tenaient de la féerie : le pauvre Jean Regnault, tout simple qu’il était, hésitait à y croire ; mais Polyte parlait avec tant de chaleur ; son enthousiasme était si vrai ; il semblait si profondément convaincu !

Jean restait devant lui, bouche béante, l’interrogeant du regard et n’osant parler, de peur de retarder l’explication espérée.

— Ah ! nous y sommes ! disait Polyte, qui ne se possédait pas de joie, — on a eu de la peine à y venir ; mais on y est ! Va me chercher tes cent vingt francs, mon fils, et je te garantis qu’avant minuit nous avons un billet de mille !

— Comment feras-tu ? demanda enfin Jean.

— Ce n’est pas moi qui ferai, c’est toi… Je te donnerai seulement la poudre de perlimpinpin, et la manière de s’en servir.

— Est-ce que tu plaisanterais ? demanda Jean tristement et avec un accent de reproche.

— Non pas ! s’écria Polyte, ma parole sacrée !… J’ai trouvé le moyen… et le moyen est bon.

— Mais enfin ?…

Le lion du Temple se campa en face du joueur d’orgue, et mit ses deux mains sur la poignée de sa canne.

— Tu n’aurais jamais songé à cela, toi ? petit Jean, dit-il d’un air de triomphe ; — et pourtant c’est simple comme bonjour !… le trente et quarante n’est pas fait pour les chiens !

— Le trente et quarante !… répéta Jean, chez qui ces deux nombres accouplés n’éveillaient aucune espèce d’idée.

— Tu as appris le mot tout de suite, mon petit, poursuivit Polyte ; c’est déjà bon signe… Le trente et quarante est un jeu de cartes qu’on appelle comme ça, parce que… Enfin, n’importe !… C’est toujours un jeu qui n’est pas usité parmi les personnes du commun… C’est facile et ça va vite… Avec cent francs seulement tu auras ton affaire dans une demi-heure.

Le joueur d’orgue l’avait écouté jusqu’au bout. Il attendit deux ou trois secondes encore, puis il baissa la tête.

— Et c’est là ton idée ? murmura-t-il avec découragement.

— Un peu, mon fils.

— Tu n’as pas d’autre espoir que celui-là ?

— Comme c’est bête, s’écria Polyte, les gens qui n’ont pas vécu !… Ça parle à tort et à travers !… Puisque je te dis, moi, que c’est une affaire sûre.

— On peut perdre, pourtant…

— Jamais !

Le pauvre Jean désirait trop passionnément cette somme qu’on lui promettait, pour être bien difficile à persuader ; cependant sa raison droite et son bon sens se révoltaient contre cette assertion dénuée de toute vraisemblance.

Bien qu’il ne fût pas joueur, il ne pouvait ignorer que tout jeu implique la possibilité de perte.

Polyte s’indignait à le voir mettre si peu d’empressement à se réjouir.

— C’est étonnant ! grommelait-il avec mauvaise humeur ; c’est dans le pétrin jusqu’au cou et ça fait des façons pour se tirer de presse !… As-tu tes cent vingt francs sur toi ?

— Non, répondit Jean, ils sont à la maison.

— À ta place, moi, mon bonhomme, je serais déjà parti en double et j’aurais été chercher le magot.

Jean ne bougeait pas.

Polyte le prit par les épaules et lui fit faire quelques pas dans la direction du marché ; le joueur d’orgue se laissa entraîner d’abord, puis il opposa de la résistance et s’arrêta.

— Je ne veux pas aller chercher les cent vingt francs ! murmura-t-il avec une sorte de honte.

— Pourquoi cela ?

— Parce que si ma pauvre grand’mère va en prison, elle aura grand besoin de cet argent.

— Mais tu n’as qu’à vouloir pour empêcher ta grand’mère d’aller en prison !

Jean découvrit son front qui brûlait, et tortilla sa casquette entre ses doigts.

— Jean, mon pauvre Jean, dit Polyte en colère, — j’ai bonne envie de t’envoyer au diable voir si j’y suis… mais il faut avoir un peu de patience avec les amis… Écoute, c’est une chose connue, il y a plus de cinq cent mille personnes qui me l’ont dit, et toutes des personnes comme il faut… La première fois qu’on tente la carte, on gagne toujours.

Le dandy parlait d’un ton de conviction profonde ; Jean se sentait ébranlé malgré lui.

— Pourquoi la première fois plutôt que les autres ? demanda-t-il encore pourtant.

Polyte haussa les épaules et le regarda en souveraine pitié.

— Que veux-tu que je te dise ? s’écria-t-il, je ne peux pas t’expliquer cela, moi… c’est des choses au-dessus de ta portée ; tu ne me comprendrais pas… Pour saisir ça, vois-tu bien, il faut avoir été un peu dans la société… Mais voyons, as-tu confiance en ton vieux Polyte ?

— Je crois que tu as envie de me tirer d’embarras, répondit Jean ; — mais…

— À bas les mais !… je n’en veux pas… Si tu as confiance en moi, ma parole doit te suffire… Eh bien ! aussi vrai comme voilà un bec de gaz, je suis certain de ce que je dis… la première fois qu’on joue on gagne… ça ne fait pas un pli !

— Si je le croyais !… commença le joueur d’orgue, à demi-persuadé.

— Dieu de Dieu ! interrompit Polyte, est-il entêté ce garçon-là ! Moi qui te parle, j’en ai fait l’expérience… La première fois que j’ai touché une carte, j’ai gagné plein mes poches de pièces de cent sous, avec deux francs cinquante que j’avais… Juge de ce qu’on peut faire avec cent francs.

— C’est pourtant la vérité, pensa tout haut le pauvre joueur d’orgue.

— Quant à perdre dans ce cas-là, poursuivit Polyte dont l’éloquence s’échauffait, — ça ne s’est jamais vu… au grand jamais !… Et réfléchis donc un petit peu, mon bonhomme… quand la mère Regnault s’éveillera demain matin, et qu’elle verra de l’argent sur la table de nuit, comme elle sera contente !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! si ça se pouvait !…

— Comme elle joindra ses mains, la pauvre vieille femme !… comme elle remerciera le bon Dieu !

Le souffle de Jean s’embarrassait dans sa poitrine, tant il était puissamment ému à l’idée de cette joie.

— Tu seras auprès de son lit, toi, poursuivit encore Polyte ; tu te cacheras dans quelque coin… tu la regarderas pleurer et rire.

Jean avait de grosses larmes sur sa joue.

— Et puis, acheva Polyte, tu t’approcheras petit à petit, bien doucement, sur la pointe des pieds, tu iras te mettre auprès de son chevet… elle t’embrassera !… comme vous serez heureux !…

Jean posa ses deux mains sur sa poitrine qui haletait.

— Ma mère ! murmura-t-il, ma pauvre bonne mère !… oh ! tu ne voudrais pas me tromper, Polyte… Je te crois et je veux suivre tes conseils.

Le dandy frappa dans ses mains, comme s’il eût remporté une grande victoire ; il mit le bras de Jean sous le sien et l’entraîna vers la place de la Rotonde.

— Ce n’est pas malheureux, dit-il en changeant de ton ; allons chercher l’argent bien vite et menons la chose en deux temps !

Il ne leur fallut pas plus d’une minute pour descendre la rue de la Petite-Corderie et gagner l’allée étroite qui conduisait à la pauvre demeure des Regnault.

— Monte, dit Polyte, et dépêche-toi… moi, je vais l’attendre ici…

Le joueur d’orgue entra précipitamment dans l’allée, et Polyte se mit à faire les cent pas devant la porte.

En traversant la cour, Jean ne donna pas même un regard aux fenêtres de Hans Dorn, tant il était absorbé par l’espoir qu’on venait de faire naître en lui. — Il y avait de la lumière chez Hans Dorn ; les rideaux de grosse mousseline retombaient le long des carreaux et laissaient voir les chambres éclairées.

Sur ce fond demi-transparent, quelques ombres venaient se dessiner tour à tour : on aurait pu distinguer aisément la silhouette mignonne de Gertraud et la taille plus déliée d’une autre femme.

Il y avait un homme avec elles. Pour être bien certain que ce n’était point le bon marchand d’habits Hans Dorn, il n’y avait qu’à regarder l’ombre projetée sur le rideau.

Cette ombre reproduisait une taille fine et hardie, une tournure de charmant cavalier.

Jean ne vit rien de tout cela ; il monta quatre à quatre les marches vermoulues de l’escalier, et se trouva bientôt devant la porte de sa mère.

La porte ne fermait qu’au loquet ; mais Jean s’arrêta, comme s’il n’eût point osé franchir le seuil.

En quittant Polyte, il était tout feu ; quelque chose le poussait en avant ; il y avait en lui de la foi et de l’enthousiasme ; mais les quelques secondes employées à traverser l’allée et la cour avaient suffi pour le refroidir. Au lieu de pousser la porte, il demeura longtemps immobile sur l’étroit palier, une main mystérieuse l’attirait en arrière ; il doutait. Pour la première fois de sa vie, il s’effrayait à la pensée de voir sa mère et son aïeule.

Quand il souleva enfin le loquet, ce fut avec cette brusquerie de l’homme qui brûle ses vaisseaux et met un voile volontaire sur sa conscience.

Il entra. La grande chambre nue était éclairée par les restes d’une chandelle qui achevait de consumer sa mèche longue et inclinée. Les trois quarts de la pièce étaient dans l’ombre ; la lueur, faible et inégale, s’absorbait dans les murailles sombres. Çà et là seulement, un objet dont la forme ne se distinguait point sortait vaguement de la nuit.

Quand la cendre amassée au bout de la mèche venait à tomber d’elle-même, la chandelle, ranimée pour un instant, jetait quelques éclairs plus vifs ; l’œil cherchait alors quelque chose et ne trouvait rien. C’était le vide, l’indigence arrivée à son période suprême. On avait tout vendu, pièce à pièce : il ne restait plus que la serpillière grise de la fenêtre et la couverture amincie qui s’étendait sur le grabat.

En entrant, le joueur d’orgue n’entendit aucun bruit dans la chambre. Un instant, il put croire que la maison était déserte ; mais son regard, qui s’était tourné tout de suite vers le lit, distingua, aux lueurs mourantes de la chandelle, une masse sombre et confuse qui tranchait sur le blanc de la couverture.

Il s’approcha sur la pointe des pieds. À mesure qu’il approchait, son oreille saisissait le bruit de deux respirations pénibles et oppressées.

— Elles dorment, se dit-il, — toutes deux… je vais pouvoir !…

Il redoubla de précaution et parvint jusqu’au grabat, sans avoir fait le moindre bruit.

La masse noire, aperçue de loin, était un groupe immobile et endormi, composé de l’aïeule et de sa bru Victoire.

La vieille femme était à moitié couchée sur la couverture, ses pieds pendaient en dehors du lit ; sa tête se renversait sur l’oreiller. Elle sommeillait, les yeux entr’ouverts et la bouche béante.

Ce n’était point du repos, mais une sorte d’insensibilité lourde que secouaient à l’improviste de douloureux tressaillements.

La mère Regnault n’avait point changé son costume des grands jours ; elle était revenue de l’hôtel de Geldberg, épuisée et presque anéantie ; elle s’était assise sur son lit et n’en avait point bougé.

Aux questions tendres et pieuses de Victoire, elle avait répondu par un silence morne. Une seule fois sa bouche s’était ouverte : ç’avait été pour adresser à Dieu une prière où était mêlé le nom de son fils.

Elle n’avait point raconté ce qui s’était passé à l’hôtel ; elle n’avait point dit la dureté barbare de Jacques ; elle avait voulu cacher son martyre.

Durant cette longue soirée, ses yeux éteints n’avaient pas trouvé une larme.

Maintenant que la fatigue l’avait vaincue, son sommeil ressemblait à la mort.

Ses traits vieillis et tirés gardaient, parmi l’anéantissement de son être, leur expression de navrante angoisse. Sa pâleur avait des teintes plombées ; ses paupières perdues dans leurs orbites creuses, semblaient attendre la main chrétienne qui ferme les yeux des cadavres.

Son souffle, faible, sifflait tout bas dans sa gorge ; ses cheveux blancs s’échappaient de son bonnet et mêlaient leurs mèches autour de sa face amaigrie.

Auprès d’elle, Victoire était agenouillée sur la terre ; sa tête s’appuyait contre la couverture que ses larmes avaient baignée.

Le sommeil l’avait évidemment surprise au milieu de son devoir pieux ; elle avait dû s’interrompre à moitié d’une consolation entamée, en voyant la mère Regnault succomber enfin à la fatigue ; puis elle n’avait plus osé bouger, de peur de troubler ce sommeil qui était une trêve aux douleurs de la pauvre aïeule.

On ne voyait point son visage qui s’appuyait à la couverture ; ses mains, qui pendaient sous elle, restaient jointes et gardaient l’attitude de la prière.

C’était un tableau triste et tout plein de désolation. Le visage de Victoire n’avait pas besoin de parler ; sa pose seule semblait dire toute l’immensité de sa détresse.

Quant à la vieille femme, la lumière jouait dans les rides de sa face et montrait son agonie.

Jean s’était arrêté à deux pas du lit ; il voyait tout cela ; il avait le cœur brisé.

En ce moment, il oubliait le motif de sa venue et ne savait plus que Polyte l’attendait au dehors.

Il ne savait plus rien ; sa pensée s’arrêtait ; ce désespoir muet et sans bornes agissait sur lui comme une contagion.

Il tomba sur ses genoux au côté de sa mère. Machinalement, sa tête brûlante voulut se cacher dans les couvertures ; mais il se redressa en frissonnant : son front avait touché l’humidité froide des larmes…

Il se remit debout et chercha ses idées dans son cerveau. La conscience de ce qu’il allait faire lui revint, et il se pencha au-dessus du lit pour têter la robe de l’aïeule.

Victoire s’agita faiblement dans son sommeil, et sa poitrine courbée rendit un soupir.

Jean recula épouvanté.

— Mon Dieu ! murmura-t-il en pressant son cœur à deux mains, — comme je tremble !… est-ce donc un crime que je vais commettre !…

Il baissa la tête et resta un instant immobile.

Puis il reprit, comme pour se forcer à oser :

— Il le faut !… elles souffrent trop !… Il n’y a que moi au monde pour les secourir !…

Il fit un pas en avant, mais il se ravisa tout à coup et tourna la tête vivement vers le coin le plus obscur de la chambre.

— Geignolet… pensa-t-il.

Au lieu de s’approcher du lit, il traversa la pièce et gagna l’angle où l’idiot dormait d’ordinaire.

Il n’y avait personne sur le maigre matelas qui lui servait de couche.

— Geignolet n’est pas là ! pensa Jean ; elles dorment toutes deux !… mon Dieu, est-ce vous qui m’ouvrez cette voie, et vais-je les sauver !…

En ces moments d’émotion profonde, l’âme, plus naïve, cherche partout des augures. Jean se disait que le Ciel aplanissait les obstacles au-devant de lui, et il prenait espoir.

Il revint vers le grabat, et chercha de nouveau dans les plis de la robe de l’aïeule la poche où devait se trouver la petite bourse de Gertraud.

Quoique son intention fût pure et bonne, sa main tremblait toujours. Ceux, qui l’eussent aperçu en ce moment, l’auraient pris pour un malfaiteur.

Son émotion le rendait maladroit ; il chercha longtemps. Pendant qu’il cherchait, le moindre mouvement de sa mère ou de son aïeule mettait le comble à son trouble et lui donnait envie de fuir.

Malgré ses précautions infinies, la vieille femme sentait en quelque sorte sa présence, car elle commençait à s’agiter et ses lèvres remuaient.

Le joueur d’orgue épiait ces signes d’un prochain réveil et il se hâtait ; plus il se hâtait, plus ses mains embarrassées se perdaient dans les plis de la robe.

Dans le sentiment qu’il éprouvait, il y avait de vagues craintes et comme un remords ; la colère impatiente vint s’y mêler. De grosses gouttes de sueur mouillaient ses tempes.

Au moment où il commençait à désespérer, sa main sentit une ouverture dans l’étoffe de la robe, et toucha l’or convoité à travers les mailles de la bourse de soie.

Il tenait sa proie ; mais il ne pouvait s’en saisir encore : une des extrémités de la bourse était en effet engagée sous le corps de la vieille femme, et il fallait l’en arracher.

C’était un travail de patience. Jean se prit à tirer doucement, doucement ; la bourse ne cédait point, et l’aïeule allait s’éveiller.

Sa tête roulait sur l’oreiller, tandis que des paroles inintelligibles tombaient déjà de sa lèvre.

Ses bras allaient dans le vide ; on eût dit qu’ils cherchaient à presser un être cher.

— Mon fils ! mon fils !… murmura-t-elle enfin d’une voix étouffée, — ne me tue pas… je suis ta mère !

Jean ne savait trop si ces paroles s’appliquaient à lui ; sa tête se perdait, il sentait qu’il n’avait plus qu’un instant, et il tirait plus fort.

— Mon fils ! oh ! mon fils ! disait la vieille femme en s’agitant et en pleurant dans son rêve ; — je t’en prie, laisse-moi mon dernier espoir !

Jean n’avait plus guère de courage, parce qu’il appliquait ces mots aux cent vingt francs de la bourse.

Un coup d’œil jeté sur la figure de l’aïeule lui démontra suffisamment qu’elle n’était pas éveillée ; il essaya un dernier effort et la bourse vint, mais cela fit un choc. La vieille femme se dressa en sursaut.

— Jacques !… s’écria-t-elle.

Le joueur d’orgue prenait la fuite, il était à cinq ou six pas du lit déjà.

— Je n’ai pas rêvé, poursuivit madame Regnault, en secouant le bras de sa bru ; — mes yeux n’y voient plus guère, mais j’entends les pas d’un homme… Victoire ! Victoire !

Victoire leva la tête à son tour.

Mais, en ce moment, Jean passait auprès de la chandelle ; il souffla dessus : la nuit se fit dans la chambre.

— Qui est là ? s’écria Victoire. Est-ce toi, Jean ?

Le joueur d’orgue ne répondit point, passa la porte, et descendit l’escalier en courant.

Polyte l’attendait en sifflant un air à roulades. Jean le rejoignit et s’appuya contre la muraille, parce que son émotion l’accablait.

— Voici les cent vingt francs de la mère Regnault, prononça-t-il lentement et d’une voix éteinte. — C’est tout ce qui lui reste en ce monde… et c’est ma vie !… car je les ai volés, Polyte, et si je perds je me tuerai !…



CHAPITRE VIII.

CHEZ HANS DORN.

Mais Polyte n’était plus à l’unisson. Il avait froid aux pieds, et l’émotion qui l’avait surpris à la vue de la douleur de son ancien camarade s’était changée en mauvaise humeur, pendant qu’il l’attendait les pieds dans la boue.

Il fit un moulinet avec sa canne, et haussa les épaules d’un air dédaigneux.

— Tout ça dépend des tempéraments, dit-il ; — moi, je pourrais bien perdre cinq cents millions de milliards de pistoles, sans songer à passer l’arme à gauche, comme disent les anciens militaires… je suis un beau joueur !… Mais il ne s’agit pas de cela… tout ce que nous avons fait, vois-tu, c’est des bêtises… et si tu te repens d’avoir pincé les cent vingt points, ça se trouve joliment bien, mon petit.

Jean le regarda d’un air étonné.

— Oui, reprit Polyte avec une froideur croissante : j’ai réfléchi… Ça ne va plus… Mettons que je n’ai pas parlé.

— Je ne te comprends pas, murmura Jean.

— Ça se peut… Moi je m’entends… Quand je t’ai vu comme ça, mon bonhomme, la larme à l’œil et blanc comme un linge, je ne peux pas te dire, moi, ça m’a fait un bête d’effet… Ma parole, j’ai cru que j’allais pleurer.

— Et maintenant, interrompit Jean ; tu n’as plus déjà pitié de moi ?…

— Parole d’honneur ! ce n’est pas vrai, s’écria Polyte en se réchauffant un peu ; — je donnerais tout ce que j’ai pour te tirer d’affaire… et même j’emprunterais si j’avais du crédit.

Il s’arrêta pour tâcher de s’asseoir sur la pomme de sa canne.

— Mais je n’ai pas de crédit, ajouta-t-il brusquement : que veux-tu faire ?

— Tu parlais d’une maison de jeu… dit le joueur d’orgue en hésitant.

— C’est vrai… je ne suis pas à l’abri d’une sottise.

— Tu ne veux plus ?

— Mon fils, tout en croquant le marmot dans ces lieux solitaires, je me suis lâché un petit bout de méditation… il faut bien tuer le temps… Quand j’ai eu réfléchi mon content, je me suis dit : Polyte, vous êtes un grand niais… et voilà !

Jean comprenait de moins en moins.

— Je ne me suis pas mâché ça, continua le lion du Temple ; le fin mot, vois-tu, c’est qu’il n’y a pas moyen…

Tout à l’heure, Jean hésitait devant l’expédient proposé comme devant un crime, volontiers eût-il fait un pas en arrière. Maintenant qu’on lui barrait la route, la rage d’avancer le prenait. Tout homme est ainsi fait.

Cette maison de jeu, qui lui causait naguère tant de frayeur, il la convoitait maintenant avec une envie passionnée ; il voulait jouer à toute force, il n’avait plus peur de perdre.

Il semblait qu’on lui arrachait une chance certaine de salut.

— Et pourquoi n’y a-t-il pas moyen ? dit-il en se redressant avec vivacité.

— Tenez ! tenez ! grommela Polyte, le petit mordait tout de même… Ne vas pas me manger, mon bonhomme, ajouta-t-il tout haut ; — ce n’est pas moi qui suis la cause de cela.

— Mais pourquoi ?… dis donc pourquoi ? répétait le joueur d’orgue avec dépit et colère.

— Il est étonnant qu’un homme comme moi, répliqua Polyte d’un ton de suffisance, — ayant l’habitude de la société, n’ait pas pensé à la chose du premier coup… le fait est qu’il y a plusieurs raisons, mon pauvre Jean… Avec de l’aplomb tu pourrais entrer, quoique blanc-bec, car il n’y a pas de sergents de ville pour demander des extraits de naissance… mais c’est tous gens soignes et comme il faut dans ces endroits-là… Ta veste de velours et ta casquette ne seraient pas de mise.

Jean baissa la tête, cette objection lui parut accablante.

— Mon Dieu ! mon Dieu !… murmura-t-il, est-il possible d’être arrêté par une chose comme ça !

— C’est dur ! répliqua le dandy, — mais que veux-tu ? sans tenue, on ne passe nulle part.

Jean tourmentait de la main son front brûlant ; il était tout prêt à pleurer de rage.

— Là-dessus, mon bonhomme, reprit Polyte, je vais te souhaiter meilleure chance et m’évanouir.

— Reste encore un peu !… s’écria Jean avec prière.

— Je resterai tant que tu voudras, mon fils… mais ça ne sert à rien et ça ne m’amuse guère… À ta place, j’aimerais mieux accepter un verre de kirsch que de me désoler à vide… Quand on ne peut pas, que diable ! on ne peut pas…

La tête de Jean se releva tout à coup.

— J’ai trouvé ! s’écria-t-il avec une figure radieuse.

— Qu’as-tu trouvé ?

— J’ai trouvé le moyen d’avoir une tenue.

— Ah ! bah !

— Tu vas voir… tout ce qu’il y a de mieux !

Jean ne se possédait pas de joie. Il avait oublié le malheur de sa famille ; l’avenir lui souriait ; il voyait des tas d’or, une vieillesse heureuse pour sa grand’mère. Il voyait sa mère dans une bonne boutique et un habit neuf sur le dos de Geignolet. Et il lui restait encore assez d’argent pour épouser sa gentille Gertraud, dont la pensée ne le quittait jamais.

Que de bonheurs !…

Il prit la main du dandy et la serra entre les siennes avec transport.

— Mon bon Polyte, dit-il, attends-moi seulement un petit quart d’heure.

Le lion fit une grimace d’invincible répugnance.

— Je t’en prie ! insista Jean, qui craignait un refus.

— Je t’attendrai quinze jours s’il le faut, répliqua Polyte ; mais pas ici… Quelqu’un pourrait passer et dire à Joséphine que je fais le loup-garou… ça nous occasionnerait des malentendus… Fais tes affaires, prends ton temps et viens me rejoindre à l’estaminet de l’Épi-Scié, à côté du Cirque.

— C’est entendu, dit Jean, qui eût été le rejoindre aux antipodes ; — à bientôt !

— À bientôt.

Le dandy tira les pattes de son gilet, remonta sa cravate et assura son chapeau sur sa grosse chevelure ; cela fait, il prit la route du boulevard, en tendant le jabot, en effaçant les coudes et en se donnant toutes sortes de grâces.

Jean rentra précipitamment dans l’allée et traversa la cour une seconde fois ; mais au lieu de prendre l’escalier de sa mère, il tourna sur la droite et se dirigea vers le logis de Hans Dorn.

— Si son père pouvait être sorti ! murmurait-il en grimpant lestement ; — mais je parie qu’il va être sorti ! j’ai du bonheur, ce soir !

Il arriva devant la porte du marchand d’habits et frappa trois petits coups, qui d’ordinaire étaient un signal entre lui et Gertraud.

Personne ne lui répondit.

Pourtant il avait vu des lumières aux fenêtres en passant par la cour. Le logis n’était pas abandonné.

Quand un homme timide se prend à éprouver un accès de hardiesse, rien ne refroidit sa vaillance comme ces retards vulgaires qui suspendent durant des heures un honnête homme au cordon d’une sonnette.

Tel solliciteur oublie son discours d’entrée en ces perfides moments ; tel autre perd d’avance son sourire : après trois coups de sonnette, l’homme le plus brave cherche en vain son aplomb disparu.

Jean avait frappé avec confiance ; mais à mesure qu’il attendait en vain la réponse, sa confiance tombait, son front se rembrunissait, sa timidité naturelle reprenait le dessus.

Hans Dorn pouvait être à la maison ; Gertraud était peut-être couchée.

Jean se sentit venir la chair de poule en songeant que c’était peut-être le marchand d’habits lui-même qui allait lui ouvrir la porte.

Et il n’osait point redoubler son appel.

Pendant qu’il hésitait à frapper une seconde fois, son oreille tendue cherchait à deviner ce qui se passait à l’intérieur de la maison.

Il entendait bien quelque chose au delà de la porte : c’était comme le double murmure d’un intime et discret entretien ; mais à la traverse dû ce bruit, un autre bruit venait qui empêchait Jean de conjecturer, ou du moins d’être sûr.

Cet autre bruit arrivait on ne savait d’où ; il était faible, il était sourd, il ne cessait jamais.

Jean habitait la maison depuis son enfance, et il ne connaissait aucun métier qui pût produire ce son persistant et continu.

S’il avait été dans le voisinage d’une prison, il aurait cru entendre quelque condamné grattant la maçonnerie de sa cellule et tâchant de percer un mur.

Ses yeux ne pouvaient point venir en aide à ses oreilles. L’étroit palier qui précédait la demeure de Hans était plongé dans une obscurité complète. — Le bruit continuait. Il y avait des instants où Jean croyait qu’en étendant la main il allait saisir ce travailleur nocturne qui minait la muraille.

D’autres fois, il ne savait plus d’où partait le son ; il ne savait plus ce qu’était le son. — La nuit, on entend parfois de ces mystérieux murmures qu’on ne peut expliquer ni définir. Dix-neuf fois sur vingt, ils ont la cause la plus naturelle du monde ; mais celui qui les écoute et qui cherche à deviner fait presque toujours appel à son imagination. C’est alors tout un roman bâti à la minute sur la pointe d’une aiguille.

Le lendemain matin, le roman s’évanouit, le drame s’affaisse. C’était une girouette qui tournait, une porte mal close qui battait au vent, un chien qui grattait, un épicier trop âpre à la besogne qui avait choisi l’heure effrayante de minuit pour casser un pain de sucre en petits morceaux…

Jean n’était point dans cette situation tranquille qui permet à l’esprit de faire la chasse aux hypothèses, mais ce bruit l’intriguait malgré lui et presque à son insu. Il fit le tour du palier ; il tâta partout la muraille et ne trouva rien.

Il n’y avait personne. Si le son venait d’une source terrestre, il avait lieu chez Hans Dorn lui-même ou dans un petit bûcher noir appartenant également au marchand d’habits.

Et au fait, on disait que le père Hans avait beaucoup d’argent chez lui pour un homme de sa sorte. — Peut-être creusait-il une cachette pour son trésor.

Jean avança la main dans l’ombre pour tâter la porte du bûcher ; elle lui sembla solidement fermée en dedans…

Ce bruit, quel qu’il fût, avait commencé bien avant l’arrivée de Jean Regnault, mais lorsqu’il s’était fait entendre pour la première fois, il n’y avait nulle oreille ouverte pour le saisir.

Hans Dorn était sorti depuis la brune, et sa fille, la jolie Gertraud, avait bien autre chose à faire vraiment qu’à écouter les rats travaillant dans le vieux mur.

Elle donnait soirée. Son père lui avait dit d’aimer Franz et de le servir : elle suivait ces recommandations en conscience.

C’était bien Franz que Petite avait aperçu deux heures auparavant, traversant la place de la Rotonde, et se glissant dans l’allée sombre du marchand d’habits.

Franz voulait voir Gertraud. Il avait bien des choses à lui dire. Il avait tout un chapitre bizarre à joindre à son fantastique récit du matin. La joie débordait dans le cœur de Franz. Le roman de sa destinée marchait ; il était presque fou à force d’espoir ; il lui fallait un confident.

Et puis, quelques paroles échangées le matin avec Gertraud, tandis que le père Hans cherchait le fameux paquet d’habits, avaient ouvert à notre jeune homme tout un nouvel horizon.

Gertraud connaissait Denise ; elle semblait l’aimer. Et combien Gertraud avait gagné dans l’esprit de Franz depuis qu’il savait cela ! Comme il la trouvait meilleure et plus jolie ! Comme il l’aimait sincèrement et d’un amour de frère !

Denise et lui étaient séparés depuis que son expulsion de la maison de Geldberg l’avait éloigné de ces riches salons, dont la porte s’entr’ouvrait pour lui autrefois. Il n’avait plus aucun moyen d’approcher mademoiselle d’Audemer. La veille, dans ce moment solennel où il se croyait sûr de mourir, il avait été obligé, pour lui adresser un dernier adieu, de prendre un de ces moyens romanesques qui n’aboutissent à rien d’ordinaire, sinon à compromettre la femme aimée. Sans cette circonstance du duel, Franz n’aurait jamais essayé de cette voie téméraire où tout le danger était pour Denise. Il était entreprenant ; mais malgré l’étourderie de son âge et de son caractère, il avait la délicatesse des belles âmes : il eût reculé toujours devant une tentative périlleuse pour celle qu’il aimait.

Maintenant Denise lui avait donné des droits. Il gardait comme un trésor, tout au fond de son cœur, l’aveu cher de la jeune fille.

Mais entre elle et lui, les mômes obstacles subsistaient toujours. La porte de madame la vicomtesse d’Audemer était fermée pour Franz, aujourd’hui aussi bien que la veille. Il n’avait aucun moyen de voir Denise, et cette entrevue si charmante devant la porte de l’hôtel, et ce baiser accordé, dont le souvenir le faisait frissonner d’aise, tout cela semblait devoir aboutir à la peine d’une longue séparation, d’une séparation qui pouvait n’avoir point de terme.

Si Franz n’avait pas rencontré la petite Gertraud, dont le gai sourire lui était comme un augure de bonheur, il eût douté de l’avenir.

Sa situation avait bien changé depuis la veille : il le croyait du moins ; son cœur était plein d’espoirs fougueux et presque insensés. Il rêvait pour lui, pauvre orphelin, ignorant jusqu’au nom de son père, la noblesse et la fortune, il se voyait sur le point de percer l’obscur secret qui environnait sa vie.

Mais ce n’étaient que des espoirs, et en attendant, il aimait Denise avec passion. L’idée de ne plus la voir le navrait. Maintenant qu’elle lui avait montré le fond de son cœur, il ne pouvait se faire à l’idée d’être séparé d’elle.

C’était Gertraud qui devait le tirer de cette peine. Il ne l’avait vue que deux fois encore, mais les circonstances que Franz appelait un hasard avaient serré leur liaison d’une manière imprévue. Sans chercher à sonder la source de ce sentiment, Franz comptait sur Gertraud comme sur une vieille amie. Il n’expliquait point la confiance qu’il avait en elle ; il avait foi ; il croyait au dévouement de la jeune fille. Il y croyait jusqu’à placer sur cette chance fragile tous ses espoirs d’avenir.

Et il venait vers elle lui dire tout son cœur ; et il était heureux par avance, rien qu’à la pensée de ce qu’il allait confier et de ce qu’il allait apprendre.

Pourtant il n’y avait rien eu de nouveau entre lui et la jolie fille de Hans Dorn. Quelques paroles rapides, échangées tout bas, à la suite desquelles il avait dit : Je reviendrai…

En était-ce assez pour que Gertraud pût savoir tout ce que Franz espérait d’elle ?

Peut-être. — Franz ne doutait de rien et il ne s’était jamais senti si joyeux.

Quand il monta l’escalier de Hans Dorn, il y avait longtemps déjà que le marchand d’habits était sorti sans dire à sa fille où il se rendait. Gertraud était seule dans la chambre d’entrée. Le bruit mystérieux entendu par Jean Regnault sur le carré n’avait pas encore commencé.

Gertraud brodait, suivant son habitude. Elle était assise auprès d’une petite table qui supportait sa lampe et tous les menus ustensiles nécessaires à son ouvrage. Mille pensées riantes ou mélancoliques se succédaient en elle et mettaient leur reflet tour à tour sur son gentil visage.

Elle n’avait pas revu Jean depuis le matin. Le plus souvent elle songeait à lui ; ses traits prenaient alors une expression attendrie. Elle aimait Jean d’un amour sérieux, profond, sincère, — et Jean était si malheureux !

Mais elle avait seize ans. La tristesse ne s’obstine point à cet âge et s’enfuit au premier vent de gaieté. Elle croyait d’ailleurs que les cent vingt francs, fruit de son économie, auraient suffi à la mère Regnault pour apaiser ceux qui la poursuivaient.

De temps en temps, sur son front qui s’inclinait, rêveur, un rayon vif passait. Sa tête se relevait. Un éclair souriant s’allumait dans son œil.

C’était bien alors la petite espiègle que nous avons vue aux premiers chapitres de cette histoire, la joyeuse et bonne fille, au cœur ouvert, à l’âme franche ; c’était encore la malicieuse enfant, amante du rire et guettant la joie au passage.

En ces moments où son front s’éclairait, où ses yeux brillaient et jetaient leur voile de mélancolie, son regard se portait toujours vers la porte d’entrée. Elle attendait quelqu’un, et ce quelqu’un tardait au gré de son impatience.

Enfin elle entendit un pas dans la cour, puis dans l’escalier.

— Je savais bien !… murmura-t-elle en souriant avec triomphe.

Jusqu’alors, elle n’avait point eu l’idée de chanter ; mais cri ce moment elle activa sa broderie et entama un couplet au hasard.

On frappa. Elle continua de chanter.

On frappa plus fort.

— Petite Gertraud, dit en même temps une voix de l’autre côté de la porte, — je vous entendrai bien mieux quand vous aurez ouvert.

La jeune fille s’interrompit en un éclat de rire.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle sans se lever encore.

La voix du dehors prit un accent piteux et en même temps moqueur.

— Mam’selle Gertraud, répondit-elle, je suis le pauvre Jean votre voisin, et je viens…

— Chut ! s’écria la jeune fille, qui se leva rougissante.

— Je veux bien me taire, reprit encore la voix ; mais, si vous n’ouvrez pas, je vous joue la Parisienne sur mon orgue de Barbarie !

Gertraud ne riait plus. Son front était pourpre. Il y avait dans ses yeux une étincelle de colère.

Elle ouvrit cependant. Franz fit son entrée ordinaire et la baisa sur les deux joues à la fois, en riant de son mieux.

Gertraud se recula toute sérieuse.

— Mon père n’est pas là, monsieur, dit-elle.

— Tant mieux ! s’écria Franz, qui referma la porte ; — mon ami Hans serait de trop entre nous deux ce soir, petite Gertraud… nous avons tout plein de secrets à nous dire.

— Pas moi, du moins, répliqua la jeune fille qui baissait les yeux et dont le joli visage gardait une expression de rancune.

— Vrai ?… dit Franz désappointé.

— Bien vrai, monsieur.

Franz perdit son sourire et resta devant elle les bras pendants.

Gertraud s’était assise et avait repris sa broderie. Elle semblait tout à son travail.

Franz était muet ; il y eut un long silence.

Au bout d’une grande minute, la jeune fille souleva imperceptiblement la soie de ses beaux cils, et glissa un regard oblique vers son compagnon.

Le pauvre Franz avait l’air bien triste, et cela contrastait péniblement avec sa récente gaieté. Le regard de Gertraud, qui était d’abord sournois et hostile, se radoucit par degrés insensibles.

Mais elle ne parla point encore.

— Vous ne l’avez donc pas vue ?… murmura Franz.

— Non, monsieur, répondit Gertraud, qui baissa les yeux sur sa broderie, avec le parti pris d’être impitoyable.

Franz poussa un gros soupir.

Il y eut un nouveau silence.

Au bout d’une autre minute, Gertraud releva une seconde fois ses longs cils. Franz avait la tête inclinée ; ses impressions soudaines et vives, comme celles d’un enfant, exagéraient tout ; il était désespéré.

La jeune fille eut pitié cette fois ; sa voix redevint douce et bonne.

— Aussi, murmura-t-elle avec un petit reste de rancune, pourquoi vous moquez-vous de Jean Regnault ?…

La figure de Franz s’éclaira.

— Vous l’avez vue, s’écria-t-il, et c’est pour vous venger que vous avez dit tout cela !

— Non, monsieur ; il ferait beau vraiment prendre tant de peine pour un méchant !

— Gertraud ! ma petite Gertraud ! supplia Franz ; — n’est-ce pas que vous l’avez vue ?

— On serait bien payée, monsieur, si l’on s’occupait de vos affaires !

— Mon Dieu ! s’écria Franz, qui aurait passé par le trou d’une aiguille ; — ce pauvre Jean !… ce bon Jean !… mais je l’aime, moi, savez-vous bien… Gertraud ! en grâce, dites-moi, si vous l’avez vue !

— Vous ne vous moquerez plus de lui ?

— Sur mon honneur jamais !… Ah ! si Denise m’aimait seulement la moitié autant que cela !…

Franz prononça ce souhait les mains jointes et les yeux au ciel.

Le sourire de Gertraud était tout à fait revenu.

— Je ne sais pas si on vous aime, dit-elle ; mais on était bien triste quand je suis arrivée ; on avait les yeux rouges de larmes… Quand j’ai parlé de vous, on a pâli… Quand j’ai dit que vous étiez sauvé, on m’a embrassée et l’on a joint ses jolies petites mains blanches pour remercier Dieu en pleurant…



CHAPITRE IX.

LA FÉE.

Franz riait ; Franz pleurait ; Franz couvrait de baisers la main de Gertraud.

— Et vous me cachiez tout cela ! dit-il d’une voix qui voulait être gaie, mais qui tremblait ; — oh ! méchante ! méchante !…

— Vous vous étiez moqué au pauvre Jean… murmura Gertraud.

— Parlez-moi d’elle encore, reprit Franz insatiable ; — dites-moi tout, maintenant que nous avons fait la paix !

Il alla chercher une chaise et s’assit auprès de la jolie brodeuse.

— Oh oui ! reprit Gertraud, elle vous aime bien, la pauvre demoiselle ! et si l’on se moquait de vous devant elle, je crois qu’elle vous défendrait mieux encore que je ne sais défendre Jean Regnault… Quand elle est entrée dans la chambre où je l’attendais, j’ai eu peur tant je l’ai trouvée changée !… Il y avait quelque chose d’égaré dans ses yeux… Au lieu de venir à moi comme d’ordinaire, car elle est toujours si affable et si bonne ! elle se jeta dans un fauteuil et couvrit son visage de ses mains.

« J’avais les larmes aux yeux, monsieur Franz, à entendre les sanglots qu’elle voulait étouffer…

» — Votre servante, mademoiselle Denise, — lui dis-je, je viens pour la broderie…

» Elle ne m’écoutait pas. Je m’approchai d’elle bien doucement, et je m’assis sur un coin de chaise, à ses côtés.

» Et je repris tout bas :

» — Ne voulez-vous point m’en tendre, ma chère demoiselle Denise ?… je voudrais tant vous consoler et vous voir joyeuse.

» — Joyeuse ! répéta-t-elle ; oh ! ma pauvre Gertraud !… si tu savais !

» Elle me regarda en disant cela, et ses mains cessèrent de couvrir son visage… On eût dit que des années de chagrin avaient pesé sur son front. Moi qui l’avais vue, la veille, si joyeuse et si belle, je ne la reconnaissais plus… Oh ! monsieur Franz, il faut l’aimer bien et l’aimer toujours… »

Franz prit la main de Gertraud et la mit sur son cœur qui sautait dans sa poitrine. — La jeune fille sourit.

— Je ne savais comment faire, poursuivit-elle, car il y avait une vieille domestique qui allait et venait dans la chambre voisine… pourtant je ne pouvais la laisser souffrir ainsi.

» Je pris sa main qui était toute froide et que je réchauffai entre les miennes.

» Je sais pourquoi vous pleurez, dis-je ; — il devait se battre en duel ce matin.

» Sa prunelle morne s’anima pour exprimer de l’étonnement.

» — De qui parlez-vous, Gertraud ? murmura-t-elle.

» Je me penchai sur sa main et je la baisai longtemps pour ne point l’embarrasser de mon regard, au moment où elle allait rougir…

» Je pris mon grand courage et je répondis :

» — Je parle de M. Franz.

» Sa main trembla légèrement dans la mienne ; je me gardai de relever les yeux.

» Je sentis qu’elle s’inclinait vers moi. Son bras libre entoura mon cou ; elle m’attira jusque sur son sein qui battait comme bat votre cœur…

» — Gertraud, Gertraud ! murmura-t-elle, nous étions amies dans notre enfance, et je vous ai toujours gardé mon affection…

» Elle s’arrêta ; je crus l’avoir offensée.

» Mais au moment où j’allais relever la tête, une larme brûlante tomba sur mon front.

» — Dites-moi tout, reprit-elle, je ne sais pas comment vous m’avez devinée ; mais c’est bien vrai, mon Dieu ! je l’aimais !… oh ! je l’aimais, et je n’aimerai jamais que lui !

» — Dieu merci ! ma chère demoiselle, m’écriai-je en relevant la tête cette fois, — pour entendre ce que vous venez de dire, je suis bien sûre que M. Franz se battrait encore demain matin de grand cœur ! »

— Vous êtes un bon petit ange, Gertraud, interrompit Franz, qui trépignait sur sa chaise ; — et que fit Denise ?

— Elle n’osa pas comprendre tout de suite, poursuivit la jeune fille, tant elle avait peur de se tromper !… peu à peu, tandis qu’elle m’interrogeait timidement du regard, une nuance rose revenait à sa joue… cela me réchauffait le cœur.

» Je la regardais en souriant et je devinais la question qui se pressait sur sa lèvre.

» — Ma chère demoiselle, dis-je, et je n’ai jamais prononcé une parole avec tant de plaisir, — j’ai vu M. Franz depuis son duel.

» — Il vit ?… s’écria-t-elle.

» Puis elle ajouta précipitamment :

» — Et n’est-il point blessé ?

» Après ma réponse, elle demeura un instant silencieuse et recueillie ; elle avait les mains jointes, elle remerciait Dieu.

» Si vous saviez, monsieur Franz, comme elle était belle !…

» Je lui dis alors ce que je connaissais de votre duel ; je lui dis qu’elle était votre unique pensée, et que si j’étais venue, c’était sur votre prière…

» Elle était heureuse. À mesure que je parlais, je voyais de fraîches couleurs revenir à sa joue ; la trace des larmes récentes s’effaçait autour de ses beaux yeux.

» Sa joie était celle d’un enfant. Elle m’embrassait comme si j’eusse été sa sœur. Elle admirait ma broderie. Elle trouvait l’air doux, le ciel brillant…

» Tout lui servait de motif à se montrer contente !

» Puis, tout à coup, son front se rembrunit légèrement.

» — Mon pauvre frère ! murmura-t-elle ; il est arrivé de ce matin et je ne l’ai pas encore embrassé… mon Dieu ! cette crainte me rendait folle…

» Elle me quitta pour réparer le temps perdu auprès de son frère, et lui payer sa dette de caresses. »

— Et en partant, demanda Franz, elle n’a rien dit pour moi ?

Gertraud se retint de rire et prit un petit air scandalisé.

— N’est-ce donc pas assez, monsieur ? dit-elle.

— Oh ! si, répliqua Franz, que de grâces j’ai à vous rendre, Gertraud, ma bonne petite sœur !

Pendant tout le récit de la jeune fille, Franz était resté silencieux. Une émotion profonde et sérieuse avait remplacé le caractère sémillant et léger de son visage. Durant quelques secondes encore, il se recueillit en lui-même pour savourer la plénitude de sa joie. Mais cela ne pouvait durer ; sa nature pétulante voulait s’agiter et s’épandre au dehors.

— Merci, petite sœur, dit-il en approchant sa chaise de celle de Gertraud, et en redonnant à ses traits leur expression de gaieté vive ; — je vous aime dix fois plus qu’il ne faut, voyez-vous, pour avoir le droit de m’appeler votre frère… Que vous êtes gentille et bonne !… laissez-moi baiser ces petites mains qui ont réchauffé les siennes !

Gertraud n’y voyait point de mal.

Mais Franz, après avoir baisé les deux petites mains, ensemble et l’une après l’autre, mit ses lèvres sur le Iront de la jeune fille, qui rougit cette fois et s’esquiva.

— Ne craignez rien, ma sœur, dit Franz, qui, pour le moment, était sentimental ; — c’est la place où tomba cette larme… vous savez ?

Gertraud éclata de rire et revint s’asseoir.

— Et vous, reprit-elle, qu’aviez-vous donc de si intéressant à me dire !

— Oh ! moi, dit Franz, dont la physionomie mobile se transforma encore une fois ; — c’est toujours la suite de mon histoire fantastique… Je crois, ma parole d’honneur, que je vais devenir un personnage d’importance !… Vous souvenez-vous bien de mes aventures de cette nuit, Gertraud ?

— Oh ! oui, répondit la jeune fille, dont la fraîche figure prit soudain une expression d’intérêt avide.

— Eh bien ! poursuivit Franz, cela continue… Nous marchons de mystère en mystère… Il faut que je sois le fils de quelque prince !…

— D’un prince ! répéta Gertraud naïvement.

— À moins, continua Franz, moitié riant, moitié sérieux, qu’une fée puissante n’ait pris à tâche de me protéger…

Gertraud ne répondit point ; elle écoutait.

— En tout cas, reprit Franz, je m’y perds complètement et je déclare que je ne suis pas de force à résoudre ce problème… Voici les faits, petite Gertraud ; nous verrons si vous devinez mieux que moi… Vous savez bien ce cadeau qu’une main mystérieuse avait glissé dans ma poche au bal Favart ?

— La bourse pleine d’or ? dit la jeune fille.

— Précisément !… Eh bien ! je ne suis pas encore très-vieux et je ne me pique pas d’une sagesse énorme… Cette bourse, d’ailleurs, m’avait déjà mis des idées plein la tête… Je rapportais la chose à ma famille inconnue, et il me semblait impossible que ce cadeau ne fût point suivi de quelque autre… aussi, tant qu’a duré la journée, je me suis imposé la tâche de commettre folie sur folie…

— Je m’en rapporte à vous ! murmura Gertraud.

— Petite sœur, vous avez raison, car je m’y entends d’une manière admirable.

— Vous avez dépensé la bourse jusqu’au dernier louis ?

— Fi donc !… j’ai dépensé le quadruple, et je n’ai pas acheté tout le nécessaire, tant s’en faut !

— Et qu’allez-vous devenir ? demanda Gertraud.

— Bah ! s’écria Franz, et la fée, s’il vous plaît ?… J’avais commandé d’assez jolis meubles chez Monbro. Quoique je sois le plus mauvais cavalier du monde, j’avais donné des arrhes à Crémieux pour un petit anglais qui n’a pas son pareil dans tous les Champs-Élysées… J’avais bien jeté ça et là quelque autre argent par la fenêtre… et je revenais flottant un peu entre le plaisir de la fantaisie satisfaite et une manière de remords. Il y a si peu de temps que je suis riche ! Je rentrai dans mon hôtel de la rue Dauphine, et j’allais demander la clef de ma petite chambre à la portière. Tout en tournant le bouton de la loge, je me reprochais une omission grave : n’avais-je pas oublié de retenir un autre appartement !…

Franz haussa les épaules avec une fatuité si bonne et si naïve, que personne n’aurait pu la lui imputera mal. Il se posait ici en Mondor dans cette même chambre où il était entré, la veille, avec sa garde-robe entière sous le bras.

Et il parlait de folies prodigues, de meubles rares, de chevaux ; et il s’excusait presque de n’avoir point loué un palais pour abriter sa jeune opulence…

Mais tout cela était dit si gaiement et de si bonne foi ; le rire qui accompagnait ces forfanteries était si franc, la bouche d’enfant qui les prononçait était si rose et si charmante !

Il en est des paroles comme de certaines parures qui enlaidissent la laideur et qui font rayonner la beauté.

La petite Gertraud était à mille lieues de ces réflexions. L’impression qui les faisait naître n’existait même pas en elle ; Franz aurait pu pousser ses énormités au centuple, sans la choquer le moins du monde. Elle écoutait de tout son cœur, affriandée par la bizarrerie mystérieuse du premier récit de Franz. S’il y avait en elle un autre sentiment que la curiosité, c’était d’abord beaucoup d’intérêt pour le conteur, et un peu d’impatience excitée.

Elle était comme ces lecteurs impitoyables qui maugréent contre le romancier, chaque fois que le drame se ralentit et que la passion prend haleine.

Elle attendait.

— Et, sans appartement, reprit Franz, où diable mettre mes meubles de Monbro ?

» Mais j’étais fatigué ! continua maître Franz ; — chaque jour a son travail… je pensais que je pouvais remettre la chose à demain.

» J’entrai. Au lieu de me laisser prendre la clef, comme à l’ordinaire, ma concierge, qui est une femme d’importance et qui ne m’avait témoigné jusqu’alors qu’un intérêt légèrement dédaigneux, où perçait le sentiment de son immense supériorité, ma concierge quitta son fauteuil de cuir et me tira honnêtement ses lunettes rondes. C’est sa manière de saluer.

» Son mari cessa de travailler et souleva même sa casquette avec respect. — Ce concierge, qui raccommode de vieux souliers, possède au plus haut degré l’orgueil de sa position sociale ; il ne m’avait jamais fait l’honneur de me montrer son crâne à découvert.

» Les enfants, qui jouaient dans un coin de la loge, mirent fin à leur tapage, et me regardèrent avec de grands yeux tout pleins d’étonnement et de vénération.

» Il était alors six heures et demie du soir environ, peut-être sept heures… À quelle heure mon bon ami Hans Dorn est-il sorti, Gertraud ? »

— Vers cinq heures et demie, répondit la jeune fille, qui ne savait point où tendait cette question.

Franz réfléchit un instant avant de reprendre le fil de son histoire.

— À la rigueur, murmura-t-il entre ses dents, — ce pourrait être lui… Mais comment penser ?…

» Cette réception de mes concierges et de leur jeune famille, poursuivit-il tout haut, — était si puissamment extraordinaire, que je restai comme ébahi, rendant salut pour révérence, et ne sachant trop si l’on se moquait de moi.

» — Je viens prendre ma clef, dis-je en balbutiant.

» — Est-ce que vous allez remonter tout là-haut ? demanda la concierge.

» — Mais, ma chère dame, il me semble…

» La portière sourit ; le portier sourit ; les enfants sourirent.

» Moi j’étais sur le point de me fâcher.

» Mais la concierge, qui voyait la tempête, s’empressa de mettre et d’ôter ses lunettes, puis elle me dit tout doucement :

» — Je pensais que Monsieur allait entrer dans son appartement dès ce soir.

» — Mon appartement !… répétai-je.

» Je crois rêver !

» — Monsieur a loué l’appartement du premier… six pièces de plain pied, fraîchement décorées, avec la grande terrasse sur la cour.

» — Allons ! me dis-je, c’est le second chapitre du bal masqué. L’action marche… ça promet énormément !

» Et, pour ne pas rester au-dessous de la situation, je plantai mon chapeau sur ma tête en pleine loge, comme il convient à un locataire de premier étage.

» C’est bien, ma chère dame, repris-je du bout des lèvres ; je trouve seulement qu’on s’est un peu pressé, vu les ordres que j’avais donnés… Mais montrez-moi cet appartement, je vous prie.

» La concierge passa devant moi, les lunettes à la main, et se mit à monter l’escalier, en s’arrêtant à chaque marche pour m’adresser d’agréables sourires.

» Je la suivais, très-grave et très-froid.

» On ouvrit la porte. — Je trouvai l’appartement coquet, frais, gentil, gai, convenable enfin au demeurant, mais un peu mesquin.

» — Cela me semble petit, dis-je à la concierge.

» — La chambre de monsieur… commença-t-elle.

» Je la compris à demi-mot, et mon regard la foudroya, faut-il croire, car il me sembla qu’elle allait rentrer sous terre.

» — J’ose espérer, balbutia-t-elle, que je n’ai pas mécontenté monsieur.

» Je fis un geste ; elle se tut ; — pour donner une autre direction à mes idées, elle ouvrit une petite armoire d’attache, et y prit un portefeuille qu’elle me remit.

» — Monsieur sait ce que c’est, dit-elle, les billets de banque…

» Je veux être décapité, Gertraud, si j’en savais le premier mot !

» — C’est bien, c’est très-bien, répondis-je pourtant ; je sais, ma chère dame…

» Et j’eus la vertu de mettre le portefeuille dans ma poche, sans même regarder les billets de banque !

» Que dites-vous de cela, petite Gertraud ? »

— C’est étrange ! répliqua la jeune fille qui ne songeait point assurément à l’aplomb de Franz, mais bien aux aventures racontées.

— En définitive, continua le jeune homme, l’appartement tel qu’il est pourra contenir tant bien que mal mes meubles de Monbro… je l’ai gardé.

» Mais ce n’était pas là le principal. Pendant que j’avais ma digne concierge sous la main, j’ai voulu m’informer quelque peu et tâcher de voir clair au fond de toutes ces complications mystérieuses.

» Ceci était d’autant plus difficile que la position prise par moi me défendait les questions directes. J’étais censé savoir ; je m’étais campé en maître ; tout ce qu’on avait fait, c’était moi qui l’avais ordonné.

» Comment interroger, après cela ?

» Heureusement, pour faire parler les concierges, il n’est pas besoin de s’épuiser en questions ; une simple permission tacite suffit à leur délier la langue, et, une fois que leur langue est en branle. Dieu sait qu’elle ne s’arrête point !

» J’appris de cette manière, sans grands efforts de diplomatie, que mes prétendus chargés d’affaires sortaient de l’hôtel, juste au moment où j’y étais entré moi-même.

» Ils étaient deux, dont l’un était resté à la porte, dans sa voiture, tandis que l’autre retenait le logement en mon nom et payait deux termes d’avance.

» La chose s’était faite avec une certaine précipitation ; on eût dit, ceci est une remarque de la concierge, que mon chargé d’affaire craignait mon retour.

» Il avait parcouru l’appartement et donné un coup d’œil rapide à toutes choses ; il avait mis dans une armoire, sous la garde expresse de la concierge, le portefeuille aux billets de banque ; puis il s’était retiré comme il était venu, en laissant pour moi ses compliments anonymes. »

Franz se tut.

— Après ?… dit Gertraud qui attendait quelque chose encore.

— C’est tout.

— Vous n’avez rien appris de plus sur ces deux hommes ?

— Rien de plus.

— Et vous ne soupçonnez pas qui ce peut être ?

— Si fait, répondit Franz.

Séparateur

CHAPITRE X.

PETITE SŒUR.

Gertraud écoutait plus attentive. Elle attendait impatiemment les conjectures de Franz touchant ces inconnus qui s’étaient chargés de lui retenir un appartement, rue Dauphine, et de faire descendre ses pénates de la mansarde au premier étage.

Franz fut quelque temps avant de reprendre la parole. Il repassait en sa mémoire des réflexions déjà faites et cherchait de nouveau.

— Si fait, répéta-t-il enfin ; — pour l’un des deux, j’ai plus que des soupçons, c’est presque une certitude.

— Qui est-ce ? demanda Gertraud impatiente.

— Mais cette certitude, reprit Franz, ne me mènera pas très-loin, car j’ignore le nom de cet homme… N’importe ! on peut tâcher… Ce qu’il y a de certain, c’est que, d’après les descriptions de ma concierge, l’homme resté dans la voiture était ma vision du bal Favart.

— Ah !… fit Gertraud qui resta la bouche béante.

— Le fameux cavalier allemand en personne, ajouta Franz, le majo, l’Arménien… ce personnage triple qui me poursuit de sa protection.

— Et l’autre ? demanda la jeune fille.

Franz hésita et regarda Gertraud en face.

— L’autre, répéta-t-il, c’est plus malaisé… Si j’en crois le portrait fait par ma concierge, nous saurions parfaitement le nom de celui-là… et vous le connaîtriez mieux encore que moi, petite sœur.

Gertraud n’en était que plus intriguée.

— Costume et tournure, continua Franz, tout se rapporte complètement à l’homme dont je vous parle… c’est son âge… il n’y a pas jusqu’à son léger accent allemand !… Quant à sa figure, on m’a dit qu’il avait l’air de l’honnêteté en personne, et de plus en plus j’ai cru reconnaître votre père, Gertraud.

— Mon père ! s’écria la jeune fille stupéfaite.

Ce mot arrachait Gertraud aux espaces fantastiques où son imagination allemande galopait naguère ; le nom de son père la ramenait en pleine réalité.

Son premier mouvement fut la surprise, parce que l’idée de son père était en elle à cent lieues de ces autres idées capricieuses et bizarres éveillées par le récit de Franz. Elle éprouvait un sentiment analogue à celui d’un enfant qui tomberait à l’improviste sur un nom ami et réel, au milieu des pages merveilleuses des Mille et une Nuits.

Mais, au plus fort de sa surprise, elle se souvint de ce qui s’était passé dans la matinée. Ce personnage étrange, que Franz appelait le cavalier allemand, son père le connaissait, son père l’aimait, son père semblait le respecter comme un maître.

Sa physionomie, habituée à ne rien dissimuler, changea, et ce changement n’échappa point à Franz qui la regardait toujours fixement.

— Je vous en prie, murmura-t-il ; répondez-moi, Gertraud. Pensez-vous que ce puisse être votre père ?

La jeune fille ouvrit la bouche pour répliquer affirmativement, mais au moment où elle allait parler, elle eut comme un scrupule.

Son père avait peut-être intérêt à se cacher ainsi ; ou plutôt il ne pouvait en être autrement, puisqu’il s’enveloppait d’un si grand mystère.

Gertraud avait surpris ce secret sans le vouloir et par hasard ; mais la conduite que Hans Dorn avait tenue vis-à-vis de Franz, dans la matinée, semblait tracer impérieusement la conduite qu’elle devait tenir à son tour.

Son père n’avait point parlé. Devant les questions de Franz, il s’était renfermé dans une réserve complète. Gertraud pensa qu’il fallait se taire également.

Il fallait feindre l’ignorance. Et pourtant à mesure qu’elle réfléchissait, il lui était impossible de garder même un doute.

Cette étrange histoire, racontée par le jeune homme, prenait pour elle un caractère frappant de vérité. Le mystérieux agent de cette féerie était bien son père, sous les ordres du cavalier allemand.

N’avaient-ils pas parlé de Franz tous les deux dans la matinée ?

Et quel amour inexplicable Hans Dorn avait montré pour cet enfant inconnu !

Et puis encore, au moment où finissait l’entretien, le cavalier allemand avait demandé l’adresse de Franz. Et c’était elle-même, Gertraud, qui avait été chercher cette adresse auprès de mademoiselle d’Audemer.

La réponse, cependant, demeurait suspendue sur sa lèvre. Elle n’osait plus ; il y avait une rougeur épaisse à son front qui ne savait point mentir.

Ses yeux baissés évitaient les regards de Franz.

Celui-ci l’examinait toujours attentivement. Il y avait sur son visage une expression complexe et malaisée à définir.

On eût dit une grande joie contenue et cachée sous une apparence de dépit.

— Vous ne voulez pas me répondre ? prononça-t-il d’un ton de tristesse. — Vous aussi, vous me trompez, Gertraud !

La jeune fille rougit davantage, mais elle ne répliqua point encore ; elle souffrait véritablement ; elle était entre son père et Franz : Franz qui l’appelait sa sœur et qu’elle se sentait aimer à chaque instant davantage, son père chéri, dont chaque désir était pour elle un ordre respecté.

Le cœur de la jeune fille était bon et tendre, mais elle avait pour beaucoup la nature décidée des filles élevées par un homme. Quand une fois sa volonté s’était déclarée au-dedans d’elle-même, elle se roidissait, ferme et forte.

Mais si elle avait le bon vouloir de ne point céder, ses connaissances en diplomatie n’étaient pas bien grandes. Il lui semblait que mettre fin aux questions de Franz par un refus de répondre bien net et bien positif, c’était accomplir héroïquement son devoir et garder intact le secret de son père. Elle ne savait pas qu’un refus de répondre équivaut à un aveu dans une multitude de circonstances ; elle ne savait pas que la première règle de la discrétion considérée comme art, c’est de savoir bel et bien mentir.

— Écoutez-moi, monsieur Franz, dit-elle sans lever les yeux, mais d’un petit air résolu qui la faisait plus gentille ; — si vous voulez que nous restions amis, il ne faut point m’interroger à ce sujet… Une fois pour toutes, je ne sais rien, je ne suppose rien, je n’ai rien à vous répondre.

Un sourire vint à la lèvre de Franz.

— Eh bien ! petite sœur, dit-il d’un accent soumis, — ne parlons plus de cela, puisque vous le voulez… J’aurais donné beaucoup pour savoir… mais je vois bien que vous êtes intraitable à l’endroit d la discrétion.

Gertraud poussa un grand soupir de soulagement ; elle triomphait naïvement au-dedans d’elle-même. Elle n’avait rien dit.

Franz, de son côté, n’avait point l’air trop désolé pour un vaincu. Le refus péremptoire qu’il venait de subir ne le plongeait point dans un découragement très-amer. Un observateur même médiocre eût deviné, à l’expression de son visage, qu’il savait à peu près ce qu’il voulait savoir.

De sorte que les deux enfants étaient enchantés tous les deux, Gertraud d’avoir gardé son secret, Franz de l’avoir surpris. Heureuse bataille où il n’y avait ni vainqueur ni vaincu, et où les deux armées, comme cela se fait souvent sur de plus grands théâtres, chantaient le Te Deum à l’unisson.

— Je vous obéis, petite sœur, reprit Franz, tandis que Gertraud calmée le regardait en souriant, — et je mets de côté ces questions qui vous déplaisent… nous avons, ma foi, bien autre chose à dire !… cet homme qui n’est pas votre père n’a laissé nulle trace à mon hôtel… je ne sais pas si je pourrai le retrouver jamais, mais qu’importe, en définitive !… La manière dont on agit avec moi signifie quelque chose : mon père est évidemment là-dessous, et l’on ne traite pas ainsi un enfant qu’on a l’intention d’abandonner ensuite.

— Je suis bien sûre… commença Gertraud vivement.

Puis elle rougit de nouveau et s’arrêta, décontenancée.

Franz fit semblant de ne point remarquer ce trouble.

— Me voilà riche ! poursuivit-il. C’est un fait acquis… et vous ne sauriez croire, petite sœur, combien cela me va d’être riche !… Mon Dieu, je n’aime pas beaucoup l’argent et je ne crois pas être avare… mais si j’avais une chambre pleine d’or, je serais le plus heureux homme du monde.

— Bon Dieu ! s’écria Gertraud, que feriez-vous de tout cela ?

— J’ouvrirais la porte et les fenêtres, répliqua Franz.

Puis son regard devint rêveur, et il ajouta d’un ton plus grave :

— Savez-vous que ce doit être une bien belle chose, Gertraud !… J’ai vu la misère de près ; je sais qu’on souffre à Paris. Oh ! ce serait une belle vie ! toujours la main ouverte !… Autour de soi, l’on verrait se sécher toutes les larmes… Cette pauvre jeune fille qui s’incline toute pâle auprès du grabat de son vieux père, on la verrait se redresser et sourire… Elles sont si heureuses les fleurs que la sécheresse a couchées sur le sol aride et que relève une goutte de rosée ! Cet homme fort, que la faim va pousser dans le découragement et dans le crime, on le verrait tourner le dos au précipice et remonter fièrement la pente de la vie… les plaintes s’étoufferaient, les sanglots se tairaient… si loin que pussent se porter les regards, on verrait le bonheur sourire… Oh oui ! Gertraud, l’or est un Dieu puissant, et je voudrais des millions !

La jeune fille le regardait émue.

Franz l’attira contre lui d’un geste gracieux, et se mit à caresser sa main doucement.

— Que de joies on achèterait pour un peu d’or ! reprit-il d’une voix basse où vibrait comme une harmonie voilée ; — que de hontes on pourrait laver ! que de fautes expier, que d’insultes réparer ! Mais tenez, petite sœur, sans aller chercher ces misères horribles qui se cachent dans Paris, et que le riche découvre de temps en temps avec un étonnement effrayé, il est d’autres peines, silencieuses aussi, qu’il serait si aisé de changer en allégresse !… Je connais un jeune homme qui est beau, brave, fort, qui soutient sa famille indigente, et qui aime une jolie enfant, sa voisine…

Gertraud baissa les yeux.

— La jeune fille, poursuivit Franz, — lui rend amour pour amour… C’est elle qui me l’a dit… Leurs premiers jeux furent communs ; jamais ils n’ont été séparés l’un de l’autre… Si on les mariait, il n’y aurait point, dans cet immense Paris, une félicité pareille à la leur !… car je vous le répète, Gertraud, ces deux enfants s’aiment du sincère amour des belles âmes ; le garçon est un noble cœur, la jeune fille est un ange.

Franz souriait ; une nuance rose descendait du front de Gertraud jusqu’à la naissance de sa gorge chastement cachée sous sa robe de laine.

— Elle est douce comme vous ! reprit Franz ; jolie comme vous, bonne comme vous !…

Il se pencha et sa lèvre effleura le front de la jeune fille.

— Ne rougissez pas, petite sœur, murmura-t-il à son oreille ; — vous êtes tout cela et mieux que cela… Eh bien ! si je suis riche comme je le crois, ajouta-t-il en relevant la tête tout à coup et avec un élan de chaleur, — qui m’empochera de doter ce jeune homme comme un frère ?… N’est-il pas mon frère, Gertraud, puisqu’il vous aime et que vous l’aimez !

L’accent de Franz donnait à ses paroles un parfum d’exquise tendresse.

Les beaux yeux de Gertraud étaient humides.

— Pauvre Jean !… murmura-t-elle, — mais il est fier et moi aussi, monsieur Franz.

Le vent avait déjà tourné dans la cervelle de ce dernier.

— Nous verrons bien ! s’écria-t-il en changeant de ton tout à coup ; — figurez-vous, petite Gertraud, que j’enrage en songeant au temps qu’il me faudra pour avoir mes meubles de Monbro !… Vraiment, je n’avais pas de soucis comme cela hier, et la fortune a bien aussi ses inconvénients… Mais à quoi pensez-vous donc, petite sœur ? vous voilà toute triste !…

Gertraud pensait à Jean.

— Voyons ! de la gaieté ! s’écria Franz en redoublant ses caresses — Je vous donne ma parole d’honneur que nous serons tous heureux !

Tandis qu’il parlait ainsi joyeusement et le rire aux lèvres, une expression de mélancolie vint voiler de nouveau son gracieux visage.

— Il y a deux heures à peine que tout cela m’est arrivé, murmura-t-il, et que de pensées dans ces deux heures !… Parfois, il me semble encore que c’est un rêve… Cet homme est-il mon père, Gertraud ?… je l’ai bien vu cette nuit au bal ; il y a un cœur fier et vaillant dans son regard ; je crois que je l’aimerais… Et ma mère… Oh ! ma mère, que je la vois belle et sainte !…

Il s’arrêta en une sorte d’extase.

— Mais peut-être n’est-ce que l’envoyé de mon père, reprit-il brusquement ; — que sais-je ?… Le sang qui coule dans mes veines brûle parfois comme du feu… Il me semble que mon père doit être un prince !

Gertraud eut un sourire. Franz fit comme s’il s’éveillait.

— Prince ou non, s’écria-t-il, je ne changerais pas mon sort contre celui d’âme qui vive !… je suis jeune, je suis heureux !… Que peut-il y avoir dans l’avenir, sinon de la joie ?

— Dieu vous entende ! monsieur Franz, murmura Gertraud, vous êtes bon et vous pensez à ceux qui souffrent… Vous méritez d’avoir du bonheur.

— Puis-je en souhaiter davantage ? répliqua Franz, et ne m’en avez-vous pas donné vous-même, ce soir, petite sœur ?… Vous m’avez parle d’elle, vous m’avez dit qu’elle m’aimait…

— Je vous ai dit ce que je crois vrai, interrompit la jeune fille ; mais le pauvre Jean et moi nous nous aimons bien aussi, pourtant nous ne sommes pas heureux.

Ce fut comme une pluie froide tombant sur l’enthousiasme de Franz.

— Vous avez raison, petite sœur, prononça-t-il avec un peu d’amertume dans la voix ; — j’étais trop joyeux ; vous avez bien fait de m’éveiller de mon rêve. Hélas ! je le sais, il reste bien des obstacles entre Denise et moi… et, si je perdais Denise, que me feraient toutes les autres joies !…

Sa tête se courba. Passant toujours d’un extrême à l’autre, il demeura un instant comme accablé : si bien que Gertraud en le voyant attristé tout à coup, se repentit de ses paroles.

Mais, avant qu’elle eût ouvert la bouche pour le consoler et l’encourager, l’accès de mélancolie était passé ; Franz avait repris confiance.

— Il faudra combattre, dit-il résolument ; c’est clair !… mais j’ai des armes… Enfin Gertraud, hier je ne désespérais pas, et combien ma position est changée depuis hier !… En somme, ai-je un rival sérieux ?

— Monsieur le chevalier de Reinhold…

— Une charge vivante !… une vieille coquette mâle !

— Il est riche, mon pauvre monsieur Franz… il est noble !

— Eh bien ! et moi ?…

Gertraud secoua lentement sa jolie tête.

— On ne sait pas encore… murmura-t-elle.

Franz frappa du pied avec un dépit d’enfant.

— Vous êtes méchante ! dit-il.

Le sourire ami de Gertraud démentait complètement cette parole.

— Oh ! monsieur Franz, répliqua-t-elle, je vous promets que je vous aime bien tous les deux, vous et mademoiselle Denise… mais j’ai peur.

— Peur de quoi ! s’écria Franz en parlant avec autant de feu que si Gertraud eût été l’arbitre de cette cause ; — combien de temps me faut-il désormais pour connaître ma famille ?… De gré ou de force, je vous donne ma parole, avant qu’il soit un mois je saurai le nom de mon père… et ce nom, j’en suis sûr, vaut bien celui du chevalier Reinhold… Quant à la fortune, ce qui se passe me semble annoncer qu’elle est grande… et puis je ne suis pas absolument sans protection auprès de la vicomtesse ; son fils est mon ami.

— Comptez-vous sur lui ? demanda Gertraud.

Franz hésita longtemps avant de répondre.

— Pas à présent, dit-il enfin ; mais quand je pourrai prouver…

— Quand vous pourrez prouver, interrompit la jeune fille, vous n’aurez plus besoin de l’aide de M. le vicomte d’Audemer… D’ici là qui sait ?…

— Gertraud ! Gertraud !… interrompit Franz à son tour, vous voulez donc me désespérer !…

— Je veux vous prémunir.

— Mais n’ai-je pas l’appui de Denise elle-même ? Je la verrai.

— Monsieur Franz, dit Gertraud, qui ne put défendre sa voix contre un léger accent de raillerie, — le trottoir qui passe devant l’hôtel d’Audemer est un lieu de rendez-vous bien chanceux ?…

Franz se mordit la lèvre et ses sourcils firent mine de se froncer. Mais, au lieu de cela, il prit la taille de Gertraud en se jouant.

— Eh bien ! petite sœur, s’écria-t-il, puisque vous voulez absolument que je vous le dise, je compte sur vous, je ne compte que sur vous !

— Bon Dieu ! dit la jeune fille en riant, — quelle puissante protection vous avez là, monsieur Franz !

— C’est la meilleure, et vous le savez bien, puisque vous m’avez montré le néant de toutes les autres… Vous avez un si excellent cœur !

— Bon ! interrompit Gertraud, je ne suis plus méchante… Voilà les compliments qui vont venir !

— Vous savez que je vous aime tant ! reprit Franz, et que j’aurais une joie si vraie à vous rendre la pareille !

Gertraud faisait ce qu’elle pouvait pour garder son petit air moqueur ; mais Franz était un heureux enfant, dont la voix savait d’instinct les routes tortueuses qui descendent au cœur de la femme.

Dès qu’il le voulait bien, on ne lui résistait plus.

En ce moment, d’ailleurs, il plaidait une cause gagnée d’avance. Gertraud avait pour Denise uns affection dévouée, et rien ne lui disait de combattre le sentiment qui l’entraînait vers Franz.

Son âme toute franche et toute bonne ne demandait qu’à s’ouvrir.

— Vous irez vers elle, reprit le jeune homme ; je sais que vous irez, petite sœur… Vous lui direz combien je souffre loin d’elle, et combien j’ai besoin de la voir…

Le sourire de Gertraud se fit plus espiègle en ce moment, parce que le coucou suspendu à la muraille rendit ce bruit faible qui annonce l’heure une ou deux minutes à l’avance.

Elle regarda le cadran ; l’aiguille allait marquer neuf heures.

Franz ne put pas deviner ce que signifiaient ce regard et ce sourire.

— Vous la prierez, continua-t-il ; — vous la supplierez, de ma part, à genoux…

— Seigneur !… comme vous y allez !…

— Est-ce que vous me refuseriez ?

— Je crois que oui.

— Gertraud !

— Monsieur Franz…

— Ma petite sœur !

— Mon pauvre monsieur Franz !…

Le coucou sonna neuf heures. — Comme le timbre commençait à retentir, on entendit le bruit sourd et lointain d’une voiture sur la place de la Rotonde.

— Écoutez ! dit Gertraud en serrant le bras de Franz.

Ils se turent tous les deux. En ce moment de silence, leurs oreilles saisirent pour la première fois cet autre bruit sourd aussi et continu que nous avons entendu avec Jean Regnault sur l’escalier.

Ils n’y firent attention ni l’un ni l’autre.

La voiture s’approchait rapidement. Quand elle s’arrêta, on put conjecturer que c’était à la porte de l’allée de Hans Dorn.

Gertraud frappa dans ses mains, et sa charmante figure s’épanouit.

— Voilà de l’exactitude ! murmura-t-elle.

— Vous attendez quelqu’un ? demanda Franz.

— Oui, répondit Gertraud.

— Dois-je me retirer ?…

— Non pas !… vous ne serez pas de trop, et la visite vous regarde peut-être un peu… Veuillez passer seulement dans la chambre de mon père.

— Qui est-ce donc ? demanda Franz en se levant pour obéir.

Un léger bruit de pas se fit dans la petite cour.

Franz voulut répéter sa question, mais Gertraud le poussa dans la chambre de Hans Dorn et ferma la porte sur lui.



CHAPITRE XI.

MADEMOISELLE D’AUDEMER.

À peine Franz fut-il entré dans la chambre du marchand d’habits, que le pas léger entendu dans la cour s’étouffa sur les marches de l’escalier. L’instant d’après on frappait à la porte, et cette fois Gertraud ne se fit pas prier pour ouvrir.

Les deux portes étaient placées l’une vis-à-vis de l’autre ; quand celle de l’escalier tourna sur ses gonds, Franz, qui avait mis son œil à la serrure, faillit tomber à la renverse. Gertraud venait de lui refuser si obstinément son entremise, qu’il s’était préparé à tout plutôt qu’à reconnaître dans cette personne attendue mademoiselle d’Audemer.

Ce fut Denise qui entra. La voiture dont le roulement lointain avait interrompu la conversation de Franz et de Gertraud était celle de la vicomtesse. Elle contenait mademoiselle d’Audemer et la vieille Marianne, toujours chargée de l’accompagner. Denise avait rendu visite dans la soirée à une de ses amies. En revenant, elle avait témoigné le désir de passer chez sa brodeuse, afin de voir les divers ouvrages commandés pour la grande fête du château de Geldberg.

Depuis le matin, la belle jeune fille, jusque-là si indifférente aux pensées de plaisir, s’était prise d’enthousiasme soudain pour la fête annoncée ; elle en avait parlé longuement avec sa mère, qui chérissait fort ce sujet d’entretien. Elle semblait s’intéresser à tout, aux bals promis, aux parties de chasse, aux longues courses dans les montagnes sauvages qui entouraient, disait-on, le vieux château de Geldberg.

La vicomtesse ne la reconnaissait plus. Parfois, elle était tentée d’attribuer cette charmante humeur de Denise à l’arrivée de son frère Julien ; mais cette cause était un peu bien naturelle pour une observatrice aussi subtile que madame la vicomtesse d’Audemer. Son expérience ne lui permettait pas d’envisager les choses à un point de vue si commun ; elle aimait mieux expliquer le fait par quelque chose d’inconnu : le vent, les nerfs, la fantaisie…

Et, du fond du cœur, elle répétait son exclamation favorite :

— Ah ! les jeunes filles ! les jeunes filles !…

Cette exclamation, la vicomtesse en abusait bien un peu, mais n’était-elle pas excusable ? Quand on a trouvé comme cela un mot puissant, profond, universel, répondant à tout, expliquant tout, s’adaptant aux cases les plus anguleuses de la discussion, touchant le joint des plus difficiles problèmes, et valant à lui seul deux ou trois systèmes de philosophie, on peut bien s’y attacher sans crime.

Un mot de cette sorte dispense de réfléchir et de craindre ; c’est un doux oreiller sur lequel l’esprit paresseux se repose.

On y doit d’autant plus tenir, à ces formules précieuses, que le nombre en est assez limité. Nous pourrions les compter.

À part les jeunes filles ! les jeunes filles ! il y a les femmes ! les femmes ! ceci à l’usage des vieux garçons ; il y a les enfants ! les enfants ! à l’usage des maîtres d’étude ; il y a la sottise ! la sottise ! à l’usage du rapin refusé au salon, du comédien sifflé, de l’auteur chuté, du candidat vaincu et de l’écrivain soi-disant littéraire que le public ingrat s’obstine à ne point admirer.

En obliquant un peu, soit à droite, soit à gauche, on arrive dans ce même ordre d’idées à des résultats vraiment sublimes. Qui n’a connu en sa vie quelqu’un de ces bonnes gens possédant une clef politique pour toutes les énigmes de l’histoire ? Il y a mieux encore : le roi des généralisateurs est cet hidalgo qui fait un crime des mauvaises récoltes à la révolution de 89, ou cet épicier de génie qui met les inondations, la sécheresse, les hannetons et le typhus sur le compte de la prétraille

Durant toute la journée, madame d’Audemer avait abondé dans le sens de sa fille ; la fête avait été déclarée par avance une merveille que les siècles futurs ne pourraient point égaler. Et à propos de la fête, la vicomtesse avait glissé quelques mots très-adroitement au sujet des qualités aimables et séduisantes de ce bon chevalier de Reinhold.

Denise était d’humeur si charmante qu’elle n’avait point trouvé d’objections contre le panégyrique du chevalier.

Si bien que la vicomtesse, enchantée, vit à travers les splendeurs de la fête de Geldberg une autre fête plus modeste, où elle devait jouer un rôle principal : elle rêvait mariage, bouquet de fleurs d’oranger, millions et autres choses délicieuses.

Le soir, Denise sortit sous la garde de Marianne. Quand sa visite fut achevée, au lieu de rentrer à l’hôtel, elle donna ordre au cocher de la conduire place de la Rotonde.

— Mais, Mademoiselle, dit Marianne, M. le chevalier doit être à la maison maintenant.

— Ma bonne, répliqua Denise, il faut bien aussi songer un peu à la fête !… Si je ne presse pas Gertraud, je n’aurai que de vieilles choses au château de Geldberg !

Denise avait trouvé aussi, pour quelques jours du moins, son argument oreiller où elle pouvait se reposer en paix. La fameuse fête répondait à tout ; Marianne se tut, persuadée.

Quand on arriva devant la porte de Hans, Denise mit pied à terre lestement.

— Restez, si vous voulez, ma bonne, dit-elle ; j’ai deux mots à dire et je reviens.

Marianne était vieille ; c’était à peu près l’heure où elle se couchait d’habitude ; la voiture avait de bons coussins moelleux et doux. Denise savait qu’elle retrouverait Marianne endormie.

Elle s’engagea dans l’allée de Hans Dorn.

Cette visite avait été convenue entre elle et Gertraud, dans l’entrevue du matin. Gertraud n’avait pas pu tout dire, d’abord parce que le temps pressait, ensuite parce qu’elle ne savait pas toute l’histoire de Franz. Elle avait promis de le revoir et de s’informer encore ; elle avait promis surtout de savoir s’il n’y avait point de suites possibles à ce duel, et si Franz était à l’abri de tout danger.

Ceci était un prétexte pour la conscience de Denise, comme la broderie était un prétexte auprès de Marianne. Denise savait en réalité à peu près tout ce qu’elle pouvait savoir, mais elle voulait parler de Franz encore, entendre prononcer son nom ; elle avait tant souffert la nuit précédente ! elle avait eu des frayeurs si cruelles !

En entrant, elle tendit la main à Gertraud, qui lui faisait une belle révérence. Bien qu’elles eussent partagé les mêmes jeux dans leur enfance, Gertraud qui avait tous les genres de tact, n’essayait point d’établir une égalité impossible et mettait comme un vêtement de respect à son dévouement affectueux. Denise, au contraire, effaçait volontairement et de son mieux la distance que leurs positions sociales établissaient entre elles.

Quoique Gertraud eût cessé depuis longtemps de la tutoyer, Denise employait toujours avec la jolie brodeuse cette formule amie.

Elles étaient toutes deux dans leurs rôles. Elles s’aimaient ; la loyauté de leurs cœurs, jointe à la délicatesse de leurs caractères, réalisait ce problème difficile d’une liaison sincère entre une riche demoiselle et la fille, d’un homme travaillant de ses mains.

Liaison sans jalousie d’un côté, sans orgueil de l’autre ; liaison qui ne blessait même pas les convenances étroites du monde, car chacune des deux amies restait parfaitement à sa place, et si quelque pas était tait en dehors des règles rigides de l’étiquette, ce n’était jamais la brodeuse qui le risquait.

— Je ne t’ai pas assez remerciée, ma bonne Gertraud, dit Denise en entrant, pour la joie que tu m’as donnée ce matin. Si tu savais tout ce qu’il m’avait dit hier au soir !… c’est à peine si je pouvais garder quelque espérance…

On voyait une sorte d’embarras sur la physionomie de Gertraud, et quelque chose manquait à son accueil, d’ordinaire si franc et si cordial.

On eût dit qu’elle avait une pensée de crainte ou quelque petit remords.

Elle offrit une chaise à Denise, qui s’assit.

Franz, qui était toujours derrière la porte, avait reconnu d’un coup d’œil mademoiselle d’Audemer. Son premier mouvement avait été tout entier à la surprise, puis la joie était venue, puis l’impatience. Il y avait deux ou trois secondes à peine que Denise était entrée, et déjà les doigts de Franz le démangeaient ; il sentait grandir en lui l’irrésistible envie d’ouvrir cette porte qui le séparait seule de mademoiselle d’Audemer.

Il ne la voyait plus. Après avoir passé le seuil, Denise avait quitté la ligne droite tirée d’une porte à l’autre, et c’était seulement dans cette ligne que le trou étroit de la serrure donnait accès au regard.

Il y avait bien la ressource de mettre l’oreille à la place de l’œil et d’écouter, mais c’était une bonne porte que celle de Hans Dorn, et les deux jeunes filles parlaient sans doute à voix basse. Du moins le pauvre Franz n’entendait rien du tout.

Tandis qu’il maugréait contre son malheur, Gertraud avait pris place auprès de sa compagne. Elles causaient.

— L’as-tu vu ? demandait mademoiselle d’Audemer.

— Je l’ai vu, répondit Gertraud.

— Eh bien ?

Au lieu de répliquer, Gertraud jeta un regard furtif vers la porte de son père. Des idées nouvelles venaient de surgir dans son esprit. Elle n’osait plus. Cette entrevue, si joyeusement préparée, lui faisait peur maintenant.

Elle s’étonnait de n’avoir pas eu ces scrupules d’avance. Comment Denise allait-elle accueillir son audace et de quelle façon lui annoncer la présence de Franz ?

Quant à pouvoir la cacher, Gertraud ne l’espérait point. Elle devinait la position du jeune homme, comme si elle eût été auprès de lui en ce moment. Elle devinait jusqu’à sa physionomie, où l’impatience menaçante grandissait de seconde en seconde.

Il se taisait encore ; on ne l’entendait point remuer ; mais il allait parler bientôt sans doute ; il allait s’agiter à tout le moins et attirer de quelque manière l’attention de Denise.

Et si Denise allait se fâcher ! Gertraud s’accusait, la pauvre fille ; elle se repentait amèrement.

Jusqu’à l’arrivée de mademoiselle d’Audemer elle n’avait songé qu’au plaisir de les voir tous deux surpris, tous deux bien heureux, rougir, balbutier, et s’entre-sourire. À présent, elle avait des doutes plein l’esprit ; elle ne savait plus si son zélé n’était point une offense.

Elle restait là auprès de sa compagne, l’œil effarouché, le front pourpre.

— Eh bien ?… répéta Denise.

— Mon Dieu ! ma chère demoiselle, répliqua Gertraud qui était tout entière à sa frayeur ; je vous promets que j’ai fait pour le mieux !

Sa voix tremblait légèrement. Denise leva les yeux sur elle et son regard prit une expression inquiète.

— Serait-il donc arrivé un malheur ? murmura-t-elle.

— Non, oh non ! s’écria Gertraud vivement ; j’ai vu M. Franz, il n’a plus rien à craindre… au contraire, je crois qu’il a sujet d’être bien content.

— Tu ne me trompes pas, Gertraud ?

— Oh ! Mademoiselle.

Ces deux mots avaient un accent de reproche ; mais Gertraud tenait toujours ses yeux baissés.

Denise la considéra un instant en silence. Elle remarqua que le regard de la gentille brodeuse glissait bien souvent entre ses paupières demi-closes, et allait chercher la porte de Hans Dorn.

— Qu’avez-vous, Gertraud ? dit-elle, jamais je ne vous ai vue ainsi !…

C’était la première fois, depuis bien longtemps, que Denise omettait de la tutoyer ; mais Gertraud n’eut pas le loisir de s’attrister, parce qu’un bruit se fit dans la chambre de son père. C’était Franz, dont la courte patience était à bout déjà.

Gertraud remua sa chaise et se mit à tousser ; son embarras devenait de plus en plus visible.

— Gertraud, reprit mademoiselle d’Audemer, qui ne pouvait manquer de rapporter ce trouble à sa position personnelle, je suis forte, vous le savez… je vous en prie, ne me cachez rien !

— Je ne vous cache rien, chère demoiselle, répliqua Gertraud.

Mais comme elle allait commencer, l’idée de Franz embusqué dans la chambre voisine lui coupa la parole. Au moins ne voulait-elle point mentir.

Denise lui prit la main. Cette réticence l’avait alarmée plus que tout le reste.

— Ma bonne petite Gertraud, dit-elle avec prière, je sais bien que tu m’aimes… C’est ton amitié qui te pousse à me dissimuler la vérité en ce moment… Mais parle, je t’en supplie !… Si tu savais tout ce que tu me fais craindre !

— Mon Dieu ! mon Dieu !… murmura la pauvre Gertraud, qui avait pourtant un sourire sous son air de grande détresse.

Un tiers, entrant à l’improviste et non initié au secret de la situation, n’aurait rien compris à ce qui se passait entre ces deux charmantes filles. Les yeux de Denise restaient secs, mais un voile de pâleur était sur son visage, dont l’expression devenait à chaque instant plus douloureuse. Gertraud, au contraire, avait aux joues, au front et jusqu’à la gorge un vermillon vif ; ses yeux baissés semblaient prêts à pleurer ; mais par-dessus la longue frange de ses cils, elle lançait des regards sournois vers la porte de Hans, et derrière cette larme qui était au seuil de sa paupière, on voyait poindre son espiègle sourire.

Elle hésita encore durant quelques secondes, puis Franz ayant fait un mouvement plus bruyant dans sa cachette, elle releva tout à coup la tête d’un air mutin.

— Eh bien ! tant pis, s’écria-t-elle ; j’aime mieux tout vous dire que de vous laisser dans l’inquiétude… si vous vous fâchez, c’est moi qui aurai du chagrin, et cela vaut mieux.

Elle se tourna encore vers la porte de son père, mais cette fois tête haute et les yeux grands ouverts.

— Il est là, dit-elle en rassemblant tout son courage.

Un incarnat fugitif vint colorer la joue de mademoiselle d’Audemer. Gertraud s’attendait à des reproches ; Denise se leva et lui dit doucement :

— Je veux le voir.

Gertraud l’eût embrassée pour ce mot qui lui mit du baume dans le cœur.

Elle s’élançâ heureuse et légère vers la porte de Hans Dorn qu’elle ouvrit précipitamment. Elle entra ; Denise la suivait de près.

Franz était debout derrière la porte. Il fut pris à l’improviste, et demeura comme interdit.

— Denise ! balbutia-t-il. Mademoiselle…

Il prit la main que la jeune fille lui tendait, et n’osa pas même la porter à ses lèvres.

Il était dans un de ses accès de timidité. Tout à l’heure, au beau milieu de son impatience, une pensée lui avait traversé l’esprit, une de ces pensées qui mettent une rougeur épaisse au front des enfants orgueilleux ; un coup de foudre, la crainte de paraître ridicule aux yeux de la personne aimée.

Et souvenez-vous de vos jeunes ans ; ce n’est pas là un petit malaise, c’est une angoisse profonde qui vous terrasse plus vite et plus rudement que le malheur sérieux !

On se souvient d’une parole malencontreuse, d’un geste maladroit, d’une gaucherie ; la poitrine se serre, la sueur perle aux tempes ; on souffre, et le remords lui-même n’est pas plus cuisant que cela.

La porte s’était ouverte au moment même où Franz se débattait contre l’aiguillon subtil de cette honte qui trouve si bien le chemin des cœurs adolescents. Il se souvenait, le malheureux, et il avait la fièvre. Cette entrevue de la veille, dent naguère encore il gardait si chèrement la mémoire, lui apparaissait désormais odieuse.

Quel rôle, bon Dieu ! quel pitoyable rôle ! c’est dans tous les vaudevilles et dans les plus niais, un grand garçon qui menace de mourir, qui extorque un aveu, et qui ne meurt pas !

Car la chose est tombée dans le domaine banal ; on sait que le grand garçon ne meurt jamais ; on le sait ; les bourgeois en rient.

Franz aurait voulu être mort.

Quand Denise parut sur le seuil, au lieu de se réjouir, il lui prit envie de se cacher.

S’il eût rencontré en ce moment le malin sourire de Gertraud, nous ne saurions dire à quelles extrémités son désespoir aurait pu le pousser.

Mais Gertraud lui tournait le dos directement, et arrangeait de la lumière sur le petit bureau du marchand d’habits.

Mademoiselle d’Audemer ne partageait point le trouble de Franz ; elle ne le remarquait même pas. Elle gardait le silence, mais c’était parce que son cœur était plein. Elle le voyait sauvé encore de cet autre danger que l’embarras de Gertraud lui avait fait redouter naguère.

Il y avait longtemps déjà qu’elle l’aimait. Ils s’étaient rencontrés à l’époque où Denise sortait de pension, dans le monde doré de la finance. Nous n’avons ni motif ni désir de parler en mal des jeunes héritiers de la banque ; ce sont nos seigneurs : que Plutus les tienne en joie ! Nous dirons seulement que Franz ne leur ressemblait point.

Au milieu de tous ces beaux fils, dont le moindre avait une valeur marchande de cinq à six cent mille francs, le pauvre petit commis tenait assurément bien peu de place. Il n’avait point de chevaux, partant point de jockey ; il n’avait pas même cette chose banale et que les mulâtres eux-mêmes se donnent, un nom, un titre, un malheureux morceau d’écusson !

Il était exactement dans la position précaire de ces bergères antiques qui épousaient des rois : il n’avait que son bon cœur et sa jolie figure.

Et aussi quelques petites choses que nous ne saurions point exactement décrire, un charme latent, une distinction innée, qui était douce et qui était fière ; un don ; ce je ne sais quoi qui plaît et qui impose.

Quand il s’agit de chevaux, les gentlemen appellent cela le sang ou la race.

La nature de Denise était d’aimer ce qui est noble. La distinction l’attirait ; elle était elle-même le type charmant de ces grâces simples et bonnes dont l’aristocratie véritable garde seule le secret.

Il n’y avait pas en elle un atome de coquetterie, dans le sens bourgeois du mot. Elle ne cachait rien, elle ne feignait rien ; un mot écouté par hasard ne mettait point sur sa joue cette rougeur effarouchée qui veut être une enseigne de pudeur et qui prouve seulement trop de science. Ses beaux yeux aux regards tranquilles et limpides ne recouraient pas trop souvent aux voiles de leurs paupières. Dans sa physionomie, comme au fond de son cœur, tout était naturel et pur.

Elle ne savait point jouer ce vieux rôle tout chargé de grimaces et de mensonges que la routine impose aux jeunes filles ; elle était elle-même toujours, c’est-à-dire gracieuse, décente et digne.

Dans le monde où sa mère l’avait conduite, il y avait assurément beaucoup de ravissantes demoiselles et beaucoup de jeunes messieurs tout pétris de séductions ; mais Denise, soit qu’elle fût trop difficile, soit qu’elle eût le goût malheureux, n’y avait trouvé que deux êtres à qui donner sa sympathie : Lia de Geldberg, qui était bonne et simple comme elle, et Franz.

Dans tout le reste, elle n’avait vu que de beaux yeux, de beaux teints, de belles robes, de belles moustaches et de beaux gilets.

Encore n’avait-elle point ce qu’il faut d’expérience pour faire la juste part des postiches…

Elle avait trié le pauvre Franz au milieu de cette riche foule. Bien que l’éducation et les circonstances eussent singulièrement terni chez lui cette fine fleur de race dont nous parlions tout à l’heure, elle l’avait séparé du gros de ces bons gentilshommes qui se fâchent quand on les appelle par le nom de leur père. Elle avait senti sous son étourderie folle les instincts du chevaleresque honneur.

Ils s’étaient aimés en même temps et sans se le dire. Leurs aveux s’étaient croisés la veille seulement, mais c’était une liaison déjà vieille. Il y avait des mois que l’échange était fait entre leurs cœurs.

Nous avons dit qu’il existait entre leurs visages une ressemblance assez grande, et qui devenait frappante lorsque leur physionomie se trouvait exprimer le même sentiment par hasard. Au moral, il n’y avait entre eux d’autres rapports que la franchise égale de leurs cœurs. Leurs caractères, sans être opposés, ne se ressemblaient point. Franz était vif, pétulant, oseur ; Denise était plutôt calme et timide. Franz poussait la gaieté jusqu’à la folie ; Denise était sérieuse. Mais il est certain que Dieu n’a point fait les caractères humains suivant les règles de l’art poétique. L’homme se transforme incessamment, suivant les circonstances. Les parts que nous avons faites à Franz et à Denise pouvaient varier comme toutes choses, au point d’arriver à une bascule complète.

En ce moment, par exemple, où elle franchissait les limites des convenances mondaines, la jeune fille timide n’éprouvait aucun symptôme d’embarras. Elle était tout entière à son contentement, tandis que Franz, le page hardi, perdait la tête à force d’être déconcerté.

Et à mesure que le silence continuait, sa puérile angoisse lui serrait davantage le cœur.

— Mademoiselle, balbutia-t-il enfin, en ouvrant ses paupières à demi, rien de ce que vous pourrez me dire n’égalera les reproches de ma conscience, je suis un fou ! par pitié ne me regardez pas comme un lâche !…

Gertraud écoutait et tâchait de ne point rire, ce à quoi l’aidait la mine profondément désolée du pauvre Franz.

Quant à mademoiselle d’Audemer, on eût dit qu’elle n’avait pas entendu.

Elle avait toujours la main de Franz entre les siennes ; elle le parcourait de la tête aux pieds d’un regard charmé.

— Franz, dit-elle enfin à voix basse et en laissant ses yeux exprimer toute la profondeur de son émotion, je suis bien heureuse de vous revoir !

Il y avait tant d’amour dans ces simples paroles, que la honte de Franz s’évanouit comme par enchantement, il ne songea plus à son crime imaginaire et se réhabilita lui-même au fond de l’âme.

Il releva enfin les yeux sur Denise et toucha de ses lèvres la douce main de la jeune fille.

Denise souriait ; ils étaient tout près l’un de l’autre et leurs regards heureux se parlaient.

Gertraud, sans savoir pourquoi, se sentit rougir. Par un mouvement irréfléchi, elle traversa la chambre d’un pas furtif, et voulut se retirer dans la pièce d’entrée.

Franz, sans savoir aussi, peut-être, la suivait de l’œil et s’applaudissait.

Mais au moment où la petite brodeuse allait franchir le seuil, Denise se retourna vers elle.

— Reste, ma bonne Gertraud, dit-elle de sa voix tranquille et douce ; tu n’es pas de trop entre nous deux.




CHAPITRE XII.

LE TÊTE À TÊTE.

Gertraud alla chercher sa broderie et revint prendre place auprès de la table de travail de son père.

Denise et Franz s’assirent l’un près de l’autre. Les dernières paroles de mademoiselle d’Audemer, prononcées sans nulle affectation, et qu’on aurait pu interpréter comme une marque de confiance accordée à Gertraud, donnaient néanmoins à l’entrevue un petit caractère de gravité. Ce pouvait être désormais une causerie très-intime, mais ce n’était plus un tête à tête. Denise n’avait eu qu’un mot à dire pour enlever à la situation son apparence douteuse et louche. La simplicité, ce fier et doux charme, était entre les mains de la jeune fille comme un talisman.

Sa physionomie sérieuse n’exprimait ni inquiétude ni trouble ; son regard se reposait sur Franz avec un bonheur ingénu ; et si quelque parole s’arrêtait sur sa lèvre, c’était la secrète prière adressée à Dieu qui la faisait heureuse.

Franz aurait voulu peut-être un peu plus de roman. Il éprouvait une sensation, mêlée de surprise grande et de quelque dépit à voir le mystère lui échapper sans cesse. Denise éclairait tout ; toute voie devenait droite en quelque sorte, dès qu’elle y mettait le pied. Rien qu’au son de sa parole franche et digne, l’aventure perdait son air de gaillardise. Il y avait là une belle jeune fille qui souriait avec un abandon plein de tendresse, et pourtant Franz se sentait le mors entre les dents. La solitude de cette pauvre chambre lui dictait un respect craintif, qu’il n’eût point éprouvé peut-être sous l’empire de l’étiquette mondaine.

Ce fut encore Denise qui rompit la première le silence.

— Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici, Franz, dit-elle ; si je l’avais pensé, je serais également venue… car j’avais désir et besoin de vous voir.

— Que vous êtes bonne !… murmura le jeune homme.

Sa voix était ménagée de manière à ne point arriver jusqu’aux oreilles de Gertraud. Il tenait à son tête à tête.

La voix de Denise, au contraire, s’élevait sonore et calme.

— Je voulais vous voir, reprit-elle, parce qu’hier vous m’avez forcée à lire au fond de mon cœur… Il y avait longtemps que je savais votre amour, Franz, et il y avait longtemps que je soupçonnais le mien… mais je m’efforçais de douter encore.

— Est-ce donc un si grand malheur de m’aimer ? demanda Franz avec reproche.

Les grands yeux bleus de mademoiselle d’Audemer prirent un regard sérieux et pensif. Son sourire mourut sur sa lèvre.

— Je ne sais, répondit-elle en baissant la voix involontairement ; je suis bien jeune et j’ignore la vie… et vous, Franz, n’êtes-vous pas un enfant ?

Ce mot vibre mal toujours aux oreilles de vingt ans.

Franz jeta une œillade sournoise du côté de Gertraud, pour voir si elle avait entendu.

La petite brodeuse avait un malin sourire sous un air de grand sérieux. Elle poussait son aiguille avec prestesse, et ses longs cils noirs ne cachaient qu’à demi l’étincrlle allègre de ses yeux.

Depuis que Denise était entrée dans la chambre du marchand d’habits, ce bruit inexplicable entendu par Jean Regnault sur l’escalier, et dont nous avons parlé plusieurs fois, avait fait trêve. En ce moment il reprit, mais timide et si faible que l’attention des deux amants ne fut point excitée.

Gertraud seule l’entendit ; elle releva vivement la tête et se mit à écouter. Le bruit partait de l’angle de la pièce qui touchait à la cloison de la chambre d’entrée et où se trouvait le lit de Hans Dorn.

C’était un grincement sourd et continu, qui semblait partir de la ruelle du lit. On eût dit qu’un invisible ouvrier minait le mur extérieur.

Gertraud écoula un instant, inquiète ; puis, comme l’entretien des deux amants attirait de nouveau son attention, elle se dit que dans le Temple il y a bien des métiers divers. Le bruit venait sans doute de la maison voisine…

— Je ne sais, reprit Denise, qui secouait lentement sa jolie tête, et si je voulais vous parler, Franz, c’était pour savoir… ce que je vous ai dit hier est la vérité, je vous aime… mais pouvons-nous espérer ?

La figure de Franz rayonna.

— Hier, répliqua-t-il, au milieu de ma joie, cette question m’eût rendu bien malheureux, car je n’aurais pas pu y répondre… Mais aujourd’hui, mademoiselle, si vous saviez comme tout est changé !… Si vous saviez ce que l’avenir semble me promettre… Mais c’est une longue histoire…

— Et j’ai bien peu de temps, interrompit Denise.

— Notre bonne Gertraud sait tout, poursuivit Franz ; je lui ai conté mon secret ; elle pourra vous le dire.

— Gertraud et vous, demanda mademoiselle d’Audemer, en adressant à la fille de Hans Dorn un regard amical, vous êtes donc de vieilles connaissances ?

— Oh ! oui… commença Franz étourdiment.

Puis il s’arrêta, déconcerté, parce que la gentille brodeuse partait d’un franc éclat de rire.

— Oh ! oui, répéta-t-elle ; ce n’est pas par semaines… ni par mois… ni par années que se compte notre connaissance !

— Et je ne le savais pas ! interrompit Denise.

— Ni moi non plus ! s’écria Gerlraud ; ni monsieur Franz non plus, je le promets bien… Nous nous sommes vus hier pour la première fois.

Franz était rouge comme une cerise ; il n’avait point cru mentir, tant Gertraud lui paraissait une ancienne et fidèle amie.

— Et déjà des confidences ?… murmura Denise étonnée.

— Oh ! dit Gertraud, depuis hier il s’est passé tant de choses !… M. Franz a été en danger de mourir… Cela compte pour dix ans, mademoiselle.

En prononçant ces dernières paroles, l’accent de la jeune fille se fit sérieux et pénétré.

Puis elle baissa de nouveau ses yeux sur sa broderie.

Denise aurait voulu l’embrasser.

Franz en était toujours à l’embarras de son mensonge involontaire.

— Sur mon honneur, dit-il, je n’ai point voulu vous en imposer, mademoiselle. Je ne me connais pas d’autres amis que Gertraud et son père. Il me semble qu’ils m’ont toujours aimé comme ils m’aiment, et si je vous ai trompée, c’est bien malgré moi…

— Merci, ma bonne Gertraud, murmura Denise, je ne savais pas te devoir tant de reconnaissance.

— Mais j’aurai des amis, maintenant, reprit Franz avec un élan subit. Je veux vous dire tout en deux mots, Denise. Je suis riche et je suis noble.

— Dites-vous vrai ? murmura la jeune fille étonnée.

— Et le plus cher de mes bonheurs, poursuivit Franz, c’est d’avoir eu votre amour alors que j’étais pauvre et sans nom !

Il parlait avec une conviction si profonde et le sentiment exprimé par lui était si bien celui d’un homme élevé tout à coup au-dessus du malheur, que Denise ne conçut pas l’ombre d’un doute.

Gertraud, au contraire, malgré son ignorance de la vie, sentait vaguement tout ce qu’il y avait d’obstacles et d’incertitude entre la position réelle de Franz et ce bonheur espéré. Son cœur se serrait à le voir si confiant. Une voix s’élevait au dedans d’elle comme un écho funeste, et répondait : Malheur ! à ces élans de joie.

Elle, si gaie d’ordinaire, elle ne savait pourquoi ces paroles d’allégresse sonnaient faux à son oreille et la rendaient triste.

— Vous avez raison, Franz, dit mademoiselle d’Audemer, je vous aimais pauvre ; je vous aurais aimé toujours… mais que Dieu soit béni ! car je n’aurais point désobéi à ma mère et nous aurions été bien malheureux !

Franz se frotta les mains, comme si la pensée du danger évité eût redoublé tout à coup son contentement.

— Mon Dieu ! dit-il, avec une pitié profonde pour son sort de la veille, je ne sais pas vraiment comment j’avais le front d’espérer !… C’était vous, Denise, qui souteniez mon courage ; je connaissais votre cœur ; je savais qu’il n’y avait en vous que noblesse et bonté… Je ne songeais point à ma misère, étourdi que j’étais ! et l’idée de la vicomtesse ne me venait point, parce que je ne pensais qu’à vous. Mais maintenant, ajouta-t-il en prenant un air grave, il faut voir les choses sérieusement… des qu’il s’agit de vous, Denise, la légèreté devient un crime… Écoutez ! il me faut quelques jours encore pour connaître le nom de mon père ; d’ici-là je resterai prudemment à l’écart, et j’attendrai une certitude pour me présenter à madame la vicomtesse d’Audemer.

C’était de la sagesse ; Denise fit un signe d’approbation.

— Et pensez-vous, reprit Franz, qu’en arrivant avec mes titres et ma fortune, je sois exposé à essuyer un refus ?

— Ma mère est bonne, répondit Denise : je lui dirai que je vous aime…

Franz serra la main de la jeune fille contre ses lèvres.

— Chaque fois que j’entends ce mot tomber de votre bouche, dit-il, j’ai peur de faire un songe trop heureux… c’est bien vrai, pourtant, vous êtes là ! Tout ce que je voyais dans la folie de mes rêves, Dieu l’a réalisé. Oh ! que vous êtes belle, Denise, et que j’aime à vivre !… Nous sommes jeunes, notre avenir est long comme un siècle, et pas un nuage ! partout votre beau sourire ! rien que du bonheur !…

Il s’arrêta ; son cœur était plein. Les paroles manquaient à son enthousiasme. Un instant, il demeura silencieux et recueilli, contemplant Denise avec adoration.

La jeune fille le regardait aussi : elle était entraînée et convaincue. Nul doute ne venait à son esprit charmé. L’illusion contagieuse passait de lame de Franz dans son âme, et sa pensée ravie se berçait en de molles caresses. Elle ne songeait point à interroger : elle croyait.

Elle était si heureuse de croire !

Leurs chaises s’étaient rapprochées, nous ne savons comment. Ils étaient là près l’un de l’autre ; leurs traits semblables se touchaient presque ; les anneaux gracieux de leurs chevelures blondes mariaient leurs nuances amies : c’était un tableau suave comme le souriant espoir de l’adolescence.

On eût dit au premier aspect le frère et la sœur. Mais le regard voilé de Franz couvait d’ardents éclairs, et il y avait de la passion dans cette fatigue douce qui alanguissait la prunelle de Denise. L’amour perçait, l’amour charmant et jeune qui orne toutes choses et sait embellir jusqu’à la beauté.

De même que la fleur, épanouie sous l’ombrage et chèrement admirée, va trouver des nuances inconnues et nouvelles, si le soleil, perçant tout à coup la feuillée, vient mettre un rayon d’or sur sa vierge corolle…

Gertraud n’osait plus les regarder. Elle avait le rouge au front et son cœur lui pesait.

Le bruit continuait sourd, patient, uniforme, dans la ruelle du lit de Hans Dorn…

— Vous souvenez-vous, Denise, dit Franz avec lenteur, de ce bal où je vous vis pour la première fois ?… il me sembla que tout mon être défaillait, et quand j’entendis le son de votre voix, je crus que j’allais mourir… j’étais un enfant alors, et mon regard ne s’était jamais levé sur une femme… savez-vous pourquoi je vous aimai ?

— Sais-je pourquoi, j’écoutai en tremblant vos premières paroles ?… murmura Denise.

— C’est qu’il y a une chose étrange ! reprit Franz, je vous aurais aimée sans cela, car un amour comme le mien ne peut pas naître sans la volonté de Dieu… mais vous ressemblez tant à ma mère !

— Votre mère ?… répéta Denise.

— Je ne l’ai point connue, poursuivit Franz, qui secoua la tête avec tristesse ; mais j’avais son portrait suspendu dans la ruelle de mon lit comme une image sainte… Ce fut bien longtemps mon seul amour… Quand je vous vis, Denise, il me semblait voir ma mère… Jusque-là je ne l’avais comparée qu’aux anges, et je la retrouvais en vous… c’était la même beauté calme et sereine, la même franchise douce, le même regard dévoilant le même cœur… allez, Denise, c’était notre destinée ! Depuis ce premier jour, votre image s’est gravée tout au fond de mon âme, et quand je rentrais le soir sans vous avoir vue, je vous contemplais dans le portrait de ma mère…

Il s’arrêta pour sourire. Denise avait les yeux humides.

— Oh ! certes, s’écria Franz gaiement, je ne songeais point en ce temps-là aux obstacles qui nous séparaient… je ne songeais à rien qu’à vous trouver belle et à vous adorer de loin… n’ai-je pas du bonheur, Denise ! je n’ai vu le danger qu’au moment où ma bonne étoile me donne une victoire facile… J’avais bien entendu dire que le chevalier de Reinhold avait obtenu de madame d’Audemer la promesse de votre main, mais j’évoquais par le souvenir votre front si pur, vos grands yeux bleus et cette blonde auréole que je vois dans mes rêves : vos longs cheveux, Denise, qui font un doux cadre à votre joue, je mettais tout cela auprès du visage grotesque de M. de Reinhold et je me disais : C’est impossible…

Franz s’interrompit encore, ses yeux se baissèrent, il devint pâle.

— Mon Dieu ! murmura-t-il en frissonnant, il paraît que c’était possible !… Mais pourquoi s’attrister ? ajouta-t-il en secouant la mélancolie qui le reprenait. Denise, Denise ! nous n’avons plus rien à craindre !… Vous ne savez pas tout, votre frère est mon ami ; dans quelques jours, quand je vais avoir appris le nom de mon père, ce sera sous les auspices de Julien que je me présenterai à madame la vicomtesse d’Audemer.

Denise ne répondit point, mais la joie peinte sur son visage parlait. Elle remerciait Dieu dans son âme.

Elle était aussi persuadée que Franz. Chaque mot de ce dernier lui enlevait un doute. En entrant dans la maison de Hans Dorn, c’est à peine si elle avait eu une vague espérance ; maintenant la crainte lui semblait impossible.

Le temps passait, elle oubliait la vieille Marianne qui l’attendait dans la voiture ; elle oubliait tout, elle s’endormait dans la quiétude de son bonheur.

Franz avait passé son bras autour de sa taille ; la tête de Denise, inclinée et pensive, s’appuyait doucement à l’épaule de Franz.

Ils auraient pu rester ainsi de longues heures, car un instinct secret éloignait d’eux, à leur insu, l’idée de la séparation. Ce fut Gertraud qui les éveilla.

La jolie brodeuse venait d’achever la collerette qui avait motivé la visite de mademoiselle d’Audemer. Comme elle finissait d’arrêter la dernière fleur, il lui sembla que le bruit entendu dans la ruelle du lit de son père devenait plus fort et plus voisin.

Elle s’approcha doucement et mit sa tête entre les rideaux. Le lit contre lequel sa hanche s’appuyait roula brusquement et alla heurter la muraille.

Le bruit cessa…



CHAPITRE XIII.

LE CLOU.

Gertraud écouta un instant encore auprès du lit de son père, puis elle revint vers les deux amants qui ne l’apercevaient point, et jeta en se jouant la collerette sur les épaules de Denise.

— Voici un prétexte à votre longue visite, Mademoiselle, dit-elle ; vous aurez attendu votre broderie afin de l’emporter.

Denise s’était redressée en tressaillant.

— Y a-t-il donc si longtemps que je suis ici ? murmura-t-elle.

— Un quart d’heure… dit Franz.

— Une grande heure ! s’écria Gertraud ; mais comment trouvez-vous cela, monsieur Franz ?

Franz toucha le travail délicat et charmant.

— Adorable ! répondit-il.

— Tu es une fée, Gertraud ! dit mademoiselle d’Audemer, en admirant la broderie ; mais je déteste cette collerette, ajouta-t-elle avec un gros soupir.

— Pourquoi cela ?…

— Parce qu’elle me fait penser à cette fête d’Allemagne et à ce long voyage.

— Pauvre monsieur Franz ! dit Gertraud, quinze jours d’absence !

Franz ne comprenait pas.

Gertraud disposait les plis de la collerette avec cette coquetterie de l’auteur qui lit lui-même son œuvre.

— Je viens d’apprendre que les invitations vont être lancées, poursuivit Denise. Le départ suivra, dit-on, de près l’invitation.

— Et vous êtes absolument forcée d’aller à cette fête ? demanda Franz.

— Ma mère compte les jours depuis un mois, répondit la jeune fille ; nous avons accepté d’avance et tous nos préparatifs sont faits.

— On dit que ce sera si beau ! murmura Gertraud, dont l’accent trahissait un peu d’envie.

— Que je t’y céderais ma place volontiers ! répliqua Denise. Ce seront des jours pénibles et je n’y puis pas penser sans frayeur… Vous n’aurez pas le temps d’ici-là, Franz, de recevoir ces bonnes nouvelles qui vous donneraient accès auprès de ma mère… elle va partir avec toute son envie de me voir mariée au chevalier de Reinhold… et, là-bas, au milieu de cette famille de Geldberg…

Franz avait baissé la tête ; il la releva vivement.

— La fête serait-elle au château de Geldberg ? dit-il.

— Oui, répliqua Denise, et comme vous le devinez, je serai circonvenue, obsédée. Si encore c’était à Paris, Franz, si je pouvais vous entrevoir quelquefois, cela me donnerait de courage… mais je serai seule !

— Non, interrompit Franz d’un ton délibéré, ce sera mieux qu’à Paris, et vous me verrez tant que vous voudrez… Je compte vous suivre au château de Geldberg.

Gertraud le regarda en dessous.

— Quelle folie ! dit mademoiselle d’Audemer, dans votre position vis-à-vis des Geldberg, vous ne pouvez être invité.

Franz rougit. Il pensait à Sara.

— Je serai invité, pourtant, répliqua-t-il, et je vous donne ma parole que vous me verrez à la fête.

— Il le fera comme il le dit, Mademoiselle ! s’écria Gertraud d’un ton où l’admiration naïve et la raillerie se mêlaient à doses égales ; M. Franz, depuis qu’il est riche et fils d’un prince, vous promettra, si vous voulez, de sauter la Seine à pieds joints… et qui sait s’il ne tiendrait point sa promesse ! ajouta-t-elle en baissant la voix, tout à coup sous l’impression d’un souvenir superstitieux ; il y a autour de lui des choses étranges, et quand on réfléchit à ce qui lui est arrivé, depuis hier, on ne sait plus que penser…

Ce fut en ce moment que Jean Regnault frappa pour la première fois à la porte de l’escalier.

Gertraud n’entendit pas. Jean fut obligé de répéter deux eu trois fois son appel. Quand la jeune fille entendit enfin, elle s’élança dans la chambre d’entrée, en fermant la porte sur les deux amants.

Ce devait être Hans Dorn. Gertraud n’était point troublée, parce que sa conscience ne lui reprochait rien. Elle ouvrit la porte sans hésiter et tendit le front au baiser de son père.

Le pauvre Jean ne songea point à profiter de l’aubaine.

— Bien des pardons de venir vous voir à cette heure-là, Mamzelle Gertraud, dit-il en restant sur le seuil de la porte ; mais c’est que j’ai un grand service à vous demander.

Le pauvre Jean avait l’air plus timide encore que de coutume, et le mouvement involontaire que fit Gertraud en le reconnaissant doubla son embarras. En quittant Polyte sur la place de la Rotonde, il était tout feu et tout espoir ; il songeait à jouer, à gagner, à sauver la mère Regnault, qu’il aimait tant : l’éloquence du favori de madame Batailleur l’avait électrisé.

Mais il y avait maintenant deux ou trois longues minutes que la parole encourageante de Polyte lui manquait. Son ardeur se refroidissait ; sa timidité revenait.

D’ordinaire, l’accueil avenant et cordial de Gertraud mettait fin bien vite à l’embarras du joueur d’orgue.

Ce soir Gertraud avait l’air presque aussi embarrassée que lui. Jean subit le contre-coup de ce trouble. Il avait commencé son explication, la rouge au front, mais la voix libre ; au bout de quelques mots, sa phrase s’embrouilla ; il balbutia, il ne savait plus…

— Dites-moi bien vite ce que vous voulez, Jean, murmura Gertraud ; je suis pressée.

Le joueur d’orgue eut grande envie de s’en aller, et, pour le retenir, il fallut la pensée de sa vieille mère.

— Est-ce que M. Dorn est rentré ? demanda-t-il bien bas et les yeux à terre.

Gertraud rougit. Elle hésita. Il lui semblait que le murmure de la conversation des deux amants devait arriver jusqu’aux oreilles de Jean.

Pour expliquer le son de ces voix, il lui eût suffi de dire que son père était de retour ; mais elle ne savait point mentir.

— Non, répondit-elle.

La figure de Jean s’éclaira.

— Alors tout n’est pas perdu, s’écria-t-il ; ma bonne demoiselle Gertraud, mon espoir est en vous… voulez-vous me prêter, jusqu’à demain, un pantalon, un gilet et un habit de Monsieur ?

— Pourquoi faire ? demanda Gertraud étonnée.

Jean ne répondit point.

Gertraud songea qu’on était au lundi gras.

— Voudriez-vous donc aller au bal ! demanda-t-elle encore avec une surprise croissante.

Jean releva sur elle des yeux tristes et humides.

— Au bal !… répéta-t-il.

Il y avait dans ce mot tant de reproches douloureux, que Gertraud eut comme un remords.

— Jean, mon pauvre Jean, dit-elle en lui prenant les mains, je suis folle !… Mais aussi que voulez-vous faire d’un habit de Monsieur à cette heure de la nuit ?

Jean secoua la tête, et sa paupière se baissa de nouveau.

— J’aurais mieux aimé que vous ne m’interrogiez pas, mamzelle Gertraud, répliqua-t-il, car vous me direz peut-être que j’ai tort… Mais je n’ai rien à vous cacher, vous le savez bien, et si vous voulez bien m’écouter, je vais tout vous apprendre…

Les yeux de Gertraud étaient pleins de curiosité.

Mais il se fit en ce moment, dans la chambre de Hans Dorn, un bruit de chaise qu’on remue. Depuis deux ou trois secondes la jeune fille avait oublié Franz et Denise. Sa physionomie changea.

— Je vous crois, je vous crois, mon bon Jean, dit-elle précipitamment ; qu’ai-je besoin de savoir ?… Attendez-moi ici un instant et je vais vous apporter ce que vous me demandez.

— Pourtant, reprit le joueur d’orgue, si vous avez envie de connaître…

— Non, non, non ! dit par trois fois la jeune fille, attendez-moi ici ; je vais revenir.

Elle gagna vivement la porte de son père ; mais avant de l’ouvrir, elle s’arrêta indécise.

Les yeux de Jean la suivaient brillants de gratitude et d’amour. C’était ce regard qui l’arrêtait ; car la chambre de Hans Dorn était éclairée, et Jean allait voir les deux amants si elle ouvrait la porte.

Et néanmoins il fallait agir.

Elle s’avisa d’un moyen naïf comme son âme et infaillible, eu égard à la nature obéissante du pauvre joueur d’orgue.

— Écoutez, Jean, dit-elle, en se donnant un petit air solennel ; je veux bien aller chercher les habits que vous me demandez, mais il faut tourner le dos à cette porte… Il y a de l’autre côté quelque chose que vous ne devez point voir… c’est le secret de mon père !

Jean se tourna aussitôt du côté de l’escalier. Gertraud emportait la lumière ; il restait dans l’obscurité.

Gertraud se hâta de passer dans la chambre de Hans. Elle crut refermer la porte derrière elle ; mais le pêne glissa sur la serrure vieillie, et le battant resta entrebâillé.

Franz et Denise causaient, les mains entrelacées. C’est à peine s’ils virent la jeune fille traverser la pièce pour se diriger vers le cabinet où Hans Dorn était allé prendre dans la matinée la garde-robe de Franz.

Gertraud déposa sa lumière sur un coffre et se mit à chercher un habillement à la taille de Jean.

Celui-ci était à son poste, la figure tournée vers l’escalier sombre, et ne songeant guère à pénétrer le prétendu secret de Hans Dorn.

Le bruit mystérieux entendu successivement par Gertraud dans la ruelle du lit de son père, et par Jean Regnaud sur l’escalier, se taisait maintenant. Seulement, il semblait à Jean que quelqu’un essayait d’ouvrir en dedans le bûcher de Hans Dorn.

Il allait sortir pour examiner de nouveau, et tâcher de découvrir enfin la nature de ce bruit, lorsqu’un autre incident attira insensiblement son attention.

L’escalier envoyait à l’intérieur un vent froid et vif. La porte que Gertraud avait crue refermée derrière elle battait et s’entrouvrait à chaque instant davantage. Par cette issue des chuchotements vagues parvenaient aux oreilles de Jean.

Ce fut d’abord un murmure confus, puis Jean crut distinguer la voix d’un jeune homme.

Un premier élancement de jalousie lui blessa le cœur ; ses yeux brûlèrent ; ses veines eurent froid ; il avait besoin de toute sa force pour ne point se retourner et jeter un regard en arrière.

Il résistait pourtant et demeurait immobile. Mais Gertraud cherchait en vain, parmi les nombreuses dépouilles entassées dans le cabinet, un costume complet et convenable. Elle s’impatientait, et, comme toujours, l’impatience, loin de l’avancer, retardait sa besogne.

Elle ne revenait point. Jean Regnault entendait toujours derrière lui ces chuchotements accusateurs. La fièvre lui montait au cerveau. Des visions jalouses passaient devant ses yeux.

En un moment où sa volonté défaillait, et où il n’était plus retenu que par un vague instinct de docilité, il crut ouïr le son d’un baiser.

Il tressaillit, comme si un aiguillon vif lui eût percé la chair. Il se retourna, son œil avide plongea dans la chambre de Hans Dorn.

Il vit une blonde tête d’adolescent qui se penchait sur une main blanche ; et il entendit un second baiser.

La figure de l’adolescent le frappa ; il la connaissait sans pouvoir dire en ce moment où il l’avait aperçue. Le visage de la femme se cachait derrière la cloison ; mais Jean n’avait point besoin de la voir : pour lui, ce ne pouvait être que Gertraud…

Un courant d’air se fit en sens inverse ; le battant retomba. Machinalement Jean se retourna, et reprit la position qu’on lui avait commandée.

Il ne pensait plus guère. Il était comme un homme qui vient de recevoir un coup de massue.

— Tenez, Jean, dit Gertraud, qui apportait enfin les habits ; mon père va rentrer ; allez-vous-en bien vite, et rendez-moi tout cela demain, de bon matin.

Jean ne bougea pas ; il garda le silence. Ses yeux s’attachaient sur la jeune fille, mornes et comme stupéfiés.

— Eh bien !… dit Gertraud, en lui tendant le paquet.

Jean Rcgnault se retourna lentement et mit son regard sur la porte de Hans, qui était maintenant fermée.

Gertraud frappa le carreau de son petit pied avec impatience.

— Oh ! Gertraud ! Gertraud ! murmura Jean qui joignit ses mains d’un air suppliant ; je vous en prie, ayez pitié de moi !…

Gertraud ne comprenait point le motif de cette subite détresse, et Denise venait de lui dire en passant qu’elle voulait se retirer.

Elle mit le paquet entre les mains de Jean et le poussa en se jouant jusque sur l’escalier.

Puis elle referma la porte sur lui.

Jean descendit les marches une à une, suivant l’impulsion donnée, et avec la roideur d’un automate.

Quand il fut arrivé dans la cour, il couvrit de ses deux mains son visage en feu. Une pensée venait de luire parmi la nuit de sa cervelle ; il se souvenait.

C’était à cet endroit-là même où il se trouvait maintenant qu’il avait aperçu pour la première fois ce beau jeune homme ; et Gertraud était là encore !…

Il releva la tête vers la fenêtre éclairée de sa maîtresse, puis il s’enfuit en étreignant son cœur qui défaillait.

L’instant d’après, Franz et Denise quittaient à leur tour la maison de Hans Dorn.

— Dieu veuille que vos espoirs se réalisent, Franz ! dit mademoiselle d’Audemer en arrivant au seuil de l’allée ; mais que vous soyez heureux ou malheureux, je suis votre fiancée… et si je ne vous appartiens pas, jamais un autre homme ne m’appellera sa femme.

La vieille Marianne s’éveilla en sursaut, au moment où Denise s’asseyait auprès d’elle sur les coussins de la voiture.

— Comme cette jeunesse est leste ! murmura la vieille femme ; je n’aurais jamais cru qu’on pût monter et descendre en si peu de temps !…

Gertraud était seule dans sa chambre et préparait son petit lit. Hans Dorn n’était pas rentré. Il n’y avait plus personne ni dans l’escalier ni dans la cour. Au bout de quelques minutes, la porte du bûcher s’ouvrit lentement et se referma sans bruit. Une masse noire glissa dans les ténèbres et descendit l’escalier en rampant.

Elle traversa la cour, puis l’allée sombre, pour gagner la place de la Rotonde.

La lueur lointaine des becs de gaz éclaira la face hâve de l’idiot Geignolet.

Il tenait à la main un énorme clou, qui était tout blanc de plâtre.

Il s’assit sur le pavé, le dos contre la muraille. Il tira de sa poche le lambeau qui lui servait de mouchoir et s’essuya le front. Puis il mesura de l’œil la partie de son clou que le plâtre avait blanchie.

— C’est dur ! grommela-t-il, et j’ai grand mal à mes mains ! mais le trou est profond de ça !

Il se mit à aiguiser la pointe de son fer contre le pavé.

Son chant rauque et monotone se joignit bientôt au grincement du métal.

Les premiers mots du couplet se perdirent en un murmure sourd et haletant ; puis sa voix s’éleva, et l’on aurait pu entendre :

J’ai vu le vieux Hans Dorn ouvrir son armoire.
Il a mis la boîte tout en haut, tout en haut !…
Demain mon trou sera fini.
Et je sais où sont les jaunets.
La bonne aventure, ô gué !…




CHAPITRE XIV.

LA MAISON DE JEU.

La maison de jeu de madame la baronne de Saint-Roch, située rue des Prouvaires, était un tripot d’ordre moyen, où la proximité des halles et de la rue Saint-Denis se faisait parfois trop sentir.

Pour emplir ses salons, madame la baronne était obligée de recevoir bien des petites gens, ce qui est déplorable pour une personne de sa sorte. Elle ouvrait sa maison à des caissiers en débauche, à des commis pervers, à des petits commerçants, mauvais sujets timides, qui lésinaient dans le vice et comptaient avec la passion.

Heureusement que le voisinage du Palais-Royal lui fournissait un noyau d’habitués plus sortables : des roués de province, des seigneurs d’aventures, des étrangers enfin, cette proie enviable que tous les tripots se disputent.

Il est assurément fort désobligeant, pour un aigre-fin qui s’intitule Monsieur le comte, de s’asseoir côte à côte auprès d’un teneur de livres de la rue des Lombards ; mais les maisons de jeu, montées sur un certain pied, se font rares, et la police a le diable au corps. On ne peut plus choisir. Les beaux jours de la roulette sont passés, et le joueur, qui est naturellement philosophe, prévoit d’un cœur stoïque le moment où le roi de carreau persécuté ira cacher sa tête proscrite parmi les hontes lointaines du quartier Saint-Marceau.

S’il faut le suivre jusque dans les boues de la Bièvre, on le suivra. De nos jours, il n’est plus que cette royauté-là qui puisse trouver dans l’exil une armée de fidèles.

La maison de la rue des Prouvaires était loin de ces extrémités. Eu égard au malheur des temps, elle pouvait passer pour un établissement très-convenable. On y jouait gros jeu. Si l’on y trouvait des courtauds, les marquis n’y manquaient pas, non plus que les jolies femmes. Madame la baronne de Saint-Roch n’avait jamais eu maille à partir avec la police.

Elle était, comme on le pense bien, veuve et veuve d’un homme considérable. Elle avait éprouvé de grands malheurs. Une série de désastres lamentables l’avait réduite à la position qu’elle occupait maintenant et qui n’était certes point faite pour elle.

Ah ! si les morts peuvent voir ce qui se passe sur cette terre, feu M. le baron de Saint-Roch devait être un mort bien malheureux ! Du moins, sa noble veuve gardait-elle, dans la détresse où le sort injuste l’avait mise, toute la dignité possible. Les aides dont elle s’entourait méritaient beaucoup de considération : son bras droit, le banquier du trente et quarante, n’était rien moins que M. de Navarin, ancien officier supérieur au service du roi des Grecs, décoré sur un champ de bataille illustré par la propre main du plus glorieux des Hellènes, le grand Kolokopoulo !

Nous n’avons point eu encore occasion de parler de M. de Navarin ; quant à madame la baronne de Saint-Roch, nous la connaissons sous le nom de Joséphine Batailleur, marchande de frivolités au Temple.

À part M. de Navarin, Batailleur avait eu le secours et les conseils d’une personne éminemment compétente en ces sortes d’affaires : madame de Laurens s’était mêlée de tout et l’on reconnaissait dans tout sa main experte. Rien n’annonçait au dehors l’industrie pratiquée à l’intérieur. La maison avait une apparence modeste et sage ; c’est à peine si les voisins se doutaient de ce qui avait lieu si près d’eux.

On entrait par la rue des Prouvaires, mais il y avait une seconde issue donnant sur la halle aux volailles. L’escalier, éclairé parcimonieusement, ne prodiguait point ce gaz accusateur qui est comme une enseigne aux lieux publics. On arrivait au premier étage après avoir jeté au portier, discret et payé, le nom de madame la baronne.

À la porte, on était reçu par un vieux domestique à mine vénérable, front chauve, livrée grise, sourire bénin et patriarcal.

Ce brave homme était le contrôleur de l’établissement. Il recevait les bons ; il éconduisait les suspects. Et ceux qu’il éconduisait restaient persuadés qu’ils avaient fait une fausse démarche.

Un vieillard si respectable pouvait-il être le cerbère d’un tripot ?

Il faut savoir se meubler. C’était Petite qui avait choisi ce serviteur précieux.

Du seuil on n’entendait aucun bruit, sinon parfois un murmure étouffé, lorsque la voix des joueurs s’élevait par hasard au-dessus du diapason ordinaire.

La chose était rare, car une consigne sévère faisait la loi dans la salle et ordonnait de se ruiner tout bas. Mais, en ce cas-là même, les voix perdaient leurs éclats en traversant les portes rembourrées. Elles arrivaient à l’oreille du profane comme un doux écho de conversations courtoises.

On n’entendait point le tintement de l’or ; on n’entendait point la monotone mélopée du banquier menant le jeu à l’aide de ces paroles sacramentelles qui frappent l’oreille d’ordinaire, dès qu’on aborde les avenues d’un tripot.

Une fois admis, on entrait dans une antichambre de bonne maison, n’ayant que le nombre voulu de porte-manteaux, mais flanquée d’un prudent cabinet dont les murailles s’ornaient d’un cordon de patères.

Après l’antichambre, venait un petit salon où quelques dames, jeunes et jolies pour la plupart, semblaient réunies pour passer la soirée.

Ceci était sans doute un leurre pour la police, en cas d’accident ; c’était peut-être encore autre chose.

Dans la troisième pièce, il y avait une table de lansquenet, présidée par un employé de la maison.

Dans la quatrième, qui était la dernière, un vaste tapis vert, en forme de carré long, entouré d’un quadruple rang d’amateurs, servait à jouer le trente et quarante.

Dans cette pièce se tenait madame la baronne de Saint-Roch et son ministre responsable, M. de Navarin, ancien officier supérieur.

Les trois premières pièces étaient meublées assez simplement ; celle-ci était presque nue. À ne voir que les murailles, on eût dit une salle de billard. Il n’y avait en effet aux lambris ni tableaux ni gravures, mais seulement deux de ces cadres en palissandre que l’on voit dans tous les cafés, et un râtelier contenant deux douzaines de queues munies de leurs procédés. L’un de ces cadres présentait ces trois chapelets de petites billes enfilées qui servent à marquer les points ; l’autre renfermait le code du jeu de billard.

Le billard seul manquait.

À part ces cadres dont la destination ne se devinait point au premier abord, deux autres particularités empêchaient cette chambre de ressembler exactement aux salles de trente et quarante des anciens jeux publics.

C’était d’abord un énorme châssis sur lequel se tendait un drap vert et uni et qui était planté contre la muraille, derrière le banquier. À droite et à gauche de ce châssis, deux laquais de vigoureuse apparence se tenaient debout et immobiles.

C’était ensuite une sorte de boite grillée qui rompait disgracieusement la symétrie de la pièce. Elle figurait une véritable loge pouvant contenir trois ou quatre personnes à l’intérieur, et fermée complètement par des rideaux de soie.

Elle tenait d’un côté à la muraille, qui sans doute était percée pour lui donner une issue à l’extérieur, et de l’autre à la table de trente et quarante, dont elle n’occupait pas exactement le centre.

Madame la baronne de Saint-Roch s’asseyait toujours entre la loge et Navarin le banquier, qui tenait le milieu de la table.

Les joueurs étaient accoutumés à voir madame la baronne coller son oreille aux rideaux de soie de temps en temps, afin de recueillir des paroles que nul n’entendait excepté elle.

On n’apercevait à la boîte grillée d’autre ouverture qu’une sorte de guichet en forme de petite fenêtre qui s’ouvrait sur la table même, et par où passaient de blanches mains, éparpillant sur les diverses chances de l’or et des billets de banque.

À de rares intervalles, des mains d’hommes s’étaient montrées à cette petite fenêtre.

Personne, parmi les habitués de la maison, n’avait su percer le mystère de cette loge dont nous avons parlé déjà. On l’appelait le confessionnal de la princesse. On s’en occupait énormément, et Dieu sait toutes les suppositions qui se faisaient à l’entour !

Les joueurs heureux la lorgnaient en souriant, comme si elle eût caché quelque divinité favorable ; les malheureux lui jetaient des regards irrités et l’accusaient de leur chance mauvaise. Ceux que la superstition du jeu ne tenait point s’accordaient à penser qu’il y avait derrière ces rideaux fermés toujours, un ou plusieurs grands personnages.

Et cette énigme, qui restait éternellement insoluble, ne nuisait en rien à l’achalandage de la maison ; au contraire, c’était un attrait de plus. Cette main blanche, qui maniait tant de billets de banque, fascinait les plus froids ; il y avait des gens qui ne venaient que pour la loge et dont toutes les paroles étaient à l’adresse de la loge.

Ceux-là voyaient au travers des rideaux de soie, les uns une ravissante figure, les autres un vieux visage de duchesse millionnaire.

Et chacun se mettait en frais pour conquérir son rêve.

On voulait séduire la princesse, et l’histoire de Franz, appelé dans le confessionnal, prouvait du moins que l’espoir des habitués n’était pas tout à fait une chimère…

Il pouvait être dix heures et demie du soir. Le personnel de la maison était au grand complet. M. de Navarin, ancien officier supérieur, occupait son poste à droite de la loge, à côté de lui était la caisse, et de l’autre côté de la caisse se tenait l’homme qui taillait.

M. de Navarin était un personnage à l’air doux et martial à la fois. Il avait des façons graves, dignes, courtoises, et sa manière de jeter le râteau à la pêche des louis d’or sur le tapis indiquait un bien bon gentilhomme.

Son emploi était multiple. À part l’office important de banquier, qu’il remplissait à la satisfaction générale, sa moustache grise était spécialement chargée d’imposer aux joueurs turbulents ou mal appris qui prétendaient discuter les arrêts du sort. En cas d’alerte, il avait en outre mission de sauver la patrie, concurremment avec ces deux grands laquais à livrée grise, qui se tenaient debout derrière lui.

Petite avait eu raison de dire, en parlant de sa maison de jeu à Esther, que toutes les précautions étaient prises. M. de Navarin avait sous la main un bouton de cuivre, fixé à la table même, et que nous pouvons comparer au ressort d’une soupape de sûreté.

La manœuvre était simple et facile. Au premier bruit suspect, les joueurs avaient ordre de se lever ; l’ancien officier supérieur pressait son bouton, qui faisait surgir aux quatre côtés de la table carrée des bandes de billard. Les deux grands laquais soulevaient le châssis, tapissé de drap vert, qui s’adaptait exactement entre les bandes, recouvrant à la fois les mises éparses, les cartes et les signes accusateurs du véritable tapis.

La loge, poussée au même instant, se prenait à rouler sans bruit, et rentrait dans une chambre voisine, laissant seulement à fleur de muraille sa paroi antérieure qui figurait une porte grillée.

Au lieu de cet antre, où le trente et quarante agitait tant d’or naguère, il ne restait qu’une inoffensive salle de billard.

Des répétitions nombreuses avaient assuré la main des machinistes ; pour opérer ce changement, il fallait juste le quart d’une minute.

Du reste, comme nous l’avons dit, les sages précautions avaient été jusqu’alors inutiles. La maison de madame de Saint-Roch était vierge de tout démêlé avec la police.

Les rangs se serraient cependant autour de la table ; le jeu marchait au mieux. L’or glissait sur le tapis, et les soyeux chiffons de la banque dépliaient çà et là leur papier transparent et doux. Le guichet du confessionnal restait fermé : la princesse n’était pas encore arrivée.

Madame la baronne de Saint-Roch, dans tout l’éclat de sa toilette voyante, trônait à son poste avec une véritable majesté. L’homme qui maniait les cartes, ex-croupier de Frascati, remplissait son rôle en virtuose et retournait tout le jeu en un clin d’œil.

Autour de la table, les figures bizarres ne manquaient point. Le démon du jeu animait toutes les physionomies de son souffle grotesque et terrible tour à tour. Quelques-uns prodiguaient des poignées de louis avec une vaillance folle ; d’autres jetaient timidement sur le tapis le modeste écu de cinq francs ; d’autres enfin, plus prudents encore, se bornaient à suivre de loin la chance et pointaient soigneusement sur des cartes le relevé de leurs parties imaginaires.

Ceux-là sont bien connus de quiconque a mis le pied dans un tripot une fois en sa vie. Ce sont des fous graves et tristes, de vrais philosophes, entêtés à rêver l’impossible, à spéculer sur la fantaisie, à vouloir fixer l’instabilité même.

Au bon temps du Palais-Royal, ils étaient nombreux et gagnaient quel que dix francs dans leur soirée à faire des trous d’épingle dans du carton. Maintenant ils végètent, misérables et déchus, dans l’attente du Messie qui restaurera la roulette.

À part madame la baronne de Saint-Roch, nous ne connaissons que deux personnages parmi cette foule attentive et avide.

Le vaudevilliste, Amable Ficelle, auteur de la Bouteille de Champagne, et son Pylade, M. le comte de Mirelune, étaient entrés là comme ils entraient partout, pour tuer le temps et occuper au hasard leur oisiveté ennuyée.

Ils n’étaient joueurs ni l’un ni l’autre ; mais le temps était froid au dehors, et il faut bien faire quelque chose.

Ils se tenaient au dernier rang, bras dessus bras dessous comme toujours, et le lorgnon à l’œil.

— Comme cela, disait Ficelle, vous avez reçu, vous aussi, un message de l’hôtel de Geldberg ?

— Un message par exprès.

— Et qui contient ?…

— Oh ! c’est très-aimable !… il s’agit de cette grande fête, dont on parle tant… vous savez, au château d’Allemagne.

— Parbleu !

— On vous en parle aussi ?

— Je crois bien !… on n’a pas même eu l’idée de se passer de moi !… J’ignorais qu’on vous eût écrit et je comptais vous présenter.

— Moi de même, mon bon, dit Mirelune un peu piqué ; en tous cas, merci de l’intention !

— Eh bien ! reprit Ficelle, je vois qu’on nous a traités en vrais amis… je devine votre lettre d’après la mienne… On compte sur vous, n’est-ce pas, pour donner à la chose quelque gaieté ?

— Mais, oui, répondit Mirelune, pour mettre de l’entrain dans tout cela.

— Pour animer la fête…

— Pour chauffer…

— Pour dire et faire des folies…

— Enfin, pour amuser tout ce monde d’argent !

Les deux amis se regardèrent, et il y eut un incommensurable bâillement échangé entre eux.

Les renommées parisiennes sont ainsi faites. Personne ne baille plus largement qu’un de ces gaillards, réputés joyeux par excellence. L’arbre qu’on cite, l’arbre qu’on célèbre pour sa floraison prématurée, le fameux marronnier du 20 mars, aux Tuileries, ouvre à peine ses bourgeons illustres que déjà ses obscurs voisins sont en pleine fleur !

— Et avez-vous une idée ? reprit Mirelune.

— J’en ai soixante !

— Diable… il faudra nous entendre, si vous voulez ; moi, je n’en ai pas encore.

— Nous mêlerons, dit Ficelle avec magnanimité ; d’abord, il faudra un théâtre…

— Évidemment… et une troupe !

Ficelle haussa les épaules d’un air de supériorité profonde.

— Il s’agit d’amuser ces gens-là, répliqua-t-il, les petites banquiéres et les petites baronnes aimeront bien mieux jouer elles-mêmes que d’écouter des artistes de Paris… Mettons qu’il y ait dix actrices et dix acteurs improvisés… cela fera déjà vingt heureux !

Mirelune ne paraissait pas convaincu.

— Pensez donc ! reprit Ficelle, quelle occasion à plumes, à fleurs, à diamants !… et puis les jeunes premiers qui auront des pantalons collants et des souliers à la poulaine !…

— C’est vrai pourtant ! murmura Mirelune, ceux-là s’amuseront, mais les autres ?

— Mettons que les autres soient six cents… Il y aura d’une part vingt élus heureux comme des rois qui offriront naïvement leur personne à l’admiration générale, et six cents spectateurs, contents comme des dieux, qui mordront les élus à belles dents et les déclareront burlesques, dans leur équité unanime.

— Amable, dit Mirelune, quand vous n’écrivez pas, comme vous avez de l’esprit ! mais que jouera-t-on ?

— D’abord, la Bouteille de Champagne

— C’est bien vieux !

— Je change le nom des personnages et je trouve un nouveau titre : le Triomphe du Champagne et de l’Amour… qu’en dites-vous ?

— C’est troubadour, mais joli… tenez, tenez, voici la princesse !

Le guichet de la loge mystérieuse s’ouvrait en effet à ce moment, et une main d’un modèle exquis poussait un billet de banque sur le tapis, à l’aide d’un petit râteau d’ivoire…



CHAPITRE XV.

L’INCONNUE.

Le mot princesse prononcé par M. le comte de Mirelune, au moment où le guichet s’ouvrait, courut tout autour de la table. Chacun leva les yeux, et la loge devint le point de mire de tous les regards.

Ce qui se passait n’était pourtant pas un fait extraordinaire. Presque tous les jours, le même guichet s’ouvrait pour montrer la même main ; mais depuis tant de mois que l’énigme se posait ainsi chaque soir, elle restait toujours insoluble ; et les mystères gagnent de l’importance à vieillir.

Les hypothèses s’amoncellent peu à peu ; on épuise le vraisemblable : les esprits les plus terre-à-terre arrivent au romanesque.

Des centaines de versions couraient sur la joueuse du confessionnal, sur la princesse comme on l’appelait, et son apparition causait toujours une sorte d’émoi dans l’assemblée.

Madame la baronne de Saint-Roch avait fort à faire pour résister aux innombrables attaques dirigées contre sa discrétion. Elle était obsédée, entourée, traquée ; les vieux habitués, passés à l’état d’amis de la maison, la prenaient par les sentiments. Les étrangers empruntaient à leur bourse des arguments plus irrésistibles encore ; mais rien n’y faisait : la fidélité de madame la baronne résistait à tous les assauts, et les curieux en étaient pour leurs peines.

Quand on la serrait de trop près, la rusée baronne employait une manœuvre analogue à celle des vieux cerf qui mettent les biches sur pied et donnent le change à la meute, elle lançait elle-même dans la circulation quelque nouvelle hypothèse ; elle brouillait le chaos davantage, si bien que les plus habiles se trouvaient déroutés complètement.

Durant une bonne minute, et c’est bien long dans un lieu pareil, il y eut autour de la table un murmure contenu. Le jeu éprouva un temps d’arrêt. La partie modeste de l’assemblée, les petits marchands, égarés loin du comptoir, les commis en vacances et autres ouvraient des yeux énormes et semblaient vouloir dévorer cette main qui sortait du confessionnal. Les quelques femmes éparses autour de la table pinçaient la lèvre en voyant pâlir leur étoile, et affirmaient tout bas que la princesse était quelque vieux monstre, ayant de bonnes raisons pour se cacher. Il y a des douairières qui gardent des mains charmantes. Les étrangers braquaient le binocle ; les Anglais, qui sont partout où l’on joue, caressaient leurs portefeuilles et s’interrogeaient gravement pour savoir de quelles extravagances Leurs Seigneuries étaient capables en cette occasion.

Mais il n’y avait rien à faire ; la baronne était muette, même pour les portefeuilles britanniques ; et les meilleurs binocles ne pouvaient rien absolument contre les rideaux de soie.

— Allons, allons, Messieurs ! dit l’ancien officier supérieur au service du roi des Grecs, veuillez faire votre jeu, s’il vous plaît.

Cet appel eut un succès médiocre ; tous les yeux étaient occupés à séduire la loge.

— Du diable, si je ne connais pas cette main-là ! dit Mirelune à Ficelle.

— C’est tout à fait étonnant ! murmura ce dernier ; il y a là-dedans un vaudeville à succès !

— Regardez bien, Amable, c’est la main de la petite marquise de Vieux-Lieu !…

— Je vois trois actes, répliqua Ficelle, le mari qui cherche sa femme et qui la retrouve innocente dans cette boîte… Arnal en fossile occupé à piquer la carte… ; un caissier honnête homme, mais faible, qui vient là perdre son honneur…

— En somme, interrompit Mirelune, la main de la marquise est plus forte… et je voudrais parier que ces petits doigts-là sont tout bonnement à la vicomtesse de Longpré.

— De jolis couplets, reprit Ficelle ; des mots… un petit peu de cœur… je garantis quatre-vingts représentations !

Le vaudevilliste respira longuement ; son visage était radieux, ce n’était pas tous les jours qu’il mettait la main sur une idée.

Pendant qu’il s’applaudissait de tout son cœur et que l’ingénieux Mirelune trouvait un troisième nom pour la propriétaire de la jolie main blanche, le calme se faisait autour de la table et l’intérêt du jeu reprenait lentement le dessus. M. de Navarin allait donner le signal de tailler, lorsque la porte s’ouvrit au milieu de ce silence profond qui précède l’arrêt de la fortune.

Ordinairement, à cet instant solennel, un roi aurait pu franchir le seuil sans distraire l’attention de l’assemblée ; mais il y avait ce soir comme un vent d’émotion dans la salle, les nerfs étaient agités : chacun se retourna involontairement.

On vit entrer un personnage de grande taille, portant avec noblesse un costume à la fois élégant et sévère. C’était un homme, jeune encore, au visage remarquablement beau.

Personne ne le connaissait dans la salle. À sa vue, madame la baronne de Saint-Roch elle-même laissa échapper un mouvement de surprise.

Il traversa, tête haute et d’un pas tranquille, l’espace qui le séparait des joueurs, puis il fit le tour de la table et vint se placer à gauche de la loge, dont la baronne de Saint-Koch occupait la droite.

Il se fraya un chemin jusqu’au premier rang.

La main de la mystérieuse personne qui occupait le confessionnal reposait toujours sur le tapis ; l’étranger se pencha en avant et toucha cette main, qui se retira comme effrayée.

L’étonnement général était au comble ; le jeu s’arrêta une seconde fois. Anglais et commis regardaient, bouche béante. Ficelle oubliait son embryon de vaudeville, et Mirelune négligeait de chercher un quatrième nom de comtesse…

On entendit cependant un mouvement léger à l’intérieur du confessionnal. Madame la baronne de Saint-Roch, avertie sans doute par un signe convenu, colla son oreille au rideau de la loge.

Au bout de deux ou trois secondes, elle se leva et alla rejoindre l’étranger.

— Ça se noue ! dit Ficelle.

— Que diable signifie tout cela ? murmura Mirelune.

Madame de Saint-Roch prononça quelques paroles à l’oreille de l’étranger, qui s’inclina en signe d’assentiment.

On la vit se diriger vers une porte latérale. L’étranger l’accompagnait. Il sortit comme il était entré, sans avoir ouvert la bouche.

Les habitués de la maison de jeu de la rue des Prouvaires avaient trouvé pour la loge grillée un nom qui était tout une description. Le confessionnal ressemblait, en effet, à cette partie du meuble saint où le prêtre s’assied, caché à tous les regards.

À l’intérieur, c’était un microscopique boudoir, une boîte mignonne entièrement tapissée de soie et décorés avec toute la coquetterie possible.

Au moment où l’inconnu, qui avait eu l’audace grande de toucher sans façon la blanche main au râteau d’ivoire, quittait la salle de jeu sur les pas de madame de Saint-Roch, Petite était seule dans la loge. Elle se tenait debout, la main appuyée au bras de son fauteuil et dans l’attitude d’une attente inquiète.

L’intérieur de la loge était beaucoup plus sombre que la salle elle-même ; on n’y était éclairé que par la lumière du lustre, filtrant à travers la transparence des rideaux.

Grâce à ce demi-jour, Petite pouvait voir et n’être point vue. L’œil curieux des joueurs ne pouvait point percer les draperies de la loge obscure, tandis que le regard de Sara, trouvant des issues ménagées, faisait à son aise le tour de la table.

Quand l’assemblée se composait d’une certaine façon et que la fantaisie de Petite était de se mêler aux joueurs, on donnait à la porte une consigne plus sévère, et Sara, préalablement changée par une sorte de toilette théâtrale, venait bravement s’accouder au tapis vert. Madame la baronne de Saint-Roch avait vraiment un talent précieux pour habiller une tête et grimer galamment un visage. En sortant de ses mains, madame de Laurens aurait pu, à la rigueur, affronter le regard de ses amis ; mais c’était une femme prudente dans ses hardiesses et qui n’osait jamais qu’à bon escient.

Aujourd’hui, madame de Saint-Roch n’avait pas eu besoin de s’occuper de sa toilette ; la présence du vaudevilliste et de M. le comte de Mirelune qui avaient tous les deux leurs entrées à l’hôtel de Geldberg, commandait à Petite de ne point se montrer à la salle commune. Elle était arrivée depuis quelques minutes à peine, lorsque l’étranger, qui possédait le mot de passe sans doute, s’était introduit dans la maison.

Petite ne l’avait point vu entrer. Elle était en ce moment toute rêveuse et songeait aux événements de la journée. Sa main avait machinalement ouvert un petit coffret d’un travail exquis, placé auprès d’elle et qui lui servait de caisse. Elle y avait pris un billet de banque qu’elle avait poussé sur le tapis par habitude pure. Ce fait de risquer un enjeu à cette table qui était à elle et dont le banquier faisait valoir des fonds fournis par elle était, du reste, un enfantillage de joueuse émérite. Le combat sérieux était entre M. de Navarin et la foule. En jouant contre lui, Sara jouait contre elle-même. Mais l’ancien officier supérieur au service du roi des Grecs prétendait que cette petite manœuvre n’était pas absolument inutile : les billets de banque attirent les billets de banque, cela ouvrait les portefeuilles, cela faisait aller la partie.

Les jours où Sara voulait jouer pour tout de bon et par elle-même, elle avait d’ailleurs la table du lansquenet, où sa présence ne manquait jamais d’amonceler des tas d’or.

Mais, ce soir, elle avait en tête autre chose que le jeu. Sa mémoire était comble en quelque sorte et son esprit travaillait malgré elle. Que de choses en vingt-quatre heures, sans parler même des aventures du bal Favart ! La maladie de son mari, qui semblait aborder sa suprême période, le duel de Franz qui était sorti vainqueur de l’épreuve et qui restait pour elle comme une menace vivante, sa fille enfin, cette pauvre enfant chétive et pâle qu’elle avait vue à travers les planches mal jointes de la devanture d’Araby !…

Judith, la fille unique de la grande dame, l’héritière de tous ces millions dérobés laborieusement, Nono la Galifarde, l’esclave de l’usurier, la martyre de l’idiot, la misérable créature qui s’étiolait, entourée de la pitié dédaigneuse des pauvres gens du Temple !

Judith, qui demain peut-être allait changer son maigre matelas, jeté à nu sur la pierre contre une couche somptueuse, son indienne humide et usée contre les dentelles et le velours, ses larmes contre des sourires, sa pauvre petite face hâve contre la beauté de la jeunesse heureuse !…

C’est qu’elle était belle, même sous sa souffrance !

Que de rayons la joie inconnue allait mettre dans ses grands yeux allanguis ! que ces cheveux incultes allaient briller doucement ! que de grâces dans cette taille affaissée par le besoin et enlaidie par d’ignobles haillons !

Sara souriait. Jamais elle ne l’avait si bien vue ; jamais elle n’avait plongé si avant dans l’affreuse misère où se mourait sa fille, et c’était à la veille de la délivrance, à la veille du triomphe et de l’allégresse !

Mon Dieu ! Judith n’avait pas quinze ans. Toute une vie de joie, pour quelques années de peines ! Combien de jours lui faudrait-il pour oublier sa souffrance passée ? la jeunesse refleurit bien vite, et le malheur qui ne menace plus est un charme…

Sara songeait ainsi. Elle arrangeait l’avenir de sa fille ; elle le faisait beau, doux, radieux : elle avait toutes ces prévoyances bonnes, toutes ces tendres délicatesses qui font du cœur des mères comme un nid moelleux où repose la pensée de l’enfant…

Puis d’autres idées venaient ; un nuage passait sur son sourire, son front se ridait, menaçant. N’était-ce pas encore pour Judith ?…

Elle songeait à M. de Laurens, qui était l’obstacle placé entre Judith et la vie ; elle songeait à Franz, qui pouvait tuer l’avenir de la fille en perdant la mère.

Et son front se redressait terrible, ses cils demi-baisses voilaient son regard impitoyable et froid.

Il fallait tuer pour se défendre…

Et, parmi toutes ces pensées, d’autres se glissaient, perverses et frivoles. L’âme de cette femme était un chaos. Tous les degrés du mal s’y mêlaient, impuissants à éteindre une étincelle de feu divin.

Madame de Laurens rêvait à Lia, sa jeune sœur. Tandis que Judith souffrait, Lia était heureuse !

Lia était belle comme un ange et son cœur ressemblait à son visage…

Pauvre Judith ! c’était pour elle encore que madame de Laurens détestait Lia.

Pour elle, qui souffrait si doucement et à qui sa torture n’avait pu enseigner la haine !

Après Lia, Esther. Esther était comtesse ; elle était veuve, elle n’avait que vingt-cinq ans : Sara l’enviait pour toutes ces choses. Et puis, il y avait l’instinct de propagande, qui entre au cœur en même temps que le vice lui-même.

L’éducation d’Esther était commencée ; Sara ne la voulait point laisser à moitié route.

Esther avait une part dans sa rêverie, le docteur aussi, et tout le monde et toutes choses…

Au moment où elle poussait son premier enjeu sur le tapis, à l’aide de son petit râteau d’ivoire, elle arrivait à penser à ce baron Albert de Rodach qu’elle avait rencontré d’une façon si étrange à l’hôtel de Geldberg.

Depuis la veille, elle l’avait trouvé à trois reprises sur son chemin. Au Temple d’abord, puis au bal de l’Opéra-Comique, puis à l’hôtel. Il connaissait Esther ; Sara en était à se demander qui lui avait enseigné la route de l’hôtel de Geldberg, lorsque sa main, qui sortait du guichet à son insu, ressentit le contact d’une autre main.

Elle s’éveilla en sursaut et regarda vivement autour d’elle. À gauche du confessionnal, il y avait un homme debout et le bras tendu encore. Sara l’examina au travers des rideaux, et reconnut le baron de Rodach.

Elle eut un véritable mouvement d’effroi.

— Encore lui !… murmura t-elle.



CHAPITRE XVI.

DERRIÈRE LE RIDEAU.

Rodach était immobile auprès de la loge. Il tenait ses yeux fixés sur le grillage, et le hasard les dirigeait vers le point précis où se trouvait Sara. Il semblait que son regard eût le pouvoir de percer la draperie.

À cette vue, Petite se pencha précipitamment de l’autre côté de la loge et appela Batailleur à voix basse. L’oreille obéissante de madame la baronne de Saint-Roch vint aussitôt se coller au grillage.

Petite prononça quelques paroles rapides, et madame de Saint-Roch se leva pour exécuter ses ordres.

Il s’agissait de faire entrer le baron dans la loge.

La sortie de ce dernier intrigua les joueurs comme avait fait son apparition. Durant quelques secondes, on attendit pour voir s’il ne reviendrait point.

— Allons, allons, Messieurs, dit l’ancien officier supérieur, que ces distractions impatientaient ; occupons-nous de notre affaire, s’il vous plaît… Le jeu est fait, rien ne va plus !

Les cartes retournées s’alignèrent.

En ce moment, madame de Saint-Roch et le baron traversaient un corridor conduisant à la chambre qui confinait aux derrières de la salle de jeu.

C’était par cette pièce qu’on entrait dans le confessionnal ; c’était là également que le confessionnal pouvait être roulé en cas d’alerte.

Petite avait ouvert la porte d’avance, et se tenait sur le seuil ; son visage exprimait une singulière agitation. Dès que madame de Saint-Roch apparut, précédant le baron, Petite l’arrêta d’un geste impérieux.

— C’est bien, ma bonne Batailleur, dit-elle ; laissez-nous.

La marchande, déguisée en baronne, s’arrêta et fit volte-face. M. de Rodach, qui la dépassait en ce moment, se retourna au nom de Batailleur avec vivacité, la marchande était déjà au bout du couloir, qu’il demeurait immobile et les yeux fixés sur la porte par où elle avait disparu.

Cette circonstance n’échappa point à Petite, et, sans qu’elle sût pourquoi, son trouble s’en accrut.

Madame de Saint-Roch, au contraire, ignorant l’effet que son nom avait produit, rentrait fort tranquillement dans la salle de jeu et replaçait entre les bras de son fauteuil sa taille rondelette, emmaillotée de soie.

— Où diable l’a-t-elle conduit ? demanda Mirelune au vaudevilliste.

Ficelle montra du doigt la loge.

— Tiens ! tiens ! murmura le gentilhomme. C’est une idée… je donnerais décidément quelque chose pour savoir si la main blanche appartient à la marquise ou à la comtesse…

— Quelle scène on aurait là !… dit Ficelle ; le diable, c’est qu’on ne pourrait pas mettre ce confessionnal au théâtre !…

Ce fut tout. Le silence régnait maintenant autour de la table ; le jeu marchait ; la distraction n’était plus de mise.

Quand le baron de Rodach fut las de contempler la porte par où Batailleur était sortie, il se tourna vers madame de Laurens et lui baisa la main avec une grave courtoisie. L’agitation de Petite était loin d’être calmée ; ses sourcils se fronçaient et le rouge lui montait au visage. Ce trouble qu’elle ne savait point dissimuler faisait ressortir la sérénité calme qui brillait sur la belle figure de Rodach.

— Charmante dame, dit-il en se redressant, je pense que vous ne m’attendiez pas.

Les yeux de Sara se baissèrent ; elle fut deux ou trois secondes avant de répondre.

— Albert ! Albert ! murmura-t-elle enfin d’une voix qui trahissait son trouble, vous êtes un homme étrange ! Qui vous a conduit ici, et comment y avez-vous pu entrer ?… Était-ce moi que vous y veniez chercher ?

Le baron eut un sourire froid.

— Voici bien des questions, belle dame, répliqua-t-il. Procédons par ordre… Ce qui m’a conduit ici, c’est le hasard un peu et beaucoup ma volonté… Je suis entré en me disant l’ami de M. de Navarin et en prononçant le nom respectable de madame la baronne de Saint-Roch.

Sara pâlissait à l’entendre.

— Quant à la troisième question, reprit le baron, pouvez-vous douter, charmante dame, que je sois venu ici pour vous ?

Il s’arrêta et poursuivit presque aussitôt, en mêlant à sa gravité une imperceptible nuance d’ironie :

— Seulement je suis venu peut-être pour autre chose encore…

— Et cette autre chose ?… demanda Petite qui tâcha de sourire.

Le baron s’inclina et répondit :

— Ceci est mon secret.

Petite releva sur lui son regard, comme si elle eût voulu lire sa pensée dans ses yeux. Mais les yeux de M. de Rodach, fiers, brillants, expressifs, étaient en ce moment comme un miroir où nul objet ne vient se peindre.

D’ordinaire Petite jouait supérieurement la comédie ; mais quel rôle prendre à cette heure ? La pensée intime du baron lui échappait : elle ne savait s’il était ami ou s’il était ennemi.

Jamais il ne lui était venu à l’idée de prévoir un danger de ce côté. Elle avait aimé Albert et peut-être eût-elle rallumé volontiers pour quelques jours le feu de paille de son caprice éteint ; ceci d’autant mieux que l’objet de ce caprice lui apparaissait sous un aspect nouveau.

Elle l’avait connu vif, étourdi, fougueux en actions comme en paroles ; elle le retrouvait grave et froid. C’était un masque sans doute ; mais pour un homme de ce caractère, un masque est chose lourde à porter. Et Albert portait le sien, comme s’il n’eût fait autre métier de sa vie.

La veille, au milieu de la foule du bal, Petite l’avait retrouvé semblable à lui-même ; mais elle n’avait fait que l’entrevoir sous ce pimpant costume de majo qui accompagnait si bien les allures spirituelles, alertes et fanfaronnes de son ancien amant.

Quelques heures avaient changé tout cela ; ce soir à l’hôtel de Geldberg, Albert s’était enveloppé déjà d’un sévère manteau de froideur. Maintenant, cette froideur semblait augmenter encore, et Sara croyait voir de l’amertume dans l’austère sourire qui était sur la lèvre du baron.

Un instant, elle eut envie de recourir à l’arme éprouvée de sa coquetterie ; puis l’idée lui vint d’opposer roideur à roideur et de se draper dans son orgueil. Elle était experte à toute lutte, et savait comme on met les hommes à genoux.

Mais un secret instinct lui ôtait ici sa vaillance. Elle n’osait plus. Rodach, maître d’une si grande part de son secret, lui semblait trop fort et trop redoutable pour qu’on put l’attaquera l’étourdie.

— Mon Dieu que je suis folle de me creuser la tête ainsi ! dit-elle tout à coup en se forçant à rire ; ce n’est pas en effet pour moi seule que vous venez, Albert… ma sœur qui vous connaît presque aussi bien que moi m’a donné d’avance le mot de l’énigme… vous êtes joueur.

Rodach garda le silence.

— Eh bien ! reprit Sara gaiement, c’est un lien sympathique de plus entre nous deux… mais pourquoi m’aviez-vous caché cela ?

— Chère dame, répliqua Rodach, vous m’aviez caché, vous, tant de choses !…

Les sourcils de Petite se froncèrent légèrement.

— C’est décidément une guerre que vous me faites, Monsieur, murmura-t-elle. Après une si longue absence, vous n’avez pour moi que des paroles de reproches… et vous venez me glacer le cœur, quand il vous faudrait faire si peu pour me rendre la plus heureuse des femmes.

En prononçant ces dernières paroles, la voix de Petite devint douce et comme imprégnée de prières ; son regard glissa, pénétrant et subtil, entre ses paupières demi-closes.

Le baron ne parut point s’émouvoir.

Petite laissa échapper un geste de colère.

— Au demeurant, s’écria-t-elle, si vous ne m’aimez plus, pourquoi cette poursuite acharnée ?… Depuis hier, je vous trouve partout… Il faut vous souvenir, Monsieur, que la passion seule peut servir d’excuse à l’homme qui pénètre certains secrets…

Rodach ne répondit point encore.

— Monsieur ! Monsieur ! reprit Sara dont l’œil eut une lueur haineuse, prenez garde !… Jusqu’à présent, tous ceux qui m’ont attaquée ont eu lieu de s’en repentir !

— Je le sais, murmura le baron qui la regarda fixement ; mais pas tant que ceux qui vous ont aimée…

Sara tressaillit. Sa bouche s’ouvrit, tremblante et contractée. Elle demeura muette.

Ses yeux étaient cloués au sol.

Le baron la regarda un instant encore d’un air dédaigneux et froid. Puis il fit effort sur lui-même comme si le rôle qu’il s’imposait eût répugné puissamment à sa fierté.

Il prit la main de Sara et la toucha de ses lèvres.

— Oh ! oui ! poursuivit-il en donnant à sa voix un subit accent de douleur, ceux qui vous aiment souffrent, Madame… et je sais un homme qui paierait bien cher la chance de ne vous avoir point connue.

Rodach en savait plus d’un, et malgré lui sa parole se teignait d’amertume, parce qu’il songeait à son entretien avec le docteur José Mira.

Le docteur lui avait dit bien des choses.

— Et quel est donc cet homme ? demanda Petite sans lever les yeux.

— Vous le devinez, Madame, répliqua le baron, puisque vous me voyez venu d’Allemagne pour vous retrouver…

Petite eut besoin de toute sa force pour ne point laisser échapper son triomphe. Son cœur bondissait ; sa détresse se changeait pour elle en victoire. Encore un esclave !

Car elle ne doutait point ; elle était si bien faite à ètre adorée !

— Écoutez-moi, Sara, reprit M. de Rodach avec lenteur, le jour approche où vous saurez tout ce qu’il y a au fond de mon âme… Vous saurez qui m’a mis à même de pénétrer votre secret…

— Pourquoi pas ce soir, demanda madame de Laurens.

— Parce que ce soir je veux vous parler de moi… de vous et de moi seulement… Tous vos secrets sont à moi, Madame, hormis un seul qui me regarde… et c’est celui-là justement que je veux savoir.

— Tous mes secrets ! répéta Sara, dont l’effroi revenait.

Son œil interrogea les traits du baron à la dérobée. Rodach semblait rêver.

Petite le contempla durant un instant, faisant pour ainsi dire une comparaison rapide entre sa force, à elle, et la puissance de cet homme, qui osait lui dire : Je sais tous vos secrets…

Ne se trompait-il point ?

À mesure que Sara songeait, son regard s’assurait et les plis de son front disparaissaient.

Tous ses secrets ! Quelle folie ! Et, d’ailleurs, elle croyait que Rodach l’aimait encore ; n’était-elle pas sûre de son empire ? ne savait-elle pas qu’elle pouvait envahir et tyranniser tout cœur qui s’ouvrait imprudemment à elle ? Sa vie ne s’était-elle point passée à séduire, à fasciner, à vaincre ?

Y avait-il pour elle des faibles et des forts ? n’avait-elle pas courbé les âmes les plus fières sous le niveau de son joug ?

Elle attendit, prête à tout désormais et sûre de la victoire.

— Sara, reprit M. de Rodach après quelques secondes de silence, un aveu franc peut tout réparer… le cœur s’égare parfois et ceux qui aiment pardonnent… Qu’êtes-vous allée faire ce soir chez ce jeune homme de la rue Dauphine ?

Petite était résolue à ne s’étonner de rien ; et pourtant elle fut étonnée.

— Quoi ! balbutia-t-elle, vous savez aussi cela ?…

— Ce que j’ignore et ce que je voudrais expliquer avantageusement pour vous, répliqua le baron, c’est le motif de cette démarche… il me semble que l’amour seul…

Sara respira bruyamment.

— Vous êtes jaloux, dit-elle avec vivacité.

— N’en ai-je pas sujet ?… demanda le baron.

À vrai dire, si son rôle lui pesait, du moins n’avait-il pas grand’peine à le jouer. Sara l’y aidait à son insu, et cette créature si habile, gâtée par l’habitude de triompher, fermait les yeux et se livrait en aveugle.

Elle réfléchit un instant. Une circonstance oubliée lui revenait tout à coup à la mémoire.

— J’y suis ! s’écria-t-elle en frappant ses mains l’une contre l’autre ; mon Dieu que n’ai-je pensé à cela plus tôt !… vous ne m’auriez pas effrayée comme une petite fille, Albert, avec vos graves fadaises et votre tenue de tuteur castillan !… je me souviens maintenant de votre apparition à la porte du cabinet du café Anglais. C’est depuis cette heure, sans doute, que vous avez perdu votre air gaillard, pour prendre ce long visage morose… Ai-je deviné ?

Rodach fit un geste équivoque. Il avait toute l’apparence d’un homme qui veut paraître au fait de la chose dont on parle et qui ne sait pas…

Petite prit cet embarras pour le dépit que Rodach éprouvait à voir son grand mystère percé à jour. Elle chérissait trop son idée pour la perdre un seul instant de vue.

— Voilà le motif de votre arrivée théâtrale à l’hôtel de mon père, reprit-elle ; vous êtes jaloux, mon pauvre Albert ! jaloux comme un barbon ou comme un collégien !… Fi donc ! un si beau cavalier ! un don Juan ! finir par où les bergers commencent… Et après votre visite à l’hôtel, vous avez été comme une âme en peine… Quand je suis sortie, vous étiez quelque part dans la rue, vous m’avez suivie chez moi, chez Batailleur, chez Franz…

— Ah ! interrompit Rodach qui joua l’ignorance, il se nomme Franz !

— Vous m’avez suivie jusqu’ici… Quant à la manière dont vous y avez pu entrer, quant aux moyens que vous avez employés pour apprendre les noms du banquier et de la baronne, je l’ignore ; mais après tout, il n’y a pas besoin d’être sorcier pour cela !

Rodach la laissait parler sans l’interrompre et ne semblait point avoir envie de ranimer son inquiétude.

— Et ce jeune Franz ?… dit-il avec une hésitation feinte, vous l’aimez ?

— Peut-être, répondit Sara en minaudant.

Les noirs sourcils de Rodach se contractèrent.

— Si je l’aimais, poursuivit Petite qui mettait des grâces provocantes dans son sourire, que feriez-vous, Albert ?

Rodach baissa les yeux et répondit d’un air sombre :

— Je le tuerais !


Derrière le rideau

Petite le contempla durant une ou deux secondes à la dérobée et avec un plaisir évident.

Puis, elle lui prit la main et l’attira bien doucement jusqu’au fond de la loge. Elle s’assit tout auprès de lui, les mains dans les siennes et la tête appuyée sur son épaule.

Ses beaux cheveux noirs ruisselaient en ondes soyeuses sur la poitrine de Rodach ; ses yeux, dans le demi-jour de la loge, brillaient d’une lueur étrange. Elle était belle comme la passion qui tente et qui enivre !…

— Si un homme faisait ce que vous venez de dire, murmura-t-elle d’une voix pénétrante et basse, je serais à lui pour la vie !…



CHAPITRE XVII.

LA QUITTANCE.

Après les dernières paroles de madame de Laurens, il y eut un assez long silence dans le confessionnal de la princesse. Petite avait prononcé ces mots qui demandaient un meurtre, de sa voix la plus douce et sans perdre son charmant sourire.

Mais, sous cette voix suave et derrière ce sourire, une volonté si impitoyable se faisait jour, que le baron ne put s’empêcher de tressaillir.

Rodach ne connaissait pas madame de Laurens si intimement qu’elle pouvait le croire elle-même, mais il la jugeait à ce premier contact ; il devinait l’énergie virile qui se cachait sous ces grâces mignones. Cette femme l’effrayait bien plus que Reinhold et Mira : c’était l’ennemi le plus redoutable entre tous ceux qui voulaient le sang de Franz.

Sara ne s’était pas trompée tout à fait en disant que le baron l’avait suivie ; seulement, elle avait pris les choses de trop haut, en faisant remonter l’aventure jusqu’au déjeuner du café Anglais. Le baron ne la suivait que depuis une heure, et pour l’avoir rencontrée rue Dauphine, à la porte du logis de Franz.

C’était sur les pas de Petite qu’il était arrivé en effet à la maison de jeu. Mais il en eût probablement trouvé le chemin sans cette circonstance, car il avait pris plusieurs notes, durant sa conversation confidentielle avec le docteur José Mira ; et, parmi ces notes, se trouvaient les noms de M. de Navarin et de madame la baronne de Saint-Roch.

Après avoir quitté l’hôtel de Geldberg vers cinq heures et demie, M. de Rodach avait passé une heure avec le marchand d’habits, Hans Dorn. Ils s’étaient rendus tous les deux à la maison de Franz, et pendant son absence, le marchand d’habits avait loué pour lui l’appartement du premier étage, ceci au grand ébahissement de la portière.

Ils ne voulaient point, paraîtrait-il, se rencontrer avec le jeune homme, car l’expédition fut faite en toute hâte, et Hans Dorn prit à peine le temps d’examiner le logement en détail.

Dès qu’ils furent descendus, la voiture partit au galop. Le long de la route, le baron et lui s’entretinrent en allemand de ces choses qui s’étaient passées au loin, et qui mettaient des larmes dans les yeux du bon serviteur de Bluthaupt.

— L’enfant sera heureux ! disait-il avec une émotion profonde ; Dieu l’aime, mon gracieux seigneur, puisqu’il lui a gardé votre amour… Ah ! les juifs ont eu beau faire !… on dit que les portraits des vieux comtes sont retournés dans la grand’salle du château, et collent leurs nobles visages contre le mur… Par le nom de la Vierge ! nous les retournerons, afin qu’ils voient le fils de leur sang assis dans le fauteuil seigneurial, sous le manteau de la cheminée !

Hans parlait ainsi et son cœur loyal battait à l’idée de la partie reconquise. Rodach l’écoutait en rêvant.

Ils se séparèrent au moment où le baron rentrait à son hôtel pour la première fois depuis son arrivée à Paris.

— Sur toutes choses, mon brave ami, dit Rodach, veillez bien sur cette cassette que je vous ai confiée… c’est l’avenir entier de l’enfant, peut-être…

Hans, indépendamment de ce soin, avait de la besogne pour toute sa soirée ; et il était bien joyeux, car il allait travailler pour le fils de ses maîtres.

Rodach, lui, était accablé de fatigue. Trois nuits s’étaient passées sans qu’il fermât l’œil. Il avait deux heures pour se reposer.

Ces deux heures écoulées, le réveil placé auprès de lui le jeta en sursaut hors de sa couche, où il dormait tout habillé.

Il sortit de nouveau. Sa voiture le conduisit dans la rue Pierre-Lescot, une de ces voies étroites et lépreuses qui ont ouvert toutes grandes les portes de leurs masures pour recevoir les hontes exilées du Palais-Royal.

Rodach s’engagea dans cette boue qui sépare deux longues lignes de guinguettes empoisonnées et de garnis obscènes. Il se rendait chez Verdier, le champion vaillant de la maison de Geldberg.

Verdier était seul dans son taudis, au cinquième étage. S’il attendait une visite, ce n’était certes point celle de M. le baron de Rodach.

Verdier vivait au jour le jour, comme tous ses pareils ; il était joueur, il était buveur ; son état normal était de n’avoir ni sou ni maille. La blessure qui le clouait sur son grabat le surprenait à l’une de ces heures de dénûment absolu, bien communes dans sa vie.

La veille, il avait dépensé joyeusement son dernier écu, comptant sur le prix du sang pour dîner le lendemain.

Sa blessure n’avait point de gravité, mais, faute d’être soignée convenablement, elle lui causait d’atroces souffrances. Sur une chaise de paille, à côté de son lit, il y avait une tasse fêlée, qui avait contenu quelque breuvage dont la dernière goutte se séchait maintenant.

Il avait la fièvre ; la nuit qui régnait dans sa demeure nue se peuplait pour lui de fantômes. Il appelait d’une voix étouffée ses amis par leurs noms. Personne ne répondait.

Il tremblait ; il pensait être à l’agonie.

Quand le baron poussa la porte, que rien ne retenait, il ne sut d’abord de quel côté se diriger dans cette obscurité profonde.

L’accablement du malade étouffait en ce moment ses plaintes ; on n’entendait rien dans la mansarde, sinon un souffle haletant et oppressé.

— Verdier ! murmura le baron.

— Qui est là ? répliqua une voix rauque, est-ce vous, enfin, monsieur le chevalier de Reinhold ?

Rodach se dirigea en tâtonnant vers le lit.

— Oh ! que je souffre et que je suis faible ! reprit Verdier ; du diable si c’était prudent à vous, monsieur, de me laisser mourir comme un chien ! Avant de m’en aller, voyez-vous, je vous aurais laissé un petit souvenir. À boire, s’il vous plaît ; j’étouffe !

— Où prendre de la lumière ? demanda le baron.

— Il y a un bout de chandelle sur ma malle, derrière la porte… Les allumettes sont sur la chaise, à côté de moi, prenez garde à ma pipe ! Oh ? oh ! vous avez bien fait de venir, car j’avais presque autant d’envie d’un procureur du roi que d’un médecin !

Rodach frotta une allumette chimique contre le carreau ; là mansarde, éclairée soudain, montra la nudité de ses murailles poudreuses.

Verdier avait réussi à se mettre sur son séant.

À la vue de Rodach, il ouvrit de grands yeux effarés.

— J’ai le délire ! grommela-t-il en se laissant retomber lourdement, ou c’est le diable !…

Rodach cependant furetait de tous côtés, cherchant de quoi satisfaire la soif du malade. Il s’approcha bientôt du lit, tenant à la main la tasse pleine.

— Buvez, dit-il.

Verdier se retourna, pâle d’effroi encore plus que de souffrance.

Il but et rendit la tasse au baron, sans oser lever les yeux sur lui.

— Merci, monsieur Goëtz, murmura-t-il, j’espère que vous m’avez fait assez de mal et que vous ne tenez pas à m’achever ?…

— Le chevalier de Reinhold n’est donc pas venu ? demanda Rodach au lieu de répondre.

— Le misérable coquin ! s’écria Verdier, qui retrouva quelque peu de force dans sa colère ; le lâche usurier !… Si vous saviez, monsieur Goëtz !

— Je sais tout, interrompit Rodach.

— Vous le connaissez donc ?

— Je sors de chez lui.

— A-t-il reçu ma lettre ?

— Oui.

— Vous venez peut-être de sa part ?…

— Non.

Verdier parut attendre que le baron s’expliquât davantage. L’effort qu’il venait de faire le lassait ; la réaction arrivait après cet élan de fièvre, et il se sentait retomber, plus épuisé que jamais.

— J’étais avec monsieur de Reinhold quand votre lettre est venue, reprit Rodach.

— Qu’a-t-il dit ?

— Pas grand’chose… Que vous étiez un maraud, je crois, et que vous n’aviez pas su gagner votre argent.

— Voilà tout ?

— À peu près… Il a jeté votre lettre au feu, ajoutant qu’il ne vous donnerait pas un centime.

Verdier serra ses poings sous sa maigre couverture.

— Si je pouvais le tenir là et l’étrangler ! dit-il en grinçant des dents.

— Vous pouvez du moins le perdre, répliqua le baron.

Verdier se releva sur le coude ; ses yeux éteints eurent un éclair.

— Écoutez-moi, mon pauvre garçon, reprit Rodach avec son calme ordinaire ; vous savez bien que je vous connais des pieds à la tête et que j’ai entre les mains quelques-unes de vos signatures, qui valent le bagne à présentation et sans escompte… Vous êtes en mon pouvoir ; vous n’y pouvez pas être davantage… ainsi ne faites pas de façons, je vous conseille, et acceptez mes offres sans marchander.

— Je ne les connais pas, balbutia Verdier dont le visage abattu prit une expression d’inquiétude.

Rodach tira son portefeuille de sa poche.

— Combien M. de Reinhold vous avait-il promis pour votre expédition de ce matin ? demanda-t-il.

— Deux mille francs, répondit Verdier.

Le baron déchira une page de ses tablettes et traça vivement quelques mots au crayon.

— Je vais vous donner un à-compte de sa part, reprit-il, si vous voulez me signer ce reçu.

Il tendit le papier à Verdier, qui lut :

« Reçu de M. le chevalier de Reinhold la somme de cinq cents francs, à-compte sur le prix convenu entre nous pour mon duel contre M. Franz.

« Paris, le février 1844. »

— Je ne peux pas signer cela, dit-il.

— Mon pauvre garçon, répliqua le baron en haussant les épaules, qu’aurais-je besoin de cela, s’il ne s’agissait que de vous ?… Croyez-moi, signez !

— Mais, mon bon monsieur Goëtz !…

Le baron tira sa bourse, et compta vingt-cinq pièces d’or sur la chaise qui faisait office de table de nuit.

Au moral comme au physique, Verdier était dans un état de faiblesse extrême ; il lorgna la somme d’un œil de convoitise.

— Je vous jure sur l’honneur, reprit le baron, que je ne ferai jamais usage de cet écrit contre vous.

— C’est que, balbutiait Verdier, qui hésitait encore ; c’est que…

— Finissons !… Reinhold, qui vous a traité d’une manière infâme, sera puni…

— Oh ! le coquin ! grommela Verdier.

— Ces vingt-cinq louis sont à vous…

— J’en ai grand besoin, Dieu le sait !

— Si vous ne voulez pas, je remporte mon argent ; votre vengeance vous échappe, et je vous fais arrêter comme faussaire.

À l’appui de cette dernière menace, M. le baron de Rodach tira de son portefeuille quatre ou cinq bons de la caisse Laffitte, manifestement contrefaits, et portant au des le nom de J.-B. Verdier.

Le blessé voulut réfléchir encore, mais sa tête affaiblie se perdait ; il fit un geste de fatigue et signa l’étrange quittance.

Puis il se laissa choir tout de son long et s’assoupit.

Rodach remit son portefeuille dans sa poche. Une fois au bas des cinq étages de Verdier, il se fit conduire chez un médecin qu’il dépêcha auprès du malade.

La quittance, soigneusement serrée, était destinée à grossir le contenu de la cassette, confiée au dévouement loyal de Hans Dorn.

C’était au sortir de la rue Pierre-Lescot que M. de Rodach avait gagné la demeure du jeune Franz. Au lieu de Hans qu’il croyait rencontrer là, il avait reconnu Sara au travers des vitres de la loge.

La vue de madame de Laurens avait fait surgir en lui tout un ordre d’idées ; c’était là un danger nouveau peut-être, et peut-être une arme nouvelle.

Il fallait savoir…

Son cocher avait reçu l’ordre de suivre le coupé de Petite…

Il y avait déjà trois ou quatre secondes que le silence durait dans le confessionnal ; Rodach restait sous le coup des dernières paroles de Sara, qui l’avaient frappé comme une terrible menace.

Il avait la tête penchée et semblait méditer ; Sara s’appuyait toujours contre lui ; la lumière faible qui pénétrait dans la loge, à travers les draperies, effaçait sur le visage de Petite les imperceptibles traces que l’âge y pouvait avoir laissées ; on eût cru voir une jeune fille dans toute la fleur de la première beauté.

Elle s’abandonnait, molle et confiante ; sa pose avait une indicible grâce ; son regard voilé parlait de tendresse et son sourire enchantait.

Elle passait ses doigts effilés et blancs dans les boucles brunes de la chevelure de Rodach.

Il fallait avoir entendu pour croire ! Et à voir ce front angélique, où tant de douceur calme souriait, on pouvait presque douter encore après avoir entendu…

Cette femme qui venait de parler de meurtre, la gaieté aux lèvres, ressemblait à une sainte.

— Que vous êtes beau, mon Albert ! reprit-elle après quelques secondes, en donnant à sa voix une expression plus caressante, et que je suis folle de vouloir mettre à prix le sentiment qui m’entraîne vers vous !… Quoi que vous fassiez, ne faudra-t-il pas que je vous aime !

Rodach avait les yeux baissés ; il tardait à répondre.

— Et pourtant, reprit Sara, quelle confiance j’aurais en votre bras, Albert !… Vous êtes si brave !… à Bade vous aviez réduit au silence les plus entêtés spadassins !

Elle s’interrompit pour prendre la main du baron et la serrer entre les siennes. Puis, elle poursuivit avec un soupir tentateur :

— Je vous aimerais trop après cela !

— Vous le détestez donc bien ?… murmura Rodach.

Petite se redressa, et mit ses blanches épaules contre le dossier de son fauteuil. Sa voix et sa physionomie changèrent.

— Mon Dieu, cher, dit-elle d’un ton leste et dégagé, vous avez tort de croire cela… Je ne hais personne… mais, ajouta-t-elle plus bas, il y a des gens qui me gênent…

— Et ce jeune homme est du nombre ?

— Précisément, baron.

— Vous l’avez donc aimé ?

— Jaloux !… prononça Petite avec coquetterie. À parler sérieusement, je ne sais trop que répondre… Je ne l’ai pas aimé comme je vous aime, Albert ; mais…

— Mais ? répéta Rodach.

— Eh bien ! s’écria Petite en jouant l’impétuosité, si vous aimiez une femme seulement comme cela, mon Albert, cette femme me ferait horreur !… Vous voyez que je suis franche ; mon Dieu ! je ne puis rien vous cacher…

C’était une cause plaidée dans les formes et avec la tortueuse éloquence d’un vieil avocat. La question, abordée de front, était reprise en flanc. Rodach mesurait avec une involontaire frayeur la froide perversité de cette femme qui lui mettait en se jouant un poignard dans la main, et qui avait peur de voir sa main trop lente, et qui cherchait à l’enivrer, pour ainsi dire, comme ces vulgaires scélérats qu’on emplit de vin, à l’heure du meurtre.

Il avait de la peine à poursuivra son rôle ; l’indignation faisait bouillir son sang, et il avait besoin de toute sa volonté pour rester calme en apparence.

— Vous êtes franche, Madame, répondit-il avec une nuance d’amertume dont Sara ne pouvait, certes, point s’étonner ; mais il faut que j’en sache davantage encore… Qu’alliez-vous faire ce soir chez ce jeune homme ?

Petite baissa les yeux et s’efforça de rougir.

— Vous sentez bien, murmura-t-elle, vous sentez bien que j’ai des ménagements à garder… ce jeune homme pourrait parler et me perdre… et si vous saviez toutes les idées nouvelles que votre vue a fait germer en moi, mon Albert ! C’est à peine si je songeais à toutes ces choses avant votre retour… mais depuis hier, j’ai bien réfléchi. Pour être heureuse, il faut que je sois tout à vous, et ce jeune homme à présent me fait peur.

Comme elle achevait, la porte de la salle de jeu s’ouvrit avec un fracas inusité ; deux nouveaux initiés entrèrent. Ceux-ci n’avaient point les allures prudentes et discrètes du gros des habitués. Ils traversèrent la salle, bras dessus bras dessous, et firent le tour de la table pour s’approcher de madame la baronne de Saint-Roch.

Petite serra fortement le bras de Rodach et poussa un soupir de commande, tandis que son regard se dirigeait vers les nouveaux arrivants.

L’œil de Rodach prit la même direction.

— Serait-ce lui ? demanda-t-il.

— C’est lui ! répondit Sara comme à regret.

— Lequel ?

— Le plus petit.

— Mais c’est un enfant !

Sara eut peur que Rodach ne se fît des scrupules.

— Un enfant qui vaut un homme, répliqua-t-elle, et qui a tué en duel, ce matin même, une des plus fortes lames de Paris !

— Peste ! fit Rodach qui ne put s’empêcher de sourire en songeant au pauvre Verdier ; eh bien ! nous le verrons à l’œuvre !… Mais j’y pense, cette forte lame, dont je déplore le destin malheureux, n’ôtait-il pas un peu de vos amis ?

Petite hésita franchement cette fois.

— Non, répondit-elle enfin à voix basse ; mais s’il faut vous parler vrai, Albert, ce duel m’avait ouvert les idées… et je comptais…

— Vous comptiez ?…

— Croyez-moi, je vous en prie, c’était pour vous, pour être à vous, sans contrôle ni partage !… je suis riche… Mon père doit donner une grande fête en Allemagne, à son château de Geldberg… je omptais…

Rodach eut un frisson ; il comprenait.

— Vous avez donc un autre champion que moi ? demanda-t-il en tâchant de garder son air d’indifférence.

— Je suis riche ! répéta Sara froidement ; et maintenant je puis vous le dire… si je suis allée ce soir chez ce jeune homme, c’était pour l’inviter à la fête de Geldberg.

Sara ne remarqua point la pâleur qui couvrait le visage du baron.




CHAPITRE XVIII.

UN COUP DE LANSQUENET.

Le baron connaissait, faut-il croire, le château de Geldberg. Il frémit à la pensée du péril que nulle prudence humaine n’aurait pu prévoir ni éviter.

Il fit sur lui-même un effort puissant et prit la main de Sara, qu’il porta jusqu’à ses lèvres.

— Merci ! murmura-t-il ; merci, mille fois, Madame… me voilà délivré de ce doute qui me rendait si malheureux !… Mais-êtes-vous bien sûre qu’il se rendra à votre invitation ?

Sara eut un sourire orgueilleux.

— Il m’aime comme un enfant et comme un fou ! répliqua-t-elle.

— Eh bien, Madame, dit le baron, si vous le permettez, je serai, moi aussi, de cette fête, au château de Geldberg !

Sara tendit son front, toute joyeuse ; Rodach y mit un baiser. Le pacte était conclu ; Verdier avait un remplaçant.

Franz, pendant cela, donnait des poignées de main à droite et à gauche, et agissait en homme qui se sent de la maison. Il salua familièrement l’ancien officier supérieur au service du roi des Grecs, et présenta son compagnon, qui était le jeune vicomte Julien d’Audemer, à madame la baronne de Saint Roch.

— Il me semble, dit Mirelune à Ficelle, que je connais ces deux figures-là.

— Le plus grand est le prétendu de la comtesse Lampion, répondit le vaudevilliste, quant à l’autre…

— Eh, pardieu ! s’écria le gentilhomme ; l’autre est ce bambin que nous avons vu hier au soir prendre une leçon de duel à la salle Grisier… On ne se sera pas fait tuer ce matin !

— C’était lundi-gras, on aura déjeuné…

— Comme un homme, ma parole d’honneur !… il n’y a plus d’enfants !…

— Est-ce que Louise n’est pas ici ? demanda Franz à madame de Saint-Roch.

Louise était, on le sait, le nom d’aventures de madame de Laurens.

— Non, mon petit, répondit la rouge marchande qui avait envie de rire, en songeant au grand monsieur qu’elle avait introduit auprès de Sara.

Franz désigna le confessionnal d’un regard interrogateur.

— Il n’y a personne là-dedans ? demanda-t-il encore.

— Personne, mon mignon.

Franz pirouetta sur ses talons.

— Aimez-vous le trente et quarante, vous, Julien ? reprit-il. Moi, je trouve que c’est souverainement soporifique… faisons un tour au lansquenet.

— Va pour le lansquenet ! dit Julien.

Franz avait ce soir un petit air avantageux et triomphant, qui eût été insupportable chez un autre, mais qui lui allait fort bien. Sa mine éveillée et spirituelle respirait la joie ; tout parlait en lui de bonheur et d’orgueil satisfait.

Il ne pouvait dire son secret à Julien ; il lui fallait cacher soigneusement les événements de cette belle soirée, qu’il aurait eu tant de plaisir à conter. Cette confidence, refoulée, lui laissait au cœur comme un trop plein de bien-être : il avait besoin de se mouvoir, de parler, de vivre.

Quand on est tout jeune, cet état moral se traduit d’ordinaire par un surcroît d’airs tapageurs et de bruyantes étourderies.

Franz s’appuya au bras du vicomte d’Audemer, et gagna la salle voisine, en se dandinant comme un petit étudiant qui fait le mauvais.

Il y avait en lui du débraillé, du casseur d’assiettes ; Fronsac devait être ainsi vers le milieu de son premier souper. On ne pouvait s’empêcher de sourire en le regardant ; mais dans ce sourire il n’y avait ni pitié ni raillerie.

C’était un si charmant enfant ! Ses grands yeux bleus, espiègles et doux à la fois, avaient des regards si francs et si bons ! toute sa personne respirait tant de jeunesse et tant de grâce !

Son aspect plaisait et attirait ; sa bonne humeur était contagieuse. Les femmes le caressaient de l’œil, rêvant une éducation délicieuse ; les hommes n’étaient point jaloux de lui, parce qu’ils le trouvaient trop jeune ; les vieillards se regaillardissaient à le voir, et se figuraient dans leur fatuité revenue, qu’ils avaient été ainsi à l’âge de dix-huit ans…

— Messieurs, dit-il en entrant dans la salle de lansquenet, je vous préviens loyalement que je suis en veine… j’ai déjà gagné ce soir de quoi me faire heureux toute ma vie !

— Eh bien ! Monsieur Franz, dit l’employé qui représentait officiellement madame la baronne de Saint-Roch, asseyez-vous là… vous allez le reperdre.

Franz s’assit et ménagea une place auprès de lui à Julien d’Audemer.

Autour de la table, tous les joueurs le connaissaient. Chacun lui envoya un bonsoir amical, à l’exception cependant d’un jeune homme, habillé de noir, qui s’asseyait à table, juste en face de lui.

Ce jeune homme faisait une mine fort étrange, et qui prouvait surabondamment son peu d’habitude du monde.

Il était gêné dans ses habits qui ne semblaient point faits exactement à sa taille ; il se tenait sur l’extrême pointe de sa chaise, immobile et roide comme un saint de bois ; des gouttes de sueur perlaient à ses tempes ; son visage était pâle et comme décomposé.

On voyait devant lui, sur le tapis, un petit monceau d’or assez respectable, une couple de mille francs peut-être. Il gagnait avec un bonheur constant et qui ne s’était pas démenti une seule minute.

Il y avait une demi-heure environ qu’il était là. Personne ne le connaissait ; on l’avait vu entrer d’un air gauche et timide, escorté par un garçon de son âge, à la mise de mauvais goût et à la tournure commune ; ce garçon se tenait maintenant debout derrière lui.

Notre jeune homme cependant s’était assis à la première place vacante ; il avait tiré de son gousset six pièces d’or qu’il avait étalées sur la table. Il avait joué, conseillé d’abord par son camarade, puis selon ses propres inspirations.

Et il n’avait pas perdu un seul coup.

Depuis son entrée, soit timidité, soit avarice, son regard restait obstinément fixé sur son petit trésor qui allait sans cesse grossissant. Sa paupière ne s’était point relevée ; nul n’aurait su dire la couleur de ses yeux.

L’entrée bruyante de Franz lui-même n’avait pu parvenir à le distraire.

La jolie Gcrtraud, pénétrant à l’improviste chez madame la baronne de Saint-Roch, n’aurait peut-être pas reconnu le pauvre Jean Regnault dans ce joueur taciturne et absorbé. Il était bien changé, l’émotion plus encore que la différence de costume, faisait qu’il ne ressemblait plus à lui-même.

Le jeu l’absorbait ; sa physionomie peignait l’attention extrême de son esprit plein de lassitude ; il souffrait ; il s’efforçait à vide ; il ne vivait plus : il jouait !

Et déjà, la pensée qui l’avait amené dans cette maison se voilait devant la passion inconnue. Cet or, qui était devant lui, ne lui présentait plus le salut de son aïeule ; c’était de l’or, rien que de l’or ! le démon avait parlé ; l’atmosphère du tripot avait agi, Jean avait la fièvre ; il jouait pour jouer.

Derrière lui, Polyte contenait sa joie à grand’peine ; il faisait de son mieux pour paraître indifférent, ce qui est de bonne compagnie.

Il lorgnait du coin de l’œil le magot en voie de progrès, et n’avait garde de dire à Jean de s’arrêter.

Il y avait là pourtant, hélas ! de quoi sauver la pauvre mère Regnault, et même de quoi déjeuner chez Deffieux par-dessus le marché.

Mais Polyte comptait sur l’axiome qui promet un gain assuré à l’homme jouant pour la première fois. Pendant qu’on y était, autant valait arrondir l’aubaine !

Polyte se posait, se drapait, passait ses doigts rougeauds dans ses cheveux crêpés et regrettait l’absence de sa canne à pomme dorée par le procédé Ruolz, que les règlements du lieu l’avaient contraint à déposer au vestiaire. Il lorgnait les dames de vertu médiocre qui s’asseyaient çà et là autour de la table. Il faisait la roue. Il était détestable.

De temps en temps, il traversait la chambre sur la pointe du pied et allait entr’ouvrir la porte de la salle du trente et quarante, pour y glisser une œillade craintive.

Batailleur était là, sa suzeraine ! et Batailleur lui avait défendu péremptoirement de mettre le pied dans la maison de jeu.

Or, Polyte, vu son sexe faible et sa position politique, ne pouvait pas enfreindre les ordres sacrés de sa reine.

Il était là en contrebande. Un soir d’amour, Batailleur, à l’exemple de Jupiter qui séduisait les filles des mortels en leur montrant sa gloire, avait voulu éblouir son Polyte, le fasciner, l’anéantir. Elle l’avait fait monter dans sa voiture et l’avait conduit rue des Prouvaires, où elle trônait sous le noble nom de Saint-Roch.

L’effet une fois produit, elle avait manifesté sa volonté royale et ordonné à son favori de ne plus sortir des limites du Temple. Mais l’aventureux Polyte savait désormais le chemin et tout ce qu’il fallait pour franchir les portes du sanctuaire.

L’arrivée de Franz ne changea rien à la veine prolongée de Jean Regnault. Franz ne s’était pas trompé, pourtant ; il avait du bonheur ce soir, et bientôt son tas de pièces d’or fut égal à celui de Jean.

Autour de la table, presque tout le monde perdait ; eux seuls faisaient de bonnes affaires.

Mais si leur fortune était pareille, leurs personnes contrastaient étrangement.

Franz était d’une gaieté folle : il caquetait, il riait, il plaisantait, les perdants eux-mêmes se déridaient à l’entendre. Jean Regnault, au contraire, ne desserrait pas les dents. Depuis son entrée, il ne s’était dérangé qu’une seule fois pour ramasser un louis d’or qui avait roulé jusqu’à terre ; encore Polyte l’avait-il prévenu en mettant le louis dans sa poche.

Jean respirait avec peine ; il avait les sourcils froncés : ses cheveux tourmentés par sa main, s’ébouriffaient autour de son front. À mesure que son gain grossissait, la fièvre montait plus chaude à son cerveau : il ne se possédait plus.

Deux billets de banque étaient venus se joindre aux pièces d’or, il avait bien à peu près quatre mille francs devant lui.

Polyte se pencha par derrière son oreille.

— Tu as crânement travaillé, mon petit, murmura-t-il ; mais faut pas s’emporter !… Voilà minuit qui sonne… Nous sommes déjà à demain… Ça fait que tu n’en es plus à ton premier jour de pousser la carte, et que la veine pourrait bien changer…

Jean haussa les épaules avec impatience.

— Excusez ! grommela Polyte ; on fait sa tête à ce qu’il paraît !… puisque tu n’as plus besoin de moi, mon bon, je file… débrouille-toi !

Polyte abandonna son poste et s’en alla donner un coup d’œil à la porte du trente et quarante. Chaque fois que son regard rencontrait Batailleur, rouge, dodue, fleurie, allumée, il se sentait heureux et fier du rang qu’il occupait dans le monde.

Franz tenait la banque en ce moment et passait avec un remarquable bonheur ; sa mise, forte dès le principe, et doublée de partie en partie, arrivait à former une véritable somme. Pour lui faire tête, les joueurs étaient obligés de se cotiser d’un bout à l’autre de la table ; il y en avait pour tout le monde, et les derniers étaient admis à perdre leur argent tout comme les premiers.

En face de cette banque, si heureuse, la fortune de Jean ne pâlissait point encore ; il ne gagnait plus, mais il perdait à peine, risquant çà et là quelques louis.

— Il y a mille francs à faire, dit Franz.

Les perdants étaient quelque peu rebutés ; on eut de la peine à compléter la somme. Franz gagna encore.

— Deux mille francs ! dit-il gaiement en prenant une nouvelle poignée de cartes dans l’immense paquet servant à la banque.

Après bien des hésitations, les deux mille francs se trouvèrent. Franz gagna encore.

— Quatre mille francs ! s’écria-t-il.

— Je fais cent francs, dit son voisin.

— Moi, trois cents.

— Moi, cinquante.

Et ainsi de suite.

Quand le dernier joueur eut parlé, il manquait environ le quart de la somme.

Il y avait deux ou trois minutes que Jean n’avait gagné. Une colère folle s’amassait au-dedans de lui. Ses pieds trépignaient sous la table, et ses doigts crispés cherchaient quelque chose à broyer.

La difficulté de faire le jeu prolongea cette fois l’intervalle entre les deux coups.

Jean bouillait d’impatience.

— Ça ne va pas ce soir, dit Franz. Deux cents louis vous mettent en déroute… ça fait pitié !

Le regard de Jean, qui n’avait pas encore dépassé le milieu de la table, se releva un peu et alla jusqu’au las d’or qui était devant Franz.

Il s’arrêta là. Ces sons confus tintèrent dans les oreilles du pauvre joueur d’orgue ; il se retourna comme pour chercher Polyte et se retenir à lui.

Polyte était à l’autre bout de la chambre.

Le regard de Jean revint comme si un ressort l’y eût poussé, vers le tas de louis qui lui faisait face ; ses narines s’enflèrent ; sa poitrine rendit un souffle fort et bruyant.

Jusqu’à ce moment, il avait avancé sa mise avec timidité et sans mot dire, sa voix inconnue s’éleva tout à coup au milieu de silence et fit relever la tôle à tous les joueurs.

Polyte interrompit, en tressaillant, sa promenade, et regagna en trois bonds son poste abandonné.

— Je tiens tout ! avait dit Jean Regnault d’une voix brève et rauque.

— À la bonne heure ! s’écria Franz. Voilà un brave !

Les autres joueurs retirèrent leur mise et regardèrent ; c’était un duel fort intéressant. La partie commença.

Dès la première carte retournée, Jean se sentit comme ivre ; le sang monta violemment à sa joue et ses yeux se troublèrent. Il couvait avidement le jeu ; il cherchait à voir, mais il ne pouvait pas.

Un voile rougeâtre était entre lui et les cartes.

Polyte, immobile et retenant son souffle, voyait pour deux.

Il y eut deux ou trois secondes d’attente, deux siècles ! Puis une rumeur se fit autour de la table.

— Gagné ! disait-on.

— Qui ? demanda Jean d’une voix faible.

Les joueurs se prirent à rire, et un blasphême étouffé de Polyte apprit à Jean la vérité.

Sa joue redevint blême ; il chancela sur son siège.

— Compte, dit Polyte, tu as peut-être plus de quatre mille francs.

Jean se mit à compter ; ses mains étaient molles et tremblantes ! Il avait moins de quatre mille francs !

— C’est fini, grommela Polyte d’un accent découragé. Tu n’as plus rien ! allons nous-en !

Jean ne bougea pas ; il paraissait ne point comprendre.

Quand le râteau de l’employé saisit son tas d’or pour l’amener vers Franz, Jean suivit le râteau d’un œil ébahi et morne.

On riait toujours autour de la table. Le désespoir naïf de ce pauvre diable était quelque chose de très-drôle.

— Allons-nous-en ! répéta Polyte.

Jean comprit enfin. Il voyait le tapis vide devant lui.

Il passa le revers de sa main sur son front ruisselant de sueur, et, pour la première fois depuis qu’il était entré dans cette maison, il releva les yeux tout à fait.

Son regard chercha l’homme qui l’avait gagné.

— Huit mille francs, disait Franz, avec sa gaieté intrépide.

— Voyez donc, murmura Julien à son oreille, comme ce jeune homme vous regarde !

Julien parlait de Jean Regnault, dont les yeux agrandis et brûlants se fixaient sur Franz avec une effrayante expression de haine.

La joue du joueur d’orgue était livide ; ses dents serrées à se briser, refusaient passage à son souffle.

La figure de Franz, gracieuse et souriante, venait de lui apparaître comme la face d’un démon. C’était cette blonde tête qu’il avait aperçue dans la chambre de Hans Dorn ! Le baiser dont le bruit l’avait bléssé au cœur, comme un coup de poignard était tombé de cette bouche rose !

Et qu’il semblait heureux, ce beau jeune homme, en face de sa misère à lui, plus profonde, et de son désespoir !

Leurs regards se croisaient en ce moment. La physionomie de Franz prit une expression de regret et de pitié. Il ne reconnaissait point le joueur d’orgue ; mais il voyait sa détresse, et, de grand cœur, il lui eût rendu l’argent gagné.

Jean comprit ; une rage sourde et envenimée lui étreignit le cœur, ses mains, crispées, se retinrent au tapis ; et le déchirèrent.

Un instant, les muscles de son corps se ramassèrent, comme s’il eût voulu bondir en avant. La démence était dans son cerveau ; ses doigts frémissaient d’aise et de désir, à l’idée d’étrangler son ennemi.

Il venait de songer à Gertraud qui le trompait peut-être, et à la mère Regnault couchée sur son grabat et que cet or eût sauvée !…

Il eut peur de lui-même ; il sentit que le délire victorieux allait le jeter sur cet homme qui lui arrachait à la fois ses derniers espoirs de bonheur.

Il se leva et s’enfuit.



CHAPITRE XIX.

APRÈS MINUIT.

Minuit était sonné depuis une demi-heure. Les rues qui passent à travers les compartiments irréguliers des halles de Paris étaient plongées dans le silence. Çà et là, quelque bouchon montrait encore sa porte entr’ouverte, malgré les ordonnances de police, et c’est à peine si, de loin en loin, un ivrogne égaré essuyait les murailles, le long des trottoirs déserts.

Dans la rue de la Ferronnerie et tout le long du marché des Innocents, jusqu’à la pointe Saint-Eustache, les marchandes campagnardes dormaient entre leurs paniers. Il faisait froid ; les cabaretiers privilégiés de la rue aux Fers versaient leur trois-six illustre à de nombreux chalands. Des rondes muettes glissaient sous les réverbères, trois ombres noires d’un côté de la rue, trois ombres noires de l’autre, faisant aux voleurs trop fins une chasse toujours malheureuse.

Deux hommes allaient lentement dans l’obscurité profonde qui règne à cette heure sous les piliers des halles.

Ils avaient l’air triste et tout déconfit ; l’un d’eux chancelait en marchant comme un homme vaincu par l’ivresse, et son camarade était obligé de le soutenir.

C’étaient Jean Regnault et Polyte sortant de la maison de jeu de madame la baronne de Saint-Roch.

Polyte n’avait plus cette apparence triomphante qui le rendait si cher à madame Batailleur. Il avait oublié de mettre son chapeau sur l’oreille, et c’est à peine si sa canne ébauchait à de rares intervalles un timide moulinet.

Mais son abattement n’était rien auprls de celui du pauvre Jean Regnault. Quand le gaz venait à éclairer entre deux piliers ses traits pâles et défaits, vous eussiez dit un fantôme. Il allait les yeux baissés, la bouche morne ; il n’y avait plus sur son visage ni pensée, ni vie.

Il ne répondit rien aux récriminations bavardes de Polyte ; il ne les entendait pas.

— C’est connu, disait tristement le lion du Temple, on ne peut pas comme ça gagner deux jours de suite !… Tu avais commencé le lundi soir et nous étions au mardi matin… j’aurais dû te prendre par le collet et t’emmener de force… mais je ne suis pas libre, moi, dans cette maison-là… si j’avais fait une esclandre on aurait appelé Joséphine, et minute !…

Jean semblait un somnambule qui marche sans écouter ni voir.

— Si c’est possible, reprenait Polyte, de perdre comme cela 4,000 francs, en un coup de carte !… De l’argent sûr qu’on pouvait mettre dans sa poche et emporter très-bien… Et dire que je n’étais pas là pour te fermer la bouche, en criant : Ne l’écoutez pas, il est fou !… Car tu es fou, mon garçon, ou je veux être pendu !

Jean poussait de gros soupirs. Polyte et lui venaient de s’engager dans la rue Rambuteau, large voie qui fera pénétrer jusqu’aux coins les plus reculés du Marais la belle civilisation de la pointe Saint-Eustache.

Tandis que Polyte radotait ses inutiles reproches, une réaction se faisait chez le joueur d’orgue ; son abattement cédait de nouveau à la fièvre. Il s’éveillait peu à peu ; son pas traînant et lourd se relevait par saccades ; il murmurait des paroles sans suite, que son geste convulsif accompagnait au hasard.

Au bout d’un quart d’heure de marche, il s’arrêta brusquement sur la chaussée boueuse de la rue du Temple.

— Je vais retourner, dit-il en serrant avec force la main de son compagnon.

Polyte fit trêve enfin à son interminable sermon.

— Où ça ? demanda-t-il étonné.

— Il doit y être encore, reprit Jean, sans se mettre en peine de répondre ; je veux le tuer !

— Tuer qui ?

Jean tourna sur ses talons et se dirigea en sens contraire. Polyte courut après lui afin de le retenir.

Jean se débattait ; son visage était pourpre et ses yeux avaient des regards insensés.

— Je veux le tuer ! répétait-il ; le tuer !… Si tu savais ce que j’ai vu ce soir !… il était assis auprès d’elle et lui baisait la main… Je sais bien que c’est mon mauvais génie… la mère Regnault va mourir sur la paille, dans sa prison… et Gertraud ! oh ! Gertraud qui ne m’aimera plus !…

Deux larmes roulèrent sur sa joue brûlante.

— Je ne croyais pas si bien dire, pensait Polyte, le pauvre garçon est fou à mettre en cage ! Allons, Jean, mon fils, sois raisonnable et viens nous coucher !

Jean fit un dernier effort pour se dégager, mais son abattement le reprenait ; il cessa bientôt de se débattre, baissa la tête jusque sur sa poitrine, et suivit machinalement Polyte, qui l’entraînait vers le quartier du Temple.

Le dandy ne grondait plus ; il avait pitié ; son éloquence s’employait maintenant à remonter le moral du joueur d’orgue.

— On reverra ça, disait-il ; ça va et ça vient… Si nous pouvons rattraper la veine, nous ne ferons plus de bêtises !… Dieu de Dieu ! ajoutait-il en a parte, c’est un peu de boisson qu’il faudrait à cet homme-là… As-tu soif, Jean ?

— Oui, répondit le joueur d’orgue qui mit sa main sur sa poitrine oppressée, grand’soif !

— Comme ça se trouve ! moi, je boirais la Seine. Mais du diable si nous trouverons un endroit ouvert… et puis d’ailleurs, nib de braise ! absence générale de monnaie !

Ils avaient longé la rue Percée et arrivaient sur la place de la Rotonde. L’Éléphant, les Deux-Lions et les autres cabarets étaient fermés.

Polyte, par un geste qui lui était familier, mit sa main dans le gousset de son gilet.

— Si la pièce de cinq francs ne manquait pas, poursuivit-il, je sais bien où nous trouverions notre affaire… Et j’aimerais assez ça, étant agoni de raisons par mon portier chaque fois que je rentre après minuit… Il y a les Quatre Fils Aymon, où la mère Taburot laisse toujours un petit bout de porte ouverte pour les connaissances… Mais la pièce de cent sous !

Polyte s’interrompit et poussa un cri de joie ; ses doigts venaient de rencontrer, tout au fond de sa poche, le louis d’or ramassé auprès de la table du lansquenet.

— Voilà de quoi payer les violons ! s’écria-t-il en gambadant sur le pavé ; vive la joie, petit Jean ! Je te fais la politesse d’une noce en grand, avec pâté, vin blanc, saucisson et punch au rhum pour dessert… nous allons nous soigner comme il faut et boire jusqu’à demain matin.

Jean restait immobile.

— Boire ! répéta-t-il en se parlant à lui-même ; le vieux Fritz dit toujours qu’il boit pour oublier… est-ce vrai que quand on est ivre on ne se souvient plus !

— Ah çà, dit Polyte stupéfait, est-ce que tu ne t’es jamais grisé, petit Jean ?

— Jamais… Il y a si longtemps que nous sommes pauvres !

— Eh bien ! mon fils, s’écria Polyte, je vais t’initier à cet agrément de la vie… Quand on a du chagrin, vois-tu, il n’y a que cela de bon… Ça vous berce : on se croit propriétaire ; on ne changerait pas de sort avec un rentier ! Ah ! dame ! c’est un joli état !

— Mais est-ce vrai qu’on oublie tout ?

— Tout !… commença Polyte, qui allait improviser une description poétique de l’ivresse.

Jean l’interrompit en lui saisissant le bras.

— Alors, dit-il, allons boire !

Polyte ne demandait pas mieux. Quelques secondes après, les deux amis avaient franchi l’allée noire au-devant de laquelle la lanterne peinte brillait encore faiblement ; ils traversèrent le petit jardin planté d’un basilic, et Polyte, se faisant un marteau du bout de sa canne, frappa à la porte du billard.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-on à l’intérieur.

Goîpe[7], répondit Polyte.

— Que voulez-vous ?

Goîper un petit peu, vieux farceur de François… Il gèle ici ; ouvrez-nous la porte !

Le garçon de madame veuve Taburot parut hésiter deux ou trois secondes, puis la porte fut ouverte.

Le billard était désert comme à l’heure où nous sommes entrés pour la première fois au cabaret des Quatre Fils Aymon ; mais de ce bruit, de ce mouvement, de cette gaieté folle qui régnaient naguère dans la salle voisine, il ne restait absolument rien. Au lieu de la lumière abondante qui éclairait, durant le bal, les groupes remuants des danseurs, une seule lampe fumeuse et pâle, placée sur le comptoir, essayait de combattre l’obscurité.

Toutes les tables étaient vides, sauf deux ou trois qui servaient d’oreillers à des buveurs endormis. On n’entendait d’autres bruits qu’un murmure confus, formé par ces ronflements prolongés que l’ivresse lourde donne au sommeil.

À la première vue, on n’apercevait que des gens assoupis sur les tables ; mais à regarder mieux, on finissait par distinguer, dans les demi-ténèbres, des hommes et des femmes en costume de carnaval, étendus pêle-mêle, qui sur les banquettes, qui sur des tabourets rapprochés, qui sur le sol même.

Hommes et femmes semblaient avoir été jetés là comme au hasard et gardaient des poses étranges. Pitois, dit Blaireau, couché sur le dos, avait les deux bras en croix et suait à grosses gouttes, parce que la Duchesse, tombée en travers sur sa poitrine, lui enlevait le souffle. Mâlou, plus heureux, avait une banquette pour lui tout seul ; la tête gracieuse de Bouton-d’Or, qui souriait à un rêve d’enfant, s’appuyait contre son épaule.

Les autres étaient couchés çà et là, aux endroits où l’ivresse victorieuse les avait terrassés.

L’atmosphère était chaude, fétide, étouffante ; l’air était saturé de ces odieux parfums d’orgie qui enivrent et soulèvent le cœur.

Madame veuve Taburot avait quitté son comptoir, après avoir lu la dernière ligne de son journal et bu la dernière goutte de sa tisane au rhum. L’établissement restait à la garde du garçon François, chargé d’ouvrir la porte aux connaissances altérées.

À part François, il y avait encore dans la salle deux personnages qui ne dormaient point. Ils étaient attablés devant une chopine d’eau-de vie, dans le coin le plus obscur de la pièce.

En sortant avec le chevalier de Reinhold, Johann avait dit à Pitois et à Mâlou de lui garder Fritz jusqu’à son retour ; on lui avait gardé Fritz.

Les deux hommes attablés devant la chopine d’eau-de-vie étaient Johann et l’ancien courrier de Bluthaupt.

Johann s’était chargé de fournir quatre travailleurs de bonne volonté, sachant l’allemand et aptes à certaine besogne qui devait être accomplie de l’autre côté du Rhin. Sur les quatre ouvriers, il n’en avait que deux encore. Il était en train d’embaucher le troisième.

Fritz était un malheureux dont une ivresse de chaque jour avait usé toutes les facultés ; on ne pouvait plus savoir ce qu’il avait été autrefois, ceux-là seulement qui l’avaient connu dans sa jeunesse disaient que Fritz avait uni un cœur loyal à un esprit intelligent.

Mais comment les croire ? Il ne restait rien en lui que la volonté de s’enivrer sans cesse.

Fritz avait été beau, c’était maintenant un débris humain dont l’aspect effrayait et repoussait.

Il y avait vingt ans qu’on ne l’avait vu sourire, vingt ans à dater de cette nuit de la Toussaint, où le dernier comte de Bluthaupt était mort de vieillesse auprès de sa femme expirée…

Cette nuit-là, Fritz revenait de Francfort-sur-le-Mein, où il avait été accomplir un message.

On l’avait fait boire à Francfort, et il avait bu tout le long de la route. La nuit était noire ; la tempête sifflait dans les mélèzes qui bordaient l’avenue de Bluthaupt. Fritz, esprit superstitieux et faible, se souvenait, en cheminant, des étranges légendes racontées aux veillées du vieux schloss.

En passant auprès du précipice appelé l’Enfer de Bluthaupt (la Hœlle), il vit deux ombres se glisser entre les arbres et il eut peur, parce que maître Blasius, le majordome, disait souvent comme quoi, dans les nuits de tempête, Rodolphe de Bluthaupt, le comte Noir, décédé en état de péché mortel au temps des croisades, allait prendre les voyageurs égarés pour les conduire jusqu’aux lèvres de l’abîme…

Fritz eut peur. Ne comptant point sur son cheval rendu de fatigue, il se cacha derrière un gros tronc d’arbre.

Un cri d’agonie retentit dans le silence de la nuit, cri déchirant et terrible, qui devait venir plus tard bien souvent troubler ses rêves. En même temps, les nuages qui couraient au ciel se déchiraient, et Fritz put voir, à la clarté de la lune, le visage du prétendu comte Noir.

C’était M. le chevalier de Regnault, un des amis de l’intendant Zachœus Nesmer.

Fritz venait d’être témoin d’un horrible et lâche assassinat.

Il descendit la montagne et gagna la traverse de Heidelberg, où il trouva un cadavre. Fritz avait vécu au château du comte Ulrich. Dans le corps inanimé qui était devant ses yeux, il reconnut Raymond d’Audemer, le mari de la jeune comtesse Hélène.

Les événements de la nuit qui suivirent ce meurtre donnèrent pour maîtres à Fritz Zachœus Nesmer et ses associés. Le meurtrier était l’un d’eux : Fritz n’osa pas accuser ; il se tut.

Mais, depuis lors, une voix impitoyable criait au fond de sa conscience, fit Fritz cherchait dans l’anéantissement de l’ivresse un refuge contre ses remords.

Il y avait au monde trois hommes qui connaissaient son secret : d’abord Johann et M. le chevalier de Reinhold, qui avait achevé de coudre ses lèvres en payant son silence à plusieurs reprises, le troisième était Otto, le bâtard du comte Ulrich, à qui Fritz avait fait autrefois sa confidence.

Tel était l’homme que Johann voulait enrôler dans le bataillon de son maître. Et cette œuvre, à vrai dire, ne présentait point de bien grandes difficultés : Fritz avait une bonne âme ; il gardait au fond de son cœur un souvenir fidèle à la race des Bluthaupt : c’était comme un instinct vague d’amour et de respect qui pouvait, les circonstances aidant, arriver jusqu’au dévouement, mais qui pouvait se voiler, sinon se perdre, et s’oublier et se tromper.

Fritz n’avait plus rien pour soutenir une lutte morale ; il avait perdu l’intelligence qui éclaire l’attaque, et la volonté qui rend fort.

Sa seule défense était un reste de religion, de cette religion ignorante et superstitieuse qui oublie presque d’adorer Dieu, tant elle s’occupe à conjurer le diable.

Johann connaissait son Fritz sur le bout du doigt. Vers minuit, après avoir fermé son cabaret, il était revenu aux Quatre Fils Aymon. Fritz ronflait dans un coin du billard. Le marchand de vins l’avait secoué et l’avait conduit jusqu’à la table où nous les voyons maintenant, en lui faisant flairer une chopine d’eau-de-vie.

Ils étaient là depuis une demi-heure environ, lorsque Polyte et Jean firent leur entrée. Johann buvait pour faire boire Fritz, et comme il avait éprouvé une résistance inattendue, il s’accoudait maintenant sur la table, la face pourpre et la langue épaisse.

Il était lui-même à moitié ivre.

Fritz s’asseyait en face de lui, morne et immobile comme toujours. La lumière de la lampe éclairait faiblement sa joue hâve, marbrée de plaques rouges, et encadrée par les masses rudes de sa grande barbe grise.




CHAPITRE XX.

IVRESSE.

Fritz buvait ; ses yeux éteints se fixaient sur Johann, lourds et sans pensées.

— Eh bien ! mon vieux Fritz, disait ce dernier, tu vois que c’est une affaire où il y a bon à gagner.

— Les juges d’Allemagne condamnent à mort comme ceux de France, répliqua le courrier de Bluthaupt.

Johann haussa les épaules.

— As-tu peur de mourir ? demanda-t-il en riant.

Le courrier eut comme un frémissement de terreur.

Il but un grand verre d’eau-de-vie.

— Après la mort, il y a l’enfer, murmura-t-il ; l’enfer où l’on brûle toute une éternité !… Si je n’avais pas peur de cela, maître Johann, voilà longtemps que vous ne verriez plus le pauvre Fritz dans le marché du Temple.

— Parce que ?…

— Parce que bien souvent, quand il passe le long des quais, après la nuit tombée, il se penche au-dessus de la Seine avec envie… Oh ! si la mort était un sommeil, reprit-il tout à coup avec véhémence, comme je m’endormirais bien vite, maître Johann !… mais Satan rit au fond de l’eau verdâtre… l’enfer me guette… je ne veux pas mourir !…

Sa tête s’inclina sur sa poitrine et ses yeux se baissèrent.

— La bonne folie ! s’écria Johann ; tâche donc de réfléchir, mon vieux camarade… ne te souviens-tu pas du trou de Bluthaupt et de ce que tu as vu sur la lande dans la nuit de la Toussaint ?

Le courrier frissonna.

— Eh bien ! reprit Johann, le chevalier en est-il mort ? Voilà vingt ans de cela, et Dieu sait qu’il se porte à merveille !… Il y a des juges en Allemagne comme en France, mais les juges d’Allemagne ne voient pas plus loin que le bout de leur nez… Crois-moi, vieux Fritz, je ne voudrais pas mettre dans la peine un ancien camarade… Il n’y a rien à craindre, et c’est une affaire d’or… Peut-on compter sur toi ?

Fritz secoua lentement sa tête chevelue.

— Non, répondit-il.

Johann frappa du pied avec impatience et but un plein verre d’eau-de-vie sans s’en apercevoir.

Jean et Polyte venaient d’entrer ; ils s’étaient mis à la table la plus voisine du comptoir, et ne pouvaient point distinguer nos deux convives, perdus dans l’ombre éloignée.

Ces derniers, au contraire, n’avaient qu’à tourner les yeux pour voir ; mais Fritz ne faisait jamais attention à ce qui l’entourait, et le marchand de vin était en ce moment trop occupé pour se montrer curieux.

Le bruit que faisait Polyte attira un instant son regard distrait, puis il se remit tout entier à sa besogne.

— Allons ! François, allons ! criait Polyte qui avait recouvré toute sa joyeuse humeur ; du pâté d’Italie, de la galantine, des sardines à l’huile et du vin cacheté !… Le prix ne fait rien… nous avons de quoi !

François, qui dormait debout, alla chercher tout ce que l’établissement de madame veuve Taburot contenait de vivres, et les plaça sur la table ; en même temps il déboucha deux bouteilles de vin, dit de Bordeaux, et le festin commença.

Polyte mangeait tout seul, mais il mangeait pour deux ; Jean, lui, se forçait à boire.

— Au diable les soucis ! disait Polyte ; ça n’a pas été ce soir, une autre fois, ça ira mieux !… Mange donc, petit Jean, voilà du fricandeau froid comme on n’en trouverait pas aux Vendanges de Bourgogne, le chic des chics, en fait de cuisines soignées !

— J’ai beau boire, répondit Jean, dont la joue commençait à reprendre ses fugitives couleurs, ça ne me fait pas oublier.

— Ça va venir, mon bonhomme, tu n’as pas encore une bouteille… Bois toujours !

Jean buvait ; son œil s’animait ; sa joue s’empourprait peu à peu, et il disait en tenant son verre d’une main déjà tremblante.

— Je n’oublie rien… rien !

On voyait, par terre et sur les banquettes, des jambes s’agiter, des bras remuer ; on entendait, parmi le concert des ronflements, quelques voix confuses qui parlaient dans un rêve.

À l’autre bout de la salle, Johann poursuivait sa tâche.

— Ça fait pitié ! mon pauvre Fritz, disait-il, de voir les haillons que tu portes… Quand je pense que tu étais si pimpant autrefois !

Fritz regarda les lambeaux de son paletot gris avec une sorte de honte.

— Je ne gagne pas beaucoup d’argent, répondit-il, et il me faut tous les soirs ma chopine d’eau-de-vie.

— Je conçois ça… mais si nous faisions notre affaire, mon camarade, tu aurais tous les soirs ta chopine d’eau-de-vie et même la bouteille… et ça ne t’empêcherait pas de mettre sur tes épaules de bons habits cossus.

Fritz passa le revers de sa main sur son front.

— Écoute, Johann, dit-il, tu m’as déjà fait donner de l’argent, et depuis que je l’ai reçu, je souffre davantage… Parfois, quand je suis ivre, j’ai envie de mettre le feu à ta maison, car c’est toi qui as glissé dans ma poche le prix du sang. Jusqu’à l’heure où je l’ai accepté, je n’étais pas damné tout à fait… prends garde, je sens que je deviens ivre… va-t’en !

Le marchand de vins recula instinctivement son siège, et jeta sur Fritz un regard sournois. Fritz était miné par des excès de vingt ans ; mais ç’avait été un vigoureux compagnon autrefois : Johann pouvait s’en souvenir.

— Quelle mouche te pique, mon vieil ami ? murmura-t-il avec douceur. Ce que j’en dis est dans ton intérêt… Je voudrais te faire gagner quelques sacs : voilà l’histoire… parce que, vois-tu bien, si tu avais une fois un petit magot, ton commerce irait sur des roulettes. Et crois-moi, quand on est heureux et qu’on peut faire bombance avec les amis, on se moque joliment des peccadilles du temps passé.

L’indignation de Fritz s’en était allée comme elle était venue ; il n’y pensait plus.

Son œil, que la colère avait fait briller durant un instant, redevenait morne et stupide.

Il tendit son verre et le vida ensuite d’un seul trait.

— Comment s’appelle l’homme que l’on veut tuer ? demanda-t-il d’une voix basse et creuse.

— Pierre, Paul, Jacques, répondit le marchand de vins, que t’importe cela !… tu ne le connais pas.

— Est-il jeune ?

— Assez.

— Est-il heureux ?

— Ma foi, je n’en sais rien… Voici la chose, mon garçon… Tu feras un voyage au pays… on te mettra un quidam au bout de ton fusil… tu tireras ; et puis tu reviendras avec du foin dans tes bottes… pas vrai que ça te va ?

Fritz ne répandait point ; il semblait penser à autre chose et ne plus comprendre.

— J’ai songé parfois, murmura-t-il après quelques secondes, que si j’avais une femme auprès de moi, jeune, douce, pieuse, je serais moins malheureux…

— Parbleu ! interrompit Johann qui vit là une nouvelle voie ouverte à sa tentation.

— Elle m’aimerait peut-être, reprit l’ancien courrier de Bluthaupt, dont l’œil hagard s’adoucit jusqu’à exprimer une émotion tendre ; je l’entendrais prier Dieu… elle me garderait contre les terreurs de mes nuits…

Johann se prit à rire derrière son verre.

— Le vieux fou ! pensa-t-il.

Puis il ajouta, tout en dissimulant autant que son ivresse croissante pouvait le permettre.

— C’est juste, mon camarade, voilà une idée qui ne m’était pas venue… Il te faut une femme, et, pour avoir une femme, il te faut de l’argent.

Comme il allait poursuivre, la voix de Polyte s’éleva auprès du comptoir. Le magnifique lion en était à sa troisième bouteille. La joie le débordait ; il commençait à chanter les gaudrioles à l’aide desquelles il embellissait d’ordinaire le dessert de sa souveraine.

Car, pour être le favori d’une femme importante, il ne suffit pas d’être beau garçon, il faut encore avoir des talents agréables.

Le bruit attira de nouveau les regards de Johann, qui, cette fois, reconnut Jean Regnault.

— Tiens, tiens, tiens ! grommela-t-il en plaçant son verre vide sur la table ; que fait-il ici, celui-là ?

Il détestait le pauvre Jean, qui était le rival du neveu Nicolas auprès de la jolie Gertraud.

Et tandis qu’il le regardait en cherchant un moyen de tourner contre lui le hasard de cette rencontre, une pensée subite éclaira son ivresse.

— Tiens, tiens, tiens ! répéta-t-il ; ça doit savoir l’allemand… la petite Gertraud lui aura servi de maître… Il doit avoir grand besoin d’argent… j’ai envie d’essayer !

Sa longue et triste figure se dérida une seconde fois jusqu’à s’épanouir tout à fait.

Depuis cet instant, tout en continuant à endoctriner le pauvre Fritz, il ne perdit plus de vue Polyte et son compagnon.

— Buvez, mes petits, pensait-il ; buvez roide et ferme : ça diminuera ma besogne…

Polyte et Jean n’avaient pas besoin d’être excités ; ce dernier surtout vidait son verre avec une sorte d’emportement.

Quand le lion eut fini de chanter, ils trinquèrent.

— Quand je serai riche, dit Polyte, je prendrai Joséphine Batailleur pour cirer mes bottes… ah ! ah ! ah ! elle enragera bien la vieille, et ce sera drôle ! connais-tu madame Huffé, petit Jean ?

— Il me semble que je me noie, murmura le joueur d’orgue, j’étouffe !…

— Il faut… Madame Huffé a été Cosaque… en voilà une qui a eu des malheurs !… quand mes bottes ne seront pas bien cirées, je condamnerai Joséphine à une heure de bataille rangée avec Madame Huffé… ah ! ah ! ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… comme on rira !

Polyte avait les larmes aux yeux.

— Ma tête tourne, murmura Jean, et pourtant je n’oublie pas… ils mentent ceux qui disent que le vin fait oublier !… je vois la pauvre mère Regnault sur son grabat… je vois Gertraud qui lève sa main… j’entends le bruit d’un baiser…

Il étreignit convulsivement sa poitrine oppressée.

— Et n’est-ce pas lui que voilà devant nous ? s’écria-t-il avec une violence soudaine ; je le reconnais bien avec son sourire insolent et ses grands cheveux de femme… Ah ! il est bien beau et bien riche ! Gertraud, Gertraud, que Dieu vous pardonne !

Il montra le poing au fantôme que son imagination exaltée voyait dans l’ombre ; puis il voulut se lever dans un état de rage folle, mais il ne put et retomba pesamment sur son tabouret.

Polyte chantait à tue-tête ; François, debout au milieu de la chambre, oscillait sur ses longues jambes et rêvait qu’il dormait.

— Eh bien, vieux Fritz, reprenait Johann, cherchons une petite femme à nous deux… en as-tu quelqu’une en vue ?

— Non, répondit le courrier.

— Voyons, que dirais-tu de la gentille Gertraud, la fille de notre camarade Hans ?…

— Un ange ! murmura Fritz.

— Et un fameux, mon brave !

— Elle est si bonne et si pure !… Ah ! le remords ne pourrait point descendre jusqu’à l’oreiller où reposerait sa tête.

— Ça me paraît évident !… avec ça le père Hans a de l’argent placé pas mal… Il y a plus d’un bon garçon dans le Temple qui songe à la petite… mais si on voulait bien s’en mêler, vois-tu, ce serait toi qui l’aurais.

Pour la première fois, depuis bien des années, un sourire vint sur les lèvres de l’ancien courrier de Bluthaupt.

— Gertraud ! murmura-t-il ; elle est jolie et douce comme sa mère, et avant que le page Hans Dorn vînt au château, je croyais que sa mère m’aimerait…

Johann partagea, entre son verre et celui de Fritz, le reste de la chopine d’eau-de-vie. Sa tête tournait ; il suivait sa tâche avec une obstination machinale, mais il était, en réalité, plus ivre que son compagnon lui-même.

— À ta santé, vieux Fritz ! reprit-il joyeusement, et à celle de ta fiancée… C’est moi qui ferai la demande, si tu veux, et je fournirai gratis le vin de la noce.

Fritz vidait lentement son verre et souriait toujours. Ses paupières commençaient à battre, et il tombait dans une sorte de sommeil béat.

— C’est un beau rêve ! disait-il, tandis que sa tête alourdie branlait sur ses épaules ; ce matin, je l’ai vue sous les piliers de la Rotonde… C’est à peine si sa mère avait un plus gracieux sourire… Pour ce prix-là, je crois que je vais te donner le reste de mon âme, Satan…

Ses sourcils se froncèrent, et il appuya ses deux coudes sur la table.

— Est-ce une affaire faite, mon bon garçon ? demanda Johann.

Fritz le regarda, et fit un signe de tête affirmatif.

Pendant que le marchand de vins lui serrait la main pour sceller le marché, il s’endormit.

— Et de trois ! dit Johann, qui se mit sur ses jambes avec effort ; je n’aurai pas volé mes rentes… Mais où diable prendre mon quatrième maintenant ?… Il me semble pourtant que j’avais eu une idée.

Son regard ébloui fit le tour de la salle ; il compta sur ses doigts ; Mâlou, d’abord, puis Blaireau, puis Fritz.

— Ça ne fait jamais que trois, grommela-t-il en cherchant de l’eau-de-vie dans la chopine vide ; ah ! ah ! se reprit-il tout à coup, je savais bien !…

Son œil, réveillé, venait de tomber sur Polyte et son compagnon.

Polyte s’était endormi à peu près en même temps que Fritz ; il avait essayé de fumer ; le tuyau brisé de sa pipe restait entre ses dents.

Jean Regnault, pris par un vague désir de regagner la maison paternelle, tâchait péniblement de se lever.

— A-t-il bu, le petit drôle ! pensait Johann ; moi qui ai ma raison, je vais lui faire tout ce que je voudrai.

Jean se dirigeait en chancelant vers la porte du billard ; Johann le suivit, se démêlant de son mieux parmi les membres entrelacés des dormeurs. Il n’écrasa guère çà et là qu’une main, une joue, une poitrine, et parvint, sans autre encombre, à sortir de l’étrange dortoir.

Jean et lui touchèrent presque en même temps le pavé de la place de la Rotonde. L’air du dehors les saisit à la fois et les acheva.

Johann prit le bras de Jean qui ne le reconnut point, et tous deux commencèrent à traverser la place en s’appuyant l’un contre l’autre et en décrivant des courbes multipliées.

Chacun d’eux gardait son idée fixe : Johann croyait gagner ses rentes et faire de très-sérieuse besogne ; Jean répétait entre ses dents serrées :

— Ils ont menti !… on n’oublie rien… rien !

— De manière que tu sais l’allemand, toi ? dit Johann en manière d’exorde ; ça va joliment te servir, mon enfant… et si tu veux travailler comme un joli garçon, ta respectable bonne femme de grand-mère ne restera pas longtemps au bloc.

Jean s’arrêta et releva ses reins qui ployaient.

— Ce n’est plus Polyte ! murmura-t-il avec un étonnement profond ; où donc ai-je mis Polyte ?…

Johann prit un air mystérieux :

— De la discrétion surtout ! dit-il, croyant répondre à une question qui n’avait point été faite ; ça sera bien facile… Pour tuer un homme, on n’en meurt pas, mon mignon…

— Oh ! gronda le joueur d’orgue en serrant ses poings convulsivement, il y a un homme que je voudrais tuer !

— Bon ! s’écria Johann ; comme ça se trouve !… C’est le même.

Jean n’écoutait pas.

— Je reconnaîtrai ma route, pensait-il tout haut ; il m’a volé mon argent… l’argent qui devait sauver ma grand’mère… et ce n’est rien que cela… Oh !… ne l’ai-je pas vu baiser la main de Gertraud  ?

— Vraiment, fit Johann. Pas bête, pas bête !…

La voix de Jean prit un accent plaintif.

— Gertraud ! Gertraud ! répéta-t-il ; mon seul bonheur !… elle ne m’aime plus… vous voyez bien, ajouta-t-il en se redressant une seconde fois ; il faut que je le tue !

— Ça me paraît clair, dit Johann ; d’autant que tu feras d’une pierre deux coups… en voilà un petit qui a de la chance de gagner un bon billet de mille francs comme ça sans se déranger !

— Mille francs ! prononça Jean, dont un fugitif éclair de raison traversa la cervelle troublée ; pourquoi me parlez-vous de mille francs ?

— Parce que c’est le même, mon fils, et qu’il nous a volé aussi quelque chose.

— Et vous voulez le tuer ?

— Juste…

Jean quitta brusquement le bras de son compagnon.

— Allez-vous-en, dit-il à voix basse ; je ne vous connais pas.

Ils passaient à ce moment à l’angle du marché, devant l’échoppe des Regnault.

— Voilà pourtant une fameuse place ! dit le marchand de vins, et avec ce qui resterait des mille francs, la pauvre bonne femme pourrait reprendre ses petites affaires… Ah ! ah ! mais tu aimes mieux laisser vivre le beau jeune homme, mon fils, afin qu’il baise encore la main de la jolie Gertraud…

Jean lui saisit le bras de nouveau.

— Qui êtes-vous ? s’écria-t-il d’une voix étouffée ; de qui parlez-vous ?

Avant que Johann eût pu répondre, le joueur d’orgue poursuivit fougueusement :

— Il ressemble à une femme, n’est-ce pas ?… Il a la joue blanche et rose avec de grands cheveux blonds bouclés ?…

— C’est que c’est vrai ! pensa Johann étonné ; le diable est fin… si c’était vraiment le même !… tu fais là tout son portrait, mon garçon, ajouta-t-il à voix haute.

— Il sourit doucement, continua Jean ; on dirait une jeune fille déguisée…

— C’est que c’est ça !

— Eh bien ! s’écria le joueur d’orgue en serrant avec folie le bras de Johann, donnez-moi votre argent, je le tuerai !

— Johann n’était pas en état de sentir tout ce qu’avait d’incertain cette promesse faite par un enfant ivre et en fureur. Il se proclama décidément au fond de l’âme le plus adroit et le plus heureux des négociateurs.

Ses rentes étaient gagnées.

Il attira le joueur d’orgue sous un bec de gaz et lui montra son visage.

— Tu te souviendras de ça, mon fils, lui dit-il ; et nous nous reverrons demain !

Il regagna, content et fier, son cabaret de la Girafe. Une minute après son départ, Jean, qui traversait l’ailée sombre conduisant à la pauvre demeure de sa grand’mère, ne se souvenait plus de lui.

Mais, en revanche, les événements de la soirée restaient obstinément gravés au fond de sa mémoire. La souriante beauté de Franz lui apparaissait dans l’ombre, et le piquait au cœur comme un sarcasme cruel. Sa haine grandissait, envenimée ; sa lèvre murmurait, à son insu, ces mots qui étaient maintenant une sanglante menace :

— Je n’ai rien oublié… rien !…





CINQUIÈME PARTIE.

Séparateur

LE MYSTÈRE DE LA TRINITÉ.


CHAPITRE Ier.

AUGUY.

On était au matin du mardi-gras. Les rues du faubourg Saint-Honoré, calmes et désertes encore, gardaient leur physionomie de tous les jours. Rien n’y annonçait la fête prochaine ; le noble quartier ne s’émouvait point à l’approche des joies populaires ; il dormait, fatigué de son carnaval à lui, si parfumé, si truffé, si doré. C’est à peine s’il savait que deux cent mille Parisiens allaient courir aujourd’hui la ville pour voir un bœuf hydropique, conduit par des garçons bouchers en goguette.

Il était environ neuf heures du matin ; le soleil, empourpré par la brume, semblait suspendre son disque sans rayons au-dessus de la Madeleine. On ne voyait sur les trottoirs que des ouvriers, le nez dans leurs blouses, et quelques employés gagnant le bureau à contre-cœur.

Les portes de l’hôtel de Geldberg étaient ouvertes ; c’était, nous l’avons dit, une maison modèle qui voulait un petit saint dans chacun de ses commis.

Depuis quelques minutes, du côté de la rue opposé à la porte cochère, un homme se promenait avec lenteur et cachait son visage frileux derrière les collets de son manteau. Deux ou trois fois, il s’était approché de l’entrée de l’hôtel, et son regard s’était glissé dans la cour, où quelques valets vaquaient aux soins matiniers. Il semblait chercher quelqu’un et ne le point trouver.

Examen fait, il traversait de nouveau la chaussée, et regagnait le trottoir, où sa promenade continuait.

Tout en se promenant, il guettait avec intention la porte cochère, et son regard interrogeait, l’une après l’autre, les fenêtres closes de l’hôtel.

Il y avait dix minutes à peu près qu’il était là. Au bout de ce temps, il put remarquer que sa promenade obstinée commençait à exciter l’attention des valets épars dans la cour et des employés arrivant à leur poste.

Apparemment ce n’était point son compte. Il tourna, en effet, l’angle de la rue d’Astorg et s’engagea dans le passage long qui conduisait à la rue d’Anjou en côtoyant les murs du jardin de Geldberg.

Dans cette nouvelle position, il pouvait apercevoir les fenêtres de l’arrière-façade, ainsi que celles des deux pavillons, et il ne se faisait point faute de les lorgner de son mieux.

Mais c’était en vain ; toutes les persiennes étaient fermées, et, de ce côté surtout, l’hôtel présentait un aspect de complète solitude.

Il fallait aviser ou prolonger indéfiniment cette promenade matinale ; or, notre promeneur n’avait pas beaucoup de temps à perdre, et, d’autre part, d’excellentes raisons lui défendaient en ce moment l’entrée de l’hôtel. Cet homme était M. le baron de Rodach.

Il venait là pour voir Lia de Geldberg, et il comptait sur Klaus pour lui faire parvenir un message.

Il y avait à Paris deux personnages qu’on eût étonnés bien profondément, en leur montrant à l’improviste M. le baron dans le passage d’Anjou. Vous leur eussiez affirmé ce fait, sous serment, qu’ils auraient refusé de vous croire ; vous leur eussiez montré de loin le promeneur, qu’ils auraient haussé les épaules ; enfin, vous eussiez rabattu le collet du manteau protecteur, découvrant ainsi le mâle visage de Rodach, qu’ils auraient, douté encore et douté sérieusement !

Ils se seraient crus le jouet d’une illusion, d’un songe…

Ces deux personnages avaient noms : Reinhold et Abel de Geldberg.

Jugez ! le jeune M. Abel revenait en ce moment à franc étrier, monté, ma foi, sur Victoria-Queen, sa jument de race ; il revenait de Luzarches, premier relais sur la route des Pays-Bas, où il avait quitté, après une chaude accolade, le baron de Rodach, partant pour Amsterdam.

Et il n’y avait pas là d’erreur ou de supercherie possible : Abel avait fait la conduite au baron ; il avait passé une heure et demie côte à côte avec lui dans une chaise de poste ; il lui avait donné tous les renseignements nécessaires à la négociation que le baron allait entamer auprès de mein herr Fabricius Van-Praët.

Comment se tromper ? c’était de la veille qu’il connaissait Rodach : l’impression produite par ce personnage étrange avait été bien vive ; elle était toute fraîche ; Abel n’avait point eu le temps d’oublier.

Aussi la pensée même d’un doute lui eût semblé bouffonne et impossible ; il revenait au trot anglais de sa Reine-Victoria, content du baron et content surtout de sa propre personne au degré suprême.

Il avait montré une habileté si rare ! il avait dépensé dans toute cette affaire tant de subtile et fine diplomatie ! Sa tâche était accomplie ; il pouvait désormais s’endormir dans une sécurité douce, et partager tranquillement ses tendresses éclairées entre sa jument et sa danseuse.

Quant au chevalier de Reinhold, il n’avait pas été si loin qu’Abel ; la course s’était bornée aux Messageries royales, où il avait mis M. de Rodach dans un coupé de diligence. Il n’avait quitté la cour des Messageries qu’après avoir vu la diligence partir pour Boulogne, au galop de ses cinq chevaux.

Et le chevalier, comme le jeune M. Abel, avait regagné la rue de la Ville-l’Évêque en se frottant les mains joyeusement ; Rodach lui avait semblé, ce matin, plus martial encore que la veille ; c’était vraiment l’homme qu’il fallait pour mettre le rude Madgyar à la raison.

Reinhold était, pour le moins, aussi certain de son affaire que le jeune M. de Geldberg. Nous pourrons voir plus tard lequel des deux se trompait, où s’ils se trompaient tous les deux.

Ce qui est certain, c’est qu’ils avaient une foi robuste et assurément motivée : pour l’un, le baron galopait sur la route d’Amsterdam ; pour l’autre, le baron brûlait le pavé dans la direction de Londres. Ce qui est certain encore, c’est que pour nous, le baron, mettant de côté ce double voyage, se promenait à pied dans le passage d’Anjou, derrière l’hôtel de Geldberg.

Et quiconque eût aperçu, entre les collets de son manteau, relevés sans doute à cause du froid piquant de cette matinée d’hiver, son mâle et noble visage, ne l’eût point jugé propre à mêler le triple fil de cette comédie étrange ; cela supposait, en effet, une faculté d’intrigue presque diabolique, et la franchise, peinte sur les beaux traits de Rodach, éloignait jusqu’à la pensée de l’astuce.

Qu’était-ce donc ?…

Le baron patienta encore durant quelques minutes, espérant toujours que le hasard amènerait Klaus à sa rencontre, ou que la charmante figure de Lia se montrerait à l’une des fenêtres ; mais ni Lia ni Klaus ne paraissaient, et les rares passants qui s’engageaient dans la ruelle, commençaient à regarder curieusement.

La moindre circonstance pouvait amener là, d’un instant à l’autre, des personnes que le baron avait intérêt à éviter.

Il s’avança jusqu’au bout du passage et jeta son regard des deux côtés du trottoir. À l’angle des rues d’Astorg et de la Ville-l’Évêque, il aperçut un Auvergnat, assis auprès de ses crochets.

C’était tout ce qu’il lui fallait. Il arracha une page blanche de ses tablettes et se mit à tracer au crayon quelques mots à l’adresse de Klaus.

Tandis qu’il écrivait sur son genou, un grincement léger se fit derrière lui.

Le dernier coup de neuf heures sonnait à l’horloge de l’hôtel.

Rodach se retourna au bruit et vit s’ouvrir doucement une sorte de poterne, percée dans le mur du jardin de Geldberg.

Une figure jaune et ridée, ensevelie sous l’énorme visière en abat-jour d’une casquette de peau, se montra, puis un corps étique, emmitouflé dans une houppelande pelée que recouvrait un manteau court.

Rodach n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître ce vieillard à la tournure bizarre qui lui était apparu, la veille, dans le corridor, au moment où il sortait de la chambre de Lia.

Cette fois, comme l’autre, le vieillard surgissait avec une sorte de mystère. Il y avait bien une porte, mais Rodach ne l’avait point remarquée.

Cette fois, comme l’autre, le vieillard se montrait avec une figure effarouchée ; il jeta son regard cauteleux et vif par-dessous sa grande visière, à droite, puis à gauche. Au moment où il aperçut Rodach, il fit un soubresaut et rentra dans son mur.

La porte s’était refermée comme par enchantement.

Rodach resta un instant les yeux fixés sur cette porte close ; son visage où il y avait de la surprise, était pensif.

Ses idées venaient de changer leur cours.

Il déchira le billet commencé et tourna l’angle du passage, de manière à se cacher derrière la saillie du mur.

Et il attendit. Le lieu était découvert ; il se trouvait là exposé aux regards des gens qui se rendaient à l’hôtel ; mais, bien qu’il lui importât évidemment de n’être point reconnu, il demeura ferme à son poste, se bernant à rabattre davantage les larges bords de son chapeau.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent ; la petite porte restait close. Au bout de ce temps, le grincement léger, entendu déjà, se produisit de nouveau ; la porte tourna sur ses gonds, et le petit vieillard reparut au seuil.

Son regard, plus timide, fit l’examen du passage ; personne ne s’y trouvait en ce moment. Le petit vieillard referma la poterne vivement, et se rait à marcher d’un pas mal assuré dans la direction de la rue d’Anjou.

Rodach sortit de sa cachette et le suivit.

Le vieillard allait, courbé en deux, et s’emmaillotant de son mieux dans les plis de sa houppelande. Sa marche incertaine et tremblante décrivait des zigzags dans l’étroit passage, et l’on devait s’attendre à le voir trébucher contre la première aspérité du chemin, mais ses petits yeux gris et perçants étaient meilleurs que ses jambes ; il évitait les obstacles avec prudence, et poursuivait sa route, menaçant chute toujours et ne tombant jamais.

Rodach faisait tout ce qu’il pouvait pour étouffer le retentissement sonore de son pas : mais c’était en vain ; le talon de ses boites sonnait malgré lui contre le pavé sec et gelé. À moitié du passage, ce bruit parvint jusqu’aux oreilles du vieillard, qui tressaillit sans se retourner, et dont l’allure laissa deviner de l’hésitation et de l’inquiétude.

Il fut longtemps avant de se déterminer à glisser un regard en arrière. Rodach voyait sa casquette de peau tourner à demi à droite, puis à gauche. Le vieillard n’osait pas. Il attendit un coude de la route pour lancer un rapide coup d’œil sur la route parcourue.

Il vit ce qu’il craignait de voir ; la grande taille du baron qui se dressait au milieu du passage solitaire. Vous eussiez dit alors un de ces pauvres petits chevaux, écrasés sous une charge trop lourde, se traînant la tête basse, les jambes amollies, mais qui bondissent tout à coup, réveillés par la piqûre aiguë de l’éperon. Le vieillard serra davantage autour de son corps maigre les plis de sa houppelande et déploya soudain une agilité inattendue. Son torse courbé se redressa ; il se mit à courir, trottant menu comme une chèvre, et suivant désormais une ligne presque directe.

Malheureusement, la lutte était loin d’être égale, et pour garder sa distance, le baron n’eut besoin que d’allonger un peu ses enjambées.

On sortit du passage ; on prit la rue d’Anjou. À de courts intervalles, le vieillard se retournait, et Rodach pouvait voir l’étrange grimace que le désappointement mettait sous sa visière.

La course se continuait cependant, facile d’un côté, désespérée de l’autre ; quoi qu’il pût faire, le bonhomme à la houppelande ne gagnait pas un pouce de terrain. Évidemment il commençait à perdre courage.

Au bout de deux ou trois cents pas, il écarta les pans de son manteau court, déboutonna sa houppelande, et s’essuya le visage avec un mouchoir de coton à carreaux. Sa marche ne se ralentissait point encore, mais ses efforts devenaient convulsifs, et il n’allait plus que par saccades.

Au coin de la rue d’Anjou, il se retourna une dernière fois ; sa figure maigre et ridée exprimait une véritable détresse. Il tourna l’angle, Rodach le perdit de vue un instant et pressa le pas.

Mais les vieux cerfs qui n’ont plus de jarrets savent au moins donner le change. Quand Rodach tourna l’angle à son tour, le petit vieillard avait complètement disparu.

La rue, sans être déserte, n’avait point de foule qui pût gêner le regard ; le baron jeta les yeux de tous côtés, et ne découvrit point l’issue par où le mystérieux vieillard avait pu s’évanouir.

Il demeura un instant désorienté. Aux environs, il n’y avait ni ruelles ni allées ; toutes les maisons voisines étaient closes, comme c’est assez l’habitude dans le quartier de la Madeleine.

C’était un véritable coup de théâtre. Rodach, qui ne pouvait comprendre cette disparition soudaine, s’obstinait à fouiller du regard les enfoncements des portes cochères et les moindres recoins, comme s’il se fût attendu sans cesse à voir surgir quelque part la figure jaune et plissée, derrière son vaste abat-jour.

Rien ! En désespoir de cause, Rodach rebroussa chemin vers l’hôtel de Geldberg.

Mais au bout de quelques pas, il se ravisa, et sa montre consultée, lui rappela une tâche nouvelle. Précisément à l’endroit où il s’était arrêté naguère, stationnait une citadine dont les stores étaient baissés ; les chevaux abandonnés à eux-mêmes, prenaient leur repas dans de longs sacs de toile.

Rodach chercha des yeux le cocher absent et mit la main sur la poignée de la portière.

— Il y a quelqu’un, dit une voix de vieille femme à l’intérieur.

Rodach n’en attendit pas davantage, et hâta sa marche vers le boulevard.

À peine avait-il disparu, que la portière de la citadine s’ouvrit sans bruit et avec lenteur. Le bonhomme à la houppelande montra timidement sa large visière, sous laquelle il y avait un sourire sournois.

Il avait manifestement envie de rester quelque temps encore dans sa cachette ; mais le cocher de la citadine, qui avait terminé ses libations matinales au cabaret prochain, revenait à ses chevaux.

— Le coquin serait capable de me faire payer la course ! grommela le bonhomme qui l’aperçut de loin.

Il descendit et reprit sa route au pas accéléré, pour réparer le temps perdu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le carreau du Temple était encombré. C’était l’heure de cette foire bizarre, où la friperie parisienne entasse ses monceaux de guenilles, et où la spéculation indigente manœuvre sur des loques, ni plus ni moins que la spéculation riche sur des millions réels ou imaginaires.

Au premier aspect, on pourrait croire que les loques sont à tout le moins une vérité : mais, hélas 1 partout où la spéculation met la main, qu’il s’agisse de rouges liards ou de billets de banque, l’atmosphère se change en un prisme trompeur, et l’œil abusé ne voit que mensonges…

Vous qui êtes nus et qui avez la légitime envie de vous vêtir, n’allez pas, n’allez pas dans la Forêt-Noire, sur ce carreau décevant, patrie des chaussettes collées, des souliers cartonnés ; des habits reteints à la craie et dont le drap pelé a retrouvé, au moyen du chardon, une sorte de velouté sophistique ! N’allez pas ! ce pantalon qui vous séduit, est une chimère ; ce gilet, presque propre, n’existe pas : c’est le néant rapetassé ; ce chapeau si brillant, cette niolle, pour parler le langage technique, va se changer en berret à la première ondée ; cette cravate, passée au cirage (danguin), va donner à votre cou ce qui lui manque à elle-même, une bonne et solide couleur ; ô pudeur ! cette chemise elle-même !…

N’allez pas ! vous seriez entraînés à coup sûr ; il y a là des séductions irrésistibles ; les chineurs ont des charmes qui aveuglent, et les râleuses, ces terribles sirènes, vous déshabillent, rien qu’à vous regarder.

Tout se tient ; tout est hostile au chaland ; c’est une association étroite dont les statuts déclarent la guerre à tout profane. Drapez-vous dans un manteau troué comme les philosophes grecs ; faites-vous, à l’exemple de Chodruc-Duclos, un costume complet à l’aide de votre barbe ; mais n’allez pas sur le carreau du Temple !…

On ne peut pas savoir avant d’avoir vu. Il y a des fanfarons qui disent : Je résisterai. C’est là l’impossible ! Dès qu’on est entre la Rotonde et la Forêt-Noire, un éblouissement vous fait battre la paupière ; ces nippes amoncelées se transforment et se parent ; les taches disparaissent, les souillures s’effacent, les trous se bouchent comme par enchantement.

Le plus affreux lambeau prend une tournure coquette ; il n’y a plus de haillons…

Et tout autour du pauvre diable qui passe, des paroles perfides sont prononcées ; l’argot prodigue, d’un bout à l’autre de la place, ses trompeuses métaphores. En vain veut-on se roidir, la fascination opère ; on achète, on troque. Il est si flatteur, en définitive, de renouveler sa garde-robe avec un écu de cent sous !

On échange son cheval borgne contre un aveugle, mais on donne si peu de retour !…

Il va sans dire que le marché du mardi-gras est un des plus beaux de l’année. Le carreau fait les travestissements en temps de carnaval, et il est toujours possible d’y troquer sa redingote contre un bien joli costume de bal.

Au moment où nous entrons sur la place de la Rotonde, vendeurs et chalands regorgeaient de toutes parts ; on reconnaissait l’accent juif-allemand des chineurs, qui exaltaient les mérites t’eine hâpit ou les charmes t’eine bandâlon. À cet agréable langage, la voix nasale des Bas-Normands, qui abondent aussi dans le Temple, répondait en vantant une leuvite, un bon gilais, ou toute autre pièce de toilette devant aller comme un gant au petit bourjouais, sans mentir !

Aux portes des marchands de vins, c’était un va-et-vient continu. Les râleuses triomphantes amenaient là leur proie ; un clin d’œil suffisait pour déshabiller le chaland, un autre pour lui essayer sa toilette nouvelle.

Tout allait parfaitement ; rien ne boitait jamais ; le cabaretier, consulté, déclarait, en versant les deux canons d’impôt, que la chose ne faisait pas un pli.

Parmi la foule, nous eussions reconnu bon nombre de nos connaissances. Au plus fort de la mêlée, madame Batailleur, infatigable et âpre toujours à la besogne, colportait des pantalons de velours et quelques frivolités à l’usage masculin ; elle vendait, elle achetait, elle se démenait, sans respect pour le noble nom de Saint-Roch qu’elle portait si bien, après huit heures du soir ; elle ne dédaignait pas de mettre la main à l’œuvre, et de faire concurrence aux râleuses, en essayant elle-même ses articles.

Sa tenue était de circonstance ; l’indienne avait remplacé la soie, et son splendide bonnet de dentelle à rubans couleur de feu cédait la place à un mouchoir noué à la sans-gêne.

Elle travaillait de tout son cœur ; elle ne méprisait aucune aubaine : c’était la marchande modèle, le négoce lait chair, qui, à défaut d’or, caresse et chérit les gros sous.

Fritz montrait au seuil des Deux-Lions sa face blême et stupéfiée ; personne ne lui achetait ; il restait dans son indolence morne. Il avait bu déjà sa pitance matinale, et sa raison engourdie se berçait en une sorte de sommeil.

Un peu plus loin, sous le péristyle, Mâlou, dit Bonnet-Vert, et Pitois, dit Blaireau, vendaient fraternellement les pantalons volés en commun ; il y avait autour d’eux, un cercle de dandys, parce que leurs pantalons étaient beaux et pas chers. Polyte était là, lorgnant le drap fin d’un œil de convoitise et accusant amèrement la parcimonie de sa reine.

Polyte avait essuyé avec trop de confiance, cette nuit, les tables grasses du cabaret des Quatre Fils. Ses coudes portaient de cruels stigmates ; son gilet avait des taches nombreuses, et on l’eût presque pris pour un prince en non activité de service.

Çà et là, dans la cohue, Hermann et les autres Allemands, habitués de la Girafe, faisaient leur métier avec plus ou moins de bonheur.

Johann se promenait sur la lisière du marché, grave et fier, comme il convenait à un homme de son importance. Il saluait ses connaissances, mais sans familiarité : il avait déjà la fierté de ses rentes futures.

De l’autre côté de la Rotonde, Nono, la petite Galifarde, qui venait de recevoir l’aumône quotidienne de Gertraud, attendait son maître en balayant la boutique.

Araby se trouvait notamment en retard, et c’était chose étrange ; car, les jours de grand marché, il venait toujours de meilleure heure.

Quelques emprunteurs nécessiteux s’étaient déjà présentés devant l’échoppe du vieil usurier ; la Galifarde avait été obligée de les renvoyer.

Elle regardait en vain du côté de la rue de la Petite-Corderie ; elle tendait en vain l’oreille pour saisir cette rumeur lointaine, composée de rires enfantins et de cris moqueurs, qui annonçait le plus souvent l’arrivée d’Araby.

Elle crut ouïr enfin ce bruit, précurseur de la venue de son maître ; elle se dressa sur la pointe des pieds et vit en effet, à l’angle de la place, un joyeux attroupement d’où partaient des huées et des éclats de rire.

— Auguy ?…[8] Auguy !… disaient les enfants ; oh ! hé ! vieux père Araby !…

Hans Dorn sortait en ce moment de l’allée qui conduisait à sa demeure ; il accompagnait M. le baron de Rodach, dont la voiture stationnait à la porte.

Le flot des enfants perçait la foule à quelque cinquante pas d’eux.

Le nom d’Araby vint à plusieurs reprises frapper l’oreille du baron ; son attention parut enfin excitée et il tourna la tête vers l’attroupement, qui déjà s’éloignait.

Le doigt de Hans guida son regard. Il aperçut quelque chose de fauve et de tremblotant qui perçait la foule aux abords de la Rotonde.

Il ne put distinguer. Le bonhomme Araby, cependant, harassé de fatigue, plié en deux et pouvant à peine se soutenir sur ses jambes chancelantes, dépassa les piliers du péristyle et disparut dans son trou.

La troupe de ses petits persécuteurs resta un instant devant sa boutique, puis elle se dispersa encourant, après avoir jeté une dernière huée :

— Oh ! hé ! Araby ! Auguy !… Auguy !




CHAPITRE II.

LA CLOCHE.

Le baron était arrivé au Temple vers neuf heures et demie, à la suite de la chasse infructueuse qu’il avait faite au petit vieillard du passage d’Anjou.

En traversant la cour, commune à la famille Regnault et au marchand d’habits Hans Dorn, M. de Rodach entrevit un groupe de trois hommes à mines néfastes, qui semblaient garder la porte des Regnault.

En dedans de l’escalier, Geignolet, à cheval sur la rampe, regardait le groupe avec son sourire idiot.

Le baron ne songeait guère, il faut le dire, à la pauvre femme rencontrée, la veille, dans l’antichambre de Geldberg. Il ne savait point d’aileurs où demeurait madame Regnault.

Son regard glissa sur les trois hommes qui avaient le mot recors écrit en grosses lettres sur le visage. Il monta l’escalier de Hans, tandis que Geignolet improvisait un couplet nouveau pour célébrer l’arrivée des hommes noirs qui venaient chercher sa grand’mère, et la disparition de son frère Jean que l’on n’avait point revu depuis la veille au soir.

Il disait en finissant :

Après le carreau je m’échapperai
Pour aller jusqu’à la Morgue,
Voir s’il est avec les noyés :
La bonne aventure ô gué !…

Geignolet, à l’instar d’Homère, mettait l’histoire en chansons.

Tout en regardant les recors avec ses gros yeux hébétés, il caressait sous sa blouse le grand clou aiguisé sur le pavé du Temple. C’était son arme ; il attendait avec patience le moment de s’en servir.

Geignolet ne regardait pas seul les trois recors ; d’autres yeux les guettaient depuis leur arrivée, deux beaux yeux remplis d’effroi naïf et de tristesse.

Gertraud était debout derrière les rideaux de sa croisée ; elle cherchait à percer la serpillière sombre, tendu : devant la fenêtre de Jean.

Pourquoi Jean ne se montrait-il pas ? Gertraud devinait ce que venaient faire dans la cour ces hommes à visages sinistres.

Pourquoi Jean n’était-il pas là, lui qui aimait tant son aïeule ?

Que s’était-il passé durant cette nuit ? Gertraud se reprochait amèrement son indifférence de la veille. Tout entière à son devoir, qui était de protéger le secret de mademoiselle d’Audemer, elle avait repoussé Jean. Il lui semblait revoir à cette heure le dernier regard du pauvre joueur d’orgue ; il souffrait ; il était jaloux !

Et ce matin, elle ne l’avait point vu revenir, suivant sa promesse, pour rendre les habits empruntés…

Il était si malheureux ! Gertraud avait peur.

Oh ! qu’elle eût voulu le retrouver, lui sourire, sécher ses larmes avec des caresses ! Comme elle avait de bonnes paroles toutes prêtes pour le consoler et guérir sa pauvre âme froissée !

Mais la serpillière dont le coin se soulevait toujours à cette heure restait immobile ; la chambre de Jean était déserte. Et les hommes arrêtés dans la cour se consultaient. Gertraud traduisait leurs gestes et devinait leurs paroles. Ils allaient monter pour arracher la vieille femme à son grabat et l’entraîner jusqu’à la prison redoutée.

Quand le baron entra, Gertraud n’eut point pour lui de sourire. Elle lui montra du doigt la porte de Hans et retourna, triste à sa fenêtre.

Le marchand d’habits réparait son absence de la veille et mettait ses comptes à jour ; il ferma son gros livre, pour recevoir M. de Rodach avec empressement et respect.

— Ami Hans, dit ce dernier, qui prit un siège, c’est maintenant que je vais avoir besoin de votre aide… Ils sont partis, je suis seul, et le danger que nous croyons évité reparaît plus menaçant… Nous ne connaissions pas encore le plus terrible ennemi de notre Franz.

— N’est-ce pas cet homme qui a voulu le faire assassiner par Verdier ?

— C’est une femme !… une femme qu’il a aimée… qu’il aime peut-être encore…

Hans, qui avait froncé le sourcil avec inquiétude, eut un sourire rassuré.

— Gracieux seigneur, dit-il, ma petite fille a vu Franz hier au soir, et je crois savoir le nom de celle qu’il aime.

— Madame de Laurens ?… commença le baron.

— Mademoiselle d’Audemer, interrompit Hans.

Les traits de Rodach s’éclaircirent un instant.

— Denise, murmura-t-il, je l’ai vue autrefois… Elle me rappelait, enfant, les beaux traits de Margarethe…

— Quand Franz est auprès d’elle, on dirait le frère et la sœur.

— Et ils s’aiment !… reprit le baron à voix basse.

Sa paupière tomba lentement ; il rêvait.

Des idées de bonheur calme et gracieux venaient à la traverse de son inquiétude ; l’avenir dépouillait pour un instant son voile sombre et lui souriait.

Il y avait pour lui dans cet amour quelque chose de charmant et aussi quelque chose de providentiel.

Il lui semblait que la main de Dieu lui-même avait conduit l’un vers l’autre les enfants des victimes : la fille de Raymond d’Audemer et le fils de Margarethe de Bluthaupt.

Une prière ardente jaillit du fond de son cœur ; puis la pensée soucieuse revint plisser son front, qui s’inclina davantage.

— Ce n’est point de Denise que je veux parler, reprit-il ; ami Hans, c’est un sang chaud et hardi qui coule dans les veines de l’enfant… Les vices de sa race bouillante et la jeunesse folle le poussent aveuglément à toutes les joies… Je le connais déjà, comme si je ne l’avais pas quitté d’un jour depuis sa petite enfance… C’est un cœur bon et fier avec une tête légère… Ses sens de feu n’ont jamais eu le frein et les conseils d’un père. Des passions libres, des désirs inquiets, désordonnés, la fièvre vive de l’adolescence !… Était-ce assez d’un amour pour cette âme ivre de force et de sève ?

Son regard, qui brillait derrière ses paupières demi-closes, avait, malgré lui, un rayonnement d’orgueil.

— L’aimerais-je mieux sage ? reprit-il encore… n’est-il pas tel que l’ont rêvé mes nuits de solitude, vaillant, fougueux, prodigue de lui-même, et jetant le surplus de sa riche adolescence aux femmes, au jeu, aux aventures ?… Nous le corrigerons, ami Hans ; mais, fi ! du cheval paisible et dompté d’avance, qui ménage ses bonds avant d’avoir senti le mors !…

— Parfois, dit Hans à voix basse et d’un accent de tristesse, le cheval trop ardent ne voit point le précipice ouvert au-devant de sa course étourdie…

— Nous sommes là, répliqua Rodach en redressant sa tête hautaine, et Dieu qui a protégé dans la misère obscure le sang méconnu des nobles comtes, ne laissera point son œuvre inachevée… Soyons prêts seulement, ami Dorn, et veillons.

Hans mit la main sur son cœur.

— Gracieux maître, dit-il, je suis prêt, et ma vie est à vous.

— Cette femme dont je parlais, reprit Rodach, l’a aimé d’un caprice trop tôt assouvi… elle le craint : elle le déteste… C’est un de ces êtres puissamment organisés pour le mal, qui appliquent au crime le calcul profond d’une expérience consommée… J’avais quitté l’Allemagne pour livrer à Paris une dernière bataille, et c’est en Allemagne qu’il nous faudra combattre cependant… Nous sommes forts ; le hasard et ma volonté ont mis entre nos mains des armes redoutables… mais j’ai peur de cette femme, qui saura peut-être attirer Franz dans le piège et le perdre au moment de la victoire.

Hans Dorn ne comprenait point ; il attendait une explication.

Rodach lui raconta la scène qui avait eu lieu, le soir précédent, à la maison de jeu de la vue des Prouvaires entre lui et Petite. Hans avait entendu parler déjà de la fameuse fête de Geldberg ; un frisson courut par ses veines à la pensée du vieux schloss et des sauvnages montagnes qui l’entouraient.

— Il faut que le petit Gunther reste à Paris, s’écria-t-il, rendant à Franz dans ce moment d’émotion un nom qu’il avait promis de ne plus prononcer ; oh ! croyez-moi !… ne le laissons pas aller dans ce château maudit qui garde le secret de tant de crimes… il y a des lieux qui portent malheur !

Rodach réfléchit pendant quelques secondes.

— Paris est bien grand, répliqua-t-il enfin ; et avec de l’or, on y trouve des mains promptes à toutes les besognes… Si je pouvais rester ici et veiller sur Franz, je suivrais votre avis, sans doute… mais nous serons tous de cette fête.

— Parlez-vous pour moi ? demanda Hans étonné.

— Je parle pour vous et pour tous ceux de vos compagnons dont le cœur est resté fidèle à la mémoire de Bluthaupt… En notre absence, un autre Verdier pourrait se rencontrer… Et, qui viendrait mettre alors une épée entre la poitrine de l’enfant elle fer exercé de l’assassin ?… il faut que Franz aille au château de Bluthaupt.

Le marchand d’habits s’inclina silencieusement ; mais sa franche physionomie, qui ne savait rien dissimuler, gardait une expression de doute et de frayeur.

— Il faut qu’il aille au château de Bluthaupt ! répéta le baron ; ce qui est à craindre surtout, c’est le danger inconnu… et je sais les armes préparées pour cette fête d’Allemagne… Une méprise m’a donné la confiance de la fille aînée de Mosès Geld ; elle m’a dit ses desseins à elle et les desseins des trois associés… Ceux-ci suivent toujours l’ornière de leur premier crime, et ils recrutent en ce moment des meurtriers qui doivent être aussi de la fête… C’est votre camarade Johann qui est chargé de ce soin.

L’œil de Hans eut un éclair d’indignation.

— J’aurais dû m’en douter ! dit-il d’une voix sombre. Je l’ai appelé mon ami durant bien des années… mais nous nous trouverons face à face quelque jour… et alors, que Dieu lui pardonne !

— Quant à la femme de l’agent de change de Laurens, reprit encore Rodach, elle ne se borne pas à tremper dans le complot des associés… elle agit par elle-même… c’est elle qui amènera Franz au château… en même temps que Franz, elle attirera en Allemagne un homme à qui ses duels ont fait une célébrité…

— Encore un combat inégal ! interrompit Hans.

— Elle y compte.

— Et pensez-vous pouvoir l’empêcher ?

— Je l’espère.

Hans secoua la tête.

— C’est qu’elle est bien belle ! dit-il, et ceux qui l’aiment perdent leur conscience.

— Celui dont je vous parle, interrompit le baron, dont la lèvre fut effleurée par un sourire, ne l’aime pas… Mais ce n’est là qu’une chance faible ; la volonté de cette femme est de fer, et si les bras des hommes lui manquent, elle frappera elle-même…

— Gracieux seigneur, dit Hans, qui pâlit à l’idée de cette main de femme cachant la mort sous la grâce décevante de ses caresses, le danger est partout, je le sais bien, mais à Paris, maintenant que nous sommes prévenus, nous pouvons lui faire une garde et veiller sur lui nuit et jour… là-bas, dans ce sauvage pays…

— Nuit et jour nous veillerons, interrompit Rodach. Souvenez-vous, ami Dorn, que nous n’avons pas seulement une vie à garder, mais aussi à reconquérir un noble héritage… Qu’importe que Bluthaupt vive, s’il vit obscur et vaincu !… C’est en Allemagne, sur les domaines mêmes des vieux comtes, que je vois notre vrai champ de bataille… Il est encore sur la montagne des gens qui se souviennent de Bluthaupt… Entre des ennemis puissants et des amis fidèles, que Dieu soit avec l’enfant !… Il restera dans la maison de son père vainqueur ou mort.

Le visage de Rodach était hautain et grave ; son accent seul trahissait la profondeur de son émotion.

Il avait les bras croisés sur sa poitrine. Tandis qu’il prononçait ces dernières paroles, ses yeux allèrent au ciel avec une expression d’ardente prière.

Hans Dorn l’écoutait, les mains jointes et la tête inclinée.

Il y eut quelques secondes de silence.

— Mais pourquoi parler de mort ? s’écria tout à coup le baron, dont la voix se releva changée ; ne dirait-on pas que nous l’abandonnons sans défense aux hasards de cette lutte qui va décider du sort des Bluthaupt !… Je veux qu’il soit sur la brèche comme il convient aux fils de ses pères ; mais je veux auparavant lui donner une solide armure… Ami Dorn, je pense à cela sans relâche ; quand le sommeil surprend mes yeux lassés, j’en rêve… Toutes les nuits, ne voit-on pas sa douce mère, Margarethe, qui vient me dire avec son sourire confiant : « J’espère en toi ; je prie Dieu pour toi. Le dernier nom qui vint sur ma bouche avec mon dernier soupir, ce fut le tien… Oh ! travaille ! travaille ! et tu le sauveras !… »

— Elle vous aimait bien, murmura Hans Dorn, dont la paupière devint humide, parce qu’il revoyait au fond de sa mémoire la pauvre femme, blanche et pâle, couchée sur son lit de douleur.

— Et moi, reprit le baron d’une voix tremblante, et moi ne l’ai-je pas aimée uniquement depuis les jours de ma jeunesse… Y eût-il une sœur plus saintement, plus fidèlement chérie ?

Ses yeux s’égaraient dans le vide et peignaient comme un vague remords.

— C’est vrai, poursuivit-il, en se parlant à lui-même ; une autre image est venue se graver au fond de mon cœur !… Lia ! ma pauvre Lia, que je vais faire si malheureuse !… Je l’ai aimée… Oh ! je l’aime !

Il pressa son front à deux mains.

Hans le regardait avec étonnement.

— Ma sœur ! ma sœur ! reprit Rodach, dont le visage exprimait une angoisse amère, si ce fut un crime, pardonne-moi !… N’as-tu pas vu mes combats et ma peine ! Ce fut dans la vie mon espoir unique, mon seul bonheur !… J’y renoncerai.

La sueur inondait son front pâle ; la fièvre était dans ses yeux qui brûlaient, hagards et sombres.

— J’y renoncerai ! s’écria-t-il avec une sorte de transport ; cette image, je la chasserai de sa place usurpée !… j’étreindrai mon cœur pour en exprimer jusqu’au souvenir !…


Margarèthe !

Il cacha sa figure entre ses mains, qui frémissaient convulsivement, et le marchand d’habits entendit un sanglot déchirer sa poitrine.

Hans demeura triste et muet ; il n’osa pas interroger.

Au bout d’une minute de combat douloureux, la belle tête de Rodach se redressa sereine et résignée.

— Parlons de Franz, dit-il, et ne parlons que de Franz… D’après ce que j’ai appris hier, les Geldberg doivent hâter cette fête, qui sert leurs intérêts en détournant les regards de leur situation commerciale… Les invitations seront improvisées et les intimes, dit-on, devançant le gros de l’assemblée, partiront au commencement de la semaine prochaine… Il ne faut pas que Franz quitte Paris avant nous.

— Franz est pressé de partir, répondit le marchand d’habits, et mademoiselle d’Audemer sera très-certainement au nombre des premiers invités.

— Nous chercherons un moyen de le retenir… Nous aussi, nous avons des préparatifs à faire… Ils sont forts contre Franz, pauvre et obscur ; le seront-ils autant contre un brillant jeune homme, entouré d’un luxe prodigue et menant un train de prince ?… L’armure dont je parlais tout à l’heure, ami Dorn, c’est la fortune… Ils avaient trop beau jeu, vraiment, jusqu’à ce jour !… Un enfant isolé, vivant dans sa pauvre mansarde, un commis sans place, que personne ne connaît, dont personne ne s’occupe, cela se frappe, cela se tue, sans que le monde songe à s’en inquiéter ! Mais le jeune fou qui jette l’or à pleines mains, qui fait parler de lui, qui attire les regards, n’est pas de défaite aussi facile… Je veux que Franz soit le lion de la fête. Les femmes n’auront des yeux que pour lui ; les hommes seront jaloux de lui, de telle sorte qu’une égratignure à son petit doigt deviendra un événement, que toute l’adresse du monde ne saurait point cacher…

Hans eut un sourire de naïve admiration.

— C’est pourtant vrai ! murmura-t-il ; mais je n’aurais jamais songé à cela…

Au dehors, on entendit le son lointain de la cloche, annonçant l’ouverture de cette foire quotidienne, connue sous le nom du Carreau.

CHAPITRE III.

LA BOUTIQUE D’ARABY.

Au son de la cloche, Hans se leva d’instinct ; il avait l’habitude d’obéir tous les jours à ce signal. Il prit dans un coin de la chambre son sac de toile et mit son chapeau sur sa tête.

Puis le rouge lui vint au front, et il se découvrit précipitamment.

— Pardon, gracieux seigneur, balbutia-t-il, cette cloche…

— C’est l’heure du marché ? interrompit Rodach en se levant à son tour.

— C’est l’heure, répliqua Hans Dorn, qui avait jeté son sac de toile, et j’oubliais que je ne suis plus marchand d’habits, mais bien, comme autrefois, le serviteur de Bluthaupt… Je ne l’oublierai plus.

Tout en parlant ainsi, Hans roulait son chapeau entre ses doigts d’un air d’indécision.

— Et pourtant, reprit-il, si je ne me montre pas sur le Carreau un jour de grand marché, les amis clabauderont, et ce coquin de Johann pourra bien se douter de quelque chose…

— Vous êtes sûr qu’il ne sait rien jusqu’à présent ? demanda vivement le baron.

— J’en suis sûr… Quand vous entrâtes, l’autre soir, au cabaret de la Girafe, Johann était allé chercher du vin… à son retour, les camarades n’ont point parlé… Jusque-là, on n’avait pas grande raison de se défier de lui ; mais le bon Dieu met, bien sûr, quelque chose sur le visage des traîtres… personne ne l’aime, et quand il attache sur vous ses yeux sournois, la parole confiante s’arrête dans le gosier.

— Les autres m’ont reconnu ? demanda encore Rodach.

— Tous, gracieux seigneur, jusqu’au courrier Fritz, le pauvre malheureux !

— Et vous allez les retrouver sur le Carreau ?

— Ils y viennent chaque jour.

Rodach se dirigea vers la porte.

— Eh ! bien, ami Dorn, dit-il, soyez marchand aujourd’hui encore… Trompez les soupçons de ce Johann et assurez-vous de l’aide des autres tenanciers de Bluthaupt.

— Ce sont de braves cœurs ! répliqua Dorn, et je répondrais d’eux comme de moi-même.

— Prévenez-les ; il faut qu’ils soient prêts à tout quitter au premier signal, pour se rendre dans le Wurzbourg.

— Ils seront prêts.

Le baron et son compagnon passèrent par la chambre de Gertraud. La petite brodeuse vint, suivant son habitude, demander un baiser à son père, qui ne vit point une larme trembler sous ses paupières baissées.

Gertraud attendait toujours le pauvre Jean, qui n’arrivait pas. Et les trois hommes noirs, à la mine sinistre, venaient de disparaître enfin dans l’escalier étroit de la vieille mère Regnault.

Qu’allait-il se passer ?…

Rodach et le marchand d’habits traversèrent la cour, déserte maintenant.

— J’avais autre chose encore à vous dire, poursuivit le baron ; mais je vous reverrai dans la journée. Ce qu’il me faut à présent, c’est de l’argent… beaucoup d’argent !…

Hans s’arrêta.

— J’ai ramassé une bonne somme, pièce à pièce, répliqua-t-il, depuis que je suis à Paris… c’est la dot de ma Gertraud… Mais Bluthaupt avant tout, gracieux seigneur ! la dot de ma Gertraud vous appartient.

Rodach serra la main de l’ancien page entre les siennes.

— Merci ! dit-il avec émotion, Dieu vous récompensera, mon brave compagnon… mais vos économies seraient une goutte d’eau dans la mer… ce sont des sommes énormes qu’il me faut… Quand je suis arrivé ici, je me croyais bien riche… et dans trois jours, mes ressources ont été presque épuisées… si vous saviez comme l’or glisse entre mes mains ! j’ai à soutenir la maison de Geldberg qui tombe…

— La maison de Geldberg ! interrompit Hans stupéfait ; la maison des ennemis mortels de Bluthaupt.

— Plus tard, je vous expliquerai ce mystère… outre cela, je vais avoir les équipages de notre Franz à monter sur un pied royal… jeudi, je pourrai puiser à certaine source, que je crois abondante… mais d’ici là…

Il mettait le pied en ce moment sur le pavé de la place de la Rotonde, et il fut interrompu par les huées enfantines qui accueillaient l’arrivée du bonhomme Araby.

— Qu’est cela ? demanda-t-il.

— C’est un homme qui pourrait bien faire votre affaire, répondit Hans Dorn en souriant, si vous avez des gages à lui donner.

Rodach essaya de voir ; il n’aperçut qu’un morceau de fourrure pelée se balançant à la hauteur des têtes et glissant vers le bâtiment de la Rotonde.

Hans poursuivait :

— C’est le grand banquier du temple !… il achète les hardes volées et prête de l’argent à dix pour cent par semaine… C’est Araby, l’usurier.

— J’ai entendu parler de lui plus d’une fois, répliqua Rodach, dont le regard se dirigeait toujours du côté de la Rotonde. Ce nom d’Araby doit être un sobriquet ?

— On n’en sait rien… Depuis le premier jour où son trou s’est ouvert, je l’entends appeler ainsi.

— Mais d’où venait-il ?

— On l’ignore.

— Et personne n’en sait plus long que vous à ce sujet ?

— Personne.

— Mais il doit avoir des amis, des connaissances, à tout le moins ?

— Tous ceux qui entrent dans son trou le détestent et le maudissent… Il y a bien des malheureux dans le Temple, mais vous n’y trouveriez pas une seule main pour toucher la sienne.

— Il est riche ?

— On le dit.

Rodach se retourna vers Hans ; il avait l’air pensif et intrigué.

— Je suis fâché de n’avoir pu l’apercevoir, pensa-t-il tout haut. Dites-moi un peu, ami Dorn, comment est fait ce personnage ?

— Est-ce que vous auriez vraiment l’idée de vous adresser à lui ? demanda Hans.

— Peut-être.

Le marchand d’habits hocha la tête d’un air de répugnance.

— Ce serait une démarche vaine, dit-il ; Araby ne prête que sur gagea et joue la pauvreté, comme tous ses pareils.

— Vous ne m’avez pas répondu !… interrompit Rodach.

— C’est que j’ai bien peu de chose à répondre… À peine ai-je entrevu par hasard un coin de son visage jaune et ridé sous la grande visière de sa casquette…

— Une casquette de peau ? interrompit encore Rodach, dont la curiosité devenait inexplicable pour le marchand d’habits.

— Une casquette de peau.

— Après ?

— Il est petit, chétif, caduc, tremblotant…

— Ensuite ?

Les questions de Rodach se succédaient toujours plus vives, et un intérêt puissant se lisait dans son regard.

— Une houppelande presque aussi vieille que lui, répondit Hans, et par-dessus la houppelande, un manteau court…

Le front de Rodach s’inclina durant deux ou trois secondes : il parut réfléchir profondément, puis sa haute taille se redressa tout à coup.

— Conduisez-moi chez cet homme, dit-il.

— Gracieux seigneur, balbutia Hans, avez-vous donc pris au sérieux des paroles que je regrette ?…

Un geste impérieux de Rodach l’arrêta, et il dut obéir en silence.

Il traversa la foule bavarde et affairée qui bourdonnait comme une ruche et prodiguait les bizarres métaphores de l’argot du Temple.

— C’est là, murmura-t-il, en montrant sous le péristyle de la Rotonde l’étroite devanture de l’échoppe d’Araby.

Rodach se plia en deux pour passer sous la porte, et disparut dans les demi-ténèbres de la boutique.

Il n’y avait personne dans la petite antichambre où les pauvres emprunteurs abondaient d’ordinaire, apportant à l’usurier leurs gages indigents, ou essayant de revendre leurs reconnaissances du Mont-de-Piété. Nous ne parlons point de Nono la Galifarde que personne dans le Temple ne se fût avisé de compter pour quelque chose.

Elle était assise par terre, contre la porte du corridor, conduisant à l’arrière-magasin ; elle grelottait dans ce coin obscur, attendant l’ordre de son maître.

Le baron de Rodach ne l’aperçut point en entrant, et la petite fille put regarder tout à son aise, avec ses grands yeux ébahis, cet homme à mine fière et haute qui ressemblait si peu aux chalands de tous les jours.

La pauvre enfant était bien faible ; l’air humide et froid de la nuit précédente avait saisi son sommeil que rien ne protégeait. Elle s’était réveillée, les membres engourdis, sous l’étoffe légère de sa robe d’indienne ; une sueur glacée était sur son corps et l’oppression lourde accablait sa poitrine.

De temps en temps, une toux douloureuse et qu’elle tâchait en vain de contenir, agitait convulsivement ses poumons.

En ce moment sa tête, que le sourire eût faite si belle, se renversait contre le bois de la porte ; les boucles éparses de ses cheveux se mêlaient sur sa joue amaigrie et pâle, où la fièvre mettait une tache de vermillon.

Elle souffrait, indolente et brisée ; elle n’essayait même pas de se révolter contre son martyre ; la douleur était sa vie ; elle n’avait pas connu la joie ; elle ne regrettait rien ; elle n’espérait rien.

Parfois, peut-être, ces beaux rêves, si frais, si gracieux, qui ne manquent jamais à l’enfance, étaient venus visiter sa solitude. Elle avait entrevu, comme d’autres songent à l’impossible, la douceur d’un baiser de mère, et avait deviné cette félicité sans égale d’aimer et d’être aimée.

Mais c’étaient de bien courts instants. Elle rejetait vite ces illusions qui lui rendaient la réalité plus morne et plus amère. Elle n’y voulait point croire. Il n’y avait de vrai pour elle en ce monde que les frissons glacés de ses nuits, que les mauvais traitements de son maître, que les cruautés impitoyables de son persécuteur, l’idiot Geignolet.

Un seul être lui avait été secourable, et sans la douce Gertraud, qui l’avait consolée bien souvent et qui lui avait apprise implorer Dieu, la mort eût mis depuis longtemps un terme à sa lente torture.

Elle se souvenait bien d’un autre visage de femme plus beau que celui de Gertraud elle-même, qu’elle avait rencontré à de longs intervalles, ému et souriant à son réveil.

Une fois surtout qu’elle s’était endormie de fatigue dans la boutique de madame Batailleur, oh ! elle ne pouvait point l’oublier ! elle s’était éveillée au contact d’une caresse qui effleurait son visage.

Ses yeux en s’ouvrant étaient tombés sur la figure charmante et inconnue d’une femme, une grande dame, sans doute, car ses habits étaient de velours et de soie, et Batailleur la traitait avec respect.

Le cœur de la petite Galifarde s’était élancé vers cette femme, dont le sourire restait gravé au fond de son cœur.

Et que de beaux songes ! que d’espérances chères !…

Mais il y avait de cela bien longtemps ! La Galifarde gardait un vague amour et ne gardait point d’espoir.

La misère l’a tuait lentement ; elle s’était fait de souffrir toujours une habitude ; c’est à peine si elle sentait venir la mort, dont l’approche flétrissait déjà sa joue et roidissait la souplesse de ses muscles d’enfant.

Rodach s’était avancé tout droit vers le petit guichet qui servait de comptoir à l’usurier.

Il se pencha jusqu’à mettre sa figure au niveau du trou en forme de demi-lune, et voulut glisser un regard de l’autre côté de la cloison ; mais le bonhomme était toujours sur le qui-vive, et la manœuvre du baron n’eut aucun résultat. Il ne vit que les deux mains sèches et plissées qui s’étendaient en éventail au-devant du guichet.

Un instant il demeura indécis, ne sachant plus par quel bout prendre l’aventure.

— Est-ce à monsieur Araby que j’ai l’honneur de parler ? dit-il enfin à tout hasard.

Point de réponse.

Il tira de sa poche une demi-douzaine de souverains, et les déposa sur la planchette en reprenant :

— Je voudrais changer cet or contre de l’argent de France.

La main ridée s’avança et saisit les souverains qu’elle compta un à un. On entendit à l’intérieur un petit bruit de balances, puis la main ridée, passant de nouveau par le trou, compta sur la planchette, en écus de cinq francs, la valeur des souverains, déduction faite d’un fabuleux escompte.

Le baron voulut s’appuyer sur cette circonstance pour nouer la conversation. Au premier mot qu’il prononça, la main ridée fit un mouvement et le guichet se ferma.

C’était un congé en bonne forme. Mais le baron n’était pas homme à se tenir vaincu pour si peu.

Après avoir réfléchi un instant, il résolut d’attendre la venue d’un nouvel emprunteur, et resta de pied ferme à son poste.

La petite Galifarde se collait, timide, au bois de la porte, et retenait sa toux qui voulait éclater ; mais au bout de quelques instants, sa poitrine irritée se souleva convulsivement, et le baron, qui ne l’avait point aperçue encore, tourna les yeux vers elle.

À son aspect, il tressaillit légèrement, comme si une pensée soudaine eût frappé son esprit à l’improviste. Il se rangea pour laisser parvenir les rayons du jour jusqu’au coin obscur où s’asseyait la petite fille.

Durant deux ou trois secondes, il la contempla en silence ; son regard exprimait une pitié grave et profonde.

Nono la Galifarde avait baissé les yeux, et n’osait plus les relever.

— Pauvre enfant ! murmura le baron, sans savoir qu’il parlait ; qu’y a-t-il donc dans le cœur de cette femme ?

Au son de sa voix, la petite fille glissa un regard timide ; mais l’expression de pitié qui était naguère sur les traits de M. de Rodach avait déjà disparu ; le but de sa visite remplissait de nouveau sa pensée.

— Ma fille, dit-il avec une douceur froide, allez prévenir votre maître que J’ai besoin de l’entretenir encore… Prenez ceci, ajouta-t-il en tirant une bagne de son doigt, et que je sache ce qu’il en veut donner.

La Galifarde, obéissante, disparut avec la bague par la porte du magasin. Rodach crut ouïr un murmure confus derrière la cloison, quelques paroles rapidement échangées, pub le guichet se rouvrit.

La main jaunie tenait la bague et la pesait attentivement.

— Je donne de cela trois louis, dit l’usurier après une grande minute d’examen.

Le son de cette voix frappa vivement Rodach, et pendant quelques instants, il chercha en vain où il l’avait entendue.

Au moment où il allait renoncer et répondre à l’offre de l’usurier, sa mémoire s’éclaira tout à coup. Cette voix, il l’avait entendue dans la matinée au coin de la rue d’Anjou, derrière les rideaux baissés d’une citadine, tandis qu’il poursuivait le petit vieillard de l’hôtel de Geldberg, évanoui comme par enchantement.

C’était bien ce même timbre cassé, faible, chevrotant qu’il avait pris pour la voix d’une vieille femme.

Il s’expliquait maintenant la disparition subite du bonhomme à la houppelande. Mais cette pensée glissa dans son esprit ; il avait vraiment bien autre chose en tête.

Son front incliné se redressa ; un sourire fier courut autour de ses lèvres. Sa main, rapidement glissée sous le revers de sa redingote, tira d’un portefeuille une étroite bande de papier, couverte d’écritures et de timbres divers.

C’était une traite de cent trente mille francs, échue et protestée sur Geldberg, Reinhold et Compagnie.

Rodach arracha la bague des mains de l’usurier et mit la traite sur le comptoir, en disant :

— Mon digne Monsieur, laissons ces bagatelles… Vous convient-il de m’escompter cela ?

La tête d’Araby, couverte toujours de sa fourrure, sortit à moitié du guichet pour examiner le papier qu’on lui montrait à distance. Pendant qu’il regardait, la casquette antique et la grande visière avaient des frémissements. Puis tout cela se replongea dans le trou, qui rendit une plainte étouffée.

La main ridée s’avança deux ou trois fois à vide et se retira sans oser.

Le guichet se ferma à demi, se rouvrit et se referma. L’agitation du vieillard était évidemment à son comble.

Rodach avait sa main sur la traite dépliée ; il attendait.

Au bout de deux ou trois secondes, le guichet se ferma définitivement, et presque aussitôt après de gros verrous grincèrent de l’autre côté de la cloison La porte étroite qui servait d’entrée au bonhomme Araby s’ouvrit avec lenteur.

Le vieillard se montra sur le seuil, accroché des deux mains aux côtés de la porte.

Ses jambes l’abandonnaient.

Il regarda longtemps Rodach par-dessous son vaste abat-jour. On voyait la partie inférieure de sa figure se contracter à chaque instant davantage ; ses rides se choquaient et se mêlaient, quelques paroles confuses tombaient de sa bouche comme au hasard.

— Voilà trois fois ! murmura-t-il enfin, trois fois que j’aperçois cet homme, dont le spectre a tant poursuivi mes rêves !… Est-ce un avertissement de Dieu ? Est-ce une illusion de Satan ?…

Son corps, usé par la vieillesse, défaillait sous l’émotion. Rodach crut, à deux ou trois reprises, qu’il allait tomber à la renverse.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
  1. J’attends qu’il m’ait joué un tour pour lui fermer ma porte… mais il est si bien mis !… J’en suis folle.
  2. Bénéfice.
  3. Harnacher ou jouer l’harnache ; tromper, duper.
  4. Six francs.
  5. Le cabaret des Quatre Fils Aymon existe réellement aux environs du marché du Temple, avec la spécialité que nous lui donnons ; mais il n’est peint situé sur la place de la Rotonde, et porte un autre nom, bien connu dans le quartier. — Des raisons de convenance nous ont engagé à ne point le désigner d’une manière plus précise.
  6. Sorte de petit hautbois à sept trous qui accompagne le biniou (cornemuse), aux fêtes de la Basse-Bretagne.
  7. Mot qui a passé du Temple dans le quartier Latin et ailleurs. Il veut dire bon compagnon, viveur.
  8. Cri particulier au Temple, et dont nous ne ferons pas remonter la source au temps des druides. Les enfants l’accompagnent d’un geste singulier qui consiste à tirer un coin de leur blouse, roidi en oreille de porc. Ce cri et ce geste réunis constituent le plus sanglant des outrages.