Baudinière (p. 432-448).

XXIX

Où Titin-le-Bastardon en appelle au « Jugement de Blec » d’où sortit la grande expédition de ceux de la Fourca et de ceux de La Torre contre les Loups des « Gorges du Loup » suivie du siège de la Fourca par les troupes du Gouvernement.

Six jours après tous ces événements, il y eut une grande tambourinade dans tout le pays.

Il s’agissait d’une demi-douzaine de jeunes gars de la Fourca qui étaient montés dans une carriole, laquelle s’adornait, entre deux piquets dressés en tape-cul, d’un grand panneau de drap qui portait inscription.

La carriole allait partout, s’arrêtant au moindre carrefour, sur toutes places du village, les jeunes gars faisaient musique, on s’attroupait et chacun pouvait lire : « À tous ceux de ce pays-ci, salut ! Titin-le-Bastardon qui, tant souvent, rendit jugement de blec pour le contentement de tous, réclame d’être jugé de blec à son tour. Dimanche qui vient, à deux heures, sur la place haute de la Vieille Fourca. Le dit Titin prend engagement de comparaître en personne pour se justifier de tous crimes, attentats et violences dont on a sali son nom et déshonoré celui de Hardigras. Il assigne dans le même temps à comparaître ledit jour pour être entendu « dans leurs témoignages », Giaousé, dit le Babazouck, la Tulipe, premier clerc de notaire à la Fourca, et le Bolacion, de Torre-les-Tourettes. »

On comprend l’émotion soulevée par cette annonce ambulante. Si Titin, condamné à mort, n’hésitait point à se montrer sans défense, c’est que non seulement il était sûr de son bon droit mais (ce qui valait encore mieux) en état de le prouver. Ensuite, il semblait bien ressortir des termes mêmes de l’affiche qu’il assignait Giaousé, la Tulipe et le Bolacion devant les juges « de blec », moins pour user bénéficiairement de leur témoignage que dans le dessein de s’en servir contre eux-mêmes. Et ainsi se contrôlaient les paroles inexplicables de Toton Robin : « Notre Titin a été sauvé par des judas ! »

À quoi le bon sens populaire répondait : « Sans ces judas-là, il n’en serait pas moins aujourd’hui guillotiné. »

Un malaise nouveau s’était emparé des esprits et l’absence de Babazouk et du Bolacion n’était pas faite pour calmer l’inquiétude générale.

Quant à la Tulipe, il ne sortait guère de son étude, très absorbé par les travaux qui avaient pris leur origine dans les décès survenus dans la famille Supia.

Toton Robin donnait de furieux coups sur son enclume et tirait de terribles feux d’artifices de son métal en ignition.

En savait-il plus long que les autres pour montrer cette fureur à peine contenue ?

Il y avait quelque chance à cela, car c’était en son nom et sous ses ordres que toute initiative avait été prise concernant la cérémonie du dimanche.

Il avait eu avec le Petou, ce bon maire de la Fourca, et les mestres de cabanons de la vieille ville, toutes conférences nécessaires, pour le dressage et la disposition des tables et comptoir d’honneur derrière lequel se tiendrait le président comme se tenait autrefois Titin.

Dès le jeudi, on commençait à hisser tonnelets, flasques et cruchons jusqu’à l’esplanade haute de la Fourca, où devaient se tenir les assises.

Mais, hélas ! il était probable que les véritables autorités judiciaires ne laisseraient point aux juges de blec le temps de s’attarder comme il convient à une procédure qui ne saurait avoir de vertu si elle est précipitée…

Sitôt que Titin se montrerait, il serait appréhendé et adieu le jugement !…

Ne conviendrait-il donc point, vu les circonstances, de le juger de blec par contumace ?

À cette suggestion qui venait du Petou et qui avait été appuyée par un message confidentiel d’Arthus, maire de Torre-les-Tourettes, Toton Robin avait répondu qu’il n’avait aucune idée de la façon dont se passeraient les choses et que son rôle se bornait uniquement à rassembler les juges.

Toton Robin, qui était allé dans la montagne, appelé par Barnabé, et qui avait vu Titin chez le chasseur de chamois, Toton Robin savait !

En attendant, tout le pays se peuplait de force publique, la haute et basse Fourca étaient envahies par les agents. On avait consigné des troupes à Grasse pour le dimanche suivant ; jusqu’aux sapeurs-pompiers des petites cités environnantes qui avaient reçu l’ordre de se tenir prêts dès la première alerte.

Or, Titin, selon les instructions qu’il avait reçues de MM. Souques et Ordinal, s’était retiré chez le padre Barnabé. Ce chasseur de chamois était célèbre dans tout le pays de Vésubie ; c’était le tireur le plus adroit de la montagne et il connaissait tous les secrets de la contrebande. C’était une figure héroïque et sauvage, un type que les « cooks » attachés aux tournées d’auto-cars signalaient à leurs clients.

Aussi l’invitait-on à déjeuner dans les hôtels où stationnait la caravane.

Pendant le repas, il n’ouvrait la bouche que pour manger et pour boire, et c’est en vain qu’on le priait de raconter ses exploits. Il riait. Pas si bête.

Titin et lui étaient de vieux amis sans qu’ils se fussent jamais tenu de longs discours. Barnabé lui expliqua que, de l’endroit où ils se trouvaient, ils commandaient le tir à une lieue à la ronde et qu’on ne pouvait approcher sans leur permission. Et Giaousé, pas plus que le Bolacion auxquels Barnabé fit faire commission par le pâtissier de Saint-Martin (lequel tenait leur boîte aux lettres) qu’ils étaient attendus par Titin dans la montagne, ne montrèrent tant soit peu le bout de leur nez. Une lettre adressée à la Tulipe par le même truchement resta sans réponse.

Enfin, au bout de quatre jours, comme ils l’avaient fait prévoir, la double silhouette de MM. Souques et Ordinal apparut.

Titin les attendait avec une hâte et une inquiétude extrêmes. Apportaient-ils le mot de l’énigme ?

Ils rapportaient.

— Nous avons vu l’acte de mariage, dit Ordinal. Vous allez tout comprendre ! Par cet acte, M. et Mme Pincalvin reconnaissent et légitiment un enfant que la Cioasa a mis au monde, il y a vingt-cinq ans et qui n’est autre que Giaousé Babazouk ! Giaousé Babazouck devient donc par sa mère, le seul héritier des Supia !

« Nous avons appris bien d’autres choses. Cet enfant, dont la Cioasa avait accouché subrepticement entre les bras de la Boccia, avait été abandonné par celle-ci dans un ruisseau de la vieille ville, sur ordre du Supia. La Cioasa croyait son enfant mort. La Boccia avait reçu du Supia une somme assez rondelette qui lui permettait d’acheter la petite maison de la rue la Tousson et la mettait à l’abri du besoin. Mais elle ne cessait de s’intéresser au Babazouk. Elle déposa chez le notaire de la Fourca un pli scellé dans lequel elle retraçait toute l’histoire et établissait la filiation du Babazouk. Ce pli devait être remis après sa mort à la Cioasa. Ainsi assurait-elle le sort du Babazouk, sans se porter préjudice à elle-même tant qu’elle vivrait.

« C’était la Tulipe qui avait reçu ce pli. La Tulipe était curieux et il connaissait plus d’une façon de pénétrer le secret d’un pli, si bien cacheté fût-il. Dès qu’il fut au courant de la situation, cet esprit diabolique vit l’immense parti que l’on pouvait en tirer.

« Il s’agissait d’abord d’entraîner Giaousé si avant dans l’affaire qu’il lui fût impossible de reculer. C’est alors que le Bolacion et la Tulipe, amis intimes, aidés de toute une séquelle que nous verrons réapparaître tout à l’heure, avait d’abord créé l’incident Nathalie-Titin, chez le père La Bique, puis avaient fait disparaître Nathalie pour faire croire à Giaousé qu’elle s’était entendue avec Titin.

Du même coup, on avertissait Hippothadée, qui amenait Toinetta sur les lieux et on ruinait le mariage de Titin. L’on aiguillait Giaousé, par esprit de vengeance, sur Toinetta ! La chose n’avait pas été difficile, Giaousé ayant depuis longtemps du goût pour Toinetta, ce qui n’avait pas échappé à Nathalie, laquelle, en plusieurs occasions, avait averti Titin de se méfier.

« Cela, par exemple, ce serait le chef-d’œuvre, le couronnement, le triomphe de la combinaison La Tulipe ! Les deux fortunes dans la même main ! Le Babazouk seul héritier des Supia et des Agagnosc !

« En attendant, le plus pressé était de retrouver Micheu. Ils le retrouvèrent.

« Micheu était à peu près un honnête homme, il pensa bien que, en la circonstance, il faisait une bonne affaire, mais il ne soupçonnait pas tous les crimes qu’il y avait derrière son mariage.

« La Cioasa, de son côté, était une brave femme et malheureuse. Elle n’avait pas cessé de penser à lui. Elle fit tout ce que l’on voulait pour le rejoindre.

« On tenait naturellement à ce que le mariage et la reconnaissance qui en résulterait restassent longtemps encore ignorés pour n’éveiller aucun soupçon. D’où cette retraite dans un pays perdu du Jura.

« Entre temps, on avait parlé à la Cioasa de son enfant qui n’était pas mort !… On la préparait à une grande joie.

« Mais il fallait faire vite. Le pli contenant toutes preuves nécessaires ne devait être livré à la Cioasa qu’après la mort de la Boccia !… D’où l’assassinat de la rue de la Toussau et la disparition de la Manchotte, à qui la Boccia avait fait certaines confidences.

« On avait certainement envoyé la Manchotte rejoindre Nathalie… Où ? Ah ! les malheureuses !… »

— Eh bien ! Titin, vous ne dites rien ? lui jeta Ordinal en ramassant fiévreusement son dossier.

— C’est terrible ! fit Titin… Mais je voudrais savoir exactement quel a été le rôle de Giaousé dans toutes ces horreurs ? C’est ce que je vais lui demander.

— Mais vous êtes fou ? s’écrièrent MM. Ordinal et Souques. Qu’est-ce que vous allez faire ? Il y a dans ce dossier toutes les preuves de votre innocence ; vous devriez nous suivre, rentrer avec nous à Nice ! Quant à Giaousé, nous nous chargerons de vous l’amener, mais entre deux gendarmes et en bonne compagnie…

— En attendant, je suis condamné à mort, mon cher monsieur Ordinal… Retournez donc à Nice tous les deux et quand je pourrai y rentrer sans danger, vous m’avertirez !

Ils s’en allèrent en hochant la tête. Titin dit à Barnabé :

— Oui, il y a des choses qui ont besoin d’être tirées au clair ! Je ne puis pourtant pas oublier que Giaousé a risqué sa peau pour sauver la mienne !

C’est là-dessus que Titin, par les soins de Toton Robin, avait fait tambouriner le « jugement de blec ».

Et nous voici à la veille d’un des jours les plus sombres de l’histoire de la Fourca, d’un de ces jours qui font époque et dont la légende, de génération en génération, est transmise.

C’était le samedi soir et les cabanons étaient restés ouverts une grande partie de la nuit. On n’avait aucune nouvelle. Toton Robin restait invisible. Le maire et le curé paraissaient inquiets.

Le Petou avait fait une petite fortune dans l’olivier et il avait, outre deux ou trois bastidons, entre la Fourca-Nova et la Costa, bonne et solide maison en la vieille ville. C’est là que Mme Petou donnait à goûter ses confitures, qui étaient célèbres, et ses liqueurs tout à fait gaillardes. C’est encore là que les deux maires restèrent en face l’un de l’autre, attendant impatiemment Toton Robin, qui n’arrivait pas.

— Nous sommes sous le coup de quelque nouveau malheur ! faisait Arthus.

— C’est à craindre ! approuvait la brave dame.

Arthus, le maire de Torre-les-Tourettes, était arrivé sur le coup de minuit à la Fourca et s’était enfermé chez le Petou qui lui raconta tout ce qu’il savait de l’affaire, telle que la lui avait dite Toton Robin.

— Bigre ! fit Arthus… S’il en est ainsi, il y a tout à craindre ! Ils feront tout pour que Titin ne vienne pas jusqu’ici !

À ce moment, on frappa à la porte de la rue. La femme du Petou s’en fut glisser le loquet du judas :

— Toton Robin ! annonça-t-elle.

Ils se jetèrent sur lui. Elle referma la porte. Il avait une figure décomposée.

— Pas de nouvelles de Titin ! Titin aurait dû être caché chez le docteur depuis la veille au soir. J’ai dit au docteur : « Courons chez Barnabé ! » Nous voilà partis dans l’auto pour Saint-Martin Vésubie, Barnabé n’était pas redescendu de la montagne. Nous grimpons !… Nous avons trouvé Barnabé là-haut, tout seul, au fond de sa hutte, assassiné.

Le Petou et Arthus n’eurent qu’un cri :

— Et Titin ?

— Ah ! Titin ! Titin !… Où est-il ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? Ils l’ont eu par surprise, évidemment… Titin voulait voir Giaousé et le Bolacion, il les a fait appeler ! Ils sont venus ! Mais ils ne sont pas arrivés seuls, tu penses !… Et le tenant, il nous ont, du moment qu’ils ont Titin ! Je me suis fait reconduire à Saint-Martin. Le docteur et moi nous avons téléphoné à Grasse, à Nice, et nous voilà ! Je me suis dit que vous aviez peut-être des nouvelles de votre côté ! Écoutez… On t’appelle, Petou ! C’est la voix de la mère Closs.

En même temps, on entendait le bruit de la charrette traînée par le mulet. Ils coururent ouvrir. La maraîchère avait arrêté son véhicule devant la porte et soulevait sa lanterne au-dessus d’un corps allongé au travers des paniers et des légumes.

— Ah ! mes enfants ! je l’ai hissée là comme j’ai pu ! Elle ne vaut guère… Je l’ai trouvée, passé la Costa, au milieu de la route !

— Mais qui est-ce ? demandèrent les autres.

— Ah ça ! on ne la reconnaît pas tout de suite !… Nathalie !

— Mon Dieu ! mais oui, c’est Nathalie ! Ah ! la pauvre !

Toton Robin la descendait déjà :

— Elle est pleine de sang !… Portez-la sur mon lit, fit le Petou… et qu’on aille chercher le docteur.

Pendant ce temps, Arthus l’auscultait.

— Elle vit !… Bon Dieu, ce qu’ils l’ont abîmée !…

Le Petou glissait à la pauvre fille un plein verre de grappa entre les dents.

— Si elle pouvait parler ! fit Robin… nous n’aurions pas besoin de chercher bien loin pour savoir où il est, notre Titin !…

Comme si elle n’attendait que ce nom pour ouvrir les yeux, Nathalie sortit soudain de son coma.

— Titin, fit-elle, d’une voix qu’on ne lui connaissait pas, vous voulez savoir où est Titin ?… Ah ! c’est toi Toton Robin !… Le Petou !… Est-ce que j’arrive encore à temps ? Ils vont le faire crever, vous savez.

— Où est-il ?

— À Touet-du-Loup !

— Dans les carrières ?

— Dans les carrières !…

— En avant ! fit Toton Robin.

— Pensez-vous !… Faut y aller tous ! Et vous ne serez pas trop ! Mais ne perdez pas de temps !… Quand j’ai su par la Manchotte qu’ils avaient emmené Titin et ce qu’ils allaient en faire, je me suis pensé qu’il fallait le sauver ! La Manchotte, qui est devenue la maîtresse du Bolacion, m’a aidée ! J’ai tout appris par elle, je vous dirai tout.

Une heure plus tard, par toutes les ruelles, par toutes les sentes, la vieille Fourca se vidait une fois de plus… mais il ne s’agissait plus d’aller voir mourir Titin ! Il fallait le sauver, l’arracher à la horde des Loups.

Silencieusement, cent serpents noirs glissaient, s’allongeaient sur les routes, disparaissaient, réapparaissaient sur une crête et venaient finalement tous se souder à l’entrée des gorges où les troupes du Petou étaient rejointes par celles d’Arthus, car Torre-les-Tourettes ne voulait point laisser à la Fourca seule la gloire et les dangers d’une expédition dont il serait sûrement parlé dans les âges les plus reculés.

Ceux de la Fourca s’enfoncèrent plus avant, arrivèrent dans l’étroit couloir des nouvelles carrières d’où l’on découvre Touet-du-Loup.

Pendant ce temps, ceux de la Torre, conduits par le rusé Arthus, avaient escaladé force rocs et précipices pour revenir sur les derrières de la horde, au delà de Touet-du-Loup, et fermer ainsi sur eux le cercle de la mort.

Quand ceux d’en bas, que dirigeait Toton Robin aidé des sages conseils du Petou, virent qu’Arthus avait terminé son mouvement, ils se disposèrent à attaquer.

Cette attaque, pour réussir, devait être foudroyante. On avait apporté force échelles et cordages. Il s’agissait avant tout de délivrer Titin du premier coup. Une torche de résine allumée par la Manchotte, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et Nathalie, indiquait à ceux du dehors l’endroit précis où le Bastardon avait été transporté.

Un dernier conseil de guerre, auquel assista Nathalie, que l’on avait apportée sur une civière, finit de régler tous les détails de l’affaire.

En vérité, elle ne pouvait que réussir, car le camp ennemi était en pleine liesse. La prise de Titin avait été le signal d’une extravagante beuverie.

Il était quatre heures du matin quand ce coin de la montagne se transforma en volcan. Des feux multicolores, des explosions de mines, des coups de fusil, des hurlements, des appels désespérés, des cris de douleur atroces, une rage indescriptible qui faisait se ruer les uns contre les autres des hommes, et aussi des femmes ennemies, tout semblait réuni pour donner l’illusion d’un coin d’enfer et de sabbat où chacun de ces malheureux possédés trouverait sa perte et sa damnation.

Dans l’encadrement d’une sorte de galerie creusée à jour au flanc de la montagne, on voyait courir, avancer, reculer, frapper, écraser, broyer de leurs massues dressées ou tournoyantes, deux hommes au torse nu, tout ruisselants du sang des autres, beaux et terribles comme des héros d’Homère. C’était, à un bout de la galerie, Toton Robin et, à l’autre, le Bastardon.

Une voix les encourageait d’en bas qui leur, criait :

— Tue ! Tue !

C’était la voix de Nathalie.

Le combat ne dura pas une heure.

Ceux qui n’étaient qu’à moitié morts se rendirent et « il n’en restait plus des tas ». Ainsi s’exprime la légende. Ce qui est exact, c’est que les loups des gorges du Loup reçurent cette nuit-là, une raclée tout à fait royale, « assez suffisamment » pour qu’on n’entendit plus parler d’eux de longtemps et que la paix revînt au pays.

Le retour des vainqueurs fut triomphal. Ils emmenaient avec eux quelques prisonniers destinés à faire bonne figure dans le « jugement de blec ».

Le Bolacion avait reçu de Titin le coup de bâton qui lui avait ouvert le crâne par où il perdait sa mauvaise cervelle de démon.

On ne l’emmenait pas moins au fond d’une charrette pour être jugé, côte à côte avec le Giaousé qui était aussi à moitié mort.

Il manquait la Tulipe, qui était bien trop prudent pour avoir jamais mis les pieds dans les compromettants repaires du Touet-du-Loup.

Comme la charrette qui amenait les prisonniers passait devant la Costa, voilà que la femme de Jean-José Scaliero ouvrit sa porte et livra la Tulipe. Elle craignait que si ceux de la Fourca apprenaient un jour qu’elle avait donné asile à la Tulipe, ils ne missent le feu à sa maison, ce qui aurait pu arriver.

La Tulipe ne se soutenait plus et ce fut encore une loque que l’on jeta au fond de la charrette.

On cherchait en vain Titin, il avait disparu sous une bâche, confessant cette pauvre Nathalie. Elle lui racontait tout son martyre qu’il ne pouvait entendre sans pleurer, car c’était pour lui qu’elle avait tant souffert.

Pendant que ce cortège s’acheminait ainsi vers le « jugement de blec » le bruit du combat était parvenu jusqu’aux plus hautes autorités qui donnèrent immédiatement des ordres pour que toutes les forces de police et autres, dont on disposait courussent à Touet-du-Loup mettre fin à cette tuerie.

Mais, bien entendu, les forces arrivèrent quand tout était fini, et quand elles revinrent autour de la Fourca, elles trouvèrent la vieille ville sur ses gardes, en train de rendre son « jugement de blec » et rebelle à toute intrusion du dehors.

La vieille Fourca fut entourée comme si on allait lui donner l’assaut. Et l’histoire de ce siège, qui ne dura que douze heures, ne fut pas plus ridicule que le siège du fort Chabrol qui dura plusieurs semaines, en plein cœur de Paris, tenant en respect toutes les forces de la capitale.

Les ordres expédiés de Nice et même de Paris exigeaient une intervention immédiate, mais les assiégés avaient fait savoir que puisque MM. Souques et Ordinal avaient eu l’imprudence de pénétrer chez eux, ils les gardaient et qu’ils n’hésiteraient point à les faire passer de vie à trépas si on forçait leurs portes.

Pendant que se jouait cette comédie en bas, la tragédie continuait là-haut. Et rapidement ! Toton Robin avait été nommé président. Il avait mis la population au courant du drame, en quelques phases. À la porte haute, se dressaient déjà les cadavres du Bolacion et de la Tulipe, et maintenant c’était le tour de Giaousé.

Il s’était jeté à genoux. Il demandait grâce. Il appelait Titin à son secours.

Titin s’était levé, très pâle, tremblant comme un enfant.

— Pour lui, fit-il, je vous demande grâce ! Il s’est laissé entraîner !… Je ne peux pas oublier que nous nous sommes aimés comme deux frères. Et si vous m’aimez un peu, vous autres, souvenez-vous qu’il m’a sauvé la vie.

Mais aussitôt, derrière lui, une voix implacable s’éleva. C’était la voix de celle qui allait mourir et qui n’avait conservé un peu de force que pour assister au châtiment :

— C’est le plus coupable ! râla-t-elle, car les autres n’étaient point tes amis, mais celui-là qui était ton frère t’a trompé plus qu’il n’est permis au pire ennemi de tromper son pire ennemi ! S’il t’a sauvé la vie, Titin, c’est qu’il avait besoin que tu vives pour que l’on continue à croire que c’était toi qui commettais ses crimes… Et il ne t’a sorti de ta prison que pour que Hardigras continue à tuer ! Lui dis-tu toujours merci, Titin ?

À cette explication foudroyante une clameur épouvantable s’éleva. Giaousé fut porté à la potence comme d’autres sont portés en triomphe !

Quant à Titin, après avoir fait entendre le plus triste gémissement, il se tourna vers MM. Souques et Ordinal et leur dit :

— Maintenant, tout est fini. Nous n’avons plus rien à faire ici ! Je vous appartiens.

Mais le peuple tout entier dit :

— Nous sommes seuls coupables, c’est nous qui nous livrons ! Nous avons agi en toute justice comme de vrais et bons juges de blec, que l’on fasse de nous ce que l’on voudra !

Et ainsi se termina le siège de la Fourca, MM. Souques et Ordinal ayant fait à eux seuls toute la ville prisonnière.

C’est tout juste s’il y eut assez de troupes et de forces policières pour encadrer une population que grossit le flot de ceux qui réclamaient d’être jugés avec Titin.

On sait comment tout cela finit. Le procès fut porté devant une cour du Sud-Ouest, la juridiction niçoise ayant été écartée pour cause de suspicion légitime. Il y eut des condamnations avec sursis, mais Titin fut acquitté d’une façon retentissante.

Le mariage de Titin et de Toinetta fut célébré avec une pompe champêtre dont on parlera longtemps dans ce pays de cocagne. Aiguardente, Tantifla, Tony Bouta et ce bon Pistafun, sorti depuis quelques semaines de prison, fêtèrent ces noces durant toute une année sans désemparer.

La mariée avait tenu à avoir à sa droite, dès le premier festin, M. Bezaudin. Elle avait à sa gauche Odon Odonovitch, qui l’appelait « Majesté ».

— Reine de la Fourca, lui répondit-elle, je ne veux pas d’autre titre.

Avant le bal, Titin et Toinetta s’en furent faire visite à la basilique de Sainte-Hélène.

La mère Bibi ouvrit le bal pendant dix jours de suite avec le bon M. Papajeudi, lequel finit par demander grâce.

Si vous voulez savoir tout ce qui fut consommé pendant ces dix jours en mets de toutes sortes, stocatida, socca, pissaladière, tourtas de bléa, budeux, tripes, viandes, pâtés, poissons, soupes aux poissons, bouillabaisses et en liquides de tout genre, il faudra vous en référer à un docte ouvrage auquel travaille à ses moments perdus le premier magistrat de Torre-les-Tourettes, le bon maire de la Table ronde, le noble et bien-aimé Arthus, qui s’est donné mission de recueillir tous documents relatifs à la chronique de Hardigras, laquelle servira un jour à parfaire, comme toute chronique vraiment digne de ce nom qui ne prend point uniquement sa source dans l’imagination des conteurs, notre belle et glorieuse histoire de France.


Fin