Baudinière (p. 278-301).

XVII

Rendez-vous d’amour

Pendant que ces scènes se passaient chez le père la Bique, certains événements se déroulaient non loin de là, dans un « cabanon ; sa pergola rustique se dressait au-dessus d’un sentier qui, longeant le jardin de la « maison rose », coupait à angle droit la route du champ de courses et allait rejoindre plus haut la grande voie de la Californie.

De ce cabanon on ne voyait que les alentours de la maison rose ; cependant, d’un coin de la pergola assez surélevé, le regard pénétrait dans la partie du jardin précédant le pavillon et que l’on découvrait tout entier du haut des terrasses du père la Bique.

Dans ce coin de la pergola, à une table où ils s’étaient fait servir du vin blanc, se trouvaient Giaousé et deux de ses amis, Nord, le forgeron de la Fourche, et « la Tulipe » (de son vrai nom Félix Boniface) premier clerc chez Me Prosper Clappa, notaire à la Fourche… Ce « la Tulipe » était grand ami de Giaousé pour lequel il semblait avoir autant d’admiration que celui-ci en avait pour Titin.

C’était un être singulier qui ne manquait pas une occasion de s’échapper de ses paperasses. Il aimait le « cabanon », mais il était maladroit à tous les exercices du corps et tout chétif, haut sur pattes. Son cou maigre balançait une tête énorme et violacée qui lui avait valu son surnom de « la Tulipe ».

En dépit de ses escapades, Me Clappa ne pouvait se résoudre à se défaire de lui car il était habile aux écritures et avait le secret de bien des gens, de plus il était discret. Il avait commencé comme saute-ruisseau chez un huissier de Torre-les-Tourettes, le bourg qui dresse si pittoresquement ses vieilles murailles au sommet des rochers qui commandent les gorges du Loup.

Il fut un temps où il y avait grande amitié entre ceux de Torre-les-Tourettes et ceux de la Fourca, mais ça s’était gâté depuis, et comme ceci est non seulement de l’histoire mais encore de « notre » histoire il n’est assurément point inutile que l’on sache à quelle occasion.

Ainsi jugerons-nous mieux des mœurs.

Après une partie de « boccia » qui s’était terminée en querelle, les jeunes gens de Torre-les-Tourettes s’étaient vantés qu’ils enlèveraient « l’arbre de mai » que ceux de la Fourca avaient coutume de planter chaque année sur la place de Sainte-Hélène, leur basilique. Prévenus, ceux de la Fourca se postèrent sur les cyprès et les oliviers qui entouraient l’église et lorsque les agresseurs se présentèrent de nuit, ils firent tomber sur eux une grêle de pierres. Ceux qui s’obstinaient à vouloir arracher l’arbre reçurent même quelques coups de couteaux. Un nommé Toton Robin resta sur le terrain et l’on put craindre, pendant huit jours, qu’il ne trépassât.

Mécontents de leur défaite, les gars de Torre-les-Tourettes revinrent l’année suivante et réussirent à enlever le « mai » qu’ils plantèrent devant leur église. Voyant ce coup hardi, les plus courageux de la Fourca, Toton Robin, déjà nommé, Jérôme Brocard, Pierre Antoine dit « Cauva », son frère Barthélemy, les deux Raybaut et notre Titin qui était alors un bambin, suivis de quasi toute la population valide de la Fourca, hommes, femmes, enfants, et la mère Bibi en queue avec ses deux chèvres, s’en furent à Torre-les-Tourettes, dès le dimanche suivant, après vêpres, avec leurs fifres et tambours en tête et là, à la vue de ceux de Torre qui n’osèrent aucune résistance, enlevèrent l’arbre du Mai et le rapportèrent en triomphe à leur Sainte-Hélène où ils « virèrent le brandi », c’est-à-dire chantèrent et dansèrent autour de leur trophée.

L’affaire ne faisait que commencer, il y avait alors à la Fourca trois jeunes filles appelées béates qui n’avaient pas d’amants, savoir : Thérésia, Félicita et Madalon.

L’année qui suivit le scandale que nous avons dit, elles s’en laissèrent conter, par on ne sait quel sortilège du diable, par les gars de Torre-les-Tourettes, où elles émigrèrent bientôt, pour le déshonneur de la Fourca.

L’enlèvement des Sabines ne fit pas plus de bruit au temps jadis.

Ceux de la Fourca jurèrent qu’ils vengeraient comme il convenait un tel affront. Le serment en fut prêté en grande pompe devant Sainte-Hélène. Cinq ans passèrent pendant lesquels il n’y eut point de méchants tours que les garçons de l’un et de l’autre pays ne se jouassent au grand dam ou pour le plaisir des filles.

Pendant ce temps le Bastardon grandissait en force et courage, ce fut lui qui mit fin à cette guerre par un exploit mémorable, à la façon dite d’Horatius Coclès.

Au jour du festin de la Fourca, vingt-cinq jeunes gens de Torre-les-Tourettes étaient venus à la porte de l’église pendant vêpres et avaient proféré des paroles injurieuses pour Sainte-Hélène. Poursuivis par le peuple de la Fourca en fureur, ils avaient, tôt décampé, mais pour rentrer chez eux, il leur fallait traverser un petit pont : quelques planches jetées sur le torrent.

Ils y arrivèrent les uns après les autres et trouvèrent là, sur l’autre rive, le Bastardon qui avait fait un détour et les attendait, tapi derrière un olivier.

Notre Titin avait alors quatorze ans. Au fur et à mesure qu’ils armaient et qu’ils s’engageaient sur la planche, Titin les renversait dans le bouillon.

Cependant un nommé Cauvin, le plus fort de tous, réussit à l’empoigner, et, se tenant tous les deux serrés, ils finirent par tomber l’un et l’autre dans le torrent.

Là ils eurent autre chose à faire que de se battre, le torrent, grossi par la fonte des neiges, était dangereux. Il leur fallut sauver ceux qui étaient en train de se noyer.

Dans cette affaire, le Bastardon montra autant de courage à sauver ses victimes qu’il avait mis d’entrain à les précipiter. Cauvin et lui firent merveille, aidés du reste par ceux de la Fourca qui les avaient suivis, si bien que, de part et d’autre, on n’avait qu’à se féliciter et le soir même, Arthur, maire de Torre-les-Tourettes, qui était un homme juste et plein de bon sens, proclama une paix solennelle entre les deux pays. Cette paix fut ratifiée pendant huit jours par des banquets.

Mais le cœur des hommes est ainsi fait qu’ils se souviennent plus longtemps des mauvais coups reçus pour leur humiliation que de la générosité du vainqueur, laquelle, souvent, les humilie autant que leur défaite et beaucoup de ceux à qui Titin avait fait « sauter le saut » lui en gardèrent solide rancune, d’autant que les filles n’arrêtaient de les railler d’avoir été ainsi mis à mal par un méchant gamin de quatorze ans, ce qui était vraiment trop de « pénibilité ».

Tout ce que nous venons de dire là, qui n’est point hors-d’œuvre, comme nous l’avons fait pressentir, fera comprendre, bien des choses qui vont suivre et, particulièrement, la joie mauvaise de quelques-uns de Torre-les-Tourettes à la nouvelle de la grande déconfiture du Bastardon.

Ils ne manquèrent point de faire visite à la Fourca, pour se gausser, dans les cabanons, du prince Titin. Il n’en était encore résulté que des coups de poing, parce que les mœurs, depuis l’enlèvement des Sabines, s’étaient radoucies, mais ceux de la Fourca en étaient malades, d’autant que Titin ne se montrait point, ce qui les mettait pour le défendre en fâcheuse posture.

Ceux de la Fourca et de la Torre ne se rencontraient point seulement dans la plaine de Grasse ou du Loup mais dans la ville même et il y avait eu de la vaisselle brisée et de la tripe perdue chez Caramagna.

Or donc, avons-nous dit, se trouvaient sous la pergola, au cabanon de la Californie, à cent pas du père la Bique, notre Giaousé Babazouk, la Tulipe et Toton Robin, tous grands amis du Bastardon, quand, à une table, dans la cour qui était en contrebas, vinrent s’asseoir quatre de Torre-les-Tourettes qui étaient les deux Barraja (François et Basile), Sixte Pastorelli et un vilain gars que l’on ne connaissait que sous le nom de « Bolacion ». Il était mal vu pour ses mauvaises raisons et son humeur de fiel. Aussitôt qu’il eut aperçu Giaousé et les autres, il ne manqua point de demander des nouvelles de Titin en feignant de s’intéresser à ses malheurs.

— Laisse donc le Bastardon tranquille, lui jeta Toton Robin, le forgeron. Il ne s’inquiète point de ta santé. Occupe-toi de ton poulailler, « Pépidon » ! (pou de poule !)

Le Bolacion ricana en mâchonnant quelques injures.

— « Troun de pas dieu ! » gronda Robin, ils se moquent de moi.

Il se leva, mais Giaousé et la Tulipe le retinrent.

— Bouge pas !… Ne leur réponds pas !… commanda la Tulipe.

— Et surtout ne les chasse pas ! fit Giaousé d’une voix sourde.

— « Awaï ! » je ne vous comprends pas ! protesta Toton Robin en se débarrassant de leur étreinte… Vous ne comprenez donc pas qu’ils se f… de nous, les « estassi ! »

— Oui ! de vous et de votre Titin ! Et de toute la Fourca par-dessus le marché, leur lança Basile Barraja en se levant à son tour…

Aux deux tables, tout le monde était levé… On put croire que les deux petites troupes allaient en venir aux mains.

La Tulipe, affolé, s’était jeté entre elles, les écartait bravement de toute la longueur de ses bras démesurés. En même temps il essayait de leur faire entendre raison.

— Tais-toi, Féli (Félix), lui fit le Babazouk d’une voix sèche. Laisse venir ces messieurs ! Ils désirent voir Titin, je vais le leur montrer !

— Bah ! dit la Tulipe, c’est une idée ! Messieurs, nous vous invitons ! C’est Giaousé qui paie !

— Christo ! s’écria Toton Robin, tout fumant encore, m’expliquerez-vous, à la fin, ce, que je suis venu faire ici ! Je ne suis pas encore bavecca (gâteux), je n’y comprends rien !

— Tu vas comprendre tout à l’heure, fit la Tulipe.

— Et même tout de suite, annonça Giaousé d’une voix sourde. Regardez un peu dans le jardin du père la Bique.

Ils se haussèrent tous sur la pointe des pieds et Toton Robin fut bien étonné ainsi que tous ceux de Torre-les-Tourettes.

Le Bolacion dit :

— Ah bien, je ne me trompe pas, c’est Nathalie !

— Oui ! fit Giaousé que la Tulipe surveillait pour qu’il gardât tout son calme, c’est Nathalie, ma femme, la femme du Babazouk.

Elle arrivait en effet, et pénétrait à ce moment-là, comme nous avons dit, dans la maison rose.

— Bon Dieu ! Je n’y comprends rien non plus ! exprima Toton Robin.

— Patience, souffla la Tulipe.

Les autres s’assirent autour d’eux, en silence. Chacun se regardait et regardait le Babazouk qui se versait à boire. Sa main tremblait.

— Je me suis fait l’honneur de vous dire que je vous montrerais « notre » Titin. Je n’ai qu’une parole, comme il est de coutume à la Fourca. De plus, je vous ai montré ma femme, j’espère que vous ne l’oublierez pas !

— Giaousé, on n’avait pas besoin de ceux de la Torre pour voir cela, fit Robin en fronçant ses gros sourcils, car il commençait à comprendre.

— Plus on est de fous, plus on rit, ricana le Babazouk. À votre santé, vous tous, et s’il vous arrive d’avoir des cornes, je vous souhaite d’être aussi tranquille que moi !

— Pauvre de lui, fit Sixte Pastorelli ; les autres fois il n’était pas comme cela !

— Le calme précède quelquefois la tempête, émit le Bolacion.

Là-dessus ils restèrent dix bonnes minutes fort gênés les uns et les autres à attendre les événements.

La Tulipe qui n’avait cessé de surveiller le jardin en face, dit à voix basse :

— Silence, le voilà !

Et tous deux aperçurent Titin qui traversait le jardin et pénétrait dans la maison rose comme s’il était chez lui.

Personne ne disait plus un mot. Giaousé n’était pas beau à voir. Il dit à la Tulipe d’une voix rauque :

— Dis-moi donc, Féli, maintenant il faut aller le chercher, le commissaire.

— J’y vais, fit la Tulipe en se levant. Je ne serai pas longtemps, il est prévenu. Vous autres, ne quittez pas Giaousé pour qu’il ne fasse pas de bêtises !

— Compte sur nous ! exprima le Bolacion, il vaut mieux que tout se passe convenablement. Le Bastardon ne s’en tirera pas, cette fois le voilà pris, le goupil (le renard).

— Tout cela me dégoûte, fit Toton Robin. « Ciaô » (adieu). Et il se leva en crachant par terre.

— Retenez-le, jeta la Tulipe qui avait déjà gagné la porte ; il est capable d’aller prévenir le Bastardon !

— « Fan d’aquella ! » gronda l’autre en lui montrant le poing, f… le camp chez ton commissaire, puisqu’il t’attend ! Tu ne connais pas Toton Robin. Il ne s’est jamais mêlé de ce qui ne le regarde pas ! Mais tu n’es pas un homme Giaousé !

— Non ! fit Giaousé, je n’ai plus le courage de rien !

— À cause d’une femme, ricana le forgeron. Et il haussa ses puissantes épaules… Si j’étais à ta place, il y a longtemps qu’avec ces battoirs-là (et il montrait ses poings énormes) je lui aurais enlevé la peau des fesses !

— Non, dit Giaousé. Nathalie, je m’en fous, mais à cause de Titin !…

— Il a raison, s’écria le Bolacion, c’est lui, la vermine !…

— T’as pas la parole, fit Giaousé.

Et il but.

La Tulipe avait sauté dans une voiture. Robin partit de son côté sans tourner la tête. Il avait allumé sa pipe et se surprenait à penser tout haut :

— Je comprends qu’il va être cocu, ça, oui !… Mais je ne comprends pas Titin ! Personne ne comprend plus Titin ! Il n’y a pas de quoi s’en f… à l’eau et puis, l’humide me donne des douleurs… Mais, c’t’égal ! c’est un fameux « charpin » (chagrin mêlé d’impatience) pour la Fourca de le voir gâter un si bel ouvrage !

Pendant ce temps, voici ce qui se passait dans la maison rose.

Nathalie, arrivée la première, avait pénétré un peu craintivement dans ce pavillon où elle venait pour la première fois. Son cœur battait sous sa chemisette toute neuve.

Elle poussa une porte et elle rougit en apercevant un lit, un grand lit de milieu, entre deux carpettes, sur un parquet luisant comme une glace. Des glaces, ce n’était pas ce qui manquait. Il y en avait partout. Sur un guéridon, il y avait, dans un pot de faïence peinte, une grosse botte de roses.

Nathalie eut la vision du grand luxe, elle regretta seulement que, dans un appartement aussi bien soigné, on n’eût point remplacé sur la cheminée la statue cassée qui l’ornait entre deux grosses lampes à globe dépoli. Cette statue représentait une femme bien en chair, à peu près nue, mais à laquelle il manquait les deux bras pour être complète…

Continuant son inspection, elle poussa une porte. C’était le cabinet de toilette qui communiquait avec la chambre. Elle constata que les riches ne se refusaient rien devant la baignoire qui, du reste, ne servait jamais parce qu’on ne venait pas à la maison rose pour prendre un bain et aussi parce que l’eau n’était jamais chaude.

Elle revint dans le corridor, poussa encore une porte. Elle était dans un salon-salle à manger. Sur la table recouverte d’une nappe toute neuve et « damassée » où l’on avait déposé avec un art d’une simplicité géométrique touchante des violettes et des roses, deux mignons couverts attendaient, encadrés de fourchettes d’argent et de couteaux en vermeil. On eût dit un goûter de poupées si l’importance des fiasques, l’énorme seau où, dans la glace, refroidissait le champagne et la magnifique corbeille de fruits, n’avaient annoncé par leur présence que l’on attendait là des amoureux qui n’avaient point accoutumé de se nourrir, avant et après le déduit, de vaine littérature !

Tout cela était si beau et attestait une telle délicatesse de sentiments dans la manière obligeante d’aller au-devant de ce qui peut plaire, que Nathalie en eut les larmes aux yeux et joignit les mains comme en prière. Mais il n’y avait pas de glace où se mirer dans cette salle et elle retourna dans la chambre où elle put se voir de haut en bas. Elle avait défait son châle. Sa petite robe de jersey la moulait joliment, mais ce qu’elle admirait le plus, c’étaient ses jambes gantées de soie transparente, tête de nègre, et ses escarpins vernis. Pour les bas de soie, dont elle était folle et pour ses petits souliers découverts à hauts talons Louis XV, elle avait dépensé toutes les économies du ménage, cent cinquante francs, mais elle ne regrettait rien.

Elle vivait une heure inoubliable.

Elle se mit du rouge aux lèvres et de la poudre sur les joues et sur le nez qu’elle avait droit et un peu fort du bout ; aussi redoutait-elle qu’il ne fût luisant.

Ainsi parée, elle retourna dans le salon après avoir soigneusement refermé la porte de la chambre.

Elle n’était pas là depuis vingt minutes et il lui semblait qu’elle avait franchi ce seuil depuis plus d’une heure.

Elle avait la fièvre, elle s’asseyait, se levait, venait se rasseoir. Elle essaya de se dominer, de se raisonner : elle se prit la tête dans les mains. Elle sut que s’il ne venait pas, elle n’aurait plus que le goût de mourir et ce ne serait pas long.

Elle avait tant attendu ce moment, et il le lui avait fait tant attendre qu’elle n’avait plus de patience !

Elle avait une soif ardente et elle ne buvait pas. Elle étouffait de langueur et elle ne pensait pas à ouvrir une fenêtre. Elle attendrait tant qu’elle pourrait.

Elle tira en tremblant une lettre de sa poitrine et elle lut, pour la centième fois :

« Si tu veux toujours connaître Hardigras, trouve-toi demain soir un peu avant cinq heures chez le père la Bique. Tu n’auras qu’à pousser la porte de la maison rose. »

Et c’était signé Hardigras. Et c’était écrit avec des majuscules. Hardigras ne paraissait point connaître d’autre écriture que celle-là.

Elle referma le papier et le replaça sur son cœur, qu’elle sentait battre à gros coups sourds et qui n’en fut point calmé.

Soudain elle poussa un cri étouffé : c’était lui !

Il traversait le jardin.

Elle courut à la porte comme une folle et puis avant d’ouvrir, prit sa respiration. Quand il fut devant elle, elle ne put prononcer un mot. Simplement elle lui tendit son visage. Il l’embrassa. Il l’embrassa sur la joue, tranquillement, et referma la porte. Puis il dit :

— Giaousé est là ?

— Non, il n’est pas là, balbutia-t-elle. Elle ne savait plus ce qu’elle disait, mais lui non plus, assurément, pour lui demander une chose pareille.

Il pénétra dans le salon.

— Il fait sombre ici, pourquoi n’allumes-tu pas ?

En même temps il se dirigea vers un meuble Sur lequel étaient deux flambeaux. Il en alluma un.

Puis, se retournant vers elle :

— Il va venir ?

— Oh ! mon Titin !…

Et elle lui roula dans les bras.

Stupéfait, il la rejeta brutalement :

— Ah ! pas de ça, hein ?

Elle avait été assise du coup sur un canapé, sa tête heurta le mur. Elle ne poussa pas un cri. Elle resta là, sans un mouvement, le regardant avec des yeux énorme, la bouche ouverte, comme une idiote…

Au fait, elle était peut-être en train de devenir folle.

Lui, ne la regardait même pas. Il venait de découvrir tous les préparatifs de la petite fête… les fleurs ! les fruits, le champagne.

— Ah ! bien, fit-il, il y a tout ce qu’il faut pour écrire !

Et brusquement il se retourna vers elle :

— Me diras-tu, à la fin, tout ce que cela veut dire ?

Elle fit un effort et lui tendit le papier qu’elle avait caché dans sa poitrine.

Il le lui arracha et lut.

Il y eut d’abord de l’étonnement dans ses yeux, puis de la colère :

— Qui est-ce qui t’a donné ça ?…

Elle était toujours contre le mur, les membres raidis ; la tête n’avait pas bougé.

— J’ai trouvé le mot hier matin, glissé sous ma porte, à la Fourca !

Il ne reconnaissait plus sa voix, c’était quelque chose de lointain et d’impersonnel qui n’arrêta, du reste, aucunement son attention laquelle allait tout entière au billet qu’il tenait toujours dans la main, sous la clarté de la bougie.

— Giaousé n’était pas à la Fourca ? lui demanda-t-il, la voix de plus en plus rude.

— Non ! Giaousé n’a pas mis les pieds à la Fourca depuis huit jours.

— Où était-il ?

— Tu le sais bien ! Il m’a dit que c’était pour toi qu’il allait à Nice avec la Tulipe.

— Et tu as cru que c’était moi qui te donnais rendez-vous ici ?

— Oui !

— « Assident ti venghe ! » (Puisses-tu avoir un accident ! Malheur sur toi ! )

Elle ne bougea pas.

Maintenant, il froissait la lettre avec rage, tout en riant d’une façon sinistre.

— Et c’est toi qui a commandé tout cela ? Son geste, de loin, balayait la table.

— Non !

— Qui alors ? Qui ? Qui ?

Elle ne répondit pas. Et il s’acharnait à lui demander : Qui ? Qui ? Comme si elle savait quelque chose.

Finalement il fouilla dans son portefeuille et en sortit un papier qu’il lut tout haut :

« Mon cher Titin, tes affaires vont mieux. J’ai vu beaucoup de ces messieurs. Le consul leur a fait parler. Ils veulent bien avoir encore patience d’attendre quelques mois s’il y a quelqu’un qui répond pour toi… et je crois bien l’avoir trouvé, mais il veut le secret pour des raisons qu’il t’expliquera. Sois demain à cinq heures chez le père La Bique. Entre directement dans la maison rose. J’y serai avec le personnage. Pourvu que tout cela s’arrange, mon Dieu !… Je suis las comme un chien d’avoir couru ! Je t’embrasse. Ton Gé. (Diminutif de Giaousé.) »

Titin remit le papier dans son portefeuille, y joignit celui de Hardigras et dit à Nathalie :

— Comprends-tu pourquoi je suis ici, maintenant ?… F… le camp !… Giaousé va venir ! Vas-tu f… le camp maintenant ! N. de D… !

Elle chavira comme Toinetta quelques instants auparavant.

Titin se précipita sur elle. Il l’aurait jetée par la fenêtre, mais il avait une morte entre les mains.

Sa tête glacée avait roulé contre sa joue… et voilà qu’il eut pitié.

Cette femme n’était pour rien dans cet abominable traquenard, et la plus à plaindre, c’était elle, puisqu’elle l’aimait !

Et puis cette belle tête froide lui faisait peur. Il la réchauffa de son haleine, sur ses yeux presque sur ses lèvres, il lui dit.

— Nathalie, ma petite Nathalie ! Pardonne-moi ! Si tu ne reviens pas à toi, nous sommes perdus tous les deux !…

Maintenant il la pressait contre sa poitrine, il lui murmurait des choses douces et sincères comme un frère tendre.

Et tout à coup, il ne pensa plus à rien — pas même à l’affreuse chose qui était suspendue sur sa tête — à rien qu’à ce corps inerte ! À cette femme qui ne revenait pas à la vie, à cette malheureuse qui l’avait toujours tant aimé et pour laquelle il n’avait jamais eu un mot d’amour… et il se mit à l’embrasser en pleurant.

— Nathalie ! ma petite Nathalie !… Tu sais pourtant que je t’aime bien !

Alors, elle rouvrit ses yeux, des yeux qu’habitait la folie.

Et puis elle vit qu’il pleurait… qu’il pleurait de vraies larmes sur elle… Elle eut un rauque sanglot, un long cri sourd où pouvait enfin se soulager sa douleur, et ses larmes éclatèrent. Elle était sauvée.

Elle respirait en pleurant et en se plaignant comme une enfant.

Il la porta sur le canapé, lui posa doucement la tête sur un coussin, trempa une serviette dans l’eau d’une carafe, lui rafraîchit les tempes…

Elle disait :

— Merci, merci, mon Titin !… Je vais m’en aller ! Je te demande pardon !

— Non ! dit Titin ! Tu t’en iras quand tu seras tout à fait remise…

— Mais il va venir ! On va venir, Titin !

— Eh bien ! on viendra ! Et l’on s’expliquera ! Il faut bien que l’on sache ce que tout cela veut dire !

— Tu ne connais pas Giaousé ! Il file toujours doux devant toi mais il y a des moments où il est terrible !

— Ne crains rien pour toi, c’est tout ce que je puis te dire !…

— Mais pour toi ! Pour toi, mon Titin ! Il faut tout craindre pour toi !…

— Penses-tu ! dit Titin en haussant les épaules.

— Ah ! pauvre de toi ! Tu ne le connais pas ! Et dire que c’est moi qui te préviens, mon Gésu ! Le scandale sera pour toi, oublies-tu que tu veux te marier avec Toinetta, ajouta tristement mais courageusement la brave Nathalie ?

Le Bastardon se dressa, très pâle. Il apercevait tout à coup le gouffre.

— Tu vois bien qu’il faut t’en aller ! continua-t-elle. Fuis !… Tu vas passer par derrière, et je sortirai par la route ! S’ils me voient, tant pis ! Ne t’occupe pas de la pauvre Nathalie !

— Trop tard !

On entendait en effet des pas dans le jardin.

— Mais par la porte de derrière !… par la porte de derrière !…

Et elle voulait l’entraîner.

— Non ! un traquenard pareil ! Leurs précautions sont bien prises. Et je ne veux pas que l’on me voie fuir ! Nathalie, quoi qu’il arrive, je n’oublierai jamais ce que tu viens de me dire ! Si je n’aimais pas Toinetta, je t’aimerais, Nathalie !…

— Hélas ! fit-elle. Je ne vaux guère, mais merci tout de même, Titin !

On ouvrait la porte du corridor.

— Ne bouge pas ! fit Titin qui avait recouvré son sang-froid. Reste assise comme tu es là. ! Pourquoi essuies-tu tes yeux ? Tu as bien le droit de pleurer !

Des coups furent frappés à la porte de la chambre, en face : « Ouvrez au nom de la loi ! »

Une porte fut ouverte, refermée. Titin alla lui-même ouvrir la porte du salon où Nathalie et lui-même se trouvaient. Le commissaire du quartier, M. Galavard, salua et montra son écharpe. Derrière lui on apercevait le Babazouk, la Tulipe, Sixte Pastorelli et le Bolacion. Titin considérait tout ce monde sans émoi.

— Messieurs, leur dit-il, avancez donc ! Vous allez peut-être nous faire l’honneur de nous expliquer ce que nous sommes venus faire ici !…

Le commissaire examinait toutes choses autour de lui, constatait l’ordre qui régnait dans la salle, la tenue décente de ceux qui l’occupaient, et, se tournant vers Giaousé qui se dissimulait assez sournoisement derrière lui, lui soufflait à mi-voix :

— M’est avis que vous vous êtes trop pressé !

Puis s’adressant à Nathalie :

— Madame, j’ai été requis par votre mari ici présent, le nommé Giaousé dit le Babazouk, pour constater le délit d’adultère.

— Eh bien ! fit Titin d’une voix rude, le constatez-vous ?

— En vérité, monsieur, monsieur Titin, n’est-ce pas ?

— Dit « le Bastardon »… compléta Titin.

— Dit « Hardigras », ricana méchamment le Bolacion.

Titin se retourna vers celui-ci, terrible :

— Qui t’a permis d’ouvrir la bouche ici ? Monsieur le commissaire, pourquoi cet homme est-il ici ?

— C’est le mari qui l’a amené ainsi que ces messieurs !

— Avaï ! éclata Titin. Avance ici, Giaousé !… Tu tenais donc bien à ce que tout le monde sache que tu pouvais faire un cocu ? Eh bien ! ce sera pour une autre fois, vieux camarade, car tu l’as f… bien mérité !… Il n’y a jamais eu de femme entre nous deux, grand fada ! Pas même la tienne ! Allons, Giaousé ! Regarde-moi en face ! Je suis venu ici croyant t’y trouver, je te le jure !…

— Qu’est-ce qu’elle faisait ici ? mâchonnai Giaousé en jetant un regard sournois à Nathalie.

— Elle pleurait !… Elle pleurait parce qu’elle craignait tout de ta méchanceté et qu’elle prévoyait que c’était toi qui lui avais préparé un coup de ta façon !… Mais on va s’expliquer, ne crains rien, et tout de suite, devant ces messieurs !…

— Moi, je n’ai plus rien à faire ici, dit Galavard.

— Une seconde, monsieur le commissaire, nous allons nous expliquer devant vous et devant ces messieurs !… J’y tiens ! Ah ! Gé ! Il y a quelque chose de cassé entre nous puisque tu as cru que je t’avais manqué avec Nathalie et que tu as pu arranger un pareil guet-apens.

— Pourquoi est-elle ici ? répliqua la voix rude du Babazouk, toujours sans oser regarder Titin.

— Et moi, tu sais pourtant bien pourquoi j’y suis venu, « Troun de pas diou ! » Lisez donc ceci, monsieur Galavard !

Le collègue de M. Bezaudin lut la lettre que lui tendait Titin et qui était signée, comme nous l’avons vu, de Giaousé.

— C’est vous qui avez écrit cela ? demanda-t-il au Babazouk.

Celui-ci ouvrit des yeux énormes.

— « Avaï ! » Jamais, monsieur le commissaire !… on a imité mon écriture. Ça n’est pas moi qui ai écrit cela !

Le commissaire rendit le papier à Titin qui le fourra dans sa poche en haussant les épaules.

— On verra, fit-il.

— Et vous, madame, demanda Galavard à Nathalie, pourriez-vous nous dire comment vous êtes ici ? Pardonnez-moi si je vous interroge, car mon rôle est terminé, mais puisque M. Titin m’y convie, je pourrais peut-être vous être utile à tous en vous aidant à démêler ce curieux imbroglio.

— Madame est venue, dit Titin, poussée par la curiosité. Madame désirait connaître depuis longtemps qui était Hardigras ! Hardigras le savait sans doute, car il a envoyé à madame le mot suivant.

Et il fit passer sous les yeux de Galavard le billet qui avait été adressé si singulièrement à Nathalie.

— Jugez de l’étonnement de madame ! continua Titin quand, au lieu de trouver Hardigras, elle vit arriver Titin-le-Bastardon !…

M. Galavard, cette fois, interrompit Titin :

— Écoutez, Titin… Le Babazouk a raison !… Tout autre à sa place voudrait savoir de qui l’on se moque ici… Ce n’est pas vous qui avez écrit ce mot signé Hardigras ?

— Mais je ne suis pas Hardigras, moi !

— Je me permets encore d’insister, Titin, puisque vous m’en avez donné le droit : vous m’affirmez que ce n’est pas vous qui avez écrit ce mot ?

— Mais je le jure, monsieur le commissaire ! Vous oubliez donc que j’ai reçu un mot signé du Babazouk me donnant rendez-vous ici et j’enverrais, moi, un mot signé Hardigras pour y faire venir sa femme !

— En effet ! dit Galavard, ceci n’est pas vraisemblable.

Et il rendit le billet à Titin.

— Tu entends ce que dit le commissaire, Giaousé !… Allons, parle, dis quelque chose !… Au besoin, je veux bien te croire quand tu me dis que ce n’est pas toi qui a écrit la lettre me donnant rendez-vous ici… mais il faut savoir, qui l’a écrite !… Comment étais-tu là, toi ?… Qui t’avait prévenu ?…

— Moi aussi ! fit le Babazouk, j’ai reçu un mot.

Et il sortit un chiffon de papier tout froissé et tout sale, dans lequel on l’avertissait du rendez-vous que Nathalie et Titin s’étaient donné chez le père La Bique. Tous trois examinèrent le papier. La lettre était anonyme, naturellement.

— Eh ! fit Titin, voilà une écriture qui, si elle ne ressemble pas tout à fait à celle de Giaousé… Ne trouvez-vous pas, monsieur le commissaire, que le mot qui a été remis à Giaousé et le mot que j’ai reçu pourraient bien être de la seule et même personne ?

— Cela expliquerait tout ! répliqua le commissaire qui ne demandait qu’à arranger les choses… Vous auriez été victimes tous deux de quelque mauvais plaisant !

Titin se tourna vers Giaousé qui ne disait toujours rien, le front penché comme une brute.

— Allons, voyons, remue ! Tu ne vas pas rester là comme un banc !

Alors l’autre grogna :

— Je dis que ce qui ne peut pas me passer de tête c’est qu’elle est venue pour quelque chose que je sais bien ! Possible que quelqu’un se soit f… de nous, mais elle a marché comme pour de vrai ! Elle s’est changée de robe ! Et il y a du champagne sur la table ! Tout ça, si ça n’est pas pour se faire des chatouilles, je ne m’appelle plus Giaousé !… Non ! je vous le dis !… je ne peux plus rester avec cette femme-là !

— Tu as raison, dit Nathalie ! Je m’en vais !

— Vous constaterez, monsieur le commissaire ! Ça peut me servir pour le divorce !…

Titin avait déjà arrêté Nathalie d’un geste :

— Giaousé ! tu ne feras pas ça ! Tu vas rentrer avec Nathalie chez toi ! ou c’est pour toujours fini entre nous ! Je t’ai toujours aimé comme un frère, et ni Nathalie ni moi ne t’avons manqué.

Il y eut un gros silence. Titin fit encore :

— Donnant, donnant, veux-tu rester l’ami du Bastardon, Giaousé ?

Et il lui releva la tête de ses deux mains et l’autre sentit son regard qui le brûlait. Alors il fit entendre un gémissement :

— Tu sais bien que j’ai toujours fait ce que t’as voulu, Titin ! Aujourd’hui ce sera de même, puisque j’ai accoutumé !

— Embrasse-moi, Gé !…

Et Titin lui ouvrit les bras. Mais le Babazouk l’embrassa mal.

— N. de D… La garce ! fit-il, c’est bien pour toi !… Allons, viens, Nathalie.

— Que Dieu vous bénisse ! Tout est arrangé, fit le commissaire en prenant congé.

Avant de partir avec le Babazouk qui lui tenait rudement le poignet, Nathalie, qui s’était reprise à pleurer, fit entendre :

— Ah ! Titin ! Tu aurais dû me laisser partir toute seule !… Tu verras ! Tu verras !…

— Je serai à la Fourca demain ! Espère, Nathalie. Entre nous, pour l’amitié, c’est à la vie, à la mort !

Titin se tourna vers les autres :

— Rentrez à la Fourca avec eux ! Giaousé est encore à la rancune ! Mais je le connais, ça lui passera ! Faites-lui de bonnes figures et dites-lui que je l’aime, et persuadez Nathalie d’être gentille avec lui.

— Il est bien misérable ! Tu, ferais bien de venir avec nous, émit Sixte.

— Je ne crois pas, fit la Tulipe. Titin a raison. Faut attendre.

— Quant à toi, je t’ai assez vu, déclara Titin au Bolacion. Une fois pour toutes, tiens le toi pour dit : j’aime pas les yeux bordés d’anchois !

— Titin, fit le Bolacion sans relever l’injure, tu m’as toujours mésestimé et sans raison. Je l’ai souvent dit à Giaousé : Si Titin me détestait moins, on pourrait s’entendre. Il n’aurait pas de meilleur ami que moi à Terre-les-Tourettes et dans toute la vallée du Loup !…

— Je ne te déteste pas, riposta Titin… Pour moi t’es moins que la limace ! Lève-toi de devant mes pas, c’est un bon conseil que je te donne !

— Christou ! gronda le Bolacion en fermant les poings, je ne sais pas qui t’a joué le sale tour d’aujourd’hui, mais il est l’ami du Bolacion, celui-là !… En attendant, tout ne sera pas perdu, ici !…

Et sans plus de vergogne, il s’« entabla ». Ceux de Torre et aussi ceux de la Fourca qui avaient abandonné peu à peu la pergola, suivirent ce bel exemple et vidèrent les bouteilles en trinquant à la réconciliation de Titin et de Giaousé.

Titin, lui, était déjà parti. Il était passé chez le père La Bique :

— On boit à ma santé, là-bas ! Je paierai. Tu as confiance ?

— Oui, j’ai confiance… avec une signature pareille !…

Et lui aussi sortit un papier, et Titin sut qui avait commandé ce singulier festin d’amour… Seulement il pâlit en retrouvant encore la signature de Hardigras.