XIX

De quelques satisfactions que M. Hyacinthe Supia tire du mariage de sa pupille Toinetta avec le prince Hippothadée

Si l’on songe qu’Hippothadée n’était point sans inquiétude au sujet des joies qu’il était en droit de se promettre de ce mariage, nous pouvons dire qu’à la vérité, M. Supia était le seul à se féliciter sans arrière-pensée d’une union qui était son chef-d’œuvre. La fortune de sa pupille passait par contrat entre ses mains, c’est-à-dire dans les affaires de la « Bella Nissa ».

De plus, ce mariage avait tué du coup Hardigras, qui était sa bête noire ; non point que M. Supia crût au suicide de Titin, mais par cela même que Titin déclarait Hardigras défunt, cela ne signifiait-il point qu’il se déclarait vaincu et renonçait à la lutte ?

Il y renonçait si bien qu’il avait restitué, pour rien, tout le fruit, à peu de choses près, de ses audacieux larcins.

Pour rien ! Alors que M. Supia était tout prêt à restituer, lui, le petit bien dont, par son habileté, il avait jadis soulagé la pauvre mère Bibi.

Que de sujets de satisfaction ! Il ne cessait de remercier la Providence. D’autant que tout ce que nous venons d’examiner ne constituait point le seul bénéfice de M. Supia.

Pour bien apprécier le génie de cet homme, il convient que nous assistions à la petite conversation qu’il eut avec le mari de Toinetta, huit jours après la cérémonie du mariage.

Le prince Hippothadée venait de passer à la caisse pour toucher le montant de cette mensualité qui avait été prévue en contrat et il en revenait fort échauffé après avoir jeté à la tête du caissier les deux cent soixante-quinze francs quatre-vingt-cinq centimes que cet employé lui tendait alors que le prince avait déjà entrouvert son portefeuille pour y engouffrer le paquet de billets de mille qui lui étaient dus.

— C’est tout ce qui vous revient, monsieur ! J’ai des ordres ! avait répondu fort poliment le gardien du trésor.

Le prince lui avait répliqué dans une langue que l’autre ne comprenait pas, mais où il était facile de deviner des injures. Enfin, il termina en français :

— Par les babouches de la Vierge de Mostarajevo ! cela ne se passera point ainsi !

Et il était arrivé tout fumant dans le bureau du « boïa » que cette irruption ne sembla nullement surprendre.

— Asseyez-vous, mon cher ami, lui dit-il. Que vous est-il arrivé pour que je vous voie dans un pareil état ?

— Je reviens de la caisse ! glapit le prince qui se retenait pour ne point flanquer des gifles à ce visage de tôle. Comprenez-vous, maintenant ? Supia, vous êtes un sale « pezevengh » !

— « Pezevengh » ! fit Supia très calme, je ne comprends pas !

— Connaissez pas « pezevengh » ? En Transalbanie, « pezevengh » est celui qui vit de l’argent des « patchouaras » !

— « Patchouaras » ?

— Oui ! celles qui donnent de l’argent, aux « pezevengh » !

— Après tout, vous devez mieux vous y connaître que moi ! Vous êtes de ce pays-là, mon cher prince, mais je vous en prie, asseyez-vous ! Et surtout, calmez-vous !

— Assez d’histoires… Je ne me laisserai pas rouler… Je suis un « palikare » ! moi !

— « Palikare » ! je veux bien. Je ne vous ai jamais dit que vous n’étiez pas un « palikare » !

— Un « palikare » ne craint rien. Et vous allez voir ce que pèse un « pezevengh » devant un « palikare » !

— Bah ! ils finissent bien par s’entendre ! émit sans plus s’émouvoir M. Hyacinthe Supia.

Le prince frappa du poing sur le bureau :

— Pourquoi deux cent soixante-quinze francs quatre-vingt-cinq ? hurla-t-il.

— Ah ! nous voici revenus à la question ! J’aime mieux ça, fit le « boïa »… Pourquoi deux cent soixante-quinze francs quatre-vingt-cinq centimes ? Eh ! mais, mon cher prince, c’est parce que c’est tout ce que l’on vous doit.

— Bandit !

— Mon cher Hippothadée, vous me traitez de bandit ! J’aurais pu, moi, vous traiter d’escroc et qui, mieux est, vous faire jeter aux « Novi » en cinq sec, tout « palikare » que vous êtes !… Je tiens à votre amitié, bien que vous ne le méritiez point, grand chenapan ! et j’ai préféré vous avancer encore une fois de l’argent ! quitte, naturellement, à opérer une petite retenue sur la somme que j’ai à vous verser tous les mois. Dame, la retenue faite, il ne vous reste pas lourd pour le ménage ! Mais à qui la faute ? Quoi qu’il en soit, je ne demanderais pas mieux que de vous venir en aide, soyez-en persuadé. Cela ne sert à rien d’étrangler les gens et ça n’a jamais été dans ma manière ! Encore faut-il que je ne me trouve pas en face d’un fou qui commence par me traiter de… de « pezevengh » ! Je ne comprends pas bien ce que cela veut dire, mais ça ne doit pas être joli, joli, et chacun a son petit amour-propre !

Le prince ne l’avait pas interrompu. Il l’écoutait, l’examinait, se demandait où le vieil avare voulait en venir, car il avait déjà eu plusieurs fois l’occasion de se rendre compte que jamais le « boïa » n’était aussi redoutable que lorsqu’il prenait ce ton bonhomme.

Enfin, Hippothadée s’interrogeait, cherchant par où l’ex-tuteur de la princesse de Transalbanie pouvait bien le tenir… Il lui avait parlé d’escroquerie, de prison. Tout cela n’était guère rassurant, surtout pour un grand seigneur qui a accoutumé de ne point s’embarrasser d’une comptabilité rigoureuse où se satisfait la morale vulgaire et prudente de la petite bourgeoisie. Soudain, il crut avoir trouvé.

— Que le grand Hippothadée me pardonne ! s’écria-t-il, se peut-il qu’un homme comme vous, monsieur Supia, fasse tant d’histoires pour cette petite affaire de mobilier !

Le « boïa » ricana, sans méchanceté :

— Allons, allons ! Vous avez fini de faire le loup-garou, c’est déjà quelque chose… d’autant que sur le terrain des affaires, personne ne m’a jamais fait peur ! C’est le seul terrain, du reste, sur lequel je consente à m’aligner, cher prince. En effet, il s’agit bien de cette petite affaire… Savez-vous combien il valait mon mobilier ?

— Je ne l’ai jamais su et je ne veux pas le savoir ! Je se sais même plus combien je l’ai vendu !

— Je pourrais vous renseigner, prince, les comptes sont là !

— Faites-moi grâce de vos chiffres, je vous prie !

— Et comme je n’ai rien à vous cacher, je pourrais également vous dire combien je l’ai racheté !

— Vous avez racheté cette affreuse chose, vous ?

— Il faut bien vous mettre dans vos meubles !

— Je ne veux plus de votre appartement ; nous sommes très bien à l’hôtel.

— Ce n’est pas avec ce que vous touchez par mois que vous pourrez le payer, votre hôtel. Pour en revenir à vos meubles, je les ai rachetés pour un morceau de pain !

— Vous m’auriez dit le contraire que je ne vous aurais pas cru !

— Dame ! un mobilier que vous n’aviez pas le droit de vendre et que l’acheteur n’avait pas le droit d’acheter ! Ça aurait pu aller loin, cette affaire-là, vous savez !

Cependant, s’il ne s’était agi que de cette affaire, qui est maintenant réglée, j’aurais été moins exigeant sur la somme que vous devez laisser chaque mois à ma caisse pour que je puisse, sans trop souffrir, rentrer dans mon fonds. Mais il y a autre chose !…

— Quoi donc encore ? haleta le prince.

— Eh bien, mais… et le collier ?

— Le collier ? Quel collier ? interrogea le prince en pâlissant.

— Eh ! vous savez bien ! Le collier de Mme Supia ! Vous avouerez que cela, c’est plus grave, d’autant qu’elles étaient magnifiques, les perles de Mme Supia ! Je les avais choisies moi-même, une à une, avec un soin et j’ose dire, un amour qui redoublait à chaque fête, à chaque anniversaire ! Avec quel plaisir cette chère Thélise le voyait s’allonger, et moi avec quel orgueil je le lui voyais porter ! C’était une véritable fortune qu’elle avait là ! Il était célèbre, le collier de Mme Supia !

— Mais elle l’a toujours ! fit le prince d’une voix étranglée.

— Comme vous êtes peu connaisseur, mon cher Hippothadée ! Le collier que Mme Supia porte aujourd’hui n’est qu’une réplique du vrai. Je ne disconviens point du reste que l’ouvrage soit de premier ordre. Le faux imite si bien le vrai que cette chère Thélise elle-même ne se doute pas un instant de cette curieuse supercherie ! D’autant que le fermoir est bien le même, ce qui ajoute à l’illusion et ce dont je me félicite, du reste, car j’aime beaucoup Mme Supia et je suis au désespoir quand je lui vois du chagrin ! Vous-même, mon cher Hippothadée, qui avez quelque affection pour elle, n’avez point voulu qu’elle puisse se douter d’une pareille substitution… et je vous remercie !

Vous faites bien les choses et je sais que vous n’avez pas lésiné sur le prix que le bijoutier vous demandait pour le faire quand il s’est agi pour lui de vous payer le vrai ! C’était d’autant plus méritoire de votre part qu’il s’est montré, lui, assez pingre ! Je ne sais vraiment pas comment vous vous êtes contenté de ses quarante-cinq mille francs ! Un bijou pareil qui en valait au bas mot deux cent cinquante mille !

Je sais bien ce que vous pouvez dire : c’était un prêt et vous restiez maître de retirer le collier dans les quinze jours si vous rapportiez à ce hideux usurier la somme de cinquante-cinq mille francs, mais aussi vous couriez le risque de ne pas les avoir et le collier devenait la propriété du bandit ! Voyez-vous, mon cher prince, vous avez trop de délicatesse pour ne pas vous faire rouler par ces gens-là… Que cette leçon vous serve pour une autre fois ! D’autant que, je vous le répète, vous avez agi comme un enfant ! Commander à ce joaillier qu’il transporte le fermoir authentique sur le faux collier, c’était avouer bien des choses ! Soit que vous voliez votre amie, excusez-moi, soit que vous étiez de connivence avec elle pour induire en erreur le mari qui avait offert le collier !

Je parlais tout à l’heure de votre délicatesse, j’aurais dû dire : « naïveté »… Quand on m’a raconté la chose, je vous assure que j’ai été peiné pour vous. Vous baissez la tête ! Vous ne dites plus rien ! Vous ne frappez plus la table ! Vous ne me demandez même pas de qui je tiens toute cette incroyable histoire ? Mais je vais vous le dire, ne craignez rien ! Cela encore vous instruira ! Je la tiens du joaillier lui-même.

Le collier de Mme Supia est célèbre, je vous le répète… notre homme l’avait reconnu, et comme il sait de quel bois je me chauffe, il n’a pas voulu se mettre une vilaine affaire sur les bras. Je lui ai répondu que je n’avais pas à me mêler de vos affaires, que j’avais la plus grande foi en vous puisque je ne désirais rien tant que de vous taire rentrer dans ma famille et que si Mme Supia avait, par votre entremise, commandé une réplique du collier, il n’avait qu’à s’exécuter. Comme il insistait et tenait des propos peu convenables sur votre personne, je le mis carrément à la porte. Il se vengea un mois plus tard en me faisant savoir que j’avais eu tort de ne pas l’écouter et qu’il était maintenant propriétaire du collier.

Je ne vous dirai point, mon cher prince, la peine que j’en eus : je tenais beaucoup à ce collier. Mais ce brigand, après l’avoir acquis pour la somme dérisoire que vous savez, ne me l’a lâché que pour sa valeur réelle. Total ! vous le ferez vous-même et vous saurez ainsi pourquoi on vous retient tant d’argent à la fin du mois ! Quant au collier, le voici !

Et M. Supia sortit de son tiroir un écrin dans lequel le prince Hippothadée put voir le vrai collier.

Soudain, celui-ci sortit de son anéantissement et redonna un coup de poing sur la table.

— N… de D… ! vous êtes fort… C’est vous qui avez fait l’affaire !… C’est vous qui m’avez prêté par l’entremise du joaillier les quarante-cinq mille francs ! C’est moi qui en paye maintenant deux cents cinquante mille et c’est vous qui avez le collier !…

— Mon cher prince, vous n’êtes point dénué d’une certaine imagination ! ricana le « boïa »… mais je n’ai pas à vous mettre dans le secret de mes affaires ! Je vous en ai déjà beaucoup dit !… Voici encore une question réglée !… Maintenant, qu’allons-nous faire du collier ?

Là, le prince se ressaisit :

— Si vous êtes juste, monsieur Supia, vous avouerez qu’il y a une innocente dans tout ceci : c’est Mme Supia. Aussi conviendrait-il de lui rendre ce collier sans qu’elle se doutât davantage de son retour qu’elle n’a soupçonné son départ ! J’en fais mon affaire. Et ce faisant vous agirez en galant homme !

— Mon cher Hippothadée, je vous ai bien dit que nous finirions par nous entendre. J’allais vous prier de nous rendre ce petit service, d’autant que je ne crains plus maintenant que vous le reportiez chez le bijoutier, puisque vous savez, par expérience, ce que cette opération vous coûte ! Cependant, si vous teniez absolument à la renouveler…

— Non ! j’ai compris ! J’ai cru m’enrichir en épousant votre pupille et je me suis ruiné !…

— On n’est jamais ruiné, répondit le « boïa », quand on a les capitaux que vous avez dans la « Bella Nissa ».

— Que m’importent des capitaux qui ne me rapportent rien ! émit lugubrement Hippothadée, si je dois avoir la petite surprise d’aujourd’hui chaque fois que je passerai à votre caisse…

— Bah ! fit le « boïa », ce sont deux mauvaises années à passer !… Ne parlons plus de cela… les affaires sont les affaires, et celle-ci, comme l’autre, est définitivement réglée, mais nous pouvons en faire encore, des affaires, mon cher prince ! Je suis tout à votre disposition, moi ! J’admets que vous ne puissiez faire marcher votre ménage avec deux cent soixante quinze francs quatre-vingt-cinq par mois… Un homme comme vous a de gros besoins. La forte somme vous sera nécessaire plus d’une fois.

— Elle m’est nécessaire tout de suite !

— Pas ce soir, en tout cas ! Nous entrerons en pourparlers dans deux ou trois jours, si vous le voulez bien… En ce moment, je suis en plein dans mes échéances de fin de mois. D’ici là, vous avez deux cent soixante-quinze francs quatre-vingt-cinq… Vous ne mourrez pas de faim… Quand vous les aurez épuisés, eh bien ! je ne suis pas dur… j’ai des gages sur vous dans ma maison ! je ne vous laisserai pas dans l’ennui.

— Me faudra-t-il la signature de ma femme ?

— En aucune façon ! vous êtes mariés sous le régime de la communauté, grâce à moi, mon cher « Palikare » !… tout ce qui est à votre femme est à vous !

— Et tout ce qui est à moi vous appartient ou vous appartiendra bientôt !

— Défendez-vous !

— On essaiera ! Alors je prends le collier ?

— Oui… et vous allez le porter tout de suite, vous entendez, à Thélise.

— Mais elle est avec sa fille à la Fourca !… Et je ne puis laisser ma jeune femme seule !… Elle m’attend !…

— Non, elle ne vous attend pas !… Et quant à rester seule, elle ne demande que cela !… Tout le monde sait qu’elle vous a déjà mis à la porte de sa chambre, le soir des noces !

— Tout le monde sait cela !

— Dame !… Il n’est question que de cette petite aventure de Nice à Monte-Carlo !… et c’est un peu de votre faute, avouez-le ! Pourquoi avoir raconté la chose à votre excellente amie, la comtesse d’Azila !…

— Hélas ! mon cher monsieur Supia, c’était pour la tranquilliser !

— Eh bien ! maintenant elle est tranquille, je vous assure, et elle en fait des gorges chaudes avec toutes ces dames patronnesses qui vous attendent pour vous féliciter !… Partez pour la Fourca, mon ami !…

Disant cela, M. Supia avait refermé l’écrin et le glissait dans la poche d’Hippothadée.

— Dois-je vous rapporter le faux ? demanda celui-ci, tout à fait désemparé.

— Mais non ! mon cher !… le faux qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Il vous appartient… Il est sur la note !… Portez-le chez le bijoutier, le faux, si cela vous amuse, histoire de voir ce qu’il vous prêtera dessus !…

Et M. Supia poussait tout doucement le prince hors de son bureau.

Hippothadée se laissa faire, assez mélancolique. Il réfléchissait que c’était la première fois qu’il avait entre les mains un bijou de cette valeur sans qu’il pût en tirer parti. Ah ! il était fort le Supia ! Décidément, il valait mieux être l’ami de cet homme-là que son ennemi.

Hippothadée prit la résolution de ne plus le contrarier en rien ! Il s’arrangerait avec lui pour ne pas être trop arrangé. Antoinette n’était-elle point là pour payer pour les deux ? Elle ne l’aurait pas volé !… car c’était vrai : Hippothadée avait été mis à la porte de la chambre nuptiale. Pauvre Hippothadée, qui se voyait rejeter par sa femme, railler par sa maîtresse légitime ! Il ne lui restait plus que la tendresse de Thélise ! C’est à quoi il pensait en montant dans le taxi qui le reconduisait à la Fourca.

Et ce petit voyage, vu la circonstance, ne lui déplut point. Il ne savait pas, le noble « palikare », que l’abominable « boïa » avait, par lettre, averti sa femme qu’elle eût à veiller désormais sur son collier mieux qu’elle ne l’avait fait jusqu’à présent :

« Depuis plus de trois mois, tu te promènes avec un collier faux ! je te renvoie le vrai !… Il te sera remis en mains propres par le voleur lui-même ! C’est un joli monsieur, mais je t’en prie, Thélise, ne le reçois pas trop mal… Il fait maintenant partie de la famille ! »

Le « boïa » comptait bien qu’ils allaient se déchirer et que, de ce côté-là comme du côté d’Hardigras, il cesserait enfin d’être ridicule. Le « boïa » était fort en affaires, mais c’était un bien pauvre psychologue, tout au moins pour les choses de l’amour, ainsi qu’il sera prouvé tout de suite.