Le Fils de Giboyer
Théâtre completCalmann-Lévy, éditeursTome 5 (p. 5-7).


PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION


Quoi qu’on en ait dit, cette comédie n’est pas une pièce politique dans le sens courant du mot : c’est une pièce sociale. Elle n’attaque et ne défend que les idées, abstraction faite de toute forme de gouvernement.

Son vrai titre serait les Cléricaux, si ce vocable était de mise au théâtre.

Le parti qu’il désigne compte dans ses rangs des hommes de toutes les origines, des partisans de l’Empire comme des partisans de la branche aînée et de la branche cadette des Bourbons. Maréchal, actuellement député, le marquis d’Auberive, Couturier de la Haute-Sarthe, ancien parlementaire, représentent dans ma comédie les trois fractions du parti, clérical, unies dans la haine ou la peur de la démocratie ; et, si Giboyer les englobe toutes trois sous la dénomination de légitimistes, c’est qu’en effet les légitimistes seuls sont logiques et n’abdiquent pas en combattant l’esprit de 89.

L’antagonisme du principe ancien et du principe moderne voilà donc tout le sujet de ma pièce. Je défie qu’on y trouve un mot excédant cette question ; et j’ai l’habitude de dire les choses assez franchement pour ne laisser à personne le droit de me prêter des sous-entendus.

D’où viennent donc les clameurs qui s’élèvent contre ma comédie ? Par quelle adresse cléricale soulève-t-on contre elle la colère de partis auxquels elle ne touche pas ? Par quelle falsification de mes paroles arrive-t-on à feindre de croire que j’attaque les gouvernements tombés ? — Certes, c’est une tactique adroite de susciter contre moi un sentiment chevaleresque qui a un écho dans tous les cœurs honnêtes ; mais où sont-ils, ces ennemis que je frappe à terre ? Je les vois debout à toutes les tribunes ; ils sont en train d’escalader le char de triomphe ; et quand j’ose, moi chétif, les tirer par la jambe, ils se retournent indignés en criant : « Respect aux vaincus ! »

En vérité, c’est trop plaisant !

Un reproche plus spécieux qu’ils m’adressent, c’est d’avoir fait des personnalités.

Je n’en ai fait qu’une : c’est Déodat. Mais les représailles sont si légitimes contre cet insulteur, et il est d’ailleurs si bien armé pour se défendre !

Quant à l’homme d’État considérable et justement honoré qu’on m’accuse d’avoir mis en scène, je proteste énergiquement contre cette imputation : aucun de mes personnages n’a la moindre ressemblance avec lui, ni de près ni de loin. Je connais les droits et les devoirs de la Comédie aussi bien que mes adversaires : elle doit le respect aux personnes, mais elle a droit sur les choses. Je me suis emparé d’un fait de l’histoire contemporaine qui m’a paru un symptôme frappant et singulier de la situation troublée de nos esprits ; je n’en ai pris que ce qui appartient directement à mon sujet, et j’ai eu soin d’en changer les circonstances pour lui ôter tout caractère de personnalité.

Que peut-on me demander de plus ?

Répondrai-je à ceux qui reprochent à ma comédie d’avoir été autorisée, c’est-à-dire d’exister ? Le point est délicat. S’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, je demanderai à ces puritains qui a jamais songé à reprocher au Tartufe la tolérance de Louis XIV ?

ÉMILE AUGIER.