Le Fils de Giboyer
Théâtre completCalmann-Lévy, éditeursTome 5 (p. 9-54).
Acte II  ►


ACTE PREMIER


Le cabinet du marquis. — Porte au fond. À droite de la porte, une petite bibliothèque ; à gauche, une armoire d’armes. — Au premier plan, à gauche, une cheminée, à côté de laquelle une causeuse et un guéridon. — Au milieu de la scène, une table.



Scène première

LE MARQUIS, achevant de déjeuner sur le guéridon ;
DUBOIS, la serviette sur le bras, tient à la main une bouteille de xérès.
Le Marquis.

Je crois que l’appétit est tout à fait revenu.

Dubois.

Oui, monsieur le marquis, et il est revenu de loin. Qui dirait, à vous voir, que vous sortez de maladie ? Vous avez un visage de nouveau marié.

Le Marquis.

Tu trouves ?

Dubois.

Et je ne suis pas le seul. Toutes les commères du quartier me disent : « Monsieur Dubois, cet homme-là… (sauf votre respect, monsieur le marquis !) cet homme-là se remariera, et plus tôt que plus tard. Il a du conjungo dans l’œil. »

Le Marquis.

Ah ! elles disent cela, les commères ?

Dubois.

Elles n’ont peut-être pas tort.

Le Marquis.

Apprenez, monsieur Dubois, que, quand on a eu le malheur de perdre un ange comme la marquise d’Auberive, on n’a pas la moindre envie d’en épouser un second. — Verse-moi à boire.

Dubois.

Je comprends cela ; mais monsieur le marquis n’a pas d’héritier, c’est bien pénible.

Le Marquis.

Et qui te dit que j’en aurais ?

Dubois.

Oh ! j’en suis bien sûr.

Le Marquis.

L’entendez-vous comme Corvisart ?

Dubois.

Corvisart ?

Le Marquis.

Je ne me soucie pas d’être père in partibus infidelium ; c’est pourquoi veuf je suis et veuf je resterai : vous pouvez en faire part aux commères.

Dubois.

Mais votre nom, monsieur le marquis ? Cet antique nom d’Auberive, le laisserez-vous s’éteindre ? Permettez à un vieux serviteur d’en être navré.

Le Marquis.

Que diable, mon bon ami, ne soyez pas plus royaliste que le roi !

Dubois.

Et que voulez-vous que je devienne, moi ? S’il n’y a plus d’Auberive au monde, qui voulez-vous que je serve ?

Le Marquis.

Tu as des économies : tu vivras en bourgeois, tu seras ton maître.

Dubois.

Quelle chute ! Je ne m’en relèverais pas. Votre vieux serviteur vous suivra dans la tombe.

Le Marquis.

À quinze pas, s’il vous plaît ! — Tu m’attendris, Dubois ; sèche tes larmes, tout n’est pas désespéré.

Dubois.

Quoi ! mon maître se rendrait à mes humbles prières ?

Le Marquis.

Non, mon ami ; j’ai fait mon temps et je ne reprendrai pas de service. Mais je tiens à mon nom autant que tu peux y tenir toi-même, sois-en persuadé, et j’ai trouvé une combinaison extrêmement ingénieuse pour le perpétuer sans m’exposer.

Dubois.

Quel bonheur ! je n’ose pas demander à monsieur le marquis…

Le Marquis.

Tu fais bien ! Reste dans cette modestie, et qu’il te suffise de savoir que je te prépare des Auberive. J’attends aujourd’hui même… J’attends beaucoup de monde aujourd’hui.

Dubois.

Oh ! le meilleur des maîtres !

Le Marquis.

Tu es un bon garçon, je ne t’oublierai pas,

Dubois, à part.

J’y compte bien.

Le Marquis.

Enlève le couvert ; je monterai à cheval à deux heures.

La Baronne, paraissant sur la porte.

À cheval ?

Dubois, annonçant.

Madame la baronne Pfeffers.

Il sort.

Scène II

LE MARQUIS, LA BARONNE.
Le Marquis.

Eh ! chère baronne, qui peut valoir à un vieux garçon comme moi l’honneur d’une si belle visite ?

La Baronne.

En vérité, marquis, c’est ce que je me demande. En vous voyant, je ne sais plus pourquoi je suis venue et j’ai bien envie de m’en retourner du même pas.

Le Marquis.

Asseyez-vous donc, méchante femme.

La Baronne.

Non pas ! — Comment ! vous fermez votre porte pendant huit jours, vos gens ont des mines tragiques, vous tenez vos amis dans les transes, on vous pleure déjà, et, quand on pénètre jusqu’à vous, on vous surprend à table !

Le Marquis.

Je vais vous dire : je suis une vieille coquette et je ne me montrerais pas pour un empire quand je suis de mauvaise humeur : or la goutte me change entièrement le caractère ; elle me rend méconnaissable, c’est pourquoi je me cache.

La Baronne.

À la bonne heure ! Je cours rassurer nos amis.

Le Marquis.

Ils ne sont pas si inquiets que cela. Donnez-moi un peu de leurs nouvelles.

La Baronne.

C’est qu’il y en a un dans ma voiture qui m’attend.

Le Marquis.

Je vais lui envoyer dire que je le prie de monter.

La Baronne.

C’est que je ne sais si… si vous le connaissez.

Le Marquis.

Son nom ?

La Baronne.

Je l’ai rencontré par hasard…

Le Marquis.

Et vous l’avez amené à tout hasard. (Il sonne.) Vous êtes une mère pour moi. (À Dubois.) Descendez, vous trouverez un ecclésiastique dans la voiture de madame la baronne ; vous lui direz que je le remercie beaucoup de son aimable empressement, mais que je ne suis pas disposé à mourir ce matin.

La Baronne.

Ah ! marquis, que diraient nos amis, s’ils vous entendaient ?

Le Marquis.

Bah ! je suis l’enfant terrible du parti, c’est convenu… et son enfant gâté. — Dubois, vous ajouterez que madame la baronne prie M. l’abbé de se faire reconduire et de lui renvoyer sa voiture ici.

La Baronne.

Permettez…

Le Marquis.

C’est comme cela. — Allez, Dubois. — Vous voilà ma prisonnière.

La Baronne.

Mais, marquis, c’est à peine convenable.

Le Marquis, lui baisant la main.

Flatteuse ! — Asseyez-vous, cette fois, et causons de choses Sérieuses, madame Égérie. (Prenant un journal sur la table.) La goutte ne m’a pas empêché de lire notre journal. Savez-vous que la mort de ce pauvre Déodat s’y fait cruellement sentir ?

La Baronne.

Ah ! quelle perte ! quel désastre pour notre cause !

Le Marquis.

Je l’ai pleuré.

La Baronne.

Quel talent ! quelle verve ! quel sarcasme !

Le Marquis.

C’était le hussard de l’orthodoxie… Il restera dans nos fastes sous le nom de pamphlétaire angélique… Conviciator angelicus… Et maintenant que nous sommes en règle avec sa grande ombre…

La Baronne.

Vous en parlez bien légèrement, marquis.

Le Marquis.

Puisque je l’ai pleuré !… Occupons-nous de son remplaçant.

La Baronne.

Dites son successeur. Le ciel ne suscite pas deux hommes pareils coup sur coup.

Le Marquis.

Et si je vous disais que j’ai mis la main sur un second exemplaire ?… Oui, baronne, j’ai déterré une plume endiablée, cynique, virulente, qui crache et éclabousse ; un gars qui larderait son propre père d’épigrammes moyennant une modique rétribution, et le mangerait à la croque-au-sel pour cinq francs de plus.

La Baronne.

Permettez, Déodat était de bonne foi.

Le Marquis.

Parbleu ! c’est l’effet du combat : il n’y a plus de mercenaires dans la mêlée ; les coups qu’ils reçoivent leur font une conviction. Je ne donne pas huit jours à notre homme pour nous appartenir corps et âme.

La Baronne.

Si vous n’avez pas d’autres garants de sa fidélité…

Le Marquis.

J’en ai ; je le tiens.

La Baronne.

Par où ?

Le Marquis.

N’importe ! je le tiens.

La Baronne.

Et qu’attendez-vous pour nous le présenter ?

Le Marquis.

Lui d’abord, son consentement ensuite. Il habite Lyon : je pense qu’il arrivera aujourd’hui ou demain. Le temps de lui faire un bout de toilette et je l’introduis.

La Baronne.

En attendant ; j’avertirai le comité de votre trouvaille.

Le Marquis.

Je vous prie. — Et, à propos du comité, chère baronne, vous serez bien aimable d’user de votre influence sur lui dans une affaire qui me touche personnellement.

La Baronne.

Mon influence sur lui n’est pas grande.

Le Marquis.

Est-ce de la modestie ou l’exorde d’un refus ?

La Baronne.

S’il faut absolument que ce soit l’un ou l’autre, c’est de la modestie.

Le Marquis.

Eh bien, ma belle amie, apprenez, si vous ne le savez pas, que ces messieurs vous sont trop obligés pour vous rien refuser.

La Baronne.

Parce que mon salon leur sert de parloir ?

Le Marquis.

’abord ; mais le vrai, le grand, l’inestimable service que vous leur rendez tous les jours, c’est d’avoir des yeux superbes.

La Baronne.

C’est bon pour vous, mécréant, de faire attention à ces choses-là.

Le Marquis.

C’est bon pour moi ; mais c’est encore meilleur pour ces hommes graves, leurs chastes vœux n’allant pas au delà de cette sensualité mystique qui est le dévergondage de la vertu.

La Baronne.

Vous rêvez !

Le Marquis.

Soyez sûre de ce que je dis. C’est par ce motif que toutes les coteries sérieuses ont toujours élu pour quartier général le salon d’une femme, tantôt belle, tantôt spirituelle : vous êtes l’un et l’autre, madame ; jugez de votre empire,

La Baronne.

Vous me cajolez trop ; votre cause doit être détestable.

Le Marquis.

Si elle était excellente, je suffirais à la gagner.

La Baronne.

Voyons, ne me faites pas languir.

Le Marquis.

Voici la chose : nous avons à choisir notre orateur à la Chambre pour la campagne que nous préparons contre l’Université : je voudrais que le choix tombât…

La Baronne.

Sur M. Maréchal.

Le Marquis.

Vous l’avez dit.

La Baronne.

Y songez-vous, marquis ? M. Maréchal !

Le Marquis.

Oui, je sais bien… Mais nous n’avons pas besoin d’un foudre d’éloquence, puisque nous fournissons les discours. Maréchal lit aussi couramment qu’un autre, je vous assure.

La Baronne.

Nous l’avons fait député à votre recommandation, c’était déjà beaucoup.

Le Marquis.

Permettez ! Maréchal est une excellente recrue.

La Baronne.

Cela vous plaît à dire.

Le Marquis.

Vous êtes bien dégoûtée ! Un ancien abonné du Constitutionnel, un libéral, un voltairien, qui passe à l’ennemi avec armes et bagages… Comment vous les faut-il ? M. Maréchal n’est pas un homme, ma chère ; c’est la grosse bourgeoisie qui vient à nous. Je l’aime, moi, cette honnête bourgeoisie qui a pris la Révolution en horreur depuis qu’elle n’a plus rien à y gagner, qui voudrait figer le flot qui l’apporta et refaire à son profil une petite France féodale. Laissons-lui retirer nos marrons du feu, ventre-saint-gris ! Pour ma part, c’est ce réjouissant spectacle qui m’a remis en humeur de politiquer. Vive donc M. Maréchal et tous ses compères, messieurs les bourgeois du droit divin ! Couvrons ces précieux alliés d’honneurs et de gloire, jusqu’au jour où notre triomphe les renverra à leur moulin !

La Baronne.

Mais nous avons plusieurs députés de la même farine : pourquoi choisirions-nous le moins capable pour notre orateur ?

Le Marquis.

Encore un coup, ce n’est pas une question de capacité.

La Baronne.

Vous protégez beaucoup M. Maréchal.

Le Marquis.

Que voulez-vous ! je le regarde un peu comme un client de ma famille. Son grand père était fermier du mien ; je suis subrogé-tuteur de sa fille ; ce sont des liens.

La Baronne.

Et vous ne dites pas tout.

Le Marquis.

Je dis tout ce que je sais.

La Baronne.

Alors, permettez-moi de compléter vos renseignements. Le bruit court que vous n’avez pas été insensible jadis aux charmes de la première madame Maréchal…

Le Marquis.

Vous ne croyez pas, j’espère, à cette sotte histoire ?

La Baronne.

Ma foi ! vous dédommagez tant M. Maréchal…

Le Marquis.

Que j’ai l’air de l’avoir endommagé ? Eh ! mon Dieu ! qui peut se croire à l’abri de la malignité ? Personne… Pas même vous, chère baronne.

La Baronne.

Je serais curieuse de savoir ce qu’on peut dire de moi.

Le Marquis.

Des sottises, que je ne vous répéterai certainement pas.

La Baronne.

Vous y croyez donc ?

Le Marquis.

Dieu m’en garde ! L’apparence que feu votre mari ait épousé la demoiselle de compagnie de sa mère ? Cela m’a mis d’une colère !

La Baronne.

C’est faire trop d’honneur à de pareilles pauvretés.

Le Marquis.

J’ai répondu de la belle façon, je vous assure.

La Baronne.

Je n’en doute pas.

Le Marquis.

C’est égal, vous avez raison de vouloir vous remarier.

La Baronne.

Et qui vous dit que je le veuille ?

Le Marquis.

Ah ! c’est mal ! vous ne me traitez pas en ami. Je mérite d’autant plus votre confiance que je n’en ai pas besoin, vous connaissant comme si je vous avais faite. L’alliance d’un sorcier n’est pas à dédaigner, baronne.

La Baronne, s’asseyant près de la table.

Montrez votre sorcellerie.

Le Marquis, s’asseyant en face d’elle.

Volontiers ! Donnez-moi votre main.

La Baronne, ôtant son gant.

Vous me la rendrez ?

Le Marquis.

Et je vous aiderai à la placer, qui plus est. (Examinant la main de la baronne.) Vous êtes belle, riche et veuve.

La Baronne.

On se croirait chez mademoiselle Lenormand.

Le Marquis.

Avec tant de facilités, pour ne pas dire de tentations à mener une vie brillante et frivole, vous avez choisi un rôle presque austère, un rôle qui demande des mœurs irréprochables, et vous les avez.

La Baronne.

Si c’était un rôle, vous avouerez qu’il ressemblerait fort à une pénitence.

Le Marquis.

Pas pour vous.

La Baronne.

Qu’en savez-vous ?

Le Marquis.

Je le vois dans votre main, parbleu ! J’y vois même que le contraire vous coûterait davantage, vu le calme inaltérable dont la nature a doué votre cœur.

La Baronne, retirant sa main.

Dites tout de suite que je suis un monstre !

Le Marquis.

Tout à l’heure ! — Les naïfs vous prennent pour une sainte ; les sceptiques pour une ambitieuse de pouvoir ; moi Guy-François Condorier, marquis d’Auberive, je vous prends simplement pour une fine Berlinoise en train de se construire un trône en plein faubourg Saint-Germain. Vous régnez déjà sur les hommes, mais les femmes vous résistent ; votre réputation les offusque, et, ne sachant par où mordre sur vous, elles se retranchent derrière ce méchant bruit que je vous disais tout à l’heure. Bref, votre pavillon est insuffisant, et vous en cherchez un assez grand pour tout couvrir. « Paris vaut bien une messe, » disait Henri IV… C’est aussi votre avis…

La Baronne.

On dit qu’il ne faut pas contrarier les somnambules : permettez-moi cependant de vous faire observer que, si je voulais un mari, avec ma fortune et ma position dans le monde, j’en aurais déjà trouvé vingt pour un.

Le Marquis.

Vingt, oui ; un, non. Vous oubliez ce diable de petit bruit…

La Baronne, se levant.

Il n’y a que les sots qui y croient.

Le Marquis, se levant.

Voilà justement le hic. Vous n’êtes recherchée que par des hommes extrêmement spirituels… trop spirituels ! et c’est un sot que vous voulez.

La Baronne.

Parce que ?

Le Marquis.

Parce que vous n’entendez pas vous donner un maître. Il vous faut un époux que vous puissiez accrocher dans votre salon comme un portrait de famille, rien de plus.

La Baronne.

Avez-vous fini, mon cher devin ? Tout cela n’a pas le sens commun ; mais vous m’avez amusée, je n’ai rien à vous refuser.

Le Marquis.

Maréchal aura le discours ?

La Baronne.

Ou j’y perdrai mon nom.

Le Marquis.

Et vous perdrez votre nom… je m’y engage.

La Baronne.

Vous faites de moi tout ce que vous voulez.

Le Marquis.

Ah ! baronne, comme je vous prendrais au mot si j’avais seulement soixante ans. (Dubois apporte une carte de visite sur un plat d’argent. — Le marquis prenant la carte.) « Le Comte Hugues d’Outreville. » (À Dubois.) Faites entrer, morbleu ! faites entrer… Non !.. Dites à M. le comte que je suis à lui dans un instant.

Dubois sort.
La Baronne.

Je vous gêne : mais tant pis pour vous ! il ne fallait pas renvoyer ma voiture.

Le Marquis.

Au fait, je vous présenterai ce jeune homme un jour ou l’autre : pourquoi pas tout de suite ?

La Baronne.

Qui est-ce ?

Le Marquis.

Mon plus proche parent, un parent pauvre. Je l’ai mandé à Paris pour faire sa connaissance avant de lui laisser ma fortune.

La Baronne.

Curiosité légitime. Comment se fait-il que vous ne le connaissiez pas ?

Le Marquis.

Il habite le Comtat, en vrai gentilhomme féodal, et la dernière fois que j’y suis allé, du vivant de son brave père, il y a vingt ans, Hugues en avait sept ou huit.

La Baronne.

Il a un beau nom.

Le Marquis.

Et il porte d’azur à trois besants d’or. Mais ne devenez pas rêveuse, ce n’est pas un mari pour vous : il manque de toutes les nullités de votre idéal.

La Baronne.

Vous ne le connaissiez pas, disiez-vous.

Le Marquis.

Je connais la race : elle est violente et colossale. Le père et l’aïeul avaient six pieds de haut, les épaules à l’avenant, et je me souviens que, quand je faisais sauter le petit Hugues sur mes genoux, j’en avais ma charge… Vous allez voir ce gaillard-là ! — Je vous demande un peu d’indulgence pour lui ; ces gentilshommes campagnards ne sont pas toujours la fine fleur de la politesse, vous savez : grands chasseurs, grands mangeurs, grands coureurs de jolies filles…

La Baronne.

Quelle horreur !

Le Marquis.

Nous formerons celui-là. (Il sonne. — À Dubois qui entre.) Faites entrer.

Dubois, annonçant.

M. le comte d’Outreville.



Scène III

Les Mêmes, LE COMTE.
Le Marquis, allant à sa rencontre les bras ouverts.

Eh ! arrivez donc !… (S’arrêtant stupéfait.) Comment, c’est vous, ce gros enfant, que je faisais sauter ?…

Le Comte.

Le fait est que vous devez me trouver grandi, monsieur.

Le Marquis, à part.

Effilé ! (Haut.) Excusez ma surprise, cousin ! j’étais habitué à mettre votre nom sur des épaules plus larges.

Le Comte.

Oui, mon grand-père et mon père étaient des Goliath ; moi, je tiens de ma mère.

Le Marquis.

Enfin, vous n’en êtes pas moins le bienvenu. — Rendez grâces à votre étoile qui vous envoie chez moi juste à point pour être présenté à madame la baronne Pfeffers.

Le Comte, saluant.

Madame est sans doute parente de la baronne Sophie Pfeffers ?

La Baronne.

C’est moi-même, monsieur.

Le Comte.

Comment ! ce modèle de piété, d’austérité, de…

La Baronne.

Monsieur, de grâce…

Le Marquis.

Eh bien, oui, ce modèle n’est ni vieux ni laid, ce qui vous étonne.

Le Comte.

J’avoue… Mais gratior pulchro in corpore virtus.

La Baronne.

Hélas ! monsieur, je ne mérite ni l’une ni l’autre de vos louanges.

Le Comte, interdit.

Ah ! madame, si j’avais pu soupçonner que vous saviez le latin…

Le Marquis.

Et qui donc ici soupçonniez-vous de le savoir ?

Le Comte.

Pardonnez-moi, madame, une familiarité bien involontaire. (Au marquis.) Que M. de Sainte-Agathe sera heureux quand il apprendra…

Le Marquis.

Qu’est-ce que c’est que ça, M. de Sainte-Agathe ?

Le Comte.

Vous n’avez pas entendu parler de M. de Sainte-Agathe ? Vous m’étonnez. M. de Sainte-Agathe est pourtant une de nos lumières. J’ai eu le bonheur de l’avoir pour précepteur, et il est resté mon directeur en toutes choses.

Le Marquis, à part.

Ce n’est pas un gentilhomme, c’est un sacristain.

La Baronne, à part.

Quelle naïveté !

Dubois, entrant.

La voiture de madame la baronne est là.

La Baronne, à part.

D’azur à trois besants d’or ! (Haut.) Je me sauve. marquis ; je suis trop exposée ici au péché d’orgueil. Au revoir, monsieur le comte. Votre cousin me fera l’honneur de vous conduire chez moi, mais je vous préviens qu’il faudra laisser les flatteries à la porte de mon salon. — Restez, marquis ; les malades ne reconduisent pas.

Elle sort.



Scène IV

LE MARQUIS, LE COMTE.
Le Comte.

Est-ce que cette dame est mariée ?

Le Marquis.

Oui, mon cousin ; j’ai été très malade… Rassurez-vous ; il n’y paraît plus.

Le Comte.

Je respire ! Et quelle maladie avez-vous eue, de grâce ?

Le Marquis.

La baronne est veuve. Je vous remercie de l’intérêt que vous lui témoignez.

Le Comte, à part.

C’est un original.

Le Marquis, à part.

Mon héritier me déplaît. (Haut.) Causons de nos affaires : je n’ai pas d’enfant ; vous êtes mon plus proche parent, et mon intention, comme je vous l’ai écrit, est de vous laisser tous mes biens.

Le Comte.

Et je vous promets de reconnaître vos bienfaits en en faisant un usage agréable à Dieu.

Le Marquis.

Vous en ferez l’usage qu’il vous plaira. — Mais j’ai mis deux conditions à ce que vous appelez mes bienfaits ; j’espère qu’elles ne vous répugnent ni l’une ni l’autre ?

Le Comte.

La première étant d’ajouter votre nom au mien, je la regarde comme une faveur.

Le Marquis.

Très bien. — Et la seconde, de prendre une femme de mon choix, comment la regardez-vous ?

Le Comte.

Comme un devoir filial.

Le Marquis.

Le mot est fort.

Le Comte.

Il n’est que juste, monsieur ; car je puis dire qu’au reçu de votre adorable lettre, je vous ai voué tous les sentiments d’un fils.

Le Marquis.

Comme ça ?… Tout de suite ?… Pan !

Le Comte.

À ce point que je ne me suis plus reconnu le droit de disposer de ma main sans votre aveu, et que je n’ai pas hésité à rompre un très riche mariage que M. de Sainte-Agathe m’avait ménagé dans Avignon.

Le Marquis.

Les choses n’étaient sans doute pas très avancées ?

Le Comte.

Il n’y avait que le premier ban de publié.

Le Marquis.

Rien que cela ! — Et sous quel prétexte avez-vous rompu ?

Le Comte.

Mon Dieu, ce n’était pas une famille qui méritât beaucoup de ménagements : des enrichis. J’ai la bourgeoisie en horreur.

Le Marquis.

Diable ! comment allez-vous vous arranger ? Moi qui vous destine justement une bourgeoise !

Le Comte.

Ah ! ah ! charmant !

Le Marquis.

Elle est très riche et très belle, mais très roturière.

Le Comte.

Serait-ce sérieux ?

Le Marquis, se levant.

Tellement sérieux, que je fais de ce mariage la condition sine qua non de mon héritage.

Le Comte.

Permettez-moi de vous dire, monsieur, que je ne comprends pas quel intérêt…

Le Marquis.

Il est fort simple : c’est une jeune fille que j’ai vue naître et à laquelle je porte une affection quasi paternelle. Je veux que ses enfants héritent de mon nom ; voilà tout.

Le Comte.

Elle est du moins orpheline ?

Le Marquis.

De mère seulement.

Le Comte.

C’est déjà quelque chose. Les belles-mères sont la grande pierre d’achoppement des mésalliances.

Le Marquis.

Je dois pourtant vous dire que le père s’est remarié et que sa seconde femme est parfaitement vivante. Mais elle tient à la plus haute noblesse (À part.) par ses prétentions (Haut.) et signe Aglaé Maréchal, née de la Vertpillière.

Le Comte.

Et le père ?

Le Marquis.

Ancien maître de forges, industrie noble, comme vous savez ; bien pensant, député de notre bord.

Le Comte.

Il s’appelle, dites-vous, Maréchal ?

Le Marquis.

Maréchal.

Le Comte.

C’est bien court. N’a-t-il pas quelque nom de terre à prendre pour corriger la crudité de la mésalliance ?

Le Marquis.

J’ai trouvé mieux que cela. Vous épouseriez haut la main la fille de Cathelineau ?

Le Comte.

Certes ! mais quel rapport ?…

Le Marquis.

Entre un soldat et un orateur ? La parole est une épée aussi. D’ici à huit jours, votre beau-père sera le Vendéen de la tribune.

Le Comte.

Bah !

Le Marquis.

J’ai obtenu de nos amis qu’il porterait la parole pour nous dans la session qui va s’ouvrir. — Chut ! c’est encore un secret.

Le Comte.

Que ne commenciez-vous par là, monsieur ! Il n’y a plus mésalliance. La bonne cause anoblit ses champions. — Et vous dites que la jeune fille est riche ?

Le Marquis.

Elle vous apportera de quoi attendre patiemment mon héritage.

Le Comte.

Puisse-t-il ne m’arriver jamais ! — Et elle est belle ?

Le Marquis.

C’est tout simplement la plus belle personne que je connaisse, mon cher. (À part.) Je m’en vante. (Haut.) Vous la rendrez heureuse, n’est-ce pas ?

Le Comte.

J’ose m’y engager, monsieur. Je comprends tous les devoirs qu’impose le mariage ; ma jeunesse a été une longue préparation à ce nœud sacré, et je puis dire que je m’y présenterai sans tache.

Le Marquis.

Hein ?

Le Comte.

Demandez à M. de Sainte-Agathe, qui connaît mes plus secrètes actions et mes plus secrètes pensées.

Le Marquis.

Je vous en fais bien mon compliment ; mais votre innocence doit être comme celle d’Oreste, mon bon ami : elle doit commencer à vous peser ? Je l’espère, du moins.

Le Comte, baissant les yeux.

Je l’avoue.

Le Marquis.

À la bonne heure !

Le Comte.

Oserais-je vous demander si ma future est brune ?

Le Marquis.

Ah ! ah ! cela vous intéresse ?

Le Comte.

Il est permis, il est même recommandé de chercher dans une épouse un peu de ces traits périssables qui prêtent une grâce de plus à la vertu. C’est du moins l’avis de M. de Sainte-Agathe.

Le Marquis.

C’est juste : il y a longtemps que nous n’en avions parlé. Dites-moi, cousin, est-ce aussi M. de Sainte-Agathe qui vous habille ?

Le Comte.

Pourquoi ?

Le Marquis.

C’est que vous avez l’air d’un donneur d’eau bénite. Je ne peux pas vous présenter dans ce costume déplorable ; vous direz à mon valet de chambre de vous envoyer mon tailleur.

Dubois, entrant.

M. Maréchal est là ; faut-il le faire entrer ?

Le Marquis.

Je crois bien ! (Au comte.) Il vient à propos.

Le Comte.

Connaît-il vos projets ?

Le Marquis.

Pas encore, et je ne m’en ouvrirai pas à lui de quelques jours. (À part.) Il faut laisser se faire un certain travail dans son esprit.



Scène V

Les Mêmes, MARÉCHAL.
Maréchal.

Parbleu ! vous voyez un homme ravi. Je venais savoir de vos nouvelles, non sans un peu d’inquiétude, je peux vous l’avouer maintenant, et j’apprends que vous allez monter à cheval ? Palsambleu ! c’est affaire à vous, marquis.

Le Marquis.

La goutte est comme le mal de mer ; quand c’est fini, c’est fini. — Permettez-moi, mon bon ami, de vous présenter M. le comte Hugues d’Outreville, mon cousin.

Maréchal.

Très honoré, monsieur le comte. Vous voyez en moi le plus vieux camarade de notre cher marquis. Mon grand-père était fermier du sien, je n’en rougis pas ; ma famille a gagné du terrain, la sienne en a perdu, et nous nous sommes rencontrés de plain-pied, l’un oubliant la supériorité de sa naissance et l’autre…

Le Marquis.

Celle de sa fortune.

Maréchal.

Nous personnifions l’alliance de l’ancienne aristocratie et de la nouvelle.

Le Comte.

Vous vous faites tort, monsieur : vous êtes tout à fait des nôtres. Vous en êtes au même titre que Cathelineau.

Maréchal.

Hein ?

Le Comte.

D’illustre soldat à grand orateur, il n’y a que la main. La parole est une épée aussi. Vous êtes le Vendéen de la tribune !

Maréchal, à part.

À qui en a-t-il ?

Le Marquis.

Vous ferez plus ample connaissance une autre fois, messieurs. Vous êtes dignes de vous comprendre. Pour l’heure, mon cher comte, n’oubliez pas que vous avez à tenir conseil avec mon tailleur ; c’est un préliminaire indispensable à la vie parisienne.

Le Comte.

Puisque vous permettez… (À Maréchal.) À l’honneur de vous revoir, monsieur.

Le Marquis, le reconduisant.

Comment le trouvez-vous ?

Le Comte.

Il a grand air, un air de génie.

Le Marquis.

Vous êtes un fin connaisseur. Adieu.



Scène VI

LE MARQUIS, MARÉCHAL.
Maréchal.

Êtes-vous sûr que votre cousin soit dans son bon sens ? Cathelineau ! le Vendéen de la tribune !

Le Marquis.

C’est un bavard qui m’a défloré le plaisir de vous apprendre une grande nouvelle. Mais d’abord, mon cher Maréchal, êtes-vous bien sûr de la solidité de votre conversion ? Ne sentez-vous plus dans votre cœur le moindre virus libéral ?

Maréchal.

Ce doute m’outrage.

Le Marquis.

Avez-vous complètement renoncé à Voltaire et à ses pompes ?

Maréchal.

Ne me parlez pas de ce monstre ! C’est lui et son ami Rousseau qui ont tout perdu. Tant que les doctrines de ces vauriens-là ne seront pas mortes et enterrées, il n’y aura rien de sacré, il n’y aura pas moyen de jouir tranquillement de sa fortune. Il faut une religion pour le peuple, marquis.

Le Marquis, à part.

Depuis qu’il n’en est plus.

Maréchal.

J’irai plus loin : il en, faut une même pour nous autres. Revenons franchement à la foi de nos pères.

Le Marquis, à part.

Ses pères !… acquéreurs de biens nationaux !

Maréchal.

On ne viendra à bout de la Révolution qu’en détruisant l’Université, ce repaire de philosophie ; c’est mon opinion.

Le Marquis.

Eh bien, mon ami, réjouissez-vous : les opérations contre l’Université vont s’ouvrir dans cette session même.

Maréchal.

Vous me comblez de joie !

Le Marquis, lui mettant la main sur l’épaule.

Ne croyez-vous pas que, dans cette mémorable campagne, la voix de notre orateur aura quelque retentissement et qu’on pourra l’appeler le Vendéen de la tribune ?

Maréchal.

Quoi ! marquis…

Le Marquis.

Oui, mon ami, c’est à vous que nous avons pensé pour ce rôle magnifique.

Maréchal.

Est-il possible ? Mais c’est l’immortalité que vous m’offrez !

Le Marquis.

Quelque chose comme cela.

Maréchal.

Du haut de la tribune, dominer l’assemblée du geste et de la voix, envoyer sa pensée aux deux bouts de la terre sur les ailes de la Renommée !… Mais, sapristi ! croyez-vous que je saurai parler ?

Le Marquis.

J’étais justement en train d’admirer votre éloquence à part moi.

Maréchal.

Entre quatre-z-yeux, ça va encore… Mais, en public, je n’oserai jamais.

Le Marquis.

Affaire d’habitude ! la meilleure façon d’apprendre à nager, c’est de se jeter à l’eau.

Maréchal.

C’est qu’il ne s’agit pas de barboter ici.

Le Marquis.

Nous vous attacherons des vessies sous les bras. Votre premier discours étant une sorte de manifeste, nous vous le donnerons tout fait ; vous n’aurez qu’à le lire.

Maréchal.

À la bonne heure ! Du moment qu’il ne faut que du courage et de la conviction… On ne saura pas dans le public que le discours n’est pas de moi ?

Le Marquis.

À moins d’une indiscrétion de votre part.

Maréchal.

Vous ne m’en croyez pas capable, j’espère. — Et quand me confiera-t-on le manuscrit ?

Le Marquis.

Dans quelques jours

Maréchal.

Je ne dormirai pas d’ici là. Je puis vous avouer ma faiblesse, à vous : j’aime la gloire.

Le Marquis.

C’est la passion des grandes âmes.

Maréchal.

Suis-je tout à fait des vôtres à présent ?

Le Marquis.

Tout à fait.

Maréchal.

Eh bien, permettez-moi de vous appeler Condorier, comme vous m’appelez Maréchal. C’est un enfantillage, si vous voulez…

Le Marquis.

Faites donc. Vous me rendrez mon titre quand vous en aurez un.

Maréchal.

Ah ! voilà comme je comprends l’égalité : c’est la bonne, c’est la vraie.

Dubois, entrant.

Un homme assez mal mis prétend que M. le marquis lui a donné rendez-vous.

Le Marquis.

Dans un moment. (À Maréchal.) Je suis fâché de vous renvoyer, mon cher ; mais c’est une grosse affaire qui m’arrive.

Maréchal.

Faut-il tant de façons entre gens de notre sorte ?… À bientôt, mon bon Condorier, à bientôt !

Il sort.
Le Marquis, à Dubois.

Faites entrer maintenant. (Seul.) Imbécile ! Et dire qu’il faudra encore que je le fasse baron ! (Souriant.) Cet homme-là ne saura jamais tout ce que j’ai fait pour lui.

Dubois, annonçant.

M. Giboyer !



Scène VII

LE MARQUIS, GIBOYER.
Le Marquis.

Eh ! bonjour, monsieur Giboyer !

Giboyer.

Monsieur le marquis, c’est moi qui suis le vôtre.

Le Marquis.

Le mien ?… Ah ! oui… pardon !… j’ai un peu perdu la clef de vos locutions pittoresques. — J’ai su par votre… Comment appelez-vous Maximilien ?… Votre pupille ?

Giboyer.

Le mot serait ambitieux… Un tuteur est un objet de luxe dont le petit n’avait pas l’emploi. Je suis, si vous voulez, son oncle à la mode de Bretagne.

Le Marquis.

Appelons-le votre nourrisson. — j’ai donc su par votre nourrisson que vous veniez passer huit jours à Paris, et il m’a pris un grand désir de vous voir.

Giboyer.

Vous êtes trop bon, monsieur le marquis. Votre désir est allé au-devant du mien… Croyez bien que je n’aurais pas traversé Paris sans frapper à votre porte… Je ne suis pas un ingrat.

Le Marquis.

Ne parlons pas de cela. — Savez-vous que vous n’êtes pas changé depuis que nous nous sommes perdus de vue ? Comment faites-vous ?

Giboyer.

Il faut croire que mon père, prévoyant les intempéries de mon existence, m’a bâti à chaux et à sable. Mais vous-même, il me semble que vous prenez des années sans avancer en âge.

Le Marquis.

Oh ! moi, mon avancement avait été si rapide, que je ne bouge plus depuis vingt ans. (S’asseyant près de la table.) Mais parlons de vous, mon camarade. Qu’êtes-vous devenu ? Avez-vous enfin une position sérieuse ?

Giboyer, s’asseyant aussi.

Extrêmement sérieuse : employé dans les pompes funèbres de Lyon.

Le Marquis.

Dans les pompes funèbres ?

Giboyer.

Pendant le jour ; le soir, contrôleur au théâtre des Célestins. Je ne m’étendrai pas sur ce contraste si philosophique.

Le Marquis.

Je vous en remercie. Et quelle est votre dignité dans les pompes ?

Giboyer.

Ordonnateur. C’est moi qui dis aux invités, avec un sourire agréable : « Messieurs, quand il vous fera plaisir. »

Le Marquis.

Permettez-moi de m’étonner qu’avec votre talent, vous n’ayez pas su mieux tirer votre épingle du jeu.

Giboyer.

Vous en parlez bien à votre aise. Le maniement des épingles demande une finesse de doigté incompatible avec les charges que j’ai toujours eues sur les bras : mon père d’abord, Maximilien ensuite.

Le Marquis.

Aussi pourquoi diable vous amusez-vous à recueillir des orphelins ?

Giboyer.

Que voulez-vous !.. le prix Montyon m’empêchait de dormir. (Se levant.) Vous permettez, n’est-ce pas ? Je ne peux pas rester en place. — Et puis j’avais alors une bonne situation dans le journal de Vernouillet ; j’avais enfin le pied à l’étrier ; mais, paf ! le cheval crève sous moi et je retombe sur le pavé, au moment de payer le second trimestre du petit homme au collège. Il fallait trouver une position du jour au lendemain ; on m’offrit gérance du Radical, j’acceptai. Vous savez ce qu’était alors le gérant d’un journal : son bouc émissaire, son homme de peines… au pluriel. Drôle de profession, hein ? mais c’était bien payé : quatre mille francs, nourri et logé aux frais du gouvernement huit mois sur douze. Je faisais des économies. Malheureusement, 48 arriva et la carrière des prisons me fut fermée.

Le Marquis.

Que n’offriez-vous vos services à la République ?

Giboyer.

Elle les refusa.

Le Marquis.

Cette bégueule !

Giboyer.

J’étais au désespoir, non pas pour moi… je n’ai jamais été embarrassé de gagner mon tabac… mais pour l’enfant dont j’allais être obligé d’interrompre l’éducation. C’est alors que je pensai à vous et que j’allai vous trouver.

Le Marquis.

Vous souvenez-vous du temps où vous maudissiez le bienfait cruel de l’éducation ? Qui m’eût dit alors que vous me demanderiez un jour de vous aider à coller sur les épaules d’un enfant pauvre cette tunique de Nessus ?

Giboyer.

J’avoue qu’avant de le mettre au collège, j’ai eu plus d’un colloque avec mon traversin. Mon exemple n’était pas encourageant ! Mais les situations n’avaient qu’une analogie apparente ; il faut plus d’une génération à une famille de portiers pour faire brèche dans la société ! Tous les assauts se ressemblent ; les premiers assaillants restent dans le fossé et font fascine de leurs corps aux suivants ! J’étais la génération sacrifiée : il eût été vraiment trop bête que le sacrifice ne profitât à personne.

Le Marquis.

De mon côté, j’étais heureux de doter ma patrie d’un socialiste de plus. Mais, pour revenir à vous, vous n’aviez plus rien alors sur les bras… C’était le moment de l’épingle.

Giboyer.

C’est ce que je me dis ; mais vous allez voir ma déveine ! La presse ne donnait pas de l’eau à boire, vu le foisonnement des journaux ; alors, j’eus l’idée de faire une série de biographies contemporaines.

Le Marquis.

J’en ai lu quelques-unes ; elles étaient fort épicées.

Giboyer.

Trop épicées ! N’avais-je pas pris au sérieux mon rôle de grand justicier ? Imbécile ! J’écrivais à l’emporte-pièce ; duels, procès, amendes, tout le tremblement ! Mon éditeur effrayé suspendit la publication, et, quand je voulus rentrer dans le journalisme, je trouvai toutes les portes barricadées par les puissantes inimitiés que m’avait créées mon petit sacerdoce. Et cependant Maximilien allait sortir du collège ; je voulais lui parfaire une éducation sterling ; il n’y avait pas à tortiller ni à faire la bouche en cœur : je mis habit bas et je plongeai.

Le Marquis.

Vous plongeâtes ? Qu’entendez-vous par là ?

Giboyer.

Vous ne connaissez, vous autres, que les professions à fleur d’eau ; mais il se tripote dans les bas-fonds cinquante industries vaseuses que vous ne soupçonnez pas. Si je vous disais que j’ai tenu un bureau de nourrices ! Tout cela n’est pas trop restaurant ; mais j’ai un estomac d’autruche, grâce à Dieu ! j’ai mangé de la vache enragée… dans les bons jours, des cailloux dans les mauvais, et Maximilien est docteur es lettres, docteur ès sciences, docteur en droit ! Il a voyagé comme un fils de famille ! il a de l’honneur… comme si ça ne coûtait rien !

Le Marquis.

Vous portez un certain intérêt à ce garçon.

Giboyer.

C’est mon seul parent ! et puis on est sujet en vieillissant à prendre une marotte ; la mienne est de faire de Maximilien ce que je n’ai pu être moi-même, un homme honorable et honoré. Il me plaît d’être un fumier et de nourrir un lis. Cette tulurtaine vaut bien celle des tabatières.

Le Marquis.

J’en conviens. Mais pourquoi n’avez-vous pas reconnu ce fils que vous adorez ?

Giboyer.

Quel fils ?

Le Marquis, se levant.

Sournois ! Je sais votre histoire aussi bien que vous. Vous avez eu Maximilien, en 1837, d’une plieuse de journaux nommée Adèle Gérard. Suis-je bien informé ?

Giboyer.

Oui, mon président.

Le Marquis.

Vous avez perdu de vue assez lestement la mère et l’enfant jusqu’en novembre 1845, époque où la pauvre fille est morte.

Giboyer.

Comment savez-vous… ?

Le Marquis.

Nous avons notre police, mon cher. — Adèle Gérard vous avait écrit une lettre désespérée où elle vous léguait Maximilien ; vous êtes accouru à son lit de mort, vous avez voulu légitimer l’enfant par un mariage in extremis ; mais la mère a rendu l’âme avant le sacrement, et alors, par une bizarrerie que je vous prie de m’expliquer, vous vous êtes chargé de l’orphelin sans vouloir le reconnaître. Pourquoi ?

Giboyer.

Monsieur le marquis, j’ai fait un livre qui est le résumé de toute mon expérience et de toutes mes idées. Je le crois beau et vrai, j’en suis fier, il me réconcilie avec moi-même ; et pourtant je ne le publierai pas sous mon nom de peur que mon nom ne lui fasse du tort.

Le Marquis.

C’est peut-être prudent en effet.

Giboyer.

Eh bien, si je ne signe pas mon livre, comment voulez-vous que je signe mon fils ? Je m’applaudis tous les jours que la mort ne m’ait pas laissé le temps de lui attacher au pied le boulet de sa filiation.

Le Marquis.

Sait-il au moins que vous êtes son père ?

Giboyer.

À quoi bon ? S’il ne gardait pas le secret, il se nuirait ; et, s’il le gardait, j’en serais profondément blessé. Pourquoi d’ailleurs lui mettre dans l’âme cette cause de timidité ou d’impudence ? Qu’y gagnerais-je ? Croyez-vous qu’à un moment donné, il ne me pardonnerait pas plus malaisément mes tares, s’il avait à en rougir comme d’une tache originelle ?

Le Marquis.

Savez-vous, mon brave, qu’il vous est poussé de grandes délicatesses de sentiment depuis que je ne vous ai vu !

Giboyer, sèchement.

Il vous en poussera tout autant quand vous serez père.

Le Marquis.

Holà ! maître Giboyer, vous vous oubliez !

Giboyer.

Je riposte, voilà tout, monsieur le marquis. — Maintenant, venons au fait ; car je ne suppose pas que vous vous soyez livré à ce long interrogatoire par pure curiosité.

Le Marquis.

Et que supposez-vous, je vous prie ?

Giboyer.

Qu’avant de m’offrir un poste de confiance, vous avez voulu vous assurer si mon secret était un cautionnement suffisant. Vous suffit-il ?

Le Marquis.

Oui.

Giboyer.

Alors parlez.

Le Marquis, s’asseyant.

Combien vous rapportent vos deux métiers ?

Giboyer.

Dix-huit cents francs, l’un portant l’autre ; mais ne prenez pas ce chiffre pour base de vos offres. Vous avez omis de me demander ce que je viens faire à Paris. Or je viens m’entendre avec une société américaine qui fonde un journal aux États-Unis, et m’offre douze mille francs pour le diriger. Tout le monde ne m’a pas oublié.

Le Marquis.

J’en suis la preuve. — Vous savez donc l’anglais ?

Giboyer.

J’ai inventé la méthode Boyerson.

Le Marquis.

Et vous consentirez à vous expatrier ?

Giboyer.

Parfaitement ; à moins que vous ne m’offriez les mêmes avantages, auquel cas je vous donne la préférence.

Le Marquis.

Vous ferez bien un sacrifice pour rester auprès de Maximilien ?

Giboyer.

Ce serait un sacrifice à ses dépens ; car, si je vais là-bas, au bout de six ans, je lui rapporte trois mille francs de rente, c’est-à-dire l’indépendance.

Le Marquis.

Et si, mes amis et moi, nous nous chargions de le pousser ? Je m’intéresse toujours à lui. Je l’ai déjà mis comme secrétaire chez M. Maréchal.

Giboyer.

La belle avance !

Le Marquis.

Eh ! eh ! il y a là une bonne dame encore fraîche qui s’intéresse aux jeunes gens et qui les place parfaitement. Les prédécesseurs de Maximilien ont tous de bons emplois.

Giboyer.

Merci bien ! La place que je lui destine n’est pas dans vos rangs, et il n’y a que moi qui puisse la lui donner.

Le Marquis.

Quelle place ? et dans quels rangs ?

Giboyer.

Mon interrogatoire est fini, monsieur le marquis.

Le Marquis, se levant.

Attendez donc… C’est lui qui signera votre livre ?… Parfait ! Vous transfusez ainsi dans sa vie la quintessence de la vôtre ; vous vous laissez vous-même en héritage. Bravo, monsieur ! vous pratiquez la paternité à la façon du pélican.

Giboyer.

Vous sortez de la question, monsieur le marquis ; rentrons-y, s’il vous plaît. Voici mon dernier mot : je veux le même traitement que Déodat.

Le Marquis.

Et qui vous dit… ?

Giboyer.

Vous ne comptez pas me mettre dans votre police, n’est-ce pas ? Elle est faite par de plus grands que moi. À quoi donc puis-je vous servir, sinon à remplacer votre virtuose ? Vous avez pensé que la mauvaise honte ne m’arrêterait pas, et vous avez eu raison. Ma conscience n’a pas le droit de faire la prude. Mais, si vous avez cru m’avoir pour un morceau de pain, vous vous êtes trompé. Vous avez plus besoin de moi que je n’ai besoin de vous.

Le Marquis.

Oh ! oh ! voilà de la fatuité.

Giboyer.

Non, monsieur le marquis. Vous trouveriez peut-être un garnement de lettres aussi capable que moi de vider sur quiconque une écritoire empoisonnée ; mais l’inconvénient de ces auxiliaires-là, c’est qu’on n’est jamais sûr de les tenir. Or, moi, vous me tenez. C’est ce qui me met en posture de faire mes conditions.

Le Marquis.

Ce raisonnement biscornu me paraît sans réplique. Déodat avait mille francs par mois ; le comité voulait opérer une réduction sur ce chapitre ; mais je lui ferai valoir vos raisons.

Giboyer.

Il ne voudra peut-être se décider que sur échantillon. Si je vous brochais d’ici à ce soir une tartine de Déodat ?

Le Marquis.

Possédez-vous assez sa manière ?…

Giboyer.

Parbleu ! pour m’en servir en la définissant, elle consiste à rouler le libre penseur, à tomber le philosophe, en un mot, à tirer la canne et le bâton devant l’arche. Un mélange de Bourdaloue et de Turlupin ; la facétie appliquée à la défense des choses saintes : le Dies iræ sur le mirliton !

Le Marquis.

Bravo ! tournez ces griffes-là contre nos adversaires, et tout ira bien. — Dites-moi, vous sentez-vous en état d’écrire un discours de tribune ?

Giboyer.

Oui-da ! je tiens aussi l’éloquence ; mais c’est à part.

Le Marquis.

Bien entendu. Et quel pseudonyme prendrez-vous ? Car vous ne pouvez nous servir sous votre nom.

Giboyer.

C’est clair ; et cela me va de toutes les façons. L’enfant ne saura pas que c’est moi ; et puis j’avais exprimé dans son verre tout le jus de l’ancien Giboyer ; passons à un autre. Aussi bien j’en ai assez de ce pauvre hère à qui rien ne réussit, qui n’a pas trouvé moyen d’être un homme de lettres avec son talent et un honnête homme avec ses vertus… Faisons peau neuve ! et vive M. de Boyergi !

Le Marquis.

Votre anagramme ? À merveille ! Je vous présenterai demain soir à vos bailleurs de fonds. (Lui donnant un billet de banque.) Voilà pour vos premiers frais ; qu’en vous revoyant, je ne vous reconnaisse pas !

Giboyer.

Rapportez-vous-en à moi. J’ai été second régisseur au théâtre de Marseille.

Le Marquis.

À demain ! (Giboyer sort.) Ouf ! quelle journée !

Dubois, entrant.

Le cheval de M. le marquis est sellé.

Le Marquis.

Allons ! (prenant son chapeau et ses gants.) Étrange garnement !… C’est la courtisane qui gagne la dot de sa fille.