Le Figaro daté du 31 août 1904/Cure d’air

Cure d’air

J’habite en ce moment un coin de l’Oberland où les neiges éternelles sont éclairées à l’électricité. Il s’est livré là, en-ces dernières années, une lutte inégale entre les chamois et les ingénieurs les chamois ont été vaincus. L’Alpe s’est couverte’d’un réseau de rails et maintenant les locomotives voisinent avec les moraines. Une véritable ville d’hôtels meublés a surgi dans le velours des pâturages. Tout un peuple de touristes, échappé des romans de Cherbuliez, vient chercher là un peu de santé et d’oubli. On y rencontre des Russes inquiétants, de majestueux docteurs d’universités allemandes avec leurs frauleins, des alpinistes anglo-saxons sanguins et antipathiques, et, plus rares, quelques Fran, çais en bordée. Comme toujours, nos compatriotes se font remarquer par leur bonne humeur expansive et parle mécontentement qu’ils exhalent contre les hommes et les choses de leur pays. Suivant la célèbre définition.que donnait à Henri Heine une servante d’auberge, on. reconnaît aussi les Français à ceci qu’ils ont quelque chose de rouge" à là boutonnière et qu’ils exigent du mouton. » a Est-ce chauvinisme je les trouve néanmoins plus gentils que les autres peuples et leurs femmes me semblent plus belles. Malgréles efforts des ingénieurs, ce lieu — « .gard4’iine grâce farouche qui dispose à u p’opti misme’indulgent. Ici, la vie intellectuelle s’interrompt heureusement l’animalité s’épanouit en vous. Quand il pleut, on apprend par cœur la liste des étrangers, ou encore on regarde des caricatures berlinoises d’une méchanceté candide. Pour ma part, je fais mes délices d’un Guide illustré de la région, qui abonde en pensées innocentes. J’y ai noté cette maxime, qui peut, paraître d’une rédaction périssable, mais dont il sied d’apprécier la justesse « Vraiment, c’est une jouissance très délicate de se trouver seul devant la majestueuse nature ! » Cette délicate jouissance, nous ne sommes guère plus de deux mille à la savourer, dans une solitude de quelques hectares.

Lire ? — On s’en garderait comme d’une inconvenance. La bibliothèque de l’hôtel est pourtant richement pourvue, et dans un large esprit d’éclectisme international. On y trouve plusieurs Bibles et d’innombrables romans anglais. Notre génie y est représenté par l’œuvre entier de Paul de Kock. Cette gloire bellevilloise qui fut chère au Pape Grégoire XVI, s’est attardée là, devant la Jungfrau. Il ne tiendrait qu’à moi de relire Monsieur Dupont et la Prairie des coquelicots. Je suis tenté, de le faire, et je n’ose ; je craindrais d’y prendre quelque plaisir. Ces joyeux récits m’ont laissé une impression de gaieté funèbre et d’ordurière stupidité. Je tiens à garder cette opinion. J’ai pourtant failli la perdre, par perversité pure et par esprit de contradiction.

Nous vivions là, paisibles, échangeant des idées de table d’hôte, et nous racontant des histoires d’ascensions ingénument mensongères. Une dame a passé parmi nous, qui nous a troublés. Cette dame, probablement slave, parlait quatre ou cinq langues et s’entendait à toutes les littératures. C’était une personne charmante et terrible. Ne demandez pas si elle était divorcée, cela tombe sous le sens. Elle l’était plusieurs fois, comme il convient, et ses veufs erraient dans les deux mondes. Elle abondait en propos sévères-contre les conventions sociales et en jugements hardis sur les arts. Bien qu’elle me méprisât, en tant que mandarin, elle daignait, entre deux parties de tennis, me communiquer ses certitudes. Au bout d’un demi-heure de causerie, j’eus le regret de constater qu’elle savait Nietzsche par cœur. Ainsi du reste. En poésie, en peinture, en musique, en sociologie et en hygiène, elle n’avait que des opinions d’après-demain. Dans sa petite enfance à l’âge où les autres jouent àia poupée, elle était de tous les Bayreuth ; depuis, elle a trouvé dans Parafai de la fadeur et cette découverte l’a guérie du wagnérisme. Raphaël lui • donne, des— nausées ; elle est « trecentiste », et Enguerrand Charonton lui sufîît à peine. Le gros génie de Victor Hugo ne lui inspire que de la pitié. J’ai cru devoir lui prêter le Figaro. La consultation des-auteurs dramatiques, provoquée par notre ami Serge Basset, a suscité en elle des sentiments divers et violents. Alors, je ne sais pourquoi, j’ai senti que l’âme du bon. Sarcey. m’envahissait. En "face d’une adversaire si. informée, une rage m’a pris d’opinions moyennes et de ; vérités faciles. 11 est-amusant.de sèn^r’qu’on passe pour un iolbëcile aux yeux de certaines personnes. Je me suis rué sous ses dédains. J’ai commencé par l’exaspérer en osant soutenir que, malgré tout le mérite des Corbeaux et de la Parisienne, la scène française n’avait pas attendu la venue de Becque pour exister. Je lui ai cyniquement avoué mon admiration pour le théâtre de Dumas fils elle a souri. J’ai parlé d’Émile Augier sans dégoût elle a soupiré. Poussé à bout, je suis allé jusqu’à lui marquer quelque estime pour Scribe elle a râlé. J’ai épuisé la joie de son mépris.

La peur de ne point paraître assez avancé, qui fait en politique des criminels, sévit plus encore en littérature. Cette dame exotique s’appelle légion. Nous trouvions que nous n’étions pas assez, naguère, à vouloir en art de la rareté, à chercher l’étrange, à mettre de l’avenir dans le présent, à cueillir les fruits verts du passé. Nous avons fait école de zélateurs. Aujourd’hui, ils sont trop. Il y a surabondance ae gens intelligents, de ceux-là surtout qui le sont à l’excès. Les demoiselles à marier chantent du Verlaine, et voici que bientôt Ibsen ne suffira plus aux grands cercles. Les gens du monde n’ont plus assez de préjugés. On leur voyait autrefois des idées étroites qui leur convenaient à merveille. II me semble que je les aime moins, depuis qu’ils pensent et qu’ils ont des jouissances audacieuses.

Au temps des batailles romantiques, l’état social comportait un système de castes qu’on serait tenté de regretter. D’un côté se groupaient les servants de l’art en secte insolente, suspecte et parquée de l’autre, l’élite des honnêtes personnes que l’idéal ne tourmentait pas. On se traitait réciproquement de bourgeois et de bohèmes ; on se haïssait affectueusement. Ces deux humanités tenaient à se distinguer, l’une de l’autre jusque par le costume et la coiffure. C’était un drapeau que le gilet rouge de Gautier. Les bousingots du parterre interpellaient les capitalistes de l’orchestre en ces termes, où l’on aurait tort de voir de— la colère : « A la guillotine, les genoux » Cela voulait dire alors, simplement, qu’on ne communiait pas sous les mêmes espèces dans la religion de la beauté. Banville racontait délicieusement qu’à la première représentation de l’opéra La Esméralda, tandis que le chœur chantait ces vers :

Voici les bourgeois stupides
Qui se hâtent sur les ponts,
un monsieur, congestionné, avait surgi dé sa stalle en s’écriant « Pourquoi stupides ? » On l’avait, contraint de se rasseoir, sans même daigner lui répondre. Il était établi que tous les bourgeois étaient stupides. Cela les empêchait de l’être trop.

De part et d’autre on était chez soi. Quand un jeune homme annonçait des dispositions pour la poésie, la musique 6u~ la peinture, — il commençait par encourir la malédiction paternelle et par être expulsé de la maison. Quelques mois ou quelques années de misère vaillante, en éprouvant sa vocation, ou bien le ramenaient penaud au comptoir natal, ou bien le trempaient pour l’héroïsme. La montée vers l’idéal se faisait su’r les genoux et les mains déchirées. On y gagnait d’avoir moins de professionnels de l’art et plus d’artistes vrais.’ Aujourd’hui nos ateliers pullulent d’apprentis inutiles ; des industriels envoient leurs filles au Conservatoire, et des pères établissent leurs garçons poètes lyriques. C’est trop de fleurs.

En ce jadis, hélas ! disparu, il y avait un beau pour la classe moyenne, un sublime raisonnable, usuel, portatif, facile à suivre, celui de Rosa Bonheur, de Casimir Delavigne et de Donizetti. Il y avait des genres à l’usage des classes dirigeantes la peinture champêtre, la romance, l’opéra Renaissance, la comédie sentimentale en vers. Il y avait le Théâtre de Madame et le Concert Musârd— Chacun restait dans son monde et s’enthousiasmait selon ses forces. C’en est fait de ces sages hiérarchies. Désormais l’intellectualisme coule à pleins bords. Il y aurait sottise et orgueil à s’en affliger.

Mais peut-être vais-je relire, pour oublier ma moderne et délicieuse dame slave, deux ou trois romans de Paul de Kock. L’intelligence a son hygiène et il n’est pas mauvais, de temps à autre, de faire une halte dans la simplicité.

Henry Roujon. 

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