Le Figaro/1893/12/10
Hier, pendant la séance de la Chambre, une bombe a éclaté avec un effroyable fracas, blessant une cinquantaine de personnes et répandant une poussière noire à travers toute la salle. Jusqu’au soir, le Palais Bourbon a été transformé en une vaste ambulance, encombrée de brancards, d’infirmiers et de matelas, tandis qu’une instruction judiciaire était tout aussitôt commencée.
Voici les détails recueillis par nous, heure par heure, sur cet horrible attentat qui n’a fort heureusement occasionné aucune mort, mais qui causera une légitime émotion dans la France entière.
Nous donnons d’abord le récit initial de notre collaborateur Paul Hémery, qui assistait à la séance dans la tribune des journalistes, et qui par conséquent, a été la premier témoin de cet attentat :
« Il était environ quatre heures. Placé au premier rang de la galerie du premier étage qui fait face à la tribune et au président de la Chambre, j’ai entendu une formidable détonation et j’ai vu en même temps une lueur vague entourée d’une épaisse fumée.
Un horrible attentat venait d’être commis : une bombe, lancée d’une des tribunes du second étage, au dessus de l’extrême droite, avait éclatée avant de toucher le sol, répandant une effroyable pluie de projectiles de toutes sortes, clous énormes, morceaux de zinc ou de plomb, atteignant les députés et les personnes placées dans les diverses galeries ou tribunes, frappant en tous sens et en tous endroits, causant l’émotion la plus poignant. Des cris déchirants s’échappaient de toutes les poitrines, les voix de femmes dominées le tumulte comme dans un épouvantable rêve et donnaient la sensation d’une lente et plaintive clameur.
J’eus d’abord l’impression d’un immense danger, comprenant de suite la nature de l’attentat et redoutant une suite à cette première manifestation : je croyais à une seconde, peut être à une troisième bombe !
Devant l’attitude énergique et résolue du président de la Chambre et du gouvernement, devant le sang froid dont firent preuve tous les représentants du pays, tous les fonctionnaires qui assistaient à la séance et tous les représentants de la presse, le même sentiment se dégagea aussitôt : on avait échappé au premier danger et on attendait avec courage, ignorant les malheurs causés, les conséquences de cet affreux crime.
M. Charles Dupuy, ainsi qu’on le verra plus loin, dans le compte rendu de la séance a donné l’exemple du devoir, et on ne saurait trop le féliciter en cette circonstance : quand il a quitté la salle des séances, il a d’ailleurs été l’objet d’une manifestation sympathique qui a dû lui aller au cœur.
La bombe a été lancée de la seconde tribune publique, située à la droite du président de la Chambre, au deuxième étage, et a éclaté à hauteur de la galerie du dessous, emportant dans un immense tourbillon tout ce qu’elle rencontrait devant elle.
Plusieurs députés ont été renversés ; l’abbé Lemire est projeté sur le sol, il est atteint par un projectile derrière la tête et reçoit une blessure profonde. D’autres députés sont blessés : MM. De Lanjuinais, Leffet, le baron Gérard, Cazenove de Pradine, de Montalembert, Charpentier, de Tréveneuc. On les entoure, on les emporte dans les bureaux pour leur donner les premiers soins.
M. Ch. Dupuy, au fauteuil, a eu le cuir chevelu déchiré par un clou.
Détail curieux : le bureau du secrétaire général de la présidence, M. Pierre, qui se trouve derrière le fauteuil du président, est couvert d’une couche épaisse de poussière, que l’on se garde d’enlever, cette poussière devant servir à faire des expériences chimiques.
De nombreux députés ont les épaules recouvertes de cette même poussière : MM. Georges Cochery, Marcel Habert ont comme un manteau grisâtre. M. Barthou, le jeune député des Basses-Pyrénées, dont l’attitude a été remarquée, a la figure criblée de petits grains noirs.
Le public a quitté la salle des séances en proie à une émotion violente : on aperçoit des traces de sang ; des femmes et des hommes, dont la liste est longue, ont été blessés. Les nombreux médecins qui font partie de la Chambre sont accourus aussitôt à leur secours et le Palais Bourbon est bientôt transformé en ambulance.
Et nous quittons la salle où la délibération continue, M. le vicomte de Montfort occupant la tribune et MM. Les secrétaires rédacteurs et les sténographes continuant avec la plus parfaite tranquillité à prendre leurs notes. »
Aussitôt l’explosion produite, presque au même instant, toutes les grilles du Palais législatif ont été fermées. On ne laissait plus sortir personne : c’était une excellente mesure qu’on a sagement fait de prendre sans retard.
Nous assistons alors au long défilé des blessés que l’on conduit dans les divers locaux de la Chambre, où sont installés bien vite des internes de l’Hôtel-Dieu et des infirmières.
M. Casimir-Perier, président du Conseil, accompagné de MM. Raynal et Antonin Dubost, ministres l’intérieur et de la justice, ont parcouru les salles, visitant les blessés. Quelques instants après, M. Charles Dupuy, président de la Chambre, suivi de tous les membres du bureau, vice-présidents et secrétaires, a accompli le même devoir.
À la buvette transformée également en salle d’ambulance, les soins sont donnés à une pauvre femme qui a reçu une blessure en pleine poitrine et à un brave homme campagnard qui a deux ou trois blessures dans la tête. On soigne aussi un homme, jeune encore, dont les bras sont ensanglantés.
De tous cotés les questeurs et les députés s’empressent de porter secours.
Les députés se montrent des clous ramassés sur le tapis et un morceau de fer blanc qui permet de supposer que l’engin était une boite de sardines.
En dehors des médecins du Palais Bourbon, MM. Vigor, ministre de l’agriculture, Bizarelli, Chassaing, de Mahy qui sont des médecins, pratiquent les pansements.
M. Maurice Faure raconte qu’il a été comme aveuglé par la fumée et qu’il a subi une forte commotion, à la suite de laquelle il est demeuré sourd plusieurs minutes. Le même accident est arrivé au fils de M. Jules Guesde qui était dans une galerie.
En dehors d’une tribune du premier étage réservée aux rédacteurs de journaux ou à leurs représentants, il existe au second étage une vaste tribune qui renferme tous les journalistes parlementaires. C’est de cette tribune qu’un rédacteur de l’Agence nationale assistait à la séance, et voici le récit qu’il en donne :
— J’étais, dit-il, précisément dans la tribune de gauche, faisant face à celle de droite où a éclaté la bombe. C’est à la hauteur du deuxième entre-colonnes que l’explosion s’est produite. La détonation, à la distance où j’étais, n’a pas été très éclatante, le centre lumineux a été immédiatement environné d’un épais nuage d’un blanc jaunâtre qui, montant vers le plafond, s’est répandu en quelques secondes dans toute la Chambre.
L’odeur suffocante était celle de la poudre ordinaire à fusil. D’après les débris recueillis, l’engin était une boîte en fer-blanc contenant des grenailles de plomb et surtout des clous à tête massive et carrée que l’on a pris pour des clous de maréchaux ; plusieurs de ces clous, tombés dans la tribune de la presse, avaient la tige courte, beaucoup plus courte que les clous à ferrure ; ce sont des clous de rouliers, de charretiers.
D’autre part, la poudre était une poudre à combustion relativement lente et nullement brisante comme les produits analogues à la dynamite.
En effet, pas une vitre n’a été brisée à la toiture vitrée formant le plafond lumineux, et les légers dégâts ainsi que les blessures assez superficielles ont montré le peu de force de pénétration des projectiles. En revanche, la poudre a brûlé très incomplètement, comme une poudre de mauvaise qualité, déposant partout une couche épaisse de résidu.
Étant donnée cette composition probable, il est heureux que la bombe ait éclaté en l’air, faisant des blessures nombreuses, mais légères en général, car si une bombe de cette nature avait trouvé un point d’appui sur le sol, elle aurait agi plus puissamment.
Un de nos collaborateurs, malgré la consigne impitoyable de ne laisser entrer personne, a pu, vers cinq heures, en suivant un convoi de fiacres chargés de brancards et remplis d’internes et d’infirmiers, pénétrer à l’intérieur de la Chambre par la porte qui donne sur la place du Palais Bourbon.
À l’intérieur, une double rangée de gardiens veillent à l’exécution des ordres reçus par le préfet de police. Les blessés eux-mêmes sont obligés — ô ironie ! — de monter patte blanche, et les députés forcés de donner leur nom aux agents et de se faire reconnaître par les gardiens du Palais placés devant la porte.
Prestement, et avec une activité, un dévouement vraiment dignes des plus grands éloges, les jeunes internes de l’Hôtel-Dieu se précipitent dans le couloir, à gauche de la cour, qui donne accès aux bureaux de la questure.
Là un spectacle à la fois effrayant et émouvant se présente.
Un à un les députés ou spectateurs légèrement blessés quittent les bureaux et descendent lentement, accompagnés d’amis ou de gardiens, l’escalier de la questure.
Voici M. Lefoullon, avoué et député de Neuilly. Je me précipite vers lui et lui sert la main droite, car la main gauche est entièrement pansée, de même qu’une partie de la tête.
— Cela ne sera rien, dit-il, de l’air le plus calme. Je n’ai qu’un doigt entièrement fendu et l’ongle enlevé, avec une écorchure sur la tempe.
Et il s’éloigne en continuant à fumer tranquillement sa cigarette.
Grâce à un subterfuge, je pénètre dans les bureaux de la questure, encombrés de blessés, qu’on panse, d’autres qu’on interroge et de spectateurs qu’on fouille.
M. Bizarelli, questeur, va et vient, signant des laissez-passer, lorsque l’identité d’une personne est reconnue.
Dans une salle, M. Souligot, le chef de clinique de l’Hôtel-Dieu, s’occupe du pansement d’une dame étendue sur un lit de camp. Elle a eu la jambe fracturée dans trois endroits et la rotule enlevée. On me dit son nom : c’est Mme Mantel, habitant Vienne (Autriche). Elle est calme et ne semble pas souffrir. Le médecin se demande cependant s’il ne va pas falloir procéder à l’amputation de la jambe atteinte.
De tous les côtés de cette salle, des blessés. Ici, sur un banc, la chemise ensanglantée et le bras en écharpe, un homme jeune, gros, une forte moustache blonde rougie par le sang qui dégoutte de la tête. C’est un marchand de charbon demeurant au 42 de la rue de La Chapelle, M. Laporte, qui était venu assister à la séance avec sa femme. Celle-là, dans un autre cabinet, est assez gravement atteinte, mais ne donne aucun signe d’abattement : elle vient d’apercevoir son mari. Les malheureuses gens se félicitent d’en être quittes à ce prix.
L’air surchauffé par les calorifères avec l’odeur d’acide phénique qui se dégage de toutes parts rend l’atmosphère de la questure pénible, presque insupportable. Les couloirs encombrés de gens appartenant à la Chambre, d’agents qui vont et viennent, de journalistes aux renseignements constituent un empêchement à la rapide exécution des ordres. Cette partie du Palais Bourbon est transformée en hôpital.
Et toutes les sommités de la police sont cependant là, interrogeant, notant les moindres détails pouvant entraîner l’arrestation du coupable.
Voici M. Lépine, le préfet de police, de faction devant la porte de la questure. Il ne laisse sortir personne et renvoie à M. Bizarelli toutes les personnes qu’il ne connaît pas.
Il recueille des dépositions. Un de nos confrères lui raconte avoir vu un petit homme se dresser dans la travée des galeries, du côté de l’extrême droite, et lancer l’engin en l’air. Le préfet enregistre soigneusement toutes les dépositions.
À côté de lui et donnant des ordres, M. Antonin Dubost, le nouveau ministre de la justice. Il va et vient parmi les blessés, s’informant du nom et de l’état de chacun d’eux.
Enfin, dans cette cohue de commissaires de police donnant des instructions, MM. Fédée, l’officier de paix, Mouquin, Bernard, Daltroff, commissaires de police, sont à remarquer par l’intelligence avec laquelle ils accomplissent leur mission.
À six heures, je vois M. Girard prendre à part M. de La Londe, commissaire de police.
Ce dernier fait appeler deux officiers de paix.
— Faites venir immédiatement trois ou quatre voitures cellulaires ! » lui dit-il.
Dès la première nouvelle de l’attentat, M. Lépine, préfet de police, a pris en personne la direction du service d’ordre.
M. Bertrand, procureur général ; le procureur de la République, M. Rouiller, M. Meyer, juge d’instruction ; M. Goron, chef de la Sûreté ; MM. Lejeune, Bernard et Clément, commissaires aux délégations ; MM. Touny, Cochefert, Debeury et Bouvier, commissaires divisionnaires, et plusieurs autres commissaires, parmi lesquels MM. Mouquin, Brongniard, etc., sont venus procéder à l’instruction.
Pendant que le Parquet s’occupait des constatations, les commissaires interrogeaient toutes les personnes présentes et constataient leur identité.
M. Goron, chef de la Sûreté, avait émis une idée ingénieuse. Il voulait qu’on fît rentrer tous les spectateurs dans les tribunes et que chacun y reprît la place qu’il occupait. Le Parquet n’a pas partagé cet avis, trouvant l’exécution de cette mesure trop difficile. Il a peut-être eu raison. C’eût été cependant curieux à tenter et il eût été facile de reconstituer la scène. En tous cas, on eût pu reconnaître facilement les gens qui se refusaient ou qui trouvaient des objections à cette mesure.
Deux personnes ont déclaré avoir vu lancer la bombe. L’une d’elles, M. Cordier, marchand de vin, rue Saint-Fiacre, qui figure parmi les blessés, était dans la tribune voisine de celle où se trouvait le criminel. Il a vu, dit-il, seulement le bras qui lançait l’engin dans sa direction. La cloison qui le séparait ne lui a pas permis de voir la figure.
Mme Mallen, qui a eu la rotule brisée, est plus explicite. Elle affirme que l’auteur de l’attentat serait un homme assez grand et blond et qu’elle le reconnaîtrait parfaitement si on le mettait en sa présence.
M. Girard, chef du laboratoire municipal, s’est occupé de reconstituer l’engin.
Parmi les spectateurs dont la déposition est intéressante à citer, il faut mentionner M. Mourier, propriétaire du restaurant Bruneau, frère du directeur de la maison Maire. Il était avec M. Duflos, du restaurant Notta, dans une des tribunes voisines de celle d’où l’engin est parti, et il a même une légère blessure à la joue et à la main. Il a eu la sensation d’une lueur et d’une secousse violente, et il dit que si la bombe n’avait pas heurté la corniche de la galerie inférieure, choc qui a fait éclater la bombe, la salle entière aurait sauté.
Il a voulu, tout naturellement, sortir au plus vite pour éviter une nouvelle catastrophe que tout le monde pouvait craindre ; mais, malgré sa précipitation, il lui a été impossible de sortir. Il affirme comme conclusion que personne n’a pu sortir du Palais.
On ne connaît pas la composition exacte de la bombe ; mais étant donnés les ravages qu’elle a produits tout en ayant éclaté trop tôt, c’est-à-dire dans l’espace, on devine la catastrophe qu’elle aurait occasionnée si elle avait éclaté sur les bancs des députés auxquels elle était destinée.
D’après les experts, les magistrats instructeurs, M. Girard, chef du laboratoire municipal, le chef de la Sûreté et les questeurs, par conséquent d’après tous : ceux qui ont examiné les restes, les blessés et les dégâts, la bombe était composée d’une boîte de conserve en fer-blanc, percée d’une mèche qui a dû être allumée avec de l’amadou ou avec un cigare.
En heurtant la corniche de la galerie de l’étage inférieur, ce qui n’avait certes pas été prévu par les anarchistes, la bombe a éclaté, couvrant de poussière tous les pupitres, tous les gradins, tous les députés, et projetant partout de gros clous de charretier mêlés à de petits morceaux de zinc, blessant plus ou moins grièvement, dans la salle, dans l’hémicycle et dans les galeries tous ceux que ces morceaux touchaient.
La mèche, ressemblant à un rat-de-cave, a été ramassée, non loin de la place de l’abbé Lemire, aux pieds duquel le principal morceau de la bombe a dû tomber avant de se séparer en mille : miettes.
M. Girard, consulté par notre collaborateur Georges Grison sur cet engin, a répondu qu’il ne pouvait se prononcer sur sa composition, qu’il ne devait même rien dire, étant donné le secret professionnel : « Mais ce que je puis vous déclarer, a-t-il ajouté, c’est que les anarchistes qui ont fait cet engin sont en progrès. »
M. Girard a vu en effet et analysé les divers engins qui ont été saisis, et c’est à ces divers engins qu’il faisait allusion.
À la première nouvelle de l’attentat commis au Palais-Bourbon, le Président de la République a envoyé un des officiers de sa maison militaire, le capitaine Marin-Darbel, qui a remis à M. Dupuy une lettre de M. Carnot qui lui exprimait toutes ses sympathies pour les personnes blessées.
Dès que le nombre et l’état des blessés a été connu, M. Casimir-Perier, président du Conseil, a envoyé à l’Elysée M. le comte de Bourquenay, directeur du protocole, qui a donné au Président de la République les détails les plus complets.
À six heures et demie, M. Raynal, ministre l’intérieur, s’est rendu à l’Élysée et a eu avec M. Carnot un assez long entretien.
Comment l’anarchiste a-t-il pénétré dans le Palais Bourbon ?
On entre de deux façons dans la salle des séances, quand on veut assister à une séance plus ou moins intéressante et plus ou moins tumultueuse.
D’abord en demandant aux députés ou au président de la Chambre des cartes d’entrée que distribue la questure, suivant un avis inséré au Journal officiel. Chaque député ayant droit, toutes les trois séances, à deux cartes donnant accès soit aux galeries, soit aux tribunes, et le président de la Chambre disposant chaque fois d’une loge entière. Les galeries sont au premier étage, elles sont par conséquent les plus recherchées : elles sont au même rang que la loge diplomatique, la loge des sénateurs, des anciens députés, des journalistes, des officiers supérieurs, etc., etc. pour l’accès desquelles il faut des billets spéciaux.
Les tribunes, moins bonnes, sont au second étage, immédiatement au-dessus des galeries : mais elles ne sont pas moins recherchées par les curieux avides des émotions que donnent les séances du Parlement.
Les curieux admis ainsi, par invitation pour ainsi dire, par cartes spéciales, forment les quatre cinquièmes de l’assistance habituelle du Palais-Bourbon. Ceux-là par conséquent ont presque tous des répondants : ce sont des personnes plus ou moins connues et qui tiennent leurs billets d’un député ou d’un ami d’un député.
Le dernier cinquième, au contraire, est admis sans cartes.
Une demie heure avant la séance, les portes sont ouvertes et ceux qui sont les premiers à la tête de la foule toujours assez grande qui fait queue aux abords du pont de la Concorde, devant le petit pavillon attenant au jardin du président, ceux-là sont admis dans les deux tribunes réservées au public. Est-il besoin de dire que ces places sont les moins bonnes ? Elles se trouvent à l’extrémité de l’hémicycle du côté droit, et c’est précisément de cette dernière tribune qu’est tombé, hier, l’engin : il a blessé tout naturellement ceux qui se trouvaient immédiatement au-dessous, les spectateurs des galeries et les députés assis sur ces bancs, abîmant surtout les colonnes de marbre qui soutiennent la toiture et les gradins.
L’enquête est donc difficile à faire au milieu de ce public inconnu qui se compose exclusivement de personnes ayant deux ou trois heures de suite fait la queue aux abords du palais ! Quant aux billets distribués pour cette séance désormais inoubliable, ils ont été donnés par les députés suivants :
Pour les galeries. — Depuis M. Bischoffsheim jusques et y compris M. Cabart-Danne-ville.
Pour les tribunes. — Depuis M. Henrion jusques et y compris M. Lachiéze.
C’était la seizième séance depuis la nouvelle Chambre.
Fatalement, forcément, l’engin ne pouvait tomber que sur les bancs de l’extrême droite, car la tribune publique est située au-dessus de l’extrême droite. Il n’y avait donc pas là un « choix » de la part de l’auteur de l’attentat, mais une conséquence forcée de la situation elle-même. Mais comme plusieurs membres de l’extrême gauche, entre autres l’abbé Lemire, n’ont pas trouvé de place au milieu de leurs amis politiques, dans les travées d’extrême gauche, ils ont leurs sièges parmi leurs adversaires politiques de la droite, et c’est avec eux, au milieu d’eux, qu’ils ont été blessés.
Le nombre des blessés n’était pas encore hier soir exactement connu. Du reste, M. Meyer, juge d’instruction, avait défendu qu’on donnât toute espèce de renseignements à cet égard. On peut l’évaluer cependant à une soixantaine. Voici les noms que nous avons pu recueillir :
M. l’abbé Lemire, député du Nord, a reçu deux blessures dont l’une assez large au cou. C’est un clou qui a passé sous la peau, donnant céton. L’épanchement de sang a été considérable et, un instant, on a cru que la carotide était atteinte. Il n’en a pas fallu plus pour qu’on répandît le bruit de sa mort. Heureusement les médecins ont déclaré que la vie de la victime n’était pas en danger.
M. le comte de Lanjuinais, député du Morbihan, a également une blessure sérieuse, mais non mortelle.
M. Albert Le Clech, député du Morbihan, a été blessé à la main gauche.
M. Dufaure, député de la Charente Inférieure, légèrement blessé.
M. Cousin, député de l’Hérault, légèrement blessé.
M. de La Ferronnays, député de la Loire Inférieure, légèrement blessé.
M. Dumas, député de l’Ariège, légèrement blessé.
M. Leffet, député d’Indre et Loire, légèrement blessé.
M. Lecoupanec, député du Morbihan, légèrement blessé.
M. Dupuy, président de la Chambre, a reçu une égratignure à la joue.
M. le général Billot, sénateur, qui se trouvait dans l’hémicycle a été légèrement atteint.
Le lieutenant Allès, du 131ème de ligne, qui faisait partie du piquet de service, est qui avait les deux mains appuyées sur le rebord de la tribune, a eu deux doigts de la main droite emportés.
M. Schillinger, huissier de la Chambre des députés, demeurant au Palais Bourbon, très grièvement blessé au crâne.
Notre confrère Bertol-Graivil, rédacteur à L’Écho de Paris, syndic de la presse républicaine, a été grièvement blessé au front. On l’a conduit chez lui, 6 rue Descoinbe.
Le colonel Juan Vassill Bastuirel, officier roumain, qui se trouvait dans la tribune diplomatique, a été sérieusement atteint à la tête par un clou qui lui a fait une profonde déchirure.
M. Touly, sous-préfet de Redon, a reçu, lui aussi, des clous à la joue et à la main.
M. Mangeot, député, qui se trouvait près de M. Chauviere, à l’extrême gauche c’est-à-dire fort loin du point où s’est produite l’explosion nous a raconté qu’il était tombé sur lui et ses collègues une véritable pluie de clous. Ces clous sont à tête carrée, dite à diamant. Ils sont un peu plus courts que des clous à ferrer les chevaux et semblent plutôt des clous à bateau. L’un d’eux à frapper le col droit que porter M. Mangeot qui, grâce à cette circonstance n’a pas eu de mal.
Le plus grand nombre des blessés a été dans les tribunes qui étaient littéralement remplies de sang. Les clous traversant la boiserie ont atteint les spectateurs aux jambes.
On cite jusqu’à présent :
M. Jules Gaillotiez, 25 ans, célibataires, garçon boulanger, 14 rue du Bouloi, blessé à la tête.
M. Pierre Jacques Esnault, 65 ans, rentier, 185 boulevard National à Clichy, blessé à l’oreille.
M. Louis Rouby.
M. Edouard Vallerand, limonadier, 1 rue Lully, blessé à l’épaule gauche et au sein gauche.
M. Sénéchal, négociant, 12 rue Aubriot, blessure au front.
M. Auguste Vaillant, 17 rue de la Raffinerie, à Choisy-le-Roi, blessé au nez et à la jambe droite.
M. Jean Bivort, 8 rue Roy blessé à la tête et à la poitrine.
M. Georges Maringer, 32 boulevard des Italiens, hôtel de Bade, blessé à l’oreille gauche.
M. Joseph Alexande Aussager, représentant de commerce, 121 rue d’Aguesseau, à Boulogne, blessé au bras droit.
Mme Laporte, marchande de charbon en gros, 146 rue de la chapelle, fracture de la rotule gauche.
M. Joseph Datour, ingénieur civil, 11 rue Ferroul, blessé à l’oreille gauche.
M. Pierre Dessets, infirmier, 93 rue Lafayette, blessé à la tête et au bras gauche.
M. Charles Hurpot, 66 ans, propriétaire, 25 rue du Petit-Musc, blessé au bras gauche.
M. Antoine Massat, 39 ans, tailleur, 152 rue Montmartre, contusion à la face.
M. Marius Laugier, 35 ans, cuisinier, 103 rue Saint-Dominique, blessé à la tête.
M. Pierre Roussel, âgé de 40 ans, marchand de vin, 6 rue de Romainville, à Bobigny.
M. Albert Vasser, 35 ans, brigadier des forêts en Algérie de passage à Paris, 35 rue du Niger, blessé à la tête.
Mme Pauline Porcheron, 35 ans, rentière, blessé au bras droit.
M. Charles Isaer, 52 ans, représentant de commerce, 23 rue d’Hauteville, blessé à la tête.
M. Foucault, commissaire à la compagnie transatlantique de passage à Paris, hôtel Terminus, blessé à la tête.
Mme Foucault, blessé à la tête.
M. Bourgoz, 35 ans, né en Suisse, concierge, 12 rue Saint-Fiacre, blessé légèrement à la poitrine.
M. Eugène Joseph Cordier, marchand de vin, 3 rue Saint-Fiacre, demeurant personnellement 26 rue du Sentier, blessures légères.
M. Gaston Sorin, 23 ans, négociant à Saujon (Charente Inférieure), de passage à Paris, hôtel Central de la Bourse de Commerce, rue du Louvre, blessé à la tête et au bras.
M. Fernand Sorin, né à Royant (Charente Inférieure), même adresse, blessé à la tête et aux bras.
M. Charles Doux, marchand de vin, 6 impasse Sainte-Ambroise, blessé grièvement aux bras (consigné à l’hôpital de la Charité).
M. Paul Tallon, 41 ans, né à Elbeuf, employé de commerce, 71 rue des Batignolles, blessé grièvement à la tête, aux bras et au côté gauche de la poitrine, transporté à son domicile, sur l’ordre de M. le procureur de la République.
Mme Mandel, née Rosa Wolff, de Vienne (Autriche), 5 rue de la Néva, blessée à la tête, côté gauche et la rotule gauche brisée.
M. Jules Soufflard, cultivateur, 27 ans, 86 boulevard de la Tour-Maubourg, Blessé à la tête, fracture du poignet droit.
M. Louis Théophile Le noir, 38 ans, ciseleur, 27 rue Saint-Ambroise, blessé à la tête et aux bras. Consigné à la disposition de la justice.
M. Gaumet, 54 ans, propriétaire, 202 boulevard Voltaire, blessé à la tête et à la main gauche.
M. Robert Berger, 35 ans ; loueur de voitures, 5 avenue du Trocadéro, blessé à la tête.
M. Miche Longet, 62 ans, cultivateur, blessé à la tête et aux deux bras.
Mlle Marie Ellauer, 19 ans, née à Kiel (Pologne) ; étudiante en lettres, 109 rue Saint-Dominique.
M. Delafosse, que nous avons la bonne fortune de rencontrer chez lui au moment où il revient du Palais-Bourbon, nous fait le récit suivant de l’attentat :
— Vers quatre heures, tandis que M. Mirman se trouvait encore à la tribune pour y défendre son élection, une détonation violente retentit, accompagnée d’une lueur extraordinairement vive.
« On entendit quelques cris ; mais, il n’y eut pas, à vrai dire, de panique. Les tribunes se vidèrent en un clin d’œil ; mais, sur les bancs de la Chambre, qu’une épaisse fumée masqua presque aussitôt, on ne constata aucun mouvement anormal pouvant témoigner d’un sentiment de terreur quelconque. Debout, tournés du côté où l’explosion venait de se produire, les députés cherchaient à se rendre compte de la façon dont t’attentât avait été accompli et surtout des désastres qui en étaient la conséquence.
L’engin, jeté d’une des tribunes du deuxième étage situées au-dessus de la droite, a éclaté au-dessus de nos têtes, à la hauteur des galeries. Par qui a-t-il été lancé ? c’est ce qu’on ne sait pas encore. Cependant, si les bruits qui couraient dans les couloirs après l’attentat sont exacts, le signalement de l’anarchiste qui a commis ce crime pourrait être donné, ce qui est très important. On raconte, en effet, que dans ; la tribune d’où l’engin est parti plusieurs personnes ont vu un individu allumer la mèche de cet engin et le jeter rapidement dans le vide. Les voisins de cet individu auraient pu, dit-on, l’arrêter si celui-ci, profitant de la stupeur dans laquelle l’explosion les avait plongés, n’avait en toute hâte quitté sa place pour s’élancer dans les couloirs.
L’ordre ayant été immédiatement donné de ne laisser sortir personne du Palais-Bourbon, je pense que l’auteur de l’attentat n’aura pas eu le temps de descendre des tribunes et de gagner la grille d’entrée. Seuls, les députés ont été autorisés, à la fin de la séance, à quitter le Palais-Bourbon ; tous les spectateurs sont actuellement consignés et ne pourront se retirer que vers huit heures et demie ou neuf heures du soir. Il est donc présumable qu’on pourra mettre la main sur le coupable.
Mais, revenons à l’engin. Celui-ci était chargé de gros clous semblables à ceux dont se servent les maréchaux-ferrants. Je puis en parler savamment, car l’un de ces clous est venu se ficher sur mon pupitre, à quelques centimètres de ma main.
Chose curieuse : quelques minutes après l’explosion, nous nous sommes trouvés presque tous, à droite, couverts d’une sorte de poussière de plâtre.
La Chambre, vous pouvez le dire bien haut, a montré beaucoup de sang-froid. Sur tous les bancs, le même cri s’est fait entendre : « Restons à nos places ! » Le président, M. Dupuy, a traduit ce sentiment unanime en un langage excellent. »
Voici comment M. de La Ferronnays, qui a échappé par miracle aux éclats de la bombe, raconte l’attentat :
« L’engin, lancé de la deuxième tribune du coin, du côté de la droite, est venu frapper tout d’abord contre le rebord d’une galerie. C’est ce qui explique le rebondissement et l’explosion de l’engin en l’air, ainsi que le nombre considérable de spectateurs atteints.
La bombe a éclaté juste au-dessus de ma tête, et j’en suis encore à me demander comment je n’ai pas été atteint. Mon pupitre a été réduit en miettes et une lettre que je tenais à la main a été déchirée en deux ; j’ai remis le morceau qui me restait au président de la Chambre, comme pièce à conviction.
L’engin était à mèche et rempli de clous énormes, dans le genre de ceux qu’emploient les sabotiers. Je suis convaincu que la charge ne se composait pas de poudre, car, au moment de l’explosion, il s’est révélé une odeur très caractéristique de nitroglycérine azotée.
En tout cas, l’attitude de la Chambre, après cet attentat, a été digne de toutes les louanges. »
« La bombe, nous dit le député de l’Aisne, a été lancée du coin gauche de la tribune publique située au-dessus de la droite et où dix-huit à vingt personnes avaient pris place. Jetée sans force dans la direction de l’extrême droite, cette bombe est venue frapper sur le rebord inférieur de la tribune, d’où elle a rebondi dans le vide, où l’explosion s’est produite.
L’abbé Lemire, qui se trouvait directement au-dessous, a été atteint à la nuque. Il s’est dressé, ensanglanté, a étendu les bras en croix, puis est retombé sur son pupitre, où il est resté un moment inerte. C’est ce qui a fait croire à beaucoup de personnes que notre collègue était mort. Mais, quelques instants après, l’abbé Lemire est revenu à lui, et aux amis qui s’empressaient autour de lui il a dit : « Ce n’est rien, ce n’est rien ! » Puis, il a quitté la salle des séances, soutenu par un de ses collègues.
Le premier moment de stupeur passé, les huissiers et gardiens se sont précipités dans les escaliers conduisant aux tribunes publiques pour en fermer les issues. Mais, malgré toutes les précautions prises, on assure que deux personnes ont pu s’échapper. »
Il est cinq heures. Déjà, par le téléphone, la nouvelle de l’explosion s’est répandue dans Paris. De nombreux parents de députés et beaucoup de curieux accourent.
Des agents gardent les abords du Palais Bourbon et n’en laissent approcher que les intéressés ou les personnes connues.
Les grilles sont fermées. Derrière elles se promènent, l’arme au bras, des factionnaires qui ont bien du mal à empêcher les colloques de s’établir à travers les barreaux entre les arrivants et les personnes qui emplissent la cour