Le Feu/2
II
DANS LA TERRE
Le grand ciel pâle se peuple de coups de tonnerre : chaque explosion montre à la fois, tombant d’un éclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et une colonne de nuée dans ce qu’il y a déjà de jour.
Là-haut, très haut, très loin, un vol d’oiseaux terribles, à l’haleine puissante et saccadée, qu’on entend sans les voir, monte en cercle pour regarder la terre.
La terre ! Le désert commence à apparaître, immense et plein d’eau, sous la longue désolation de l’aube. Des mares, des entonnoirs, dont la bise aiguë de l’extrême matin pince et fait frissonner l’eau ; des pistes tracées par les troupes et les convois nocturnes dans ces champs de stérilité et qui sont striées d’ornières luisant comme des rails d’acier dans la clarté pauvre ; des amas de boue où se dressent çà et là quelques piquets cassés, des chevalets en X, disloqués, des paquets de fil de fer roulés, tortillés, en buissons. Avec ses bancs de vase et ses flaques, on dirait une toile grise démesurée qui flotte sur la mer, immergée par endroits. Il ne pleut pas, mais tout est mouillé, suintant, lavé, naufragé, et la lumière blafarde a l’air de couler.
On distingue de longs fossés en lacis où le résidu de nuit s’accumule. C’est la tranchée. Le fond en est tapissé d’une couche visqueuse d’où le pied se décolle à chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour de chaque abri, à cause de l’urine de la nuit. Les trous eux-mêmes, si on s’y penche en passant, puent aussi, comme des bouches.
Je vois des ombres émerger de ces puits latéraux, et se mouvoir, masses énormes et difformes : des espèces d’ours qui pataugent et grognent. C’est nous.
Nous sommes emmitouflés à la manière des populations arctiques. Lainages, couvertures, toiles à sac, nous empaquettent, nous surmontent, nous arrondissent étrangement. Quelques-uns s’étirent, vomissent des bâillements. On perçoit des figures, rougeoyantes ou livides, avec des salissures qui les balafrent, trouées par les veilleuses d’yeux brouillés et collés au bord, embroussaillées de barbes non taillées ou encrassées de poils non rasés.
Tac ! Tac ! Pan ! Les coups de fusil, la canonnade. Au-dessus de nous, partout, ça crépite ou ça roule, par longues rafales ou par coups séparés. Le sombre et flamboyant orage ne cesse jamais, jamais. Depuis plus de quinze mois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du monde où nous sommes, la fusillade et le bombardement ne se sont pas arrêtés du matin au soir et du soir au matin. On est enterré au fond d’un éternel champ de bataille ; mais comme le tic-tac des horloges de nos maisons, aux temps d’autrefois, dans le passé quasi légendaire, on n’entend cela que lorsqu’on écoute.
Une face de poupard, aux paupières bouffies, aux pommettes si carminées qu’on dirait qu’on y a collé de petits losanges de papier rouge, sort de terre, ouvre un œil, les deux ; c’est Paradis. La peau de ses grosses joues est striée par la trace des plis de la toile de tente dans laquelle il a dormi la tête enveloppée.
Il promène les regards de ses petits yeux autour de lui, me voit, me fait signe et me dit :
— Encore une nuit de passée, mon pauv’ vieux.
— Oui, fils, combien de pareilles en passerons-nous encore ?
Il lève au ciel ses deux bras boulus. Il s’est extrait, à grand frottement, de l’escalier de la guitoune, et le voilà à côté de moi. Après avoir trébuché sur le tas obscur d’un bonhomme assis par terre, dans la pénombre, et qui se gratte énergiquement avec des soupirs rauques, Paradis s’éloigne, clapotant, cahin-caha, comme un pingouin, dans le décor diluvien.
Peu à peu, les hommes se détachent des profondeurs. Dans les coins, on voit de l’ombre dense se former, puis ces nuages humains se remuent, se fragmentent… On les reconnaît un à un.
En voilà un qui se montre, avec sa couverture formant capuchon. On dirait un sauvage ou plutôt la tente d’un sauvage, qui se balance de droite à gauche et se promène. De près, on découvre, au milieu d’une épaisse bordure de laine tricotée, un carré de figure jaune, iodée, peinte de plaques noirâtres, le nez cassé, les yeux bridés, chinois, et encadrés de rose, une petite moustache rêche et humide comme une brosse à graisse.
— V’là Volpatte. Ça ira-t-il, Firmin ?
— Ça va, ça va t’et ça vient, dit Volpatte.
Il a un accent lourd et traînant qu’un enrouement aggrave. Il tousse.
— J’ai attrapé la crève, c’coup-ci. Dis donc, t’as entendu, c’te nuit, l’attaque ? Mon vieux, tu parles d’un bombardement qu’ils ont balancé. Quelque chose de soigné comme décoction !
Il renifle, passe sa manche sous son nez concave. Il fourre sa main dans sa capote et sa veste, cherchant sa peau, et se gratte.
— À la chandelle j’en ai tué trente, grommelle-t-il. Dans la grande guitoune, à côté du passage souterrain, mon vieux, tu parles s’il y a quelque chose comme mie de pain mécanique ! On les voit courir dans la paille comme je te vois.
— Qui ça a attaqué, les Boches ?
— Les Boches et nous aussi. C’était du côté de Vimy. Une contre-attaque. T’as pas entendu ?
— Non, répond pour moi le gros Lamuse, l’homme-bœuf. J’ronflais. Faut dire que j’ai été de travaux de nuit, l’autre nuit.
— Moi, j’ai entendu, déclare le petit Breton Biquet. J’ai mal dormi, pas dormi pour mieux dire. J’ai une guitoune individuelle. Ben, tenez, la v’là, c’te putain-là.
Il désigne une fosse qui s’allonge à fleur du sol, et où, sur une mince couche de fumier, il y a juste la place d’un corps.
— Tu parles d’une installation à la noix, constate-t-il en hochant sa rude petite tête pierreuse qui a l’air pas finie, j’ai presque point roupillé : j’étais parti pour, mais j’ai été réveillé par la relève du 129e qui a passé par là. Pas par le bruit, par l’odeur. Ah ! tous ces gars avec leurs pieds à hauteur de ma gueule ! Ça m’a réveillé, tellement ça me faisait mal au nez.
Je connais cela. J’ai souvent été réveillé, moi, dans la tranchée, par le sillage de senteur épaisse qu’une troupe en marche traîne avec elle.
— Si ça tuait les gos, seulement, dit Tirette.
— Au contraire, ça les excite, observe Lamuse. Plus t’es dégueulasse, plus tu cocotes, plus t’en as.
— Et c’est heureux, poursuit Biquet, qu’ils m’ont réveillé en m’emboucanant. Comme je l’racontais tout à l’heure à c’gros presse-papier, j’ai ouvert les carreaux juste à temps pour me cramponner à ma toile de tente qui fermait mon trou et qu’un de ces fumiers-là parlait de m’grouper.
— C’est des crapules dans c’129-là.
On distinguait, au fond, à nos pieds, une forme humaine que le matin n’éclaircissait pas et qui, accroupie, empoignant à pleines mains la carapace de ses vêtements, se trémoussait ; c’était le père Blaire.
Ses petits yeux clignotaient dans une face où végétait largement la poussière. Au-dessus du trou de sa bouche édentée, sa moustache formait un gros paquet jaunâtre. Ses mains étaient sombres, terriblement : le dessus si encrassé qu’il paraissait velu, la paume plaquée d’une dure grisaille. Son individu, recroquevillé et velouté de terre, exhalait un relent de vieille casserole.
Affairé à se gratter, il causait néanmoins avec le grand Barque qui, un peu écarté, se penchait sur lui.
— J’suis pas sale comme ça dans l’civil, disait-il.
— Ben, mon pauv’ vieux, ça doit salement t’changer ! dit Barque.
— Heureusement, renchérit Tirette, parce qu’alors, en fait de gosses, tu f’rais des petits nègres à ta femme !
Blaire se fâcha. Ses sourcils se froncèrent sous son front où s’accumulait la noirceur.
— Qu’est-c’ que tu m’embêtes, toi ? Et pis après ? C’est la guerre. Et toi, face d’haricot, tu crois p’t’être que ça n’te change pas la trompette et les manières, la guerre ? Ben, r’garde-toi, bec de singe, peau d’fesse ! Faut-il qu’un homme soye bête pour sortir des choses comme v’là toi !
Il passa la main sur la couche ténébreuse qui garnissait sa figure et qui, après les pluies de ces jours-ci, se révélait réellement indélébile, et il ajouta :
— Et pis, si j’suis comme je suis, c’est que j’le veux bien. D’abord, j’ai pas d’dents. Le major m’a dit d’puis longtemps : « T’as pus une seule piloche. C’est pas assez. Au prochain repos, qu’il m’a dit, va donc faire un tour à la voiture estomalogique. »
— La voiture tomatologique, corrigea Barque.
— Stomatologique, rectifia Bertrand.
— C’est parce que je l’veux bien que j’y suis pas t’été, continua Blaire, pisque c’est à l’œil.
— Alors pourquoi ?
— Pour rien, à cause du changement, répondit-il.
— T’as tout du cuistancier, dit Barque. Tu devrais l’être.
— C’est mon idée aussi, repartit Blaire, naïvement.
On rit. L’homme noir s’en offusqua. Il se leva.
— Vous m’faites mal au ventre, articula-t-il avec mépris. J’vas aux feuillées.
Quand sa silhouette trop obscurcie eut disparu, les autres ressassèrent une fois de plus cette vérité qu’ici-bas les cuisiniers sont les plus sales des hommes.
— Si tu vois un bonhomme barbouillé et taché de la peau et des frusques, à ne le toucher qu’avec des outils, tu peux t’dire : c’est un cuistot, probab’. Et tant plus il est sale, tant plus il est cuistot.
— C’est vrai et véritable, tout de même, dit Marthereau.
— Tiens, v’là Tirloir. Eh ! Tirloir !
Il approche affairé, flairant de-ci, de-là ; sa mince tête, pâle comme le chlore, danse au milieu du bourrelet de son col de capote beaucoup trop épais et large. Il a le menton taillé en pointe, les dents de dessus proéminentes ; une ride, autour de la bouche, profondément encrassée, a l’air d’une muselière. Il est, selon son ordinaire, furieux, et, comme toujours, il rousse :
— On m’a fauché ma musette, c’te nuit !
— C’est la relève du 129. Où c’que tu l’avais mise ?
Il désigne une baïonnette fichée dans la paroi, près d’une entrée de cagna :
— Là, pendue à c’cure-dents qu’est planté ici là.
— Ballot ! s’écrie le chœur. À la portée de la main des soldats qui passent ! T’es pas dingue, non ?
— C’est malheureux, tout de même, gémit Tirloir.
Puis, tout d’un coup, il est pris d’une crise de rage ; sa face se chiffonne, furibonde, ses petits poings se serrent, se serrent, comme des nœuds de ficelle. Il les brandit.
— Alors quoi ? Ah ! si je tenais la carne qui me l’a faite ! Tu parles que j’y casserais la gueule, que j’y défoncerais le bide, que j’y… Y avait dedans un camembert pas entamé. J’vas encore chercher.
Il se frictionne le ventre du poing, à petits coups secs, comme un guitariste, et il s’enfonce dans le gris du matin, à la fois digne et grimaçant, avec sa silhouette engoncée de malade en robe de chambre. On l’entend roussoter jusqu’à disparition.
— C’con-là, dit Pépin.
Les autres ricanent.
— Il est fou et loufoque, déclare Marthereau, qui a coutume de renforcer l’expression de sa pensée par l’emploi simultané de deux synonymes.
— Tiens, p’tit père, dit Tulacque, qui arrive, vise-moi ça.
Tulacque est magnifique. Il porte une casaque jaune citron, faite au moyen d’un sac de couchage en toile huilée. Il a pratiqué un trou au milieu pour passer la tête et a assujetti, par-dessus cette carapace, ses bretelles de suspension et son ceinturon. Il est grand, osseux. Il tend en avant, lorsqu’il marche, une énergique figure aux yeux louches. Il tient quelque chose à la main.
— J’ai trouvé ça en creusant la terre, cette nuit, au bout du Boyau Neuf, quand on a changé les caillebotis pourris. Ça m’a plu tout de suite, c’t’affutiau. C’est une hache ancien modèle.
Pour un ancien modèle, c’en est un : une pierre pointue emmanchée dans un os bruni. Ça m’a tout l’air d’un outil préhistorique.
— C’est bien en mains, dit Tulacque en maniant l’objet. Mais oui. C’est pas si mal compris que ça. Plus équilibré que la hachette réglementaire. C’est épatant pour tout dire. Tiens, essaye voir… Hein ? Rends-la-moi. J’la garde. Ça m’servira bien, tu voiras…
Il brandit sa hache d’homme quaternaire et semble lui-même un pithécanthrope affublé d’oripeaux, embusqué dans les entrailles de la terre.
On s’est, un à un, groupés, ceux de l’escouade de Bertrand et de la demi-section, à un coude de la tranchée. En ce point, elle est un peu plus large que dans sa partie droite où, lorsqu’on se croise, il faut, pour passer, se jeter contre la paroi et frotter son dos à la terre et son ventre au ventre du camarade.
Notre compagnie occupe, en réserve, une parallèle de deuxième ligne. Ici, pas de service de veilleurs. La nuit, nous sommes bons pour les travaux de terrassement à l’avant, mais tant que le jour durera, nous n’aurons rien à faire. Entassés les uns contre les autres et enchaînés coude à coude, il ne nous reste plus qu’à atteindre le soir comme nous pourrons.
La lumière du jour a fini par s’infiltrer dans les crevasses sans fin qui sillonnent cette région de la terre ; elle affleure aux seuils de nos trous. Lumière triste du Nord, ciel étroit et vaseux, lui aussi, chargé, dirait-on, d’une fumée et d’une odeur d’usine. Dans cet éclairement blême, les mises hétéroclites des habitants des bas-fonds apparaissent à cru, dans la pauvreté immense et désespérée qui les créa. Mais c’est comme le tic-tac monotone des coups de fusil et le ronron des coups de canon : il y a trop longtemps que dure le grand drame que nous jouons, et on ne s’étonne plus de la tête qu’on y a prise et de l’accoutrement qu’on s’y est inventé, pour se défendre contre la pluie qui vient d’en haut, contre la boue qui vient d’en bas, contre le froid, cette espèce d’infini qui est partout.
Peaux de bêtes, paquets de couvertures, toiles, passe-montagnes, bonnets de laine, de fourrure, cache-nez enflés, ou remontés en turbans, capitonnages de tricots et surtricots, revêtements et toitures de capuchons goudronnés, gommés, caoutchoutés, noirs, ou de toutes les couleurs — passées — de l’arc-en-ciel, recouvrent les hommes, effacent leurs uniformes presque autant que leur peau, et les immensifient. L’un s’est accroché dans le dos un carré de toile cirée à gros damiers blancs et rouges, trouvé au milieu de la salle à manger de quelque asile de passage : c’est Pépin, et on le reconnaît de loin à cette pancarte d’arlequin plus qu’à sa blême figure d’apache. Ici se bombe le plastron de Barque, taillé dans un édredon piqué, qui fut rose, mais que la poussière et la nuit ont irrégulièrement décoloré et moiré. Là, l’énorme Lamuse semble une tour en ruine avec des restants d’affiches. De la moleskine, appliquée en cuirasse, fait au petit Eudore un dos ciré de coléoptère ; et, parmi tous, Tulacque brille, avec son thorax orange de Grand Chef.
Le casque donne une certaine uniformité aux sommets des êtres qui sont là, et encore ! L’habitude prise par quelques-uns de le mettre soit sur le képi, comme Biquet, soit sur le passe-montagne, comme Cadilhac, soit sur le bonnet de coton, comme Barque, produit des complications et des variétés d’aspect.
Et nos jambes !… Tout à l’heure, je suis descendu, plié en deux, dans notre guitoune, petite cave basse, sentant le moisi et l’humidité, où l’on trébuche sur des boîtes de conserves vides et des chiffons sales et où deux longs paquets gisaient endormis, tandis que dans le coin, à la lueur d’une chandelle, une forme agenouillée fouillait dans une musette… En remontant, j’ai, par le rectangle de l’ouverture, aperçu les jambes. Horizontales, verticales ou obliques, étalées, repliées, mêlées, obstruant le passage et maudites par les passants – elles offrent une collection multicolore et multiforme : guêtres, jambières noires et jaunes, hautes et basses, en cuir, en toile tannée, en un quelconque tissu imperméable : bandes molletières bleu foncé, bleu clair, noir, réséda, kaki, beige… Seul de son espèce, Volpatte a gardé ses petites jambières de la mobilisation. Mesnil André exhibe depuis quinze jours une paire de bas de grosse laine verte à côtes, et on a toujours connu Tirette avec des bandes de drap gris à rayures blanches, prélevées sur un pantalon civil qui pendait on ne sait où, au commencement de la guerre… Marthereau, lui, en a qui ne sont pas du même ton toutes deux, car il n’a pu trouver pour les débiter en lanières deux bouts de capote aussi usés et aussi sales l’un que l’autre. Et il est des jambes emballées dans des chiffons, voire des journaux, maintenues par des spirales de ficelles ou, ce qui est plus pratique, de fils téléphoniques. Pépin éblouit les copains et les passants avec une paire de guêtres fauves, empruntées à un mort… Barque qui a la prétention (et Dieu sait s’il en devient parfois embêtant, le frère !) d’être un gars débrouillard, riche en idées, a les mollets blancs : il a disposé des bandes de pansement autour de ses housseaux, pour les préserver ; ce blanc forme, au bas de sa personne, un rappel de son bonnet de coton, qui dépasse de son casque et d’où dépasse sa mèche rousse de clown. Poterloo marche depuis un mois dans des bottes de fantassin allemand quasi neuves avec leurs fers à cheval aux talons. Caron les lui a confiées lorsqu’il a été évacué pour son bras. Caron les avait prises lui-même à un mitrailleur bavarois abattu près de la route des Pylônes. J’entends encore Caron raconter l’affaire :
— Mon vieux, le frère Miroton, il était là, le derrière dans un trou, plié ; i’zyeutait l’ciel, les jambes en l’air. I’ m’présentait ses pompes d’un air de dire qu’elles valaient l’coup. « Ça colloche », que j’m’ai dit. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre ses ribouis : j’ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, à secouer, pendant une demi-heure, j’attige pas : avec ses pattes toutes raides, il ne m’aidait pas, le client. Puis, finalement, à force d’être tirées, les jambes du macchab se sont décollées aux genoux, son froc s’est déchiré, et le tout est venu, v’lan ! J’m’ai vu, tout d’un coup, avec une botte pleine dans chaque grappin. Il a fallu vider les jambes et les pieds de d’dans.
— Tu vas fort !…
— Demande au cycliste Euterpe si c’est pas vrai. J’te dis qu’il l’a fait avec moi, lui : on enfonçait notre abatis dans la botte et on retirait de l’os, des bouts de chaussettes et des morceaux de pied. Mais regarde si elles en valaient l’coup !
… Et en attendant que Caron revienne, Poterloo use à sa place les bottes que n’a pas usées le mitrailleur bavarois.
C’est ainsi que l’on s’ingénie, selon son intelligence, son activité, ses ressources et son audace, à se débattre contre l’inconfort effrayant. Chacun semble, en se montrant, avouer : « Voilà tout ce que j’ai su, j’ai pu, j’ai osé faire, dans la grande misère où je suis tombé. »
Mesnil Joseph somnole, Blaire bâille, Marthereau fume, l’œil fixe. Lamuse se gratte comme un gorille et Ludore comme un ouistiti. Volpatte tousse et dit : « J’vas crever ». Mesnil André a sorti sa glace et son peigne, et cultive comme une plante rare sa belle barbe châtain. Le calme monotone est interrompu, de-ci, de-là, par les accès d’agitation acharnée que provoque la présence endémique, chronique et contagieuse, des parasites.
Barque, qui est observateur, promène un regard circulaire, retire sa pipe de sa bouche, crache, cligne de l’œil et dit :
— Tout de même, c’qu’on ne se ressemble pas !
— Pourquoi se ressemblerait-on ? dit Lamuse. Ça serait un miracle.
Nos âges ? Nous avons tous les âges. Notre régiment est un régiment de réserve que des renforts successifs ont renouvelé en partie avec de l’active, en partie avec de la territoriale. Dans la demi-section, il y a des R.A.T., des bleus et des demi-poils. Fouillade a quarante ans. Blaire pourrait être le père de Biquet, qui est un duvetier de la classe 13. Le caporal appelle Marthereau « grand-père » ou « vieux détritus » selon qu’il plaisante ou qu’il parle sérieusement. Mesnil Joseph serait à la caserne s’il n’y avait pas eu la guerre. Cela fait un drôle d’effet quand nous sommes conduits par notre sergent Vigile, un gentil petit garçon qui a un peu de moustache peinte sur la lèvre, et qui, l’autre jour, au cantonnement, sautait à la corde avec des gosses. Dans notre groupe disparate, dans cette famille sans famille, dans ce foyer sans foyer qui nous groupe, il y a, côte à côte, trois générations qui sont là, à vivre, à attendre, à s’immobiliser, comme des statues informes, comme des bornes.
Nos races ? Nous sommes toutes les races. Nous sommes venus de partout. Je considère les deux hommes qui me touchent : Poterloo, le mineur de la fosse Calonne, est rose ; ses sourcils sont jaune paille, ses yeux bleu de lin ; pour sa grosse tête dorée, il a fallu chercher longtemps dans les magasins la vaste soupière bleue qui le casque ; Fouillade, le batelier de Cette, roule des yeux de diable dans une longue maigre face de mousquetaire creusée aux joues et couleur de violon. Mes deux voisins diffèrent, en vérité, comme le jour et la nuit.
Et non moins, Cocon, le mince personnage sec, à lunettes, au teint chimiquement corrodé par les miasmes des grandes villes, fait contraste avec Biquet, le Breton pas équarri, à peau grise, à mâchoire de pavé ; et André Mesnil, le confortable pharmacien de sous-préfecture normande, à la jolie barbe fine, qui parle tant et si bien, n’a pas grand rapport avec Lamuse, le gras paysan du Poitou, aux joues et à la nuque de rosbif. L’accent faubourien de Barque, dont les grandes jambes ont battu dans tous les sens les rues de Paris, se croise avec l’accent quasi belge et chantant de ceux de « ch’Nord » venus du 8e territorial, avec le parler sonore, roulant sur les syllabes comme sur des pavés, que nous versa le 144e, avec le patois s’exhalant des groupes que forment entre eux, obstinément, au milieu des autres, comme des fourmis qui s’attirent, les Auvergnats du 124… Je me rappelle la première phrase de ce loustic de Tirette, quand il se présenta : « Moi, mes enfants, j’suis d’Clichy-la-Garenne ! Qui dit mieux ? », et la première doléance qui rapprocha Paradis de moi : « I s’foutions d’moi parce que j’sommes Morvandiau… »
Nos métiers ? Un peu de tout, dans le tas. Aux époques abolies où on avait une condition sociale, avant de venir enfouir sa destinée dans des taupinières qu’écrasent la pluie et la mitraille, et qu’il faut toujours recommencer, qu’étions-nous ? Laboureurs et ouvriers pour la plupart. Lamuse fut valet de ferme, Paradis, charretier. Cadilhac, dont le casque d’enfant surmonte en branlant un crâne pointu — effet de dôme sur un clocher, dit Tirette — a des terres à lui. Le père Blaire était métayer dans la Brie. De son triporteur, Barque, garçon livreur, faisait des acrobaties entre les tramways et les taxis parisiens, en invectivant magistralement, à ce qu’il dit, dans les avenues et les places, le poulailler effaré des piétons. Le caporal Bertrand, qui se tient toujours un peu à l’écart, taciturne et correct, avec une belle figure mâle, bien droite, le regard horizontal, était contremaître dans une manufacture de gainerie. Tirloir peinturlurait des voitures, sans ronchonner, affirme-t-on. Tulacque était bistro à la barrière du Trône, et Eudore, avec sa figure douce et pâlotte, tenait sur le bord d’une route, pas très loin du front actuel, un estaminet ; l’établissement a été malmené par les obus — naturellement, car Eudore n’a pas de chance, c’est connu. Mesnil André, l’homme encore vaguement distingué et peigné, vendait du bicarbonate et des spécialités infaillibles sur une grand’place ; son frère Joseph vendait des journaux et des romans illustrés dans une gare du réseau de l’État, tandis que, loin de là, à Lyon, Cocon, le binoclard, l’homme-chiffre, s’empressait, revêtu d’une blouse noire, les mains plombées et brillantes, derrière les comptoirs d’une quincaillerie, et que Bécuwe Adolphe et Poterloo, dès l’aube, traînant la pauvre étoile de leur lampe, hantaient les charbonnages du Nord.
Et il y en a d’autres dont on ne se rappelle jamais le métier et qu’on confond les uns avec les autres, et les bricoleurs de campagne qui colportaient dix métiers à la fois dans leur bissac, sans compter l’équivoque Pépin qui ne devait pas en avoir du tout : (ce qu’on sait c’est qu’il y a trois mois, au dépôt, après sa convalescence, il s’est marié… pour toucher l’allocation des femmes de mobilisés…).
Pas de profession libérale parmi ceux qui m’entourent. Des instituteurs sont sous-officiers à la compagnie ou infirmiers. Dans le régiment, un frère mariste est sergent au service de santé ; un ténor, cycliste du major ; un avocat, secrétaire du colonel ; un rentier, caporal d’ordinaire à la Compagnie Hors Rang. Ici, rien de tout cela. Nous sommes des soldats combattants, nous autres, et il n’y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches qui, pendant cette guerre, auront risqué leurs figures aux créneaux, sinon en passant, ou sous des képis galonnés.
Oui, c’est vrai, on diffère profondément.
Mais pourtant on se ressemble.
Malgré les diversités d’âge, d’origine, de culture, de situation, et de tout ce qui fut, malgré les abîmes qui nous séparaient jadis, nous sommes en grandes lignes les mêmes. À travers la même silhouette grossière, on cache et on montre les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même caractère simplifié d’hommes revenus à l’état primitif.
Le même parler, fait d’un mélange d’argots d’atelier et de caserne, et de patois, assaisonné de quelques néologismes, nous amalgame, comme une sauce, à la multitude compacte d’hommes qui, depuis des saisons, vide la France pour s’accumuler au Nord-Est.
Et puis, ici, attachés ensemble par un destin irrémédiable, emportés malgré nous sur le même rang, par l’immense aventure, on est bien forcé, avec les semaines et les nuits, d’aller se ressemblant. L’étroitesse terrible de la vie commune nous serre, nous adapte, nous efface les uns dans les autres. C’est une espèce de contagion fatale. Si bien qu’un soldat apparaît pareil à un autre sans qu’il soit nécessaire, pour voir cette similitude, de les regarder de loin, aux distances où nous ne sommes que des grains de la poussière qui roule dans la plaine.
On attend. On se fatigue d’être assis : on se lève. Les articulations s’étirent avec des crissements de bois qui joue et de vieux gonds : l’humidité rouille les hommes comme les fusils, plus lentement mais plus à fond. Et on recommence, autrement, à attendre.
On attend toujours, dans l’état de guerre. On est devenu des machines à attendre.
Pour le moment, c’est la soupe qu’on attend. Après, ce seront les lettres. Mais chaque chose en son temps : lorsqu’on aura fini avec la soupe, on songera aux lettres. Ensuite, on se mettra à attendre autre chose.
La faim et la soif sont des instincts intenses qui agissent puissamment sur l’esprit de mes compagnons. Comme la soupe tarde, ils commencent à se plaindre et à s’irriter. Le besoin de la nourriture et de boisson leur sort de la bouche en grognements :
— V’là huit plombes. Tout d’même, cette croûte, qu’est-ce qu’elle fout, qu’elle radine pas ?
— Justement, moi qui ai la dent depuis hier midi, rechigne Lamuse, dont l’œil est humide de désir et dont les joues présentent de gros coups de badigeon de la couleur du vin.
Le mécontentement s’aigrit de minute en minute :
— Plumet a dû s’envoyer dans l’entonnoir mon bidon d’réglisse qu’i’ d’vait m’apporter, et d’autres avec, et il est tombé saoul qué’qu’part par là.
— C’est sûr et certain, appuie Marthereau.
— Ah ! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvée ! beugle Tirloir. Quelle race dégoûtante ! Tous, becs-salés et cossards ! Ils se les roulent toute la journée à l’arrière, et ils ne sont pas fichus de monter à l’heure. Ah ! si j’étais le maître, ce que je les ferais venir aux tranchées à la place de nous, et il faudrait qu’ils bossent ! D’abord, je dirais : chacun dans la section sera graisseux et soupier à tour de rôle. Ceux qui veulent, bien entendu… et alors…
— Moi, j’suis sûr, crie Cocon, que c’est c’cochon de Pépère qui met les autres en retard. Il le fait exprès, d’abord, et aussi, il ne peut pas s’déplumer, l’matin, l’pauv’ petit. Il lui faut ses dix heures de pucier, tout comme à un mignard. Sans ça, monsieur a la cosse toute la journée.
— J’t’en foutrai, moi ! gronde Lamuse. Attends voir comme j’le f’rais décaniller du pajot, si seulement j’étais là. J’te l’réveillerais à coups d’tartine sur la tétère, et j’te l’poisserais par un abattis…
— L’autre jour, poursuit Cocon, j’ai compté : il a mis sept heures quarante-sept minutes pour venir du 31-Abri. Il faut cinq heures bien tassées, mais pas plus.
Cocon est l’homme-chiffre. Il a l’amour, l’avarice de la documentation précise. À propos de tout, il fouine pour trouver des statistiques qu’il amasse avec une patience d’insecte, et sert à qui veut l’entendre. Pour le moment, où il manie ses chiffres comme des armes, sa figure chétive, faite de sèches arêtes, de triangles et d’angles sur lesquels se pose le double rond des lunettes, est crispée de rancune.
Il monte sur la banquette de tir, pratiquée du temps où c’était ici la première ligne, érige la tête, rageusement, par-dessus le parapet. Dans la lumière frisante d’un petit rayon froid qui traîne sur la terre, on voit briller les verres de ses binocles et aussi la goutte qui lui pend au nez, comme un diamant.
— Et puis, c’Pépère, tu parles aussi d’un quart à trous ! C’est à ne pa’ y croire c’qu’i’s’laisse tomber de kilos dans l’étui, dans l’espace seulement d’une journée.
Le père Blaire « fume » dans son coin. On voit trembler sa grosse moustache, blanchâtre et tombante comme un peigne en os :
— Veux-tu que j’te dise ? Les hommes de soupe, c’est le type des sales types. C’est : J’fous rien, J’m’en fous, Jean-Foutre et Compagnie.
— Ils ont tout du fumier, soupire avec conviction Eudore, qui, affalé par terre, la bouche entr’ouverte, a l’air d’un martyr et suit d’un œil atone Pépin qui va et vient, telle une hyène.
L’irritation haineuse contre les retardataires monte, monte.
Tirloir le roussoteur s’empresse et se multiplie. Il est à son affaire. Il aiguillonne la colère ambiante avec ses petits gestes pointus :
— Si on disait : « Ça s’ra bon ! », mais ça va être encore de la vacherie qu’il va falloir que tu t’enfonces dans la lampe.
— Ah ! les potes, hein, la barbaque qu’on nous a balancée hier, tu parles d’une pierre à couteaux ! Du bifteck de bœuf, ça ? Du bifteck de bicyclette, oui, plutôt. J’ai dit aux gars : « Attention, vous autres ! N’mâchez pas trop vite : vous vous casseriez les dominos, des fois que l’bouif aurait oublié de r’tirer tous les clous ! »
Le boniment, lancé par Tirette, ex-régisseur, paraît-il, de tournées cinématographiques, aurait, en d’autres moments, fait rire ; mais les esprits sont excités et cette déclaration a pour écho un grondement circulaire.
— D’aut’ fois, pour que tu t’plaignes pas qu’c’soit dur, i’ t’collent en fait d’bidoche, qué’qu’chose de mou : d’l’éponge qui n’a point d’goût, du cataplasme. Quand tu croûtes ça, c’est comme si tu boives un quart d’eau, ni plus ni moins.
— Tout ça, dit Lamuse, ça n’a pas d’consistance, ça n’tient pas au bide. Tu crois qu’t’es rempli, mais au fond d’ta caisse, t’es vide. Aussi, p’tit à p’tit, tu tournes de l’œil, empoisonné par le manque de nourriture.
— La prochaine fois, clame Biquet exaspéré, j’demande à parler au vieux, j’y dirai : « Mon capitaine… »
— Moi, dit Barque, je m’fais porter pâle. J’y dirai : « Monsieur le major… »
— C’que tu y casseras ou rien, c’est du pareil au même. Ils s’entendent tous pour exploiter l’troufion.
— J’te dis, moi, qui veul’tent not’ peau !
— C’est comme la gniole. On a droit qu’on nous en distribue aux tranchées — vu qu’ça a été voté qué’q’part, j’sais pas quand, ni où, mais je l’sais — et d’puis trois jours qu’on est ici, v’là trois jours qu’on nous en sert au bout d’une fourche.
— Ah, malheur !
— V’là la bectance ! annonce un poilu qui guettait au tournant.
— I’ n’est qu’temps !
Et l’orage des récriminations violentes tombe net, comme par enchantement. Et on voit leur fureur se changer, subitement, en satisfaction.
Trois hommes de corvée, essoufflés, la face larmoyante de sueur, déposent par terre des bouteillons, un bidon à pétrole, deux seaux de toile et une brochette de boules traversées par un bâton. Adossés au mur de la tranchée, ils s’essuient la figure avec leurs mouchoirs ou leurs manches. Et je vois Cocon s’approcher de Pépère, avec le sourire, et, oublieux des outrages dont il a couvert sa réputation, tendre la main, cordialement, vers un des bidons de la collection qui gonfle circulairement Pépère d’une manière de ceinture de sauvetage.
— Qu’est-ce qu’il y a à becqueter ?
— C’est là, répond évasivement le deuxième homme de corvée.
L’expérience lui a appris que l’énoncé du menu provoque toujours des désillusions acrimonieuses…
Et il se met à déblatérer, en haletant encore, sur la longueur et les difficultés du trajet qu’il vient d’accomplir : « Y en a, tout partout, du populo ! c’est un fourbi arabe pour passer. À des moments, faut s’déguiser en feuille de papier à cigarette »… « Ah ! y en a qui disent qu’à la cuistance, on est embusqué ! »… Eh bien, il aimerait cent mille fois mieux, quant à lui, être avec la compagnie dans les tranchées pour la garde et les travaux que de s’appuyer un pareil métier deux fois par jour pendant la nuit !
Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons et inspecté les récipients :
— Des fayots à l’huile, de la dure, bouillie, et du jus. C’est tout.
— Nom de Dieu ! Et du pinard ? braille Tulacque.
Il ameute les camarades.
— V’nez voir par ici, eh, vous autres ! Ça, ça dépasse tout ! V’là qu’on s’bombe de pinard !
Les assoiffés accourent en grimaçant.
— Ah ! merde alors ! s’écrient ces hommes désillusionnés jusqu’au fond de leurs entrailles.
— Et ça, qu’est-ce qu’y a dans c’siau-là ? dit l’homme de corvée, toujours rouge et suant, en montrant du pied un seau.
— Oui, dit Paradis. J’m’ai trompé, y a du pinard.
— C’t’emmanché-là ! fait l’homme de corvée en haussant les épaules et en lui lançant un regard d’indicible mépris. Mets tes lunettes à vache, si tu n’y vois pas clair !
Il ajoute :
— Un quart par homme… Un peu moins, peut-être, parce qu’il y a un fourneau qui m’a cogné en passant dans le Boyau du Bois, et il y en a eu eun’ goutte e’d’renversée… Ah ! s’empresse-t-il d’ajouter en élevant le ton, si je n’avais pas été chargé, tu parles d’un coup de trottinant qu’il aurait reçu dans le croupion ! Mais il a ripé à la quatrième vitesse, l’animau !
Et nonobstant cette ferme déclaration, il s’esquive lui-même, rattrapé par les malédictions — pleines d’allusions désobligeantes pour sa sincérité et sa tempérance — que fait naître cet aveu de ration diminuée.
Cependant, ils se jettent sur la nourriture et mangent, debout, accroupis, à genoux, assis sur un bouteillon ou un havresac tiré du puits où on couche, ou écroulés à même le sol, le dos enfoncé dans la terre, dérangés par les passants, invectivés et invectivant. À part ces quelques injures ou quolibets courants, ils ne disent rien, d’abord occupés tout entiers à avaler, la bouche et le tour de la bouche graisseux comme des culasses.
Ils sont contents.
Au premier arrêt des mâchoires, on sert des plaisanteries obscènes. Ils se bousculent tous et criaillent à qui mieux mieux pour placer leur mot. On voit sourire Farfadet, le fragile employé de mairie qui, les premiers temps, se maintenait au milieu de nous, si convenable et aussi si propre qu’il passait pour un étranger ou un convalescent. On voit se dilater et se fendre, sous le nez, la tomate de Lamuse, dont la joie suinte en larmes, s’épanouir et se réépanouir la pivoine rose de Poterloo, se trémousser de liesse les rides du père Blaire, qui s’est levé, pointe la tête en avant et fait gesticuler le bref corps mince qui sert de manche à son énorme moustache tombante, et on aperçoit même s’éclairer le petit faciès plissé et pauvre de Cocon.— Sin jus, on va-t-i’ pas l’fouaire recauffir ? demande Bécuwe.
— Avec quoi, en soufflant d’ssus ?
Bécuwe, qui aime le café chaud, dit :
— Laissez-mi bric’ler cha. Ch’n’est point n’n’affouaire. Arrangez cheul’ment ilà in ch’tiot foyer et ine grille avec d’fourreaux d’baïonnettes. J’sais où c’qu’y a d’bau. J’allau en fouaire des copeaux avec min couteau assez pour cauffer l’marmite. V’s allez vir…
Il part à la chasse au bois.
En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe.
On tire les blagues. Quelques-uns ont des blagues en cuir ou en caoutchouc achetées chez le marchand. C’est la minorité. Biquet extrait son tabac d’une chaussette dont une ficelle étrangle le haut. La plupart des autres utilisent le sachet à tampon antiasphyxiant, fait d’un tissu imperméable, excellent pour la conservation du perlot ou du fin. Mais il y en a qui ramonent tout bonnement le fond de leur poche de capote.
Les fumeurs crachent en cercle, juste à l’entrée de la guitoune où loge le gros de la semi-section et inondent d’une salive jaunie par la nicotine la place où l’on pose les mains et les genoux quand on s’aplatit pour entrer ou sortir.
Mais qui s’aperçoit de ce détail ?
Voici qu’on parle denrées, à propos d’une lettre de la femme de Marthereau.
— La mère Marthereau m’a écrit, dit Marthereau. Le cochon gras, tout vif, vous ne savez pas combien i’vaut chez nous, m’tenant ?
… La question économique a dégénéré soudain en une violente dispute entre Pépin et Tulacque.
Les vocables les plus définitifs ont été échangés, puis :
— Je m’fous pas mal de c’que tu dis ou d’c’que tu n’dis pas. La ferme !
— J’la fermerai si j’veux, saleté !
— Un trois kilos te la fermerait vite !
— Non, mais chez qui ?
— Viens-y voir, mais viens-y donc !
Ils écument et grincent et s’avancent l’un vers l’autre. Tulacque étreint sa hache préhistorique et ses yeux louches lancent deux éclairs. L’autre, blême, l’œil verdâtre, la face voyou, pense visiblement à son couteau.
Lamuse interpose sa main pacifique grosse comme une tête d’enfant et sa face tapissée de sang, entre ces deux hommes qui s’empoignent du regard et se déchirent en paroles.
— Allons, allons, vous n’allez pas vous abîmer. Ce s’rait dommage !
Les autres interviennent aussi et on sépare les adversaires. Ils continuent à se jeter, à travers les camarades, des regards féroces.
Pépin mâche des restants d’injures avec un accent fielleux et frémissant :
— L’apache, la frappe, le crapulard ! Mais, attends, i’me revaudra ça !
De son côté, Tulacque confie au poilu qui est à côté de lui :
— C’morpion-là ! Non, mais tu l’as vu ! Tu sais, y a pas à dire : ici on fréquente un tas d’individus qu’on sait pas qui c’est. On s’connaît et pourtant on s’connaît pas. Mais ç’ui-là, s’il a voulu zouaviller, il est tombé sur le manche. Minute : je le démolirai bien un de ces jours, tu voiras.
Pendant que les conversations reprennent et couvrent les derniers doubles échos de l’altercation :
— Tous les jours, alors ! me dit Paradis. Hier, c’était Plaisance qui voulait à toute force fout’ sur la gueule à Fumex à propos de je n’sais quoi, une affaire de pilules d’opium, j’pense. Pis c’est l’un, pis c’est l’autre, qui parle de s’crever. C’est-i’ qu’on devient pareil à des bêtes, à force de leur ressembler ?
— C’est pas sérieux, ces hommes-là, constate Lamuse, c’est des gosses.
— Ben sûr, pis que c’est des hommes.
La journée s’avance. Un peu plus de lumière a filtré des brumes qui enveloppent la terre. Mais le temps est resté couvert, et voilà qu’il se résout en eau. La vapeur d’eau s’effiloche et descend. Il bruine. Le vent ramène sur nous son grand vide mouillé, avec une lenteur désespérante. Le brouillard et les gouttes empâtent et ternissent tout : jusqu’à l’andrinople tendue sur les joues de Lamuse, jusqu’à l’écorce d’orange dont Tulacque est caparaçonné, et l’eau éteint au fond de nous la joie dense dont le repas nous a remplis. L’espace s’est rapetissé. Sur la terre, champ de mort, se juxtapose étroitement le champ de tristesse du ciel.
On est là, implantés, oisifs. Ce sera dur, aujourd’hui, de venir à bout de la journée, de se débarrasser de l’après-midi. On grelotte, on est mal ; on change de place sur place, comme un bétail parqué.
Cocon explique à son voisin la disposition et l’enchevêtrement de nos tranchées. Il a vu un plan directeur et il a fait des calculs. Il y a dans le secteur du régiment quinze lignes de tranchées françaises, les unes abandonnées, envahies par l’herbe et quasi nivelées, les autres entretenues à vif et hérissées d’hommes. Ces parallèles sont réunies par des boyaux innombrables qui tournent et font des crochets comme de vieilles rues. Le réseau est plus compact encore que nous le croyons, nous qui vivons dedans. Sur les vingt-cinq kilomètres de largeur qui forment le front de l’armée, il faut compter mille kilomètres de lignes creuses : tranchées, boyaux, sapes. Et l’armée française a dix armées. Il y a donc, du côté français, environ dix mille kilomètres de tranchées et autant du côté allemand… Et le front français n’est à peu près que la huitième partie du front de la guerre sur la surface du monde.
Ainsi parle Cocon, qui conclut en s’adressant à son voisin :
— Dans tout ça, tu vois ce qu’on est, nous autres…
Le pauvre Barque — face anémique d’enfant des faubourgs que souligne un bouc de poils roux, et que ponctue, comme une apostrophe, sa mèche de cheveux — baisse la tête :
— C’est vrai, quand on y pense, qu’un soldat — ou même plusieurs soldats — ce n’est rien, c’est moins que rien dans la multitude, et alors on se trouve tout perdu, noyé, comme quelques gouttes de sang qu’on est, parmi ce déluge d’hommes et de choses.
Barque soupire et se tait — et, à la faveur de l’arrêt de ce colloque, on entend résonner un morceau d’histoire racontée à demi-voix :
— Il était v’nu avec deux chevaux. Pssiii… un obus. I n’lui reste plus qu’un chevau…
— On s’embête, dit Volpatte.
— On tient ! ronchonne Barque.
— Faut bien, dit Paradis.
— Pourquoi ? interroge Marthereau, sans conviction.
— Y a pas besoin d’raison, pis qu’il le faut.
— Y a pas d’raison, affirme Lamuse.
— Si, y en a, dit Cocon. C’est… Y en a plusieurs, plutôt.
— La ferme ! C’est bien mieux qu’y en aye pas, pis qu’i’ faut t’nir.
— Tout d’même, fait sourdement Blaire, qui ne perd jamais une occasion de réciter cette phrase, tout d’même, i’s veul’nt not’ peau !
— Au commencement, dit Tirette, j’pensais à un tas d’choses, j’réfléchissais, j’calculais ; maintenant, j’pense plus.
— Moi non plus.
— Moi non plus.
— Moi, j’ai jamais essayé.
— T’es pas si bête que t’en as l’air, bec de puce, dit Mesnil André de sa voix aiguë et gouailleuse.
L’autre, obscurément flatté, complète son idée :
— D’abord, tu peux rien savoir de rien.
— On n’a besoin de savoir qu’une chose, et cette seule chose, c’est que les Boches sont chez nous, enracinés, et qu’il ne faut pas qu’ils passent et qu’il faut même qu’ils les mettent un jour ou l’autre — le plus tôt possible, dit le caporal Bertrand.
— Oui, oui, faut qu’ils en jouent un air : y a pas d’erreur ; autrement, quoi ? C’est pas la peine de se fatiguer le ciboulot à penser à aut’ chose. Seul’ment, c’est long.
— Ah ! bougre de bagasse ! exclame Fouillade, eunn peu !
— Moi, dit Barque, je ne rouspète plus. Au commencement, je rouspétais contre tout le monde, contre ceux de l’arrière, contre les civils, contre l’habitant, contre les embusqués. Oui, j’rouspétais, mais c’était au commencement de la guerre, j’étais jeune. Maint’nant, j’prends mieux les choses.
— Y a qu’une façon de les prendre : comme elles viennent !
— Pardi ! Autrement tu deviendrais fou. On est déjà assez dingo comme ça, pas, Firmin ?
Volpatte fait oui de la tête, profondément convaincu, crache, puis contemple son crachat d’un œil fixe et absorbé.
— Tu parles, appuie Barque.
— Ici, faut pas chercher loin devant toi. Faut vivre au jour le jour, heure par heure même, si tu peux.
— Pour sûr, face de noix. Faut faire ce qu’on nous dit de faire, en attendant qu’on nous dise de nous en aller.
— Et voilà, bâille Mesnil Joseph.
Les faces cuites, tannées, incrustées de poussière, opinent, se taisent. Évidemment, c’est là l’idée de ces hommes qui ont, il y a un an et demi, quitté tous les coins du pays pour se masser sur la frontière : Renoncement à comprendre, et renoncement à être soi-même ; espérance de ne pas mourir et lutte pour vivre le mieux possible.
— Faut faire ce qu’on doit, oui, mais faut s’démerder, dit Barque, qui, lentement, de long en large, triture la boue.
— Il l’faut, souligne Tulacque. Si tu t’démerdes pas, on l’fera pas pour toi, t’en fais pas !
— I’ n’est pas encore fondu, c’ui qui s’occupera de l’autre.
— Chacun pour soi, à la guerre !
— Videmment, videmment.
Un silence. Puis, du fond de leur dénuement, ces hommes évoquent des images savoureuses.
— Tout ça, reprend Barque, ça n’vaut pas la bonne vie qu’on a eue, un temps, à Soissons.
— Ah ! foutre !
Un reflet de paradis perdu illumine les yeux et, semble-t-il, les trognes, déjà attisées par le froid.
— Tu parles d’un louba, soupire Tirloir, qui s’arrête, pensivement, de se gratter, et regarde au loin, à travers la terre de la tranchée.
— Ah ! nom de Dieu, toute cette ville quasi évacuée et qui, en somme, était à nous ! Les maisons, avec les lits…
— Les armoires !
— Les caves !
Lamuse en a les yeux mouillés, la face en bouquet, et le cœur gros.
— Vous y êtes restés longtemps ? demande Cadilhac, qui est venu depuis, avec le renfort des Auvergnats.
— Plusieurs mois…
La conversation, presque éteinte, se ranime en flammes vives, à l’évocation de l’époque d’abondance.
— On voyait, dit Paradis, comme dans un rêve, des poilus s’couler à l’long et à derrière les piaules, en rentrant au cantonnement, avec des poules autour du cylindre et, sous chaque abatis, un lapin emprunté à un bonhomme ou à une bonne femme qu’on n’avait pas vu, et qu’on n’reverra pas.
Et on pense au goût lointain du poulet et du lapin.
— Y avait des choses qu’on payait. L’pognon, i’ dansait aussi, va. On était encore aux as, en c’temps-là.
— C’est des cent mille francs qui ont roulé dans les boutiques.
— Des millions, oui. C’était toute la journée un gaspillage dont t’as pas une idée d’ssus, une espèce de fête surnaturelle.
— Crois-moi ou crois-moi pas, dit Blaire à Cadilhac, mais au milieu de tout ça, comme ici et comme partout où c’qu’on passe, ce qu’on avait le moins, c’était le feu. Il fallait courir après, l’trouver, l’gagner, quoi. Ah ! mon vieux, c’qu’on a couru après le feu !…
— Nous, nous étions dans le cantonnement de la C.H.R. Là, l’cuistot, c’était le grand Martin César. Il était à la hauteur, lui, pour dégoter du bois.
— Ah ! oui, lui, c’était un as. Y a pas à tortiller du croupion, i’ savait y faire !
— Toujours du feu dans sa cuistance, toujours, ma vieille cloche. Tu rechassais des cuistots qui bagotaient dans les rues en tous sens, en chialant parce qu’ils n’avaient pas d’bois ni d’charbon ; lui, il avait du feu. Quand i’ n’avait pas rien, i’ disait : « T’occupe pas, j’vas m’démieller. » Et c’était pas long.
— Il attigeait même, on peut l’dire. La première fois que j’l’ai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i’ f’sait mijoter la tambouille ? Avec un violon qu’il avait trouvé dans la maison.
— C’est vache, tout de même, dit Mesnil André. J’sais bien qu’un violon, ça sert pas à grand-chose pour l’utilité, mais, tout d’même…
— D’autres fois, il s’est servi des queues de billard. Zizi a tout juste pu en grouper une pour se faire une canne. Le reste, au feu. Après, les fauteuils du salon, qui étaient en acajou, y ont passé en douce. I’ les zigouillait et les découpait pendant la nuit, parce qu’un gradé aurait pu trouver à redire.
— Il allait fort, dit Pépin… Nous, on s’est occupé avec un vieux meuble qui nous a fait quinze jours.
— Pourquoi aussi qu’on n’a rien de rien ? Faut faire la soupe, zéro bois, zéro charbon. Après la distribution, t’es là avec tes croches vides devant l’tas de bidoche, au milieu des copains qui s’fichent de toi en attendant qu’ils t’engueulent. Alors quoi ?
— C’est l’métier qui veut ça. C’est pas nous.
— Les officiers ne disaient trop rien quand on chapardait ?
— I’ s’en foutaient eux-mêmes plein la lampe, et comment ! Tu t’rappelles, Desmaisons, le coup du lieutenant Virvin défonçant la porte d’une cave d’un coup de hache ? Même qu’un poilu l’a vu et qu’il lui a donné la porte pour en faire du bois à brûler, à cette fin que l’copain i’ n’aille pas ébruéter la chose.
— Et c’pauv’ Saladin, l’officier de ravitaillement : on l’a rencontré entre chien et loup, sortant d’un sous-sol avec deux bouteilles de blanc dans chaque bras, le frère. On aurait dit une nourrice portant quatre lardons. Comme il a été repéré, il a été obligé de redescendre dans la mine aux bouteilles et d’en distribuer à tout le monde. Même que l’caporal Bertrand, qu’a des principes, n’as pas voulu en boire. Ah ! tu t’rappelles, saucisse à pattes !
— Où c’qu’il est maintenant le cuisinier qui trouvait toujours du feu ? demanda Cadilhac.
— Il est mort. Une marmite est tombée dans sa marmite. Il n’a rien eu, mais il est tout de même mort d’saisissement quand il a vu son macaroni les jambes en l’air ; un spasme du cœur, qu’a dit le toubi. Il avait l’cœur faible ; i’ n’était fort que pour trouver du bois. On l’a enterré proprement. On lui a fait un cercueil avec le parquet d’une chambre ; on a ajusté ensemble les planches avec les clous des tableaux de la maison, et on se servait de briques pour les enfoncer. Pendant qu’on l’transportait, je m’disais : « Heureusement pour lui, qu’il est mort : s’i’ voyait ça, i’ pourrait jamais s’consoler d’avoir pas pensé aux planches du parquet pour son feu. » Ah ! l’sacré numéro, l’enfant de cochon !
— L’troufion se démerde bien sur le dos du copain. Quand tu filoches devant une corvée ou qu’tu prends l’bon morceau ou la bonne place, c’est les autres qui écopent, philosopha Volpatte.
— Moi, dit Lamuse, je m’suis souvent démerdé pour ne pas monter aux tranchées, et j’compte pas les fois qu’j’y ai coupé. Ça, je l’avoue. Mais, quand des copains sont en danger, j’suis pus chercheur de filon, j’suis pus démerdard. J’oublie mon uniforme, j’oublie tout. J’vois des hommes et j’marche. Mais, autrement, mon vieux, j’pense à bibi.
Les affirmations de Lamuse ne sont pas de vains mots. C’est un virtuose du tirage au flanc, en effet ; néanmoins, il a sauvé la vie à des blessés en allant les chercher sous la fusillade.
Il explique le fait sans forfanterie :
— On était couchés tous dans l’herbe. Ça buquait. Pan ! pan ! Zim, zim… Quand j’les ai vus attigés, je me suis levé — malgré qu’on m’gueulait : « Couche-toi ! » J’pouvais pas les laisser comme ça. J’n’ai pas d’mérite, pisque je n’pouvais pas faire autrement.
Presque tous les gars de l’escouade ont quelque haut fait militaire à leur actif et, successivement, les croix de guerre se sont alignées sur leurs poitrines.
— Moi, dit Biquet, j’ai pas sauvé des Français, mais j’ai poiré des Boches.
Aux attaques de mai, il a filé en avant ; on l’a vu disparaître comme un point, et il est revenu avec quatre gaillards à casquette.
— Moi, j’en ai tué, dit Tulacque.
Il y a deux mois, il en a aligné neuf, avec une coquetterie orgueilleuse, devant la tranchée prise.
— Mais, ajoute-t-il, c’est surtout après l’officier boche que j’en ai.
— Ah ! les vaches !
Ils ont crié cela plusieurs à la fois, du fond d’eux-mêmes.
— Ah ! mon vieux, dit Tirloir, on parle de la sale race boche. Les hommes de troupe, j’sais pas si c’est vrai ou si on nous monte le coup là-dessus aussi, et si, au fond, ce ne sont pas des hommes à peu près comme nous.
— C’est probablement des hommes comme nous, fait Eudore.
— Savoir !… s’écrie Cocon.
— En tous cas, on n’est pas fixé pour les hommes, reprend Tirloir, mais les officiers allemands, non, non, non : pas des hommes, des monstres. Mon vieux, c’est vraiment une sale vermine spéciale. Tu peux dire que c’est les microbes de la guerre. Il faut les avoir vus de près, ces affreux grands raides, maigres comme des clous, et qui ont tout de même des têtes de veaux.
— Ou bien des tas qui ont tout de même des gueules de serpent.
Tirloir poursuit :
— J’en ai vu un, prisonnier, une fois, en r’venant de liaison. La dégoûtante carne ! Un colonel prussien qui avait une couronne de prince, qu’on m’a dit, et un blason en or sur ses cuirs. I’ ram’nait-i’ pas, pendant qu’on l’emmenait dans le boyau, parce qu’on s’était permis de l’frôler en passant ! Et i’ r’gardait tout le monde du haut de son col ! J’m’ai dit : « Attends, ma vieille, j’vas t’faire râler, moi ! » J’ai pris mon temps, je me suis mis en quarante derrière lui, et j’y ai balancé de toute ma force un coup de pied au cul. Mon vieux, il est tombé par terre, à moitié étranglé.
— Étranglé ?
— Oui, par la fureur, quand il a compris ce qui en était, à savoir qu’il venait d’avoir son postérieur d’officier et de noble défoncé par la chaussette à clous d’un simple poilu. Il est parti à pousser des gueulements comme une femme, et à gesticuler comme un élipeptique…
— Moi, j’suis pas méchant, dit Blaire. J’ai des gosses, et ça m’turlupine, chez nous, quand il faut que je tue un cochon que je connais, mais, de ceux-là, j’en embrocherais bien un — dzing — en pleine armoire à linge.
— Moi aussi !
— Sans compter, dit Pépin, qu’il’ ont des couvercles d’argent et des pistolets que tu peux revendre cent balles quand tu veux, et des jumelles prismatiques qu’a pas d’prix. Ah ! malheur, pendant la première partie de la campagne, ce que j’en ai laissé perdre des occases ! J’ai eu tout de l’emmanché à c’moment-là. C’est bien fait pour moi. Mais t’en fais pas : un casque d’argent, j’en aurai un. Écoute-moi bien, j’te jure que j’en aurai un. Il me faut pas seulement la peau, mais les frusques d’un galonné de Guillaume. T’en fais pas : j’saurai bien goupiller ça avant que la guerre finisse.
— Tu crois à la finition de la guerre, toi ? demande l’un.
— T’en fais pas, répond l’autre.
Cependant, il se produit un brouhaha sur notre droite, et, subitement, on voit déboucher un groupe mouvant et sonore où des formes sombres se mêlent à des formes coloriées.
— Qu’est-ce que c’est qu’ça ?
Biquet s’est aventuré pour reconnaître ; il revient, et nous désignant du pouce, par-dessus son épaule, la masse bariolée :
— Eh ! les poteaux, v’nez mirer ça. Des gens.
— Des gens ?
— Oui, des messieurs, quoi. Des civelots avec des officiers d’état-major.
— Des civils ! Pourvu qu’ils tiennent !
C’est la phrase sacramentelle. Elle fait rire, malgré qu’on l’ait entendue cent fois, et qu’à tort ou à raison, le soldat en dénature le sens originel et la considère comme une atteinte ironique à sa vie de privations et de dangers.
Deux personnages s’avancent ; deux personnages à pardessus et à cannes ; un autre habillé en chasseur, orné d’un chapeau pelucheux et d’une jumelle.
Des tuniques bleu tendre sur lesquelles reluisent des cuirs fauves ou noirs vernis suivent et pilotent les civils.
De son bras où étincelle un brassard en soie bordé d’or et brodé de foudres d’or, un capitaine désigne la banquette de tir, devant un vieux créneau, et engage les visiteurs à y monter pour se rendre compte. Le monsieur en complet de voyage y grimpe en s’aidant de son parapluie.
Barque dit :
— T’as visé l’chef de gare endimanché qui indique un compartiment de 1re classe, Gare du Nord, à un riche chasseur, le jour de l’ouverture : « Montez, monsieur le Propriétaire. » Tu sais, quand les types de la haute sont tout battant neufs d’équipements, de cuirs et de quincaillerie, et font leurs mariolles avec leur attirail de tueurs de petites bêtes !
Trois ou quatre poilus qui étaient déséquipés ont disparu sous terre. Les autres ne bougent pas, paralysés, et même les pipes s’éteignent, et on n’entend que le brouhaha des propos qu’échangent les officiers et leurs invités.
— C’est les touristes des tranchées, dit à mi-voix Barque.
Puis, plus haut : « Par ici, mesdames et messieurs ! » qu’on leur dit.
— Débloque ! lui souffle Farfadet, craignant qu’avec « sa grande gueule » Barque n’attire l’attention des puissants personnages.
Du groupe, des têtes se tournent de notre côté. Un monsieur se détache vers nous, en chapeau mou et en cravate flottante. Il a une barbiche blanche et semble un artiste. Un autre le suit, en pardessus noir, celui-là, avec un melon noir, une barbe noire, une cravate blanche et un lorgnon.
— Ah ! ah ! fait le premier monsieur, voilà des poilus… Ce sont de vrais poilus, en effet.
Il s’approche un peu de notre groupe, un peu timidement, comme au Jardin d’Acclimatation, et tend la main à celui qui est le plus près de lui, non sans gaucherie, comme on présente un bout de pain à l’éléphant.
— Hé, hé, ils boivent le café, fait-il remarquer.
— On dit le « jus », rectifie l’homme-pie.
— C’est bon, mes amis ?
Le soldat, intimidé lui aussi par cette rencontre étrange et exotique, grogne, rit et rougit, et le monsieur dit : « Hé, hé ! »
Puis il fait un petit signe de la tête, et s’éloigne à reculons.
— C’est très bien, c’est très bien, mes amis. Vous êtes des braves !
Le groupe, fait des teintes neutres des draps civils semées de teintes militaires vives — comme des géraniums et des hortensias parmi le sol sombre d’un parterre — oscille, puis passe et s’éloigne par le côté opposé à celui d’où il est venu. On a entendu un officier dire : « Nous avons encore beaucoup à voir, messieurs les journalistes. »
Quand le brillant ensemble s’est effacé, nous nous regardons. Ceux qui s’étaient éclipsés dans les trous s’exhument, du haut, graduellement. Les hommes se ressaisissent et haussent les épaules.
— C’est des journalistes, dit Tirette.
— Des journalistes ?
— Ben oui, les sidis qui pondent les journaux. T’as pas l’air de saisir, s’pèce d’chinoique : les journaux, i’ faut bien des gars pour les écrire.
— Alors, c’est eux qui nous bourrent le crâne ? fait Marthereau.
Barque prend une voix de fausset et récite en faisant semblant de tenir un papier devant son nez :
— « Le kronprinz est fou, après avoir été tué au commencement de la campagne, et, en attendant, il a toutes les maladies qu’on veut. Guillaume va mourir ce soir et remourir demain. Les Allemands n’ont plus de munitions, becquètent du bois ; ils ne peuvent plus tenir, d’après les calculs les plus autorisés, que jusqu’à la fin de la semaine. On les aura quand on voudra, l’arme à la bretelle. Si on attend quèq’jours encore, c’est que nous n’avons pas envie d’quitter l’existence des tranchées ; on y est si bien, avec l’eau, le gaz, les douches à tous les étages. Le seul inconvénient, c’est qu’il y fait un peu trop chaud l’hiver… Quant aux Autrichiens, y a longtemps qu’euss i’ s n’tiennent plus : i’ font semblant… » V’là quinze mois que c’est comme ça et que l’directeur dit à ses scribes : « Eh ! les poteaux, j’tez-en un coup, tâchez moyen de m’décrotter ça en cinq sec et de l’délayer sur la longueur de ces quatre sacrées feuilles blanches qu’on a à salir. »
— Eh oui ! dit Fouillade.
— Ben quoi, caporal, tu rigoles, c’est pas vrai, c’qu’on dit ?
— Y a un peu de vrai, mais vous abîmez, les petits gars, et vous seriez bien les premiers à en faire une tirelire s’il fallait que vous vous passiez de journaux… Oui, quand passe le marchand de journaux, pourquoi que vous êtes tous à crier : « Moi ! moi ! »
— Et pis, qu’est-ce que ça peut bien te faire tout ça ! s’écrie le père Blaire. T’es là à en faire une tinette sur les journaux, mais fais donc comme moi : y pense pas !
— Oui, oui, en v’là marre ! Tourne la page, nez d’âne !
La conversation se tronçonne, l’attention se fragmente, se disperse. Quatre bonshommes se conjuguent pour une manille qui durera jusqu’à ce que le soir efface les cartes. Volpatte fait des efforts pour capturer une feuille de papier à cigarette qui a fui de ses doigts et qui sautille et zigzague au vent sur la paroi de la tranchée comme un papillon fugace.
Cocon et Tirette évoquent des souvenirs de caserne. Les années de service militaire ont laissé dans les esprits une impression indélébile ; c’est un fonds de souvenirs riches, bon teint et toujours prêts, où l’on a l’habitude depuis dix, quinze ou vingt ans, de puiser des sujets de conversation… Si bien qu’on continue, même après avoir fait pendant un an et demi la guerre sous toutes ses formes.
J’entends en partie le colloque, j’en devine le reste. C’est, d’ailleurs, sempiternellement le même genre d’anecdotes que les ex-troupiers sortent de leur passé militaire : le narrateur a cloué le bec à un gradé mal intentionné, par des paroles pleines d’à-propos et de crânerie. Il a osé, il a parlé haut et fort, lui !… Des bribes me parviennent aux oreilles :
— … Alors, tu crois que j’ai bronché quand Nenœil m’a eu cassé ça ? Pas du tout, mon vieux. Tous les copains la fermaient ; mais moi, j’y ai dit tout haut : « Mon adjudant, qu’j’ai dit, c’est possible, mais… » (suit une phrase que je n’ai point retenue)… Oh ! tu sais, tel que ça, j’y ai dit. I’ n’a pas pipé. « C’est bon, c’est bon », qu’il a dit en foutant le camp, et après, il a été bath comme tout avec moi.
— C’est comme moi avec Dodore, l’juteux de la 13e quand j’faisais mon congé. Une carne. Main’nant, il est au Panthéon, comme gardien. I’ m’avait dans l’nez. Alors…
Et chacun de déballer son bagage personnel de mots historiques.
Ils sont chacun comme les autres : il n’en est pas un qui ne dise pas : « Moi, je ne suis pas comme les autres. »
— Le vaguemestre !
C’est un haut et large homme aux gros mollets, et de mise confortable et soignée comme un gendarme.
Il est de mauvaise humeur. Il y a eu de nouveaux ordres, et maintenant il faut qu’il aille chaque jour jusqu’au poste de commandement du colonel porter le courrier. Il déblatère sur cette mesure comme si elle était exclusivement dirigée contre lui.
Cependant, tout en déblatérant, il parle à l’un, à l’autre, en passant, suivant son habitude, tandis qu’il appelle les caporaux aux lettres. Et nonobstant sa rancœur, il ne garde pas pour lui tous les renseignements dont il arrive pourvu. En même temps qu’il ôte les ficelles du paquet de lettres, il distribue sa provision de nouvelles verbales.
Il dit d’abord que, sur le rapport, il y a en toutes lettres la défense de porter des capuchons.
— T’entends ça ? dit Tirette à Tirloir. Te v’là forcé de lancer ton beau capuchon en l’air.
— Pus souvent ! J’marche pas. Ça n’a rien à faire avec moi, répond l’encapuchonné, dont l’orgueil non moins que le confort est en jeu.
— Ordre du général commandant l’armée.
— Il faut alors que l’général en chef donne l’ordre qu’i’ n’pleuve plus. J’veux rien savoir.
La plupart des ordres, même de moins extraordinaires que celui-là, sont toujours accueillis de la sorte… avant d’être exécutés.
— Le rapport ordonne aussi, dit l’homme-lettres, de tailler les barbes. Et les douilles, à la tondeuse, rasoche !
— Ta bouche, mon gros ! dit Barque, dont le toupet est directement menacé par cette consigne. Tu m’as pas ar’gardé. Tu peux t’mettre la tringle.
— Tu m’dis ça à moi. Fais-le ou fais-le pas. J’m’en fous pas mal.
À côté des nouvelles positives, écrites, il y en a de plus amples, mais aussi plus incertaines et plus fantaisistes : la division serait relevée pour aller soit au repos – mais au vrai repos, pendant six semaines – soit au Maroc, et peut-être en Égypte.
— Eh… Oh !… Ah !…
Ils écoutent. Ils se laissent tenter par le prestige du nouveau, du merveilleux.
Quelqu’un cependant demande au vaguemestre :
— Qui t’a dit ça ?
Il indique ses sources :
— L’adjudant commandant le détachement de territoriaux qui fait les corvées au Q.G. du C.A.
— Au quoi ?
— Au quartier général du corps d’armée… Et y a pas que lui qui le dit. Y a, tu sais bien, l’client dont je ne sais plus le nom : celui qui ressemble à Galle et qui n’est pas Galle. Il a je n’sais plus qui dans sa famille qui est je n’sais plus quoi. Comme ça, il est renseigné.
— Et alors ?
Ils sont là, en cercle, le regard affamé, autour du raconteur d’histoires.
— En Égypte, tu dis, nous irions ?… J’connais pas. J’sais qu’y avait des Pharaons du temps où j’étais gosse et que j’allais à l’école. Mais depuis !…
— En Égypte…
L’idée s’ancre insensiblement dans les cervelles.
— Ah non, dit Blaire, parce que j’ai l’mal de mer… Et, après tout, ça n’dure pas, l’mal de mer… Oui, mais que dirait la patronne ?
— Que veux-tu ? elle s’y fera ! On verra des nègres et des grands oiseaux plein les rues, comme on voit chez nous des moiniaux.
— Mais ne devait-on pas aller en Alsace ?
— Si, dit le vaguemestre. Y en a qui le croient au Trésor.
— Ça m’irait assez…
… Mais le bon sens et l’expérience acquise reprennent le dessus et chassent le rêve. On a affirmé si souvent qu’on allait partir au loin, et si souvent on l’a cru, et si souvent on a déchanté ! Aussi c’est comme si, à un moment donné, on se réveillait.
— Tout ça, c’est des bobards. On nous l’a trop fait. Attends avant de croire — et t’en fais pas une miette.
Ils regagnent leur coin, quelques-uns par-ci par-là ont à la main le fardeau léger et important d’une lettre.
— Ah ! dit Tirloir, i’ faut qu’j’écrive, j’peux pas rester huit jours sans écrire. Ça n’a rien à faire.
— Moi aussi, dit Eudore, i’ faut qu’j’écrive à ma p’tit’ femme.
— A va bien, Mariette ?
— Oui, oui. T’en fais pas pour Mariette.
D’aucuns se sont déjà installés pour la correspondance. Barque debout, son papier posé à plat sur un carnet dans une anfractuosité de la paroi, semble en proie à une inspiration. Il écrit, écrit, penché, le regard captivé, l’air absorbé d’un cavalier lancé au galop.
Lamuse, qui n’a pas d’imagination, passe son temps, une fois qu’il s’est assis, qu’il a posé sur la pointe matelassée de ses genoux sa pochette de papier et mouillé son crayon-encre, à relire les dernières lettres reçues, et à ne pas savoir quoi dire d’autre que ce qu’il a déjà dit, et à s’entêter à vouloir dire autre chose.
Une douceur de sentimentalité semble répandue sur le petit Eudore qui s’est recroquevillé dans une sorte de niche de terre. Il se recueille, le crayon aux doigts, les yeux sur son papier ; rêveur, il regarde, il dévisage, il voit, et on voit l’autre ciel qui l’éclaire. Son regard va là-bas. Il est agrandi jusqu’à chez lui…
Le moment des lettres est celui où l’on est le plus et le mieux ce que l’on fut. Plusieurs hommes s’abandonnent au passé et reparlent d’abord de mangeaille.
Sous l’écorce des formes grossières et obscurcies, d’autres cœurs laissent murmurer tout haut un souvenir et évoquent des clartés antiques : le matin d’été, quand le vert frais du jardin déteint dans toute la blancheur de la chambre campagnarde, ou quand, dans les plaines, le vent donne au champ de blé des remuements lents et forts, et, à côté, agite le carré d’avoine de petits frissons vifs et féminins. Ou bien, le soir d’hiver, la table autour de laquelle sont les femmes et leur douceur et où se tient debout la lampe caressante, avec le tendre éclat de sa vie et la robe de son abat-jour.
Cependant le père Blaire reprend sa bague commencée. Il a enfilé la rondelle encore informe d’aluminium dans un bout de bois rond et il la frotte avec la lime. Il s’applique à ce travail, réfléchissant de toutes ses forces, deux plis sculptés sur le front. Parfois il s’arrête, se redresse, et regarde la petite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.
— Tu comprends, m’a-t-il dit une fois à propos d’une autre bague, il ne s’agit pas de bien ou de pas bien. L’important, c’est que je l’aye faite pour ma femme, tu comprends ? Quand j’étais à rien faire, à avoir la cosse, je regardais cette photo (il exhibait la photographie d’une grosse femme mafflue), et alors je m’y mettais tout facilement, à cette sacrée bague. On peut dire que nous l’avons faite ensemble, tu comprends ? La preuve c’est qu’elle me tenait compagnie et que j’lui ai dit adieu quand je l’ai envoyée à la mère Blaire.
Il en fait à présent une autre où il y aura du cuivre. Il travaille avec ardeur. C’est son cœur qui veut s’exprimer le mieux possible et s’acharne à une sorte de calligraphie.
Dans ces trous dénudés de la terre, ces hommes inclinés avec respect sur ces bijoux légers, élémentaires, si petits que la grosse main durcie les tient difficilement et les laisse couler, ont l’air encore plus sauvages, plus primitifs, et plus humains, que sous tout autre aspect.
On pense au premier inventeur, père des artistes, qui tâcha de donner à des choses durables la forme de ce qu’il voyait et l’âme de ce qu’il ressentait.
— En v’là qui vont passer, annonce Biquet, mobile, qui fait le concierge dans notre secteur de tranchée. Y en a une tinée.
Justement, un adjudant, sanglé du ventre et du menton, débouche en brandissant son fourreau de sabre :
— Dégagez, vous autres ! Ben quoi, dégagez, que j’vous dis ! Vous êtes là à faire flanelle… Allons, oust, la fuite ! J’veux plus vous voir dans le passage, hé !
On se range mollement. Quelques-uns avec lenteur, sur les côtés, s’enfoncent par degrés dans le sol.
C’est une compagnie de territoriaux chargés dans le secteur des travaux de terrassement de seconde ligne et de l’entretien des boyaux d’arrière. Ils apparaissent, armés de leurs outils, misérablement fagotés et tirant la patte.
On les regarde un à un approcher, passer, s’effacer. Ce sont de petits vieux rabougris, aux joues poudrées de cendre, ou de gros poussifs encerclés à l’étroit dans leurs capotes passées et tachées, auxquelles manquent des boutons et dont l’étoffe bâille, édentées…
Tirette et Barque, les deux loustics, adossés et serrés sur la paroi, les dévisagent d’abord en silence. Puis ils se mettent à sourire.
— Le défilé des balayeurs, dit Tirette.
— On va rigoler trois minutes, annonce Barque.
Quelques-uns des vieux travailleurs sont cocasses. Celui-ci, qui arrive dans la file, a des épaules tombantes de bouteille ; il est extrêmement mince du thorax et maigre des jambes, et, néanmoins, il est ventru.
Barque n’y tient plus.
— Eh, dis donc, Dubidon !
— Mince de paletot, remarque Tirette devant une capote qui passe, infiniment rapiécée, de tous les bleus.
Il interpelle le vétéran.
— Eh ! l’père-échantillons… Eh, dis donc, là-bas, toi, insiste-t-il.
L’autre se tourne, le regarde, bouche bée.
— Dis donc, papa, si tu veux être bien gentil, tu me donneras l’adresse de ton tailleur de Londres.
La figure surannée et gribouillée de rides ricane — puis le bonhomme, arrêté un instant sous l’injonction de Barque, est bousculé par le flot qui le suit, et emporté.
Après quelques figurants moins remarquables, une nouvelle victime se présente aux quolibets. Sur sa nuque rouge et rugueuse végète une espèce de laine sale de mouton. Les genoux pliés, le corps en avant et le dos voûté, ce territorial se tient mal debout.
— Tiens, braille Tirette en le désignant du doigt, le célèbre homme-accordéon ! À la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue n’en coûte rien !
Tandis que l’interpellé balbutie des injures, on rit ici et là.
Il n’en faut pas davantage pour exciter encore les deux compères que le désir de placer un mot jugé drôle par un public peu difficile incite à tourner en dérision les ridicules de ces vieux frères d’armes qui peinent nuit et jour, au bord de la grande guerre, pour préparer et réparer les champs de bataille.
Et même les autres spectateurs s’y mettent aussi. Misérables, ils raillent plus misérables qu’eux.
— Vise-moi ç’ui-ci. Et ç’ui-là, donc !
— Non, mais pige-moi la photographie de ce p’tit bas-du-cul. Eh ! loin-du-ciel, eh !
— Et ç’ui-là qui n’en finit pas ! Tu parles d’un gratte-ciel. Tiens, là, i’ vaut l’jus. Oui, tu vaux l’jus, mon vieux !
L’homme en question fait des petits pas, en portant sa pioche en avant comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bâtonné par le lumbago.
— Eh ! grand-père, veux-tu deux sous ? lui demande Barque en lui tapant sur l’épaule lorsqu’il passe à portée.
Le poilu déplumé, vexé, grogne : « Bougre de galapiat. »
Alors, Barque lance d’une voix stridente :
— Dis donc, tu pourrais être poli, face de pet, vieux moule à caca !
L’ancien, se retournant tout d’une pièce, bafouille, furieux.
— Eh ! mais, crie Barque en riant, c’est qu’i’ raloche, c’débris. Il est belliqueux, voyez-vous ça, et i’ s’rait malfaisant s’il avait seulement soixante ans de moins.
— Et s’i’ n’était pas saoul, ajoute gratuitement Pépin, qui en cherche d’autres de l’œil dans le flux des arrivants.
La poitrine creuse du dernier traînard apparaît, puis son dos déformé disparaît.
Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termine au milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytes sinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.
Cependant les heures s’écoulent, et le soir commence à griser le ciel et à noircir les choses ; il vient se mêler à la destinée aveugle, en même temps qu’à l’âme obscure et ignorante de la multitude qui est là, ensevelie.
Dans le crépuscule, un piétinement roule ; une rumeur ; puis une autre troupe se fraye passage.
— Des tabors.
Ils défilent avec leurs faces bises, jaunes ou marron, leurs barbes rares, ou drues et frisées, leurs capotes vert-jaune, leurs casques frottés de boue qui présentent un croissant à la place de notre grenade. Dans les figures épatées ou, au contraire, anguleuses et affûtées, luisantes comme des sous, on dirait que les yeux sont des billes d’ivoire et d’onyx. De temps en temps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masque de houille d’un tirailleur sénégalais. Derrière la compagnie, est un fanion rouge avec une main verte au milieu.
On les regarde et on se tait. On ne les interpelle pas, ceux-là. Ils imposent, et même font un peu peur.
Pourtant, ces Africains paraissent gais et en train. Ils vont, naturellement, en première ligne. C’est leur place, et leur passage est l’indice d’une attaque très prochaine. Ils sont faits pour l’assaut.
— Eux et le canon 75, on peut dire qu’on leur z’y doit une chandelle ! On l’a envoyée partout en avant dans les grands moments, la Division marocaine !
— Ils ne peuvent pas s’ajuster à nous. Ils vont trop vite. Et plus moyen de les arrêter…
De ces diables de bois blond, de bronze et d’ébène, les uns sont graves ; leurs faces sont inquiétantes, muettes, comme des pièges qu’on voit. Les autres rient ; leur rire tinte, tel le son de bizarres instruments de musique exotique, et montre les dents.
Et on rapporte des traits de Bicots : leur acharnement à l’assaut, leur ivresse d’aller à la fourchette, leur goût de ne pas faire quartier. On répète les histoires qu’ils racontent eux-mêmes volontiers, et tous un peu dans les mêmes termes et avec les mêmes gestes : Ils lèvent les bras : « Kam’rad, kam’rad ! » « Non, pas kam’rad ! » et ils exécutent la mimique de la baïonnette qu’on lance devant soi, à hauteur du ventre, puis qu’on retire, d’en bas, en s’aidant du pied.
Un des tirailleurs entend, en passant, de quoi l’on parle. Il nous regarde, rit largement dans son turban casqué, et répète, en faisant : non, de la tête : « Pas kam’rad, non pas kam’rad, jamais ! Couper cabèche ! »
— I’ sont vraiment d’une autre race que nous, avec leur peau de toile de tente, avoue Biquet qui, pourtant, n’a pas froid aux yeux. Le repos les embête, tu sais ; ils ne vivent que pour le moment où l’officier remet sa montre dans sa poche et dit : « Allez, partez ! »
— Au fond, ce sont de vrais soldats.
— Nous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes, dit le gros Lamuse.
L’heure s’est assombrie et pourtant cette parole juste et claire met comme une lueur sur ceux qui sont ici, à attendre, depuis ce matin, et depuis des mois.
Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille ; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir.
Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines.
Quand on commence à ne plus voir très bien, on entend là-bas, murmurer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre :
— Deuxième demi-section ! Rassemblement !
On se range. L’appel se fait.
— Hue ! dit le caporal.
On s’ébranle. Devant le dépôt d’outils, stationnement, piétinement. On charge chacun d’une pelle ou d’une pioche. Un gradé tend les manches dans l’ombre :
— Vous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche. Allons, dépêchez-vous et dégagez.
On s’en va par le boyau perpendiculaire à la tranchée, droit vers l’avant, vers la frontière mobile, vivante et terrible de maintenant.
Parmi la grisaille céleste, en grandes orbes descendantes le halètement saccadé et puissant d’un avion qu’on ne voit plus tourne en remplissant l’espace. En avant, à droite, à gauche, partout, des coups de tonnerre déploient dans le ciel bleu foncé de grosses lueurs brèves.