Le Feu/15
XV
L’ŒUF
On était désemparés. On avait faim, on avait soif et dans ce malheureux cantonnement, rien !
Le ravitaillement, d’ordinaire régulier, avait fait défaut, alors, la privation arrivait à l’état aigu.
Un groupe hâve grinçait des dents, et la maigre place faisait cercle tout autour, avec ses poternes décharnées, avec ses ossements de maisons, et ses poteaux télégraphiques chauves. Le groupe constatait l’absence de tout :
— L’caoutchouc a fait l’mur, nib de bidoche, et on s’met la ceinture d’électrique.
— Quant au fromgi, macache, et pas pus d’confiture que d’beurre en broche.
— On n’a rien, sans fifrer, on n’a rien, et toute la rouscaillure n’y f’ra pas rien.
— Aussi, tu parles d’un cantonnement à la manque : trois canfouines avec rien d’dans, que des courants d’air et d’la flotte !
— Ça n’sert à rien d’être aux as, ta blanche, c’est comme si t’avais peau d’balle dans ton morlingue, pisqu’y a pas d’marchands.
— Tu s’rais Rothschild ou bien un tailleur militaire, ta fortune servirait à quoi ?
— Hier, y avait un p’tit macaou qui ronronnait du côté de la 7e. J’suis sûr qu’ils ont croûté c’macaou.
— Oui, j’sais, et encore, on lui voyait les côtes comme au bord de la mer.
— Y a pas à s’démieller, c’est comme ça.
— Y en a, dit Blaire, qui ont fait vite en arrivant, et i’s s’sont vus trouver à acheter qué’qu’ bidons d’pinard chez l’quénaupier qu’est au coinsteau d’la rue.
— Ah ! les vaches ! I’s sont vernis, ceux-là, d’pouvoir s’glisser ça le long du cou !
— Faut dire que c’était d’la saloperie : du vin à culotter les quarts comme des pipes.
— Y en a même, qu’on dit, qui ont voracé un piquenterre !
— Hildepute ! dit Fouillade.
— Moi, j’m’ai presque pas cogné la tête : i’ m’restait une sardine, et, dans l’fond d’un sachet, du thé qu’j’ai mâché avec du sucre.
— L’fait est qu’pour prendre une muflée, c’est pas vrai.
— C’est pas assez, tout ça, même si tu manges pas beaucoup, et qu’t’as l’boyau plat.
— D’puis deux jours, une soupe : un trucmuche jaune, brillant comme de l’or. Pas du bouillon, d’la friture ! Tout est resté.
— On l’a coulé en chandelles, faut croire.
— L’pus pire, c’est qu’on n’peut pas allumer sa pipe.
— C’est vrai, c’est la misère ! J’ai pus d’mèche ! J’en avais quéqu’ bouts, mais, allez, partez ! J’ai beau fouiller toutes les poches de mon étui à puces, rien. Et pour en acheter, comme tu dis, c’est midi.
— Moi, j’ai un tout p’tit bout d’mèche que j’garde.
Ça, c’est dur, en effet, et il est pitoyable de voir les poilus qui ne peuvent pas allumer leur pipe ou leur cigarette, et qui, résignés, les mettent dans la poche et se promènent. Par bonheur, Tirloir a son briquet à essence avec encore un peu d’essence dedans. Ceux qui le savent s’accumulent autour de lui, porteurs de leur pipe bourrée et froide. Et même pas de papier qu’on allumerait à la flamme du briquet : il faut se servir de la flamme même de la mèche et user le liquide qui reste dans son maigre ventre d’insecte.
… Moi, j’ai eu de la chance… Je vois Paradis qui erre, sa bonne face au vent, en ronchonnant et en mâchant un bout de bois.
— Tiens, lui dis-je, prends ça !
— Une boîte d’allumettes ! s’exclame-t-il, émerveillé, en regardant l’objet comme on regarde un bijou. Ah, zut ! c’est chic, ça ! Des allumettes !
Un instant après, on le voit qui allume sa pipe, sa figure en cocarde magnifiquement empourprée par le reflet de la flamme, et tout le monde se récrie et dit :
— Paradis qu’a des allumettes !
Vers le soir, je rencontre Paradis près des restes triangulaires d’une façade, à l’angle des deux rues de ce village misérable entre les villages. Il me fait signe :
— Psst !…
Il a un drôle d’air, un peu gêné.
— Dis donc, tout à l’heure, me dit-il d’une voix attendrie, en regardant ses pieds, tu m’as balancé une boîte de flambantes. Eh ben, tu s’ras récompensé d’ça. Tiens !
Et il me met quelque chose dans la main.
— Attention ! me souffle-t-il. C’est fragile !
Ébloui de la splendeur et de la blancheur de son présent, osant à peine le croire, je reconnais… un œuf !