Le Favori d’une reine - Don Ferdinand de Valenzuela

Revue des Deux Mondes tome 40, 1880
Eugène Baret

Le Favori d’une reine - Don Fernand de Valenzuela


LE
FAVORI D'UNE REINE

DON FERDINAND DE VALENZUELA

Colecion de documentes ineditos para la historia de España, por el marques de la Fuensanta del Valle y D. Sancho Rayon, tomo LXVII ; Madrid, 1877.

L’Espagne poursuit, à travers les révolutions et les orages politiques, le mouvement littéraire et historique inauguré, il y a un demi-siècle, par la régence de Marie-Christine. L’Académie de l’histoire est à la tête de ce mouvement, justifiant ainsi son titre et le but formel de son institution sous Philippe V en 1738. Cette académie, qui compte dans son sein presque tous les hommes distingués de la Péninsule dans la politique et dans les lettres, fouille assidûment dans sa riche collection de manuscrits, dans les archives du cabinet du roi, dans les dépôts de la Bibliothèque nationale, sans négliger les dépôts étrangers, ni les archives des grands seigneurs. Guidées par une critique sévère, ces savantes investigations amènent la découverte de documens toujours curieux et nécessairement du plus haut intérêt, non-seulement pour l’histoire politique ou littéraire de l’Espagne, mais pour l’histoire générale de l’Europe. Ces documens sont publiés, à différens intervalles, sous la direction de deux bu trois académiciens, dans le recueil entrepris dès 1842, sous la régence d’Espartero, sur le module de la Collection des documens relatifs à l’histoire de France, que nous devons à M. Guizot. Nous donnerons une idée de l’importance du recueil espagnol en disant qu’il en est à son soixante-septième volume, paru en 1877. Ce volume est remarquable par les détails entièrement nouveaux qu’il fournit sur un personnage aujourd’hui bien oublié, et pourtant un moment célèbre, qui, après le renvoi du père Nithard, devint favori de Marie-Anne d’Autriche, veuve de Philippe IV, gouverna la monarchie espagnole en qualité de premier ministre et joua quelque temps, à la cour de Charles II, le rôle de Mazarin, auquel il n’est pas question de le comparer. Cet homme, dont la destinée rappelle aussi les aventures d’Antonio Perez, la fortune et les disgrâces tragiques du maréchal d’Ancre, est don Fernand de Valenzuela. Ni la Biographie universelle, ni la Biographie générale n’en font mention. Le dictionnaire de Moréri, cité à tort, parle d’un Valenzuela qui fut évêque de Salamanque, vers le milieu du XVIIe siècle. Le sujet a été touché en passant par M. Mignet, et ce qu’en dit Mme d’Aulnoy n’a pas été perdu, je crois, pour l’illustre auteur de Ruy Blas. Les lecteurs de la Revue trouveront peut-être quelque intérêt à connaître les renseignemens inédits que renferme sur ce favori d’une reine le dernier volume publié par l’Académie de Madrid.


I

La famille de Valenzuela était originaire de Ronda, la ville moresque, pittoresquement groupée aux flancs de son rocher, au milieu de la sierra de ce nom. Lope de Vega a placé à Ronda les premières scènes de sa charmante comédie la Moza de cántaro, utile commentaire de l’histoire que nous allons raconter[1]. Ronda est le cœur de l’Andalousie, le pays des hardis contrebandiers, des caractères aventureux et romanesques.

Sans appartenir à la première noblesse, la famille de Valenzuela occupait un certain rang dans le pays, puisqu’elle put faire les preuves exigées pour entrer dans l’ordre des chevaliers de Saint-Jacques. Rien n’avait encore attiré l’attention sur cette famille ; elle vivait dans son honorable médiocrité, lorsqu’une aventure de galanterie, qui fit beaucoup de scandale et de bruit, obligea le père de notre héros, don Francisco de Valenzuela, à s’éloigner précipitamment de Ronda, pour se réfugier à Naples, où il prit du service dans l’armée espagnole du sud de l’Italie. Il s’écoula quelques années, au bout desquelles don Francisco, lassé de l’exil, céda au désir de revoir sa patrie et sa famille. Après s’être tenu caché dans les gorges rocheuses qui bordent le lit du Guadairo, au pied de Ronda, il pénètre de nuit, bien armé, dans la ville et se présente brusquement à son père. Le vieillard, surpris, se jette dans les bras de son fils, et dans les transports de sa joie il provoque si malheureusement la décharge d’un pistolet que l’exilé portait à sa ceinture, qu’il tombe frappé d’une blessure mortelle. Étranges commencemens ! singulière destinée d’une famille appelée par le sort à connaître les suprêmes faveurs comme les dernières disgrâces de la fortune !

Il fallut fuir de nouveau, et cette fois sans retour. Don Francisco de Valenzuela reprit son service dans l’armée espagnole. Il était capitaine et gouverneur militaire de la place de Santa-Agata, lorsqu’il épousa, à Naples, une personne de qualité, originaire de Madrid, doña Leonor de Encisa y Avila. De ce mariage naquit, le 19 janvier 1630, don Fernando de Valenzuela. Le père mourut peu de temps après.

Doña Leonor, comprenant que son fils n’avait à espérer d’autre fortune que celle qu’il réussirait à se créer lui même, voulut le mettre sur le chemin. Elle le fit entrer, adolescent, comme page (criado) dans la maison du duc de l’Infantado, ambassadeur d’Espagne auprès du saint-siège et vice-roi de Sicile. L’enfant fit paraître au service de ce noble maître beaucoup d’intelligence, d’exactitude et de dextérité, accompagnées d’un sérieux au-dessus de son âge. Peu familier avec ses égaux, hautain même, le jeune page faisait quelquefois rire le duc et les officiers de sa maison par ses boutades andalouses, l’entendant quelquefois affirmer avec une assurance comique « qu’un jour viendrait où ce serait à lui de commander à son tour. »

A l’expiration de sa charge, le duc de l’Infantado, étant retourné à la cour, licencia une grande partie de ses serviteurs, et Valenzuela se vit obligé de quitter la maison qui jusqu’alors avait été son asile. Ce fut le moment le plus pénible de sa vie, celui sur lequel ses ennemis ont jeté quelques ombres équivoques, le représentant alors comme paseante in corte, c’est-à-dire réduit à peu près à vivre sur le pavé de Madrid. Il n’en était pas tout à fait ainsi ; Valenzuela trouva aide et protection, en ces jours difficiles, auprès de quelques personnes distinguées de la famille de sa mère. Il voyait le monde, prenait l’expérience des hommes et des choses, formait son jugement et son coup d’œil, étudiant le terrain, épiant les occasions favorables. Il avait des dehors agréables, beaucoup de politesse et d’aisance de manières, acquises au contact des grands seigneurs. À ces avantages extérieurs il ajouta des études sérieuses, fortifiant son esprit, cultivant les lettres et les arts, s’occupant de musique et de poésie. Mais l’ambition dominait tout. Résolu à faire son chemin, le cavalier andalous employait surtout les efforts de son intelligence à tâcher de s’ouvrir un accès auprès de quelque personnage ayant part au gouvernement.

Son étoile le servit heureusement. — Comment, après de tels commencemens, l’obscur gentilhomme de Ronda parvint-il à s’élever jusques sur les degrés du trône de sa souveraine et à gouverner en maître la monarchie de Charles-Quint ? C’est ce qu’il convient d’abord d’expliquer.

Philippe IV avait vu successivement disparaître les nombreux enfans qu’il avait eus de sa première union avec Elisabeth de France, y compris cet infant don Balthasar, sur lequel l’Espagne et son roi fondaient de si grandes espérances. On connaît, au moins par la gravure, son portrait équestre, l’un des chefs-d’œuvre de Velasquez. D’un second et tardif mariage avec Marie-Anne d’Autriche, fille de Ferdinand III et de sa sœur l’impératrice Marie, Philippe ne laissa en mourant qu’un fils, également débile de corps et d’esprit, triste rejeton d’un père a âgé, cassé et mal habitué, » selon l’expression de Louis XIV. Ce fils était Charles II, parvenu alors (1665), à l’âge de près de quatre ans. A cet âge, le jeune prince était encore si chétif, qu’il ne pouvait se passer du sein de sa nourrice ; à peine pouvait-il se tenir debout et même parler. Quand l’archevêque d’Embrun, ambassadeur de France, se présenta pour saluer le nouveau souverain, il remarqua que sa gouvernante, la señora Miguel de Tejada, placée derrière lui, le soutenait par les cordons de sa robe. Il ne prononça qu’une seule parole : Cubrios (Couvrez-vous), et en se retirant, il fut obligé pour se soutenir de saisir la main de sa menina.

A côté de son légitime héritier, Philippe laissait un fils naturel, qu’il avait eu d’une actrice du théâtre del Principe, la Maria Calderon, célèbre par son talent et par les séductions de sa personne, plus encore que par sa beauté. Ce fils était le prince don Juan, que son père avait légitimé de son ; vivant (1643) et fait grand prieur de Castille, — peut-être en souvenir du désintéressement de sa mère, qui, loin d’avoir songé à exploiter sa fortune, ce qui lui eût été bien facile, avec un monarque aussi prodigue que Philippe IV, prit le voile des mains du nonce, depuis Innocent X, et se retira au couvent de Santa Isabel après la naissance de cet enfant. Don Juan, né le 7 avril 1629, était alors à la fleur de l’âge. Parfaitement élevé dans la solitude d’Ocaña, par les soins, du comte duc d’Olivares, don Juan d’Autriche avait de l’esprit, de la culture, beaucoup de courage personnel. Il parlait parfaitement plusieurs langues. Son extérieur avait gardé beaucoup des grâces de sa mère, ce qui, dans un pays amoureux de la forme, lui donnait de la popularité, malgré ses revers comme capitaine. Il avait perdu la bataille des Dunes contre Turenne et avait été battu par les Portugais à la journée de Villa-Viciosa (1665) avec perte de quatre mille hommes, de ses drapeaux et de toute son artillerie.

Ce prince avait au plus haut degré L’orgueil de sa naissance. S’il ne convoitait pas l’héritage de son frère, retenu par le respect de la majesté du trône et peut-être par le souvenir des désordres de sa mère, il souhaitait ardemment d’être déclaré infant, ce qui eût réglé sa situation à la cour, en lui donnant le pas sur la grandesse. Il avait demandé cette faveur à son père avec la présidence du conseil d’état. Indigné de cette prétention, l’héritier de Charles-Quint y avait répondu en exilant don Juan à son prieuré de Consuegra. Il refusa même de le voir à son lit de mort. Prince sans couronne, vassal sans suzerain, don Juan se trouvait né pour une situation exceptionnelle mais fausse, dangereuse pour la monarchie, malheureuse pour lui-même.

Par son testament, Philippe IV instituait comme régente et souveraine absolue la reine sa femme, nommant pour l’assister, mais seulement avec voix consultative, un conseil de régence (junta general de gobierno), composé de six membres : le comte de Castrillo, président de Castille, c’est-à-dire chef de la justice et de la police de la monarchie ; don Christoval Crespi, vice-chancelier d’Aragon ; le cardinal de Sandoval, archevêque de Tolède ; le cardinal d’Aragon, inquisiteur général ; le marquis d’Aytona, représentant la grandesse d’Espagne ; le comte de Peñaranda, comme le premier des conseillers d’état. Don Juan fut exclu de ce conseil par la prévoyance de la reine, mais il garda ses entrées au conseil d’état.

La princesse allemande qui recevait de la volonté de son époux la redoutable mission de gouverner une monarchie épuisée, en présence d’un adversaire tel que Louis XIV, était une femme sans capacité et sans expérience, Philippe n’ayant jamais permis qu’elle fût associée aux détails du gouvernement. Son unique préoccupation était la santé de son fils. Elle ne songeait qu’a le faire vivre afin qu’il pût régner. Son instinct maternel l’avertissait que cet enfant chétif, au teint blême, à la lèvre pendante, avait en don Juan un rival des plus redoutables. Elle exécrait ce prince comme rival et comme bâtard, ne gardant avec lui aucune mesure, ne s’exprimant sur son compte qu’en termes grossiers d’injures et de mépris (hijo de p., hijo de b. ). Toutefois, cette princesse à l’esprit borné, absorbée dans les pratiques d’une dévotion bigote, incapable d’entrer dans le sérieux des affaires, était opiniâtre, entêtée, et susceptible de pousser fort loin ses caprices par lesquels surtout elle se gouvernait.

Étrangère et défiante, n’ayant que de l’antipathie pour les Espagnols, « lesquels, disait-elle, caressent de la bouche et mordent avec le cœur, » le premier besoin qu’éprouva la régente fut d’avoir auprès d’elle un conseiller exclusivement dévoué à ses intérêts et à sa personne, capable de suppléer à son insuffisance dont elle avait le sentiment. Ce fidèle et zélé serviteur, elle crut le trouver dans un jésuite allemand, le père Nithard, que l’empereur Ferdinand son père lui avait donné pour confesseur et qui l’avait suivie en Espagne. Vainement Marie-Anne avait annoncé, conformément aux ordres de son époux, qu’elle n’aurait ni valido, ni valida, et qu’elle gouvernerait de concert avec la junte. Le père Nithard, d’abord nommé conseiller d’état, puis inquisiteur-général, ne tarda pas à être déclaré premier ministre : mesure imprudente, qui heurtait gravement, dès le début, le caractère d’une nation particulièrement connue pour sa haine de l’étranger. Le bon père, il est vrai, avait commencé par se faire naturaliser Espagnol, et même, pour plus de vérité, il avait ajouté un o à son nom.

Ainsi se trouva porté du confessionnal dans le cabinet un religieux plus propre à résoudre des cas de conscience que capable de manier les hommes et de diriger les affaires d’une grande nation. D’un esprit incertain, d’un caractère timide, d’un coup d’œil vague et d’un orgueil excessif, le père Nithard, devenu ministre d’une femme aveuglément confiante, avait, dit M. Mignet, tout ce qu’il fallait pour aider à la ruine de la monarchie espagnole.

Don Juan fut profondément blessé de ce qu’il regardait comme un outrage à ses droits, et la noblesse espagnole partagea ses sentimens. Ces vassaux altiers, descendans des conquérans du sol sur les Maures, compagnons à ce titre plutôt que vassaux de leurs rois, étaient indignés de voir la délégation du pouvoir souverain confiée aux mains d’un prêtre, et surtout d’un prêtre étranger. Don Juan, représentant des ressentimens et des griefs de la grandesse, eut dès lors un parti tout formé et des plus redoutables. Dès ce moment aussi, entre le bâtard légitimé et le premier ministre de la reine, les rapports allèrent s’aigrissant de jour en jour. Le prince, qui avait de l’esprit, accablait son adversaire allemand de sarcasmes et de ridicule. Il ne laissait passer aucune occasion de faire paraître son irritation et son mépris. Le conseil d’état auquel le père Nithard était fort assidu, avait ouvert la délibération sur la question du commandement des troupes destinées à renforcer l’armée de Flandre, dans la guerre que nous appelons des Droits de la reine (1667) : « Je pense, opina don Juan, que l’on doit envoyer le père Nithard ; c’est un saint homme à qui le ciel ne refusera rien. Le poste où nous le voyons est déjà une preuve des miracles qu’il sait faire. » Le confesseur lui répliqua d’un air chagrin qu’il était d’une profession à devoir tout espérer de la miséricorde de Dieu, mais non pas d’être général d’armée. « Eh ! mon père, repartit don Juan, nous vous voyons faire tous le jours des choses plus éloignées de votre profession. »

Le prince accepta cependant la mission qui lui était offerte. Il partit pour la Corogne, où se rassemblaient les vaisseaux et les soldats qui devaient former l’expédition ; mais, sous prétexte que la flotte française, composée de trente-six vaisseaux eu de six brûlots, rendait, la traversée impassible, il abandonna son commandement au marquis de Castel-Rodrigo, et revint pauvrement conspirer à Consuegra, plus occupé des prétentions de sa vanité que soucieux des intérêts de sa patrie. Plus tard la reine se trouva, fondée à lui en faire le juste reproche.

La situation, comme on voit, était fort tendue. Les. défiances mutuelles engendrant les soupçons, les deux rivaux s’accusaient publiquement l’un l’autre : de méditer des projets d’enlèvement ou d’assassinat, projets que les pratiques du temps ne rendaient nullement improbables. La cour, poussée à bout, résolut de faire, un exemple. Il y avait à Madrid un Aragonais nommé Malladas, fort aimé de don Juan, qui passait pour recruter des partisans à la cause du prince. Arrêté à onze heures du soir, on lui donna une heure pour se préparer à la mort, et il subit la peine du garrot sur un ordre signé de la main de la reine. À ce moment, un officier réformé, le capitaine Pinilla, se présentait à la porte de l’appartement de la régente demandant instamment à lui parler en particulier. D’abord repoussé, puis enfin introduit, il passa une heure enfermé avec elle. Il venait se dénoncer lui-même, comme ayant été chargé, lui troisième, d’assassiner le père Nithard. A l’issue de cet entra-tien, ordre fut donné d’arrêter le, nommé Patino, frère du secrétaire particulier de don Juan. En même temps, cinquante hommes de cavalerie, sous le commandement du marquis de Salinas, partaient pour Consuegra, avec ordre de s’assurer de la personne du prince. « Ils trouvèrent bien la cage, mais l’oiseau était parti. »

Averti par les amis qu’il, avait jusque dans le palais, don Juan avait pourvu à sa sûreté en quittant Consuegra pour se retirer en Aragon, avec le dessein d’y travailler à préparer son retour. Au moment de monter à cheval, il adressa à la reine une lettre hautaine, où, tout en protestant de n’avoir en vue que le service de Dieu et le service du roi, il appuyait sur ce qu’il appelait l’exécrable gouvernement du premier ministre, qu’il déclarait coupable des malheurs de la monarchie. L’Espagne venait de perdre la Flandre et la Franche-Comté ; il qualifiait le père Nithard en termes insultans, l’accusait, d’avoir prémédité de le faire assassiner, et sommait la reine de le renvoyer, lui laissant entendre que, ce qu’elle ne ferait pas, il se verrait forcé par le cri public, de l’exécuter lui-même.

L’origine de la fortune de Valenzuela se trouve dans ces graves événemens.

Depuis les révélations du capitaine Pinilla, le père Nithard vivait en des transes continuelles. Il cherchait en même temps des agens intelligens propres à le renseigner sur les desseins qu’il prêtait à son adversaire et des valientes capables de protéger sa personne contre un coup de main. Valenzuela vint lui offrir son zèle et son épée, accompagnant cette offre des marques de la plus entière soumission et des protestations d’un dévoûment sans bornes. Ses propositions furent acceptées. Le bon père, ayant fait l’épreuve de son courage, de son intelligence, de son activité et de sa discrétion, l’attacha secrètement à sa personne, et finit par l’initier aux affaires les plus importantes de l’état.

Le cavalier andalous eut ainsi entrée au palais, d’où il pouvait observer la cour. Son premier soin fut d’étudier le terrain nouveau sur lequel le plaçait la fortune ; et il comprit bien vite que, parmi les dames de la reine, aucune n’était plus avant dans ses bonnes grâces que doña Maria de Ucedo, d’une famille alliée à la maison d’Albe. Il se déclara ouvertement son admirateur, et aspira bientôt à sa main. Soins multipliés, attentions et prévenances, vers galans, collations, sérénades, il ne négligea aucun moyen pour réussir. Servi d’ailleurs par les remarquables agrémens de sa personne, il finit par épouser la camarera favorite avec l’assentiment de sa majesté.

Cependant le père Nithard s’attachait de plus en plus à notre gentilhomme à raison des services très réels qu’il en recevait, se complaisant dans le succès d’un homme qu’il regardait à bon droit comme sa créature. Assuré d’ailleurs de son propre crédit comme ministre et comme confesseur, il ne songeait pas même à prendre ombrage des progrès de sa fortune. Dans ses conférences avec la régente, le père Nithard avait maintes occasions de rendre de bons témoignages du zèle éprouvé de son agent particulier. A l’époque de son mariage, Valenzuela était donc favorablement connu de la reine par l’intermédiaire du premier ministre. Pour cadeau de noces, Marie-Anne d’Autriche le rapprocha de sa personne en le nommant son écuyer.

Il vivait péniblement de ses maigres appointemens assez mal payés lorsqu’un soir, en rentrant chez lui calle de Leganitos, il reçut un coup d’arquebuse qui lui fracassa le bras. Cette tentative d’assassinat fut attribuée au duc de Montalte et peut être considérée comme la vengeance à l’espagnole d’un mari grand seigneur. Les frais de traitement et de médecin eurent bientôt épuisé les ressources du ménage, et Maria de Ucedo se vit dans la nécessité d’implorer l’assistance de la reine. Des secours lui furent plusieurs fois accordés. Craignant alors d’abuser des bontés de sa souveraine, la camarera prit un moyen détourné de se pourvoir. Il se présentait un emploi de peu d’importance, pour lequel un candidat offrait 100 doublons. Maria de Ucedo supplia la reine de lui en accorder la grâce. Touchée de pitié ; la reine y consentit. Tel était l’état des mœurs publiques à la cour de Charles II (et des autres souverains de l’Europe), tel l’épuisement des finances, que les ministres eux-mêmes trafiquaient à peu près ouvertement des places les plus importantes. Vice-royautés, titres de noblesse, ordres de chevalerie, entrée aux conseils, étaient donnés au plus offrant. Le roman de Gil Blas, sous les couleurs de la fiction, peint exactement la réalité à cet égard. Dona Maria recevait des sommes de plus en plus considérables, dont la reine, comme le duc de Lerme, finit par vouloir profiter. Elle était avare, et le comte de Villahumbrosa, président de Castille, put lui reprocher un jour d’avoir fait passer 180,000 doublons en Allemagne, sous prétexte de faire bâtir un couvent. Il convient d’ajouter que, vu la pénurie du trésor, la régente manquait quelquefois d’argent pour son propre service, et pour celui du roi son fils. Et le mal ne fit qu’empirer. Quelques années plus tard (1681), les livrées de l’écurie du roi désertèrent, faute d’être payées. Les rations données à toutes les personnes du palais, y compris les femmes de la reine, manquèrent également.

Ce trafic prolongé finit par acquérir un tel degré d’importance, que Maria de Ucedo ne se trouva plus à la hauteur des négociations. Son rôle d’intermédiaire échut alors à son mari. Valenzuela fut mis par ce moyen en rapports directs avec la reine. La situation de dona Maria auprès de la régente facilitait les entrevues et permettait de les rendre absolument secrètes. Le cavalier andalous ne laissa pas échapper ces occasions de s’insinuer dans la confiance de Marie-Anne. Possédant l’art et les moyens d’être bien informé, il affecta le plus grand zèle à servir ses intérêts, la mettant au courant des intrigues de la cour, des visées de don Juan, des cabales des grands seigneurs de son parti, des mesures concertées contre le gouvernement du premier ministre. La reine, qui portait le deuil sévère des femmes espagnoles, qui parlait peu, qui ne voyait personne, paraissait cependant informée de tout ; ce qui faisait dire aux courtisans qu’elle avait à ses ordres un lutin, un esprit follet qui l’avertissait de toutes les nouvelles et de toutes les affaires les plus secrètes. Il y avait trop d’intéressés à démêler la vérité pour que celle-ci tardât beaucoup à être connue. On finit par découvrir que le lutin en question n’était autre que Valenzuela, et le nom lui en resta (el Duende. )

Quoique admis à conférer secrètement avec la reine, Valenzuela n’était pas pour cela entré dans son intimité. L’éclatante et soudaine disgrâce du père Nithard lui en ouvrit le chemin.


II

Parti de Consuegra après sa lettre insolente à la reine, don Juan d’Autriche s’était dirigé, comme nous l’avons dit, vers l’Aragon à la tête d’un petit nombre de partisans. Établi d’abord au château de Jaca, reçu ensuite avec acclamation par les habitans de Sarragosse, il entretenait de là une active correspondance avec ceux des grands qui n’occupaient de place ni à la cour, ni dans l’état, qui haïssaient par conséquent le premier ministre, comme souverain dispensateur de ces places. Cette question des emplois était encore moins une affaire de vanité que de nécessité pour les membres de la grandesse ruinés par le luxe et les folles prodigalités : de là l’extrême importance que garde la question des emplois dans l’histoire que nous racontons. En conséquence, les mécontens ne cessaient de pousser le prince à mettre à exécution les menaces de sa lettre et à tenter un coup de force pour délivrer l’Espagne d’un étranger et d’un favori également détestés.

Don Juan n’avait pas besoin d’être excité. Depuis Henri de Transtamare, il s’est presque toujours rencontré en Espagne des bâtards et des cadets ambitieux pour se mettre à la tête de l’opposition et renverser ou essayer de renverser le gouvernement légitime. Charles II, maintenant âgé de huit ans, venait d’être atteint d’une maladie qui le mit aux portes du tombeau et fit négocier la France avec l’Empire pour le partage anticipé de ses états. Don Juan résolut de profiter de l’occasion et se mit en marche pour Madrid à la tête de deux ou trois cents chevaux. Le 6 mars 1669, il arrivait sans obstacle à Torrejon de Ardoz, à trois lieues de la capitale, Il y prit position, couvert sur son front par le Jarama, qui coule du nord au sud dans la direction d’Aranjuez et poussa des reconnaissances qui parurent bientôt aux portes de Madrid.

Cette simple démonstration suffit pour jeter le désarroi dans le gouvernement, la consternation à la cour. Le premier ministre n’avait rien su, par conséquent rien prévu. Une heure auparavant il s’était montré plein de confiance à l’ambassadeur de France. Il perdit la tête et ne conseilla rien. La reine et le conseil de régence ne songèrent pas davantage à prendre quelque mesure de défense. L’imbécillité de ce gouvernement d’un prêtre et d’une femme apparut alors tout entière. Le marquis de Villars exprima sa surprise de voir don Juan faire trembler la cour avec deux ou trois cents cavaliers et une poignée de partisans. Il dit qu’il était honteux que les serviteurs du roi et de la reine n’assemblassent point leurs amis pour lui résister, s’offrant lui-même à monter à cheval avec les Français résidant à Madrid. Tout fut inutile. L’idée seule de la guerre civile épouvantait les esprits. On résolut de négocier. Le cardinal d’Aragon, devenu archevêque de Tolède par la mort de Sandoval fut chargé de se rendre auprès du prince et de lui demander ses conditions.

La réponse de don Juan fut décisive. Il exigea le renvoi immédiat du premier ministre, lui donnant trois heures pour quitter Madrid, deux heures de plus, disait-il, que lui-même n’avait accordé au malheureux Malladas ; si ce renvoi était refusé, don Juan se déclarait résolu à l’obtenir par la force.

Ces conditions furent acceptées. Le père Nithard quitta le palais, sans même prendre le temps de voir la reine. Craignant les outrages de la populace, le cardinal d’Aragon le prit dans son carrosse, et l’accompagna hors des portes de Madrid, jusqu’au village de Fuencarral. Le peuple l’accablant de malédictions sur son passage : « Tout beau, mes enfans, leur disait-il, je pars, je pars. » Il n’avait emporté que son manteau, et son bréviaire. Touché de pitié, le cardinal lui offrit mille pistoles, qu’il refusa. La reine réussit à lui faire parvenir quelques secours.

La plus extrême confusion continuait à régner dans les régions du pouvoir. En réalité, il n’y avait plus de gouvernement. « Si le lendemain, comme l’écrivait au chevalier de Grémonville M. de Lionne, qui connaissait le prix du temps et le honneur ordinaire de l’audace, don Juan eût pénétré dans Madrid, non-seulement il se fût rendu maître des affaires, il eût établi ses créatures dans les conseils et chassé tous ceux qui lui étaient contraires ou suspects, mis la reine au couvent de las Descalzas reales, mais il aurait pu se faire proclamer roi, tant il avait pour lui la faveur des peuples. » Les portes de Madrid n’étaient point gardées, on n’avait aucune troupe. Don Juan ne sut pas profiter de sa fortune. Cet ambitieux trop peu résolu révéla tout à coup une prudence extraordinaire. Comme étonné de sa propre audace, en se voyant en face du trône de Charles-Quint, il hésita. Il était d’ailleurs ami de ses aises, et participait de la lenteur espagaole. Charles II avait été à toute extrémité. Une saignée au pied l’avait rétabli ; mais ses médecins ne se cachaient pas pour déclarer qu’il ne pouvait vivre deux ans sans un miracle. Le bâtard se persuada, qu’au lieu de poursuivre son usurpation commencée, il était plus simple d’attendre la succession de son débile frère. Nommé vice-roi et vicaire-général d’Aragon, Valence, lies Baléares et Sardaigne, il resta, jusque vers le milieu de juin à Guadalajara. Il en partit le 18 pour son gouvernement de Sarragosse, où il alla attendre les événemens.

Après le renvoi du père Nithard, il n’y eut rien de changé dans ce qui était une nécessité de la situation et surtout du caractère de la reine. Marie-Anne d’Autriche s’était montrée fort irritée des manifestations populaires qui avaient accompagné lie départ de son confesseur. Son nom n’y avait pas été épargné, elle le savait, et. son antipathie pour les Espagnols s’en était accrue. Loin de s’apitoyer sur la détresse du peuple de Madrid, qui était extrême, il lui était échappé de dire qu’elle ne serait contente que lorsqu’elle les aurait tous réduits à se vêtir de esteras, sorte de sparterie grossière dont on fait des nattes, et quelquefois des matelas en Espagne. Après être restée quelque temps sans accorder sa confiance à personne, elle éprouva de nouveau le besoin d’avoir, en dehors des conseillers que lui avait donnés le testament de son époux, un homme entièrement à elle, prête à payer son dévoûment par une confiance sans bornes. Or cet homme était tout trouvé : c’était Valenzuela, dont elle avait pu déjà apprécier le zèle à défendre ses intérêts. Il n’est guère permis de douter, malgré la discrétion chevaleresque des documens espagnols sur ce point, que les avantages personnels du cavalier andalous, son esprit et l’agrément de ses manières entrèrent pour quelque chose dans cette grave résolution de la reine. On en a la preuve dans la longue série d’imprudences que cet attachement lui fit commettre et qui finirent par la ruiner entièrement dans l’opinion. Jamais il ne fut plus vrai de dire, avec le cardinal de Mazarin, que qui a le cœur a tout.

On vit tout à coup Valenzuela nommé introducteur des ambassadeurs, titre qui lui donnait l’entrée officielle au palais (12 octobre 1671). Cette ; nomination ne tarda pas à être suivie de celle de membre du conseil des affaires d’Italie, l’un de ces grands conseils qui, avec ceux de la Nouvelle-Espagne, du Pérou, de l’inquisition, des finances, entretenaient seuls encore la grandeur et l’activité de la noblesse espagnole. Peu de temps après, une contestation s’éleva entre Valenzuela et le duc de l’Infantado, grand majordome de la reine, sur la question de savoir à qui appartenait le droit d’abaisser la portière du carrosse de sa majesté. Marie-Amne trancha la question par la promotion de son favori au titre de premier écuyer, et cela sans prendre l’avis du grand écuyer, de qui dépendait cette charge ; premier et grand scandale dans cette cour, mère de l’étiquette, où les infractions de ce genre devenaient de véritables événemens. a Les Espagnols, disait lord Godolphin, qui les connaissait bien, parlent des autres matières, mais ils s’intéressent à celles-ci. »

Cependant approchait l’époque de la majorité de Charles II, né le 6 novembre 1661, et le moment était venu de pourvoir aux grandes charges qui devaient former la maison royale. Au nombre des compétiteurs se trouvaient, comme c’était leur droit, les représentai des plus illustres familles de l’Espagne, qui attendaient cet événement dans une grande anxiété. La cour ignorait encore que la question fût à l’étude, quand tout à coup parut la liste des nominations. Le duc de Médina Celi était nommé grand chambellan, le duG d’Albuquerque grand majordome, l’amirante de Castille, don Fadrique Henriquez, grand écuyer. Ces choix, qui reçurent d’ailleurs l’approbation générale, vu la grande naissance et le mérite des titulaires, avaient été concertés sur le rapport de don Francisco de Gamboa, garde des joyaux de la couronne, mais-tout le monde les attribua au nouveau favori, dont Gamboa possédait l’entière confiance. Cette affaire peut être considérée comme une des principales causes qui amenèrent les malheurs de Valenzuela. Les satisfaits, pleins de l’idée de leurs droits, lui en gardèrent peu de reconnaissance, les exclus devinrent pour lui d’irréconciliables ennemis : au premier rang, le duc d’Albe qui avait été laissé de côté, malgré ses cheveux blancs, ses services et sa grande autorité ; son fils aîné, don Antonio de Tolède, n’avait pas même obtenu une, clé de chambellan. Vainement on chercha à le dédommager en lui accordant la Toison d’or sans qu’il l’eût demandée. Il n’oublia jamais ce qu’il considérait comme un affront.

Plus le favori était attaqué, plus la régente s’attachait à le soutenir. En réponse aux murmures des grands, elle déclarait Valenzuela surintendant du palais (de grands remaniemens s’opéraient dans la demeure royale), gouverneur du Parde et autres maisons de campagne de sa majesté, place occupée par le marquis del Carpio, qui venait d’être nommé ambassadeur à Rome. Charles II, dont la santé s’était affermie, commençait à montrer un goût très vif pour la chasse. C’était à peu près son unique penchant. Les nouvelles fonctions du favori mettaient entre ses mains l’ordonnance et disposition des fêtes de la cour, la mise en scène des ballets et des comédies, où il avait soin de faire figurer les siennes. A lui appartenait également le droit de désigner les lieux et jours des chasses royales. Il trouvait ainsi maintes occasions de gagner la faveur du prince en lui ménageant ses plus chers-plaisirs. Le jour de la majorité étant arrivé, la proclamation de ce grand événement eut lieu avec les solennités accoutumées. Les réjouissances populaires se mêlèrent aux cérémonies religieuses. Il y eut des courses de taureaux dans la Plaza mayor, et, dans les rues des représentations à grand spectacle. La veille, avait eu lieu au palais un splendide t »al masqué. A la tête du cortège figuraient les ducs d’Albuquerque et de Medina-Celi. Le défilé était fermé par le comte de Saldana, fils aine du duc de l’Infantado, donnant la main droite à Valenzuela. La politique semblait faire trêve dans les plaisirs. La sécurité de la reine était complète.

Cependant la cabale ne s’endormait point. Le nombre des mécontens conjurés contre le nouveau favori s’était accru de deux personnages considérables : don Francisco Ramos del Manzano, précepteur du roi, et don Pedro Alvarez de Monténégro, son confesseur. Le premier était un grave et savant personnage, particulièrement versé dans la science du droit public. Sa réputation l’avait fait choisir pour répondre, au nom de la régence espagnole, au manifeste par lequel Louis XIV préluda à la guerre de Dévolution. L’opposition de Francisco Ramos à la reine devenait un fait de la plus haute importance, en raison de la situation et de la grande autorité dont il jouissait.

En ce moment (1675), la guerre de Hollande mettait l’Europe en feu. L’Espagne, l’empereur d’Allemagne, l’électeur de Brandebourg, s’étaient déclarés contre nous. D’ardentes hostilités avaient lieu sur terre et sur mer. Messine révoltée après Palerme s’était donnée à la France, et le gouverneur de Valence avait reçu du cabinet de la régente l’ordre de partir, à la tête d’une escadre, pour se joindre à la flotte de l’amiral Ruyter, arracher Messine aux Français, et faire rentrer la Sicile dans le devoir. Don Juan d’Autriche, selon son usage, avait paru accepter cette mission et avait même annoncé son prochain départ de Vinaroz.

Triste spectacle que ces intrigues de palais quand la monarchie s’en allait en lambeaux ! En ce moment critique, ce furent le précepteur et le confesseur même du roi qui donnèrent à don Juan le conseil de désobéir à l’ordre impératif de son gouvernement, pour se trouver à Madrid le jour de la proclamation de la majorité de son frère. Unissant leurs efforts, secondés par quelques-uns des grands officiers de la couronne, ils profitèrent des revers des armes espagnoles pour exagérer à dessein les maux du pays et persuader au jeune monarque que son frère, par les grandes charges qu’il avait remplies, était seul capable d’y porter remède. Ils finirent par obtenir de Charles II une lettre qui appelait don Juan à Madrid. Pour écrire cette lettre, le précepteur fut obligé de tenir la main de son disciple (llevar-le la mano), tel était le degré de son ignorance, amenée par l’état maladif dans lequel le malheureux prince avait vécu jusqu’alors. La lettre obtenue fut aussitôt transmise à don Juan dans le plus grand secret. Déployant une activité dont il n’usait guère pour le service de l’état, don Juan d’Autriche arriva à Madrid le 6 novembre entre huit ou neuf heures du matin, et descendit au Buen-Retiro. Il y trouva le carrosse du premier écuyer, comte de Medellin, lequel était dans la conspiration, et il se rendit aussitôt au palais. Le roi le reçut d’un air troublé, et le quitta, un quart d’heure après, pour passer dans la chambre de sa mère. Il n’en sortit que pour se rendre à la chapelle, où le suivit son frère, accompagné de toute la grandesse qu’avait réunie à Madrid la solennité de ce jour.

On devine le coup de théâtre opéré par la brusque apparition d’un prince que l’on croyait en ce moment voguant vers les mers de Sicile. La cabale triomphait. Déjà se répandait la nouvelle du supplice prochain de Valenzuela et de la confiscation de ses biens. Celui-ci cependant se promenait tranquillement dans Madrid, et assistait le soir, d’un visage assuré, à la représentation qui eut lieu à la cour. On l’accusa d’avoir tenté de faire assassiner don Juan. On racontait que le comte de Montijo, accompagné du comte d’Aguilar et du marquis d’Algava, s’était présenté au palais du Buen-Retiro, mais que la porte avait été défendue pardon Alvaro Aie m an, lieutenant de l’alcaïde du palais. Ce bruit était bien invraisemblable ; néanmoins don Juan montra dans la suite qu’il ne l’avait nullement oublié.

Que s’était-il passé dans l’intervalle ? La reine, un moment surprise et déconcertée, avait appelé auprès d’elle le président de Castille et lui avait demandé conseil. Le comte de Villahumbrosa lui avait répondu « que la même autorité qui avait appelé don Juan à Madrid avait seule pouvoir de provoquer son éloignement ; que pour lui il saurait pourvoir à l’exécution des commandemens de sa majesté. » Il ne s’agissait donc que d’obtenir un contre-ordre du roi. Les larmes, les supplications d’une mère eurent facilement raison d’un monarque de quatorze ans, qui la veille encore était en tutelle.

Don Juan, après le baise-mains, avait quitté Charles II, qui l’avait comblé de caresses. Il venait à peine de rentrer au Buen-Retiro, lorsque, à sa profonde surprise, il reçut de don Pedro Fernandez del Campo, principal secrétaire d’état, l’ordre écrit de quitter Madrid sur-le-champ pour retourner dans son gouvernement de Saragosse. Il refusa d’abord, demandant à revoir le roi ; l’ordre lui ayant été renouvelé par le grand majordome duc de Medina-Celi, il ne dissimula ni sa mauvaise humeur ni son dépit ; mais après en avoir délibéré toute la nuit avec ses principaux amis, il finit par se décider à obéir, laissant ses partisans fort inquiets et dans le plus grand désarroi. C’était une deuxième tentative avortée : la situation du prince devenait ridicule.

La défaite du parti de don Juan devait avoir pour conséquence l’affermissement du pouvoir de Valenzuela, en qui se personnifiaient les craintes, les intérêts, les ressentimens et les passions de la reine. D’un autre côté, n’y avait-il pas, dans l’attitude de quelques-uns des personnages les plus considérables de l’état, l’indice d’un mouvement d’opinion dont il fallait tenir compte, s’il n’y a pas quelque naïveté à demander de tenir compte de l’opinion à des successeurs de Philippe II. Le respect de la majesté royale était encore intact en Espagne, ce qui avait manqué à la France en des circonstances analogues. En continuant à braver la grandesse par l’accumulation des honneurs sur la tête d’un homme encore si obscur la veille, fallait-il l’exaspérer au point de risquer la guerre civile, peut-être la déchéance de Charles II ?

Sur l’avis de conseillers que préoccupaient avant tout la dignité du trône et l’intérêt de la monarchie, Marie-Anne d’Autriche semble avoir compris un moment ce danger. Valenzuela fut fait titulo de Castille, avec le titre de marquis de Villa-Sierra, et nommé ambassadeur à Venise : mesure excellente si, à l’inspiration de sagesse qui l’avait fait prendre, s’était unie la force d’en assurer l’exécution. Ici la prudence du favori parut au-dessous du sacrifice que faisait la reine. Si, avec la réserve, la modestie calculée de Mazarin, Valenzuela avait su s’effacer pour un temps, s’il avait eu la force, très rare il est vrai, de résister aux tentations de la fortune, peut-être serait-il parvenu, comme l’habile Italien, à consolider son pouvoir et à éviter le sort réservé aux ambitieux vulgaires. Mais Mazarin était Mazarin : il n’avait d’ailleurs nul goût pour le panache, n’étant pas né Andalous. Ce simple rapprochement fait ressortir la différence qui existe entre les deux hommes : comme la figure humaine que l’on place quelquefois au pied des pyramides en fait mieux saisir l’imposante grandeur.

Après avoir conféré avec le duc d’Albuquerque sur la conduite à tenir, Valenzuela reçut de ce due, son meilleur appui à la cour, le conseil de s’éloigner de Madrid, mais de ne pas quitter l’Espagne. Il échangea son ambassade de Venise contre le poste de capitaine-général du royaume de Grenade et partit pour Velez-Malaga ; mais il résidait le plus souvent à Grenade, entre le capitaine-général et la cour souveraine de cette ville s’élevèrent bientôt des questions d’attributions de pouvoir, d’où s’ensuivit un conflit. La cour se plaignit vivement à Madrid. Valenzuela se servit de ce prétexte pour rentrer dans la capitale, probablement de l’aveu de la reine. Il s’y tint caché pendant quelque temps. Mais l’époque du voyage annuel de la cour à Aranjuez étant venue, il reparut tout à coup dans cette résidence, à la grande joie de ses partisans. Ses ennemis, de leur côté, ne se réjouissaient pas moins de son retour, espérant qu’un tel acte de désobéissance à l’autorité royale serait le signal de sa perte, quand le bruit se répandit que, durant ce séjour à Aranjuez, le roi avait nommé Valenzuela gentilhomme de la chambre eh exercice. Ce bruit était vrai. Alors le duc de Medina-Celi, grand chambellan, entre les mains duquel le nouveau gentilhomme devait prêter serment, déclara se refuser à accomplir cette formalité. Le favori fut obligé, pour recevoir l’investiture de sa charge, de s’adresser, non sans humiliation, au prince de Astillano, gentilhomme ordinaire » lequel s’y prêta volontiers.

Ce fut le moment de l’apogée de la faveur de Valenzuela auprès des personnes royales. Charles II ne négligeait aucune occasion de lui en donner des marques publiques. Un jour de chasse, dans le parc de l’Escurial, le favori avait pris poste en face du roi. Un sanglier étant venu à traverser la voie fut tiré par le porte-arquebuse, Gonzalo Mateo, qui se trouvait placé derrière sa majesté, de façon que quelques dragées atteignirent Valenzueîa, lequel fut blessé légèrement à la jambe. Cette blessure l’ayant forcé de garder la chambre pendant quelques jours, il reçut l’insigne honneur de la visite du roi et de la reine mère. Le porte-arquebuse fut arrêté. Pour avoir osé faire des représentations au roi sur la vice-royauté de Naples, qui avait été accordée sans avis préalable du conseil d’Italie, don Pedro Fernandez, secrétaire del despacho universal[2], fut révoqué de ses fonctions à la suite d’une vive altercation avec Valenzuela, et sa place donnée à don Jeronimo de Eguia, qui d’ailleurs la méritait.

Le favori semble avoir voulu répondre à des marques de confiance si aveugles et si touchantes et les justifier aux yeux du public en travaillant de toutes ses forces au relèvement de la monarchie. Il multipliait les audiences, exigeait le renvoi des administrateurs incapables, trouvait des fonds pour la solde des armées et l’entretien de la flotte, moyennant la plus-value des douanes, qui était son œuvre personnelle. Les vivres étaient hors de prix par le brigandage des magistrats chargés de l’approvisionnement de la capitale. Valenzuela donna tous ses soins à cette importante question. Grâce aux mesures qu’il prit, les abus cessèrent ; une baisse considérable eut lieu dans le prix des denrées. En même temps qu’il donnait du pain au peuple de Madrid, il lui fournissait les moyens de le payer en organisant de grands travaux publics. Un incendie avait dévoré une partie de la plaza Mayor ; il en ordonna la reconstruction et rebâtit notamment le palais de la Panaderiad’où la cour avait coutume d’assister, entourée des ministres étrangers, aux courses de taureaux, aux jeux de bague, et même, aux auto-da-fé. Doué d’un vrai sentiment de l’art, il fit retirer du Buen-Retiro, où elle était perdue pour le public, l’admirable statue équestre de Philippe II par Montañes et en orna le fronton du palais, où elle faisait le meilleur effet. C’est la même que l’on voit aujourd’hui sur la place del Oriente, en face du nouveau palais royal édifié par Philippe V. Il éleva la tour de l’appartement de la reine, jeta les fondemens du pont de Tolède, sur le Manzanarès, et construisit celui du Pardo. Le public lui sut gré de ces efforts, où il fit preuve, cela, paraît constant, d’une véritable capacité. Bien qu’il n’eût pas ramené la fortune du côté des armes espagnoles, beaucoup n’étaient pas éloignés de lui reconnaître les talens nécessaires au rôle de premier ministre. En considérant les pitoyables résultats de l’administration de don Juan, on ne voit pas ce qu’auraient perdu au change les intérêts de cette grande monarchie. Le comte de Castrillo, grand écuyer de la reine, étant venu à mourir sur ces entrefaites, la reine récompensa le zèle de son serviteur en le nommant à sa place, sans plus d’égards qu’à l’ordinaire pour les prétentions des plus grands seigneurs.

Il était facile toutefois de juger, d’après des symptômes significatifs, qu’il s’amassait sur cette tête si chère un orage terrible, suscité de longue main par les mécomptes de l’orgueil et la rage de l’envie. Un écuyer du roi, don Francisco d’Ayala, rentrait un soir de l’Escurial à Madrid. Arrivé à la Casa del Campo, tout près des portes de la ville, quatre hommes masqués se présentent et déchargent leurs carabines dans son carrosse, le prenant pour Valenzuela, et accompagnant cet attentat d’obscures allusions, à l’on ne sait quel mystérieux événement.

À ces criminelles tentatives, capables de faire trembler les plus audacieux, la reine répondit en faisant élever son favori à la dignité de grand d’Espagne de première classe. Peu de jours après, Valenzuela, égalant désormais la fortune des ducs de Lerme et d’Olivarès, était déclaré officiellement premier ministre, avec logement au palais, où il occupa l’appartement des infans, « lieu auguste, où ne pénétrèrent jamais que les illustres rejetons du sang de nos rois, » dit un mémoire du temps, dont l’auteur ne cache pas son chagrin. Rien ne blessait plus ce peuple imbu du génie de l’Orient que ce défaut de respect pour ses antiques usages. Mais, aussi incapable de prévoyance que d’empire sur ses caprices, Marie-Anne d’Autriche aimait à faire sentir au monde la force de son pouvoir et les effets de sa protection. Par cette nouvelle et plus étrange bravade, la mère de Charles II justifia une fois de plus cette maxime que qui peut tout est tenté de tout oser.

Il est inutile de décrire par quelle explosion de surprise et d’indignation furent accueillies des marques de faveur si exorbitantes. Les amis de Valenzuela eux-mêmes s’en montrèrent scandalisés. D’après les usages de la cour d’Espagne, les plus grands seigneurs durent fléchir le genou devant le premier ministre, émanation de la Sacra catholica real Majestad. Les présidens des grands conseils eurent commandement de se rendre à son cabinet pour y, recevoir leurs instructions. Le duc d’Osuna, président du conseil des ordres, et le comte de Peñaranda, président du conseil d’Italie, refusèrent d’obéir ; une opposition muette, mais significative, se déclara à la messe du roi, le jour où le favori se présenta pour prendre sa place sur le banc de la grandesse. La plupart des grands se dispensèrent d’y assister. Le roi fut à peine accompagné de quelques dignitaires gagnés par des faveurs particulières, et les loyaux Espagnols constatèrent avec tristesse que la funcion avait eu lieu sans son éclat accoutumé.

Bientôt le mécontentement ne se déguisa plus. L’explosion en devint générale. Des railleries on passa aux propos insultans contre la reine. Les pamphlets, les pasquins, les caricatures se multiplièrent, sans être désavoués par leurs auteurs, qui étaient connus. Il convient de déclarer que Marie-Anne d’Autriche n’y répondit jamais que par le dédain, disant que son rang la mettait au-dessus de ces sortes de médisances. Dans le palais on entendait les courtisans s’écrier en se rencontrant : « Valenzuela grand d’Espagne ! ô tempora ! ô mores ! » Les mécontens tenaient publiquement des réunions que présidait don Diego de Velasco, agent déclaré de don Juan d’Autriche, et son ancien menin devenu chambellan. Les principaux membres de ces réunions séditieuses étaient les ducs d’Albe, d’Osuña et de Medina-Sidonia, On y voyait aussi parmi les plus ardens un moine de l’ordre des théatins, homme hardi et entreprenant, nommé Vintimiglia. D’une illustre maison de Sicile, il avait suivi en Espagne son frère, le comte de Prades, gouverneur de Palerme lors de la révolte de cette ville en 1647 et venu à Madrid pour se purger du crime de haute trahison. La cellule de ce religieux intrigant servait le plus souvent de lieu de réunion aux conjurés.

Le premier acte du premier ministre avait été la dissolution de la Junta general de gobierno, qui le gênait, en se fondant sur cette considération que, aux termes du testament de Philippe IV, les pouvoirs de ce conseil de régence expiraient à la majorité du roi. Valenzuela (il s’en fit plus tard un titre d’honneur) se proposait par cet acte audacieux, de rendre à Charles II la plénitude de son autorité, en le délivrant, disait-il, de cinq ou six vice-rois. Il est évident qu’il ne se proposait pas moins sans doute de se délivrer lui-même d’un contrôle importun. C’était une mesure des plus graves, dans tous les cas, mais particulièrement imprudente dans la situation suraiguë où il se trouvait. Les grands seigneurs qui composaient ce conseil, et qui jusqu’alors avaient observé une sorte de neutralité bienveillante, n’ayant plus de mesure à garder, allèrent naturellement grossir le parti de la protestation. On décida que pour l’honneur de l’Espagne il serait fait appel à l’épée de don Juan.

Tenu fidèlement au courant de ces révoltes de l’opinion, don Juan d’Autriche attendait patiemment à Saragosse l’effet des imprudences de la cour. Il suivait d’un œil assez calme la marche ascendante du pouvoir de son rival, convaincu avec raison que son parti ne pouvait qu’y gagner. Aux instances de ses amis, qui le pressaient d’agir et lui répondaient de tout, il répliquait qu’il ne partirait pour Madrid que s’il y était appelé, connaissant pour en avoir fait l’expérience l’empire exercé par la reine mère sur l’esprit de son fils. Aux yeux de la nation, il voulait éviter de passer pour rebelle, et ne se souciait pas pour lui-même de s’exposer de nouveau à la déconvenue qu’il avait essuyée à l’époque de la déclaration de la majorité. Sa qualité de vice-roi de trois provinces mettait à sa disposition des forces assez considérables et lui permettait de s’appuyer sur le royaume d’Aragon, qui, bien que dépouillé par Philippe II d’une partie de ses privilèges, pesait encore d’un poids considérable dans les affaires de la monarchie. L’opinion lui était favorable et il comptait de chauds partisans dans ce pays.

La cour cependant ne le perdait pas de vue. Sans soupçonner toute la gravité de la situation, elle prenait quelques mesures de défense. Des troupes étaient concentrées à Tolède. Le précepteur et le confesseur du roi étaient exilés. Le comte de Medellin était chassé de Madrid et perdait sa charge de grand écuyer, qui était donnée au marquis de Algava. Des généraux soupçonnés de pactiser avec don Juan étaient dépouillés de leur commandement. La mesure la plus sérieuse fut la création d’un régiment de trois mille hommes, spécialement destiné à la garde du roi. On l’appelait la Chamberga, du nom de la casaque que portaient les soldats et dont un Français, nommé Chambert, passait pour avoir inventé la coupe. L’ayuntamiento de Madrid protesta contre l’institution de ce corps permanent, mais il fut passé outre. Au palais, l’énergie fut un moment à l’ordre du jour. L’amirauté de Castille, le connétable, le grand chambellan, lesquels n’aimaient pas plus don Juan que Valenzuela et espéraient gouverner seuls, conseillaient fortement à la reine de faire arrêter le trio de grands seigneurs qui passaient pour les chefs des jansenistas (partisans de don Juan) et de faire étrangler le chambellan don Diego de Velasco. L’ordre en fut donné trois fois au président de Castille, qui trois fois refusa d’obéir. La machine gouvernementale usée, affaiblie, ne fonctionnait plus, entravée dans les fils de ces mouvemens contraires.

Convaincu qu’il ne pourrait arriver à son but par le seul crédit de ses partisans, même appuyé de l’opinion, don Juan résolut de soutenir ses prétentions par la force. Il parvint à gagner à ses vues don Gaspar Sarmiento, lieutenant-général de l’armée, chargée de la défense de la Catalogne, lequel fit déclarer pour la cause du prince un régiment de cavalerie de cinq cents chevaux, cantonné à Barcelone. Ces troupes ayant quitté de nuit leur quartier prirent en silence la route de Saragosse. Prévenu aussitôt, le général en chef prince de Parme, donna l’ordre au marquis de Leganès, général de la cavalerie, de se mettre à leur poursuite et de les ramener ; mais cet ordre fut exécuté si mollement que Leganès parut vouloir moins prévenir que favoriser cette défection.

L’opinion était divisée en Aragon. Une partie de la noblesse et des ministres du royaume se prononçait chaudement en faveur de don Juan, mais l’autre partie, ayant à sa tête le gouverneur-président, demeurait fidèle à la royauté. La bourgeoisie déclarait également ne vouloir accepter que les ordres du roi. Le président, don Pedro de Urriès, s’empressa de prévenir la cour de Madrid des graves événemens qui se préparaient à Saragosse, mais les dépêches furent interceptées. Mal informé, partagé entre la volonté de réprimer la rébellion et le doute sur ce qui se passait à Madrid, le président se borna à assembler le conseil de gouvernement (las Salas) pour avoir son avis. Trois ministres seulement se montrèrent opposés à don Juan. Dès ce moment la conspiration ne garda plus démesure. Toutes communications furent rompues avec le gouvernement royal et avec l’armée fidèle de Catalogue. Un courrier du prince de Parme, porteur de dépêches, fut arrêté au pont du Gallego et dévalisé. Un laboureur, témoin involontaire de cet acte de violence, fut massacré. Désormais, la cause du prince put paraître gagnée.

La nouvelle de la rébellion arriva enfin dans la capitale de l’Espagne, grossie par l’imagination, par l’intérêt et par la peur. Le bruit se répandit que don Juan s’avançait, non-seulement à la tête d’une armée, mais que la plus grande partie des provinces s’était déclarée en sa faveur. L’attitude de la cour fut aussi misérable que lors du renvoi du père Nithard. On allait voir se renouveler la même tragi-comédie, cette fois seulement un peu plus sérieuse. Le comte d’Aguilar, colonel de la Chamberga, demandait à réunir ses soldats et conseillait la résistance. Une foule dloûlciers réformés accouraient au palais et offraient leurs services. La reine, n’étant pas encore séparée de son fils, pouvait obtenir les ordres nécessaires, et opposer le roi au bâtard. Dans une circonstance analogue, la mère de Louis XIV faisait arrêter le vainqueur de Rocroi par son capitaine des gardes. Marie-Anne d’Autriche ne sut que gémir, se lamenter, et vomir contre don Juan ses injures accoutumées.

En cette circonstance capitale, l’attitude des loyaux serviteurs de la monarchie montra à quel degré de déconsidération était tombée la reine mère. Les amis du prince armaient dans Madrid et se déclaraient résolus à tout. La plupart des maisons étaient barricadées, pourvues d’armes et de vivres, dans l’attente d’une bataille de rues. L’archevêque de Tolède et le comte de Villahumbrosa jugèrent que la conservation de Valenzuela au pouvoir ne valait pas le risque d’une guerre civile, également funeste à la royauté, que le roi fût vainqueur ou qu’il fût vaincu. On décida que la première mesure à prendre était de séparer Charles II, de sa mère. Soit habitude d’obéissance, soit faiblesse de caractère, le jeune monarque se prêta sans résistance à cette résolution. Depuis l’époque de sa majorité, on s’était attaché à lui faire sentir la honte d’être mené par un homme de néant tel que Valenzuela, que l’on rendait responsable de tous les malheurs de la campagne de 1675, comme si le prince qui conspirait quand il fallait se battre, qui avait refusé de marcher contre la révolte de Messine, comme autrefois au secours de la Flandre, n’entrait pas aussi pour quelque chose dans les désastres de la patrie. Une nuit, Charles II sortit du palais dans le plus grand secret, et enveloppé dans son manteau, il se rendit au Buen-Retiro sous la conduite du duc de Medina-Celi et du comte d’Aranda. Située sur le versant opposé du plateau sur lequel s’élève la ville de Madrid, cette résidence est assez éloignée du palais royal, circonstance favorable au dessein des conjurés. On décida en second lieu que le roi écrirait à son frère de se rendre à Madrid pour l’assister dans son gouvernement. La lettre royale est du 27 décembre 1676. Le courrier qui en était porteur partit le 29 pour Saragosse. Mais, ce qui est plus extraordinaire, le même courrier portait également une lettre de la reine mère déclarant adhérer à la résolution prise par le roi. Qu’espérait cette princesse par cette inconcevable démarche ? Qu’on ne la séparerait pas de son fils, ce qu’elle redoutait par-dessus tout ? Mais pouvait-elle ignorer les sentimens de don Juan à son égard, et les prétentions de ses amis, qui mettaient pour première condition à la paix son éloignement de la cour ? On est confondu de tant de faiblesse inutile. Il est évident que depuis le renvoi exigé du père Nithard, — cette mortelle injure faite à une reine, — il s’était établi entre don Juan et Marie-Anne d’Autriche une lutte dans laquelle l’un ou l’autre devait infailliblement succomber. C’était l’opinion de Louis XIV. Quoi qu’il en soit, la lettre existe, mais elle ne sauva rien. Vainement Marie-Anne fit les plus grands efforts pour obtenir de voir son fils ou de lui écrire. Cette permission lui fut refusée. Vainement elle fit intervenir l’ambassadeur d’Allemagne, qui menaça les conjurés de la colère de l’empereur. — « Nous nous soucions bien de l’empereur, lui répondit le duc d’Albe ; ne veut-il pas bien gouverner son empire comme nous voulons, nous, notre royaume ? Qu’il songe que l’Espagne lui a mis la couronne sur la tête et qu’elle sent encore aujourd’hui ce qu’il lui en a coûté et le peu qu’il a fait pour elle. » La reine reçut l’ordre de quitter le palais et de se rendre à Tolède, dont on lui donnait le gouvernement, en lui assignant pour résidence l’Alcazar de cette ville. En même temps, le roi envoyait son confesseur à sa mère pour lui expliquer les motifs de sa conduite et lui prodiguer les assurances de son filial attachement. Cette résolution de Charles II avait été accueillie avec des transports de joie par la population de Madrid. Citoyens et grands seigneurs se portaient en foule au Buen-Retiro, pour féliciter le jeune monarque et lui. offrir selon l’usage de riches présens.

On se demande avec curiosité quelle fut, dans cette révolution de palais, l’attitude du favori. N’ayant pas su ou pu la prévenir, il était condamné à la subir. On l’a accusé d’avoir manqué de résolution. C’est oublier, ce semble, que Valenzuela n’était rien que par le crédit de la reine. Par le fait de se séparer volontairement de sa mère, par le fait surtout d’appeler don Juan, Charles II déclarait ramener à lui le pouvoir qu’il avait délégué jusqu’alors et laissait le favori retomber dans son néant. Celui-ci ne pouvait dès lors commander quoi que ce fût à qui que ce fût. Imaginez Louis XIV majeur se déclarant en faveur du prince de Condé, la veille de l’arrestation de ce dernier. Qu’aurait pu Mazarin ? Qu’aurait-il pu surtout, si Anne d’Autriche avait déclaré approuver la conduite de son fils ? Privé de tout moyen de se défendre, Valenzuela n’avait d’autre ressource que de s’éclipser. Dès le 24 décembre il avait quitté Madrid.

En possession de la lettre du roi, don Juan partit de Saragosse le 1er janvier 1676, non sans avoir fait ses dévotions à Notre-Dame del Pilar. Ce prince offrait un singulier mélange d’ambition et d’hypocrisie. Il n’avait à la bouche que le service de Dieu quand il s’insurgeait contre l’état, et défendait ses trahisons par des argumens de théologien. Il marchait accompagné de deux personnages fort compromis, un Napolitain, le prince de Monte-Sarcho, qui, en débarquant à Barcelone, s’était sauvé auprès de. lui pour échapper aux poursuites d’un procès criminel, et le comte de Monterey. A l’époque de la formation de la maison du roi, ce dernier était accouru en poste de la Flandre où il servait, dans l’espérance d’en faire partie, se fiant aux promesses qu’il avait reçues, et surtout à l’argent qu’il avait donné. N’ayant obtenu que la direction de l’artillerie, depuis exilé, il s’était rallié à don Juan avec le titre de mestre-de-camp-général.

Parvenu à Montréal de Ariza, à peu près à moitié chemin de Saragosse à Madrid, le prince y établit son quartier-général. Ariza était le point de concentration assigné aux quelques troupes fort mal organisées qu’il avait pu réunir en Aragon, et qui, augmentées d’un certain nombre de volontaires catalans et valenciens, formèrent un corps de trois mille fantassins et de mille cavaliers. C’étaient des forces bien médiocres pour lutter contre les ressources de la monarchie espagnole ; mais ce prince prudent avait maintenant d’excellentes raisons de croire qu’il ne serait pas nécessaire d’eu venir aux mains. Au pis-aller, il comptait sur les levées que lui avaient promises les grands de Castille, dont il allait traverser les états. Il marchait à petites journées, laissant la révolution s’accomplir d’elle-même, et voulant bénéficier de l’effet moral produit sur les indécis par sa tardive hardiesse. Il arriva le 4 à Hita, ville appartenant au duc de l’Infantado, l’un des grands seigneurs qu’avait le plus exaspérés la scandaleuse élévation de Valenzuela. Il apprit à Hita la résolution qu’avait prise le roi de se séparer de sa mère, et cette nouvelle, qui était un présage de paix, fut accueillie avec joie par ses partisans et par lui-même. Les entreprises de ce genre, tant qu’elles n’ont pas réussi, sont toujours accompagnées de graves inquiétudes, et les conspirateurs étaient loin d’être rassurés, connaissant l’irrésolution naturelle de leur chef. Le prince ne tarda pas. à voir arriver le cardinal d’Aragon, qui lui renouvela l’assurance du plaisir qu’aurait le roi à le voir attaché de plus près à son service, mais qui apportait en même temps l’ordre de licencier sur-le-champ les troupes dont il était accompagné. Don Juan répondit qu’il était prêt à exécuter les ordres de sa majesté, à condition que le roi accordât l’éloignement de la reine sa mère, l’arrestation de Valenzuela, et le licenciement du régiment de la Chamberga. Ces conditions ayant été ratifiées par Charles II, don Juan laissa au marquis de Leganès le soin de payer et de congédier ses troupes, ne gardant auprès de lui que six cents cavaliers de Catalogne, avec lesquels il se mit en marche pour Madrid, accompagné d’un petit nombre d’amis et de serviteurs. Il arriva au Buen-Retiro, le 25 janvier, à sis heures du matin. Il était enfin maître de la situation,


III

Qu’était donc dans cet intervalle devenu le favori ?

Connaissant tout ce qu’il y avait de spécieux dans le personnage de don Juan, se fiant encore à l’ascendant qu’il avait si longtemps exercé sur le roi et sur sa mère, Valenzuela ne désespéra pas complètement de sa fortune et garda même l’illusion de croire qu’il pourrait la rétablir. Il se déroba de Madrid, comme nous l’avons dit, mais il ne quitta pas l’Espagne, se réservant de ne la quitter qu’à la dernière extrémité. Il s’était retiré avec sa famille et ce qu’il avait de plus précieux au monastère de l’Escurial, se croyant en sûreté sous la protections des immunités de ce lieu vénéré, panthéon des rois, consacré aux yeux de toute l’Espagne par les reliques qu’y avait réunies en grand nombre la dévotion de Philippe II. Il était muni en outre d’un ordre royal (cedula) enjoignant au prieur des hiéronymites de veiller sur sa personne comme sur la personne même de sa majesté. Il connaissait mal ses ennemis.

Don Juan ne perdit pas un moment pour assurer sa vengeance et pour satisfaire la haine et l’avidité de ses partisans. Le jour même de son arrivée, il obtint un décret qui d’une part reconnaissait pour loyaux et fidèles sujets tous les seigneurs qui avaient épousé sa cause, de l’autre déclarait Valenzuela déchu de tous ses droits, titres et dignités, prononçait la confiscation de ses biens, et le déclarait en outre prévenu du crime de haute trahison envers l’état. Le décret était rédigé dans les termes les plus insultans pour le malheureux favori. En ce qui touchait l’octroi de la grandesse, il y était dit : « Voulant maintenir la première noblesse de mes royaumes, et ceux d’entre les nobles qui ont obtenu les honneurs de la grandesse dans l’illustration et l’éclat dont ils n’ont cessé de jouir, et considérant que cette illustration serait ternie si l’on faisait figurer parmi les grands un individu (sujeto) qui ne possède à aucun degré les mérites et qualités qui doivent naturellement appartenir à quiconque aspire à ce suprême honneur, j’ai résolu et décidé que cet octroi de la grandesse serait désormais considéré comme un acte absolument nul et non avenu. Moi, le roi. » Quand Valenzuela fut informé de l’arrêt qui le dégradait, il répondit froidement : « Ce n’est pas le roi qui est l’auteur de ce décret, c’est l’homme qui lui conduit la main. »

La petitesse d’âme de don Juan se manifesta bientôt par les rigueurs calculées de sa vengeance. Tous les partisans de la reine, tous les amis de Valenzuela, tous les personnages connus pour avoir été opposés aux prétentions du prince, ou seulement pour avoir gardé la neutralité, furent révoqués de leurs fonctions ou exilés. L’intègre comte de Villahumbrosa se vit dépouillé de sa dignité de président de Castille, pour avoir refusé de s’engager par écrit à servir exclusivement les intérêts de don Juan. Le prince de Parme, à qui étaient dus les uniques succès de l’Espagne dans la campagne de 1675 (il avait fait lever le siège de Puycerda, envahi le Roussillon et saccagé le bourg d’Ille) perdit le commandement de l’armée de Catalogne. Le comte d’Aguilar et le prince de Astillano furent exilés, l’amirante de Castille relégué dans sa ville de Médina de Rio-Seco. Sous le coup d’un mandat d’amener, le comte de Montijo se sauva en Portugal. L’exil atteignit des prédicateurs pour avoir fait en chaire l’éloge de la reine. Le prince s’abaissa jusqu’à proscrire des nains, de misérables bouffons, dont se servait l’oisiveté de cette triste cour pour entretenir la conversation. La terreur devint générale.

Les conjurés n’avaient pas attendu les ordres de don Juan pour se mettre a la recherche de Valenzuela. Le champ était ouvert à la trahison, on ne tarda pas à savoir qu’il s’était réfugié à l’Escurial. Dès le 6 janvier, don Fernand de Tolède et le duc de Médina Sidodonia, à la tête de deux cents cavaliers, se présentèrent à la porte du couvent. Le prieur fut appelé. Sommé, de par le roi de livrer la personne de Valenzuela, ce religieux répondit qu’il était en possession d’un ordre contraire et demanda à voir le premier. On lui répliqua que cet ordre était verbal. En même temps, on commandait aux soldats de cerner le couvent et d’intercepter toute communication avec le dehors. Le prieur, voyant que ses supplications étaient inutiles, prit acte de la violation des droits de l’église et lança l’excommunication d’usage contre ses agresseurs. Les seigneurs embarrassés eurent recours à la ruse. Ils firent entendre au prieur qu’il était de l’intérêt de Valenzuela d’être mis en rapport avec eux. Le prieur y consentit, à la condition qu’ils se présenteraient seuls. L’entrevue eut lieu dans l’intérieur de la noble et superbe chapelle. Sommé de se rendre au nom du roi, Valenzuela répondit que, n’ayant conscience d’aucun acte contraire au service de sa majesté, il était prêt à lui obéir en sujet fidèle ; mais, qu’étant à l’Escurial par ordre signé du roi, il ne consentirait à en sortir que par un ordre contraire, dont il demandait la représentation. C’était mettre fin à la conférence.

Après avoir constaté la présence de Valenzuela à l’Escurial, ce qui était au fond le véritable objet de leur expédition, les seigneurs essayèrent de vaincre l’obstination des religieux en les prenant par la famine. Cette mesure barbare n’obtint pas plus de succès que l’intimidation, et don Fernand commençait à désespérer de se saisir de sa proie quand une délation vint révéler l’endroit précis où était caché Valenzuela. C’était un réduit fort étroit et voûté, situé près du sanctuaire de la chapelle : un tableau en dissimulait l’entrée. Le délateur était un barbier (sangrador), attaché au dispensaire du couvent, lequel avait été appelé auprès du malheureux prisonnier, que dévorait la fièvre, pour lui pratiquer une saignée. On paya sa trahison par deux cents doublons de récompense. Aussitôt l’ordre est donné aux soldats d’enlever le couvent. Ils se précipitent dans les cloîtres, pénètrent en armes dans la chapelle, quelques-uns même à cheval, tirent des coups de feu, jurant et criant a que le roi en a donné l’ordre, qu’il leur faut Valenzuela mort ou vivant. » Les religieux épouvantés cédèrent enfin. Valenzuela fut livré.

Don Antonio de Tolède procéda immédiatement à la saisie des dépouilles de l’ancien favori. Ce furent alors des scènes d’un autre genre, mais encore plus odieuses. Les caisses qui renfermaient l’argent et les joyaux furent mises à sac, Tolède ne se gênant pas pour s’approprier tel ou tel bijou qui était à sa convenance, et il y en avait d’admirables. Les soldats fouillèrent de leurs piques jusqu’aux matelas dans la chambre de dona Maria de Ucedo, que gardaient douze hommes, sans la perdre un instant de vue. Ils brisèrent les châsses d’argent ciselé, chefs-d’œuvre de Juan d’Ane, et dispersèrent les reliques. Ils allèrent jusqu’à forcer le tabernacle, pour s’assurer s’il ne renfermait pas quelque trésor. Ils semblaient, dit un témoin oculaire, non pas les soldats d’une armée catholique, mais une horde de religionnaires déchaînés. Loin de les modérer, leurs chefs les excitaient. On était au cœur de l’hiver. Le prisonnier réuni à sa famille ne garda exactement que les vêtemens qu’il avait sur lui. L’ordre royal destiné à garantir la sûreté de sa personne lui fut enlevé. On refusa une mante à sa malheureuse femme, grosse de quatre mois. Son fils, un enfant, avait gardé un petit manchon : cet objet lui fut retiré.

De l’Escurial, Valenzuela fut conduit à Madrid sous l’escorte de trois cents cavaliers, et ensuite au château de Consuegra, sur l’ordre exprès de don Juan. On ne pouvait choisir de prison plus sûre. Malgré les mauvais traitemens dont on l’accabla (on ne lui épargna pas même les chaînes), l’ancien favori supporta cette accablante disgrâce avec une force d’âme peu commune. Son sang-froid ne l’abandonna point, et sa hauteur étonna ses ennemis. Parmi les seigneurs qui se mêlèrent à son arrestation se trouvait le comte de Fuentes, lequel en lui adressant la parole le qualifia simplement de monsieur (señor). — « Votre grâce, lui répondit Valenzuela, aurait bien pu garder pour la circonstance quelqu’une de ces excellence qu’elle me prodiguait au temps où je n’en faisais nul cas, pas plus que de tant de gens que je connaissais très bien pour n’être que de serviles adorateurs de la fortune. — C’est à moi que l’on ose parler ainsi ? interrompit Fuentes. — O le bel exploit, continua le prisonnier, avec un rire sardonique, le bel exploit, vraiment que cette arrestation de Valenzuela ! On y attache sans doute la restauration de la monarchie, qu’on la confie à de si grands seigneurs… Eh bien ! je le jure, si ma tête doit tomber, ma tête ne tombera pas seule. — Cette ironie dans le sang-froid suppose une conscience assez tranquille. Il avait son secret, qui était celui de bien d’autres, et ne le dissimulait point. Gardé à vue nuit et jour, traité comme un vil malfaiteur, il eut quelques momens de défaillance, dans lesquels on l’entendit s’écrier en soupirant profondément : « Ay ! Animara (anagramme de Mariana), tu me coûtes bien cher ! Ay ! Aranima, que m’importent tes faveurs si je ne puis être sauvé ! » — Ces exclamations furent jugées choquantes dans la bouche d’un homme qui s’était toujours montré fort avare de paroles et d’une discrétion absolue.

Par ordonnance du procureur général fiscal, don Pedro de Ledesma, chevalier de Calatrava, il y eut un commencement d’instruction, où furent entendus un très grand nombre de témoins, la plupart domestiques de grands seigneurs, qui, eux, se gardèrent bien de comparaître. Leurs dépositions sont vagues, sans précision. Presque tous ne font que répéter des on-dit (oyò decir, dice haber oido). Interrogé lui-même à plusieurs reprises, le prisonnier se défendit avec beaucoup d’assurance et de hauteur. Il se borna à dire qu’il avait agi en tout par ordre du roi ; que son seul crime était d’avoir reçu de grandes faveurs de sa majesté, qui avait le droit de les accorder. C’était précisément le système de défense qu’avait adopté, devant la commission du parlement de Paris, la veuve du maréchal d’Ancre, Éléonore Galigaï. Il concluait en demandant dès juges, offrant de passer de la juridiction de l’église à celle des tribunaux ordinaires, mettant d’ailleurs ses ennemis au défi de lui faire son procès. Le procureur-général, agent docile de don Juan, l’accusa de haute trahison dans son réquisitoire, en punition de quoi il demandait sa tête et la confiscation de tous ses biens. Don Juan et les conjurés, qui connaissaient la cour, ses usages et leurs propres méfaits, ne relevèrent jamais cette accusation. Ils ne voulurent ni procès, ni débats contradictoires ; ce qui ne les empêcha pas de procéder immédiatement à la confiscation des biens. Les meubles et joyaux, l’argenterie, les tableaux, la garde-robe, la sellerie furent mis publiquement à l’encan. On vendit jusqu’à la dernière chemise du prisonnier, sans s’inquiéter de savoir s’il en manquait dans sa prison. Le procès-verbal de la vente mérite d’être étudié à tous égards. C’est en particulier une page curieuse de l’histoire du luxe et des arts décoratifs en Espagne au XVIIe siècle.

L’imagination populaire avait singulièrement exagéré les trésors qu’elle supposait en possession du favori. Le résultat. de l’inventaire fût une déception pour le public, et le bruit courut aussitôt que les auteurs de la révolution avaient faussé les chiffres et diminué à dessein la part du roi pour dissimuler la part qu’ils s’étaient adjugée à eux-mêmes. La vente à l’encan produisit 7,919,468 réaux de vellon, somme à laquelle vinrent s’ajouter 2,856,262 réaux en argent monnayé[3]. Telles furent les dépouilles de l’homme qui avait disposé pendant près de huit ans des richesses de la monarchie de l’Espagne et des Indes. Mazarin à sa mort laissa un peu plus.

Le scandale de la violation à main armée du monastère de l’Escurial ne pouvait passer inaperçu en pareil temps et dans un pays tel que l’Espagne. La cour de Rome s’en émut. Le pape Innocent XI (Odescalchi), né à Milan, avait servi comme officier dans les armées espagnoles et s’intéressa toujours vivement aux affaires de cette monarchie. Il demanda que l’ancien favori fût « restitué à l’église, » et sa cause remise entre les mains de l’autorité ecclésiastique, ordonnant en outre que le prisonnier fût réintégré dans la possession de ses biens confisqués sans forme de procès. On fit d’abord la sourde oreille. Mais le 30 mars 1677 arriva un bref plus menaçant accompagné d’excommunication contre les auteurs du sac de l’Escurial. On eut alors l’air d’obéir. De Consuegra, Valenzuela fut conduit avec de grandes précautions à l’église de Temblèque, d’où on le ramena à Consuegra après avoir pris la précaution de faire bénir la pièce qu’il y habitait. Ces casuistes purent affirmer dès lors que le prisonnier était « restitué à l’église, » y que estaba en sagrado. La faiblesse du nonce Mellini se contenta de cette comédie, dont le public impartial fut indigné, mais il ne céda point sur la question de juridiction. L’intervention de la cour de Rome était après tout le meilleur moyen d’en finir avec cette grande affaire, qui remuait l’état et touchait à des points si graves et si délicats. Dans l’intérêt de la dignité du trône, de la paix publique et de la conservation du prisonnier, le nonce rendit un décret qui exilait pour dix ans Valenzuela aux îles Philippines, lui assignait pour résidence le château de San Felipe de Cavité, en l’île de Luzon, avec défense d’en sortir sous peine d’excommunication. Ce décret qui semblait dépouiller Valenzuela du droit de faire entendre sa justification, fut vivement commenté dans Madrid, et révéla l’existence d’un nombre fort grand de valenzuelistas. Les auteurs du sacrilège de l’Escurial durent faire amende honorable en chemise et la corde au cou au collège impérial. Le nonce leur donna quelques coups. de discipline et leva les censures. Valenzuela fut extrait de sa prison et dirigé sur Cadix, où il fut provisoirement déposé au fort del Puntal.

Notre récit serait incomplet si nous ne disions quelques mots du traitement qui fut infligé à la femme et aux enfans du proscrit. On se saurait s’imaginer, si on n’en avait la preuve certaine, à quels procédés indignes d’un gentilhomme, à plus forte raison d’un prince de sang royal, s’abaissa la persécution organisée contre ces infortunés.

Doña Maria de Ucedo demeura d’abord quelques jours à l’Escurial privée de tout, sans savoir ce qu’était devenu son mari, ni ce qu’elle deviendrait elle-même. Après toute sorte de négociations et de délais, on finit par la mettre dans une mauvaise charrette, avec ses deux enfans et quelques serviteurs, et elle prit le chemin de Madrid. Arrêtée, menacée plusieurs fois sur la route par des soldats, elle était à peine descendue dans l’appartement qu’elle y occupait qu’un alcade de cour vint lui intimer l’ordre de quitter la capitale et de se retirer à dix lieues au moins de Madrid. Elle obéit et partit pour Tolède, « sans le secours d’un maravédis, ni même d’un morceau de pain. » Pendant le trajet, elle se rencontra avec son mari, qui marchait sous la garde de trois cents hommes armés de carabines, l’épée nue à la main. Valenzuela s’approcha de sa femme et de ses enfans, qu’il ne devait plus revoir, et ne put répondre que par ses larmes à leurs gémissemens et à leurs cris de désespoir. Il y avait défense de se parler ; moins durs que leurs chefs, les soldats de l’escorte pleuraient.

Doña Maria descendit à Tolède au couvent royal de Sainte-Anne, ignorant que Tolède fût le lieu assigné pour résidence à la reine mère. Aussitôt arriva l’ordre de quitter cette ville pour se rendre à Talavera ou à Hita. Elle partit pour Talavera, moyennant l’aumône de quelques ducats qu’elle reçut du cardinal-archevêque. Elle commençait à respirer dans l’asile que lui avait procuré une de ses parentes, quand se répandit le bruit que son mari allait avoir la tête tranchée et qu’elle même se verrait séparée de ses enfans. Les pauvres créatures étaient fort malades. Succombant à tant de maux, l’infortunée résolut d’en finir avec la vie en se laissant mourir de faim. « Dieu la soutint pour voir le jour de sa vengeance, » dit l’auteur ému de ce récit. Le terme de sa grossesse approchait. Elle donna le jour à une fille, qui mourut peu de temps après. Mais pour comble de malheur, elle perdit aussi sa fille aînée, une enfant de douze ans, qui était charmante, et dont les grâces, la raison précoce, consolaient la malheureuse mère dans cet abîme de misères.

Cependant approchait pour Valenzuela le moment de partir pour sa destination ; mais sa femme demeurait en Espagne, ce qui importunait singulièrement don Juan et ses acolytes. Si Valenzuela venait à succomber, comme ils l’espéraient, aux douleurs de l’exil, aux mauvais traitemens, aux fatigues d’un voyage de 5,000 lieues, ils redoutaient le cri d’une autre victime vivante, de sa veuve dépouillée et persécutée. On mit tout en œuvre pour obtenir de Maria de Ucedo qu’elle s’éloignât de Talavera. On descendit jusqu’au mensonge. On lui affirma que le roi permettait qu’elle vît son mari avant son départ ; qu’elle trouverait, à cet effet, 400 ducats préparés à Tolède. Ne pouvant ébranler sa volonté, on essaya d’effrayer sa conscience. Un moine augustin se présenta avec mission de lui démontrer qu’elle ne pouvait sans péché mortel séparer sa destinée de celle de son époux. Elle sentait un piège. Elle résista obstinément à tous les efforts pour la persuader. Mais, connaissant ses ennemis, la vaillante Espagnole résolut de se couvrir de la protection de l’église. Elle se présenta à neuf heures du soir à la collégiale de Talavera et, trouvant la porte fermée, elle attendit sous le porche, avec son fils mourant, son dernier enfant, jusqu’au moment de l’ouverture de la porte du clocher. Elle passa six mois dans la tour exposée à toutes les intempéries du temps et des saisons, jusqu’à ce que le chapitre, touché de compassion, lui procura un logement un peu plus convenable dans la chambre du sacristain. Il se trouva, parmi les suppôts de don Juan, un individu assez scélérat pour proposer de lui enlever son fils, comme un sûr moyen de la contraindre à quitter ce dernier asile. Il s’offrait même à faire le coup.

Le 14 juillet 1678, Valenzuela, embarqué sur un galion de la flotte de la Nouvelle-Espagne, quitta sa patrie pour ne plus la revoir. Il toucha à Puerto-Rico, aborda à la Vera-Cruz et, traversant le Mexique dans toute sa largeur, il s’embarqua à Acapulco pour le lieu fixé à sa résidence. Durant ce voyage de plus de six mois, il n’avait touché ni un real, ni un vestido. Le vice-roi avait été informé officiellement de sa venue et avait reçu en même temps les ordres les plus sévères touchant la surveillance dont l’ancien favori ne devait pas un moment cesser d’être l’objet. Cavite est une ville située à l’opposé de Manille, à peu près comme Amibes en face de Nice, sur la côte sud de la baie de ce nom. Le fort de San-Felipe en défend l’entrée. Valenzuela y fut gardé à vue avec défense d’écrire à qui que ce fût, pas même à sa femme. Il semblait prendre plaisir à la conversation de son confesseur : on le lui ôta. Le jour de l’arrivée du courrier de Goa, les postes étaient doublés, les sentinelles avaient ordre de tirer sur toute embarcation qui ferait mine de vouloir aborder à terre. Le prisonnier supporta cette nouvelle série de rigueurs avec la même constance qu’il avait montrée depuis le moment de son arrestation, cherchant dans l’exercice de son esprit un remède à son infortune. Il passait une partie de son temps à composer et à écrire. Il reprenait ses habitudes de poète, faisait des vers lyriques et des comédies.

Après six années de détention rigoureuse, le sort de Valenzuela parut s’adoucir. 13 n ordre du roi, daté de 1682, parvenu à Cavité seulement en 1684, vu la distance, énorme pour ce temps, prescrivait au gouverneur de San-Felipe d’accorder à son prisonnier la permission d’écrire en Espagne, d’avoir des serviteurs particuliers et un logement convenable. Des fonds étaient mis à la disposition du gouverneur.

Le premier usage que fit Valenzuela de cette permission fut d’adresser à Charles II un mémoire justificatif où il expose les violences iniques dont il a été l’objet, après avoir été arraché de l’Escurial par la force et au mépris de l’ordre royal de sa majesté. Il proteste énergiquement contre le fait d’avoir été, non-seulement arrêté en terre d’église, mais emprisonné, exilé, dépouillé, sans aucune forme de procès, sans articulation précise d’un délit quelconque, — déclarant avoir toujours servi pour l’honneur de son maître et l’intérêt de la monarchie, n’attribuant sa chute qu’à l’envie excitée par les bienfaits dont il a été comblé par le roi et par sa mère. Il insiste particulièrement sur l’acte de dissolution du conseil de régence, lequel n’avait d’autre but, dit-il, que de restituer à sa majesté l’intégralité de son pouvoir souverain, mais qui a eu pour effet de jeter dans le parti de ses ennemis tous les membres de ce conseil, ces mêmes membres qui n’avaient fait qu’applaudir et même contribuer à son élévation tant qu’il avait consenti à partager le pouvoir avec eux.

Le 4 octobre 1688, le gouverneur de San-Felipe eut ordre de mettre sur-le-champ son prisonnier en liberté, lui assignant toutefois la résidence provisoire de Mexico, avec 12,000 pesos de traitement. Parti de Cavité sur le galion el Santo Niño, Valenzuela arriva à Mexico, le 28 janvier 1690, et fut reçu par le vice-roi, comte de Galves, sur le pied de titulo de Castille.

Il est aisé de se rendre compte des adoucissemens successifs apportés au sort de l’intéressant prisonnier. Don Juan était mort dès 1679, et, le lendemain de son trépas, Charles II courait à Tolède pour ramener à Madrid la reine sa mère.

Peu d’hommes firent naître plus d’espérances que don Juan ; jamais espérances ne furent plus déçues. Arrivé à ce pouvoir si longtemps convoité, ce prince ne révéla qu’un génie étroit, un esprit court, rien des qualités de l’homme d’état. Exclusivement occupé des soins de sa vengeance, on le vit se livrer à un examen minutieusement ridicule des actes du gouvernement déchu, faire dans la vie de la reine des recherches qui allaient à la déshonorer, ne lui épargnant ni un ennui, ni un déboire. Il la craignait néanmoins, et pour s’en défendre il organisa une police d’espionnage qui surveillait sa correspondance, recueillait les propos du palais et l’informait des moindres bruits. Absorbé par la lecture de ces rapports, il ne lui restait plus de temps pour s’occuper des grandes affaires. Il imagina de sortir la nuit avec le roi, dans un carrosse à deux mules, pour se mettre au courant de l’opinion. Le carrosse fut vite reconnu, et l’opinion devint muette. A la cour, il décida que les seigneurs ne pourraient prendre du tabac dans la chambre du roi, mais seulement dans l’antichambre. Il supprima la golilla et la remplaça par la cravate. Il descendit jusqu’au soin de faire peigner le roi, lequel avait de longs cheveux blonds, mais qui usait de son pouvoir absolu pour refuser obstinément l’usage du peigne.[4]. « Tout semblait contribuer à l’élever et à l’affermir, a dit de lui le marquis de Villars ; lui seul se manqua à lui-même, et il ne parut digne de gouverner que quand il ne gouverna point. »

Le peuple attendait la diminution des charges publiques et l’abaissement du prix des denrées, l’armée l’arriéré de sa solde, la flotte les approvisionnemens qui lui manquaient, les Espagnols zélés le relèvement de la patrie. Il n’y eut rien de changé sous l’administration de don Juan. La décadence suivit sa marche silencieuse. L’Espagne vit se continuer la même série de revers écrasans qui lui imposèrent la paix de Nimègue.

Plus on avait attendu de don Juan, plus l’opinion se révolta contre lui. On releva le pasquin suivant affiché aux portes du palais :

Vino su Alteza,
Sacò la espada,
Y no ha hecho nada

. « Son altesse est venue, elle a tiré son épée ; et puis, qu’a-t-elle fait ? Rien. »

Le prince écrivit au-dessous :

Villano,
Aun no se ha cogido el grano.

« Imbécile ! la moisson n’est pas encore faite. »

Mais de pareils traits le désolaient, ayant assez d’esprit pour en sentir la pointe. Il devait connaître des déboires plus amers. Les grâces, qu’il avait distribuées d’une main si prodigue, se trouvant cependant moins nombreuses que la meute accourue à la curée, il vit se déclarer contre lui les meilleurs de ses amis ou du moins des hommes qu’il avait droit de regarder comme tels, comme le duc d’Osuna, le comte de Monterey. Ainsi se trouva accomplie la prophétie de Valenzuela : « Son altesse ne connaît pas les tigres, les léopards, auxquels elle a affaire. Je les connais, moi, pour les avoir bravés. » Ses perplexités allèrent croissant, augmentées par son irrésolution naturelle et par le peu de force qu’il se sentait pour porter le poids d’une si vaste monarchie. Son esprit se troubla ; ses traits s’altérèrent. En peu de jours, ses cheveux avaient blanchi.

Ce retour de l’opinion eut pour effet de reconstituer le parti de la reine. Le confesseur du roi, que don Juan avait tiré de son cloître de Salamanque pour s’en faire une créature, le dominicain Moya, se rallia sans vergogne à ses ennemis, sous prétexte que le prince avait mal tenu les promesses qu’il lui avait faites. Ce parti obtint le retour à la cour du prince de Astillano, l’un des nombreux exilés qu’avait faits don Juan ; et comme le confesseur engageait le roi à tenir bon là-dessus contre les objections du premier ministre, Charles II lui répondit : « Qu’importe qu’il s’y oppose ? il suffit que je le veuille. » Parole résolue, comme en prononça bien peu ce triste monarque.

Don Juan, informé de ce langage du roi par ses espions, comprit que le moment de sa chute était arrivé. Pour l’achever, on distribua dans le public une pièce de vers où étaient rappelés, avec une sanglante ironie, les désordres de la vie de sa mère et le scandale de sa douteuse naissance. Cette pièce, attribuée à l’amirante de Castille, débutait ainsi :

« Un histrion et un duc, un moine et une tête couronnée, figurèrent sur la liste de la belle Calderon. Le bal commença : et, parmi tous ceux qui entrèrent en danse, quelqu’un se vante de savoir quel est celui qui mérita le prix. Moi, je double la mise, et je parie pour le moine[5]. »

Ce fut le coup de grâce. Atteint d’une fièvre maligne, le malheureux prince se mit au lit et ne se releva plus. Il venait de conclure sous ces tristes auspices le mariage de Charles II avec l’intéressante et infortunée Louise d’Orléans, nièce de Louis XIV. Rassemblé sous les fenêtres du palais, le peuple de Madrid manifestait sa joie de cet hymen par des feux d’artifice mêlés de pétards, et Charles II, du haut de son balcon, jouissait de ces éclats de la joie populaire sans égard pour son frère moribond, à qui tout ce bruit fendait la tête. Le fils de Maria Calderon rendit le dernier soupir le 17 décembre 1679. L’habit magnifique qu’il avait commandé pour la cérémonie des noces royales figura sur son cercueil. Pendant que ses restes étaient transportés al pudridero de l’Escurial, le roi montait en carrosse pour se rendre à Tolède, accompagné de tous les exilés.

Cette mort fut, comme nous l’avons dit, le signal de l’adoucissement du sort de Valenzuela. Après le retour à Madrid de la reine mère, il fut de nouveau question de lui. Mais cette affaire avait fait trop de bruit ; elle avait trop compromis la réputation de Marie-Anne pour qu’il parût convenable de rappeler sur-le-champ l’ancien favori. D’ailleurs, les circonstances étaient changées. Il y avait maintenant à la cour une jeune et charmante reine qui avait beaucoup d’empire sur l’esprit de son époux. Il était donc de la plus haute convenance de ne pas précipiter ce retour. De là les ménagemens successifs qui y furent apportés.

Vers l’an 1690, le rappel définitif de Valenzuela était regardé par sa famille comme extrêmement probable et même comme prochain. La mort l’empêcha de s’accomplir.

Dans le jardin de la maison qu’il occupait à Mexico, Valenzuela, conservant tous les goûts du cavalier élégant, s’amusait à dresser un cheval au piaffer. L’animal, très doux jusqu’alors, était placé dans les piliers, selon l’usage. Son maître, pour l’exciter, lui donna plusieurs coups de baguette et passa ensuite derrière lui, se dirigeant de l’autre côté. Il en reçut en ce moment dans le bas-ventre une ruade qui le renversa. Relevé aussitôt par ses serviteurs, Valenzuela fit quelques pas dans le jardin ; mais, ayant porté la main à sa blessure et, la retirant toute pleine de sang, il fit appeler son médecin, le docteur don Juan Oliver. Celui-ci ne jugea pas la blessure dangereuse et se borna à prescrire quelques remèdes insignifians. Mais le mal empira vite. Une fièvre ardente se déclara au bout de quelques jours. Le malade perdit l’usage de la parole, tout en conservant la possession de son intelligence, jusqu’à ce que, pris de convulsions, il expira, le 7 janvier 1692, après huit jours de maladie, L’autopsie constata qu’il aurait pu vivre encore longtemps. Le proscrit de don Juan fut honoré de magnifiques funérailles. Le vice-roi l’accompagna à sa dernière demeure, à la tête de sa maison, suivi des cours, des tribunaux, des corporations religieuses, et d’une grande affluence de peuple. Il fut enterré dans la chapelle du couvent de Saint-Augustin à Mexico.

Valenzuela laissait un testament par lequel il chargeait sa veuve de réhabiliter sa mémoire et de poursuivre la restitution de ses biens, dont il déclarait vouloir fonder un majorât sur la tête de son fils unique. Maria de Ucedo n’avait pas besoin d’être excitée à défendre les dernières volontés de son époux. Elle présenta dans ce dessein une requête très habilement et très fortement motivée. Les difficultés renaissaient. On allait se retrouver en face des mêmes inconvéniens qu’on avait sagement résolu d’éviter quelques années auparavant. Sur le conseil d’un magistrat éminent, don Gil de Castejon, il fut décidé en principe que les actes de l’administration de Valenzuela étaient couverts par l’autorité de la régente et par celle du roi, devenu majeur ; qu’il n’y avait pas lieu d’en examiner les détails ; qu’il était séant au plus haut point d’éviter les débats d’un procès ; qu’en conséquence l’affaire serait jugée par le roi, dans sa sagesse. L’arrêt rendu par Charles II maintenait le retrait de la grandesse, mais conservait à l’héritier de Valenzuela le titre de Castille et lui restituait sur les biens confisqués la somme de 20,000 pesos ; le titre de marquis de Villa-Sierra est passé aujourd’hui dans la maison de Mondragon y Acuña.


Telle fut la brillante et tragique destinée d’un homme qui, avec plus d’audace que de génie, plus de courage que de pruderice, osa saisir le pouvoir en un temps de minorité et entreprit de relever la monarchie espagnole de sa profonde décadence. Gentilhomme de petite naissance, n’ayant d’autre appui que l’amour ou le caprice d’une reine sans grand caractère, il osa, bravant de redoutables inimitiés, affronter, souvent humilier, l’altière et puissante aristocratie que l’histoire de l’Espagne montre constamment rebelle à l’autorité des favoris de ses rois. Haute et téméraire entreprise : un Richelieu lui-même s’y fût usé ; tant la force de résistance des grands de Castille était supérieure à la puissance de la noblesse française, même avec Condé à sa tête ; tant différait de l’organisation de la France la constitution de l’Espagne, avec les privilèges énormes de ses communes, de ses églises, de ses provinces, véritables forteresses servant de base d’opération à tout prétendant et à tout ambitieux résolu à tenter le renversement de l’autorité légitime. C’est l’histoire du passé ; c’était naguère encore celle du présent. Le seul cri de Contra fuero ! suffit à soulever la ville de Saragosse, en 1591, arracha Antonio Perez aux mains redoutables de Philippe II et, ce qui était peut-être plus difficile, aux prisons de l’inquisition.

Sans remonter jusqu’à Alvaro de Luna et aux souvenirs de l’échafaud de Valladolid, Valenzuela avait sous les yeux l’exemple récent de la chute du père Nithard, dont nul mieux que lui ne connaissait l’origine et les causes. Pouvait-il espérer réussir là où le ministre-confesseur avait si tristement échoué ? Il fut étourdi par la rapidité de sa fortune. Une tête plus ferme se serait contentée de la réalité du pouvoir. Il comptait de nombreux partisans dans les classes moyennes, des esprits impartiaux qui, rendant justice à son activité, à son intelligence, à la magnanimité de ses sentimens (il dédaigna toujours les calomnies et donna un emploi à un homme qui avait voulu l’assassiner), le jugeaient capable de soulager les maux de la monarchie et pleurèrent sur ses disgrâces. Il pouvait, il devait s’en tenir au rôle de premier ministre et justifier ce titre aux yeux de tous par la sagesse et les bienfaits de son administration. Comme le maréchal d’Ancre, avec lequel sa destinée a tant de rapports, « il voulut expérimenter jusqu’où pouvait aller la fortune d’un homme. » L’ancien page du duc de l’Infantado aspira à la grandesse, sa vanité le perdit. Sa femme, ses amis, qui sentaient le péril, l’exhortaient à modérer son ambition. « Quel homme en passe de monter plus haut, répondait-il, se refuse jamais à courir la chance offerte ? Vous parlez de modération ; cela vous est facile. Venez vous mettre à ma place, nous verrons ce que vous ferez. Après tout, si je succombe, l’histoire dira que le jour de la Présentation de Notre-Dame, on m’a vu assister à la cérémonie, seul sur le banc de la grandesse, à côté de mon roi. » Les honneurs l’enivraient.

Il y eut toujours en effet, un peu de l’andalous gracioso dans le personnage de Valenzuela. L’artiste subsista dans le politique ; l’homme des grandes affaires demeura marqué au type si original de la race. Dans le trajet de Madrid à Consuegra, les hommes de son escorte s’arrêtèrent pour coucher à l’étape d’Illescas. Du logement qu’il occupait, le prisonnier entendit tout à coup les sons d’une guitare. L’instrument n’était pas d’accord. Il se le fit apporter, l’accorda lui-même, et se mit à en jouer de manière à charmer tous les assistans. — Il a laissé cinq ou six volumes d’écrits composés en grande partie à Cavité, et revus à Mexico. Ces volumes comprennent des Discours politiques et satiriques, dans le genre de Quevedo, un drame de Sophonisbe en sextetos, un grand nombre de poésies mêlées, de comédies, de saynètes, de livrets d’opéras, parmi lesquels il faut remarquer celui qu’il composa à l’occasion du second mariage du roi avec Marie de Neubourg, sous ce titre : Sin mudar de sentir, mudar de afecto. Ses vers ont de la douceur, de la grâce, du sentiment ; mais le style en est gâté par le cultisme. Son Mémoire au roi, daté de Mexico, pourrait être signé de Gongora.

Les diligens éditeurs du tome LXVIIe des Documens inédits ont retrouvé et publié un portrait authentique de Valenzuela, peint par Garcia Hidalgo, dans la manière de Velasquez. Ce portrait est à mi-corps. Valenzuela est vêtu avec élégance. Il porte ces longs et beaux cheveux noirs dont parle Mme d’Aulnoy. Le front est élevé, la figure ovale et régulière, les yeux grands et doux, la bouche railleuse. L’expression de la tête est intelligente, sans rien toutefois qui rappelle l’ampleur des traits du visage de Mazarin ou la mine redoutable du cardinal de Richelieu.

L’Académie de Madrid a ramené à propos l’attention sur ce personnage trop oublié de l’histoire, qui, sans avoir laissé dans le passé la trace lumineuse du passage des grands hommes, n’en demeure pas moins intéressant à plus d’un égard.


EUGENE BARET.

  1. Voyez Œuvres dramatiques de Lope de Vega, t. II, p. 345 ; Paris, Didier, 1879.
  2. C’est-à-dire chargé du contre-seing et des ordres du roi. Le despacho universal est aussi quelquefois appelé la covachuela, à cause d’une pièce voûtée, au rez-de-chaussée du palais, dans laquelle se trouvaient les bureaux de la chancellerie. Au despacho universal aboutissaient les propositions de tous les conseils.
  3. Les deux sommes réunies donnent 10,775,730 réaux. Le real de vellon vaut en argent de France 0 fr. 267, ce qui produit environ 3 millions de francs.
  4. Charles II dit un jour à cette occasion : « Hasta los piojos no estan seguros de don Juan. » Le mot avait sa portée, et une saveur bien espagnole.
  5. Un frayle y una coronan,
    Un duque y un cartelista,
    Anduvieron en la lista
    De la bella Calderona,
    Baylò, y algun blasona
    Que de quantos han entrado
    En la danza, ha averiguado
    Quien llevò el prez del bayle.
    Pero yo atengo me al frayle,
    Y quiero perder doblado.