Le Faux Frère/Texte entier

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 1-320).


AVANT-PROPOS


Un procès plaidé en 1818, à Aix-la-Chapelle, m’a fourni le sujet de cet ouvrage ; plusieurs personnes qui prenaient ainsi que moi un vif intérêt à cette affaire, m’ont engagée à l’écrire en y ajoutant les événements qui avaient dû naître d’une situation si extraordinaire. Je m’y suis prêtée volontiers dans l’espérance, qu’appuyé sur le vrai, on n’accuserait pas ce récit d’invraisemblance.

En fait d’aventures romanesques, j’ai rarement vu l’imagination la plus féconde surpasser et même égaler l’intérêt dramatique des situations qui se renouvellent sans cesse dans la vie. Les révolutions, les guerres qui ont agité le monde depuis trente ans, nous ont souvent rendus acteurs ou témoins de scènes que le génie le plus audacieux n’aurait osé concevoir. Il ne nous manque qu’un autre Walter-Scott pour les peindre. Sans doute la nation qui offre tant de modèles dans tous les genres de littérature, aurait déjà vu s’élever un talent rival de celui du célèbre Écossais, sans le dédain de la plupart de nos gens de lettres pour tout ce qui paraît sous le titre de roman. Cependant il existe deux preuves irrécusables de l’injustice de ce dédain ; d’abord les suffrages accordés aux grands talents qui l’ont bravé, tels que les auteurs de la Nouvelle Héloïse, de Paul et Virginie, de René, d’Atala, etc. Et, secondement, les vains efforts de plusieurs écrivains de mérite pour surmonter les difficultés attachées à ce genre d’ouvrage.

Sans avoir l’ambition d’égaler ni même la prétention d’imiter l’auteur de la Prison d’Édimbourg, on peut, je crois, être encouragé par son exemple à puiser des sujets dans les causes intéressantes qui occupent souvent nos tribunaux. Heureusement toutes celles qu’ils jugent ne sont pas fondées sur des assassinats, et il s’en rencontre parfois où la singularité des événements et des caractères offre des tableaux à la fois nouveaux et piquants. Les héros de ces aventures réelles, tout en sortant des routes communes par la violence de leurs passions, la bizarrerie de leur esprit, ou la difficulté des situations dans lesquelles le hasard les place, ont souvent ramenés par d’impérieux devoirs au milieu de gens soumis aveuglément aux usages et même aux préjugés de leur siècle ; et il naît de cet assemblage de la routine et de l’extraordinaire, des contrastes piquants, dignes d’être observés par nos peintres de mœurs.

L’avantage de choisir ses sujets parmi les scènes qui se sont passées de nos jours, semble assez démontré par la quantité de mémoires que l’on publie depuis quelques années. Ce n’est point, comme on l’affirme, la partie scandaleuse de ces mémoires qui en fait la fortune. L’urbanité, le bon goût du public français ne permet pas de le croire. Mais à travers ce fatras d’intrigues, d’aveux indécents, de mensonges odieux et d’indiscrétions plus coupables encore, il se trouva quelques anecdotes vraies, qui rappellent une époque intéressante ; et ce petit nombre de lignes tracées par la vérité suffit pour faire braver le dégoût qu’inspirent ces sortes de productions.

Est-il donc besoin pour captiver l’attention du public le plus spirituel de l’Europe, de ces grossiers portraits dont on charge les défauts pour assurer la ressemblance, et de ces noms obscurs écrits en toutes lettres à propos d’une histoire galante dont la révélation jette le trouble dans les familles, sans aucun profit pour l’amusement du lecteur ? Non, les ouvrages de nos meilleurs auteurs attestent le contraire ; et soit qu’ils aient imaginé ou raconté, ils se sont bornés à peindre fidèlement les vices, les vertus, les grâces que l’on rencontre généralement dans le monde, sans en faire d’application particulière ; ils ont prouvé qu’on peut retracer les caractères des gens qui offrent le plus de traits d’originalité, sans dépeindre leur personne et dévoiler leur vie ; et qu’enfin la connaissance des modèles n’ajoute rien à l’effet des tableaux.

Il y a peut-être beaucoup de présomption à tenter le succès d’un roman à une époque où l’esprit tourné vers des intérêts politiques, chacun fait, ou croit faire de l’histoire ; mais n’avons-nous pas le droit d’espérer que le moment approche, où les grandes questions débattues si souvent seront enfin décidées à l’avantage de tous ; et que, n’ayant plus rien à craindre pour leur repos et leur liberté, les Français reviendront aux loisirs qui les charmaient autrefois ? Le culte de la raison n’exclut point les plaisirs de l’esprit, et les hommes qui font les grands événements d’un siècle doivent lire, il me semble, avec intérêt, les aventures et les moindres faits qui s’y rattachent. C’est dans cette confiance que j’ose publier cet ouvrage. S’il passe inaperçu, je m’en consolerai par l’idée qu’il avait à lutter contre des circonstances trop graves ; s’il obtient quelque succès, j’en serai fière comme d’une victoire, et j’en ferai l’hommage à ma chère Delphine, en reconnaissance de tout le bonheur que je lui dois.


I


C’était dans la fatale année où l’incendie de Moscou éclaira nos derniers triomphes. Le froid, la victoire et la mort, conjurés contre nous, semblaient s’être coalisés pour venger le monde de l’excès de notre gloire. Les soldats que le fer et le feu n’avaient pu abattre, succombaient à la rigueur d’un ciel glacé, et regrettant la vie moins que le combat, expiraient honteux de leur mort inutile. Parmi ceux que la confiance ou la jeunesse aidaient à braver tant de maux, on remar- quait Théobald et Léon. Séparés par la naissance, par le crime d’un père, unis par les périls, le courage et l’amour de la patrie, ils offraient le modèle de cette amitié sainte, consacrée par les poètes antiques. Ce culte de deux âmes pures, cette religion divine, on y croyait après les avoir vus ; et depuis les généraux qui les commandaient jusqu’aux soldats qui leur étaient soumis, tous les estimaient, les aimaient en commun. L’un d’eux se distinguait-il par un trait généreux, par une action glorieuse, on ne les racontait jamais qu’en disant : « Ils ont secouru tel malheureux, ils ont fait tant de prisonniers, » et le pauvre blessé rendu à la vie par leurs soins, lorsqu’il avait remercié l’un, se croyait quitte envers l’autre.

Cependant cette amitié si noble et si dévouée était née de la haine. Léon de Saint-Irène, fils d’un riche colon, avait perdu son père dans ces temps affreux où le rang, la fortune étaient punis de mort. Le comte de Saint-Irène, caché dans un village aux environs de Paris, avait été découvert et dénoncé par le trop célèbre Eribert[1]. Ce membre zélé d’un gouvernement féroce n’aurait peut-être laissé de lui que le souvenir d’un homme doux et spirituel, si les horreurs de la Révolution n’étaient point venues éprouver son courage. Mais dans ce chaos d’actions extravagantes et de sages principes, d’audace et de frayeur, de lâcheté et d’héroïsme, Eribert avait, pour ainsi dire, perdu le cœur et la raison ; comme plusieurs autres, il s’était fait bourreau de peur d’être victime. Sans pitié pour tout ce qui l’avait ému dans sa vie, la crainte de paraître sensible aux cris de désespoir qui retentissaient de toute part, le rendait plus barbare encore ; car le moindre signe d’attendrissement pouvait le dénoncer lui-même, et le conduire sur cet échafaud quotidien dont l’image le frappait d’un terrible pressentiment. Hélas ! il ne le couvrait de tant de victimes que pour s’en dérober l’aspect épouvantable.

Mais si la peur, ce démon des âmes faibles, les délivre parfois d’un danger, c’est pour les précipiter dans un péril plus grand encore. En se faisant la créature, l’instrument des tyrans de cette époque, Eribert se trouva enveloppé dans l’arrêt qui en fit justice ; et le 9 thermidor rendit Théobald orphelin.

Les désordres de la Révolution n’ayant ni accru ni diminué la fortune de son père, l’héritage qu’il en recueillit, joint à celui de sa mère, lui composèrent un revenu de quinze à seize mille francs. La moitié de cette somme, confiée à l’administration d’un honnête tuteur, avait été consacrée à l’éducation de Théobald. Admis à dix-huit ans à l’école militaire de Saint-Cyr, c’est là qu’il avait rencontré Léon de Saint-Irène. Leur première entrevue fut le signal d’un combat sanglant : Léon n’avait pu entendre prononcer le nom d’Eribert sans entrer en fureur, sans demander à Théobald compte du sang répandu par son père. Ils s’étaient battus un jour de sortie, et Théobald était tombé percé d’un coup violent ; il le crut mortel :

— Que ton père soit satisfait, dit-il ; comme lui, je meurs innocent.

À ces mots, Léon, déchiré de remords, le conjurait de vivre, et voulait se frapper lui-même, pour expier son injuste fureur.

— Je suis un assassin, s’écriait-il, devais-je t’accuser, te flétrir d’un crime qui n’est pas le tien, et venger sur toi un meurtre déjà puni par le ciel !

Enfin, les soins, l’amitié de Léon ranimèrent Théobald ; mais sa convalescence fut longue. Le bruit de cette affaire étant parvenu aux oreilles des chefs de l’école, il fallut de hautes protections pour maintenir les noms des deux nouveaux amis sur le tableau des élèves. Mais on eut bientôt à se féliciter de l’indulgence exercée envers eux ; car depuis ce moment, assidus au travail, soumis à la discipline, Léon et Théobald offrirent l’exemple d’une conduite irréprochable et d’une application qui prouvait à la fois leurs moyens et leur vif désir de se distinguer parmi nos officiers les plus instruits : bons, dévoués, ils se faisaient pardonner leurs succès par leur soin à n’en jamais humilier leurs camarades ; aussi le jour où, choisis pour aller remplir les cadres de l’armée, ils quittèrent l’école au son du tambour, on vit tous les élèves pleurer en leur portant les armes.

Arrivé à Mayence, Léon trouva une lettre qui lui apprit que sa mère et sa jeune sœur venaient de débarquer à Bordeaux, pour se rendre au château de Melvas, où le frère de madame de Lormoy était retiré depuis peu d’années. À cette heureuse nouvelle, Théobald s’étonna de voir son ami s’affliger.

— Après une si longue absence, disait Léon, ne pas la revoir, mourir peut-être sans l’embrasser, sans connaître ma sœur ! m’éloigner de la France au moment où elles y viennent pour moi, au moment où j’allais enfin trouver une famille ! rendre à ma mère ce fils qu’elle a eu le courage d’envoyer en France si jeune, pour faire son éducation ; qu’elle aura peine à le reconnaître.

— Tu la reverras bientôt, répondit Théobald d’un ton imposant, et je te défends de douter des succès qui nous attendent, car le guerrier qui prévoit sa défaite est à moitié vaincu.

— Tu le sais bien, cher Théobald, ce n’est pas pour moi que je redoute la mort, mais ma mère !…

Et Léon ne pouvait retenir ses larmes.

Ta mère te pardonnera de lui avoir désobéi en te revoyant paré de l’ordre des braves ; d’ailleurs, en suivant ta vocation pour les armes, tu fais de bonne volonté ce que les autres sont forcés de faire. La conscription et les grades d’honneur te justifieront assez ; et ta mère elle-même n’aurait pu différer ton départ pour l’armée.

— Elle s’en flattait pourtant, reprit Léon, mon oncle devait l’appuyer de son crédit auprès du ministre de la guerre, et elle espérait que la voix de ce malheureux père serait entendue, et qu’après avoir vu périr son fils unique dans la dernière campagne, il pourrait conserver son neveu à sa famille. Mais loin de me prêter à ce projet, j’en ai rendu l’exécution impossible, en priant nos chefs avec instance de me comprendre dans le nombre des élèves qui sortiraient les premiers pour être envoyés à l’armée. Voilà mon tort. J’aurais dû attendre le retour de ma famille pour disposer de moi.

— Qu’en serait-il résulté ? elle n’aurait point consenti à ce que tu désirais, et il aurait fallu braver son autorité ou t’y soumettre en la maudissant : deux partis également pénibles. Ne vaut-il pas mieux céder à sa propre impulsion ? Crois-moi, Léon, la vocation des hommes est une inspiration du ciel, et l’enfant qui se sent enflammer à la vue d’un casque et d’une épée, est né général.

— Oui ! répliqua Léon d’un ton animé ; je ne pouvais suivre d’autre carrière, et l’on verra bientôt si j’avais raison de la choisir.

C’est ainsi que l’espérance d’un succès prochain triomphait des regrets du fils le plus tendre. Mais au milieu de ce bruit de conquêtes, pouvait-on écouter d’autres conseils que ceux de la gloire.


II


C’est près du Niémen que Théobald et son ami joignirent l’armée. Ils arrivèrent au moment même où une députation des principaux habitants de Wilna venait au-devant de Napoléon pour lui remettre les clefs de la ville. Il y entra vers midi, et se rendit sur-le-champ aux avant-postes du général B…, pour examiner sur quelle direction se retirait l’ennemi. On le poursuivait de l’autre côté de la Wilia, lorsque, dans une charge de cavalerie, deux officiers blessés tombèrent au pouvoir des Russes. Théobald et Léon, ayant été choisis pour les remplacer, ils se félicitèrent de servir dans le même régiment et de pouvoir combattre l’un près de l’autre, sous les ordres d’un général dont la jeunesse et la valeur leur servaient à la fois d’émule et de modèle.

On croira facilement que sous de tels drapeaux les deux amis se distinguèrent. Nous ne les suivrons pas dans les différentes affaires de cette campagne si glorieuse et si funeste ; le courage de la raconter n’appartient qu’au soldat qui l’a bravée, et nous nous bornerons à dire qu’après avoir mérité un grade et la croix d’honneur à la bataille de la Moskowa, après avoir traversé les flammes de Moscou, tous deux tombèrent au pouvoir de l’ennemi dans la malheureuse bataille de Malo-Jaroslavetz. Attaqué par des forces supérieures, le général Delzons, qui défendait avec obstination la barrière de la ville, venait d’être tué. Théobald et Léon, empressés de venger la mort d’un aussi brave général, se précipitèrent dans la mêlée, sans penser que la division, découragée par la perte de son chef, s’était dispersée, et qu’ils combattaient presque seuls contre une armée. Léon, frappé d’une balle, succomba le premier, et Théobald, déjà couvert de blessures, ne pensa plus à se défendre en voyant tomber son ami.

Il espérait la mort ; mais s’adressant aux officiers russes qui, même en l’accablant, ne pouvaient s’empêcher d’admirer son courage :

— Arrêtez, leur dit-il, ma vie vous appartient ; mais je pourrais la disputer encore, et je ne vous demande, pour prix de ma résignation, que la douceur d’embrasser une seule fois mon ami avant de mourir ; ne me la refusez pas.

Ce noble désespoir, l’accent qui accompagnait cette touchante prière pénétrèrent jusqu’au cœur du commandant russe : il ordonna que Théobald fût conduit auprès du corps de Léon, qu’une horde de cosaques s’empressait déjà de dépouiller de ses vêtements. Il fallut les frapper à coups de sabre pour les forcer à quitter leur proie. Mais, ô joie inespérée, à peine Théobald s’est-il précipité sur le sein de son ami, qu’il croit le sentir renaître. Ce n’est point une erreur : un léger souffle s’échappe de ses lèvres livides.

— Grand Dieu ! s’écrie Théobald, il respire encore ! Ah ! mes amis ! secourez-le !

Les officiers russes, touchés de ce spectacle, et souriant du nom que l’espérance de Théobald leur accordait, l’aidèrent à soulever le pauvre blessé et à le transporter à l’ambulance. Là, un habile chirurgien parvint à extraire la balle qui avait mis Léon dans le plus grand danger ; et grâces aux soins de son ami, et aux recommandations d’un aide de camp du général Platow, Léon fut bientôt en état de partager le sort destiné aux malheureux prisonniers français.

Ils étaient déjà réunis à Colomna au nombre de cinquante, tant soldats qu’officiers, lorsqu’ils reçurent l’ordre de se mettre en route pour Tombow. À l’air affligé que prit l’aide de camp russe, en apportant cette nouvelle aux deux infortunés amis, ils devinèrent une partie des mauvais traitements qu’ils allaient avoir à supporter. Cependant ils étaient mis sous la garde d’un jeune prince, qui, élevé dans la cour d’un souverain poli et affable, ne devait pas ignorer les égards dus à la bravoure et au malheur.

Mais cet élégant Tartare, si galant avec les femmes, plus que doux avec ses égaux, était l’homme le plus dur envers ceux que son grade ou leur position lui soumettaient. Son premier acte d’autorité, en arrivant à Colomna, fut de faire fouiller les prisonniers, et de s’emparer des lettres et de l’argent dont ils étaient munis ; l’aide de camp, instruit de cette mesure, en prévint Léon, et lui dit :

— Remettez moi ce soir ce que vous voulez sauver de la perquisition de nos chefs ; je vous le rendrai demain cousu dans les manches de deux grosses pelisses qui vous aideront à braver notre climat ; car vous ne savez pas quel froid vous attend dans les plaines d’Oriembourg.

À ces mots, Théobald et Léon se regardèrent comme pour se confier leur attendrissement ; puis tendant la main à son jeune protecteur, Léon dit :

— Je vous devais déjà la vie, et je vous en devrai la consolation si vous pouvez me conserver le seul bien qui me reste.

Alors il lui remit un portefeuille contenant les lettres de sa mère, de sa sœur, et la boîte qui renfermait leurs deux portraits. Ce portefeuille précieux avait été apporté à Léon par l’auditeur chargé des dépêches du Conseil d’État, peu de jours avant le désastre de Moscou, et ces gages de la tendresse d’une mère, ce touchant souvenir lui devenaient aujourd’hui d’autant plus chers qu’il n’avait pas l’espoir d’en recevoir de longtemps de semblables.

Le lendemain, au moment de se mettre en route, le brave Nerskin, fidèle à sa promesse, vint embrasser ses deux prisonniers ; mais sans vouloir entendre les expressions de leur reconnaissance, il les conduisit dans la salle basse où leurs camarades d’infortune attendaient le signal du départ ; là un cosaque s’étant approché d’eux, leur jeta à chacun une pelisse sur les épaules, et s’enfuit en poussant un cri sauvage, qui témoignait sans doute la joie d’avoir gagné la récompense promise à son intelligence et à son zèle.


III


Pendant cette pénible route les deux amis n’eurent d’autre plaisir que celui de s’entretenir des intérêts de Léon. Après une journée de marche, lorsqu’ils pouvaient obtenir la faveur de ne partager leur chambre à coucher qu’avec les bestiaux des maîtres de la cabane, ils sortaient de la poche secrète le portefeuille dû aux soins généreux de Nerskin ; Léon contemplait le portrait de sa mère, et relisait ses lettres en soupi- rant, tandis que Théobald, les yeux fixés sur l’image de la jeune Céline, paraissait enseveli dans un rêve enchanteur.

« — Quelle fatalité ! s’écriait Léon, succomber au moment de s’illustrer peut-être, quand j’étais si fier du plaisir que nos succès allaient lui causer ; car elle sait maintenant nos récompenses obtenues sur le champ de bataille, et c’est l’âme encore toute joyeuse de la gloire de son fils qu’elle va apprendre… Ah ! mon ami, on ne brave jamais en vain les ordres d’une mère.

— Sans doute, elle est malheureuse, répondait Théobald, mais n’a-t-elle pas auprès d’elle une fille chérie ! Ou ce portrait n’est pas fidèle, ou l’être doué de ces traits gracieux, de ce regard si naïf et si doux, doit, par sa présence et ses soins, consoler de tous les chagrins. Tu ne m’avais pas dit que ta sœur fût si jolie ?

— Je l’ignorais moi-même ; as-tu donc oublié qu’elle avait quatre ans au plus lorsque ma mère l’emmena à la Martinique, et que je ne les ai point revues depuis ?

Théobald savait très-bien que la mère de son ami, veuve et ruinée par les suites de la Révolution, s’était vue contrainte d’accepter la main du vieux marquis de Lormoy pour assurer l’existence de Léon de Saint-Irène, mais il se plaisait à lui faire répéter tous les détails relatifs à l’enfance de cette charmante Céline.

— Je crains, lui disait-il souvent, que cette enfant d’un autre père que le tien ne t’inspire quelque jalousie.

— Cela serait bien injuste de ma part, répliquait Léon, car le second mariage de ma mère, loin de diminuer sa tendresse pour moi, n’a fait que m’acquérir deux cœurs de plus ; mon état, ma fortune, je dois tout à la générosité de M. de Lormoy ; c’est lui qui a pourvu aux frais de mon éducation, et c’est encore lui qui m’a légué la somme qui m’assure une honnête indépendance ; mais cette somme, je ne puis oublier qu’elle revenait de droit à sa fille, et malgré la promesse qu’elle exige de moi, ajouta Léon, en montrant à Théobald une lettre de Céline ; malgré mon respect pour les dernières volontés de mon bienfaiteur, je ne serai satisfait qu’après avoir rendu à ma sœur l’héritage entier de son père.

Pendant que Léon recherchait tous les moyens qui se seraient offerts pour accomplir ce vœu s’il était resté libre, Théobald lisait la lettre de Céline, et tout aux divers sentiments que lui inspirait cette lecture, il n’écoutait pas un mot des suppositions de son ami.

Céline écrivait à son frère :

« Reviens donc, je suis impatiente d’obéir à mon père. Ne m’a-t-il pas recommandé en mourant de reporter sur toi la confiance que l’on doit à son protecteur, son guide.

« Je te laisse, me disait-il, sous la douce autorité d’une mère souffrante, malheureuse, et qui ne saurait ajouter à tous ses chagrins celui de te contrarier, de t’imposer peut-être un sacrifice nécessaire. Ton frère, plus âgé que toi, ce Léon que j’aimais comme un fils, et qui devient aujourd’hui l’appui de ma famille, aura le courage d’être plus sévère. Promets-moi de suivre ses conseils ; le malheur a formé sa raison ; laisse-toi conduire par lui dans ce monde, dont tu ignores les dangers ; qu’il soit ton Mentor, ton ami ; enfin, qu’il remplace ton père. »

« Tu vois bien, cher Léon, qu’il faut que tu m’adoptes, ne fût-ce que pour me soustraire à l’autorité de mon oncle, dont les bienfaits me font trembler. Il parle de me doter, de me marier, le tout à sa fantaisie ; heureusement il me trouve encore trop jeune et trop sotte pour faire le bonheur d’un gentilhomme gascon ; mais il me menace déjà de faire venir de Bordeaux de vieux maîtres d’agréments, pour changer mes chansons en romances plaintives, et ma danse créole en gavotte sérieuse. Comment ferais-je pour comprendre ces leçons-là, moi qui n’en ai jamais reçu que de ma mère ! viens donc à mon secours ; j’apprendrai de toi les talents qui me manquent pour plaire à un mari ; mais c’est à condition que tu choisiras le mien, qu’il sera ton ami, que tu lui feras jurer de ne jamais m’éloigner de ma mère ; car si tu es ce qu’elle aime le plus au monde, je suis l’enfant dont elle a le plus besoin. Ah ! réunissons-nous pour prolonger sa vie ; nos sentiments, nos intérêts, nos vœux sont les mêmes. Nous ne nous connaissons pas, voilà tout ; mais n’est-ce donc pas se connaître assez que de se chérir et s’attendre ?

« P. S. J’exige de toi la promesse de ne point refuser ta part dans l’héritage de mon père, sinon je croirai que tu me refuses aussi le doux nom de sœur. »

— Et tu pourrais résister à sa prière ! dit Théobald, après avoir lu ces mots ; non, ce serait offenser l’âme plus noble, et ce n’est pas toi qui craindrais de lui devoir quelque chose… ; mais je comprend les motifs de ton refus : Céline sera bientôt dépendante d’un autre, et si tu consens à tout accepter d’elle, tu ne veux rien devoir à son mari.

— Sans doute, reprit Léon, il n’existe qu’un ami auquel je voulusse avoir une telle obligation, et j’ai souvent pensé… Mais cet oncle qui lui destine sa fortune… Le monde, les préjugés, cette affreuse Révolution…

— Je t’entends, interrompit Théobald, la pâleur sur le visage, n’en reparlons jamais.

Et il repoussa tristement le portrait qui était sous ses yeux ; puis, refermant la lettre de Céline, il la rendit à Léon, lui serra la main, et sortit de la chambre.


IV


Arrivés à Tombow, où le froid se faisait déjà cruellement sentir, les prisonniers apprirent qu’un nouvel ordre les envoyait à Oriembourg. C’était joindre l’exil à l’esclavage ; mais Théobald et Léon, préparés à cette double rigueur, par quelques mots échappés à Ners- kin, s’y soumirent sans murmurer. Il n’en fut pas de même de la plupart de leurs camarades ; ils se révoltèrent, et les menaces de quelques malheureux désarmés n’aboutirent qu’à faire redoubler les mauvais traitements dont on accablait déjà tous les prisonniers.

Le prince tartare, qui désirait être de retour à Saint-Pétersbourg pour l’époque des bals, leur faisait faire des marches forcées, et déjà plusieurs soldats épuisés de fatigue étaient tombés morts sur la neige. Théobald et Léon, si forts contre leur propre souffrance, ne purent voir sans horreur tant de barbarie exercée sur leurs compagnons d’armes, et s’approchant tous deux du commandant :

— Épargnez-vous tant de peine, leur dirent-ils, faites-nous tous fusiller, mais ne nous livrez pas l’un après l’autre à la mort la plus affreuse. Vos ordres me sont connus, ajouta Théobald, vous êtes responsable de notre vie, et si vous ne consentez pas à nous laisser reposer dans ce village, je vous le prédis, vous serez puni comme un vil assassin, et par les ordres de votre maître.

Cette prédiction, faite d’un ton si ferme, arrêta le prince au moment où il se disposait à faire saisir les deux amis. Il se rappela tout à coup que, dans une circonstance aussi désespérée, des prisonniers français étaient parvenus à désarmer leurs conducteurs et à se venger d’un commandant ; et feignant de céder à la pitié, non à la crainte, il consentit à ce qu’exigeait Théobald.

Mais un Tartare humilié ne vaut pas mieux qu’un autre homme, et depuis ce jour, Théobald et Léon devinrent les victimes particulières de la rigueur du commandant. En arrivant à Oriembourg, il ne voulut pas leur permettre d’habiter plus d’un jour dans la ville, et il les envoya chez les misérables paysans d’un village sur les bords du Jaïck ; ils obtinrent, avec bien de la peine, la faveur d’emmener un de leurs soldats pour les servir.

Pendant le peu d’instants qu’ils restèrent à Oriembourg, Léon se rappela que Nerskin lui avait remis avec ses papiers une lettre à l’adresse d’un marchand de cette ville ; il s’empressa de la lui porter, et il apprit par ce négociant qu’elle contenait une traite de deux cents roubles au porteur. Elle expliquait aussi comment cette traite avait été substituée par l’officier Nerskin à une lettre de change qui se trouvait dans le portefeuille de Théobald.

Ce nouveau bienfait de Nerskin parut à Léon et à son ami un secours envoyé du ciel ; car obligés de passer l’hiver dans cette contrée sauvage, ils ne pouvaient se procurer qu’à force d’argent les moyens de braver un climat si rigoureux. Cependant la fierté de Léon s’alarmait en pensant qu’il ne pourrait peut-être jamais reconnaître cet important service, lorsque Théobald lui dit :

— Sois tranquille, si la mort nous empêche de payer cette dette, quelque officier français nous acquittera envers ce brave jeune homme ; et puis, il se peut que cet argent nous appartienne. En quittant Wilna, je m’étais muni d’une lettre de change, que j’ai perdue avec mon bagage à Malo-Jaroslavetz. Cet effet est sans doute tombé entre les mains de Nerskin, et, trop honnête pour se l’approprier, il l’a échangé contre celui-ci.

— Que cela soit ou non, reprit Léon, ma reconnaissance est la même.

Après avoir escompté ce billet, le marchand fit aux deux jeunes prisonniers des offres de service qui les touchèrent vivement ; d’abord il s’engagea à faire passer une lettre d’eux à un négociant de Hambourg, qui se chargerait de la faire parvenir à leur famille ; ensuite, il leur promit de les tenir au courant des événements de la guerre et de l’arrivée des nouveaux prisonniers qui séjourneraient à Oriembourg ; mais il ne leur cacha pas que, redoutant plus que personne la colère de leur commandant, la sévérité du gouverneur de la province et la surveillance de ses agents, il ne pourrait servir les protégés de son ami Nerskin que dans le plus profond mystère. D’après cela, il fut convenu qu’ils ne communiqueraient ensemble que par un intermédiaire. Marcel, ce brave soldat, surnommé la Colonne par ses camarades, à cause de sa haute stature et de la quantité de batailles inscrites sur son corps en larges cicatrices ; ce Marcel, enfin, choisi par les deux amis pour partager leur mauvais sort, devait se rendre un jour de la semaine au bazar de la ville, où les Kirgis viennent échanger leurs marthes zibelines contre des étoffes d’Europe, de mauvaises armes et de la poudre de chasse. Là, le marchand Mikaël pourrait rencontrer Marcel, et lui donner les nouvelles qui intéressaient les jeunes capitaines.

Il faut s’être trouvé dans de semblables situations pour se faire une idée du bonheur attaché au moindre événement qui ranime l’espérance. Depuis que Théobald et Léon possédaient quelque argent, et qu’ils avaient vu un marchand tartare s’apitoyer sur leur triste esclavage, ils imaginaient cent moyens d’y échapper, mais tous d’une exécution à peu près impossible. L’embarras n’était pas de s’enfuir du village où on les condamnait à passer l’hiver ; mais comment se frayer un chemin dans ces déserts de neige, et traverser, sans se faire arrêter, un pays dont on ne connaît ni les habitudes, ni le langage ?

Tant d’obstacles ne décourageaient pas Léon dont l’unique pensée était de revoir sa mère, mais il se croyait pourtant obligé de céder aux représentations de son ami, lorsqu’il lui démontrait que le plus grand chagrin qu’il pût causer à sa famille, était d’aller chercher une mort certaine dans les glaces de la Russie.

— Laissons faire la destinée, disait Théobald, j’ai le pressentiment qu’elle me fournira bientôt une occasion d’adoucir tes ennuis ; je n’ai pas comme toi la crainte de désespérer une mère, une sœur, et je puis me risquer sans remords…

— Ingrat, s’écria Léon.

— Oui, je t’offense, reprit Théobald, ton ami n’a pas le droit de mépriser la vie, mais ne lui est-il pas permis de s’exposer pour empêcher ta mère de succomber à l’affreuse idée que peut-être son fils n’existe plus ?

— Non, je te défends de me quitter ; sans toi, je le sens, je n’aurais nulle force contre les ennuis, les regrets qui m’accablent ; avec mon caractère sombre, malheureux, j’ai besoin de tes soins, de ta gaieté pour soutenir mon courage ; je sais bien que tu te fais plus gai que tu ne l’es au fond pour combattre ma tristesse, mais cela nous rend service à tous deux : tu ris pour me consoler, je cherche à me distraire pour moins l’affliger, et cet effort mutuel nous fait tout supporter.

— Si c’est ainsi, je reste, répondit gaiement Théobald, et je vais dès ce moment tout disposer pour assurer les plaisirs de notre hiver dans ce lieu de délices.


V


À peine installés dans la plus pauvre cabane du village de Kam… les deux amis reçurent la visite du pope[2] de la paroisse. C’était un homme de quarante ans, que ses cheveux longs et plats et sa canne de jonc distinguaient seuls des autres paysans tartares ; il avait appris quelques mots de latin au séminaire d’Effa, un peu de français chez des Polonais exilés qui l’admettaient souvent à leur table ; et, à la faveur de cette légère érudition, il passait pour un savant lettré sur les bords de l’Ural.

Théobald lui fit l’accueil le plus gracieux en s’excusant de le recevoir au milieu des animaux domestiques de la maison, et en l’associant avec malice à tous les inconvénients qu’ils avaient à souffrir de cette cohabitation. Moins disposé que son ami à tirer le meilleur parti possible des événements ou des personnes qui pouvaient amener quelque changement dans leur situation, Léon n’adressa pas une parole au prêtre grec ; mais Théobald qui désirait savoir le motif de sa visite le lui demanda sans façon ; alors le pope lui avoua, qu’ayant appris qu’ils avaient de l’argent, par des paysans auxquels ils avaient acheté différents objets, il venait leur offrir de les loger à peu de frais chez le centenier[3] du seigneur de l’endroit. Il ajouta que dans cette maison, dont le maître était de ses amis, il pourrait leur procurer la plupart des agréments dont ils manquaient, tels qu’une chambre particulière, du bois à brûler et de la paille fraîche à discrétion.

La proposition était séduisante, et Théobald s’empressa de l’accepter, sans laisser à Léon le temps d’y réfléchir. Deux heures après, le centenier vint chercher ses hôtes, muni d’une permission qui l’autorisait à leur fournir un logement dans sa ferme. Le pope avait dit vrai, et pour une modique somme par jour, ils se virent logés et nourris assez convenablement.

Il est rare qu’un zèle, si charitable en apparence, ne cache pas quelque intérêt personnel ; et Léon s’efforçait à deviner le motif des soins dont le centenier redoublait envers lui, lorsque le pope vint lui demander s’il ne serait pas heureux de rendre un service à son hôte. Sur la réponse de Léon, le prêtre lui apprit que son ami Phédor était père d’une jeune fille fort intéressante et qu’il destinait au service de la princesse, femme de son seigneur ; mais pour approcher cette grande dame et monter au rang de ses premières esclaves, il fallait savoir parler français : c’était une condition indispensable, et le centenier se flattait que Léon, qui semblait aimer la retraite et l’étude, ne refuserait pas de donner quelques leçons de français à la jeune Nadège.

— Je consentirais de bon cœur à cette entreprise, dit Léon, si je me croyais assez de patience et de talent pour y réussir ; mais je n’ai pas la douceur qu’il faut pour encourager une élève. Adressez-vous à Théobald : il sera charmé de reconnaître ainsi les bons soins de Phédor.

— Je ne le puis ; il m’a bien recommandé de ne m’adresser qu’à vous, répondit le pope.

Et il appuya sur toutes les raisons qui déterminaient le père de Nadège à préférer les leçons du grave Léon à celles du léger Théobald. Il fallait se décider à un refus plus que désobligeant, ou s’imposer une tâche pénible et peut-être dangereuse. Dans cet embarras, Léon demanda la permission de se consulter quelques moments avant de se rendre aux désirs de Phédor, et il fut convenu que le pope reviendrait le lendemain chercher la réponse de M. de Saint-Irène.

Théobald fit à son ami les plus beaux discours sur l’hospitalité, la reconnaissance, et lui prouva clairement qu’il ne pouvait se refuser à la demande de leur hôte sans manquer au plus saint des devoirs.

— Prends garde, disait Léon, d’y manquer avant moi ; je te connais : pendant que je m’appliquerai en toute conscience à faire comprendre quelques mots à ma jeune écolière, tu es capable de lui apprendre à te répondre avant même de savoir parler, et je ne veux pas être complice d’une instruction de ce genre.

— Ah ! c’est me faire injure, reprit Théobald en affectant un air indigné ; parce que je ne me donne pas comme toi l’air d’un sage, les manières d’un misanthrope, que je me divertis un peu du petit nombre de choses amusantes qu’on rencontre en ce monde, me croirais-tu moins de vertu qu’un autre ? Va, l’austérité ne garantit pas des faiblesses du cœur ; mais pour te prouver que la mienne est à l’abri des séditions de ta sauvage écolière, je te conjure d’entreprendre au plus tôt son éducation et tu verras si je cherche à la distraire ; aussi bien, pour peu qu’elle ressemble aux beautés tartares que nous avons rencontrées jusqu’ici, ma vertu ne te fera pas un grand sacrifice.

— Il est certain que je m’alarme un peu vite, reprit Léon, en s’approchant de la fenêtre, car elle n’est probablement pas plus jolie que cette petite Calmouke qui voulait nous arracher les yeux dans son mouvement patriotique, lorsque nous passâmes à Samora ; vraiment, si je la croyais d’une humeur aussi féroce, j’irais sans hésiter m’excuser auprès de son père, et je lui dirais…

En ce moment une vieille paysanne frappa à la porte de la maison ; elle était suivie d’une jeune fille que sa taille élancée, sa blonde chevelure et son costume élégant, rendait fort remarquable.

— C’est elle, s’écria Théobald, je parie que c’est ton élève qui revient de l’église ; elle est fort bien dans son costume de fête, ne le trouves-tu pas ?

— Au fait, dit Léon, sans vouloir répondre à son ami, ce serait mal à nous de refuser la demande de ce brave homme, et puisqu’il n’exige que cet acte de complaisance de ma part…

— Sans doute, interrompit Théobald, je te disais bien qu’il faudrait t’y résigner ; mais rappelle-toi le sermon que tu m’as fait tout à l’heure ; la morale a cela de bon, qu’elle est aussi utile aux sages qu’aux fous, seulement elle ennuie un peu moins les premiers.

En finissant ces mots, Théobald prit le bras de Léon et tous deux se rendirent auprès de Phédor pour lui porter la réponse qu’il attendait avec impatience. Ils le trouvèrent à table avec sa fille, le pope et deux de ses parents. Dans sa joie, Phédor les supplia de partager son dîner de famille ; les prisonnière l’acceptèrent ; on but à la paix, au bonheur de Nadège, à ses progrès dans la langue française. Le pope servait d’interprète à chacun, traduisant tout à tort et à travers. Le plus souvent on se parlait sans prendre la peine de s’entendre, et au milieu de cette confusion on ne comprenait bien que les regards de la belle Nadège.


VI


De retour dans leur chambre, les deux amis s’entretinrent du singulier repas qu’ils venaient de faire.

— As-tu remarqué la vanité de ce vieux Phédor, dit Léon, et l’empressement des deux paysans à te servir ? C’est dans ce village comme partout ; les honneurs que chez nous on accorde au plus riche, ici se rendent au moins pauvre, mais tous deux ont la même sottise.

— Et le même nombre de flatteurs, reprit Théobald ; aussi les grands airs du centenier envers ses pauvres parents, m’ont-ils bien moins frappé que le sentiment qui se peignait dans les yeux de sa fille. Il ne faut pas s’abuser, cette expression n’avait rien de tendre.

— En effet, dit Léon, ils exprimaient plutôt l’effroi que la bienveillance.

En ce moment Marcel, qui rangeait quelque chose, laissa son ouvrage, et se mit à rire de manière à exciter la curiosité de ses maîtres.

À cette gaieté subite, il était facile de deviner que Marcel en savait plus qu’eux sur le compte de la jeune Bosse, et Théobald lui dit de leur confier la cause de cette singulière terreur.

— Vraiment on en aurait à moins, répondit Marcel, cette vieille sorcière qui a élevé Nadège, ne lui a-t-elle pas fait accroire que les Français étaient des monstres de cruauté, de perfidie, et qu’il valait mieux, pour une jeune fille, rencontrer, dix ours de Sibérie, qu’un seul renard de France, c’est ainsi qu’elle nous appelle. Vous pensez bien, mon capitaine, qu’en arrivant ici j’ai voulu savoir à quoi on pourrait s’occuper ; j’ai vu une petite Tartare, bien gentille, et je me suis dit : « Allons, Marcel, mon ami, voilà le moment de mettre en usage ton talent pour les langues étrangères. » Alors j’ai lancé hardiment la douzaine de mots qui m’ont déjà servi dans plus d’une occasion ; j’en attendais le succès ordinaire, lorsque Nadège s’est enfuie comme si elle avait entendu les hurlements d’une bête féroce. J’ai voulu savoir ce qui me valait un accueil si étrange, et c’est le pope qui m’en a expliqué la cause ; ma foi je suis charmé que vous n’ayez pas été mieux reçu que moi.

— Quoi, c’est l’ouvrage de cette vieille servante, dit Léon ; ah ! je lui apprendrai à nous calomnier ainsi !

— La pauvre femme n’est pas si coupable qu’elle le paraît, reprit Marcel : le père Phédor l’a menacée de la livrer à la misère, si Nadège écoutait la moindre fleurette avant d’entrer au service de son seigneur, et la pauvre vieille ne sait qu’imaginer pour garder sa place et la vertu de sa petite sauvage.

— Elle pouvait inventer un meilleur moyen, dit Théobald, car le jour où la peur s’affaiblira, la vertu sera bien malade.

— Voilà justement pourquoi Alexa a jeté les hauts cris lorsque Phédor lui a dit que vous alliez donner des leçons à Nadège ; d’abord elle l’a vite emmenée à l’église, pour l’asperger d’eau bénite, pendant qu’elle priait le ciel de la mettre à l’abri de vos sortilèges.

— Je ne m’étonne plus, dit Léon, de ses regards farouches, elle me prend pour le diable.

— Ah ! l’excellente aventure, s’écria Théobald : nous, faire peur à des Tartares ! Crois-moi, il faut apprivoiser celle-ci ; il y va de l’honneur français.

— Vous aurez de la peine, dit Marcel ; s’il n’y avait qu’un dragon de vertu à combattre, on en a vu plus d’un se rendre à discrétion ; mais il vous faut triompher des prédictions d’un sorcier, et, dans ce pays-ci, on croit à la magie autant qu’à l’évangile.

— Et le coquin lui a prédit qu’elle serait victime de l’amour ? dit en riant Théobald, voilà un grand sorcier !

— Tel qu’il est, je voudrais en savoir autant que lui ; les roubles pleuvent sur son grimoire ; on ne perd rien ici qu’on n’aille aussitôt le consulter pour savoir comment le retrouver. C’est lui qui prédit aux jeunes filles les maris qu’elles auront, et cela est d’autant plus facile, qu’on les fiance presqu’en naissant. Dès qu’un Tartare a seize ans, on le marie à une fille qui a souvent dix ans de plus que lui, le tout pour peupler sans perdre de temps ce charmant pays.

— Sais-tu bien que tu voyages avec fruit, dit Théobald, comment fais-tu pour être si vite au fait des mœurs de toute une contrée ?

— J’écoute, je regarde et je questionne ; je ne retiens quelquefois qu’un mot de toute une soirée passée avec des paysans russes ; mais si ce mot revient à chaque minute, j’en conclus qu’il est le plus important de la conversation et je m’applique à le deviner. C’est ainsi qu’en entendant répéter sans cesse le nom de Schamane, j’ai fini par découvrir que ce nom voulait dire sorcier, et qu’à l’aide de quelque autre renseignement, j’ai su à n’en pas douter, que le Schamane avait prédit à Nadège qu’elle n’épouserait pas le mari qu’on lui élève, et qu’elle deviendrait une grande dame si elle parvenait jusqu’à vingt ans sans entendre parler d’amour.

— Eh mais ! rien n’est si facile à respecter que cet oracle, dit Léon, et je voudrais qu’il ne m’en coûtât pas davantage à satisfaire aux désirs de son père. N’importe je l’ai promis, je me rendrai demain auprès de Nadège ; si elle s’enfuit à mon approche, je la laisserai courir, et ma bonne volonté m’acquittera de ma parole.

Léon voulait que Théobald assistât à la leçon ; mais celui-ci, craignant de s’exposer à l’humeur de Phédor, dit à son ami qu’il emploierait le temps donné à Nadège d’une manière aussi profitable pour lui ; car, si nous trouvons moyen de nous échapper, ajouta-t-il, j’apprends, par l’exemple de Marcel, qu’il serait fort utile de savoir la langue du pays, et je vais de ce pas trouver notre curé tartare. Tout savant qu’il est, il ne sera pas fâché de prendre un peu de mon français que l’on parle dans toute l’Europe, pour quelques mots de son russe que l’on n’entend qu’ici.

Alors Léon se rendit seul dans la salle où Nadège l’attendait, placée auprès d’une table sur laquelle on voyait une grosse Bible. En l’apercevant, Phédor et le pope vinrent au-devant de lui, et la vieille Alexa ayant profité de ce moment pour dire quelques mots tout bas à Nadège, Léon vit celle-ci faire le signe de la croix. Il sourit malgré lui de cette précaution injurieuse ; mais quand il remarqua la pâleur, le tremblement de Nadège à son approche, il se sentit lui-même fort péniblement ému, et dit en s’adressant au pope :

— Elle est souffrante, je crois, laissons-là, je reviendrai un autre jour.

Et Léon se disposait à se retirer, lorsqu’un mouvement de Nadège le rendit immobile de surprise. À la joie qui se répandit tout à coup sur son visage, il ne douta pas qu’elle n’eût compris ce qu’il venait de dire.

— Nadège entend le français, dit-il ?

— Quelques mots seulement, répondit le pope, mais elle ne sait pas le lire.

Alors, se tournant vers Nadège, il lui prêcha sans doute la soumission envers son père, et lui dit que le jeune prisonnier, mécontent de son accueil, voulait s’en aller ; car, après avoir écouté ces reproches, elle invita d’un geste Léon à s’approcher de la table, et se mit à ouvrir la Bible. Il y avait tant de charme dans sa résignation, tant de grâce dans le mouvement qu’elle fit pour rappeler Léon, qu’il accourut près d’elle, ravi de lui obéir.

Il lui proposa d’abord de lire avec lui un verset ; et cette prière fut faite si doucement, qu’il n’y avait pas moyen de s’effrayer d’une voix si timide. Nadège se rassurait peu à peu, et Léon fit compliment au pope des premiers principes qu’il avait donnés à son élève. Ensuite, il loua l’intelligence de Nadège, la bonne éducation que lui donnait son père, il était en train de flatter tout le monde.

Le moindre succès obtenu contre des préventions défavorables, est le garant certain d’une bienveillance prochaine. En cela seulement, le talent de détruire l’emporte de beaucoup sur celui de créer, d’inventer : aussi Léon revint-il très-fier de cette première victoire.


VII


— Eh bien, qu’est-il arrivé de la leçon ! demanda Théobald en revoyant son ami. Qu’a fait la tremblante Nadège à l’aspect de son grave professeur ?

— D’abord un grand signe croix, dit en riant Léon.

Et il raconta ensuite comment, après avoir été ainsi exorcisé, il avait fini par inspirer un peu moins de terreur, et par se faire regarder comme un assez bon diable.

— En vérité, ajouta-t-il, sa peur m’avait gagné et je m’enfuyais à mon tour ; mais on l’a grondée, j’ai vu des larmes dans ses yeux, j’ai pensé à ma sœur et je suis revenu.

— En effet, dit Théobald, ta sœur doit être à peu près de son âge ? Mais il me paraît qu’il n’existe pas d’autre ressemblance entre elles.

— À en juger par son portrait, je ne le crois pas non plus. Mais Nadège est jeune, craintive, jolie ; c’en est assez pour me ramener souvent à l’idée que je me fais de Céline ; et c’est à cet unique intérêt que l’élève devra la complaisance du maître.

Cette conversation se termina comme toutes celles dont la famille de Léon et les malheurs de la France devenaient le sujet. Théobald tomba dans une profonde rêverie, et Léon reprit son indignation et sa tristesse.

Les nouvelles que Marcel rapportait souvent d’Oriembourg, n’étaient pas propres à diminuer les regrets amers de ses maîtres. Le gouverneur de la ville avait soin de faire annoncer avec faste, et dans chaque quartier, les progrès que faisait l’armée russe, et il était facile de deviner, à sa marche, celle que la nôtre devait suivre. Aussi, quand Marcel revenait les yeux baissés, le front pâle, Théobald et Léon n’osaient pas le questionner ; seulement chacun d’eux soupirait en levant les yeux au ciel, et le reste du jour ils gardaient le silence ; car les chagrins dont le cœur est humilié, plus amers que les autres, ne sont point soulagés par le plaisir d’en parler. C’est un affreux supplice dont on rougit même auprès de l’ami qui le partage.

L’hiver s’avançait, et nul espoir de délivrance n’aidait à supporter cette triste captivité. Cependant Théobald ne perdait point courage. Tout occupé de chercher les moyens de tromper la surveillance des autorités qui les gardaient, il s’essayait à braver le climat, en faisant de longues courses sur les bords glacés de l’Ural ; il causait avec les paysans, apprenait d’eux à parler leur langage, et s’amusait quelquefois à cacher son habit d’uniforme sous leur grossier vêtement ; puis se mêlant à une troupe de cosaques pêcheurs, il les aidait à casser les glaces du fleuve, et revenait offrir à Léon le produit de sa pêche.

Pendant qu’il se fatiguait ainsi, il savait son ami livré à de plus douces occupations. La longueur des leçons de Nadège augmentait en raison de ses progrès ; et elle en faisait d’étonnants ; mais à mesure qu’elle trouvait plus de facilité à s’exprimer, Léon semblait moins content d’elle ; il la reprenait souvent à tort, lui reprochait de manquer d’attention, et tout cela, avec le ton d’une personne qui penserait à autre chose. La leçon terminée, il devenait plus triste encore, et fuyant toute conversation avec Nadège, il allait se renfermer chez lui.

Cette conduite peu galante, sans être une ruse de sa part, produisit un effet merveilleux sur l’esprit de la vieille Alexa, et même sur celui de Nadège. Un démon séducteur emploierait sans doute d’autres charmes pour attirer sa proie ; et l’on ne pouvait pas s’inquiéter raisonnablement de la société d’un homme si peu soigneux de plaire. Aussi, chaque jour Alexa devenait plus confiante ; souvent même, lorsque Léon commençait à gronder son écolière, la vieille s’en allait dans la salle à côté pour y veiller aux soins du ménage, et y restait quelque temps sans venir reprendre son rouet et sa quenouille.

Nadège profitait de ces fréquentes absences pour questionner Léon sur la cause de la nouvelle tristesse qui semblait l’accabler, et lorsqu’il lui répondait que le malheur d’être prisonnier lui était chaque jour plus insupportable, elle baissait les yeux en soupirant, et lui offrait de faire parvenir une lettre au gouverneur d’Oriembourg pour obtenir quelque changement avantageux, ou du moins un logement dans la forteresse.

— Là, vous seriez moins mal qu’avec nous, disait-elle, et quelques pleurs tombaient sur le cahier où elle feignait d’écrire.

— Non ; vous, ou la patrie, était la réponse qui ramenait le plus doux sourire sur les traits charmants de Nadège.

Un jour que, profitant de la mauvaise humeur de Léon, Alexa venait d’abandonner l’élève à toute la sévérité du maître, celui-ci redoubla à tel point d’injustice, que le livre s’échappa des mains tremblantes de Nadège, et qu’elle fondit en larmes.

— Oh ciel ! je l’accable, s’écria Léon, je suis un monstre ; chère Nadège, pardon, je t’afflige et tu dois me haïr !

— Non, dit-elle, mais je pleure.

Et des sanglots étouffaient sa voix.

— Ah ! prends pitié de moi, disait Léon, ne souffre plus, empêche-moi de te rendre malheureuse, si tu savais… mais non… garde l’effroi que je t’inspire… je le mérite, je suis ton ennemi.

En ce moment Alexa revint, sa présence rendit Léon à lui-même ; tremblant de laisser apercevoir l’agitation qui le dominait, il fit signe à la vieille servante que Nadège réclamait ses soins, et il sortit précipitamment. Sa tête était brûlante, il respirait péniblement, et, sans penser à la rigueur du froid, il ouvrit la porte de la rue et se mit à marcher à grands pas. Par bonheur Théobald qui revenait en ce moment de la pêche le rencontra à l’entrée du village.

— Y penses-tu ? lui dit-il, sortir par le temps qu’il fait, sans pelisse et la tête découverte ! malheureux, tu veux donc mourir !

Et tout en lui parlant il le couvrait de sa fourrure, et l’entraînait sans attendre sa réponse.

Rentrés à la maison, Théobald voulut savoir ce qui avait troublé l’esprit de Léon au point de lui faire commettre une si grande imprudence.

— Ne me le demande pas, répondit-il, je ne veux pas moi-même le savoir.

Et il se mit à parler de choses indifférentes, d’un ton si affectueux, que Théobald devina que son ami le suppliait de ne pas s’offenser de sa discrétion.


VIII


Plusieurs jours se passèrent sans que Théobald osât questionner Léon sur le nouveau chagrin qu’il lui soupçonnait. Cette contrainte mutuelle était pour les deux amis un tourment inconnu, et plus difficile à supporter que tous ceux qu’ils avaient soufferts jusqu’alors. S’éviter, ne plus se voir sans se composer un sourire, causer ensemble et penser séparément, voilà le plus grand supplice de l’intimité ; aussi ne peut-il durer longtemps : il faut que la confiance en triomphe, ou que l’amitié y succombe ; celle des deux prisonniers n’en pouvait être atteinte, et le moindre événement devait bientôt les faire céder au besoin de se tout dire.

Pour tromper l’ennui d’une si longue captivité, Léon avait imaginé d’en écrire la relation, espérant faire parvenir par les soins de Mikaël ce journal à sa mère ; Théobald, qui dessinait bien, s’était chargé d’y joindre quelques vues des bords de l’Ural, les costumes du pays, et jusqu’au plan des cabanes qu’ils avaient habitées. Un soir qu’il voulait retoucher l’esquisse du village qui leur servait de prison, il s’aperçut qu’il avait égaré son crayon, et pria son ami de lui prêter le sien.

— Je ne l’ai plus, répondit Léon, en baissant les yeux.

— Quoi ! le crayon qui ferme tes tablettes ?…

— Oui, celui que tu m’as donné, celui du souvenir qui renferme le portrait de ma sœur… je ne l’ai plus, te dis-je !

— Tu l’as donc perdu ?

— Non, reprit Léon ; puis, tendant la main vers son ami, ne m’en veux pas, ajouta-t-il d’un ton suppliant.

— Ah ! tu l’as donné, dit en souriant Théobald, et tu crois me sacrifier ainsi impunément ; non, non, je ne puis te pardonner un pareil, sacrifice que s’il t’a rapporté ce qu’il vaut.

— Garde-toi de le croire ; moi, abuser de la tendresse, de la candeur d’une enfant qui ne sait ni ce qu’elle éprouve, ni ce qu’elle inspire ! Trahir la confiance d’un père et tous les devoirs de l’hospitalité ! Non ; si je m’en croyais capable, je fuirais à l’instant. Mais je suis à l’abri d’une si lâche faiblesse ; et je veux que Nadège ignore toujours le danger qui nous menaçait. Dis-moi qu’elle ne m’aime point, que je ne puis avoir pour elle qu’un faible intérêt ; enfin, détruis les craintes qui me poursuivent, et prouve-moi que je m’alarme sans raison. Ce sera le plus grand secours que j’aurai jamais reçu de ton amitié.

— Pourquoi ne l’avoir pas plus tôt réclamé, dit Théobald en serrant la main de Léon, pourquoi me laisser souffrir seul de tes peines quand ta confiance peut nous en consoler tous deux ? Crois-tu me cacher ce qui se passe dans ton cœur ? Va, je le savais avant toi, et le jour où Nadège a cessé de trembler près de Léon, j’aurais tremblé à mon tour pour elle, si j’avais pensé que l’amour d’un Français pût jamais déshonorer une jeune Tartare.

— S’il était vrai !… s’écria Léon, les yeux brillants d’espoir… mais non… j’ai beau vouloir me faire illusion, me dire que ce respect pour l’innocence n’est plus d’usage que dans nos mélodrames, qu’on s’en moque partout, que je n’oserais convenir avec aucun de nos camarades de la vertu dont je fais preuve ici, je sens que je ne puis y manquer sans m’avilir à mes propres yeux, et c’est dans toute la franchise de mon âme que je te conjure de m’aider à chasser l’image de Nadège.

— Hélas ! ce n’est pas moi qui t’apprendrai comment on se soustrait au souvenir d’une image trop chère, répondit en soupirant Théobald ; le moyen de combattre un ennemi qui, repoussé tout le jour, profite de la nuit pour vous enchaîner de nouveau ? mais tu es plus sage que moi, et tu accompliras ce que je tenterais en vain ; l’important est de déterminer un plan de conduite qui ne te permette plus de voir aussi souvent Nadège.

— Oui, dit vivement Léon, j’ai résolu de lui faire dire qu’elle sait maintenant assez de français pour être en état de l’étudier seule.

— Mais pour ne pas avoir l’air de cesser tout à coup tes leçons, il faut t’engager à corriger de temps en temps les copies que tu lui indiqueras ; autrement elle chercherait la cause d’un changement si subit.

— Je fuirai la maison, je te suivrai dans tes longues courses, enfin je ne la verrai plus ; c’est le point essentiel, car je ne saurais résister davantage à sa grâce naïve, à cet abandon charmant qui la livre sans défense à mes désirs, à cet amour surtout qui la brûle et qu’elle ignore. Non, je le sens, il ne faut plus la voir.

En ce moment la porte s’ouvrit et Nadège parut tout essoufflée, les cheveux en désordre, et pâle d’effroi.

— Suivez-moi, dit-elle à voix basse, suivez-moi, ils veulent vous tuer.

En disant ces mots elle entraînait Léon et Théobald vers la porte ; ils allaient l’interroger, un geste de Nadège leur imposa silence ; alors ils entendirent le bruit d’un grand nombre de voix qui disputaient dans la salle basse. Nadège les fit passer derrière cette salle par un couloir qui aboutissait à une petite chambre.

— Restez là, leur dit-elle, je vais chercher la clef de cette porte, et pendant qu’ils monteront chez vous, vous fuirez par le jardin.

— Mais, qui donc ? demandèrent-ils…

Nadège était déjà loin et les deux amis se regardaient sans rien comprendre à cette aventure.

— Qui diable veut nous tuer ? disait Théobald. Les Russes seraient-ils battus, et voudraient-ils se venger sur nous des succès de nos camarades… Ah que leur volonté soit faite, je leur donne de bon cœur ma vie à ce prix-là…

— Nous ne serons pas si heureux, dit Léon ; c’est peut-être encore quelques Tartares révoltés qui, n’osant pas s’en prendre à leurs chefs, se jettent sur les prisonniers.

En disant cela Léon portait ses yeux autour de lui, et s’étonnait de trouver son nom écrit au bas de tous les cadres qui décoraient la chambre. Ces cadres renfermaient des images saintes, et l’on voyait, au-dessus d’un lit recouvert de fourrures, une petite chapelle où deux cierges brûlaient en l’honneur du patron de la famille[4] ; des branches de bouleau, des graines de houx, un bouquet de sarane[5], étaient suspendus aux ornements de la chapelle avec des scapulaires et quelques bijoux grossiers qui semblaient autant d’offrandes consacrées au saint favori. Mais de ce temple en miniature on cherchait vainement le patron ; la petite statue de plâtre qui occupait ordinairement le dessus de l’autel avait disparu, et saint André avait fait place à une simple image, au bas de laquelle on lisait ces mots : Saint Léon.

S’il est doux de se croire l’amour d’un autre, il ne l’est pas moins d’être sa superstition ; c’est alors que le culte est prouvé : aussi Léon oubliait-il, en contemplant cette chapelle, jusqu’à l’effroi que lui avait causé Nadège.

Parmi les ex-voto suspendus à l’autel, Léon aperçut un petit anneau de fer sur lequel était gravé le nom de Nadège ; il le détacha religieusement, et, après avoir longtemps hésité, il allait peut-être le remettre à sa place lorsqu’il entendit Nadège s’écrier :

— Au secours, au secours, mon père !… oh ! ciel.

À ces cris, Théobald et Léon sortirent précipitamment de la chambre, et trouvèrent Nadège éperdue qui apportait un fusil à Léon pour aller défendre Phédor, qu’une troupe de Cosaques ivres frappait à coups redoublés. Le malheureux aurait sans doute succombé à la brutalité de ces sauvages, si les prisonniers pour lesquels il se dévouait ainsi n’étaient venus le secourir.

Marcel, attiré par les cris de Nadège, s’arme à la hâte d’une barre de fer, Théobald s’empare de la lance d’un des Cosaques, et Léon les menace de sa carabine ; l’apparition subite de ces trois champions inspire tant d’effroi aux Tartares qu’ils abandonnent Phédor pour se défendre. Mais l’eau-de-vie qu’ils ont bue les fait chanceler, ils frappent au hasard, et se blessent entre eux, sans parer les coups qu’on leur porte ; enfin, après une lutte de peu d’instants, on parvint à les chasser de la maison, et plusieurs de ces furieux restèrent étendus sur la neige.

Pendant ce temps la fille de Phédor lui faisait prendre une boisson cordiale, et la vieille Alexa étanchait le sang qui coulait de la blessure qu’il avait reçue à la tête. Mais en voyant revenir ses libérateurs, il se leva pour aller les recevoir, et leur faire comprendre qu’ils lui avaient sauvé la vie.

Dès que chacun fut rassuré sur l’état de Phédor, Théobald et Léon voulurent savoir ce qui avait donné lieu à cet événement ; Nadège leur raconta comment cette compagnie de Cosaques était venue sommer son père de leur livrer les prisonniers qu’il logeait, donnant pour raison que le fils de leur hetman ayant été tué par les Français, ils voulaient venger sa mort. Ils juraient d’y parvenir, malgré toute résistance ; c’est alors que Nadège était allée avertir les deux amis dans l’espoir de les faire évader. Mais pendant qu’elle courait chercher la clef du jardin, les Cosaques, irrités du refus constant de Phédor, s’étaient jetés sur lui, et Nadège, ne pensant plus qu’au danger de son père, était venue implorer le secours de ceux qu’elle voulait soustraire à la fureur de ces barbares.

— Grâce au ciel, dit Théobald à Nadège, vous n’avez pas eu le temps de nous sauver, et votre père ne sera pas victime de sa générosité envers nous. Peignez-lui, s’il se peut, toute notre reconnaissance, et dites-lui bien que ses jeunes amis n’oublieront jamais ce qu’il vient de faire pour eux.

— Non, jamais ajouta Léon, d’un ton solennel ; ensuite il porta la main sur ses yeux, craignant de laisser deviner sa profonde tristesse.

— Il est blessé ! s’écria aussitôt Nadège, en voyant le sang couler de la main de Léon.

— Ce n’est rien, dit-il, je ne m’en apercevais pas.

Et cependant le fer d’une lance lui avait fait une assez profonde blessure. Mais il se contentait de la baigner dans l’eau sans vouloir d’autre pansement, lorsque Phédor lui fit dire par Nadège que la moindre plaie devenait dangereuse par ce temps de gelée, et qu’il exigeait de lui qu’il se laissât soigner. Alors Léon livra sa main à la charmante Nadège. Elle resta muette de surprise en apercevant l’anneau qui portait son nom. Un regard de Léon la supplia de cacher son trouble et de ne pas réclamer l’anneau qu’il avait osé prendre. Elle obéit en rougissant, et charmé d’être aussi bien compris, Léon serra de sa main blessée la main qui la soutenait, tandis que Nadège, tremblant de froisser la plaie, la couvrait de feuilles balsamiques, et l’entourait d’un léger voile de lin qu’elle portait les jours de fêtes.

En voyant ces tendres soins prodigués d’une manière si gracieuse et reçus avec tant de plaisir, Théobald ne pouvait s’empêcher d’envier son ami ; il lui semblait que le bonheur d’inspirer tant d’amour n’était pas trop payé par toutes les peines de l’exil. Ah ! pensait-il, si j’obtenais jamais de pareils soins de la femme que je rêve, je défierais tous les malheurs, oui, tous les malheurs… excepté celui de Céline.


IX


Sacrifier son amour au bonheur de ce qu’on aime devrait être une vertu facile, et pourtant que d’âmes nobles sont prêtes à l’oublier ! Ce Léon lui-même, si fidèle aux lois de l’honneur, de la reconnaissance, Léon sentait expirer ses plus sages résolutions à la vue de Nadège, et tout l’avertissait qu’il fallait la fuir, ou succomber.

Un soir qu’il méditait sur les moyens d’obtenir du gouverneur de la province la permission de quitter le village de K… pour se joindre aux prisonniers renfermés dans la forteresse d’Oriembourg, Marcel vint lui dire que le marchand Michaël l’avait prévenu que le lendemain il passerait à K… un détachement de prisonniers polonais que l’on menait en Sibérie, et qu’il se trouvait parmi eux un officier qui disait connaître le capitaine Saint-Irène et désirait beaucoup le rencontrer.

— D’après cet avis, ajouta Marcel, j’ai engagé notre hôte à offrir de l’eau-de-vie aux conducteurs de ces malheureux camarades. Pendant que nous ferons boire les chiens vous aurez le temps de causer avec le troupeau, et peut-être trouverez-vous dans tous ces officiers couverts de peaux de moutons, un ami qui vous donnera des nouvelles de notre pauvre pays.

— Un ami, répéta Léon, hélas ! j’en ai bien peur !

Le lendemain de bonne heure Marcel s’établit en sentinelle à l’entrée du village ; et, du plus loin qu’il aperçut le détachement, il courut avertir ses maîtres et prendre le bras de Phédor pour le mener au-devant des prisonniers.

Le centenier obtint sans peine du chef de la troupe la faveur d’offrir à déjeuner à lui et aux officiers qu’il lui était enjoint de ne pas quitter, et quelques moments après ils entrèrent dans la salle où Léon et Théobald les attendaient avec impatience.

— C’est lui, dit aussitôt un jeune Polonais, en s’élançant dans les bras de Léon.

— Cher Zamoski, s’écrièrent à la fois les deux amis, te voilà donc aussi malheureux que nous ?

— Hélas ! bien davantage, reprit-il, et j’oublierais tout ce que j’ai souffert s’il m’était permis de partager votre sort. Mais aller mourir dans les déserts de la Sibérie !

Alors il raconta à ses camarades les tristes événements qui avaient suivi la retraite de l’armée, comment ayant été fait prisonnier au passage de la Bérésina, il était resté à l’hôpital pendant plus de deux mois ; que la veille du jour où il s’était mis en marche pour rejoindre le détachement chargé de conduire les prisonniers polonais, il avait vu arriver à l’hôpital de Minsk un de leurs camarades de l’École militaire ; que ce jeune officier, chargé par madame de Lormoy de faire passer de l’argent à son fils, avait été dépouillé par l’ennemi de tout ce qu’il portait sur lui, et ne pouvait se consoler de s’être ainsi laissé enlever le dépôt qui lui était confié.

— Il avait vu ma mère, interrompit Léon, elle savait notre malheur !…

— Hélas ! oui, répliqua Zamoski, et en l’apprenant elle est tombée malade. Une lettre de votre sœur vous instruisait de tout le mal qu’avait causé cette triste nouvelle ; mais la lettre et l’argent, tout a été la proie des Cosaques ; et c’est ce que notre pauvre camarade m’a tant recommandé de vous dire, si je parvenais à vous rencontrer. Car c’est bien assez d’être séparé de votre famille, encore ne faut-il pas craindre d’en être oublié.

— Plût au ciel que je fusse oublié de ma mère ! s’écria Léon, mais non, mon malheur l’a tuée… C’en est fait… je ne la reverrai plus.

À ces mots Théobald, le voyant tomber dans un accablement profond, essaya de l’en sortir en l’occupant d’une autre peine. Mais le récit des revers de son pays, et la présence même de Nadège, rien ne put le distraire de ses tristes pressentiments : tant il est vrai qu’il n’est point de secours contre les malheurs qu’on se reproche.

Les commandants russes, rassasiés de casse et d’eau-de-vie, donnèrent bientôt le signal du départ, et il fallut se séparer sans conserver l’espérance de se retrouver jamais. C’était un douloureux spectacle de voir ces hommes si intrépides sur le champ de bataille, succomber aux tourments de l’exil. Au désespoir qui les accablait, on présageait que la plupart de ces malheureux n’arriveraient pas à Tobolsk, et l’on soupirait en pensant que ceux-là n’étaient pas les plus à plaindre.

Depuis ce jour Léon, fuyant tous les regards, même ceux de son ami, sembla méditer quelque sombre projet. Théobald l’entendait se relever chaque nuit et marcher à grands pas dans sa chambre, comme s’il eût été agité par une fièvre ardente. Inquiet, il était venu plusieurs fois lui offrir ses soins, mais Léon les avait refusés en lui disant qu’il ne souffrait pas, et que cette insomnie lui était habituelle. Cependant la pâleur couvrait son visage et sa santé s’altérait visiblement. Théobald, qui était sans courage contre les maux de son ami, eut recours à Nadège pour obtenir de lui l’aveu du nouveau tourment qu’il s’efforçait de leur cacher ; peut-être même son amitié l’emportant sur tout autre sentiment, espéra-t-il voir bientôt l’amour triompher des scrupules et des regrets de Léon.

Il ne fut pas difficile de faire passer ses craintes dans l’âme de Nadège ; au premier mot qu’il lui dit à ce sujet, elle se mit à fondre en larmes ; et sans penser à dissimuler son amour :

— Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, si Léon meurt… que deviendra mon père ?

Le désespoir qui se peignit alors dans les yeux de Nadège, expliqua trop de quel malheur son père serait menacé. Théobald, regrettant d’avoir ainsi alarmé cette âme passionnée, chercha à calmer son effroi, en ne paraissant pas douter que le bonheur d’être aimé d’elle ne rendît Léon à l’existence.

C’était la livrer à toute sa faiblesse. Tant qu’elle avait douté que son amour fût partagé, la fierté, ou plutôt la crainte de perdre une espérance trop chère, l’avait maintenue dans une discrète réserve ; mais s’il était vrai que cet amour si tendre pût consoler Léon de ses chagrins, s’il devait y répondre, quelle puissance la défendrait contre le bonheur de celui qu’elle aimait plus que la vie ?

L’hiver touchait à sa fin, et Léon paraissait attendre impatiemment l’époque du dégel. Un soir qu’il questionnait Nadège sur sa durée et le changement subit qui en résultait dans leurs campagnes, et qu’il lui demandait combien de temps ce long dégel rendait les chemins impraticables, il la vit tout à coup pâlir et détourner les yeux sans lui répondre. En cet instant Marcel vint lui apprendre qu’un de leurs soldats, prisonnier à Oriembourg, venait d’être tué par deux gardes russes, au moment où il atteignait les remparts de la citadelle.

— Vous le voyez, dit vivement Nadège, celui qui tente de se sauver est mort.

— Qu’importe, dit Léon, il pouvait réussir, n’en est-il pas plus d’un exemple ?

— Ah ! sans doute, pour s’exposer ainsi, il n’avait que sa vie à perdre, reprit-elle, mais si son absence avait dû causer la mort d’une autre…

— Il ne serait point parti, dit Léon, en prenant la main de Nadège.

Et des pleurs de reconnaissance inondèrent le visage de la jeune Russe. En la voyant ainsi sourire et pleurer, Marcel ne put se défendre d’un moment d’attendrissement, et il sortit de la salle en disant :

— Pauvre petite, elle aurait bien mieux fait de m’aimer.

Mais à peine Léon avait-il vu la joie briller à travers la langueur de Nadège que, tremblant de s’y livrer lui-même, il lui parla pour la première fois des malheurs attachés à leur amour et du serment qu’il avait fait de le sacrifier au repos de Phédor, au bonheur de Nadège.

— Mon bonheur… c’est toi, dit-elle.

— Non, répondit Léon, tu le perdrais sans retour. Je t’aime trop pour t’abuser. Mes devoirs, mon état, ma destinée enfin, tout nous sépare. Je ne m’appartiens pas : ma mère a besoin de moi, il faut que je te quitte pour elle.

— Ah ! laisse-moi te suivre, dit Nadège éperdue, laisse-moi te guider à travers nos routes glacées. Laisse-moi te défendre contre nos soldats furieux. S’ils nous atteignent, je les supplierai à genoux d’épargner ta vie, ou je mourrai avec toi.

— Et ton père ?

— Ah ! malheureuse, s’écria-t-elle en se cachant le visage.

— Tu le vois, reprit Léon, le remords nous poursuivrait. Songe que le dévouement de ton père m’a sauvé la vie, et que je ne puis sans infamie lui ravir sa fille, son unique bien ; n’abuse pas de tes droits sur mon cœur pour m’ordonner un crime.

— Ne me crains plus, dit Nadège d’une voix étouffée, oui, ta raison m’éclaire, j’allais abandonner mon père pour toi… pour toi… qui ne m’aimes pas !

— Je te résiste, ingrate, et tu dis que je ne t’aimes pas ! Ah ! je te défie de nier le feu qui me dévore ; c’est lui qui te consume, qui t’attire à ton insu vers ce cœur plein de toi. Va, ton amour est l’ouvrage du mien ; mais cet amour que tu insultes, qui te défend contre moi, cet amour qui me fait te sacrifier à l’espoir de te retrouver un jour digne de lui, ne peut, je le sens, braver ton injustice.

En disant ces mots, il serrait Nadège sur son cœur ; mais elle, effrayée de l’égarement peint dans les yeux de Léon, s’arracha de ses bras, et lui demandant pardon d’une voix suppliante, elle lui promit de ne plus douter de son amour.

Léon avait perdu tout empire sur lui-même, et il allait peut-être trahir le plus saint des devoirs, lorsque la voix de Phédor vint lui rappeler son serment.

— Fuis-moi, dit-il à Nadège, je ne puis plus te protéger, ne quitte plus ton père, ou bientôt succombant… mais non, la mort est préférable… Adieu…

Alors sortant avec précipitation, il passa auprès de Phédor, sans l’apercevoir, et vint s’enfermer chez lui dans une agitation impossible à décrire.

Une heure après, il appela Marcel, pour lui recommander de dire à Théobald qu’étant un peu souffrant, il allait se mettre au lit, et qu’il le priait de ne pas entrer chez lui le lendemain d’aussi bonne heure qu’à l’ordinaire.


X


Théobald devait être ce jour-là d’une partie de chasse ordonnée par le centenier pour détruire les loups qui dévastaient les champs ; mais inquiet de la santé de son ami, il avait laissé partir son hôte, et il attendait patiemment l’heure où Léon viendrait déjeuner avec lui ; cette heure étant passée depuis long- temps, Théobald prit le parti d’aller savoir lui-même ce qui retenait Léon. Il ne le vit point dans sa chambre, et supposa qu’il était chez le pope du village, où il se rendait presque chaque matin pour obtenir de lui divers renseignements sur le pays. Comme il appelait Marcel pour l’envoyer chez le pope, Théobald s’aperçut que la fenêtre était entr’ouverte ; au même instant une corde attachée au barreau de la croisée frappa ses yeux, et il s’écria saisi d’effroi :

— Il est parti !

À cette exclamation douloureuse, Marcel accourut vers Théobald qui se soutenait à peine. Tous deux restèrent quelques instants sans pouvoir proférer une parole. Mais Marcel, qui doutait encore du départ de son maître, s’obstinait à le chercher dans une espèce de grenier attenant à sa chambre ; tandis que Théobald, accablé de surprise et de douleur, s’efforçait de rassembler ses idées pour trouver un moyen de rejoindre Léon sans dénoncer sa fuite.

Absorbé dans ses réflexions, Théobald en fut tiré tout à coup par ces mots dits d’un ton lamentable :

— Une lettre, monsieur, il vous a écrit ses dernières volontés. Ah ! c’est fait de lui ; il s’est tué !

À ces mots qui glaçaient d’effroi le malheureux Théobald, il s’empare de la lettre que Marcel vient de prendre sur la table, et il lit ce qui suit :

« Ne m’accuse pas, Théobald ; non, ce n’est point pour t’épargner que je m’expose seul à des périls que tu aurais partagés avec joie ; mais t’associer à ma fuite, c’était nous perdre tous deux, et j’ai préféré te confier mon salut. Songe qu’il dépend de toi, de ton courage à dissimuler la peine que notre séparation te cause. Si je puis dépasser la ligne des troupes qui nous gardent avant que ma fuite soit connue, je gagnerai facilement les plaines de Bordinskoi, et une fois sorti du gouvernement d’Oriembourg, je puis continuer ma route sans danger à la faveur d’un déguisement. Ainsi donc, sois sans inquiétude, et ne pense qu’à me soustraire le plus longtemps possible aux recherches de nos surveillants. Phédor m’a vu souffrant ; dis-lui que je garde le lit ; dis à Nadège… mais à ce nom la force m’abandonne, et des pleurs ! Ah ! mon ami, prends pitié d’elle ; cache lui, s’il se peut, que c’est pour la fuir que je m’arrache à toi ; oui, malgré le devoir qui me condamne d’aller secourir ma mère, je sens que je n’obéis qu’à mon respect, à mon culte pour Nadège ; il fallait m’en séparer ou profaner l’amour le plus pur, ou trahir tous les droits de la reconnaissance : je n’ai pas hésité. Prépare cette âme si tendre aux regrets qui vont l’accabler ; et, s’il le faut, pour calmer sa douleur, combat l’amour qui va me survivre.

« Adieu, toi, mon seul ami, si le ciel permet que j’embrasse ma mère, tu nous reverras bientôt ; je te jure, la mort seule empêchera Léon de rendre Théobald à sa patrie. »

À ce noble serment, le visage de Théobald se couvrit de larmes, et Marcel, ému d’une peine profonde, vint lui prendre la main, et dit :

— Allons courage, mon capitaine, sauvons-le d’abord ; nous le regretterons après. Je ne suis qu’un pauvre soldat ; mais commandé par vous, je puis dérouter l’ennemi comme un autre ; pourtant, si vous voulez que je paraisse devant notre hôte avec l’air calme qu’il nous convient d’avoir, morbleu, ne pleurez pas ainsi, ou je ne réponds pas de moi.

— Tu as raison, reprit Théobald en essuyant ses yeux, ne pensons qu’à protéger sa fuite ; une fois hors d’inquiétude, je pourrai disposer de moi et…

— Nous courrons après lui, interrompit vivement Marcel, comme pour ranimer Théobald par une lueur d’espérance ; oui, nous le reverrons, nous reverrons cette chère France, et c’est pour la servir encore qu’il faut nous conserver, et braver courageusement le mauvais sort. Il vous sépare aujourd’hui d’un compagnon, d’un frère ; mais il vous laisse un brave garçon, un soldat dévoué, et dans le malheur un serviteur fidèle vaut un ami.

— Tu seras le mien, dit Théobald, en serrant à son tour la main du brave Marcel, et si tu m’aides à le sauver, son amitié aussi sera ta récompense.

Après s’être concertés sur les moyens de faire croire aux gens de la maison que Léon était retenu dans son lit par un peu de fièvre, Théobald détacha la corde suspendue à la croisée, ferma les rideaux, s’assit auprès du lit comme s’il veillait un malade ; et Marcel descendit vers Alexa pour la prier d’ordonner aux paysans qui travaillaient dans la maison, de faire moins de bruit.

Nadège avait entendu la recommandation, et, dans son inquiétude, elle appela Marcel pour le questionner sur son maître ; l’air embarrassé qui accompagnait chacune de ses réponses, augmenta si bien les craintes de Nadège, qu’elle se leva dans la plus vive agitation, et dit :

— Je veux parler à Théobald, il m’apprendra la vérité.

Alors s’élançant vers l’escalier, elle allait entrer dans la chambre de Léon, si Théobald n’en était sorti tout à coup pour venir la rassurer.

Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à lui persuader que son ami n’était nullement en danger. Les yeux fixés sur le visage de Théobald, elle y cherchait le calme qui devait dissiper ses soupçons, et n’écoutait rien de ce qu’il lui adressait pour l’engager à se tranquilliser. Cependant elle lui promit de ne pas alarmer son père sur l’état de Léon, et de l’empêcher d’avertir le médecin du régiment qui demeurait à peu de distance de K… De son côté, Théobald s’engagea à donner à Nadège des nouvelles de son ami toutes les fois qu’elle en désirerait.

Grâce à toutes ces précautions, le départ de Léon était resté secret pendant deux jours. Mais le troisième, Nadège ne pouvant pas supporter l’idée de le savoir ni près d’elle, sans le voir ou lui parler, imagina de lui écrire, et lorsqu’elle vint confier sa lettre à Théobald, elle remarqua l’émotion douloureuse qu’il ressentit en prenant cette lettre ; en effet, l’idée que les expressions d’un amour dévoué ne parviendraient peut-être jamais à son ami, avait triomphé un instant de la fermeté de Théobald. Son trouble ne pouvait échapper à Nadège ; elle l’interpréta comme la preuve du danger où se trouvait Léon, et son anxiété devint telle, que Théobald perdant tout espoir de la rassurer, et de l’empêcher de les trahir par quelque imprudence, se vit forcé de lui révéler la vérité.

Malgré ses soins à la préparer à cette triste nouvelle, la malheureuse Nadège en fut frappée comme de la foudre. Le nom seul de Léon la rendit à la vie.

— Il vous aime, s’écria Théobald ; vous le reverrez, sauvez-le, imitez mon courage ; depuis deux jours je vous parle de lui sans pleurer, je me refuse la douceur de le regretter avec vous. Ah ! ne faites pas moins pour lui que mon amitié ne peut faire. Songez qu’en montrant ce désespoir, vous révélez sa fuite, et que la mort en est le châtiment.

— Sa mort, répéta Nadège, les yeux égarés, sa mort…

Et elle resta anéantie sous le poids de cette horrible pensée.

Théobald, après l’avoir glacée d’effroi, chercha à la rassurer en lui donnant une espérance qu’il était loin de partager ; mais ce don de changer les pleurs amers en douces larmes, les regrets en espoir, n’appartient qu’à celui qu’on aime. Hors de sa puissance, il n’est pas d’illusion possible, et Nadège, en promettant de se soumettre à tout ce que lui imposait l’intérêt de Léon, savait trop bien n’agir que pour lui.

Cependant elle s’efforça de paraître calme devant son père. Pour être plus sûre de maintenir sa résolution courageuse, elle avait exigé de Théobald qu’il viendrait dîner avec Phédor, et tâcherait de l’occuper assez pour l’empêcher de remarquer l’abattement qu’elle ne pouvait dissimuler. En cédant à la prière de Nadège, Théobald n’avait pas prévu tout ce qu’il aurait à souffrir de la sollicitude de Phédor et de celle du pope, qui tous deux, l’accablèrent de questions sur l’état de Léon. Il fallut répondre qu’il allait beaucoup mieux, et, que lui-même avait exigé que son ami vînt se distraire quelques moments de ses soins, en se rendant à l’invitation du brave Phédor.

— Puisqu’il va mieux, dit le pope, il pourra bien me recevoir, et je monterai chez lui tout à l’heure.

Théobald le supplia de respecter le sommeil de son ami, et le pope n’insista pas davantage ; mais il ajouta qu’il reviendrait le lendemain avec l’officier chargé de faire le recensement des prisonniers, et qu’il profiterait de l’obligation où serait Léon de recevoir l’inspecteur, pour lui faire sa visite.

Malgré le trouble où cette nouvelle jeta Théobald, il eut la présence d’esprit de laisser croire au pope que Léon serait en état de les recevoir tous le lendemain ; car c’était beaucoup que de gagner un jour de plus, et d’ailleurs Théobald se flattait de pouvoir trouver un moyen d’éloigner ou de tromper l’inspecteur.

Pendant cette conversation la malheureuse Nadège respirait à peine. En la voyant ainsi lutter contre la douleur, Théobald sentit redoubler la sienne ; mais ce fut bien plus vivement encore, lorsque Phédor, ravi d’avoir à trinquer avec quelqu’un, proposa à ses convives de boire à la santé de Léon. Au tremblement qui saisit Nadège, à sa pâleur subite, Théobald frémit, et s’empressa de dire :

— Oui, buvons à sa santé, et que Nadège aussi fasse des vœux pour Léon : cela lui portera bonheur.

Et ces mots étaient soutenus d’un regard qui ordonnait le courage. Nadège l’entendit, et rassemblant ses forces, elle sourit à son père qui lui versait à boire ; puis, s’adressant au pope, elle lui recommanda de chanter à l’office du soir le cantique consacré aux malheureux qui se trouvent en danger sur mer ou sur terre. Alors, avançant le bras et levant les yeux sur Théobald, elle semblait lui dire :

— Ne craignez rien pour lui, je ne mourrai qu’après l’avoir sauvé.

Théobald contemplait avec admiration cet effort sublime, et cherchait des expressions qu’elle seule pût comprendre pour la remercier de si bien aimer. Mais tout à coup, il se tait, il pâlit, la terreur se peint sur son front, il reste immobile, glacé, Nadège veut savoir ce qui cause son effroi, elle se retourne, voit Marcel, jette un cri, et tombe évanouie dans les bras de son père.


XI


Il faut avoir perdu ce qu’on aime pour connaître tout le prix d’une faible espérance. Qui n’a pas regretté, près d’un lit de mort, ces affreux moments, où le cœur rempli d’un sinistre présage, on s’agite, on s’inspire pour trouver, ou plutôt pour obtenir du ciel le secours qui peut rendre le mourant à la vie. Pour le sauver, il faudrait un miracle, eh bien, ce miracle, on l’attend ; à force de douleur, on croit le mériter ; et quand l’heure fatale en ravit pour jamais l’espoir, on sent trop que lui seul soutenait le courage.

Ainsi celui de Théobald succomba à la vue de Marcel, pâle, chancelant et portant à la main le manteau et le havre-sac de Léon. L’air consterné du pauvre soldat disait assez le malheur qu’il venait d’apprendre, et Théobald ne se sentit pas la force de l’interroger. Les cris du père de Nadège se faisaient seuls entendre à travers ce silence de mort. Sa fille ne respirait plus, s’écriait-il ; et Théobald, enviant son sort, ne pensait pas à la secourir. Enfin ne pouvant proférer une parole, il fait signe à Marcel de s’approcher. Alors attirée par les cris de Phédor, Alexa arrive ; elle aide son maître à transporter Nadège sur son lit. Pendant ce temps le pope court chez le chirurgien du village, et Marcel, resté seul avec Théobald, lui dit comment un des cosaques pêcheurs qui campent en été sur les bords de l’Ural, ayant trouvé sur la rive ce manteau et ce havre-sac, venait de les lui apporter dans l’espérance d’en avoir plus d’argent que son chef ne lui en offrait.

— D’après ce que j’ai pu comprendre, ajouta Marcel, il a vu un homme, poursuivi par des Baskirs, traverser le fleuve à la nage ; il a entendu tirer plusieurs coups de fusils, et un geste trop facile à comprendre m’a dit le reste. Pauvre maître, pourquoi nous a-t-il quittés ! Tenez, continua Marcel en pleurant, voilà son héritage.

Mais Théobald ne répondait rien, les yeux sans larmes, et les lèvres livides, il paraissait insensible. En vain Marcel cherchait à l’émouvoir par l’expression de sa propre douleur ; il le contemplait d’un air étonné, et son regard fixe semblait lui dire : Qui pleures-tu ? Cette effrayante stupeur se changea bientôt en un délire affreux, et lorsque le chirurgien arriva, il reconnut tous les symptômes d’une fièvre ardente.

— Dieu soit béni ! dit Marcel, il n’a plus sa tête ; laissez-moi le soigner, entourons-le de tout ce qui peut lui rappeler son ami : qu’il le pleure avec moi : c’est le seul remède à sa souffrance.

Mais le chirurgien ayant déclaré que ces sortes de fièvres étaient fort dangereuses, Marcel consentit à lui laisser passer la nuit auprès de Théobald.

Pendant ce temps, la malheureuse Nadège, revenue à elle, avouait à son père la cause du désespoir où il la voyait, et lui demandait pardon de vouloir mourir. Cédant tour à tour à la colère et à la pitié, Phédor accablait sa fille de reproches et de caresses ; il la suppliait de vivre pour lui ; et, dans sa faiblesse, il lui promettait d’aller voir le Scamane, espérant obtenir de lui le retour de Léon. Il ne voulait pas croire à sa mort, et jurait à Nadège de le lui donner pour époux. Mais ce cœur désolé était inaccessible à toute espérance, et son père se vit contraint d’employer les menaces pour obtenir ce qu’elle refusait à sa prière.

— Si tu persistes à me quitter, lui dit il, je te maudirai, et tu passeras la vie éternelle sans revoir ni Léon ni ton père.

La malédiction paternelle, cette sainte terreur des enfants ingrats, l’emporta sur le désespoir de Nadège ; elle comprit qu’elle ne pourrait disposer de sa vie tant que celle de son père y serait attachée, et ce fut dans toute la ferveur de son âme qu’elle demanda à Dieu la force de supporter sa douleur.

La nouvelle de la fuite d’un prisonnier se répandit bientôt dans le village. Elle parvint au commandant de la garnison, qui envoya des officiers pour constater la mort de Léon, et pour s’assurer de la personne de Théobald. L’ordre avait été donné de le conduire à la forteresse d’Oriembourg, et de le traiter comme étant complice de l’évasion de son ami.

L’état où ils trouvèrent Théobald était bien fait pour retarder l’exécution de cette mesure rigoureux ; mais sans égard pour ses souffrances, ils l’attachèrent sur un charriot, et le pauvre Marcel eut bien de la peine à obtenir d’eux la permission de rester près de son maître pendant la route, pour le soutenir et l’empêcher de se blesser la tête à chaque cahot. Malgré la pitié qu’il lui inspirait, Marcel faisait des vœux pour que l’accablement où se trouvait plongé Théobald, se prolongeât jusqu’au terme de leur triste voyage.

Il était nuit lorsque le bruit sourd du charriot, en passant sous une voûte humide, avertit Marcel qu’ils entraient dans la forteresse. Un officier vint à eux, et s’étant assuré de l’exactitude que l’on avait mise à remplir ses ordres, il fit conduire le charriot vers une petite porte, d’où sortit au même instant un des gardiens de la prison.

— Que voulez-vous que je fasse de cet homme-là, dit-il aux cosaques qui transportaient Théobald ; à quoi bon l’enfermer ? allez plutôt l’enterrer ; ne voyez-vous pas qu’il est mort ?

Alors approchant sa lanterne de la tête du malheureux prisonnier, la pâleur répandue sur son visage fit croire aux soldats que le gardien disait vrai ; ils allaient se débarrasser brusquement de leur fardeau, si Marcel, qui tenait une main de Théobald, ne leur avait affirmé que son pouls battait encore, et ne les avait suppliés d’avoir pitié d’un jeune mourant.

Il y a dans les pleurs d’un vieux soldat quelque chose de solennel qui impose le respect aux cœurs les plus barbares ; et les cosaques eux-mêmes, étonnés d’obéir à la douleur de Marcel, déposèrent doucement son maître sur le lit de paille qui l’attendait au fond de son cachot.

L’ordre portait que le prisonnier resterait seul jusqu’au moment où il serait interrogé ; mais Marcel ayant déclaré qu’il mourrait plutôt que d’abandonner son capitaine, l’officier prit sur lui de le laisser auprès de Théobald, pendant qu’il irait rendre compte au commandant de l’état du prisonnier. L’accablement où il le vit lui fit croire qu’il ne passerait pas la nuit, et c’est à cette triste assurance que Marcel dut la douceur de le soigner. Le peu d’argent qui lui restait fut employé à obtenir du gardien quelques boissons chaudes pour ranimer Théobald, dont les pieds et les mains étaient déjà glacés. En vain il réclama les secours d’un médecin ; on lui répondit que celui du régiment ne faisait sa visite qu’à huit heures du matin, et qu’il fallait prendre patience jusqu’à ce moment.

— Et d’ici là que deviendra-t-il ? s’écria Marcel en regardant son maître.

Un geste du gardien sembla lui dire : Je n’y saurais que faire. Et il sortit, après avoir posé sur une table le pain et le saumon salé qui devaient servir au souper de Marcel.

Vers le milieu de la nuit, Théobald parut agité d’une violente fièvre, et Marcel espéra qu’une crise douloureuse allait rendre son maître à la vie. La fièvre ayant ramené la chaleur, Théobald tomba bientôt dans un assoupissement profond. Les yeux fixés sur lui, l’oreille attentive aux mouvements de sa respiration, Marcel resta longtemps immobile ; mais aux premiers rayons du jour qui pénétrèrent à travers les barreaux d’un soupirail, il vit se colorer les lèvres du malade, et son cœur battit de joie en contemplant ce triomphe de la jeunesse sur la mort.

À six heures, le bruit de plusieurs portes que l’on ouvrait l’avertit de la visite du gardien ; il se leva pour le prier de ne pas réveiller le prisonnier, en parlant avec sa grosse voix, ou en chantant, comme c’était sa coutume, pendant qu’il remplissait ses fonctions. Le gardien, surpris de la recommandation de Marcel, et plus encore de la joie qui brillait dans ses yeux, lui dit qu’on le demandait chez le commandant, et qu’il fallait se décider à laisser quelques moments son ami aux soins de l’infirmier qui allait le remplacer près de lui.

Il n’y avait pas moyen de se soustraire à cet ordre, et Marcel s’y rendit avec d’autant plus d’empressement qu’il espérait attendrir les cœurs de toute la garnison, en faisant le tableau de l’état déplorable où se trouvait son maître.

En entrant dans la salle où se tenait le conseil, Marcel fut très-étonné de reconnaître, au milieu d’un groupe d’officiers, le marchand Mikelli. Il leur parlait vivement, et montrait une lettre dont il paraissait vouloir se faire un titre auprès d’eux. Mais ayant aperçu Marcel, il les quitta tout à coup pour venir s’emparer de son bras, et le conduire vers le commandant. Là, sans attendre qu’on leur fît la moindre question, il dit hautement qu’il jurait que ce brave soldat et son jeune maître étaient innocents de la fuite du prisonnier Saint-Irène ; qu’il se rendait leur caution à tous deux, et demandait qu’il lui fût permis de les garder chez lui jusqu’au moment où Théobald serait en état de rejoindre les prisonniers polonais. Il ajouta qu’on ne pouvait les traiter avec tant de sévérité sans s’exposer au ressentiment du général W… qui les lui avait particulièrement recommandés. En disant cela, il mettait la lettre du général sous les yeux du commandant. Pendant que celui-ci en prenait lecture, Marcel crut pouvoir placer le discours éloquent qu’il avait préparé, et attaquer la sensibilité de son juge avec la peinture des souffrances et des qualités de Théobald ; mais trop ému lui-même par l’intérêt que Mikelli leur témoignait en cette circonstance, il ne put que balbutier ces mots d’une voix entrecoupée :

— Ah ! monsieur le commandant, ne refusez pas ce brave homme, ou mon pauvre capitaine est mort.

— Eh bien, dit l’officier russe, sans écouter Marcel, si vous me répondez d’eux, et si vous promettez d’écrire au général W… ce que je fais pour vous, je vais donner l’ordre qu’on vous laisse emmener le capitaine Eribert.

— Et le sergent La Colonne, interrompit Marcel, car je ne le quitte pas.

— Ah ! c’est toi que mes soldats ont amené ici avec ton maître, dit le commandant ; eh bien, tu pourras certifier des égards que l’on a eus pour le protégé du général.

À ces mots, Marcel s’apprêtait à porter plainte contre ceux qui avaient traité son maître sans pitié ; mais Mikelli, tout en sachant que l’on n’avait agi que par les ordres du commandant, pensa qu’il fallait avoir l’air de croire à son humanité pour en obtenir une preuve, et il fit signe à Marcel de se taire.

Quelques moments après, tous deux furent conduits dans la prison où Théobald dormait encore ; on le porta sur une civière jusqu’à la maison de Mikelli, et quand il se réveilla, il se crut encore dans le délire. Les tentures d’une chambre élégamment décorée avaient remplacé les sombres murs de sa prison ; une voix affectueuse succédait à la voix rauque du geôlier ; des serviteurs empressés, à de farouches cosaques ; les rayons du soleil, à l’obscurité d’un cachot ; un air pur, à des exhalaisons malsaines ; enfin, c’était sortir du tombeau pour retrouver une douce existence. Théobald aurait douté longtemps de cet heureux changement, si Marcel, dont l’attitude près de lui était toujours la même, ne lui eût rappelé l’ami qu’il venait de perdre et celui qui lui restait.


XII


Les maladies causées par l’excès du malheur sont les plus longues à guérir ; le souvenir revient avant les forces ; on se sent renaître pour souffrir, et l’on perd cette volonté de vivre qui hâte la convalescence. Aussi Théobald fut-il près de deux mois à se rétablir, malgré les soins de Mikelli et les reproches de Marcel, qui lui répétait sans cesse que c’était manquer aux dernières volontés de Léon, que de ne pas rapporter lui-même à la mère de son ami tout ce qui lui restait de ce fils tant aimé. Enfin l’idée d’avoir à remplir ce devoir sacré l’emporta sur le découragement de Théobald ; impatient de se mettre en route, il consentit à suivre le régime qui devait lui rendre la santé ; il s’occupa dès-lors uniquement des moyens d’accomplir le vœu de son ami : c’était le servir, le pleurer encore, et le bon Marcel avait deviné juste, en pensant que la seule distraction aux longues douleurs est dans les soins qu’on donne encore à celui qu’on regrette.

Mikelli allait toutes les semaines chez le commandant, pour le prier d’informer le général W… de l’état de son protégé. Et le commandant, ne doutant pas qu’un négociant, qui montrait tant de zèle, ne fût certain d’avance d’en être un jour richement récompensé, feignit aussi de s’attendrir sur le sort du pauvre prisonnier, au point de faire entendre qu’il fermerait les yeux sur son départ d’Oriembourg, s’il lui promettait de ne pas laisser ignorer cet acte d’indulgence au général. Dans la joie de voir bientôt son ami en liberté, Mikelli s’engagea à tout pour lui, et mentit même avec l’audace d’une bonne conscience, en affirmant que Théobald était trop affaibli par sa maladie pour se passer des secours de Marcel. C’est ainsi qu’il obtint l’assurance que tous deux pourraient s’éloigner secrètement sans crainte d’être poursuivis. Mais cette négociation avait demandé beaucoup de précautions, de flatteries, de promesses, et avait pris bien du temps. L’été allait finir, ; et il fallait profiter des derniers beaux jours pour traverser l’Ukraine et tâcher d’arriver à Varsovie avant le retour de l’hiver.

Enfin, le 1er  septembre 1813, Théobald et Marcel, munis du portemanteau de Léon et d’un léger bagage, prirent congé du brave Mikelli ; ce ne fut pas sans verser des larmes de regrets et de reconnaissance, et pourtant les voyageurs ignoraient en ce moment que le havre-sac de Marcel contenait un rouleau de roubles, sur lequel on lisait ces mots : « N’en dis rien à ton maître. » Mikelli s’était dispensé d’expliquer à quels soins était destiné cet argent ; il connaissait trop Marcel pour l’offenser par une recommandation inutile.

Ce pénible voyage, fait à pied, dans des contrées presque sauvages, dura près d’une année ; Théobald, qui avait compté sur ses forces, se vit obligé de s’arrêter pendant les grandes gelées dans un misérable village sur les bords du Volga, où la fièvre l’ayant repris, il se trouva sans médecin, et bientôt sans argent. Dans cette triste situation, Marcel, que rien ne décourageait, imagina de travailler à la journée pour le compte du bûcheron qui leur donnait l’hospitalité : c’est ainsi qu’il paya la dépense de son maître pendant une grande partie du voyage. Dès que Théobald fut rendu à la santé, il travailla de même pour gagner les moyens de continuer leur route. Mais nous ne les suivrons pas dans les nouveaux périls qu’il leur fallut braver pour mettre à fin une si pénible entreprise. On se lasse du récit des maux qui se ressemblent, et l’attention du lecteur est une faveur trop précieuse pour risquer de la perdre en la fatiguant. C’est pourquoi, laissant à son imagination le soin de se figurer les ennuis, les souffrances d’un tel voyage, nous le conduirons subitement à Berlin, où Théobald s’étant fait reconnaître par un des banquiers de la ville, trouva chez lui la somme qu’il lui fallait pour se rendre en France.

C’était au mois de mai 1814 ; les alliés gardaient encore les portes de Paris. À cette vue Théobald s’écria :

— Heureux Léon !

Et, pour la première fois, il bénit la mort de son ami.

— Oui ! heureux Léon, répéta une voix étouffée par les sanglots. Alors Théobald serra la main de Marcel, et la voiture franchit la barrière ; elle avait déjà traversé une partie de la ville, lorsque le postillon demanda où il devait s’arrêter. Théobald avait passé devant la maison de son tuteur, sans s’en apercevoir ; il fallut revenir sur ses pas. La triste rêverie qui venait de faire faire tant de chemin inutilement, n’avait point échappé au postillon ; il se retournait souvent pour regarder celui qu’il conduisait, et qui se laissait ainsi égarer à plaisir. Une redingote brune, un chapeau rond ; enfin, le costume le plus bourgeois ne pouvait lui donner le moindre indice sur l’état, le rang du jeune voyageur, et pourtant, lorsque Théobald, après avoir payé ce qui lui était dû, dit :

— Tiens, voilà pour le chemin que tu as fait de trop.

Le postillon répondit, tout bas :

— Merci, mon officier.


XIII


Deux jours suffirent à Théobald pour remplir les formalités qu’exigeait son retour. Ses affaires d’intérêts en auraient demandé davantage ; mais il en abandonna le soin à Marcel.

— Tu viendras me retrouver à Bordeaux, lui dit-il, aussitôt que mon tuteur t’aura remis les papiers que j’attends ; je ne veux voir personne avant de m’être acquitté du plus triste devoir.

— Vous avez raison, dit Marcel : l’air de Paris vous fait mal, sortez-en au plus vite. Je vais vous chercher des chevaux ; en vérité, ce n’était pas la peine de faire tant de chemin pour venir s’emprisonner dans une ville gardée par des cosaques ; autant valait rester à Oriembourg.

En murmurant ainsi, Marcel faisait les apprêts du nouveau voyage de son maître, et s’affligeait tout bas de l’ordre qui l’empêchait de le suivre.

Depuis la mort de Léon, les regrets avaient détruit tout autre sentiment dans le cœur de Théobald ; il fut étonné de retrouver encore tant de pleurs pour sa patrie, et tant d’émotions à la seule pensée du désespoir qu’il allait porter dans la famille de son ami. Comment préparer une mère à cette affreuse nouvelle ? Par quel moyen Théobald la lui fera-t-il pressentir ? Ce cruel soin l’occupait tout entier, à mesure qu’il approchait de Bordeaux. Cherchant à s’éclairer sur la manière dont il doit s’y prendre, il ouvre le portefeuille de Léon, relit les lettres de sa mère, de sa sœur, et son effroi redouble, en voyant ces mots, tracés par la main de Céline :

« C’est bien assez d’affronter chaque jour de glorieux dangers, n’en cherche point d’inutiles ; songe que ta vie est celle de ma mère, et qu’elle est la mienne ; et puis je te défends de mourir avant de me connaître, etc. »

— Eh bien, pensait Théobald après avoir lu cette recommandation touchante, c’est elle que j’affligerai la première ; son chagrin sera un trop sûr avertissement pour sa mère, et nous conviendrons ensemble du motif que d’abord il y faudra donner. Malgré tout ce qu’il y avait de triste dans ce projet, Théobald y revenait sans cesse ; c’était une communauté de douleurs, de soins pieux, de mystères, de prudence, qui devaient nécessairement établir une intimité presque fraternelle entre Céline et lui. On ne reste pas étranger à celui qui pleure de votre peine, et sans se flatter d’inspirer mieux qu’un sentiment de bienveillance, Tbéobald se sentait déjà rattaché à la vie par le seul espoir d’intéresser à son malheur une âme si tendre et si pure.

La lettre dans laquelle madame de Lormoy apprenait à son fils qu’elle venait de débarquer à Bordeaux, lui disait aussi l’hôtel où elle était logée. C’est là que Théobald se fit conduire, présumant bien que le maître de cette maison avait conservé quelques relations avec les gens de madame de Lormoy, et qu’il pourrait lui donner les détails qu’il lui importait de savoir, avant de se présenter chez elle. En effet l’aubergiste, ravi d’avoir à faire preuve des hautes connaissances qu’il possédait sur les noms, le rang, et la fortune de tous les châtelains de la Gascogne, se mit à raconter la vie du baron de Melvas, sans omettre la mort de son fils unique, le désespoir qui en avait été la suite, et l’antipathie née de ce désespoir pour tout ce qui portait un uniforme.

— C’est au point, ajouta l’aubergiste, que l’entrée de son château est interdite à tout militaire de quelque rang qu’il soit ; lorsqu’il est forcé d’en recevoir par billet de logement, il les caserne dans un pavillon disposé tout exprès, au bout de son parc : et, crainte de les rencontrer, il s’enferme dans son appartement tout le temps que dure leur séjour à Melvas. Cette consigne ne sera levée, dit-on, que lorsque son neveu reviendra de l’armée, et ce n’est pas sans peine que madame de Lormoy a obtenu cette exception en faveur de son fils.

— Ainsi donc, dit en soupirant Théobald, l’ami même de ce neveu ne serait pas reçu de M. de Melvas.

— Non, sans doute, s’il est au service comme lui.

— Quelle étrange manie ! Quoi, parce que son fils a été tué en combattant, exiler de chez lui tous ses frères d’armes !…

— Entre nous, reprit l’aubergiste, d’un air mystérieux, je ne crois pas que le souvenir de la mort de ce fils soit le seul motif de cette mesure sévère. Mais M. le baron de Melvas a une nièce charmante qui pourrait fort bien se laisser séduire par les airs élégants d’un de nos gentils officiers, et voilà ce que M. de Melvas veut empêcher de toute sa puissance. Il prétend lui sauver par là le supplice de vivre quelques mois dans des inquiétudes continuelles, pour finir par être veuve à vingt ans.

Ce récit plongea Théobald dans une profonde rêverie ; dès-lors, il n’entendit plus rien de ce qu’ajoutait l’aubergiste sur la sévérité, l’entêtement du caractère de M. de Melvas, et sur l’horreur qu’il conservait pour tous les souvenirs et les résultats de la Révolution. S’étant aperçu enfin qu’on ne l’écoutait plus, l’aubergiste en vint aux questions, vengeance ordinaire des conteurs dédaignés, contre les auditeurs distraits.

— Auriez-vous par hasard, dit-il, quelque affaire à traiter avec le vieux baron ?

— Précisément, répondit Théobald.

— Eh bien, vous jouez de bonheur, car il est en ce moment à Bordeaux, et vous pourrez peut-être vous dispenser d’aller le chercher dans son château, au milieu de ses montagnes. Il est venu conduire sa nièce ici pour le mariage d’une de ses parentes. Ils ne doivent repartir que demain, et ils iront sans doute au spectacle ce soir : Talma joue.

— Vous croyez, reprit vivement Théobald, que je pourrai les rencontrer ?

— Pour le baron, je n’en suis pas certain, parce qu’il est possible que la crainte de la chaleur, et puis ses vieilles idées… mais vous y verrez bien sûrement mademoiselle de Lormoy avec les nouveaux mariés et leur mère.

— Je la verrai ! dit Théobald.

Et l’aubergiste, se trompant sur l’inflexion qui avait accompagné ces mots, reprit :

— Sans doute, vous la verrez ; mais si vous ne la connaissez pas, cela ne vous avancera pas à grand’chose. Il faut au moins que je vous la désigne ; d’abord, vous saurez qu’elle a…

— Des cheveux blonds admirables, interrompit Théobald, de grands yeux, un teint éclatant, une taille charmante…

— Ah ! si vous l’avez déjà vue, vous n’avez pas besoin de mes instructions ; d’ailleurs, vous n’avez qu’à regarder du côté où tous les yeux se fixeront, vous êtes bien sûr de ne pas vous tromper.

Alors Théobald congédia son hôte, pour s’occuper de sa toilette ; il dîna à la hâte, et se rendit un des premiers à la salle de spectacle.

On donnait Abufar, cet ouvrage qui triomphe des plus justes critiques par le seul intérêt d’un amour dont notre théâtre n’offre aucun autre modèle. Cette profonde mélancolie qui prête tant de charmes à la passion, cette fatalité de l’amour dans un cœur vertueux, étaient si bien comprises par le talent de Talma, qu’on souffrait autant des peines que Pharan n’osait peindre, que des tourments dont il faisait l’aveu.

Pendant cette représentation, la bruyante admiration des Bordelais était à son comble. Théobald seul gardait le silence. Le dos tourné à la scène, et les yeux fixés sur un point de la salle, il recevait toutes ses impressions de celles qu’on lisait sur un visage ravissant, et qui, plus d’une fois, se couvrit de larmes aux accents passionnés de Pharan. De pénibles réflexions assiégèrent l’esprit de Théobald en contemplant la douce sérénité de cette jeune et belle personne dont le sourire gracieux succédait si vite à l’expression d’une tendre pitié.

— Aurais-je bien le courage, pensa-t-il, de faire naître la pâleur sur ces traits charmants ! d’éteindre ce regard si vif sous un déluge de larmes ! Ah ! que ne puis-je garder pour moi seul les regrets dont je vais l’accabler ! Le jour où j’ai perdu Léon n’était donc pas le plus malheureux de ma vie, puisqu’il me restait encore à désespérer sa sœur.

L’attraction du regard est un mystère inexplicable, mais qu’on ne peut nier ; je ne sais quoi nous avertit de l’observation dont nous sommes l’objet, et il arrive souvent que nos yeux se sentent attirés comme par une force supérieure vers ce regard qui nous obsède. C’est ce qu’éprouva Céline, et ce qui fit presque délirer Théobald ; car leurs yeux se rencontrèrent au moment même où Pharan dit à Salema :


Ah ! si j’avais trouvé dans l’antique Assyrie,
Dans la féconde Égypte ou la riche Médie,
Quelque objet vertueux qui me sût enflammer,
Qui fût né pour l’amour et qui craignît d’aimer,
Qui portât dans son sein, modeste et recueillie,
Le doux, l’heureux trésor de la mélancolie ;
Ce bonheur douloureux, cette tendre langueur,
L’aliment, le plaisir et le charme du cœur ;
Oh ! comme à ses genoux, soumis, tendre et fidèle,
Heureux de ses regards, heureux d’être auprès d’elle,
Adorant ses vertus et vivant sous sa loi, etc.


Ici le visage de Théobald s’anima d’une expression si vive que Céline, confuse, reporta subitement sa vue sur Salema, et parut si captivée par l’ouvrage et par le jeu des acteurs, qu’elle ne jeta plus un regard sur la salle. Cette retenue apprit à Théobald qu’il avait été remarqué, et il en conçut une secrète joie. L’idée d’être reconnu de Céline lorsqu’il lui serait présenté redoublait son impatience de se rendre à Melvas. Mais comment aborder ce farouche baron ? Fallait-il croire tout ce qu’en disait l’aubergiste ? et n’était-il pas prudent de prendre d’autres informations à ce sujet ? Pendant que Théobald se livrait à ses réflexions, ses voisins profitaient de l’entr’acte pour causer à voix haute sur les jolies femmes qui paraient la salle, et le nom de mademoiselle de Lormoy vint bientôt frapper son oreille.

Après avoir décidé à l’unanimité qu’elle était la plus belle, un de ses admirateurs dit :

— Eh bien, il paraît que l’oncle se détermine en faveur de M. Achille de Rosac ; cela devait être : il est flatteur, riche, avantageux. Ces gens-là ont toutes les bonnes affaires du pays.

— Vous vous trompez, dit un autre, je sais, de bonne part que le général B…, qui commande ici, a demandé en mariage mademoiselle de Lormoy pour son fils.

— Vous avez raison, dit un troisième ; mais ce que vous ignorez, c’est que M. de Melvas l’a refusé net, malgré tous les avantages attachés à ce beau parti ; et cela par suite du serment qu’il a fait de ne point admettre de militaire dans sa famille ; son aversion pour eux est si grande qu’il n’a pas même voulu recevoir le général lorsqu’il a été lui rendre visite. C’est à cette ridicule antipathie que l’élégant Rosac devra son succès. On ne reçoit que lui au château de Melvas, il flatte le baron dans toutes ses manies, il apporte chaque semaine de nouvelles recettes pour guérir les maux de nerfs de madame de Lormoy ; il fait de mauvais vers pour sa fille ; et comme il n’y a personne là pour dénoncer sa sottise, je ne serais pas étonné que cette belle Céline ne le crût l’homme le plus distingué du monde. Mais je ne me trompe pas, le voilà qui entre dans sa loge… Voyez comme on l’accueille, c’est lui qui l’épousera, vous dis-je.

Cet arrêt fit soupirer Théobald, et fixa son attention sur le jeune élégant appelé à tant de bonheur. C’était un de ces beaux hommes, bien communs, bien colorés, à qui une grande taille et des traits à demi réguliers donnent le droit de se faire admirer par les femmes qui regardent la distinction comme un objet de luxe. Il faut avoir habité la province pour savoir à quel point ces séducteurs ont raison d’être avantageux. Mais ce n’était point un vainqueur de ce genre que Céline devait soumettre ; Théobald ne pouvait le croire, et cependant il la voyait sourire quand M. de Rosac lui adressait la parole ; elle accepta le bouquet qu’il lui offrit ; c’est encore à lui qu’elle donnait le bras à la sortie du spectacle ; toutes ces preuves de préférence jetaient l’esprit de Théobald dans un doute cruel. Il résolut d’en sortir le plus tôt possible, et dès le lendemain, après s’être assuré du départ de Céline et de son oncle, il se mit en route pour se rendre le soir à Melvas.

Il touche au but de son voyage, et n’a plus qu’à monter la colline sur laquelle on aperçoit déjà les tourelles du vieux château. Théobald respire avec peine ; la pensée de la triste nouvelle qu’il va donner, le reporte à l’affreux moment où il l’apprit lui-même, et il a besoin de tout son courage pour vaincre l’émotion qui s’empare de lui ; mais prenant tout à coup le portefeuille de Léon, il s’élance de sa voiture et gravit à pied la montagne avec tant de vitesse qu’il arrive hors d’haleine dans la première cour du château.

— Où allez-vous, s’écrie une vieille négresse, que dans son trouble Théobald n’avait point aperçue ; où allez-vous ? Le concierge ne vous laissera pas entrer ; M. le baron et mademoiselle sont à la promenade ; il n’y a que madame, et elle est trop souffrante pour vous recevoir.

— Si c’est ainsi, j’attendrai, dit Théobald, en s’asseyant sur une pierre ; puis cherchant à rassembler ses idées, il questionne la négresse sur la santé de madame de Lormoy.

— Hélas ! mon bon monsieur, répondit-elle, sa santé ne reviendra qu’avec des nouvelles de son fils. À ces mots, Théobald fait un mouvement qui n’échappe point à la vieille Zamea. Ah ! peut-être lui en apportez-vous, ajoute-t-elle, en fixant les yeux sur lui, oui… vous venez de l’armée… votre âge… ce ruban, tout le prouve… puis, reconnaissant le portefeuille que Théobald tenait à la main et sur lequel était gravé le nom de Saint-Irène, elle s’écrie en pleurant : bonté divine ! c’est lui… Oh ! ma pauvre maîtresse en va mourir de joie ! et Zamea s’enfuit au même instant vers une des portes du château ; elle disparait, et laisse Théobald accablé de cette étrange méprise.

Cependant il en veut prévenir l’effet, et court précipitamment vers le concierge pour l’engager à retenir la vieille négresse ; mais tout était déjà en rumeur dans le château ; les domestiques couraient dans les vestibules, ouvraient toutes les portes, et bientôt Théobald vit s’avancer vers lui une femme soutenue par deux personnes, et qui marchait avec peine.

— Léon ! s’écria-t-elle en se précipitant dans les bras de Théobald, mon fils !… mon cher Léon !

Et elle tomba sans connaissance. On crut un instant qu’elle avait succombé à l’excès de sa joie, et chacun ne fut plus occupé qu’à lui donner des secours. Théobald lui-même, oubliant l’erreur qui causait cet événement, ne pensait qu’à rappeler madame de Lormoy à la vie, et lui prodiguait tous les soins du plus tendre fils.

Déjà elle commençait à se ranimer, lorsque Zamea, qui n’avait plus autant d’inquiétude pour sa maîtresse, courut au-devant du baron et de Céline qui revenaient ; plusieurs des gens de la maison se portèrent aussi de leur côté pour être les premiers à confirmer l’heureuse nouvelle du retour de Léon ; et Céline était dans les bras de Théobald avant qu’il ait eu le temps de réfléchir au moyen de détromper sa mère.

Dans une situation si imprévue, en proie à tant d’émotions différentes, Théobald serrait Céline contre son cœur, la contemplait à travers ses larmes, et son regard semblait l’interroger sur le parti qu’il devait prendre, pour détromper madame de Lormoy sans lui ôter la vie. Mais toute au bonheur qu’elle avait tant désiré pour sa mère, toute à la crainte de la voir trop faible pour le supporter, elle ne s’aperçut pas même de la tristesse que le visage de Théobald conservait au milieu de tant de joie.

En revenante à elle, madame de Lormoy fut saisie d’un frisson qui annonçait un violent accès de fièvre. On la porta dans son lit ; des mouvements convulsifs faisant craindre une attaque de nerfs, M. de Melvas éloigna tous ceux qui entouraient sa sœur, et ne permit qu’à Céline de veiller auprès d’elle.

— Ne souffre pas, lui dit-il, que personne lui parle, surtout point d’entretien avec son fils ; il faut calmer son agitation et réparer, autant qu’il se peut, l’imprudence qu’on a commise en provoquant une telle révolution : voilà comme on gâte les plus doux moments de la vie ; cette vieille Zamea a pensé tuer ta mère avec son zèle imbécile. Le pauvre Léon en est lui-même tout interdit. Se voir ainsi la cause d’un saisissement mortel, quand il croyait au contraire ramener dans sa famille la santé et la joie ; en vérité, c’est affligeant et je conçois le chagrin qu’il en éprouve ; mais nous l’en consolerons bientôt, j’espère. Le docteur Frémont vient tous les soirs chez le vieux marquis de G…, depuis qu’il a la goutte ; son château n’est qu’à deux lieues d’ici, je cours y chercher le docteur, et je te promets de la ramener cette nuit même.

En finissant ces mots, le baron sortit pour donner l’ordre d’atteler ses chevaux et de préparer pour son neveu la plus jolie chambre du vieux manoir.


XIV


Quand Théobald se trouva seul, il essaya vainement de prendre du repos. Le danger de cette malheureuse mère était sans cesse présent à son esprit. Il ne se sentait pas le courage de l’accroître en lui dévoilant la triste vérité. Il sera toujours temps, pensait-il, de changer sa joie en désespoir : ce n’est pas moi qui ai voulu son erreur, celle de sa famille ; et puisque j’en souffre seul, je ne puis être blâmable. Oui, Léon lui-même m’ordonnerait de me taire encore pour sauver la vie de sa mère ; d’ailleurs, ce premier mouvement passé, je pourrai tout avouer à M. de Melvas, et sa prudence décidera de ma conduite.

Rassuré par tant de bonnes raisons, Théobald en cherchait vivement de semblables pour justifier l’intimité que sa fausse parenté autorisait entre Céline et lui. La main appuyée sur son cœur, il y croyait sentir encore l’impression des battements qui s’étaient confondus avec les siens quand Céline l’avait embrassé comme son frère. Il se rappelait que ce frère lui avait souvent répété que son vœu le plus cher serait de le voir uni à sa sœur chérie ; l’adorer, tout faire pour l’obtenir, n’était-ce pas encore obéir à Léon ? Ainsi le cœur, ingénieux à chercher les moyens de légitimer son amour, érige en devoir sa faiblesse.

Le bruit d’une voiture, qui entrait dans la cour du château, sortit Théobald de ses rêves d’espoir. Il descendit pour savoir si M. de Melvas avait pu ramener le docteur. Les ayant vus entrer tous les deux chez madame de Lormoy, il s’assit dans le salon qui précédait sa chambre, et là il attendit des nouvelles de la malade.

Un quart d’heure après la porte s’ouvrit, et le docteur, avec toute l’importance convenable, dit au baron de Melvas :

— On ne peut décider encore du caractère que prendra cette fièvre ; il y a un point d’inflammation à la poitrine qui demande les plus grands ménagements. La moindre révolution amènerait des accidents dont nous ne pourrions triompher ; veillez à ce qu’on la laisse dans un calme parfait, sinon, je vous le répète, elle succomberait à une nouvelle agitation. Cette crise apaisée, le bonheur de revoir son fils, la cessation des inquiétudes qui lui causaient tant d’insomnies, lui rendront un peu de force, et alors nous agirons avec plus d’assurance contre la maladie. Adieu, je reviendrai demain.

Pendant que le docteur parlait, Théobald s’était approché pour l’entendre ; à sa pâleur, à l’anxiété qui se peignait dans ses regards, le docteur ayant présumé qu’il pourrait bien être la cause de l’évanouissement de madame de Lormoy, lui dit avec cette gaieté de médecin qui suit ou précède également leurs arrêts :

— Eh bien, jeune homme, c’est donc vous qui vous amusez à nous faire des surprises mortelles ? Voilà bien comme sont ces jeunes militaires ; ils ne voient pas le moindre danger à ce qui fait plaisir, et ne se doutent pas qu’on meurt aussi bien d’une attaque de nerfs que d’un boulet de canon. Ah ! Ah ! Ah !…

Blessé de ce rire inconvenant, Théobald répondit que, loin de mériter le reproche d’une pareille imprévoyance, il était venu à pied dans l’intention d’épargner à madame de Lormoy une surprise dangereuse : ce que M. de Melvas confirma en racontant l’imprudence de Zamea ; mais, ajouta-t-il, nous avons tous besoin de repos, séparons-nous, et si nous sommes plus tranquilles demain, Léon nous fera le récit de sa triste campagne.

Il était presque jour ; Théobald se jeta sur son lit pour attendre le moment où quelqu’un se lèverait dans le château ; mais il s’endormit profondément. Ces mots du docteur : la moindre révolution amènerait des accidents dont nous ne pourrions triompher, avaient fixé toutes ses irrésolutions. Apprendre en ce moment à madame de Lormoy la mort de son fils, c’était la tuer indubitablement, et l’humanité, la reconnaissance, tout ordonnait à Théobald de continuer le rôle qu’on lui avait assigné malgré lui ; comme cette obligation répondait à tous ses scrupules, il se résigna sans remords à profiter des bienfaits passagers d’une situation qu’il n’avait point choisie, et qu’en résultat, son titre de frère rendait fort innocente.

Il fut éveillé par un valet de chambre que le baron avait chargé de le servir pendant l’absence de Marcel. Véritable gascon de comédie, Francisque lui raconta, en moins de vingt minutes, tout ce qui s’était passé au château depuis qu’il y était né. Dans la vivacité du récit, Théobald perdit beaucoup des premiers détails mais quand il en vint à l’arrivée de madame de Lormoy chez son frère, il ne perdit pas un mot des éloges que Francisque donnait à mademoiselle Céline, qui pourtant se moquait souvent, disait-il, de son accent, et plus encore de ce qu’elle appelait ses gasconnades.

— Elle aime donc beaucoup à rire ? demanda Théobald.

— Ah ! monsieur, répondit Francisque dans son langage, elle est d’une gaieté folle.

— Cependant l’état de sa mère l’afflige.

— S’il l’afflige ? je le crois bien vraiment. Elle en pleure nuit et jour.

Ainsi Francisque répondait à toutes les questions dont l’accablait Théobald, sans s’apercevoir des contradictions où sa manie d’exagérer le faisait tomber sans cesse.

Dans de semblables récits, le vrai n’est pas facile à démêler ; aussi Théobald, s’empressa-t-il de s’habiller pour aller lui-même savoir comment se trouvait madame de Lormoy, et si la charmante Céline était moins inquiète. À peine entré dans le salon, il la vit accourir vers lui ; elle allait l’embrasser ; mais sans paraître deviner son intention, il s’empara vivement de sa main, et la baisa avec respect. Céline, étonnée de cette retenue, n’osa pourtant pas s’en plaindre. Son oncle lui reprochait quelquefois l’abandon de ses manières créoles, cette douce familiarité qui tient encore de l’enfance, cette franchise qui ne permet de dissimuler aucune impression ; il lui offrait souvent pour modèle ces jeunes personnes d’autrefois, dont le maintien sévère, les gestes compassés, enfin la décence apprise, étaient les premiers indices d’une parfaite éducation. Sans croire pouvoir jamais atteindre à ce haut mérite, Céline, voulant plaire à son oncle, se contraignait avec lui ; déjà elle était parvenue à ne plus entremêler aucun nom d’amitié au titre qu’elle lui devait ; à ses caresses d’enfant avaient succédé des preuves de respect, et son oncle s’applaudissait chaque jour de voir le triomphe des belles manières sur le témoignage des plus purs sentiments. Céline présuma que Léon pensait à ce sujet comme M. de Melvas ; mais elle se promit bien de lui dire que les idées qui étaient tolérables dans un vieil oncle, devenaient très-ridicules chez un jeune frère.

Après lui avoir appris que sa mère avait moins de fièvre, et qu’elle reposait en ce moment, elle l’engagea à venir se promener avant le déjeuner :

— J’ai à te parler, dit-elle, en prenant son bras, et je veux m’acquitter tout de suite de cette triste commission pour n’y plus penser… s’il est possible, ajouta-t-elle en soupirant.

— Qu’est-ce donc ? dit Théobald avec inquiétude.

— Mon oncle est venu me trouver ce matin, chez ma mère, pour m’instruire de toutes les recommandations du docteur ; ensuite, m’ayant fait signe qu’il avait quelque chose de particulier à me confier, nous sommes passés dans la bibliothèque, et voilà ce qu’il m’a dit :

« Malgré le cruel souvenir que ton frère me rappelle, j’étais décidé à le bien recevoir, et il me rend cet accueil facile. Il me plaît ; la sensibilité qu’il montre pour sa mère, la peine qu’il éprouve de l’avoir si dangereusement surprise, son air modeste, sa timidité avec moi, enfin tout me fait croire que nous nous conviendrons à merveille. Mais, pour que rien ne trouble la bonne harmonie qui doit s’établir entre nous, il est essentiel de lui faire connaître mes défauts et mes volontés, et c’est toi que je charge de ce soin. Léon a pour camarade, pour ami peut-être, un jeune homme dont le père a été le bourreau de toute ma famille… »

À ce mot, Céline sentit frémir le bras de Théobald, et elle ajouta vivement :

— Pardonne-moi, cher Léon, de t’affliger ainsi en te répétant ces expressions injurieuses. Ah ! loin de vouloir blesser ton amitié pour Théobald, crois que je la respecte ; je sais que nous lui devons ta vie, et mon cœur lui tient compte de tous les soins qu’il t’a donnés.

— Ah ! s’il est vrai, dit Théobald, il peut braver toutes les injustices du monde.

— Tu penses bien que je n’ai pas manqué de représenter à mon oncle que ce serait imiter la cruauté dont il gémit encore, que de faire peser sur le fils la haine due au père ; mais j’ai vainement supplié en faveur de ton ami ; je n’ai pu obtenir de M. de Melvas qu’il le laissât venir ici ; il exige même que tu rompes tous rapports avec lui, et te permet seulement de lui écrire la nécessité où tu te trouves de faire ce sacrifice à ta famille ; il a de plus ajouté que pourvu que M. Eribert ne mît jamais les pieds chez lui, il ne se refuserait pas à reconnaître ce qu’il a fait pour toi, en lui rendant service si l’occasion s’en présentait.

— Lui rendre service ! répéta Théobald avec fierté, et reçoit-on les services de ceux qui nous méprisent ? Non ; quand la bravoure, l’honneur ne suffisent pas pour s’acquérir l’estime des hommes, il faut les fuir. Théobald saura se soustraire à leurs préjugés barbares.

— Modère cette juste indignation ; songe, qu’à l’âge de mon oncle, les préjugés sont presque des passions, qu’ils en ont toute la force, et qu’il faut les combattre par la douceur. J’ai voulu opposer la raison, la prière à cette injuste volonté, eh bien, j’aurais mieux fait de m’y soumettre sans résistance, : mes représentations m’ont attiré des soupçons, des reproches, et j’ai mal servi la cause de ton ami.

— Comment cela se pourrait-il ? Quelle âme assez dure ne serait pas touchée de tant de grâces, de bontés !…

— C’est justement l’excès de mon zèle qui m’a rendue suspecte ; mon oncle s’est imaginé qu’en me faisant l’éloge de Théobald dans tes lettres, tu avais le projet de me le faire aimer, et que tu avais si bien disposé mon âme à ce sentiment, qu’à la première vue je deviendrais folle de lui. Enfin, n’a-t-il pas voulu me persuader que si je mettais tant de chaleur à prendre les intérêts de ton ami…

— Eh bien, demanda vivement Théobald.

— Eh bien !… c’est… que… mais je n’ai pas besoin de te répéter cette extravagance, reprit Céline en détournant la tête pour cacher la rougeur qui couvrait son front.

— En effet, comment penser que l’éloge d’un ami ait tant de puissance ?

— Aussi mon oncle n’a-t-il adopté ce soupçon que pour s’en faire un droit de me déclarer qu’il ne consentirait jamais à voir sa nièce se déshonorer par un mariage inconvenant ; et c’est pour éviter ce malheur, a-t--il ajouté d’un ton sévère, que j’exclus de chez moi tous ceux que leur naissance, leur réputation ou celle de leur famille, ne rendent pas digne de ton choix.

— Ainsi donc, le malheureux Théobald doit renoncer à jamais…

— Garde-toi bien de le lui dire, interrompit Céline, cet arrêt peut se révoquer. Puisque mon oncle t’aime déjà, sans doute il t’aimera chaque jour davantage ; une fois sa confiance acquise, tu pourras l’intéresser à ton bonheur, lui démontrer que tu ne saurais être heureux sans ton ami ; d’abord tu le lui feras connaître en racontant tes batailles, tes malheurs, puisqu’il a été de moitié dans ta gloire comme dans tes périls. Je sais des traits de Théobald qu’il ne pourra entendre sans attendrissement ; car moi-même je n’ai pu les lire sans pleurer. Et puis, nous trouverons d’autres moyens de vaincre cette injuste prévention. Je tâcherai de mettre ma mère de notre parti ; enfin, cher Léon, je te supplie de te résigner en ce moment à la volonté de mon oncle. Surtout cache à ma mère le chagrin que tu en ressens. Elle voudrait en parler à son frère, et cela amènerait des discussions pénibles. Ne troublons point le calme et le bonheur dont elle a tant besoin ; quand nous n’aurons plus rien à craindre pour sa santé, nous nous révolterons. D’ici là, c’est à moi seule que tu parleras de ton ami, et je te promets de t’écouter avec un plaisir extrême. Mais tu m’obéiras ?…

— Oui, je ferai tout ce qu’ordonne Céline, qu’elle dispose de moi ; guidé par elle, je ne puis être coupable… d’ailleurs, mon sort est arrêté… Je n’ai plus de choix… Je me consacre à sa mère… et puis… que m’importe ma vie ! s’il faut…

Très-heureusement pour Théobald, qui allait peut-être se trahir, M. de Melvas parut au bout de l’allée ; Céline s’empressa de le rejoindre pour lui annoncer qu’il pouvait compter sur l’entière soumission de son neveu. Cette assurance mit le baron de bonne humeur pendant le déjeuner, et il fit tous les frais d’une conversation animée sans sortir Théobald de la rêverie où il était tombé. Un regard de Céline eut seul le pouvoir de le rendre attentif à ce qui se disait. C’est encore par le même moyen qu’elle lui ordonna de causer, d’amuser son oncle par le récit de quelque affaire brillante. Mais quoique ravi d’obéir à une autorité si douce, Théobald frémit en présageant que cette puissance dominerait sa vie entière.


XV


Les jours qui suivirent, sans rien changer à la maladie de madame de Lormoy, amenèrent plus de calme. Le désir de vivre avait succédé à sa langueur ; la joie lui faisait oublier ses souffrances, et, malgré sa pâleur, sa toux opiniâtre et les symptômes d’un affreux dépérissement, elle remerciait Théobald de lui avoir rendu la santé, et se croyait réellement guérie lors que, ranimée par sa présence, elle lui faisait raconter les événements qui s’étaient passés durant leur longue séparation. Quelquefois elle s’étonnait du changement qui s’était opéré dans les traits de son fils. Mais Zamea que rien ne détournait de sa première idée, prétendait retrouver dans les traits de Théobald toute la physionomie de ceux de Léon, et sa croyance sur ce point était si bien établie, qu’elle avait fini par convaincue Théobald lui-même de cette ressemblance. À part de vives inquiétudes sur l’avenir, ses journées se passaient dans un ravissement continuel. Bien traité par le baron, adoré par la mère de son ami, sans cesse auprès de Céline, pouvant se convaincre chaque jour de la noblesse de son cœur, de sa naïveté, des charmes de son esprit, Théobald rendait grâces au hasard singulier qui le plaçait de manière à la voir sous un jour où l’on n’aperçoit jamais la femme que l’on aime. Ordinairement le premier soupçon d’amour fait naître l’embarras ; la contrainte se mêle au désir de plaire, et il en résulte dans les manières une sorte d’affectation qui rend la plupart des femmes toutes différentes de ce qu’elles sont réellement ; les unes y gagnent, d’autres y perdent ; mais toujours le naturel en souffre, et s’il ne revenait avec les chagrins attachés à l’amour, les amants se connaîtraient mal. Dans la situation où se trouvait Céline, n’ayant aucun intérêt à cacher ses défauts ou à faire valoir ses agréments devant Théobald, elle se livrait à son observation avec la confiance de l’amitié, sans se douter que cet abandon charmant, cette absence de toute coquetterie, tournaient au profit de l’amour.

Un matin que tous étaient réunis autour du lit de madame de Lormoy, on remit au baron une lettre dont la lecture sembla lui causer une vive satisfaction. Théobald, qui tremblait malgré lui à chaque nouvelle qui parvenait dans la maison, était fort curieux de savoir ce qui pouvait animer ainsi le visage froid et sérieux de M. de Melvas, lorsque, s’adressant à Céline, le baron dit :

— Cette lettre m’annonce bonne compagnie. Tu vas donner des ordres pour le dîner ; je veux aussi que tu mettes la robe que je t’ai fait venir dernièrement de Paris.

— Quoi ! cette jolie robe bleue si bien garnie, si fraîche ! Je la gardais pour le jour où nous fêterons la convalescence de ma mère.

— Eh bien, n’est-ce pas l’occasion aujourd’hui ? Ta mère est beaucoup mieux. Elle veut prendre son lait à table avec nous. D’ailleurs le docteur sera là pour la soigner. M. de Rosac nous l’amène.

Au nom de M. de Rosac, Théobald jeta sur Céline un regard si pénétrant, qu’elle en parut troublée ; mais se remettant bientôt, elle dit en riant à son oncle :

— Puisque vous le voulez, je mettrai ma robe bleue ; mais je vous rends responsable de toutes les flatteries qu’elle va m’attirer. M. de Rosac ne parlera pas d’autre chose, je vous en avertis.

— Cela n’est pas sûr, reprit d’un air fin M. de Melvas, je lui suppose un intérêt mieux placé. Puis, affectant de n’en pas vouloir dire davantage, il ajouta : je suis empressé de lui faire faire connaissance avec ton frère. Je veux qu’ils s’aiment.

— Ah ! c’est trop exiger… de lui, dit Théobald, en cherchant à réparer le premier mouvement qui l’avait porté à refuser cette amitié future. Votre indulgence pour moi vous aveugle, monsieur, continua-t-il ; je suis le plus maussade des hommes avec les gens que je ne connais pas. L’habitude de vivre avec des espèces de sauvages m’a rendu presque aussi insociable qu’eux. Je ne sais plus rien des intérêts de ce monde ; de quoi parlerai-je à ce jeune élégant ? De guerre, de revers, de captivité ! Vraiment, ce serait gâter tout le plaisir que vous attendez de sa conversation, et je vous conjure de me permettre de rester toute la journée dans ma chambre.

— Quelle folie, reprit le baron d’un air fort mécontent. Pensez-vous que pour n’avoir point fait la guerre, on ne sache parler que de fadaises ? Les magistrats causent aussi bien que les généraux d’armée, et n’ont souvent pas moins de courage. Songez que pour être un bon juge, il faut être instruit, incorruptible, et décidé à braver toutes les persécutions, plutôt que de sacrifier la justice à l’autorité. Croyez que ce mérite-là vaut bien celui de se battre pour le premier qui commande, et que M. de Rosac, en devenant le plus éloquent magistrat de son pays, peut s’illustrer tout aussi bien qu’un petit colonel.

Madame de Lormoy voyant que son fils s’apprêtait à répondre au baron, et redoutant qu’il ne s’élevât une discussion fâcheuse entre eux, s’empressa de dire qu’elle était certaine que Léon ne l’affligerait pas en persistant dans son projet de retraite ; qu’elle userait de tout le despotisme accordé aux malades pour l’obliger à ne la pas quitter, et à prendre part au plaisir que son retour causait à tout le monde.

— Et puis, ne faut-il pas qu’il me voie avec ma belle robe, dit, en se levant, Céline. Allons, monsieur le sauvage, venez m’aider à cueillir des fleurs pour remplir les vases du salon, et mettez, pour aujourd’hui votre sauvagerie de côté. Je veux que vous soyez aimable, que vous me fassiez honneur auprès de nos convives, et que vous appreniez à M. de Rosac qu’on peut être spirituel sans être gascon, ce qu’il croit impossible.

— Je n’ai vraiment point envie de le contrarier, dit Théobald, car il me paraît avoir ici un parti formidable.

— Et dont vous serez bientôt, interrompit le baron d’un ton confidentiel. Mais j’ai des lettres à écrire, et je vous charge tous deux des ordres qu’il faut donner.

En disant ces mots, il monta dans son cabinet, et Céline entraîna Théobald vers le jardin.

— Y penses-tu, lui dit-elle, quand ils furent seuls, parler ainsi à mon oncle ! ne sais-tu pas que la moindre résistance le met en courroux, et que si tu n’as pas l’air de partager ses idées, jamais nous ne l’amènerons à ce que tu désires.

— Comment deviner que c’est un crime à ses yeux de ne pas adorer tout d’un coup M. de Rosac ?

— Adorer ! quelle exagération ! Voilà déjà le mal du pays qui te prend. On peut, sans adorer les gens, se prêter à les connaître ; surtout lorsqu’ils sont aimés de nos parents.

— Ah ! si j’avais sa que Céline l’aimât…

— Qui te dit que je l’aime ?

— Mais… ce zèle à me gronder pour lui : je ne l’ai jamais vu, et déjà l’on m’impose l’obligation d’être aimable pour lui plaire.

— D’abord tu l’as déjà vu le soir où, sans nous connaître encore, le hasard t’a fait nous rencontrer au spectacle à Bordeaux. Tu en es convenu l’autre jour avec moi, tu as même ajouté avec ironie que les manières du bel Achille t’avaient paru plus familières que distinguées.

— Je ne m’en dédis pas ; mais parce que ses manières me déplaisent, faut-il que je coure après son amitié ? Pense-t-on que je n’ai pas deviné le motif qui l’amène ici ? Je le savais d’avance ; il paraît que lui-même en garde peu le secret ; car on en parlait tout haut dernièrement au spectacle, et j’ai recueilli là-dessus les avis les plus différents ; mais un seul m’importe à savoir : c’est celui de Céline. En m’avouant la protection qu’elle accorde à M. de Rosac, elle est bien sûre de me la voir respecter.

— Je ne me soucie point de cette complaisance ; garde-la pour les affections de mon oncle.

— À quoi me servirait de les flatter maintenant, pour obtenir de lui la permission de rendre Théobald témoin du triomphe de monsieur…

— C’en est assez, interrompit Céline, prête à pleurer de dépit. Je vois que vous voulez m’irriter par votre ironie, que vous méprisez mes conseils… Eh bien, conduisez-vous à votre guise ; offensez mon oncle, affligez ma mère, je ne vous reprocherai plus rien.

À ces mots elle jeta la corbeille de fleurs qu’elle tenait à son bras, et s’enfuit sans écouter la voix suppliante qui la rappelait.

En la voyant s’éloigner ainsi, que de reproches s’adressa Théobald ! Hélas ! un seul mot aurait suffi pour le justifier ; mais pouvait-il le dire sans porter l’effroi dans ce cœur innocent. Se nommer à Céline, n’était-ce pas la perdre sans retour ? Non ; M. de Melvas devait seul recevoir cette triste confidence. C’était dans la résolution de sugir son courroux que Théobald trouvait l’excuse de sa conduite présente. Sa faute s’ennoblissait à ses yeux par la sévérité du châtiment ; il était inévitable, il se fit gloire de l’affronter : ainsi la dignité du péril relève les actions coupables.

Théobald ramassa tristement la corbeille et les fleurs : il les remit à Zamea, en la priant de les arranger dans les vases qu’avait préparés sa jeune maîtresse. Elle y consentit avec peine, dans la crainte de contrarier Céline.

— Mais que se passe-t-il donc ? dit Zamea ; je viens de la voir entrer dans sa chambre, les yeux pleins de larmes. Je devine : votre oncle l’aura grondée. Pauvre enfant ! si douce, si bonne, avoir le courage de la faire pleurer. Ah ! que le ciel confonde celui qui l’afflige !

— Il est déjà trop puni, dit tout bas Théobald.

Et il alla rêver aux moyens de se faire pardonner.


XVI


Le bruit de plusieurs voix, des éclats de rire, et un grand mouvement dans le château, annoncèrent l’arrivée du docteur et de M. de Rosac. Déjà le baron avait fait avertir sa nièce ; et Théobald, guettant l’occasion de lui dire un mot, se promenait dans le corridor où elle devait passer pour se rendre dans le salon, lorsqu’il apprit de Zamea que Céline venait de descendre par le petit escalier qui conduisait chez sa mère, et que toutes deux étaient avec ces messieurs. Théobald, perdant l’espoir de témoigner particulièrement son repentir à Céline, se promit de le lui prouver en obéissant à ses désirs, et se disposa à paraître le plus aimable qu’il lui serait possible. La gaieté familière de M. de Rosac le mit bientôt à son aise. À peine le baron l’eut-il présenté comme son neveu, que M. de Rosac le traita comme un frère, et Théobald, dont la malice s’amusait tout bas des airs protecteurs de son rival, répondait à toutes ses avances avec une bon- homie qui confondait Céline. C’était surtout les éloges que M. de Rosac faisait du prétendu Léon à madame de Lormoy et à sa fille, qui charmaient Théobald.

— Vraiment, disait-il bien haut à Céline, le docteur avait raison ; votre frère est un cavalier charmant. Il est bien rare de trouver dans les gens de son état une tournure si élégante, et des manières si accortes. Avec tous ces avantages-là, pour peu qu’il ait de l’esprit, il troublera plus d’un ménage bordelais, je le prédis. Ma foi, il fait bien d’être votre frère, ajouta-t-il, en se rapprochant de l’oreille de Céline, car je le sens je le prendrais en horreur.

Ravi d’avoir lancé ce trait, M. de Rosac se leva d’un air dégagé ; mais moins adroit que vif dans ses mouvements il s’accrocha le pied dans le tabouret de madame de Lormoy, et il serait infailliblement tombé, si le docteur, menacé de le recevoir dans sa chute, n’était venu à son secours. Ce petit échec ne le déconcerta point ; il vint donner avec assurance son avis sur une nouvelle politique dont s’entretenait M. de Melvas avec Théobald ; puis, revolant auprès de Céline, lorsqu’on vint avertir que le dîner était servi, il s’empara de sa main comme d’une propriété incontestable, la conduisit dans la salle à manger et se plaça près d’elle à table sans même attendre qu’on l’y invitât.

Théobald s’étonna d’abord de voir le cérémonial habituel du baron s’arranger, pour ainsi dire, si bien, du sans façon de M. de Rosac. Mais cette indulgence lui fut bientôt expliquée par l’exception que l’élégant bordelais faisait en faveur de M. de Melvas. Jamais il se lui adressait la parole qu’avec tous les signes d’un respect exagéré ; comme cette retenue n’était point dans ses habitudes, elle passait toutes les bornes et donnait à sa conversation avec M. de Melvas un ton de soumission servile, qui ressemblait à celui d’un subalterne avec son chef. Mais il était facile de remarquer que M. de Melvas lui savait gré de cette distinction, et que, tranquillisé pour sa part sur les familiarités, les inconvenances de M. de Rosac, lui permettait d’en accabler sans pitié tous les autres.

Cependant M. de Rosac ne manquait ni d’esprit, ni d’instruction ; mais la gaucherie et l’assurance lui prêtaient souvent l’air et les manières d’un sot.

Fils d’un conseiller au parlement, autrefois fort riche, et qui avait perdu une partie de sa fortune dans l’émigration, il se destinait à suivre la carrière de son père, et déjà quelques succès, quelques causes plaidées avec éclat, lui avaient donné la plus grande idée de lui-même. Un des inconvénients attachés à l’éducation du Barreau, c’est d’apprendre à parler, avant de savoir penser. Dans l’âge où les idées sont à peine écloses, les jeunes avocats les revêtissent de phrases pompeuses que le vulgaire applaudit sans les comprendre ; ravis de ce premier triomphe, ils portent dans la société le talent d’improviser sur tout sans rien dire, et se font quelquefois les ennuyeux bavards des salons dont ils auraient pu devenir les plus amusants causeurs.

C’est ce qui arriva à M. de Rosac ; il parlait sans s’inquiéter du plaisir ou de l’ennui qu’il causait à ses auditeurs, pourtant un hasard malheureux et qui se renouvelait souvent, aurait dû l’éclairer ; car il ne manquait jamais de raconter l’aventure qu’il aurait fallu taire, de lancer des sentences contre les manies des gens qui se trouvaient présents, de vanter les personnes avec lesquelles on était brouillé ; enfin de déconcerter les intérêts de chacun, et cela, le plus innocemment du monde.

Théobald ne fut pas longtemps à s’apercevoir des fâcheux à-propos de M. de Rosac, en l’entendant raconter la mort d’une femme de ses amis, qui venait de succomber à la maladie dont madame de Lormoy ressentait tous les symptômes. La pâleur de Céline aurait dû l’avertir du mal que ce récit lui faisait ; mais trop occupé de lui pour rien voir, M. de Rosac s’étendait avec tant de complaisance sur les moindres détails de cette agonie, que Théobald prit le parti de l’interrompre, en lui demandant s’il ne pourrait pas les entretenir d’un sujet plus gai.

— Comme il vous plaira, répondit M. de Rosac. Nous ne manquons pas à Bordeaux d’histoires fort divertissantes.

— Et dont vous êtes le héros, je gage, dit Théobald d’un ton flatteur et malin.

— Qui, moi ? reprit M. de Rosac en jetant un regard sur Céline ; j’ai donné ma démission de toutes ces affaires-là. C’est à vous, cher Léon, à vous lancer sur cette mer orageuse ; vous n’y manquerez pas de bonnes prises, armé comme vous l’êtes ; moi, je suis au port, et à moins qu’on ne me repousse cruellement du rivage, j’espère bien m’y fixer pour jamais.

— Oui, je sais que l’on dit toujours ainsi, reprit Théobald, au risque de s’enfuir avec la première barque qui se présente.

— Pas mal, vraiment, répliqua M. de Rosac avec l’approbation la plus humiliante ; pas mal, il suit très bien la métaphore. Mais il devrait nous raconter quelques-unes des aventures galantes qui lui sont arrivées dans ses forêts du Nord. On dit que les Sibériennes sont charmantes, et que les glaces de leur pays n’empêchent pas qu’on ne brûle pour elles.

— De deux choses l’une, reprit Théobald, ou je n’ai point eu de succès auprès d’elles, et c’est trop m’humilier que d’en convenir, ou j’en ai obtenu, et j’en dois le secret. Ainsi vous voyez que je ne puis imiter votre aimable confiance.

La réponse déplut à M. de Rosac, car avant d’en venir à son récit funèbre, il avait raconté quelques histoires dans lesquelles il trahissait les regrets amoureux de plusieurs de ses victimes. Il ne savait comment, disait-il, on avait appris qu’il voulait se marier ; cette nouvelle avait semé l’alarme parmi les jolies femmes de Bordeaux, et il était accablé de lettres, d’explications, de reproches interminables. Théobald, devinant bien que cette fatuité provinciale ne pouvait plaire à Céline, l’encourageait de son mieux. Mais M. de Melvas, qui voulait montrer son favori plus à son avantage, mit la conversation sur un sujet plus intéressant. On parla des affaires publiques, de l’échange des prisonniers, du retour de plusieurs officiers que l’on croyait morts. M. de Rosac raconta qu’un de ceux-là étant arrivé inopinément chez sa femme, l’avait trouvée établie conjugalement avec un autre ; qu’il s’était fâché ; mais que la femme, armée d’un extrait mortuaire bien en forme, l’avait contraint de chercher ailleurs un asile.

— Vous verrez, ajouta M. de Rosac, que cette misérable guerre de Russie amènera une quantité de procès de ce genre ; tant de soldats ont été retrouvés morts dans les neiges, et tellement défigurés, qu’on a bien pu se tromper sur leur nom ; sans compter que ceux qui n’étaient pas satisfaits du leur, pourront facilement le changer contre celui d’un autre à la faveur de tout ce désordre. Et Dieu sait comment les fripons et les intrigants vont en profiter.

À ces mots, une rougeur subite couvrit le front de Théobald. Emporté par un mouvement irrésistible, il dit :

— Peut être aussi cette faculté de passer pour un autre, servira-t-elle à quelque bonne action ; l’arme qui assassine peut aussi défendre la vie d’un honnête homme, et tout dépend de la main qui s’en sert.

— Soit, reprit M. de Rosac, mais croyez bien qu’une semblable ruse ne protégera jamais l’innocence. À propos de prisonniers, n’avez-vous pas un ami qui doit être encore en Russie ?

— Oui, monsieur, répondit Théobald d’un air accablé.

— Eh bien, vous allez le revoir.

— Ne parlons pas de cela, interrompit le baron.

— Quoi ! serait-il mort ?

À cette question, l’effroi se peignit dans les yeux de Céline.

— Non, répondit M. de Melvas, mais des raisons de famille…

— Je comprends, dit M. de Rosac, bon chien chasse de race et bon tigre aussi, n’est-ce pas ?

— Monsieur, dit fièrement Théobald, l’honneur de l’homme dont vous voulez parler m’est aussi cher que le mien ; il n’a rien fait en sa vie qui démente cet honneur, et je vous préviens qu’en douter c’est m’insulter moi-même.

— Dieu m’en garde, reprit M. de Rosac, je respecte toutes les amitiés si aveugles qu’elles soient ; et puis le sang lave le sang. Quand on s’est bien battu, même pour une mauvaise cause, on doit être regardé comme un honnête homme.

Cette profession amena une longue discussion sur les maux attachés à la guerre, à l’ambition et même à la gloire.

Théobald, animé par la sortie qu’il venait de faire contre M. de Rosac, défendit avec chaleur les intérêts de l’armée française ; il cita des traits de bravoure et de dévouement dont l’antiquité même n’offrait point de modèle. Entraîné par sa belliqueuse éloquence, on écoutait avec avidité le récit de ces fatales victoires, où la flamme restait seule en possession du champ de bataille, et après avoir déploré avec lui tant de malheurs irréparables, on se vit forcé de convenir que ceux qui les avaient affrontés si courageusement, seraient longtemps les premiers soldats de l’Europe.

Les sentiments patriotiques triomphent ordinairement des opinions les plus opposées. M. de Melvas abhorrait celui qu’il appelait l’ogre de la jeunesse française, le diable incarné de la guerre, et il ne pouvait se défendre d’un mouvement de fierté en pensant que son fils avait partagé quelque temps la gloire de ses armées, et que s’il n’était pas mort à la victoire d’Eylau, il aurait pris sa part de tant de nobles revers. Mais honteux d’avoir cédé un moment à cet orgueil national, M. de Melvas fit une longue diatribe contre la rage des conquêtes et les désastres qu’elles entraînent, et tout cela finit, comme de coutume, par des regrets sur le passé, et quelques injustices pour le temps présent.

En sortant de table, M. de Rosac s’empara de nouveau de la main de Céline, et la conduisit vers la terrasse. Théobald se disposait à les suivre, espérant trouver enfin l’occasion de dire à Céline qu’il la conjurait de ne plus être triste, qu’il était au désespoir de lui avoir déplu, et que jamais il ne l’avait trouvée si jolie qu’avec sa robe bleue. Mais le baron le retint par le bras en lui disant : Laissons-les causer ensemble ; il faut bien se connaître un peu avant de rien conclure. Alors il ramena Théobald vers le docteur, qui s’entretenait avec madame de Lormoy, en prenant son café.

Si Théobald avait été moins occupé de ce qui se disait sur la terrasse, il n’aurait pu s’empêcher de rire du plaisir que le docteur semblait prendre à prescrire la diète la plus austère, après s’être donné pour son propre compte la satisfaction de dîner le mieux possible. Mais Théobald, les yeux attachés sur Céline, cherchait à deviner à sa contenance ce que lui disait M. de Rosac. Il la voyait tour à tour rêveuse, embarrassée ou riant aux éclats. Cette gaieté n’avait rien de naturel, et paraissait naître seulement de l’envie de tourner en plaisanterie le sérieux que M. de Rosac voulait imposer à la conversation. Malgré tous les signes qui devaient prouver à Théobald que cet entretien importunait Céline, il la trouvait encore trop patiente à l’écouter, et il l’accusait même de le prolonger en se montrant si tolérante pour les aveux que sans doute elle était forcée d’entendre. Enfin madame de Lormoy, fatiguée d’avoir assisté à un dîner bruyant, se trouva plus souffrante, et le docteur lui ordonna de se retirer. Céline fut appelée pour l’aider à se mettre au lit, ce qui interrompit l’entretien, au grand regret de M. de Rosac. Alors Théobald, rentrant dans ses droits, soutint madame de Lormoy et la conduisit dans sa chambre.

Pendant que Zamea déshabillait sa maîtresse, il passa dans la bibliothèque sous prétexte d’y prendre un livre ; mais dans l’espérance que Céline viendrait bientôt l’y trouver. Il s’en flatta vainement, et se vit réduit à retourner dans le salon ; là, il s’assit à côté de la porte par laquelle Céline devait passer en sortant de chez sa mère, et dès qu’il la vit paraître ; il lui dit tout bas :

— Par grâce, écoutez-moi.

— Je ne le puis en ce moment, répondit-elle ; mais moi aussi j’ai à vous parler ; et quand tout le monde sera parti…

— Votre oncle restera encore.

— C’est vrai, reprit-elle, en réfléchissant, et il ne faut pas qu’il nous entende.

— Comment faire ? dit Théobald.

— Vraiment, rien n’est plus simple, répliqua naïvement Céline ; quand ce soir tu m’entendras monter dans ma chambre, tu viendras m’y trouver.

— Ah ! non, s’écria Théobald épouvanté de cette confiance fraternelle… Non… pas ce soir. Demain avant le réveil de sa mère, Céline me trouvera ici ; mais elle m’a déjà pardonné, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en lui prenant la main.

— Ah ! je ne suis pas si bonne : mais comme j’ai besoin de toi en ce moment, je feindrai l’indulgence. À demain.

En finissant ces mots, Céline alla faire apprêter la partie de son oncle, et l’on vint passer le reste de la soirée dans la chambre de sa mère. M. de Rosac affecta de paraître rêveur. M. de Melvas lui en fit des plaisanteries qui alimentèrent sa gaieté et celle du docteur Frémont. Quelques distractions de la part de Céline vinrent y mettre le comble ; car c’était à leurs yeux les symptômes certains d’un amour naissant, et chacun d’eux s’applaudissait de cette sympathie avec un amour-propre d’auteur qui impatientait Théobald.

— Voilà pourtant comme se font la plupart des mariages, pensait-il ; l’ami de la maison présente un homme riche ; le chef de la famille l’accepte ; on met les futurs en présence ; l’embarras les saisit ; on leur persuade que c’est l’amour et on les enchaîne pour la vie l’un à l’autre. Non, jamais je ne serai complice de ces sortes de trahisons. Et si je ne puis être l’époux de Céline, je la protégerai du moins contre ceux qui veulent la sacrifier.


XVII


Le lendemain Théobald était dans le salon bien avant que Céline s’y rendît. Il s’attendait à lui trouver l’air sévère d’une personne qui s’apprête à faire de justes reproches ; mais l’amour seul conserve un long ressentiment des légers torts que l’amitié pardonne même sans explication. Théobald avait paru triste du chagrin de Céline : cela suffisait pour en effacer jus- qu’au souvenir. Elle lui tendit la main en arrivant, et sans vouloir écouter ses excuses, elle dit :

— Ne parlons plus de cette querelle ; je crois que tu m’aimes, que tu voudrais me voir heureuse, et ma confiance va jusqu’à te montrer tout ce que j’attends de toi. N’ayant jamais eu l’occasion d’éprouver mon caractère, on me suppose des qualités que je n’ai pas, entre autres celle d’une soumission aveugle aux moindres désirs de ma mère et aux volontés de mon oncle ; c’est tout simple : jusqu’à présent l’obéissance dont on m’a su tant de gré, consistait à sacrifier sans regret les plaisirs d’un monde que je ne connais pas, aux soins qu’exige la santé de ma mère ; à ne point contrarier mon oncle sur des opinions, des manies dont je n’avais rien à souffrir ; et pour prix de cette conduite si facile, j’étais comblée chaque jour de nouvelles preuves de leur tendresse. Ainsi trompés par mon empressement à leur plaire, ils ont pris mon bonheur pour de la docilité, et ils en ont conclu qu’ils pouvaient m’imposer le lien qui leur semblerait le plus convenable, sans avoir à craindre le moindre refus de ma part.

— Quoi ! dit Théobald en cachant mal la joie qu’il ressentait, leur choix ne serait point approuvé ! Cependant M. de Rosac ne paraît pas avoir cette crainte ; je suis certain qu’il serait impossible de trouver une raison à ce refus.

— Le malheur est, reprit Céline, que je n’en trouve pas davantage ; car, d’après ce que j’entends dire des jeunes gens du monde, M. de Rosac ne me paraît pas plus méchant, ni plus ridicule qu’un autre ; il est aux petits soins pour ma mère ; il prétend m’aimer : sa fortune m’assurerait une existence agréable.

— En ce cas, interrompit Théobald avec humeur, pour quel motif le refuser ?

— Pour un motif qui n’a pas le sens commun, et que je me garderai bien d’avouer.

— Ah ! Céline m’a promis toute sa confiance : ne m’en croirait-elle plus digne ?

— Je te crois fort discret pour les intérêts sérieux ; mais je crains ton ironie sur certains sujets, et d’ailleurs, il est fort inutile de savoir pourquoi je résiste à ce projet de mariage ; l’essentiel est de m’aider à trouver un moyen de le faire manquer sans m’attirer la malédiction de mon oncle.

— Si je connaissais l’obstacle qui s’y oppose, je pourrais peut-être m’en servir.

— Ah ! curieux ! tu ne penses qu’à deviner mon secret, et point du tout à me sortir d’embarras. Cependant je n’ai pas un instant à perdre. M. de Rosac m’a instruite de la demande qu’il avait faite à ma mère, en ajoutant d’un ton solennel, que ma réponse déciderait de son sort.

— Au fait, si ce n’est qu’une idée folle, qu’un caprice d’enfant, qui s’opposent à ses vœux, je ne vois pas pourquoi l’on contrarierait les désirs de sa famille et ceux d’un homme qui ne déplaît point, pour satisfaire ce caprice.

— C’est fort bien raisonné… et pourtant je me ferais conscience de contracter un lien sacré avec le cœur occupé d’un sentiment semblable.

— Ah ! c’est un sentiment qui est l’obstacle ?

— Non, c’est plutôt un rêve ; mais, comme ni l’un ni l’autre ne paraîtront jamais des raisons suffisantes, j’ai envie de dire à ma mère que M. de Rosac te déplaît.

— À moi !

— Sans doute ; je lui laisserai entrevoir que vos caractères ne s’accorderaient point, et que je serais trop malheureuse de vous voir mal vivre ensemble.

— Mais ce n’est pas moi qu’il épouse, et ce serait me rendre odieux à toute la famille inutilement : on rirait de mon antipathie pour M. de Rosac, et le mariage ne s’en conclurait pas moins. Il est bien plus sûr d’avouer le sentiment qui s’y oppose ; il n’en peut naître que de nobles dans une âme aussi pure que celle de Céline, et elle ne doit pas craindre de les confier.

— J’admire avec quelle ténacité tu reviens toujours à ce que tu veux savoir. Je te le dirais peut-être, si tu me promettais de ne pas te moquer de moi, et surtout de ne jamais en parler à celui…

Et Céline s’arrêta, ne sachant quel nom donner à l’objet de sa pensée. Son visage s’embellit alors d’une expression que Théobald ne lui avait jamais vue ; son regard s’anima, comme à l’apparition de ce qu’on aime, et le plaisir de parler de cet être inconnu qui dominait son imagination, triomphant de son trouble, elle ajouta vivement :

— Tu le promets, n’est-ce pas ?

— Oui, tu peux tout exiger de moi, répondit Théobald, ému d’une crainte involontaire : il n’est rien que je ne puisse sacrifier à ton bonheur.

— Hélas ! il est impossible, le bonheur que tu me désires ; tout me prouve qu’il faut renoncer à ce rêve charmant, et pourtant rien ne peut m’en distraire. Au reste ma folie est ton ouvrage, et tu dois l’excuser.

— Quoi ! je serais !…

— La cause de ce prestige, et, comme tu l’as fait naître, tu pourras peut-être le détruire.

En cet instant, Théobald sentit battre son cœur avec tant de violence, qu’il lui fut impossible de proférer un mot, et Céline continua.

— Élevée dans notre colonie, je suis arrivée en France avec des idées toutes différentes de celles des jeunes personnes que j’ai vues ici. Toutes occupées de leur toilette, du soin d’attirer les regards de quelques héritiers bien riches, elles ont tenté vainement de m’inspirer la même ambition ; j’ai senti que l’existence qui faisait leur envie me paraîtrait insipide, et que je ne pourrais jamais me résoudre à faire ce qu’elles appelaient un mariage de convenance. Dès-lors, éprouvant le besoin de placer sur un objet quelconque le vague sentiment qui remplissait mon âme, je me suis créé un être imaginaire, que j’ai paré de toutes les qualités, et même des défauts qui devaient l’embellir à mes yeux. Quand je l’ai vu si aimable, tu penses bien que je l’ai rendu fort amoureux, et que je ne me suis donné d’autre rivale que la gloire. Mais chaque jour je le voyais, conduit par un sentiment généreux, exposant sa vie pour sauver celle d’un ami, s’illustrant sur un champ de bataille ; puis se dévouant sans faste à secourir le malheur. Pour achever la séduction, il m’apparaissait, après ces actions d’éclats, livré à une douce rêverie, les yeux attachés sur mon portrait et m’adressant tout bas les plus tendres aveux. Enfin, à force de le rêver, j’ai cru le connaître ; et, ne doutant pas de son existence, j’attendais le moment où elle me serait entièrement révélée, lorsqu’une lettre de toi vint me frapper d’une lumière subite. C’était la triste relation de ce qui était arrivé à ton ami et à toi, depuis le combat où, après avoir été si dangereusement blessés, on vous avait faits prisonniers. Tu dois te rappeler ajouta Céline, en s’étonnant du silence de Théobald, que ce paquet fut confié par toi à un négociant d’Oriembourg, qui nous l’a fait exactement parvenir.

— Oui, répondit Théobald d’une voix étouffée, et je n’oublierai jamais la reconnaissance qui lui est due.

— Eh bien, dans cette relation où tu semblais te complaire à faire valoir les soins de ton ami, où tu peignais son caractère avec des couleurs si séduisantes ; où tu vantais ses actions avec un enthousiasme ai vrai, je crus retrouver l’image de celui qui captivait déjà toutes mes pensées.

— Comment ! ce serait moi, s’écria Théobald, prêt à se trahir dans l’excès de son émotion.

— Oui, c’est toi qui me l’as fait aimer, reprit Céline ; et c’est ce Théobald, auquel je suis presque étrangère, que j’ai associé à mon sort. Je l’avais prévu, tu ris de ma folie ?

— Oh non ! je n’en ris pas ; seulement je ne puis concevoir… Quoi ! c’était dans le même instant… mais, tu savais la haine qu’on lui porte ici. Tu savais que jamais cet amour…

— Hélas ! oui ; et, malgré cette triste certitude, les préventions de mon oncle, celles de ma mère, n’ont fait qu’ajouter à mes sentiments pour ton ami ; je me regarde comme le vengeur des torts que le monde a envers lui, comme la consolation que le ciel lui destine, en compensation des malheurs qu’il doit à son père ; enfin, soit générosité, soit amour, ce que j’éprouve pour cet être inconnu ne me permet pas d’accepter sans trahison la main qu’on me propose ; je sens que ta sagesse même ne suffirait pas pour me détacher de lui, et que, pour renoncer à l’espoir d’en être aimée, il faut que tu me prouves que son cœur est pour jamais à une autre.

— Ah ! son cœur t’appartient tout entier ! s’écria Théobald ; puis, cherchant à réprimer le sentiment qui l’égarait : Oui, je suis garant des efforts qu’il a faits pour surmonter la passion qui l’entraîne vers toi ; mais la même puissance qui te révélait son amour l’enchaînait à ton image ; il te voyait partout : il croyait t’entendre parler, lorsque ton frère lui laissait lire les expressions si touchantes de ta tendresse. Il regrettait de ne pouvoir t’apprendre qu’il existait au bout du monde un malheureux dont tu charmais l’exil. Ah ! s’il avait pu deviner que ses vœux parvenaient jusqu’à toi, que tu daignais y répondre, tous les supplices de la captivité ne l’auraient point empêché de bénir son sort ; et pourtant, ajouta Théobald comme frappé d’une réflexion sinistre, son sort ne peut être qu’à jamais misérable !

— Eh ! pourquoi ? reprit en souriant Céline, si tu dis vrai, s’il m’a devinée, s’il m’aime, crois-moi : nous braverons tous les obstacles.

— Non, j’en prévois d’invincibles ; et le plus grand de tous est l’excès même de son amour pour toi ; il ne voudra jamais te faire partager la honte de sa naissance ; le temps n’est plus où l’on pouvait couvrir de lauriers les taches de son nom, et tu dois en porter un plus noble.

— Qu’entends-je ! c’est Léon, c’est l’ami de Théobald qui m’ordonne de l’oublier ! de l’abandonner à son malheur !…

— Oui, lorsqu’il s’agit de ton intérêt, je dois sacrifier tous les miens. J’avoue qu’un moment, séduit par l’idée de voir Théobald le plus heureux des hommes, j’ai oublié l’arrêt qui le condamne à vivre éternellement loin de ta famille.

— Cet arrêt, peux-tu l’approuver ? N’ai-je pas vu ton amitié en gémir ? Ah ! tu veux imiter en vain la sévérité de mon oncle, je vois des larmes dans tes yeux ; mon bonheur et celui de ton ami triomphent d’un préjugé barbare. Ton estime, ta reconnaissance pour Théobald avaient déjà su vaincre cet affreux préjugé, pourquoi l’amour n’aurait-il pas la même puissance ?

— Ah ! c’en est trop, s’écria Théobald en se levant, cet effort est au-dessus de mon courage : il faut te fuir, pour résister à ta prière… l’aveu que je viens d’entendre a jeté trop de trouble dans mon esprit, pour qu’il me soit permis de te donner un conseil… Je vais réfléchir sur le parti qu’il nous faut prendre… Crois que le soin de ton bonheur m’occupera uniquement… Chère Céline, si tu savais !… Mais non, ajouta-t-il en s’éloignant, tu ne comprendrais pas… comment tant de désespoir… peut s’allier à tant de joie.

Ces derniers mots, à peine articulés, ne furent point entendus de Céline. Elle attribua l’extrême agitation de son frère au combat qui s’élevait entre son amitié et ses devoirs de famille ; en se livrant à ses conseils, elle le rendait responsable de sa destinée entière, et Céline ne s’étonna point de le voir chercher la solitude pendant toute cette journée qui devait décider d’un si grand intérêt.


XVIII


Depuis plusieurs jours Théobald cherchait à sortir d’une situation dont les motifs les plus généreux ne lui dissimulaient pas la honte et les dangers ; la contrainte qu’elle lui imposait, la nécessité d’entendre souvent des choses dont sa fierté se révoltait, lui faisaient trouver quelque mérite à maintenir son rôle ; mais dès qu’il apprit qu’il pouvait être aimé de Céline, ce bonheur vint changer en remords le reproche qu’il se faisait de n’avoir point encore détrompé M. de Melvas. Ce n’était plus un ami offensé, méconnu, qui se sacrifiait par égard pour la vie de la mère de Léon : c’était un amant qui s’introduisait par ruse dans une famille, pour y séduire une jeune personne dont la main lui était refusée d’avance. Le caractère de Théobald ne lui permettait pas de prolonger davantage une erreur dont on pourrait l’accuser d’avoir voulu profiter, et il se décida à partir au plus lot, en laissant à M. de Melvas une lettre qui lui expliquerait les motifs de sa conduite. Mais, avant de s’éloigner pour toujours de Céline, il voulut la préparer par quelques mots à cette séparation ; et c’est la veille du jour fixé pour son départ, qu’il la pria de venir le rejoindre dans un endroit du parc où elle se promenait tous les soirs.

Avec quelle douloureuse impatience il l’attendit sous ces beaux ombrages, où il ne devait plus la revoir ! que de tristes adieux il adressa à tout ce qui l’entourait ! Combattu entre la résolution d’accomplir son devoir, et le désir de rester un jour de plus auprès de Céline, il frémissait d’entendre le bruit de ses pas ; il aurait voulu qu’un obstacle la retînt près de sa mère, et pourtant, lorsqu’il aperçut sa robe blanche à travers le feuillage, le malheur présent, les regrets à venir, tout céda au charme de sa présence.

— Eh bien, Léon, qu’as-tu décidé ? dit Céline ; M. de Rosac vient demain chercher ma réponse ; que lui dirai-je ? Ah ! mon Dieu, ajouta-t-elle en voyant la pâleur de Théobald, tu souffres, ou peut-être quelques tristes nouvelles…

— Non… je ne sais rien qui doive alarmer ma chère Céline. Seulement un devoir impérieux m’oblige à la quitter demain, et ce départ m’afflige.

— Où vas-tu ? dit vivement Céline ; quel intérêt peut t’éloigner de ma mère dans l’état où elle est ?

— Mais le docteur la trouve mieux, il me semble ; et d’ailleurs, s’il m’est permis de revenir bientôt…

— Hélas ! le docteur nous flatte, j’en ai peur ; elle-même cherche à nous tromper sur ses souffrances ; mais, hier soir, plus inquiète de son état, j’ai bravé sa défense : je suis restée, sans qu’elle le sût, toute la nuit dans sa chambre ; elle n’a point dormi, sa toux a redoublé, et Zamea m’a dit que jamais elle ne lui avait paru plus agitée.

— Cela me désespère, reprit Théobald, car il m’est impossible de retarder mon départ ; mais Céline lui reste, et ses tendres soins l’empêcheront de s’apercevoir de mon absence.

— Comment le supposer, quand tu vois chaque jour l’effet de ta présence ? C’est toi seul qui l’animes ; quand tu lui parles, elle oublie ce qu’elle souffre, et je ne sais ce qu’elle deviendrait maintenant qu’elle est si contente de te revoir, s’il lui fallait renoncer tout à coup à ce bonheur. Va, quel que soit le devoir qui le réclame, il ne saurait l’emporter sur celui qui t’enchaîne ici. Mon oncle sait-il ce départ ?

— Non ; mais il l’approuvera, j’en suis certain.

— Moi, j’en doute, et je vais à l’instant même lui en demander son avis.

— Par grâce, Céline, laissez-moi l’instruire de ce projet ; moi seul je puis lui en expliquer les motifs.

— Et pourquoi m’en faire un mystère ? Pourquoi répondre si mal à ma confiance ? Ce projet, tu viens de le concevoir ; sans doute, quelque malheur l’a fait naître, car ton cœur ne se résignerait pas à nous affliger ainsi pour une cause légère, et si tu t’obstines plus longtemps à me la cacher, je croirai que tu crains de me frapper d’une affreuse nouvelle… Je croirai que Théobald… Tu détournes les yeux… tu trembles… Ah ! je ne me trompe pas… Malheureuse… il se meurt !… Et Céline fondit en larmes, en se laissant aller dans les bras de Théobald.

— Non ! il vit pour t’aimer, s’écria-t-il, pour te regretter toujours, et c’est toi qu’il implore pour qu’il ait le courage de renoncer à toi… Il ne peut plus t’abuser ; son amour était une folie ; le tien en fait un crime : Théobald doit rejeter ton noble sacrifice ; pourrait-il l’accepter sans t’associer à son malheur, sans trahir la confiance de ta famille ? Oui, tout lui ordonne d’abandonner l’espoir qu’il tenait de ton frère : ce vœu d’une si sainte amitié ne doit point s’accomplir…

— Que dis-tu ?… Quoi ! c’est après avoir mis tant de soin à créer, à maintenir cette espérance dans mon âme, que tu veux l’anéantir ? Quel changement s’est donc opéré dans ton amitié pour lui ? As-tu donc oublié ces lettres où tu semblais m’ordonner de l’aimer ? Ah ! je ne puis croire à tant d’inconséquence, tu me trompais alors, ou tu me trompes aujourd’hui ; mais je saurai la raison d’une conduite si étrange, et si je l’apprends par d’autres que par toi, je sens que mon cœur t’en gardera un éternel ressentiment.

— Ah ! n’ajoute pas au tourment que j’éprouve.

— Eh bien, dis-moi ce qui t’afflige.

— Je ne le puis.

— Théobald serait-il de retour en France !… Tu ne me réponds pas ?… Il est ici peut-être ?

— Oui… répondit Théobald, d’une voix presque éteinte.

— C’est lui qui te réclame. Son cœur a changé. Je j’avais pressenti : c’est lui qui te dicte les sages avis que tu me donnes… Un bonheur réel a remplacé sans peine l’espoir le plus incertain, et voilà ce que tu crains de m’apprendre. Je te rends grâce de cette pitié, mais je n’en suis pas digne, ajouta Céline d’un ton dédaigneux. Je n’avais aucun droit sur le cœur de Théobald, il en peut disposer sans blesser le mien ; d’ailleurs il n’est point de rêve sans réveil, et je ne doute pas que mon sentiment ne s’évanouisse avec l’illusion qui l’a fait naître. Je pourrais te reprocher de l’avoir si longtemps entretenu ; mais je te pardonne : à l’avenir ne me trompe plus, car je hais toute espèce de ruse, et celle qui servirait Théobald en ce moment, lui ravirait pour jamais mon estime.

— Eh bien, accable-moi donc de ton mépris, s’écria Théobald, ne pouvant plus contenir le secret qui l’oppresse, oui ! je te trompe ; la plus étrange fatalité m’a conduit à l’action la plus coupable, et pourtant le ciel sait que j’en suis innocent ; mon amour même n’en peut être accusé : ta mère seule a tout fait… Je ne suis pas Léon.

À ces mots, Céline, glacée d’effroi, se lève pour s’éloigner de Théobald ; mais se précipitant à ses pieds, il la retient et dit :

— Ne fuis pas sans m’entendre, ou je te le jure, je meurs ici… Tu me dois ta pitié ; mais si ton cœur me la refuse, pense à ta mère.

— Ma mère ! répéta Céline, avec l’accent de la terreur ; si elle savait, ô mon Dieu !… mais qui donc peut l’avoir trompée ainsi ?

— Tu l’as trop deviné ! Quel autre que l’ami de Léon pouvait s’exposer à perdre ton estime pour épargner la vie de ta mère ?

— Et mon frère !… où est-il ? demanda Céline d’un air égaré.

À cette question les yeux de Théobald se remplirent de larmes. Hélas ! c’était répondre, et la malheureuse Céline, succombant au coup qui allait frapper sa mère, tomba inanimée dans les bras de Théobald.

En la voyant ainsi, il s’abandonna au plus violent désespoir, s’accusant de n’avoir pas su ménager sa douleur : il l’appelait à grands cris, lui prodiguait les noms les plus tendres. Enfin les accents de sa voix suppliante parvinrent au cœur de Céline ; ses yeux se rouvrirent ; amis à peine eurent-ils rencontré le brûlant regard de Théobald, qu’elle fit un mouvement pour se dégager de ses bras. Offensé de cette marque d’effroi :

— Ne craignez rien, dit-il, celui que vous avez pu nommer un instant votre frère, peut-il jamais vous offenser ? Ah ! c’est pour vous conserver la paix, l’honneur, qu’il s’exile de ces lieux. Songez-y donc, Céline, je vous aime depuis longtemps… j’ai reçu votre aveu… et je pars !…

— Vous partez !… et ma mère !

— Hélas ! j’aurais voulu prolonger éternellement son erreur. Mais forcé de vous quitter, je vais écrire à M. de Melvas de préparer sa sœur à la triste nouvelle que je venais vous apprendre ; qu’il blâme ou non la faiblesse qui m’a fait accepter le rôle qu’on m’a presque imposé ; qu’il m’accuse d’avoir cédé à l’effroi que m’inspirait l’état de votre mère, peu m’importe : la résolution de vous fuir, de renoncer à Céline m’acquitte assez envers lui ; et sa colère ne peut rien ajouter à mon malheur.

— Mais elle en va mourir, disait Céline en versant un torrent de larmes ; que faire ? Ô ciel ! qui me guidera dans cet affreux moment !

— Ordonnez : quel que soit le sacrifice que vous exigiez de moi, vous l’obtiendrez, Céline ; ma vie vous appartient ; je ne l’ai conservée, après avoir perdu Léon, que pour vous la consacrer tout entière : il en a reçu le serment. Ah ! c’est au nom de ce frère chéri que je réclame mon pardon.

— Et suis-je donc en état de juger votre conduite ? reprit Céline ; puis-je m’occuper de vous et de moi, quand je pressens le désespoir de ma mère ? Que deviendra-t-elle, lorsque mon oncle… Là, des sanglots étouffèrent la voix de Céline. Non, reprit-elle avec force… sa vie avant tout… et si je ne puis la sauver, qu’elle meure du moins heureuse… Moi seule je serai coupable, et le courroux de mon oncle ne tombera que sur moi. Ah ! Théobald, ajouta-t-elle avec l’accent de la prière, si vous m’aimez, soyez encore son fils ; oubliez ce malheureux amour qui ne doit jamais être sanctifié, cet amour qui nous placerait aujourd’hui dans une situation déshonorante. Enfin, rendez-moi mon frère.

— C’est demander ma vie, reprit Théobald ; car le sacrifice de cet amour n’est pas en ma puissance : avant même de te voir, ne l’avais-je pas vainement combattu ? et depuis que je suis ici, depuis que ta présence en a fait un délire, combien de fois n’ai-je pas tenté d’en triompher ? Va, si les reproches que je m’adressais, si les humiliations qu’il m’a fallu supporter, si ton intérêt même n’ont pu l’étouffer en mon âme, il est indestructible.

— Ainsi donc, je n’ai plus rien à espérer, dit Céline accablée de douleur. Vous prononcez l’arrêt de ma mère… le mien peut-être…

— Non ! je t’obéirai, s’écria Théobald, je ne partirai point ; et, s’il le faut, je te le jure, tu n’entendras jamais parler de cet amour. Sans cesse exposé aux injures de ton oncle, tu me verras écouter, sans pâlir, ses discours injurieux pour Théobald ; j’attendrai patiemment le jour qui, détruisant son illusion, me livrera à toute sa colère ; je supporterai jusqu’à ta froideur même ; je puis me résigner à tout, mais non à ton malheur. Ah ! tant de soumission ne me rendra-t-elle pas ta confiance ?

Il y avait trop de vérité dans l’accent de Théobald, pour ne pas rassurer Céline, et c’est le cœur ému des plus généreux sentiments d’amour, qu’ils se promirent de renoncer l’un à l’autre.

Céline, ne devant plus voir désormais qu’un frère dans Théobald, lui interdit tout ce qui devait leur rappeler une autre affection. Ils convinrent de réunir leurs soins pour empêcher la triste vérité d’arriver à madame de Lormoy tant que sa santé la mettrait en péril ; ils devaient surtout éviter d’instruire M. de Melvas ; car, au moindre soupçon de sa part, son indignation l’aurait emporté sur sa prudence ; mais, en s’accordant sur tous ces points, Céline ne s’apercevait pas qu’elle n’osait plus prendre le bras de Théobald pour retourner au château, et qu’elle ne pouvait plus lui parler, sans rougir, que de sa mère.


XIX


À dater de ce jour, il n’y eut plus de repos pour Céline. Sous le poids d’un secret qui alarmait sa conscience, elle se faisait des scrupules des moindres actions auxquelles l’obligeait sa feinte parenté, et plus d’une fois son extrême retenue faillit la trahir. M. de Rosac fut le premier à s’apercevoir de l’embarras qui régnait entre le frère et la sœur, et comme ses remarques étaient à peine faites qu’il les confiait ordinairement à tout le monde, il dit :

— Eh bien, que se passe-t-il donc ici ? l’on se boude, la sœur baisse les yeux, le frère ne dit mot, et ni l’un ni l’autre ne nous écoute ! il ne faut pas souffrir cela, et si madame de Lormoy le permet, je vais m’emparer de son autorité pour mettre fin à cette brouille.

En disant ces mots, M. de Rosac saisit la main de Céline qui, s’étonnant de cette liberté, lui en demande la raison.

— Laissez-moi faire, reprend-il, il faut bien vous prêter un peu à la réconciliation.

— Mais, monsieur, je ne suis brouillée avec personne.

— Sans doute on dit toujours ainsi ; lorsqu’on veut garder rancune, le plus sûr moyen est de la nier. Mais nous sommes venus à bout de conciliations plus difficiles ; d’abord la galanterie avant tout ; les hommes ont toujours les premiers torts, c’est contenu. Léon ne voudra pas aller contre l’usage, il va confesser à genoux sa faute, la jolie main de sa sœur va l’absoudre, et puis ils s’embrasseront le plus cordialement du monde.

Pendant ce discours, M. de Rosac forçait Théobald à se prosterner devant Céline, à prendre la main de sa sœur, et il s’étonnait de son peu d’empressement à profiter de tous les avantages de la réconciliation. Mais Théobald, craignant d’offenser Céline, lui baisa respectueusement la main et certifia avec tant d’assurance qu’il n’y avait pas eu la moindre querelle entre Céline et lui, que M. de Rosac fut à la fin obligé de le croire.

La contrainte qui régnait entre Céline et Théobald n’avait point échappé à M. de Melvas, mais il l’attribuait à la différence de leurs opinions sur M. de Rosac ; car il était assez visible que Théobald ne le trouvait pas aimable, et le baron supposait que Céline était blessée de voir son frère témoigner si peu d’estime à l’homme qu’elle devait épouser. Malgré les représentations de sa nièce, et sa volonté expresse de ne point entendre parler de mariage avant le rétablissement de sa mère, le projet de cette union était fixé dans l’esprit de M. de Melvas, et il n’admettait point l’idée que rien pût s’y opposer.

Cependant l’état de madame de Lormoy devenant chaque jour plus inquiétant, le docteur eut recours au moyen usité par la médecine lorsque tous les autres ont échoué. Il ordonna les eaux thermales, et Théobald fut chargé de conduire la malade et sa fille à Bagnères, où M. de Melvas viendrait les rejoindre, après avoir terminé quelques affaires indispensables.

À la nouvelle de leur prochaine absence, M. de Rosac se récria sur l’impossibilité de vivre loin de ces dames, et sollicita vivement la faveur de les accompagner. M. de Melvas la lui accorda aussitôt sans consulter personne ; on fixa le départ au surlendemain, et M. de Rosac se fit garant des plaisirs du voyage.

Théobald, qui redoutait de fâcheuses rencontres, essaya de prouver à ces dames qu’il leur était inutile dans ce voyage, puisqu’elles avaient pour défenseur un chevalier si accompli. Mais madame de Lormoy déclara qu’elle croyait avoir trop peu de temps à vivre pour sacrifier un seul des moments qu’elle pouvait encore passer avec ses enfants. Céline, après avoir entendu ces tristes mots, avait dit à Théobald :

— Ne l’affligez pas, venez avec nous.

Cet ordre n’était-il pas irrésistible ?

La veille du départ, Théobald écrivit à Marcel de venir l’attendre à Bordeaux, où il comptait se rendre incessamment. Sans l’instruire de sa situation présente, il lui manda qu’une affaire imprévue l’ayant contraint à garder quelque temps l’incognito, il le priait de ne pas prononcer son nom aux gens qu’il pourrait rencontrer à Bordeaux, se réservant de lui expliquer plus tard la cause de ce mystère.

En écrivant cette lettre, Théobald s’étonna de l’espèce de honte qu’il éprouvait à n’oser convenir du titre qu’il usurpait, malgré lui, auprès de madame de Lormoy. Il lui semblait entendre Marcel dire avec son ton brusque et sa vieille franchise : Un brave officier comme vous peut-il s’abaisser à passer pour un autre ; doit-il usurper un titre sacré, et profiter d’une tendresse qui se changerait en haine, en mépris, si on venait à découvrir la vérité ? C’est risquer de se déshonorer que de continuer plus longtemps un rôle semblable, et vous avez beau y chercher des excuses, mon capitaine, la vie d’une vieille femme ne vaut pas l’honneur d’un brave officier.

Mais la volonté de Céline, l’intérêt de sa mère l’emportèrent sur toutes ses réflexions, et Théobald partit sans oser s’avouer l’étendue du sacrifice qu’il faisait à sa propre faiblesse.

Le changement d’air, et la distraction du voyage ranimèrent d’abord les forces de madame de Lormoy. Ce premier succès de l’ordonnance du docteur en fit espérer un plus grand ; cette idée dissipa un moment la tristesse de Céline, et donna un libre cours à la gaieté de l’élégant Bordelais. L’intimité était avantageuse à M. de Rosac, elle autorise ordinairement moins de retenue dans les manières, et la familiarité des siennes n’y paraissait pas si choquante. Théobald fit cette remarque avec peine ; mais il se consola en pensant que pour peu que M. de Rosac rencontrât aux eaux quelques élégants de sa province, il ne manquerait pas à reprendre les airs dégagés qui le rendaient si ridicule. En attendant, il remarquait ses soins empressés pour Céline, et Théobald, qui était sans cesse contraint à lui céder le plaisir de lui donner le bras à la promenade, et à le voir jouir du droit de se consacrer à elle sans qu’on pût le blâmer, en ressentait un dépit difficile à cacher. Céline s’en aperçut, et tout en accusant Théobald d’injustice, elle chercha un moyen de le rassurer. Mais, dans la crainte de se laisser aller à quelques reproches amers, il fuyait les occasions de parler à Céline, sans penser que sa tristesse et son regard courroucé lui disaient tout ce qu’il voulait taire.

Enfin, au dernier relais, avant d’arriver à Bagnères, Céline profita d’un moment où sa mère causait avec M. de Rosac pour engager Théobald à l’accompagner jusqu’au sommet de la montagne où la voiture viendrait les joindre. Alors prenant son bras sans attendre sa réponse, elle l’entraîna vers la route et lui dit :

— J’étais reconnaissante de votre résignation à nous suivre, mais si vous montrez tant d’humeur, vous me ferez repentir d’avoir exigé de vous ce nouveau sacrifice.

— Résignation, sacrifice, pouvez-vous employer ces mots, répondit Théobald, quand il s’agit du bonheur de vous suivre ? Ne savez-vous plus tout ce que votre présence est pour moi ? mais vous voir sans cesse l’objet des soins d’un homme qui se croit déjà des droits à votre main, être témoin de votre préférence pour lui, voilà ce qui est au-dessus de mon courage.

— Et voilà pourtant ce qu’il vous faut supporter, reprit Céline d’un ton absolu. Je ne puis excuser à mes propres yeux les rapports où nous sommes qu’en les sanctifiant par un grand sacrifice. J’ai juré de m’y soumettre, et c’est de vous que j’attends la force de l’accomplir. C’est le seul moyen de n’avoir point à rougir lorsqu’il faudra détromper ma mère.

» Certaine que vous n’avez agi que dans son intérêt, et non dans le nôtre, elle vous pardonnera d’avoir prolongé son erreur. Je n’aurai point de honte à convenir de tout ce que j’ai fait pour vous empêcher de confier notre secret à mon oncle. Votre séjour à Melvas ayant contribué à sauver sa sœur, sans nuire à aucun de ses projets sur moi, je ne doute pas que ses préventions ne cèdent à la reconnaissance qui vous sera due, et cette certitude m’a fait prendre la résolution…

— D’épouser M. de Rosac, interrompit Théobald avec amertume : le moyen est ingénieux, j’en conviens, et je voudrais pouvoir l’adopter aussi facilement que vous ; mais c’est assez de renoncer au seul bien qui m’attache à la vie, je ne saurais le voir possédé par un autre. Là, ma soumission expire.

— Eh bien dit Céline en pleurant, plongez-nous donc dans le désespoir, car je puis tout supporter plutôt qu’un soupçon déshonorant. Songez que vous n’êtes point mon frère, que je le sais, et que si l’on pouvait me supposer capable d’avoir secondé cette ruse pour encourager votre amour, je serais déshonorée à jamais ; car je n’ignore pas que cet amour ne peut être approuvé de ma famille. Ah ! puisque vous oubliez la promesse que vous m’avez faite, puisque ma réputation, mon repos, vous sont indifférents, je ne vous demande plus rien, partez : ma mère ne me pardonnerait point d’avoir compromis mon honneur pour sa vie.

Ces derniers mots, dits avec toute la fierté qu’inspire une résolution courageuse, ne laissèrent plus d’espoir à Théobald. Cependant il essaya de prouver à Céline que son mariage avec M. de Rosac n’était pas absolument nécessaire à leur justification ; mais elle persista dans le dessein de paraître consentir à cette union ; seulement elle s’engagea à ne point en fixer l’époque, avant que Théobald l’eût quittée pour toujours.

Cet entretien ne paraissait pas devoir dissiper le chagrin de Théobald, et pourtant, lorsqu’il remonta en voiture, sa poitrine était moins oppressée, son visage avait pris une expression plus douce, et son esprit, plus libre, se mêlait avec grâce à la conversation. Où donc avait-il puisé tant de courage ? Était-ce dans l’ordre qu’il avait reçu de sacrifier son amour au bonheur de M. de Rosac ? Était-ce dans l’arrêt irrévocable qui le condamnait à se séparer bientôt de Céline ? Non ; mais la rigueur même de cet ordre prouverait quel sentiment l’avait dicté. On ne craint autant que l’amour qu’on partage, et cette pensée entraînait à sa suite tant de douces réflexions, qu’elle triomphait de toutes les autres.

Ainsi l’on sort quelquefois du plus triste entretien le cœur soulagé, comme l’on revient d’une fête accablé de tristesse. Ces différentes impressions semblent incompréhensibles, et cependant l’événement prouve bientôt qu’elles étaient fondées. Ce mystère de l’âme ferait supposer que ce qu’on sent trompe moins que ce qu’on voit, et qu’il existe, pour ainsi dire, en nous un instinct du vrai que rien ne peut abuser. Sans cela, comment expliquer la sécurité dans le péril, la persévérance dans l’amour malheureux, l’obstination dans un projet ambitieux, dont le succès semble impossible, et tant de sentiments invincibles ? Oui, tout porte à croire que si l’on était de bonne foi avec soi-même, les impressions guideraient mieux que tous les calculs.


XX


Ce triste entretien, où Céline venait de faire preuve de tant de raison et de courage, produisit sur elle le même effet que sur Théobald. En s’imposant un cruel devoir, elle avait rassuré sa conscience, elle s’était donné le droit de rester innocemment auprès de Théobald, et, malgré la décision qui lui ôtait toute espérance, elle se sentait plus calme. Il était là, chacun de ses regards lui peignait ses regrets, son amour, et il n’est point de malheur qui n’ait quelque charme à supporter lorsqu’on en voit souffrir aussi celui qu’on aime.

Cependant, chaque jour amenait une circonstance qui rendait la situation de Céline plus embarrassante. À force de réserve envers lui, Théobald la voyait sans cesse au moment de se trahir, et les moindres indices redoublaient ses alarmes ; ceux-là échappent à la prudence. En voici un de ce genre qui faillit les dénoncer.

Lorsque Céline remonta en voiture, les rayons du soleil, donnant sur la place qu’elle occupait, M. de Rosac lui proposa la sienne, où elle serait, disait-il, moins importunée de la chaleur. Elle l’accepta, et se trouva, par ce moyen, en face de sa mère et près de Théobald. Le soleil disparut bientôt, et la fraîcheur du soir, la fatigue de plusieurs nuits passées dans l’insomnie, l’accablement qui succède aux larmes, plongèrent Céline dans un assoupissement profond ; ses yeux se fermèrent, et sa tête s’inclinant du côté de Théobald, vint se poser sur lui. À l’approche de ce doux fardeau, il tressaillit ; mais madame de Lormoy lui fit signe de respecter le sommeil de sa fille.

— La pauvre enfant, dit-elle à voix basse, a veillé près de moi toute la nuit, laissons-la reposer.

En disant ces mots, madame de Lormoy écartait les beaux cheveux qui tombaient sur les yeux de Céline, et l’établissait le plus doucement possible sur le sein de son frère.

Il se fit un long silence pendant lequel Théobald s’abandonna aux rêves les plus doux. Avec quel soin il protégeait cette tête charmante contre les moindres cahos ! Dans la crainte de troubler son sommeil, il respirait à peine ; mais il contemplait avec ravissement l’expression céleste répandue sur les traits de Céline. C’était la douce sérénité de la confiance et de l’amour. Tant de pureté ne pouvait inspirer que des idées dignes d’elle, et ce moment de bonheur affermit encore la résolution que Théobald avait prise de tout sacrifier à la réputation de Céline. Une seule pensée troublait le charme douloureux de ses réflexions. Il redoutait avec raison, le moment où Céline s’éveillant tout à coup, se trouverait si près de lui. Il aurait voulu pouvoir la prévenir d’un seul mot, l’empêcher de témoigner sa surprise ; mais c’était impossible : les regards de sa mère, ceux de M. de Rosac étaient attachés sur elle, et il fallait se résigner à ce qui arriverait.

On allait changer de chevaux ; la voiture s’arrête ; Céline se réveille, jette un regard d’effroi sur Théobald, et s’éloigne de lui en s’écriant :

— Ma mère !

Heureusement l’agitation qu’elle éprouve, son air égaré passent pour être l’effet d’un rêve pénible interrompu brusquement. M. de Rosac lui raconte comment elle s’est endormie sur le bras de son frère, et, sans s’apercevoir de la rougeur qui couvre alors le front de Céline, il lui dit combien il avait envié, pendant ce moment, ces droits de la fraternité qui avaient permis à Théobald de la presser si longtemps sur son cœur, et cent discours de ce genre qui la mirent au supplice, et l’indisposèrent injustement contre Théobald. Mais M. de Rosac ajouta :

— Eh bien, le croiriez-vous ? cette faveur que j’aurais payée de ma vie, Léon en faisait si peu de cas, que, sans madame votre mère, il vous posait tout doucement dans le coin de la voiture, au risque de vous rompre le cou. Ah ! la fraternité est une belle chose !

Ces mots désarmèrent Céline, et valurent un regard reconnaissant à Théobald. Mais cet événement, quoi que fort simple, jeta un grand trouble dans l’âme de Céline. Elle était déjà résolue à ce qu’il ne fût plus question d’amour entre eux. Elle se décida encore à fuir toutes les occasions où elle serait forcée de lui témoigner une amitié fraternelle, et c’est dans toute la bonne foi de son âme qu’elle crut triompher bientôt d’un sentiment qui l’exposait à tant de honte.


XXI


À peine arrivé à Bagnères, M. de Rosac distribua un si grand nombre de cartes chez tous les buveurs d’eau que, dès le lendemain, il fut accablé de visites. Il apprit, en moins d’une heure, le nom de tous les malades de considération qui se trouvaient à Bagnères, et même celui des oisifs que les plaisirs y attiraient. Malgré le désir que lui avait témoigné madame de Lormoy de voir fort peu de monde, et la répugnance de Théobald à faire de nouvelles connaissances, il trouvait toujours moyen de leur présenter quelques amis de la veille, auxquels il avait grand soin de faire entendre qu’il serait bientôt l’heureux époux de la belle Céline. Théobald était rarement témoin de ces visites importunes. La froideur que lui marquait Céline lui était si pénible, qu’il passait tout le jour loin d’elle, dans les montagnes, à dessiner les points de vue que la faiblesse de madame de Lormoy ne lui permettait pas d’aller voir. L’exactitude, la grâce de ses dessins, étaient le sujet de la conversation, jusqu’au moment où M. de Rosac revenait de la redoute, l’esprit orné de tout ce que le commérage d’une ville de bains peut fournir à la plaisanterie médisante.

Madame de Lormoy, craignant que cette vie retirée ne finît par ennuyer Théobald, l’engageait à se faire écrire chez plusieurs personnes distinguées, qui avaient témoigné le désir de se lier avec lui. Mais il s’y refusait toujours sous différents prétextes, ne pouvant se résoudre à faire graver sur des cartes de visites un nom qui n’était pas le sien ; et Céline, tout en approuvant ses scrupules, frémissait en pensant aux soupçons qu’ils pouvaient exciter.

Un soir que M. de Rosac revint plus tard qu’à l’ordinaire, Théobald s’empressa de dire que, sans doute, il avait été retenu par quelque rencontre heureuse. Ce sont de ces petits soins auxquels un rival ne manque jamais. Loin d’en être déconcerté, M. de Rosac répondit qu’en effet il en avait fait une des plus agréables, et dont madame de Lormoy ne se réjouirait pas moins que lui ; alors, sans attendre de question, il ajouta : J’arrive de la vallée de Campan où j’ai trouvé, installée dans un vieux château, une femme adorable, pleine d’esprit, et qui a le bon goût d’aimer ces dames à la folie ; du moins madame de Lormoy, ajouta-t-il, car je ne crois pas qu’elle ait le bonheur de connaître la charmante Céline.

— Et moi, demanda vivement Théobald ?

— Vraiment, je n’en sais rien, reprit M. de Rosac. Excusez-moi, je ne lui ai point parlé de vous. D’ailleurs, elle était si contente de retrouver sa compagne de prison, l’amie qui lui donna tant de soins pendant une longue maladie, qu’elle n’a pensé qu’à me prier d’obtenir de madame le bonheur de la revoir le plus tôt possible.

— Serait-ce la princesse Volinski ? dit vivement madame de Lormoy.

— Précisément, Elle est ici depuis trois semaines dans l’espérance de s’y guérir d’un rhumatisme qui l’empêche de marcher. On lui apporte ses bains… Elle m’a chargé de vous dire que si elle pouvait quitter sa chaise longue, elle se ferait bien vite transporter chez vous. Mais elle espère que vous aurez pitié de son infirmité, et que vous partagerez un peu l’impatience qu’elle a de vous embrasser.

— Elle a raison de le croire, reprit madame de Lormoy : je n’oublierai jamais les consolations que j’ai reçues d’elle dans le plus triste moment de ma vie ; elle était bien jeune alors, quand elle se félicitait d’avoir obtenu de nos geôliers la permission de soigner sa vieille tante, la duchesse de. M…, qui était dans la même prison que moi. C’est là que nous avons vu périr toutes deux ce que nous avions de plus cher. Après la mort de sa tante, se trouvant sans asile, n’osant pas sa montrer, dans la crainte de s’attirer de nouvelles persécutions, elle désira rester près de moi ; nous passâmes près d’une année ensemble ; après ce temps, une de ses parentes vint la chercher pour la mener en Russie, où j’ai appris qu’elle avait fait un grand mariage. À cette époque je partis pour les colonies, et l’éloignement a fait cesser notre correspondance sans rien ôter au tendre souvenir que je conserve de son amitié. Je vois avec plaisir qu’elle ne m’a point oubliée non plus, et vous m’obligerez d’aller lui demander dès demain, quand je pourrai la voir ; malgré ce que je souffre, je sens que cette visite me fera du bien. Mais comment se fait-il que vous ne nous ayez pas parlé plus tôt du séjour de la princesse ici ?

— C’est, répondit M. de Rosac, parce que je l’ignorais moi-même, et que d’ailleurs j’aurais pu le savoir sans deviner l’intérêt que vous y preniez. Un hasard assez singulier m’a conduit chez elle. J’ai rencontré ici le jeune marquis de Boisvilliers à qui j’ai fait gagner un procès l’an passé, et qui m’ayant toujours confié ses affaires, a pensé devoir aussi me confier ses amours.

— Quoi ! il est amoureux de la princesse ? demanda Théobald.

— Non, vraiment, il n’est pas si raisonnable ; mais la princesse a près d’elle une demoiselle de compagnie dont il raffole. C’est une merveille, un ange, une de ces héroïnes dont on ne sait que les vertus et jamais la naissance ; elle fuit le monde, à ce qu’il prétend, et ne reste dans le salon de la princesse qu’autant qu’elle est obligée d’en faire les honneurs ; elle est d’une grâce et d’une mélancolie ravissantes ; enfin, il fallait bien voir toutes ses perfections pour être en état d’en causer avec le marquis, et il m’a présenté chez la princesse uniquement pour me prouver qu’il avait raison d’être fou de mademoiselle Oliska. Mais la sauvagerie de sa belle ne m’a pas permis de lui payer le tribut qu’il exigeait de mon admiration. Elle venait de quitter le salon de la princesse quand nous y sommes entrés. Le marquis a demandé de ses nouvelles ; on lui a dit qu’elle répondait à des lettres que venait de recevoir la princesse, et la soirée s’est écoulée sans que le pauvre marquis vît paraître l’objet de sa passion ; nous serons sans doute plus heureux demain, et je reviendrai, madame, vous rendre compte de mon ambassade.

— Savez-vous, dit Céline, que c’est fort mal à vous d’encourager ainsi ce monsieur dans son amour pour une jeune personne dont la condition est au-dessus de la sienne ?

— Vraiment, je n’ai pas besoin de l’encourager ; son amour est déjà assez violent.

— Eh bien, il faut le combattre, dit Céline, car il n’en peut résulter que du malheur.

— Pourquoi donc ? Le marquis est fort aimable.

— C’est justement pour cela ; il se fera aimer, et la pauvre fille pleurera toute sa vie. Ah ! si l’on savait tout ce qu’il y a de barbare à provoquer un amour que les préjugés du monde condamnent à n’être jamais heureux, on se garderait d’une légèreté si cruelle.

— Bah ! reprit en riant M. de Rosac, l’on voit tant de victimes de ce genre se consoler gaiement, que l’on ne se fait pas un crime de leur plaire.

— Mais celles qui ne se consolent pas en meurent, dit Céline, d’un accent qui fit tressaillir Théobald.

Alors il se leva pour cacher ce qu’il éprouvait, et chacun se sépara.

Le lendemain matin madame de Lormoy reçut un billet par lequel la princesse Volinski l’engageait à venir passer la soirée chez elle. Cette invitation était accompagnée de tant de témoignages d’amitié, qu’il était impossible d’y résister : d’ailleurs le plaisir de revoir une amie semblait ranimer les forces de madame de Lormoy. Elle essaya de se parer autant que son état de malade le lui permettait : elle voulait, disait-elle, être reconnue de la princesse. Elle voulait surtout qu’elle admirât Céline. Théobald chercha en vain à se dispenser de cette visite : madame de Lormoy prétendit que la princesse serait charmée de revoir, après tant d’années, celui qu’elle avait si souvent caressé lorsqu’il était enfant : il fallut obéir. M. de Rosac vint prendre ces dames à l’heure convenue. À son attitude, à sa mise recherchée, Théobald devina les airs qu’il allait prendre, et sourit malgré lui en regardant Céline ; mais elle ne fit pas semblant de le voir et de remarquer l’espèce d’enivrement où se trouvait M. de Rosac, en pensant qu’il était l’intermédiaire d’une reconnaissance dramatique entre une princesse et son amie, qu’il allait accompagner dans cette maison une femme charmante qui serait bientôt la sienne, et qu’enfin en montrant Céline à M. de Boisvillers, il pourrait prendre sur le marquis tous les avantages d’un homme mieux favorisé que lui dans son choix.

Quand ses crises de vanité prenaient à M. de Rosac, il devenait complètement ridicule, et ses comiques à-propos triomphaient alors de la tristesse de Théobald. Aussi, lorsqu’il le vit en si bonnes dispositions, il se réjouit de l’effet que produirait M. de Rosac chez la princesse, et se promit bien d’encourager sa gaieté ; mais ce projet malin fut bientôt déconcerté par les plus vives craintes.

Au moment où l’on annonça chez la princesse madame, mademoiselle de Lormoy, et M. le comte de Saint-Irène, un cri se fit entendre, et plusieurs personnes volèrent au secours d’une femme qui tombait évanouie ; cette voix avait frappé Théobald, il s’approche de la femme que l’on s’empressait de transporter hors du salon, et reste immobile de surprise. Il croit se tromper, il cherche à se persuader que son imagination, troublée par quelque ressemblance, a seule produit cette vision ; mais l’effroi qu’il éprouve est bientôt confirmé par ces mots de la princesse, à madame de Lormoy :

— En vérité, je suis désolée que l’indisposition de cette pauvre Nadège soit venue troubler ainsi le bonheur de ce moment.

Théobald n’en entendit pas davantage : tout au malheur qui le menaçait, il cherchait un prétexte pour s’éloigner, lorsqu’une femme de la princesse vint dire que mademoiselle Oliska avait repris connaissance ; mais que le docteur, lui trouvant de la fièvre, lui avait ordonné de se mettre au lit. Alors, la princesse, après avoir recommandé qu’on lui donnât les plus grands soins, se plut à dire toutes les raisons qu’elle avait de s’intéresser à cette jeune fille.

— C’est, dit-elle, une personne charmante, que j’ai trouvée au fond de la Russie, dans une de mes terres où je ne croyais rencontrer que des sauvages. Sa douceur, sa distinction naturelle m’ont séduite au point de vouloir me l’attacher. Elle ajoute chaque jour quelque talent à la bonne éducation qu’elle a reçue, et j’espérais la marier heureusement ; mais elle ne veut pas se séparer de moi : sa santé est délicate, et je n’aurais jamais une occasion de la gronder, si elle ne se rendait pas malade à force de me soigner. Je veux que mademoiselle de Lormoy me promette ses bonnes grâces pour Nadège ; je suis certaine qu’elle s’en montrera digne.

Céline répondit qu’elle aimerait sans peine une personne douée de tant de qualités, et qui avait su mériter une protection si honorable. En écoutant cette réponse, M. de Boivilliers se tourna vers M. de Rosac et lui dit :

Vous avez raison, mademoiselle de Lormoy est on ne saurait plus aimable, et vous m’obligerez beaucoup en me donnant l’occasion de lui faire ma cour.

— Rien de si simple, reprit avec assurance M. de Rosac, cependant il me semble plus convenable que vous vous adressiez pour cela à son frère.

Alors il conduisit M. de Boisvillers vers Théobald. Celui-ci, absorbé dans ses réflexions, fut longtemps à comprendre ce qu’on attendait de lui, et c’est presqu’à son insu que M. de Rosac lui fit traverser le salon pour aller présenter le marquis à madame de Lormoy.

— Ah, mon Dieu ! qu’avez-vous, Léon ? s’écria-t-elle aussitôt, en remarquant la pâleur de Théobald.

Mais il s’empressa de la rassurer, et, prétextant un léger mal de tête causé par la chaleur qu’il faisait dans le salon, il demanda la permission d’aller prendre l’air un instant.

Dès qu’il se vit seul, il voulut rassembler ses idées, et trouver un moyen de parer au coup qui le menaçait ; car un seul mot de Nadège pouvait le perdre, et il ne savait comment arriver jusqu’à elle pour implorer sa pitié, lui avouer sa faute et se faire un droit à sa discrétion en lui rappelant la tendresse de ce Léon, que tous deux pleuraient encore. Pendant qu’il désespérait de trouver aucun secours contre l’affreux malheur qu’il pressentait, plusieurs domestiques de la maison, portant différents objets, traversaient le jardin pour se rendre dans un pavillon. Théobald s’approcha de l’un d’eux, le questionna sur l’état où était en ce moment la jeune dame qui venait de se trouver mal, et apprit de lui qu’elle habitait ce pavillon, et que la princesse avait spécialement chargé lui et sa fille du service de mademoiselle Oliska.

— C’est un vrai présent que nous a fait la princesse, ajouta le domestique, car c’est bien la plus douce personne…

— Ainsi, vous lui êtes fort attaché, interrompit Théobald ?

— Sauf le respect que je lui dois, comme à ma propre fille.

— Eh bien, aidez-moi à lui rendre un service important.

— De tout mon cœur. Je vais lui porter cette eau de fleur d’oranger qu’où a recommandé de lui faire prendre tout de suite, et je reviens vers vous.

Théobald profita de cette courte absence pour imaginer le service important dont il avait parlé au hasard, et il ne trouva rien de mieux que de dire ce qui approchait le plus de la vérité, sans pourtant trahir entièrement son secret.

Alors, prenant un feuillet de ses tablettes, il écrivit ces mots au crayon :

« Si Nadège veut sauver l’ami de Léon du plus grand malheur, elle consentira à l’entendre ici même, demain avant le réveil de la princesse. »

Ce papier fut confié au domestique, avec la recommandation de ne le remettre que lorsque mademoiselle Oliska serait seule. Il promit d’être prudent ; mais Théobald s’aperçut qu’il hésitait à se charger d’une commission qui lui paraissait suspecte ; et craignant qu’il n’en parlât à la princesse, il jura sur l’honneur, que le service qu’il réclamait ne pouvait en rien compromettre sa jeune maîtresse ; qu’il n’existait aucun sentiment d’amour entre eux, et bientôt, rassuré par les manières franches de Théobald, le vieux François consentit au service qu’il réclamait de lui, et même à favoriser l’entretien qui devait rendre la paix à un ami de sa maîtresse.

Ranimé par cet espoir, Théobald rentra dans le salon en disant qu’il se sentait beaucoup mieux, et il le prouva en se mêlant à la conversation, qui fort heureusement n’avait plus Nadège pour objet. M. de Rosac s’efforçait en vain de faire causer Céline ; elle gardait un profond silence, et, les yeux fixés sur Théobald, semblait vouloir deviner ce qui se passait dans son âme. Ces regards, si vivement souhaités et que, depuis si longtemps, Théobald n’avait point obtenus, redoublaient maintenant son trouble ; il se sentait questionné par eux sans pouvoir leur répondre. Ce tourment ne devait point finir avec la visite chez la princesse ; il dura autant que la soirée, et lorsque Théobald, au moment de se retirer, vint baiser la main de madame de Lormoy, Céline, impatiente, trouva le moyen de lui dire, à voix basse :

— Vous m’apprendrez demain ce qui vous trouble si vivement, n’est-ce pas ?

Et Théobald répondit en soupirant :

— Hélas ! oui, vous le saurez.


XXII


Tourmenté par tant d’inquiétude, Théobald se leva dès que le jour parut, pour se rendre à la vallée de Campan ; lorsqu’il y arriva, les gens de la princesse dormaient encore : il s’en étonna ; car il est de certaines agitations où l’on ne conçoit plus le repos, même dans les autres ; cependant il fallut se résigner à attendre. Une heure se passa sans qu’il se fît le moindre mouvement dans la maison. Enfin le vieux François vint ouvrir la grille du jardin, fit entrer Théobald, et lui montrant une allée couverte, il lui dit mystérieusement qu’il y trouverait quelqu’un : c’était sans doute Nadège. L’idée de la revoir triompha en cet instant des nouveaux chagrins de Théobald ; tout à ses anciens regrets, il lui sembla que l’ombre de Léon assisterait à cette entrevue, et qu’elle le protégerait auprès de son amie.

Mais si le souvenir de Nadège était présent à son cœur, il ne savait comment aborder mademoiselle Oliska, et cette crainte redoubla lorsqu’il l’aperçut au fond de l’allée. La mise élégante d’une Française avait remplacé son costume de paysanne russe ; la dignité de son maintien ne rappelait en rien ses manières vives et franches, et il paraissait impossible qu’un si grand changement dans sa personne ne fût pas la conséquence d’un plus grand encore dans son caractère et ses sentiments. Ces réflexions glaçaient Théobald, et lui faisaient ralentir ses pas à mesure qu’il s’approchait de Nadège : elle s’en aperçut, et, devinant ce qui l’intimidait, elle lui tendit la main avec tant d’affection qu’il se précipita vers elle, saisit la main qu’elle lui présentait et la couvrit de larmes.

— Et Léon ! s’écria Nadège, n’est-ce donc pas lui que j’ai entendu nommer ?

Cette question rappela Théobald au danger qui le menaçait, et il fit à Nadège le récit des événements qui l’avaient entraîné malgré lui dans l’affreuse situation où il se trouvait.

— C’est pour Léon, c’est pour sauver la vie de sa mère que je suis devenu si coupable, ajouta-t-il ; Nadège me punira-t-elle d’un tort que mon amitié pour Léon pouvait seule me faire commettre !

— Non, reprit Nadège en pleurant, vous m’avez cruellement trompée par cette lueur d’espoir qui m’a ouvert un instant le ciel pour me faire retomber plus douloureusement sur cette terre de regrets ; mais je vous le pardonne, et ce que je fais en ce moment vous prouve assez mon dévouement pour l’ami de Léon ; car je serais perdue si la princesse pouvait soupçonner cette démarche que toute la pureté de ma conduite n’empêcherait pas de mal interpréter. Sans lui avoir dit jamais le nom de celui que je pleure, elle sait qu’aucun autre sentiment ne peut le remplacer dans mon cœur ; j’ai souvent blessé par mes refus l’intérêt qu’elle me porte ; et si elle pouvait me soupçonner coupable de quelque intrigue romanesque, je perdrais sa protection ; je sacrifierais ainsi le seul bien qui me reste, et l’unique consolation de mon père.

À ces mots, Théobald voulut s’éloigner, mais Nadège le retint pour convenir de ce qu’elle devait répondre à la princesse : car il était probable que celle-ci l’interrogerait sur la cause de l’émotion violente qu’elle avait éprouvé la veille.

— Confiez-lui tout, dit Théobald, excepté le nom qu’elle ignore ; dites-lui que je vous ai connue chez votre père et que j’étais l’ami de celui que vous regrettez, et contraignez vos larmes, lorsque vous m’entendrez appelé de son nom. Avant trois jours, j’espère avoir trouvé un prétexte raisonnable pour m’éloigner d’ici. La santé de madame de Lormoy me permettra de la quitter, et préparée par mon absence à la triste nouvelle qui l’attend, elle la supportera, j’espère sans danger. Si sa douleur m’accuse, Nadège me justifiera, en lui disant combien j’aimais son fils ; elle sait que si j’ai pu lui survivre, c’était pour obéir aux dernières volontés de Léon ; mais j’ai trop acquitté ma promesse, elle me coûte plus que la vie. Adieu.

En vain Nadège voulu retenir Théobald et savoir de lui ce qu’il allait devenir : il était parti.

De retour chez lui, l’insomnie, la fatigue lui causèrent un mouvement de fièvre qui le forcèrent de se mettre au lit ; il se fit excuser de ne pouvoir se rendre au déjeuner, en donnant pour prétexte des lettres à écrire. Céline inquiète envoyait à chaque instant dans sa chambre pour lui demander une foule de choses dont elle n’avait nul besoin ; enfin M. de Rosac arriva accompagné de son ami, et Céline perdit l’espérance de pouvoir causer un instant seule avec Théobald.

Après les politesses d’usage, M. de Boisvilliers demanda des nouvelles de M. de Saint-Irène.

— Je suis presque inquiète de lui, répondit madame de Lormoy, car je ne l’ai pas vu de la matinée ; et il était un peu souffrant hier.

— Tranquillisez-vous, madame, dit en souriant M. de Rosac, il est tout au plus un peu fatigué de la promenade qu’il a faite ce matin.

— Je ne croyais pas qu’il fût sorti, ajouta Céline.

— Si vraiment, reprit M. de Rosac, il est sorti, et même de fort bonne heure, car monsieur l’a rencontré au point du jour, vers le petit bois de la vallée de Campan.

— Sans doute, il allait y dessiner, répliqua madame de Lormoy.

— Non pas ; M. de Boisvilliers, qui l’a vu passer sans en être aperçu, prétend qu’il était occupé d’un tout autre soin ; mais ces sortes de confidences ne se font point aux mères, ajouta M. de Rosac, en prenant un air fin.

— Pourquoi pas ? je serais charmé d’apprendre quelqu’histoire romanesque sur son compte, ne fût-ce que pour l’en tourmenter un peu.

— Oh ! oui, racontez-nous cela, dit Céline, en s’efforçant de sourire.

— Le faut-il ? demanda M. de Rosac au marquis.

— Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit-il, cela ne peut être désagréable qu’à moi ; et j’en prends mon parti ; je suis seulement fâché de n’avoir pas été prisonnier en Russie, car il y a, j’en suis témoin, beaucoup d’avantages attachés à ce malheur-là.

— Tout cela veut dire, mesdames, que l’évanouissement d’hier était une reconnaissance qui a été probablement suivie d’une explication, comme dans les opéras-comiques, et les dédains de la belle Oliska sont maintenant assez expliqués.

— Quoi ! vous pensez que Léon l’a connue en Russie ? Il ne m’en a jamais parlé ; et à toi, Céline ?

— Jamais, répondit-elle en pâlissant.

— En effet, reprit madame de Lormoy, j’ai remarqué hier dans Léon un trouble que je ne lui ai jamais vu ; mais aussi comment s’attendre à retrouver ici une personne que l’on n’espérait plus rencontrer de sa vie ?

— Et qu’on avait quittée sans doute avec désespoir. Savez-vous bien qu’on ne trouve rien de mieux dans les mélodrames, et que sans la peine que cela cause au marquis, je serais dans le ravissement de cette histoire.

— Je ne vois pas ce qu’elle a de si divertissant, dit avec humeur Céline, et je ne vous conseille pas d’en faire un sujet de plaisanterie devant Léon, car il pourrait s’en offenser justement ; si cette jeune personne est telle que nous l’assure la princesse, elle mérite l’estime, et il serait désolé qu’on lui causât la moindre peine à propos de lui, j’en suis certaine.

— Vous avez mille fois raison, mademoiselle, et personne ici ne pense à lui nuire ; mais est-ce flétrir la réputation d’une jolie femme que de supposer qu’on l’a aimée en la voyant pour la première fois, sous un climat glacé, et qu’on l’aime encore en la retrouvant plus séduisante que jamais, dans le plus beau pays du monde ?

— N’importe, interrompit madame de Lormoy, je vous prie de ne point parler de cela ; l’intérêt que la princesse porte à cette jeune fille, nous impose des égards envers elle, et le moindre mot à ce sujet pourrait lui faire un tort irréparable. Il ne saurait y avoir d’avenir heureux dans l’amour de mon fils pour elle, et le mieux est de ne pas paraître s’en apercevoir.

— Vous en parlez bien facilement, madame, mais mon ami, qui n’est pas aussi philosophe, vous dira quels sont les sentiments qu’inspire cette charmante Tartare : elle séduit d’abord, ensuite on l’adore : puis on veut l’épouser, voilà la gradation subite ; il en est là, lui.

— Et je n’aurais pas rougi de l’avouer hier, dit M. de Boisvilliers ; mais alors je croyais son cœur libre, et je ne sais pas lutter contre une préférence si bien méritée.

— Bah ! pourquoi se décourager ainsi répliqua M. de Rosac. Il faut combattre en ennemi généreux. D’ailleurs il n’est pas sûr que Léon soit aussi captivé que vous. Je vais l’observer ; et, dans peu, je saurai vous dire au juste ce qu’il en faut penser.

— Ah ! si vous la connaissiez ! dit en soupirant le marquis… et il commença un éloge d’Oliska, qui livra Céline à un tourment nouveau.

En ce moment Théobald entra ; M. de Rosac fit signe au marquis de se taire, et cela si maladroitement que chacun s’en aperçut. Il en résulta cette sorte de gêne que l’on éprouve en sentant qu’on interrompt une conversation dont on veut vous faire mystère. Ne sachant trop s’il devait rester ou sortir pour rendre la parole à l’orateur, Théobald regarda Céline comme pour lui demander conseil. Mais l’altération qu’il remarqua sur son visage acheva de le déconcerter. Heureusement pour lui, la gaieté de M. de Rosac vint à son secours. Sans rien comprendre à tout ce qu’il débitait de maximes, de sentences sur la nécessité de bien vivre avec ses rivaux, sur ce que le plaisir de les supplanter valait mieux que l’honneur de les vaincre, Théobald approuva tout et se contenta de chercher, pendant ce temps, ce qui rendait Céline si rêveuse et si sombre. Il crut d’abord que désirant savoir ce qui l’avait vivement préoccupé la veille, Céline ne lui pardonnait pas d’être resté toute la journée loin d’elle. Empressé de lui confier les nouvelles inquiétudes qui l’avaient assailli à l’aspect de Nadège, il s’approcha de Céline au moment où l’on sortait de table, et dit, de manière à n’être entendu que d’elle :

— Je suis prêt à vous répondre ; venez vous promener un instant.

— Non, reprit Céline d’un ton sévère, j’en sais plus que je n’en voulais apprendre ; et elle s’éloigna de lui brusquement.

Ce ton si étranger à Céline aurait cruellement affligé Théobald, s’il n’y avait dans les accents de la jalousie une sorte d’amertume qui porte avec elle un baume consolant. L’exagération de la haine est toujours un aveu, et sans se rendre compte de la colère de son amie, Théobald en ressentit une secrète joie. Depuis leur séjour à Bagnères, rien n’avait démenti l’indifférence que Céline lui témoignait, et il rendait grâce, malgré ce qu’il en pourrait souffrir, à ses injustes soupçons ; car ils lui valaient une preuve de l’amour qu’il inspirait encore.

Sans deviner sur quoi s’appuyait ce soupçon, il présuma que quelques mauvaises plaisanteries de M. de Rosac l’avaient fait naître, et il se promit de le détruire plus sérieusement, en racontant comment il avait connu autrefois Nadège ; mais une visite imprévue ne lui laissa pas le mérite de l’aveu.

— Une voiture s’arrête ici, dit M. de Rosac en s’approchant de la fenêtre. Ce sont les gens de la princesse Wolinski ; et, si je ne me trompe, c’est la belle Nadège qui descend ici. Léon, allez donc lui donner la main, sinon le marquis…

— J’y cours, répondit Théobald, inquiet de savoir quel motif amenait Nadège chez madame de Lormoy.

— Ma visite vous étonne, dit Nadège en le voyant si empressé, rassurez-vous. Je suis tout simplement chargée d’une commission de la princesse auprès de madame de Lormoy, et je profite de cette occasion pour venir la remercier de l’intérêt qu’elle a bien voulu me témoigner en envoyant ce matin s’informer de mes nouvelles.

— Avez-vous causé avec la princesse ?

— Oui, j’ai dit ce qui pouvait expliquer l’effet de votre apparition, et je l’ai priée de n’en point parler à son ancienne amie, afin qu’elle n’en tirât aucune conjecture. Il lui suffit de savoir que nous nous sommes vus en Russie ; le reste est inutile à confier.

Théobald fut touché de ce soin prudent, et il en remercia vivement Nadège. Mais pendant qu’il exprimait ainsi sa reconnaissance, il oubliait que tous deux étaient attendus dans le salon, où l’on avait annoncé mademoiselle Oliska depuis longtemps. La manière dont elle fut accueillie de Céline aurait pu le lui apprendre. Quant à madame de Lormoy, elle avait cette sorte d’indulgence qu’ont si souvent les mères pour les faiblesses dont leur fils est l’objet. Aussi reçut-elle Nadège de la meilleure grâce ; elle s’engagea de plus à dîner le lendemain chez la princesse, si le docteur le permettait. Pendant qu’elle parlait, Nadège la regardait avec tous les signes d’une émotion visible. L’idée de se trouver auprès de la mère de Léon, de cette mère qu’il désirait tant revoir, remplissait à chaque instant ses yeux de larmes.

— Vous paraissez souffrir encore, dit madame de Lormoy en voyant la tristesse qui se peignit tout à coup sur le visage de Nadège ?

— Non madame, s’empressa-t-elle de répondre, mais excusez-moi de ne pouvoir toujours surmonter de tristes souvenirs. Il sait, ajouta-t-elle en montrant Théobald, dans quel trouble peut plonger tout à coup un souvenir de la patrie.

— N’en ayez point de honte, reprit madame de Lormoy en serrant la main de Nadège, de semblables émotions n’appartiennent qu’à un noble cœur. Il est tout simple, qu’en revoyant mon fils, vous pensiez à votre père, dont il nous a si souvent raconté les bons soins pour lui ; car, je n’en doute plus, vous êtes la fille de ce brave Phédor qui lui a donné asile.

— Il est vrai madame, dit alors Théobald d’une voix émue, c’est à son père, c’est à elle, que nous avons dû plus d’une fois notre salut.

— Croyez que je ne l’oublierai jamais, répondit madame de Lormoy, d’un ton solennel.

— Ni moi non plus, ajouta Céline, en tendant la main à Nadège, tandis que de l’autre elle essuyait ses yeux.

— Tout cela est fort bien, dit en se levant M. de Rosac, comme pour triompher de l’attendrissement général, mais le plaisir de retrouver les gens qu’on aime ne doit pas être mêlé de tristesse, et je suis d’avis, moi, qu’on prenne le bonheur en gaieté.

Cette saillie ramena la conversation à des intérêts moins graves. On forma le projet d’une grande promenade pour le lendemain. Nadège, qui était depuis longtemps à Bagnères, devait conduire Céline sur une montagne, d’où l’on découvrait un site admirable ; et Céline se promettait de mettre à profit cette promenade, pour apprendre, de Nadège, une foule de détails sur le séjour de Théobald à Oriembourg. Dans les entretiens qu’ils avaient eus ensemble, Théobald avait toujours évité de parler de Nadège ; il ne pouvait se dissimuler qu’elle était la cause innocente du départ précipité, et par conséquent, de la mort de Léon, et c’était pour ne pas lui entendre reprocher ce malheur, qu’il avait gardé le secret sur l’amour de Nadège.

Tant qu’on est sous le charme d’un sentiment que l’on combat en vain, on croit que celui qui l’inspire exerce le même pouvoir sur tout ce qui l’approche. Aussi, Céline ne doutait-elle point que Nadège n’aimât Théobald. Son incertitude portait seulement sur la manière dont il répondait à son amour. Cette passion avait commencé en Russie : elle croyait pouvoir en être sûre ; car, sans cette raison, Théobald n’aurait pas gardé le silence sur Nadège. Il m’a trompée, pensait-elle, il s’est trompé lui-même, en croyant le souvenir de ce premier attachement effacé pour jamais… si, pourtant, il l’avait fait naître, sans le partager… si le désir de m’oublier, hélas ! de m’obéir ! l’engageait seul à répondre à cet amour !… Ainsi l’esprit agité de Céline se livrait à toutes les suppositions les plus pénibles, et ce tourment s’augmentait encore par la crainte de le laisser apercevoir.

Théobald, qui en jouissait, ne voulait pourtant pas le prolonger ; aussi, dès que Nadège se leva pour prendre congé de madame de Lormoy, il laissa à M. de Boisvilliers le plaisir de la reconduire à sa voiture, et il vint se placer sur le balcon, près de Céline.

— Ah ! c’est vous ! dit-elle, étonnée de le trouver là, lorsqu’elle croyait le voir paraître à côté de mademoiselle Oliska.

— Je n’ai pas voulu priver M. de Boisvilliers d’un bonheur qu’il envie.

— C’est fort généreux, reprit Céline avec ironie.

— Ah ! généreux ! je voudrais que cela pût l’être ; vous m’en sauriez bon gré.

— Aussi, me voyez-vous très-reconnaissante de votre docilité ; je suis seulement fâchée qu’elle ait devancé mes ordres.

— Si cela pouvait vous les faire rétracter, je vous pardonnerais d’oser le croire ; mais vous m’inventez des consolations, afin de moins vous reprocher ma peine : voilà tout.

— je n’invente pas, je vois.

— Et que voyez-vous qui m’accuse ?

— Hélas ! rien, répondit Céline en soupirant ; vous ne sauriez avoir de torts, puisque…

— Ah ! je les aurais tous interrompit Théobald, si je vous affligeais volontairement un seul instant de ma vie.

— Je vous crois, reprit Céline d’un ton plus doux, votre amitié pour moi vous fera toujours éviter ce que vous croirez m’être pénible. Mais on fait souvent tant de mal sans le savoir !

— Vous vous trompez, l’amitié, répéta-t-il avec affectation, ne tombe jamais dans de semblables torts.

— Eh bien, oui, je me trompe, dit Céline, ne se sentant plus la force de poursuivre cet entretien sans trahir le sentiment qui l’agitait. Et elle quitta le balcon pour aller retrouver sa mère.

Mais Théobald avait deviné, à l’accent de sa voix, les pleurs qu’elle lui cachait, et se reprochant sa souffrance, il aurait voulu la calmer à tout prix. Il s’assit près d’elle, décidé à ne la pas quitter qu’il n’eût trouvé un moyen de se justifier. Son album était sur la même table où Céline appuyait le bras charmant qui soutenait sa tête, il se mit à la dessiner dans cette attitude ; chacun s’aperçut bientôt de ce qu’il faisait, excepté elle, tant sa rêverie était profonde. Quand M. de Rosac crut le dessin assez avancé pour que l’on pût juger de la ressemblance, il vint se placer derrière Théobald et s’écria :

— Cela est frappant, divin, enfin c’est elle.

À cette exclamation, Céline se réveille comme d’un songe douloureux, et demande ce qui cause tant d’admiration.

— Un portrait enchanteur, répond M. de Boisvilliers, et fait par monsieur avec autant de vivacité que de grâce.

— Ah ! je devine, reprit Céline d’un ton indifférent et sans témoigner le moindre désir de regarder ce portrait, que sa mère demandait à voir.

— Il est impossible de ne pas le reconnaître, et je suis certaine que Céline elle-même en conviendra, dit madame de Lormoy en passant le dessin à sa fille ; mais Théobald s’en empara vivement et prétendit qu’il y voulait retoucher quelque chose avant de le soumettre à une si grande autorité ; puis saisissant un moment où M. de Boisvilliers racontait un fait qui captivait l’attention générale, il glissa le dessin devant Céline ; elle y jeta nonchalamment les yeux, puis, les relevant aussitôt sur Théobald, il les vit s’animer du regard le plus tendre. Le nuage qui obscurcissait son visage avait fait place au doux sourire. Sa respiration était libre, tout semblait ranimé es elle. Quelle pouvait être la cause de cette résurrection subite ? Était-ce un miracle ? non, mais Céline avait lu ces mots, tracés au bas de son image :

« Elle seule et toujours. »


XXIII


La raison, le devoir, le malheur même, tout disparaît, dans cet instant d’ivresse où l’on retrouve le bien que l’on croyait perdu : le bonheur d’être aimé sans lequel il n’en est plus au monde. Mais qu’elle est cruelle la réflexion qui succède à cette extase du cœur ! Comment voir, sans frémir, qu’un sentiment coupable est devenu la vie ! Après un court moment de joie, Céline venait de faire cette triste découverte ; mais elle espérait triompher de sa faiblesse, assez, du moins, pour la cacher à tous les yeux. La confiance était rentrée dans son âme ; ce calme passager lui répondait de sa prudence ; elle ne voyait plus de danger à rester auprès de Théobald, sans penser que cette confiance, due à quelques mots de lui, pouvait s’altérer encore ; que le moindre événement peut troubler la paix d’un cœur jaloux, à peine revenu des soupçons de la veille. Elle se disposait à passer une journée agréable, et prétendait même employer l’ascendant de Théobald sur Nadège, pour l’amener à mieux accueillir les vœux de M. de Boisvilliers. C’était une bonne action dont sa générosité naturelle lui dissimulait l’avantage qu’elle en pouvait tirer pour elle-même. Ainsi, dans les âmes délicates, l’intérêt personnel est obligé de se cacher pour agir, c’est un sujet soumis à toutes les qualités nobles. Il n’est le tyran que des âmes vulgaires.

Madame de Lormoy se portait mieux depuis quelque temps. Céline paraissait d’une gaieté charmante, Théobald en était fier ; M. de Rosac semblait avoir fait provision de bons mots, et le marquis de Boisvilliers, rassuré par la conduite de celui qu’il croyait être son rival, avait repris son courage ; enfin, chacun était bien disposé, en partant pour se rendre chez la princesse.

Il n’était pas encore l’heure du dîner lorsqu’on arriva ; les femmes se mirent à causer, les hommes à jouer au billard, et Nadège prenant le bras de Céline, lui proposa de gravir ensemble la montagne qui dominait le jardin. Arrivées au sommet, elles se reposèrent sur un banc de mousse, et Céline demanda à Nadège si le climat du midi de la France, si différent de celui de son pays, ne l’incommodait point. C’était mettre assez naturellement la conversation sur la Russie, et, ce premier pas fait, les questions que Céline voulait adresser arrivaient sans paraître étranges.

Nadège mit d’abord une grande réserve dans ses réponses ; mais bientôt, entraînée par le charme attaché à Céline, à sa grâce affectueuse, elle se livra au plaisir de lui parler de son cœur, de ce qu’il avait souffert, et du chagrin qui l’oppressait encore. Sans la crainte d’être indiscrète, Céline lui aurait demandé le nom de celui qui causait sa peine ; mais ce soin même lui semblait inutile, car tout ce qu’avait dit Nadège de son sentiment pour un jeune Français, du désespoir qu’elle avait éprouvé en le voyant partir, de la constance qu’elle lui gardait, sans autre espoir que de lui être unie dans un meilleur monde, tout t’accordait parfaitement avec l’amour qu’elle lui supposait pour Théobald. Une seule chose lui importait encore à savoir. Nadège ne tarda pas à la satisfaire sur ce point

— J’accepte avec reconnaissance, dit-elle, les consolations que m’offre en ce moment votre tendre amitié ; mais je n’en puis accueillir d’autres ; obligez-moi de le dire à M. de Boisvilliers. Son hommage m’honore ; il me toucherait sans doute, si quelque chose pouvait me distraire d’un sentiment qui durera autant que moi. Ah ! si rapide qu’ait été mon bonheur, je sens que ce doux souvenir sera l’unique intérêt de ma vie.

Ces derniers mots frappèrent douloureusement Céline, et la plongèrent dans de nouvelles incertitudes. En vain elle excusait Théobald d’avoir respecté le secret d’une autre ; il lui semblait impossible qu’il ne revînt pas à Nadège, et cette triste pensée ne le cédait qu’à celle, plus humiliante encore, de le voir partager son amour entre elles deux.

En descendant, elles rencontrèrent plusieurs personnes qui venaient les avertir que le dîner était servi : Théobald était du nombre.

— Je le vois, dit-il à Céline, cette promenade vous a fait du mal ; pourquoi être sortie par une chaleur si accablante, et nous avoir privés du plaisir de vous accompagner ?

En disant cela, il offrit son bras à Céline, qui, sans daigner lui répondre, prit celui de M. de Rosac. Il n’en fallut pas davantage pour inquiéter Théobald sur l’entretien qui venait d’avoir lieu. Il demanda tout bas à Nadège ce qu’elle avait dit, pour avoir ainsi changé la disposition de Céline.

— Rien, répondit-elle, vous vous trompez en prenant de la pitié pour de la tristesse.

On se mit à table : la princesse invita Théobald à se placer auprès de Nadège ; il fallut obéir, non pas sans regarder Céline ; mais ce mouvement ne fut pas aperçu : un autre objet captivait son attention ainsi que celle de sa mère ; toutes deux avaient les yeux fixés sur un médaillon garni de turquoises qu’un simple ruban noir suspendait au cou de Nadège. Ce médaillon, caché jusqu’à ce moment par le châle qu’elle venait de quitter en rentrant, se faisait remarquer par la manière dont il était monté, qui rappelait les bijoux mexicains. Il était impossible de ne pas le reconnaître : c’était bien le même qu’avait possédé Céline, le même qui renfermait autrefois les cheveux de sa mère, enfin le même dont elle s’était séparée pour l’envoyer à son frère.

À cette vue, un esprit moins prévenu que le sien aurait deviné la vérité. C’est ce que fit madame de Lormoy, en pensant qu’après avoir substitué ses propres cheveux à ceux de sa mère, Léon avait fait présent du médaillon à Nadège. C’était l’éclairer suffisamment sur le sentiment qui existait entre eux ; mais, Céline, loin d’en tirer la même conséquence, supposa, qu’ayant hérité de ce bijou à la mort de Léon, Théobald l’avait donné à Nadège, non-seulement comme un témoignage de la reconnaissance des deux prisonniers, mais comme un gage des serments que Nadège avait reçus de lui.

Cette supposition une fois adoptée, Céline s’abandonna à tous les soupçons qui pouvaient la rendre plus cruelle, et sa raison s’égara de nouveau. Passant tout à coup d’une profonde rêverie à une gaieté sans objet, elle semblait tour à tour ranimée ou accablée par la fièvre. Cependant on la voyait rire, et chacun se trompait sur la cause de son agitation. Théobald seul y reconnut l’effet d’une vive souffrance qu’elle voulait dissimuler, et il chercha plus d’une fois l’occasion de demander à Céline ce qui la tourmentait ainsi ; mais elle mit tant d’affectation à éviter de se trouver un instant près de lui, qu’il prit le parti de se retirer, avant tout le monde, de chez la princesse ; car il pouvait tout supporter de Céline, excepté la crainte de la voir se compromettre pour lui, et son bonheur même l’avertissait de la nécessité de la fuir pour toujours.

De retour chez elle, madame de Lormoy, se trouvant seule avec sa fille, lui confia les conjectures qu’elle avait faites, pendant cette journée, sur l’intelligence qui paraissait exister entre Nadège et Léon.

— Ce que nous avons vu, dit-elle, aujourd’hui, joint à l’émotion qu’ils ont éprouvée tous deux, en se revoyant, ne me laisse aucun doute sur leur amour, et m’effraie pour l’avenir. Je voudrais prévenir les chagrins inévitables qu’il en résulterait pour tous deux, et tu peux m’aider dans cette circonstance.

— Moi, ma mère ! dit Céline avec étonnement.

— Oui ; ton frère t’a peut-être confié cet amour ?

— Non, jamais, répondit-elle en respirant à peine.

— Eh bien, il faut lui dire que tu t’en es aperçue ; que d’autres peuvent s’en apercevoir aussi, et que tu lui conseilles de ne pas entretenir chez Nadège une espérance qui ne se réaliserait pas ; car, tu sais, comme moi, ajouta madame de Lormoy, que ton oncle ne consentirait jamais à un pareil mariage. L’intérêt qu’inspire cette jeune personne, les égards que nous devons à la princesse, tout m’engage à détourner Léon d’un penchant qui aurait, tôt ou tard, de funestes conséquences.

— Mais il vaudrait mieux, je crois, lui donner cet avis, vous-même.

— Non ; il le prendrait pour un ordre, et il se ferait peut-être un point d’honneur d’y résister : venant de toi, il n’y verra qu’un conseil d’amitié ; vous discuterez ensemble ; tu pourras combattre ses raisons, le plaindre, le blâmer, et ta jeunesse même saura mieux le persuader que ma vieille expérience.

— Mais, nous nous abusons peut-être ? Ce que vous prenez pour de l’amour, pourrait bien n’être que de la reconnaissance, reprit Céline en tremblant de s’entendre contredire.

— À l’âge de Léon, ces deux sentiments se confondent toujours, quand le bienfaiteur est une jolie femme.

— Mais, comment lui dirai-je ?…

— Je n’ai pas besoin de te faire la leçon ; je m’en fie à ton cœur, pour trouver le meilleur moyen de se faire écouter. Mais, comme il n’y a pas de temps à perdre, je veux que dès demain tu parles à Léon. J’aurai soin que M. de Rosac ne vienne pas se mêler de l’entretien ; il est essentiel que tout ceci ne soit connu de personne. On est si sévère dans le monde pour les amours qui ne doivent pas finir heureusement !

Cette sentence, qui condamnait Céline encore plus que Nadège, vint augmenter l’effroi qui remplissait son âme. À travers le désordre de son esprit, elle conserva assez de jugement pour pressentir qu’elle perdrait bientôt complétement la raison, si les tourments de la jalousie venaient se joindre à tous ceux de sa situation : et, pour la première fois, elle sentit qu’il était nécessaire d’éloigner Théobald ; l’intérêt de Nadège ferait consentir madame de Lormoy à ce sacrifice : elle n’en doutait pas. Enfin, tout l’ordonnait, et l’avenir de Céline semblait borné à l’accomplissement de ce cruel devoir.

Elle passa la nuit entière à s’affermir dans cette résolution, et la journée était déjà fort avancée, qu’elle ne cherchait point à rencontrer Théobald ; elle espérait même qu’il allait sortir, comme il le faisait chaque soir, lorsqu’elle le vit entr’ouvrir la porte du cabinet où elle travaillait, en disant :

— Est-il vrai que vous m’avez fait demander ?

— Non, répondit-elle d’abord ; et puis, devinant que c’était probablement sa mère qui le lui envoyait : Ah ! oui,… je voulais vous parler,… ajouta-t-elle en n’osant lever les yeux.

— Et moi aussi, j’ai beaucoup de choses à vous dire ; j’ai même à vous gronder. Mais, avant tout, qu’exigez-vous de moi ?

— Que vous partiez au plus tôt.

— Hélas ! j’y étais décidé ; mais que ce soit par votre ordre, voilà une douleur que je n’avais pas prévue, ajouta-t-il du ton le plus triste.

— Espériez-vous donc cacher plus longtemps les sentiments qui vous unissent, et pensiez-vous que ma mère viendrait à les connaître sans les blâmer, sans vous reprocher votre manque de confiance en elle, et la légèreté qui vous fait exposer le bonheur, la réputation de celle qui vous aime ? Non, votre conduite est inexcusable, barbare, et vous ne savez pas tous les maux qui en peuvent résulter.

— Ah ! s’écria Théobald, en voyant les larmes qui inondèrent tout à coup le visage de Céline, je ne vous comprends plus ; mais vous pleurez, Céline, c’en est assez pour que je m’accuse, pour que je supporte vos reproches sans me plaindre.

— Des reproches ! n’en redoutez point de ma part, reprit Céline, s’efforçant de paraître calme ; je suis encore plus coupable que vous, en me rendant complice de vos torts, en vous aidant à prolonger l’erreur qui vous a fait adopter par ma famille, j’ai mérité tout ce que je souffre.

— Que dites-vous ? oh ciel ! votre mère connaîtrait mon amour ?…

— Eh ! ne se trahit-il pas aux yeux de tout le monde ? Oui, ma mère sait que vous aimez Nadège.

— Je respire, dit Théobald en prenant la main de Céline… est-il possible que vous vous plaisiez à me causer de semblables terreurs ? est-ce bien Céline qui peut s’abuser ainsi sur l’objet de mon amour ? Ah ! sans la défense qu’elle m’a faite de lui parler de cet amour, elle saurait que rien n’en pourra jamais triompher ; qu’il est à la fois mon repentir, ma gloire, mon tourment, ma joie, et qu’en ce moment même, où tout m’ordonne de le sacrifier, je sens qu’il est ma vie.

— Pardon ! fut le seul mot que proféra Céline, dans la douce émotion qui calmait sa souffrance.

— Non, reprit Théobald avec feu, je ne saurais te pardonner d’avoir ainsi calomnié mon cœur ; toi, pour qui j’oublie les devoirs les plus sacrés ; toi, qui deviens aujourd’hui mon excuse, ma conscience… je cesserais de t’aimer !… une autre ?… Non, tu n’as pu le croire… ta mère seule devait s’y tromper. Mon amitié pour Nadège, l’amour qu’elle garde à Léon, et ce triste souvenir dont nous ne parlons jamais sans attendrissement, tout devait lui donner le change sur nos vrais sentiments…

— Nadège aimait Léon ? interrompit Céline, pourquoi ne me l’avoir pas dit ? cela m’aurait épargné bien des larmes.

— Ah ! ne me les reproche pas ces larmes qui m’apprennent que je te suis cher ; elles compensent toutes mes peines ; le souvenir en deviendra ma vertu, mon courage, contre le malheur qui m’attend ; je leur devrai jusqu’à la force de te quitter, car je saurai que tu me pleures.

— Oui, je la pleurerai, cette cruelle absence ! mais, Théobald le voit, je ne puis plus feindre. Hélas ! je m’étais promis de le guérir de son amour, en lui cachant celui qu’il m’inspirait, et la crainte de le perdre m’a fait oublier toutes mes résolutions. Je frémir en pensant que j’ai été vingt fois prête à me trahir, à le livrer au courroux de ma mère ; je sais, enfin, que ma raison ne peut plus me guider, et j’implore la tienne, dit Céline, en laissant tomber sa tête sur le bras de Théobald.

— Hélas ! en ai-je encore… mais l’honneur m’en tiendra lieu, s’écria-t-il en pressant Céline contre son sein, et le ciel me récompensera, peut-être, de m’arracher à toi, au moment où ton cœur me répond… Oui ! je partirai… cette nuit même… il le faut… mon âme accoutumée à la souffrance, serait sans force contre tant de bonheur, ajouta-t-il en contemplant Céline ; mais que j’entende, une fois encore, mon nom prononcé par ta bouche. Ah ! s’il est vrai que tu m’aimes, ne me laisse rien ignorer de la félicité que je perds. Songe que je n’ai pas d’autres biens à prétendre, et que l’écho de tes paroles retentira chaque jour dans mon cœur.

— Théobald !… cher Théobald !… dit Céline, et ses pleurs l’empêchèrent de continuer.

En ce moment, la chaîne d’or qui retenait la montre de Céline s’embarrassa dans la petite croix suspendue à l’habit de Théobald ; il fallut les détacher toutes deux pour les séparer.

— Changeons, dit Céline en cachant la croix dans son sein, elle sera là pour justifier mon amour.

— Et cette chaîne sera la seule que je porterai de ma vie, ajouta Théobald, en rassemblant son courage pour s’arracher d’auprès de Céline, avec l’affreuse idée de ne la revoir jamais.


XXIV


Après de si tristes adieux, Céline tomba dans un accablement insurmontable. Cependant il fallait qu’elle descendît chez sa mère, et qu’elle se préparât à répondre aux questions qu’on lui adresserait, sans doute, sur l’entretien qu’elle venait d’avoir. Rien n’avait été concerté ; Théohald partait dans quelques heures. Cette pensée avait absorbé toutes les autres, et le trouble où se trouvait Céline ne lui permettait pas de chercher un moyen de sortir d’embarras. S’enfermer, se dire malade, sa mère allait accourir pour lui donner ses soins. Rien ne pouvait dispenser la malheureuse Céline d’accomplir son devoir ordinaire, ni la soustraire au cruel supplice de paraître tranquille, avec le désespoir dans l’âme.

Le jour finissait, et le salon n’était pas encore éclairé lorsque Céline y entra ; sa mère ne put remarquer la trace des larmes qui se voyait sur son visage ; plusieurs personnes entouraient madame de Lormoy ; la conver- sation était animée ; elle avait cherché à la maintenir pour que l’on s’aperçût moins de l’absence de sa fille, ce qui n’empêcha point M. de Rosac de se récrier, en voyant arriver Céline, sur la manière cruelle dont elle les abandonnait ce soir-là.

— Eh bien, vous avez tort, ajouta-t-il, car nous sommes aujourd’hui beaucoup moins ennuyeux qu’à l’ordinaire. Madame votre mère nous a fait l’aveu qu’elle aimait les histoires de revenants ; le marquis en sait d’admirables ; il faut qu’il en raconte une pour vous, et la plus effrayante, car c’est la beauté du genre. Voilà justement la lune qui paraît, ne demandons point d’autres lumières et faisons silence.

Alors M. de Boisvilliers commença un récit que Céline n’écouta point ; seulement, lorsqu’il fut arrivé à ces mots : Ils furent contraints de se séparer.

— Qui ? interrompit-elle, sans penser à ce que cette question avait d’extraordinaire.

— Qui ?

— Qui ? mais ces pauvres amants, continua le marquis. Le père de la châtelaine, vieillard ambitieux et vindicatif, ne pardonnait pas à un simple chevalier d’oser plaire à sa fille, et comptant sur l’absence pour triompher de leur amour, il venait d’ordonner le départ d’Arthur pour la terre sainte, en lui accordant, pour toute grâce, la permission d’aller faire ses adieux à la belle Isaure. Mais cette faveur était un piège. Caché derrière une tapisserie, le châtelain entendit le serment que faisait Isaure de rester fidèle au chevalier, et de mourir plutôt que d’accepter jamais la main d’un autre. À tant d’amour, Arthur avait répondu par des promesses de constance et de gloire. Indigné de cette résistance, et désespérant de la vaincre tant qu’il resterait aux amants une lueur d’espoir, le vieillard avait résolu la perte du jeune Arthur ; le soir même du jour marqué pour son départ, des gens apostés par lui au milieu d’un bois qu’il fallait traverser, fondirent tout à coup sur le chevalier, et l’assassinèrent.

En cet instant du récit, un cri douloureux se fit entendre.

— Quel triomphe pour le conteur, s’écrie M. de Rosac, sans s’apercevoir que Céline respirait à peine. Mais elle allait peut-être succomber à la terreur qui s’emparait de ses sens, si ce mot : courage ! n’était venu la ranimer. Accablée par tant d’émotions différentes, sa tête se renversa sur le dos de sa chaise, où se trouvait alors la main de Théobald. Il était entré doucement dans la crainte d’interrompre l’histoire qui captivait l’attention générale ; il en avait écouté ce qui semblait en rapport avec sa situation, et lui seul avait compris l’effroi de Céline.

— Le meurtre accompli, continua M. de Boisvilliers, on en vint rendre compte au châtelain qui, dans sa joie d’être obéi, fit préparer un festin splendide, auquel il contraignit sa fille d’assister. Ses femmes l’avaient pour ainsi dire parée de force, et l’on voyait ses colliers d’émeraudes, son bouquet, son voile humides de ses larmes. Mais son père, sans pitié pour elle, l’obligeait à recevoir l’hommage des seigneurs qui venaient pour demander sa main ; le plus brillant de tous devait la conduire à table et se placer à côté d’elle. Il arrive… la place était occupée ; croyant la céder à quelque seigneur plus puissant que lui, il se retire et va se mêler parmi les autres convives. Chacun d’eux attend que le châtelain donne le signal qui doit engager à porter la santé de la belle Isaure ; mais aucun mot de lui ne vient animer le festin. Étonnée de ce silence, Isaure lève les yeux sur son père, le voit pâle, immobile, les regards fixés sur un objet qui semble le glacer de terreur. Elle cherche la cause de cet effroi subit, et jette un cri en apercevant Arthur placé près d’elle, le sein découvert, et montrant d’une main livide le sang qui coulait d’une large blessure. À cette vue, Isaure tombe inanimée ; on vole à son secours ; elle n’était plus, et le fantôme s’était évanoui. Une longue trace de sang attestait seule son apparition. L’on prétend que chaque année, à pareil jour, la même trace de sang se revoit sur le tombeau d’Isaure.

— Voilà, sans contredit, un fort beau dénoûment, dit madame de Lormoy ; mais ce qui me plaît le plus de cette histoire, c’est la confiance qu’on avait alors dans la fidélité des amants. De notre temps, le même père aurait prévu que le chevalier rencontrerait sur son chemin quelque belle qui lui ferait oublier ses serments, et il se serait épargné la peine de le tuer.

— Ah ! madame, s’écria M. de Rosac, c’est par trop calomnier le siècle ! Puis s’adressant à Céline : j’espère bien que vous ne croyez pas cela ?

— Non, répondit-elle, en se tournant vers Théobald.

Et un regard la remercia de sa confiance.

— Au reste, reprit M. de Boisvilliers, cela dépend beaucoup de la personne qu’on aime.

— Dites plutôt qui aime, répliqua madame de Lormoy.

Alors il s’entama une discussion à laquelle les deux seuls intéressés ne se mêlèrent pas. On supposa toutes les situations où l’infidélité était permise ; les lieux communs, les sentences, rien ne fut épargné, et l’on conclut par décider que le véritable amour était si rare qu’il devrait être protégé par tout le monde.

De tous les ennuis qu’impose la société, le plus insoutenable est peut-être celui d’entendre disserter froidement sur les sentiments qui vous agitent avec violence. Théobald, en étant excédé, se disposait à sortir du salon, pour cacher son impatience ; mais Céline lui fait signe de s’approcher d’elle.

— Que lui dirai-je ? demanda-t-elle à voix basse en montrant sa mère.

— Qu’une lettre, arrivée ce soir, me force à me rendre sur-le-champ à Bordeaux, et que devant bientôt revenir, ajouta Théobald en soupirant, je n’ai pas voulu…

— Vous rendre à Bordeaux ? interrompit madame de Lormoy plus occupée de ce que pouvait dire Théobald que des réflexions de M. de Rosac.

— Oui, madame, reprit Théobald avec cette assurance que donne une résolution courageuse ; une affaire imprévue m’oblige à partir demain.

— Quoi ! sitôt ? cette affaire ne pouvait-elle pas se remettre au moment de notre retour à Melvas ?

— C’est un devoir impérieux que j’ai déjà trop tardé à remplir, reprit Théobald.

— Je comprends, dit M. de Rosac, c’est quelque ordre du ministre de la guerre, qui vous oblige à vous présenter chez le général de la division.

— Justement, répliqua Théobald, profitant sans hésiter du prétexte qu’on lui fournissait.

— Si ce n’est que cela, vous serez bientôt de retour.

— Je le voudrais.

— Je ne croyais pas votre congé expiré ? dit ma dame de Lormoy ; voudrait-on vous envoyer loin de nous ?

— N’ayez pas cette crainte, madame, reprit M. de Rosac, c’est une simple formalité à remplir, et je suis garant que vous le reverrez avant quatre jours, à moins, ajouta-t-il en souriant, qu’il ne trouve sur sa route quelque belle dame qui le retienne dans ses fers, comme vous prétendez que cela arrive toujours à nos chevaliers modernes.

— Vous m’assurez, dit madame de Lormoy à Théobald, sans répondre au trait malin de M. de Rosac, vous m’assurez que je ne dois pas m’inquiéter de cette absence ?

— Non, reprit Théobald en lui baisant la main, et vous devez l’approuver.

Ces derniers mots firent supposer à madame de Lormoy que, pour lui obéir plus facilement, Théobald saisissait une occasion de s’éloigner quelques jours de Nadège, et, malgré la privation que ce voyage lui imposerait, elle se vit dans la nécessité de n’y point mettre obstacle. Théobald fit ses adieux, sans oser regarder Céline ; il craignit, avec raison, de perdre, en la voyant, tout le fruit de son courage. Cependant elle ne pleurait point ; sa pâleur seule trahissait sa souffrance.

Quand tout le monde fut retiré, sa mère voulut savoir d’elle comment Léon avait reçu ses avis ; mais il était déjà tard, et Céline, prétextant le besoin qu’elle avait de repos, pria madame de Lormoy d’attendre jusqu’au lendemain pour apprendre ce qu’elle désirait.

— Qu’il vous suffise, dit-elle, d’être certaine qu’il sera en toute occasion soumis à votre volonté, et que le soin de votre bonheur l’emportera toujours sur le nôtre.

À ces mots, sa mère l’embrassa tendrement, et Céline se trouva moins malheureuse en pensant que ce départ, dont elle craignait tant l’effet sur sa mère, ne désespérait qu’elle seule.


XXV


Le danger maintient les forces ; mais lorsqu’il n’est plus urgent de cacher sa douleur, il est rare qu’on n’y succombe point. Tant d’agitations altérèrent la santé de Céline ; elle fut obligée de rester au lit plusieurs jours. Sa mère en conçut une vive inquiétude, et la crainte de l’augmenter rendit à Céline cette espèce de volonté qu’il faut pour guérir. Elle avait déjà repris ses occupations ordinaires ; seulement elle était languissante. On mettait cette disposition sur le compte de la convalescence, et comme elle ne se plaignait pas, on la croyait tranquille.

Madame de Lormoy parlait souvent du retour de son fils, sans s’apercevoir de l’oppression qui accablait sa fille chaque fois qu’elle disait : Mais qui peut le retenir si longtemps ? Pourquoi Léon ne nous écrit-il point ? Un jour qu’elle venait de recommencer cette question, Céline, embarrassée d’y répondre, prend le journal qu’on apportait, s’approche d’une fenêtre, et lit à voix haute quelques articles de la gazette de Bordeaux. Tout à coup elle s’arrête ; sa mère lui demande, sans détacher ses yeux de la broderie qu’elle achève, si le journal ne contient plus rien d’intéressant. Céline se tait : étonnée de son silence, madame de Lormoy se retourne, et tremble d’effroi en apercevant sa fille évanouie. Les secours qu’on lui prodigua la ranimèrent bientôt ; mais ses yeux égarés, ses paroles sans suite, ses sanglots étouffés, la firent croire en délire. En la voyant dans cet état, sa mère jetait des cris qui attiraient tous les gens de la maison. M. de Rosac arrive en cet instant.

— Venez, s’écrie Céline, empêchez la…

Mais l’oppression qui l’accable ne lui permet pas de continuer : elle montre à sa mère les papiers qui sont sur la table. On ne la comprend point, son désespoir s’en augmente ; des convulsions l’agitent, et le médecin, qu’on a fait appeler, déclare qu’une prompte saignée peut seule ramener le calme et détourner les effets de cette crise.

Lorsqu’on la croit apaisée, on veut savoir ce qui peut avoir plongé Céline dans ce cruel état. M. de Rosac prend le journal, le parcourt ; ses yeux s’arrêtent enfin ; madame de Lormoy le voit pâlir, elle s’empare à son tour de la feuille, et malgré les efforts de M. de Rosac pour la conjurer de ne pas la lire, elle y voit ces mots :

« Un aventurier qui, à la faveur de papiers trouvés en Russie, s’était introduit chez le baron de Melvas, en se faisant passer pour son neveu, vient d’être arrêté et conduit au fort du Hâ ; on instruit son procès. »

Madame de Lormoy resta comme anéantie sous le poids de cette nouvelle ; elle n’osait y croire, mais une lettre de son frère vint la confirmer, et rendre l’espoir à son cœur maternel.

« Votre fils existe, écrivait M. de Melvas ; c’est lui-même qui vient de m’aider à déjouer les projets du misérable intrigant qui avait usurpé sa place. Le croiriez-vous ? ce monstre s’était introduit chez vous dans l’espérance de séduire votre fille, de l’enlever et de la contraindre ensuite à l’épouser pour rétablir sa réputation : comme si la honte de porter un nom déshonoré était pour une fille bien née un moyen de se réconcilier avec sa famille ! Mais vous ne vous étonnerez plus de tant de bassesse quand vous saurez que son nom est celui du dénonciateur, du meurtrier de votre mari, et vous devinerez que le fils de l’atroce Eribert pouvait seul recommencer pour nous cette suite d’infamies. Mais heureusement la lettre que je joins ici, est arrivée à temps pour nous sauver. Lisez-la et ne vous occupez que du bonheur de revoir notre véritable Léon. Le soin de punir le traître qu’il croyait son ami me regarde, je l’ai déjà livré à la justice, et quelle que soit la rigueur de nos lois contre un attentat pareil, j’en presserai l’exécution de toute la force de mon ressentiment passé et présent. »

— Ah ! je le seconderai dans sa juste vengeance, s’écria M. de Rosac, après avoir écouté cette lecture ; le misérable ! il aimait Céline ! il espérait la déshonorer, c’est sous mes yeux qu’il osait former ce projet infernal ! usurper la confiance de toute une famille, se servir du nom de frère pour vivre sous le même toit qu’une jeune fille qu’on veut entraîner à sa perte, partager la fortune à laquelle on n’a aucun droit, voler une dot ; ah ! de si nobles desseins méritent qu’on en fasse un grand exemple, et je vais de ce pas à Bordeaux pour recommander cette affaire à nos juges.

— Pensons d’abord à tranquilliser Céline, dit madame de Lormoy, elle paraît plus calme ; demandez au docteur si elle peut lire cette lettre.

Le docteur venait de partir ; mais madame de Lormoy pensant que le bonheur de retrouver un frère dissiperait mieux que tous les remèdes l’accablement de sa fille, lui lut elle-même la lettre suivante :

« Mon cher oncle,

» J’apprends qu’un intrigant, dont j’ignore le nom, s’est servi du mien pour s’introduire chez vous, et tromper toute ma famille ; j’irais le chasser, le punir à l’instant même, sans l’obligation de me faire reconnaître ici pour obtenir un passe-port. Je n’ai plus aucun des papiers qui peuvent certifier de mon existence, de mes services, et me faire rayer de la liste des prisonniers morts en Russie. Il me faut recourir au témoignage du petit nombre de camarades qui sont revenus de cette triste campagne, et qui me connaissent pour m’avoir vu combattre à côté d’eux. C’est à qui doutera de ma résurrection, de mon retour ; après tant de périls, j’y crois à peine moi-même ; mais je suis certain pourtant de me faire bientôt reconnaître à vous, à ma mère, à ma sœur, par tous les sentiments du fils le plus tendre et le plus respectueux.

» Léon de Saint-Irène. »

Dans l’état de faiblesse où se trouvait alors Céline, elle se crut d’abord tourmentée par un rêve pénible. Sa mère, étonnée de la voir insensible à la consolation d’apprendre que son frère existait, essaya de la convaincre de cette heureuse nouvelle, en lui faisant part de la lettre de son oncle. Hélas ! les menaces qu’elle renfermait rendirent bientôt Céline à toute la réalité de son malheur ! Son premier mouvement fut de justifier Théobald du projet infâme qu’on lui supposait. Mais s’apercevant que la chaleur qu’elle mettait à le défendre animait encore plus le courroux de M. de Rosac contre lui, et qu’il interprétait ses larmes comme une preuve de la séduction qui était à ses yeux le plus grand tort de Théobald, elle sentit la nécessité de se contraindre, et se borna à raconter, avec toute la fierté d’une âme innocente, comment la méprise de Zamea, celle de madame de Lormoy, et le danger qui en avait été la suite, avaient placé malgré lui, Théobald dans la situation dont on lui faisait un crime aujourd’hui.

— Ainsi vous me trompiez tous deux ! s’écria ma dame de Lormoy, vous vous perdiez pour moi ; ma vie ne valait pas qu’on l’achetât si cher. Qu’en ferai-je à présent, si votre repos, votre réputation sont à jamais compromis ?

— Rassurez-vous, répondit Céline, d’un ton calme, je ne cesserai jamais d’être digne de vous. Mais si la calomnie profitait de cet événement pour flétrir l’honneur de votre fille, vous n’auriez pas longtemps à souffrir de cette honte.

Il y avait dans l’accent de Céline quelque chose de sinistre, qui fit frémir sa mère ; M. de Rosac lui-même en fut effrayé, et tous deux se réunirent pour la ramener à des idées moins sombres. Madame de Lormoy promit donc de ne lui adresser aucun reproche sur ce qu’elle appelait son inconséquence. M. de Rosac jura de se battre avec tous ceux qui oseraient parler légèrement de cette aventure, et soupçonner Céline d’avoir encouragé les projets de Tbéobald. Mais sans faire attention à tout ce qu’ils imaginaient pour la tranquilliser, elle demanda seulement à quitter sans délai Bagnères. On craignait qu’elle ne fût pas en état de supporter les fatigues de la route. Elle affirma qu’elle en aurait la force, et témoigna le désir de consulter le docteur Frémont, comme étant le seul qui possédât sa confiance. Cette considération l’emporta sur toutes les autres. M. de Rosac se chargea d’ordonner le départ ; madame de Lormoy écrivit un mot d’adieu à la princesse Vollinsky ; et dès le lendemain ils se mirent en route pour retourner au château de Melvas.

Combien ce voyage parut long et pénible à la malheureuse Céline ! Passer par le même chemin qu’elle avait fait à côté de Théobald, revoir les mêmes sites qu’elle avait admirés avec lui, se rappeler ces mots de tendresse mêlés à de simples réflexions dont elle seule comprenait l’à-propos ! Quel supplice pour un cœur comme le sien !

Cependant de nobles résolutions combattaient la langueur où la plongeait ces tristes pensées. Théobald était au pouvoir d’un ennemi implacable. Tout l’accusait devant les hommes, et la loi et l’amour même de Céline ; le seule bien qui pût le consoler, assurerait sa perte si on venait à en surprendre la moindre preuve. Comment donc le sauver ? L’amitié, la reconnaissance de Léon pouvaient seules tenter de le soustraire à la vengeance de M. de Melvas. Mais ce Léon, la cause de tous les malheurs de son ami, l’auteur de cette lettre qui venait de le faire jeter en prison comme un vil criminel, comment le faire prévenir ? comment suspendre les coups qu’il portait de si loin, sans se douter du cœur qu’ils atteignaient ; et lors même qu’il serait instruit du sort cruel de Théobald, lorsqu’il braverait tout pour voler à son secours, arriverait-il à temps pour l’empêcher de subir la honte d’une condamnation infamante ! Ah ! cette crainte était devenue l’unique sentiment de Céline, elle devint aussi le mobile de toutes ses actions.

À peine arrivée à Melvas, elle s’enferma pour écrire à son frère ; ensuite faisant appeler Zamea, elle la supplia en pleurant de l’aider à réparer une partie des malheurs dont elle était la cause innocente.

— C’est toi qui l’as contraint à passer pour Léon, disait-elle ; c’est pour sauver la vie de ta maîtresse qu’il est aujourd’hui dans les cachots ; aide-moi du moins à implorer le bras qui doit le secourir. Je ne sais où adresser cette lettre. Joins-là à celle que ma mère te donnera pour être envoyée à Léon par mon oncle. Je ne veux pas être questionnée sur ce qu’elle contient.

— Je ne demande pas mieux de vous servir pour demander conseil à votre vrai frère, disait la vielle Zamea tout émue ; mais pour ce Théobald, qui m’a déjà attiré tant de reproches de M. le baron, je ne puis vous aider à le sortir de peine ; d’ailleurs lui-même ne nous seconderait pas dans ce que nous tenterions pour lui. Si vous saviez avec quelle hauteur il a traité votre oncle, et ces gendarmes qui venaient l’arrêter !

— Quoi ! tu as été témoin de cette horrible scène ?

— Oui, j’étais là ; je causais avec les domestiques de la maison qui chargeaient sa voiture, car il ne s’était arrêté au château que pour y prendre ses malles, et écrire une longue lettre à votre oncle qui était absent, et nous faire à tous d’amples générosités pour l’avoir servi pendant son séjour ici. Il écrivait encore, lorsque nous vîmes paraître M. le baron suivi de beaucoup de monde.

» — Quelqu’un doit être arrivé cette nuit au château ? demanda-t-il d’un ton impérieux.

» On lui répondit que son neveu seul était venu, et qu’il le trouverait dans sa chambre.

» — Suivez-moi, dit-il aux officiers qui l’accompagnaient, et vous, restez ici, ajouta-t-il en parlant aux domestiques qui voulaient l’annoncer.

» Cet ordre, et l’état violent où semblait être votre oncle, nous firent prévoir quelque événement extraordinaire. Chacun de nous attendait ce qui allait se passer, sans oser dire un mot. Enfin, je m’entendis appeler ; c’était monsieur qui m’ordonnait de monter pour recevoir le havresac et le portefeuille de votre frère, que ce malheureux ne voulait confier qu’à moi, pour être remis à madame. Ah ! mon Dieu, que sa pâleur me fit pitié ! continua Zamea en essuyant ses yeux.

» — Tu m’as fait bien du mal, sans le vouloir, dit-il, en me serrant la main, mais je te le pardonne. Ceci contient des papiers importants pour ton maître ; tu ne les livreras qu’à lui ou à sa mère.

» Puis il abandonna les siens aux officiers qui les attendaient. Pendant la visite qu’ils en firent, M. le baron, offensé de la méfiance qu’on lui témoignait, en me choisissant plutôt que lui pour garder ce dépôt, adressait mille injures à ce M. Eribert (oui, c’est bien ainsi qu’il le nommait} ; il lui dit, entre autres choses, que, lorsqu’on manquait d’honneur, il était simple de ne pas croire à celui des autres. À ces mots, le pauvre jeune homme perdit patience, et je crus qu’il allait se porter à quelque affreuse extrémité ; mais, revenant à lui :

» — Oui, dit-il, j’ai mérité cette insulte ; mais, si vous avez aujourd’hui le droit de m’en accabler, j’aurai bientôt celui de vous en faire rougir. Cette lettre, ajouta-t-il en lui montrant celle qu’il venait d’écrire, cette lettre vous apprenait mon nom, les motifs qui m’avaient retenu chez vous trop longtemps, l’intention où j’étais de m’éloigner à jamais de votre famille ; mais comme elle ne vous semblerait, en ce moment, qu’une preuve de faiblesse et de crainte, vous ne la lirez point. Vengez-vous sur moi de tous vos anciens malheurs, j’y consens, et pourtant l’on sait que je puis défendre ma vie ; mais craignez d’attenter à mon honneur, et ne cherchez pas à le flétrir auprès de votre neveu, car il deviendrait le premier mon vengeur. La certitude d’être justifié à ses yeux, le respect que je dois à sa mère, m’ordonnent de supporter, aujourd’hui, l’infâme accusation que vous faites peser sur moi ; mais le moment qui me fera connaître, apprendra aussi jusqu’à quel point vous pouvez tout sacrifier au plaisir de satisfaire la plus injuste vengeance.

» Après avoir dit ces mots, il marcha fièrement vers la voiture qui l’attendait, et je pleurai, en le voyant partir escorté de tous ces gendarmes.

Céline avait écouté ce récit sans oser l’interrompre. Elle espérait assez de son courage pour l’entendre sans trahir la peine qu’elle en ressentait ; mais l’idée de voir ainsi humilier celui dont la bravoure s’était fait si souvent admirer ; l’idée de tout ce qu’avait dû souffrir cette âme noble et fière, en subissant la honte d’être traîné en prison comme un coupable, l’emportèrent sur tous les efforts de Céline. Elle fut réduite à conjurer Zamea de lui garder le secret des larmes amères qu’elle lui voyait répandre, et d’épargner à sa mère la douleur de la savoir pour jamais malheureuse.

Le baron instruit, par M. de Rosac, du retour de sa sœur, vint la trouver à Melvas, après avoir remis à ses gens d’affaires le soin d’entamer et de poursuivre le procès qu’il intentait contre Théobald. À peine arrivé, il se rendit auprès de madame de Lormoy, sans se faire annoncer. Céline lisait dans le cabinet attenant à la chambre de sa mère ; elle entendit la voix de son oncle, et le son de cette voix redoutable lui causa un tremblement tel qu’il lui fut impossible de se lever pour aller vers lui ; cependant madame de Lormoy l’appelait ; mais n’obtenant aucune réponse, M. de Melvas prit le parti de venir lui-même chercher Céline. Au bruit de ses pas, elle fit un effort sur elle-même et se leva pour l’embrasser.

— Pauvre enfant, dit-il en la serrant contre son cœur, il me semble la revoir après un naufrage, quand je pense au danger qu’elle a couru ; mais, dis-moi, ajouta-t-il en la conduisant près de sa mère, dis-moi comment ce misérable est parvenu à t’inspirer cette confiance fraternelle dont je te vois rougir maintenant, et qui pourtant était alors fort innocente de ta part ? N’a-t-il jamais tenté d’abuser de ce titre de frère, pour te parler d’un autre sentiment ? Je gage qu’aujourd’hui tu te souviens des discours qu’il tenait pour te séduire, et qui ne te semblaient alors que l’expression, un peu exaltée, de la tendresse d’un frère. Conviens-en, ne crains pas de l’accuser ; tu ne saurais rien ajouter à l’infamie de sa conduite ; je dis plus, ton indignation l’accuserait moins que ton indulgence.

Ces derniers mots réprimèrent le mouvement qui portait Céline à protester de l’honneur de Théobald ; elle sentit qu’elle ne pouvait prendre sa défense sans le perdre, et, dans l’impuissance d’adoucir le ressentiment qu’il inspirait, elle voulut, en se dénonçant elle-même, supporter sa part des reproches dont on l’accablait.

— Jamais, répondit-elle à son oncle, Théobald n’a conçu le projet de m’abuser sur ses sentiments ; je savais qu’il n’était point mon frère.

— Vous le saviez ! s’écria M. de Melvas étouffant de colère, vous le saviez, et vous l’aidiez ainsi à nous tromper, à se jouer de l’honneur de toute votre famille !

— Je l’aidais à sauver ma mère, répliqua Céline en s’emparant de la main de madame de Lormoy. Vous savez si elle était en état de supporter la nouvelle de la mort de son fils, quand nous la voyions succomber chaque jour à la seule crainte de cette perte. Eh bien, c’est moi, moi seule qu’il faut accuser de l’erreur où vous êtes restés tous deux. Théobald était, depuis longtemps, décidé à la faire cesser ; c’est moi qui l’ai conjuré d’attendre le rétablissement de ma mère, avant de lui porter un coup si terrible ; c’est mon amour pour elle qui m’a fait exiger de lui cette imprudence ; c’est moi qui dois seule en être punie.

— Vous le serez trop, reprit le baron en se promenant à grands pas dans la chambre ; pensez-vous que le monde tolère de semblables intrigues, et qu’il adopte, sans examen, toutes les belles raisons que vous donnez pour avoir passé tant de temps dans une si grande intimité avec un jeune homme que vous saviez bien ne pouvoir jamais entrer que par fraude dans votre famille ? Non, le monde dira que vous étiez d’accord tous deux pour la déshonorer.

— Oh ! ma fille, s’écria madame de Lormoy en fondant en larmes, pourquoi m’as-tu empêchée de mourir ?…

— Épargnez-la du moins, dit Céline en montrant sa mère, ne rendez pas ma faute inutile ; songez que la mort de son fils était moins cruelle à supporter que la honte de sa fille ; mais, cette honte, qui oserait m’en accabler ? je ne l’ai point méritée ; cette assurance me suffit pour tout braver.

— Et que vous reste-t-il à braver encore ? reprit le baron ; voulez-vous, violant tous les devoirs, vous rendre l’avocat du vil imposteur que la loi va juger ?

— Je le devrais peut-être, interrompit Céline ; mais se repentant aussitôt de ce mot imprudent, elle ajouta : oui, si la vérité pouvait se faire entendre de ceux qu’anime une injuste prévention, je dirais hautement que, loin de prétendre à moi, Théobald savait trop que votre haine lui défendait de penser à vous appartenir, et qu’il n’a jamais eu l’espoir de m’épouser.

— Voilà ce qu’il vous disait pour mieux vous abuser. Votre innocence servait ses desseins sans les comprendre, et je n’en veux pour preuve que l’intérêt que vous lui portez. S’il n’avait déjà pénétré votre âme de son infâme séduction, seriez-vous si peu sensible à l’outrage qu’il nous fait ? Ah ! je l’avais pressenti, même avant de savoir que Céline fût son complice : Léon nous a éclairés trop tard.

— Oh ciel ! que voulez-vous dire ?

Et Céline se précipita dans les bras de sa mère, pour y chercher un abri contre le plus affreux soupçon.

— Je n’en puis plus douter, ajouta le baron, ce misérable s’est emparé de ton cœur, tu l’aimes.

— Moi ?… s’écria Céline, avec l’accent de la terreur.

— Oui, le génie infernal du père revit tout entier dans le fils pour achever notre ruine ; tu le reconnais, ma sœur, à son acharnement contre nous, ; il a juré le désespoir de ta famille. Ce n’était point assez d’avoir fait périr ton mari ; il fallait qu’il t’enlevât notre consolation, il fallait que ce monstre fut aimé de ta fille.

— Ma mère, ne le croyez pas, disait Céline, en voyant madame de Lormoy succomber à cette idée. Que faut-il faire pour vous prouver que votre bonheur est le seul intérêt de ma vie ? Ordonnez : rien ne me coûtera pour vous rendre la confiance dont je suis toujours digne. Mais n’exigez pas que, pour hâter la perte d’un malheureux, je joigne la calomnie à tous les efforts de la haine ; son sort n’a jamais dû s’enchaîner au mien ; tout nous sépare ; je ne dois plus le revoir, que vous importe sa destinée ? Laissez-le suivre la carrière qui l’éloigné de nous, sans flétrit la réputation du compagnon d’armes de votre fils, de celui qui a si souvent exposé sa vie pour mon frère.

Touchée de cette prière, madame de Lormoy s’efforça de ramener le baron à des sentiments moins violents. Pour arriver à ce but, elle commençait d’ordinaire par établir que rien n’était plus juste que le ressentiment qui le dominait ; elle passait en revue tous les moyens de vengeance qu’il pouvait légitimement employer. Ensuite, elle en venait aux résultats de cette vengeance, et c’est là que son génie conciliant trouvait toujours quelques raisons pour le détourner du projet de l’accomplir. Cette ruse de la bonté est un don que le ciel semble avoir accordé aux femmes pour le bonheur des hommes. On l’a rarement vu employé sans succès.

Madame de Lormoy, dont la moindre émotion réveillait toutes les souffrances, parut tout à coup si oppressée que son frère et Céline, la voyant prête à se trouver mal, ne s’occupèrent plus qu’à la secourir. Aussitôt qu’elle fut mieux, le baron sortit de sa chambre en murmurant tout bas contre celui qui jetait ainsi le trouble dans sa famille.

Céline, restée seule avec sa mère, l’engagea à prendre quelque repos ; mais madame de Lormoy, trop agitée pour espérer un moment de sommeil, questionna Céline sur l’époque à laquelle Théobald s’était fait connaître à elle sous son véritable nom, et sur les motifs qui l’avaient déterminé à lui faire plutôt cet aveu qu’à son oncle. La candeur de Céline, sa franchise habituelle rendaient sa réponse difficile ; elle voulait dire la vérité sans nuire à Théobald. Elle aurait trouvé tant de consolation à confier ses chagrins à sa mère, à s’accuser devant elle de cet amour si malheureux, si invincible ! mais elle redoutait jusqu’à la pitié de cette tendre mère. Elle venait de voir à quel point le soupçon de son sentiment pour Théobald avait redoublé la fureur de M. de Melvas ; elle savait que le moindre mot qui en donnerait la preuve, deviendrait l’arrêt de Théobald ; et tout lui faisant un devoir de se sacrifier à ce noble intérêt, elle se résigna au tourment, et presqu’au remords de feindre avec sa mère.

Elle lui parla des motifs qui avaient empêché Théobald de se confier à M. de Melvas ; elle avoua qu’elle s’était un moment flattée que les qualités personnelles de Théobald lui obtiendraient peut-être le pardon du crime de son père. Je voyais chaque jour s’accroître pour lui, ajouta Céline, votre attachement et celui de mon oncle, et puis il donnait tant de larmes à la mort de mon frère ! Il me racontait les traits touchants de leur mutuelle amitié, et je ne pouvais croire que le meilleur ami de votre fils ne trouvât pas grâce un jour près de vous.

— Sans doute, répondit madame de Lormoy, j’aurais fini par lui pardonner nos malheurs dont il est innocent ; mais mon frère serait resté implacable. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il s’alarme des suites de l’amitié de Léon pour le fils d’Eribert ; il m’a toujours blâmée de ne m’être pas opposée à cette intimité : en avais-je les moyens ? Il me répétait sans cesse que Léon finirait par vouloir l’introduire dans notre maison, qu’il irait peut-être jusqu’à lui promettre la main de sa sœur… À cette seule idée, mon frère tombait dans un accès de colère que rien ne pouvait calmer, il jurait de tuer Théobald de sa main, s’il osait jamais former un semblable projet, et c’est l’esprit frappé de cette terreur, qu’il le poursuit en ce moment de sa vengeance ; mais si nous parvenons à le convaincre qu’il n’a rien à redouter des sentiments du fils d’Eribert pour toi, que son séjour près de nous n’a porté aucune atteinte à ta réputation ; si malgré l’éclat de cette triste affaire, M. de Rosac reste fidèle à sa parole, ton oncle s’apaisera, et je pense que Léon finira par obtenir de lui de retirer la plainte portée contre son malheureux ami.

— Si M. de Rosac reste fidèle à sa parole !… répétait tout bas Céline ; et l’idée de se voir contrainte à l’épouser pour réhabiliter son honneur, l’emportait sur tous ses chagrins présents. Elle ne sentait pas la force de se résigner à ce dernier malheur, et pourtant c’est à ce prix seul qu’était attachés la délivrance et le repos de Théobald. Absorbée dans ses réflexions, elle garda le silence. Madame de Lormoy s’aperçut qu’elle ne l’écoutait plus, et prenant sa préoccupation pour l’accablement qui suit d’ordinaire les scènes violentes, elle la conjura de ne pas se laisser abattre sous le poids d’une peine que le temps et la raison parviendraient à calmer.

— Crois-moi, ajouta-t-elle en l’embrassant, le retour de ton véritable frère va bientôt nous rendre la paix, le bonheur à tous.

— Oui… la paix… dit Céline.

Et elle sortit pour se livrer à des pressentiments qui auraient désespéré sa mère.


XXVI


Les jours se passaient dans cette horrible contrainte, et Léon n’arrivait point ; ses lettres parlaient sans cesse des difficultés qu’il trouvait à se faire reconnaître, et il se plaignait de ne point recevoir des nouvelles de sa famille. Cependant on lui avait écrit plusieurs fois de Melvas ; mais impatient de revoir sa mère, il avait commis l’imprudence de se mettre en route sans passe-port et avant l’arrivée de ces lettres à Paris. Il espérait trouver à Orléans un colonel de ses amis qui lui servirait de caution. Le crédit de ce brave officier ne fut pas assez puissant pour autoriser Léon à partir sans être muni des papiers nécessaires à son voyage. Il ne fallut pas moins que la certitude d’être arrêté à la première ville, pour le déterminer à attendre chez le colonel les moyens de continuer sa route.

Pendant ce temps le baron faisait de fréquents voyages à Bordeaux, qui tous avaient pour but de presser le jugement de Théobald. Il ne revenait point au château sans y apporter quelques nouveaux chefs d’accusation découverts par le malin génie des hommes de la loi, et qui devaient assurer la perte du coupable.

— Savez-vous bien, dit-il un jour en se frottant les mains, que notre affaire marche à merveille. Jamais l’on n’a vu, parmi les officiers, une plus vive indignation ; le général commandant disait hier, qu’une telle fraude pouvait avoir de grandes conséquences, et qu’elle méritait un châtiment sévère. Enfin, on m’a fait comprendre clairement que nous pouvions obtenir les galères.

La pauvre Céline n’en entendit pas davantage. Sa mère la vit pâlir, et elle se précipita vers elle pour soutenir sa tête défaillante. À cet aspect, le baron se leva d’un air furieux, sonna la femme de chambre de sa sœur, et sortit en donnant les signes d’une colère que le danger de Céline l’empêchait seul de faire éclater.

Revenue à elle, madame de Lormoy voulut en vain passer la nuit dans la chambre de sa fille, pour être plus à portée de lui donner ses soins. Céline, dont les lèvres avaient à peine repris leur couleur, affirmait, d’une voix faible, qu’elle ne ressentait plus aucune souffrance ; que cette crise était l’effet d’un simple étourdissement, et que quelques heures de repos suffiraient pour la remettre.

Zamea fut chargée de la conduire dans sa chambre. Comme elle en sortait, M. de Melvas l’arrêta pour lui demander des nouvelles de sa nièce ; puis, s’étant assuré que madame de Lormoy était seule, il se rendit chez elle et ne la quitta qu’au bout de deux heures, après un entretien dont Céline avait trop pressenti le motif.

Il est un certain degré de malheur où l’âme semble reconquérir toute sa force pour le supporter dignement. À la menace du supplice infamant qu’on réservait à Théobald, Céline ne pensa plus qu’aux moyens de l’y soustraire, certaine de n’y pas survivre elle-même. Eh ! qu’était sa vie, son bonheur, en comparaison de l’honneur de celui qu’elle aimait ?… Cette noble pensée vint fixer sa résolution. Ainsi, dans le même moment où M. de Melvas exigeait d’elle le plus affreux sacrifice, elle s’ordonnait de l’accomplir.

Le lendemain, sa mère l’ayant fait appeler, Céline se rendit auprès d’elle, avec la triste assurance que rien ne pouvait ajouter au malheur qu’elle venait de s’imposer. Madame de Lormoy la vit écouter, sans émotion, tout ce qu’elle lui raconta de ce qu’avait éprouvé son oncle en la voyant ainsi pâlir au seul nom d’un supplice trop mérité, et comment cette émotion si vive avait confirmé ses soupçons.

— Enfin, ajouta madame de Lormoy, il était si transporté de colère, que je me suis engagée à obtenir tout ce qui pourrait te justifier à ses yeux et à ceux du monde.

— Je vous comprends, répondit Céline, d’un ton calme, et je suis prête à vous obéir.

— Ah ! tu me rends la vie, s’écria madame de Lormoy en l’embrassant ; je ne sais pourquoi j’étais poursuivie d’une crainte si vaine. Mais la défiance de mon frère… la tristesse qui te domine depuis… enfin je m’abusais… Je veux le croire, ajouta-t-elle en soupirant, oui… tu seras heureuse, et ce mariage distraira ton oncle des idées qui l’aigrissent.

— Je l’espère, dit Céline, mais j’ai besoin d’en avoir la promesse, et c’est à M. de Rosac à me l’obtenir, sinon…

— Ne la demande pas, interrompit madame de Lormoy ; songe que mettre un prix à ta soumission, c’est la rendre inutile. Si M. de Rosac pouvait soupçonner que tu n’acceptes sa main que pour sauver Théobald, il se révolterait justement ; laisse-moi le soin de les calmer ; c’est pour moi que Théobald s’est rendu coupable, c’est à moi d’implorer sa grâce.

— Et s’ils vous la refusent ? dit Céline en tremblant.

— J’irai la demander moi-même à ses juges ; tant qu’on était en droit de l’accuser de t’avoir séduite, je ne devais rien tester en sa faveur ; mais le jour où tu deviens la femme d’un homme estimable, Théobald est absous des charges les plus graves qui pèsent contre lui : on ne peut plus lui reprocher d’avoir compromis pour jamais ton existence, ta réputation ; sa défense est dès-lors facile, et je ne crains plus de la prendre hautement. Crois-moi, ajouta madame de Lormoy, en lisant dans les yeux de Céline le doute qui la tourmentait encore, crois-en ta meilleure amie.

En ce moment Céline ne put retenir ses larmes.

— Ne pleure pas, dit sa mère ; si quelques regrets t’affligent, cache-les à tous les regards, je ne veux pas moi-même les connaître… le temps… nos soins en triompheront… et tu me pardonneras un jour de t’avoir coûté tant de peine.

— Oh ! ma mère, que dites-vous ! s’écria Céline, en tombant à ses pieds.

— Paix, répliqua-t-elle, n’en parlons jamais… ton cœur avait un secret pour moi ; qu’il le garde, c’est la seule punition que j’exige.

En ce moment la voix du baron se fit entendre ; madame de Lormmoy releva Céline, en lui serrant affectueusement la main ; puis elle la fit asseoir à côté d’elle.

— Allons, mon frère, embrassez notre chère Céline, dit-elle en l’apercevant ; je n’ai pas eu besoin de la menacer de votre ressentiment pour la déterminer à hâter son mariage ; elle a pensé elle-même qu’il n’était pas de meilleur moyen de faire taire les sots propos qu’on tient toujours en pareille circonstance, et vous la voyez décidée de bonne grâce à tout ce que vous exigerez d’elle.

À ces mots le baron regarda sa nièce d’un air surpris, et garda quelque temps le silence ; mais ne la voyant point démentir ce que sa sœur affirmait, il dit d’un ton pénétré :

— Si cela est ainsi, je lui dois une éclatante réparation, car je m’accuse de l’avoir outrageusement soupçonnée.

— C’était fort mal à vous, interrompit madame de Lormoy, qui voulait le détourner de sa pensée ; car Céline n’a jamais rien fait qui dût vous laisser douter de son obéissance à vos désirs.

— Vraiment je ne me ferais pas autant de reproches, si je ne l’avais crue coupable que d’un tort de ce genre. Mais la supposer éprise du plus vil intrigant, lui prêter assez de bassesse pour seconder cet infâme dans ses horribles projets contre nous, voilà ce qui est inexcusable ; aussi je lui en demande humblement pardon. Tu me l’accorderas, ajouta le baron, en prenant la main de Céline ; n’est-ce pas ? et tu accepteras, j’espère, les cent mille écus que j’ajoute à ta dot ; va, ce n’est point encore assez pour payer cette injure.

— Ah ! mon oncle ! fut le seul mot que put proférer Céline.

Ce présent, accompagné de tant de mépris pour Théobald, devenait d’avance à charge à sa délicatesse ; et puisqu’il fallait renoncer à cet amour qui était de venu sa vie, que lui importaient les dons de la fortune ? ce n’était plus pour elle que des fleurs jetées sur un tombeau.

Madame de Lormoy, qui devinait l’embarras de Céline, s’empressa de témoigner sa reconnaissance, et dit tout ce que sa fille dût ressentir d’un si riche bienfait. Le baron en fut attendri ; et Céline conçut quelqu’espoir pour Théobald en voyant l’humeur de son oncle ainsi radoucie.

Alors trouvant un prétexte pour se retirer, elle pensa que sa mère profiterait de ce moment pour dire quelques mots en faveur du malheureux prisonnier.

Mais un autre intérêt vint occuper M. de Melvas et sa sœur ; ils aperçurent une voiture qui entrait dans l’avenue ; elle était précédée d’un courrier dont madame de Lormoy ne fut pas longtemps à reconnaître la livrée.

— C’est la princesse Vollinski ! s’écria-t-elle avec joie ; allons la recevoir.

Et tous trois se levèrent pour voler au-devant de la princesse et de l’aimable Nadège.


XXVII


C’était le temps où la fureur des partis et la présence des troupes étrangères amenaient chaque jour des dissensions nouvelles et de nombreuses arrestations ; les prisons militaires de Bordeaux étaient combles, et les gendarmes qui escortaient Théobald avaient reçu l’ordre de le conduire à la prison civile, en attendant qu’il y eût place dans celle destinée à le recevoir.

Arrivé à Bordeaux, Théobald fut remis par les gendarmes qui l’accompagnaient au gardien de la prison ; celui-ci, après avoir reçu les instructions que l’officier lui donnait à voix basse, répondit d’un ton ironique :

— Soyez tranquille, je vais le mettre en bonne compagnie.

Et il fit signe à Théobald de le suivre. Après avoir passé sous plusieurs guichets, ils parvinrent dans un corridor obscur, au bout duquel se faisaient entendre des éclats d’une gaieté bruyante qui contrastait avec la tristesse du lieu. Le gardien ouvrit deux lourdes portes ferrées, et Théobald se trouva en un instant entouré de visages effroyables, dont les regards, exprimant une curiosité féroce, cherchaient à deviner à quel genre d’infamie on devait l’arrivée de ce nouveau compagnon. À l’aspect de ce repaire, Théobald se retourna pour demander au gardien s’il ne pouvait pas, à prix d’argent, obtenir une chambre, même un cachot où il pourrait rester seul ; mais la porte était déjà refermée, et le gardien n’était plus à portée de l’entendre. L’escroc en chef, l’orateur de la bande, qui pénétra sans peine ce qu’éprouvait Théobald, dit en riant :

— Ne crois-tu pas qu’il va l’attendre là pour demander tes ordres ? tu m’as l’air bon garçon, toi, et je vois bien que tu n’es pas un habitué de la maison ; allons, viens, nous allons te mettre au fait.

Théobald voulut s’éloigner sans répondre, et se faire jour à travers ce groupe de bandits pour arriver jusqu’au-dessous d’une fenêtre armée d’énormes barreaux ; là il respirerait un air moins infect ; mais la même voix le poursuivit encore en disant :

— Tu fais le fier ? ah ! vraiment, on t’apprendra l’égalité ici ; on voit bien à tes habits, à ton air capable, que tu travailles en grand ; mais puisque tu as été assez bête pour te laisser prendre, tu ne vaux pas mieux que nous ; ainsi raconte-nous tout bonnement ta dernière affaire : quelque faux ? n’est-ce pas ? ces diables d’experts sont devenus d’une force !… il n’y a plus moyen de faire la signature, tu seras obligé d’en revenir aux diligences.

Fatigué de ces discours, Théobald témoigna brusquement qu’il ne voulait plus les entendre.

— Là, là, continua l’autre, pas d’humeur ; on sait bien que l’entrée en cage est toujours un vilain moment ; mais quand on s’est envolé plusieurs fois, ajouta-t-il en baissant la voix, on peut espérer de s’échapper encore. Crois-moi, prends ton parti gaiement, régale-nous de quelques bonnes bouteilles ; ou bien, va te rencogner avec ces grognons politiques que tu vois là-bas, et qui craignent de se mêler avec nous, comme si l’industrie se gagnait comme la peste.

Théobald suivit ce conseil, et alla se joindre à plusieurs hommes raisonnables qui s’étaient réunis dans un coin de cette vaste salle. Ils causaient avec tant de chaleur qu’ils ne s’étaient point aperçus d’abord de l’arrivée de Théobald dans la prison. Mais bientôt prévenus en sa faveur par son maintien noble et modeste à la fois, ils l’accueillirent avec cordialité ; car dans ces lieux de malheur ou d’infamie, la politesse ne pénètre jamais ; les uns l’ignorent, et ceux qui en ont l’habitude ne s’en contenteraient pas. Chacun d’eux, persuadé que le nouveau prisonnier était arrêté, comme lui, par suite des événements politiques, le questionna sur la manière dont il s’était attiré la colère ministérielle ou préfectorale. Théobald ne dissimula point ce qu’il allait perdre dans leur estime, quand il leur avouerait qu’il était simplement victime d’une vengeance particulière qui n’avait aucun rapport avec celle dont ils se plaignaient. En effet, lorsqu’ils ne l’entendirent point déclamer contre tout ce qu’ils haïssaient, ils le soupçonnèrent d’être envoyé pour les espionner ; mais Théobald devinant leur pensée, s’empressa de déclarer hautement sa profession de foi politique.

— Je me suis battu avec honneur, dit-il, pour notre dernier gouvernement ; j’ai payé de mon sang ma croix et mon grade ; et j’aurais donné ma vie pour conserver un jour de plus la puissance à celui à qui mon pays devait tant de gloire. Je ne serai pas moins fidèle au prince qui depuis a reçu mon serment.

Le ton qui accompagna cette déclaration ne permettait aucune discussion, et l’on se rejeta sur l’autorité secondaire qui souffrait que des gens de leur classe, fort souvent arrêtés dans la foule pour une faute qu’ils n’avaient point commise, fussent confondus avec des brigands de toute espèce, et sans cesse exposés à supporter leurs injures grossières et quelquefois pis encore.

Dans l’impatience de s’éloigner de ce dégoûtant voisinage, Théobald s’informa de l’heure où le gardien devait revenir, et des moyens à prendre pour l’amener à ce qu’il désirait. Ce moyen, c’était l’argent ; mais encore fallait-il l’offrir avec délicatesse, ou plutôt avec mystère, sinon M. Renard faisait l’incorruptible et punissait toujours le prisonnier de sa maladresse. Théobald, instruit de la manière dont il fallait aborder cet important personnage, attendit le moment où il viendrait apporter le souper pour lui glisser sa requête.

— Il est trop tard pour aujourd’hui, dit Renard brusquement.

Puis emmenant Théobald à l’écart :

— Demain je parlerai à l’inspecteur ajouta-t-il, d’un ton fort radouci ; mais je crois qu’il aura bien de la peine à vous loger seul. Tous nos petits cachots sont occupés ; cependant croyez que je ferai de mon mieux pour vous servir.

En disant ces mots, il serra l’or que lui donnait Théobald, et lui fit signe de rejoindre les autres prisonniers pendant qu’il préparerait la paille fraîche, et la misérable couverture qui devait composer le lit de Théobald.

Que de tristes réflexions l’assaillirent pendant cette longue nuit ! au milieu de ce rebut de la société, il voyait dormir paisiblement près de lui ces vils criminels que ne troublaient ni le remords, ni la crainte du châtiment, tandis qu’agité par la honte et les regrets, les reproches qu’il s’adressait sans cesse l’empêchaient de goûter un moment de repos. L’espérance de revoir l’ami qu’il avait tant pleuré, de l’entendre prendre sa défense, rien ne parvenait à le distraire de son malheur, de celui de Céline. Elle était née pour être heureuse, pensait-il, et j’ai porté le trouble dans cette âme divine ! voilà mon véritable crime ; qu’importent les moyens inventés pour m’en punir !

Ainsi l’idée d’être coupable envers Céline lui ôtait jusqu’au désir de se justifier des torts dont il était innocent. Résigné à tout, excepté à subir une condamnation infamante, la destinée de Céline était le seul inté rêt qui l’occupât, et la nécessité de déclarer publiquement le respect qu’il n’avait cessé d’avoir pour elle, était aussi devenu le seul devoir qui lui restât à remplir. Son avenir n’allait pas plus loin.

Malgré son indifférence pour tout ce qui lui était personnel, il n’apprit pas sans quelque plaisir l’ordre qu’on venait de donner de le conduire dans une espèce de caveau, où il pourrait du moins se livrer à sa tristesse, sans la voir profaner par les rires indécents des voleurs qui l’entouraient. Mais ce n’était point assez pour lui d’être délivré de l’affreuse présence de ces misérables ; il voulut obtenir la même faveur pour les compagnons d’infortune qui l’avaient si bien accueilli la veille. Grâce au même talisman, il sut bientôt qu’ils avaient été transférés dans une autre salle, et Théobald éprouva quelque consolation en pensant qu’ils pourraient attendre, en meilleure compagnie, le jugement qui les rendrait à leur famille.

Le gardien, ne redoutant plus les remarques de ses rusés prisonniers, se laissa aller à répondre aux questions de Théobald, et lui fit de fréquentes visites. C’est lui qui le prévint du moment où l’on procéderait à son interrogatoire.

— Tenez-vous bien, dit M. Renard, vous aurez affaire à un malin gaillard ; s’il faut en croire mon cousin Antoine, qui est le concierge de la prison militaire, le capitaine rapporteur qu’on vous nomme ne vous laissera pas languir.

— Tant mieux, reprit Théobald, j’en obtiendrai plus tôt justice ; d’ailleurs il porte une épée, et ce ne peut être qu’un homme d’honneur.

— Sans doute il se bat tout comme un autre ; on dit même qu’il a fait le diable en Espagne, quand il était sous les ordres d’un colonel qui depuis est tombé dans la disgrâce, et c’est peut-être pour éviter le sort de ce colonel qu’il montre tant de zèle à servir la bonne cause.

— Eh bien, ce n’est pas là une raison de le craindre ?

— Certainement ; mais c’est que, dans sa bonne volonté de plaire à son nouveau chef comme à l’ancien, il croit voir partout des conspirateurs, je vous en avertis ; et puis il est comme tout le monde, il veut monter en grade, et il faut bien faire quelque chose pour cela, quand on n’a plus la ressource de la guerre.

— J’entends ; c’est un ambitieux zélé, reprit Théobald, et, dans les temps de trouble, ces gens-là sont, après les poltrons, ce que je connais de plus redoutable ; mais je défie son adresse à trouver des coupables, de tirer grand parti de mes réponses.

— Ne le défiez de rien, dit Renard, et surtout ne dites pas un mot qui laisse soupçonner l’avertissement que je vous donne, sinon je perdrais bientôt ma place.

Théobald le rassura et lui promit de récompenser généreusement les avis que son cousin Antoine pourrait lui faire parvenir sur l’instruction de son procès.

— En attendant, ajouta-t-il, procure-moi ce qu’il faut pour écrire… Mais quel bruit !… Est-ce une révolte des prisonniers ?…

— Ah ! les scélérats ! s’écria le gardien, ils se battent entre eux pour m’empêcher d’entendre les coups qu’ils donnent contre les barreaux… On m’appelle… j’y vais ! Dieu me pardonne, ils sont dans le corridor !… Ah ! malheureux !…

En disant ces mots, Renard sortit précipitamment et trouva, sous la voûte qui conduisait à la chambre de Théobald, deux gardes et deux portiers de la prison qui se disputaient avec un soldat pour l’empêcher d’aller plus loin.

— Si vous osez me frapper, disait-il, je vous désarme, et nous verrons ensuite qui l’emportera de vos blancs-becs ou de ma vieille moustache ; et les gardes hésitaient à combattre un homme si déterminé.

— Que demandez-vous ? dit Renard avec un ton d’autorité qui révélait son pouvoir dans la prison.

— Je veux parler au capitaine Eribert.

— Cela est impossible ; il vous faut un laisser passer.

— Je l’ai remis à la porte.

— Est-ce vrai ? demanda Renard en se tournant vers le portier.

— Si c’est vrai ! morbleu ! répliqua le soldat avec un geste menaçant, si c’est vrai ! tu crois donc avoir affaire à un de tes filous ; tu ne vois donc pas l’habit que je porte ?…

— Et si vraiment, je le vois fort bien, reprit le geôlier ; sans lui, je ne perdrais pas mon temps à t’écouter, mais j’ai toujours respecté les braves ; ceux qui obéissent à la loi, s’entend.

Puis, s’adressant aux gardes :

— Pourquoi s’opposer à ce qu’il entre, puisqu’il est en règle ?

— C’est, répondirent-ils à la fois, qu’il n’a pas voulu attendre qu’on vérifiât son laisser passer, qu’il s’est fait ouvrir de force la porte, et qu’il a refusé de déposer son sabre.

— Diable, en voilà plus qu’il n’en faut pour le faire mettre au violon. Où donc as-tu été, mon garçon, pour savoir si mal les usages ?

— Il est certain que je n’ai jamais été dans une caverne comme celle-ci ; mais puisque le plus brave homme de l’armée s’y trouve, j’y puis bien venir aussi.

— Allez me chercher son laisser passer, dit Renard au portier et aux gardes ; je verrai ce que je dois faire.

Et dès qu’ils se furent éloignés, Renard dit au soldat de le suivre, en lui insinuant doucement qu’il allait se compromettre pour lui, et que ce procédé méritait quelque chose. Voyant qu’il était compris :

— Ce n’est pas tout, ajouta-t-il, il faut me confier votre arme, sinon j’ai défense de vous laisser entrer.

— Tiens, répliqua le soldat en détachant son sabre ; aussi bien je ne veux plus m’en servir que pour lui.

Alors la porte s’ouvrit, et Marcel se trouva presqu’aussitôt dans les bras de son capitaine.

Au plaisir que Théobald témoignait de cette visite, Renard pensa à ce qu’elle lui rapporterait, et il les laissa ensemble en les prévenant qu’il viendrait prendre Marcel dans une heure.

Après les acclamations de Marcel, qui ne pouvait se faire à l’idée de voir son maître dans une prison de voleurs, Théobald voulut apprendre comment il était parvenu à savoir où il se trouvait.

— Vraiment, il m’a fallu plus d’un jour pour arriver à cette découverte, répondit Marcel ; vous aviez si bien pris vos précautions que je suis resté un mois à Bordeaux, comme vous me l’aviez ordonné, sans en tendre parler de vous. C’est un soir que je me promenais avec un ancien camarade ; il me demanda tout à coup si je savais l’aventure qui venait d’arriver à un de nos officiers qui s’était fait passer, en revenant de Russie, pour le fils d’une riche famille de ce pays-ci. Non, lui répondis-je, mais ce trait-là ne fait pas honneur à son régiment ; ne dis pas cela, reprit le camarade, car tu as servi sous ses ordres. Alors il vous nomma, mon capitaine, et j’ai cru que j’allais l’assommer pour lui apprendre à répéter de semblables sottises. Pardonnez-moi, ajouta Marcel en voyant le trouble qui se peignait sur les traits de Théobald, je ne savais pas alors vos raisons. Mais j’étais trop inquiet pour ne pas chercher d’où provenait un bruit si fâcheux pour nous ; et, à force de questionner les uns et les autres, j’apprends que tout ce train s’est passé au château de Melvas à trois lieues d’ici : je n’en demande pas davantage ; je pars au milieu de la nuit avec un ancien postillon qui me sert de guide jusqu’à moitié chemin ; je m’oriente comme je peux ; enfin j’arrive avec le jour à Melvas. Je vais d’abord me reposer au cabaret du village, pour mieux savoir les nouvelles ; mais ce n’était pas l’heure des caquets : chacun était déjà à l’ouvrage ; je me décide à aller tout droit au château. J’avais endossé l’uniforme pour être mieux reçu de ces pékins en livrée qui font souvent les insolents. D’abord je me promène devant la grille du château en long, en large, pensant bien que le concierge finira parvenir me demander ce que je fais là, et que nous pourrons ensuite entrer en conversation ; cela n’a pas manqué : le bonhomme s’est avancé vers moi. Je lui ai dit que j’attendais quelqu’un qui était en visite au château.

— De si bonne heure ! s’est-il écrié, cela n’est pas possible ; M. le baron est à Bordeaux ; on n’est pas encore entré chez madame, et la princesse ne se lève jamais qu’à midi ; d’ailleurs je suis certain qu’il n’est encore entré personne.

Tout cela aurait dû me déconcerter, car je vis bien que j’avais dit une bêtise ; mais sans faire mine de m’en apercevoir, je demandai s’il y avait beaucoup de monde au château, et il me répondit que la princesse y était seule d’étrangère avec mademoiselle Nadège. Je lui fais répéter dix fois ce nom sans pouvoir me persuader que je l’ai bien entendu. Enfin, je lui dis que s’il pouvait seulement me faire voir une minute celle qu’il appelait ainsi, je le régalerais d’un bon dîner. Il accepte.

» — Rien ne m’est plus facile, dit-il, que de vous satisfaire, mon brave ; elle se promène tous les matins avec mademoiselle Céline dans l’allée du petit bois. Venez, je vous y conduirai par le potager, et là, sans même être aperçu, vous pourrez voir la jolie petite Russe comme je vous vois.

» Je ne le fis pas attendre, comme vous le pensez bien. Mais voilà qu’en reconnaissant la fille de ce bon Phédor, je pousse un cri de surprise qui me fait découvrir.

» — C’est Marcel, s’écrie aussitôt mademoiselle Nadège. C’est le serviteur, l’ami de Léon, et elle me tend sa main que je baise en pleurant comme un imbécile.

— Céline était avec elle, interrompit Théobald, tu l’as vue ?

— Sans doute, je l’ai vue, elle m’a parlé ; c’est elle qui reprenait mademoiselle Nadège lorsqu’elle se trompait en me racontant ce qui vous était arrivé ; c’est elle qui m’a appris comment son frère n’était pas mort ; en vérité, j’ai cru que je devenais fou en les écoutant toutes deux, tant elles me disaient des choses surprenantes.

— Léon vit, dit en soupirant Théobald, je puis le revoir encore, et ce bonheur ne peut me consoler.

— Oui, monsieur, il vit, et c’est lui-même qui vient d’écrire à sa mère comment, après avoir laissé son bagage sur les bords de l’Ural, il avait passé le fleuve à la nage ; qu’ayant été atteint par une balle, il était tombé en arrivant sur l’autre rive ; que les cosaques s’en étaient emparés, l’avaient traîné jusqu’au village où étaient réunis les prisonniers qu’on envoyait en Sibérie, et qu’il serait encore dans ces déserts glacés, si la paix n’avait amené l’échange des prisonniers français. Mais sans aucune ressource, Dieu sait ce qu’il a souffert avant de parvenir à sortir de ce damné pays. Enfin le ciel l’a protégé ; quand il pourra persuader à ces entêtés du ministère qu’il n’est pas mort, nous le verrons arriver, et il ne vous laissera pas longtemps dans cette garnison de brigands, j’espère.

— Il ne dépend plus de lui de m’en tirer, répliqua tristement Théobald ; qui sait même si, abusé par les récits de sa famille, il ne me croit pas coupable !… Ah ! cette idée abat mon courage…

Et il se détourna pour cacher son émotion.

— Non, morbleu, dit vivement Marcel, il ne le croira jamais, je suis sa caution, et je viens vous demander ce que vous voulez que je lui dise, car je suis décidé à l’aller chercher pour qu’il vienne m’aider à confondre ou à sabrer, s’il le faut, les coquins qui vous persécutent…

En disant ces mots, Marcel semblait animé de la même rage qu’il avait fait si souvent supporter à l’ennemi. Théobald eut bien de la peine à lui faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de remporter une victoire à coups de baïonnettes, mais d’obtenir justice ; il se soumit aux désirs de son maître, en soldat bien discipliné ; mais sans être un instant convaincu que la douceur et la résignation fussent d’aucun avantage en affaire.

L’heure accordée était à sa fin ; Théobald profita des derniers moments qui leur restaient pour détourner Marcel de courir après Léon. J’ai besoin de toi lui dit-il, pour un message important ; tâche de te procurer demain un autre laisser passer. Rends-toi chez le banquier dont voici l’adresse ; il te remettra l’argent nécessaire à nos démarches ; ne l’épargne point pour obtenir l’entrée de la prison. Mais Renard ne vient pas encore, tu as le temps de me raconter tout ce que t’a dit Céline.

— Franchement, je ne le sais plus trop ; quand elle m’apprit qu’on vous avait arrêté comme un criminel, je n’ai plus pensé à autre chose : mon sang s’est comme figé dans mes veines, et je n’ai retrouvé ma tête que pour demander où l’on vous avait conduit ; à peine l’ai-je su de mademoiselle Céline que je suis parti comme un trait, sans m’informer seulement de ce qu’il fallait vous dire de sa part si j’arrivais jusqu’à vous ; c’est mal, j’en ai du regret maintenant, mais que voulez-vous ? je me sentais la rage dans le cœur ; et je suis bien heureux d’avoir eu trois lieues à faire pour me calmer un peu, sans cela je crois que j’aurais mis le feu à la ville pour vous délivrer plus tôt.

— Paix, interrompit Théobald en entendant le bruit des verrous qu’on tirait ; sois prudent, n’adresse plus d’injures à mes gardiens surtout, car ils s’en vengeraient sur moi en ne me permettant plus de te voir.

— Il suffit, mon capitaine, je souffrirai tout pour rester sous votre commandement ; mais le jour de la liberté venu je ne réponds plus de rien, et les méchants auront beau jeu !… ma foi.


XXVIII


En vain tous les jeunes avocats de Bordeaux avaient sollicité de Théobald l’avantage de plaider une cause romanesque, dont leur talent aurait tiré parti, au moins pour se faire connaître ; ne voyant pas la nécessité de noyer la simple vérité dans un déluge de phrases pompeuses, pour la faire comprendre, il se décida à se défendre lui-même, bien convaincu qu’il y a, dans les manières, le ton, l’assurance même d’un honnête homme quelque chose de sympathique qui révèle la pureté de son cœur à ceux qui en possèdent un semblable.

Renard combattit vivement cette résolution ; mais, voyant Théobald refuser avec opiniâtreté tous les avocats qu’il protégeait, il effraya Marcel sur les conséquences de ce refus, en lui disant que si un homme de loi ne se mêlait point de l’affaire, les ennemis de son maître travailleraient si bien, qu’ils en feraient un cas pendable. Marcel, que cent bouches de canon n’auraient point fait broncher, se sentit trembler de la tête aux pieds, en écoutant le gardien qui lui citait pour exemple une foule de gens dont les causes mal soignées (c’est ainsi qu’il s’exprimait) avaient amené des sentences sévères. Dans sa terreur, Marcel prit sur lui de consulter en secret un jurisconsulte souvent requis dans les causes non prévues par le code militaire, et lorsque le conseil de guerre a recours au code pénal. Heureusement l’affaire était déjà le sujet des conversations de tout le barreau, et M. T… put deviner le fait, à travers les épithètes et les malédictions qui prenaient tant de place dans les récits de Marcel. Enfin, ayant compris ce qu’il désirait, il lui promit de s’informer des moyens de la partie adverse, et de le prévenir des conclusions que l’on le pouvait redouter.

M. T… était l’ami de M. de Rosac ; Marcel l’ignorait ; il ne savait pas davantage les raisons qui avaient acquis à son maître un ennemi si vindicatif, et il crut sans examen tout ce que lui répéta bientôt M. T… sur le jugement que le conseil de guerre, assurait-il, ne pouvait manquer de rendre sur cette importante affaire.

— Tout dépend de la manière dont la question sera posée, dit M. T… y a-t-il eu vol ou simple escroquerie ? s’est-il introduit dans la maison du baron de Melvas comme suborneur ou comme un filou qui ne veut qu’emporter la dot ? Enfin, est-ce un agent du parti révolutionnaire qui venait ici secrètement pour corrompre les soldats de la garnison, et provoquer une émeute séditieuse ?

— Mille bombes ! s’écria Marcel, ne pouvant plus se contenir ; aurez-vous bientôt fini ? Mon capitaine, un intrigant, un suborneur, un embaucheur ! et il se trouverait des juges, des militaires assez dupes pour croire à ces contes-là ?… Ah ! s’ils l’ont seulement vu se battre une heure sur le champ de bataille, ils feront pendre ceux qui ont l’effronterie d’inventer tant d’horreurs.

— Cela est fort bien, mon ami, mais ils ne connaissent de lui que le faux dont on l’accuse, qui est prouvé par ses aveux mêmes, et auquel faux l’on peut donner différents motifs. Je ne puis vous cacher que ceux qu’on lui suppose sont d’une nature fort grave, et entraînent la dégradation.

— Le capitaine Éribert serait dégradé ! dit Marcel d’une voix étouffée et la pâleur sur les lèvres : savez-vous bien ce que vous dites ?… monsieur… puis, voyant que M. T… persistait dans son opinion : il serait dégradé !… répéta Marcel, tremblant de colère ; quelqu’un oserait venir arracher sur son cœur la récompense qu’il a payée de son sang ! cette croix que je lui ai vue donner par la victoire. Il se laisserait dépouiller des armes qui lui ont mérité tant d’honneur !… Ah ! s’il était capable de cette lâcheté, mon sabre le frapperait avant qu’il eût le temps de se déshonorer… mais je suis tranquille… ces misérables peuvent l’assassiner à coup de calomnies… le laisser périr dans un cachot ; mais le dégrader !… jour de Dieu… je les en défie.

L’état violent où ce mot avait plongé Marcel ne permit pas à M. T… de lui faire entendre raison sur les moyens à prendre pour réfuter les accusations qui s’aggravaient chaque jour ; car l’amitié de M. T… pour M. de Rosac ne lui faisait point partager ses passions au point de les servir. Malgré sa confiance en lui, lorsqu’il s’agissait d’un fait aussi important, il se réservait le droit de l’interpréter avec toute l’impartialité que la justice exige. D’ailleurs, M. T… avait cette probité des gens de loi qui les oblige à ne jamais trahir la cause qui leur a été confiée, lors même qu’ils se refusent à la défendre.

Cependant, ému de l’attachement du vieux soldat pour son capitaine, et craignant pour tous deux les discours imprudents qui échappaient à la colère de Marcel, M. T… essaya de lui prouver qu’en déclamant ainsi d’avance contre les juges de son maître, c’était risquer de les irriter, et de se faire arrêter lui-même.

— Songez à ce que vous aurez à souffrir, ajouta-t-il, si vous perdez, par vos emportements, le moyens d’être utile à votre maître. Tâchez plutôt de paraître calme, pour mieux mériter la confiance des officiers chargés de le juger. Je crois qu’ils seront bientôt choisis par le général, et je m’engage à vous faire connaître leurs noms aussitôt que je les saurai. Vous pourrez tenter auprès d’eux quelques démarches ; et, j’en suis certain, ils ne refuseront pas d’entendre le témoignage d’un brave homme tel que vous.

Ce conseil raisonnable, et plus encore la bonté de celui qui le donnait, parvinrent à calmer la fureur de Marcel. Il se rappela qu’il avait rencontré, quelques jours auparavant, un chirurgien-major auquel il avait rendu un service éminent dans la campagne de Moscou, et qui lui avait dit être maintenant attaché à l’hôpital militaire de Bordeaux. C’était un homme fort estimé dans son art, qui, ayant eu le bonheur de soigner avec succès plusieurs chefs de l’armée, conservait avec eux des relations qui le mettaient à portée d’obliger beaucoup de personnes. Marcel se rendit chez lui en quittant M. T… : il n’était point encore rentré. Marcel se résigna à l’attendre, et cet acte de patience était la plus grande preuve de dévouement qu’il pût donner à son capitaine.

Enfin, M. La Roche arriva. C’était l’heure de son dîner. Avant de rien entendre, il exigea que Marcel se mît à table avec lui ; car, dans sa reconnaissance pour le brave soldat, il saisissait toujours avec empressement l’occasion de lui prouver qu’il n’oubliait point tout ce qu’il lui devait : heureux de lui prouver son amitié, seule récompense que Marcel ait voulu accepter, pour lui avoir sauvé la vie. Mais le pauvre soldat était trop tourmenté pour se rendre aux instances de M. la Roche.

— Merci, dit-il, je n’ai pas faim ; mais, comme vous n’avez pas de temps de reste, je vais vous conter ce qui m’amène, pendant que vous dînerez.

Et il se mit à lui dire l’affaire de Théobald, et les craintes que M. T… venait de lui donner sur le jugement du conseil de guerre.

À mesure que Marcel parlait, il avait vu le chirurgien prendre un air sombre qui ne lui présageait rien de consolant. En effet, tout en l’écoutant, La Roche se rappelait ce qu’il avait entendu dire au docteur Frémont sur l’aventure de ce jeune Eribert ; et du souvenir confus qu’il en conservait, une seule circonstance le frappait vivement : Théobald était fils du terroriste dont les infâmes dénonciations avaient conduit autrefois à l’échafaud un grand nombre des premières familles de Bordeaux. Cette ville avait été le théâtre de ses exploits révolutionnaires ; et l’horreur qu’inspirait encore son nom semblait annoncer la condamnation de son malheureux fils. La Roche, après avoir fait part de ces tristes réflexions à Marcel, ajouta :

— J’en conviens avec toi, mon ami, c’est une injustice ; mais elle s’accomplira.

— Mille tonnerres ! s’écria Marcel, n’est-ce donc rien que de donner son sang pour racheter celui que son père a fait répandre ? Puisqu’ils ont tant de mémoire pour le mal, qu’ils en aient donc aussi pour le bien. Toute l’armée a vu la conduite de mon capitaine, jusqu’au jour où il a été laissé pour mort sur le champ de bataille. Dans le temps qu’on n’était que le fils de son épée, on ne lui demandait pas son nom pour savoir s’il fallait l’envoyer au-devant d’une bande de cosaques, ou lui confier la défense d’un poste dangereux ; on ne s’informait que de son courage, et Dieu sait comme il marchait à la rencontre des boulets. Ah ! sans l’éclat de bombe qui a emporté notre colonel, mon capitaine n’aurait pas besoin de se défendre ; il aurait plutôt laissé révolter le régiment que de souffrir qu’on outrageât ainsi l’honneur de son plus brave officier. Mais si les piques et les habits de toutes couleurs qui les gardent aujourd’hui leur font perdre la tête à tous, moi je conserve la mienne avec le souvenir de ce que je dois à mon pays, à ceux qui le font honorer, et je me battrai aussi bien ici qu’ailleurs, pour empêcher qu’on ne les insulte.

— Tu te battras ! tu te battras ! eh bien, qu’en arrivera-t-il de mieux pour ton capitaine, quand tu sabrerais toute une compagnie de houlans !

— Cela ne peut pas faire de mal ; mais ils n’ont rien à voir dans cette affaire-ci, et je m’adresserai simplement aux membres de ce conseil que vous croyez capables d’une si horrible injustice.

— Garde-toi bien d’en aborder un seul dans la disposition où je te vois ; tout serait perdu vraiment ; laisse-moi plutôt tenter quelque chose auprès d’eux ; mais ne va pas déconcerter mes démarches par tes imprudences. Nous sommes dans une de ces secousses, où toutes les passions sont exaspérées et où l’on donne souvent le nom de mesure nécessaire à des actes dictés par la vengeance ou l’esprit de parti ; que veux-tu ? c’est un mal attaché aux crises violentes ; et la colère, la raison n’y peuvent rien. Tu serais moins étonné de ces cruelles extravagances si tu voyais d’aussi près que moi notre pauvre humanité, et ce qu’une migraine peut faire commettre de sottises aux plus grands génies ; mais quel que soit le peu d’espoir que j’aie de voir triompher les raisons que tu donnes en faveur de ton capitaine, tu es bien certain que je les ferai valoir de mon mieux.

— Je le crois, répondit Marcel en cherchant à se calmer par un peu d’espérance : vous êtes un bon camarade, mais si vous n’obtenez pas des réponses qui nous ôtent toute inquiétude, morbleu, jurez-moi de me le dire franchement.

— Je te le promets, et tu peux disposer de moi comme d’un frère, ajouta La Roche, d’un ton qui ne laissait aucun doute sur la sincérité de cette assurance.

Alors tous deux convinrent de l’heure où ils se verraient le lendemain, et Marcel retourna à la prison.

En l’apercevant, Théobald crut lire son arrêt sur le front abattu de son fidèle ami.

— Eh bien, dit-il, le crédit de M. de Melvas l’emporte, ils vont me déclarer infâme ! ne crains pas de me l’apprendre, je suis préparé à tout ; je leur défie d’ajouter beaucoup au malheur qui m’accable.

— Ne nous hâtons pas de prédire ce que nous ne devrions pas craindre un instant, s’il y avait encore quelque justice parmi les hommes : c’est tenter leur méchanceté. Le conseil ne sera pas convoqué avant deux jours, et l’on ne peut encore savoir la tournure que prendra l’affaire ; en attendant, il faut préparer votre défense.

— La mienne !… ah ! dis plutôt celle de l’ange de pureté que ces misérables vont compromettre par des soupçons, des accusations qui l’atteindraient plus que moi, si je n’en repoussais l’infamie.

— Vous leur faites trop d’honneur, reprit Marcel en s’efforçant de cacher la rage qui l’étouffait : ce n’est pas vous qu’il vont mettre en jugement.

— Eh qui donc ?

— Votre père.

— Ah ! malheureux ! s’écria Théobald, et ses deux mains se portèrent à son front, comme pour dérober, même aux yeux d’un ami, la rougeur qui le couvrait.

Ce cri de honte, de désespoir, retentit trop vivement au cœur de Marcel pour lui laisser plus longtemps la force de se contraindre ; il éclate en malédictions, en menaces contre l’iniquité des juges, et plus encore contre le ressentiment implacable de ceux qui, n’ayant su ni défendre ni sauver leurs amis de leurs véritables oppresseurs, criaient vengeance après la mort des coupables, pour la faire tomber sur des fils innocents. En exhalant ainsi son indignation, Marcel ne s’apercevait pas qu’il instruisait ainsi Théobald de tout ce qu’il s’était promis de lui laisser ignorer, et qu’en lui montrant sa douleur, il lui ôtait tout espoir.

Marcel parla longtemps sans que Théobald pensât à l’interrompre ; accablé sous le poids des premières paroles qui avaient échappé à la colère du vieux soldat, il lui semblait n’avoir plus rien à apprendre sur sa destinée.

Cependant Marcel se reproche déjà son indiscrétion, et tente de la réparer, en disant qu’on l’a peut-être abusé par de faux rapports. Mais Théobald exige de lui la vérité tout entière, et lorsque Marcel en vint à l’opinion de La Roche sur l’influence des souvenirs de la révolution dans les circonstances présentes, Théobald dit :

— Il ne faut pas te flatter mon ami ; en révolution, il n’y a ni bonne ni mauvaise cause. La prévention fait tout, et les plus honnêtes gens y obéissent : tu vas le voir ; mais ne me plains point, la vie m’était odieuse.

— La vie ! répéta Marcel, mon Dieu ! je vous l’ai vu assez souvent risquer pour savoir le cas que vous en faites. Dans notre métier, on apprend à n’y pas tenir, et si ces juges d’enfer vous condamnaient tout simplement à mort, on s’en tirerait encore avec honneur ; mais ils n’ont garde d’être si humains…

— Je te comprends, interrompt Théobald avec un sourire dédaigneux ; mais je suis tranquille, ajouta-t-il en prenant la main de Marcel, ton amitié me préservera d’une telle infamie.

— Tout à vous, mon capitaine, répondit Marcel d’une voix étouffée, et Théobald se jeta dans ses bras.

En ce moment le bruit des verrous se fit entendre : Renard venait prévenir Marcel qu’il était l’heure de se retirer. Frappé de l’espèce de joie qui brillait dans les yeux de Théobald, et de la noble émotion qui animait le visage du soldat :

— Ah ! ah ! dit le gardien, nous avons de bonnes nouvelles, à ce qu’il me paraît ? tant mieux : j’aime à voir mes prisonniers plus contents, cela me console de m’en séparer.

— Quoi ! demanda Marcel, va-t-on nous sortir d’ici ?

— Hélas ! oui, reprit Renard, on le conduit demain à la prison militaire : ceux qu’on a fusillés ce matin ont fait de la place, et c’est le cousin Antoine qui va être votre pourvoyeur à présent : ce coquin-là a toujours de bonnes aubaines, et pourtant il n’est jamais que de mauvaise humeur ; mais n’ayez pas de crainte, je vais vous recommander à lui ; je veux qu’il vous traite comme un prince. En disant cela, Renard ferma ces lourdes portes, et reconduisit Marcel jusqu’au guichet de la dernière cour.

Le peu de moments que le gardien était resté avec Marcel avaient suffi pour mettre le comble à l’inquiétude de celui-ci. D’après l’avis du cousin Antoine, l’accusé devait être interrogé dès son arrivée à la prison militaire, et le jugement suivrait de près cette première formalité. Il était donc urgent de faire sans délai toutes les démarches qui pourraient servir Théobald. On ne saurait nombrer toutes celles qui vinrent à l’idée de Marcel pendant la longue nuit qu’il lui fallut attendre avant de se rendre chez le chirurgien-major. Au milieu de tant de projets inexécutables, il s’arrête au seul dont il attend quelque succès. Léon est son unique espérance, et tandis que La Roche sollicitera auprès des juges, Marcel veut courir après le défenseur de son maître, après celui qui ne peut lui refuser son témoignage et son secours dans cet imminent danger. Mais il faut savoir où le rencontrer, et c’est au château de Melvas que Marcel espère l’apprendre ; il lui semble impossible que Nadège l’ignore, et qu’elle ne s’empresse pas de donner à Marcel tous les renseignements qui doivent l’aider à trouver le sauveur de Théobald.

Après avoir maudit l’automne et ses nuits éternelles, Marcel va réveiller son hôte à la pointe du jour ; il le prie de lui procurer un bon cheval, et il se met bientôt en route pour Melvas.

À quelque distance de l’avenue, il rencontre des colporteurs et des marchands qui paraissaient venir du château ; il leur demande si c’est la fête du village, ou si l’on y célèbre le retour du fils de madame de Lormoy.

— C’est bien mieux que cela, répond l’un d’eux ; nous avons été appelés tous par M. le baron pour lui vendre notre plus belle marchandise, et nous allons lui en chercher d’autre ; car il dit qu’il faut qu’il y ait des lots pour tout le monde dans la loterie qu’on tirera le jour de la noce.

— La noce ! et qui donc se marie au château ?

— Pardine, une belle demoiselle, la fille de la maison, je crois, car on ne ferait pas tant de dépense pour une autre.

À ces mots, Marcel sent renaître son cœur à l’espoir ; il pense que le mariage de la sœur est la preuve du retour du frère, et il franchit l’avenue au galop, pour s’assurer plus tôt de la vérité de ce fait.

Marcel ignorait l’amour de son maître. La crainte de compromettre Céline avait fait un devoir à Théobald de renfermer dans son âme un sentiment que Marcel n’aurait pas manqué de trahir, sans le vouloir, en l’accusant du malheur de son maître. Marcel savait seulement que le soupçon de cet amour était le prétexte des persécutions qu’on faisait endurer à Théobald, et il se réjouissait en pensant que le mariage de mademoiselle de Lormoy allait peut-être mettre fin aux poursuites du baron de Melvas.

Son premier soin fut de s’informer auprès du concierge des moyens de parvenir jusqu’à mademoiselle Nadège, car il craignait de se montrer trop brusquement devant Léon, et désirait savoir auparavant dans quelle disposition il était revenu… Il est sans doute malade, pensait-il, puisqu’il n’a pas encore volé vers son ami.

Les cours du château étaient remplies de paysans qui apportaient des bouquets à la fiancée pour décorer la salle où l’on souperait le soir même, après la signature du contrat. Les domestiques allaient et venaient au milieu de cette foule, chargés des divers objets de leur service, se faisant faire place d’un air d’importance ; le concierge désignait les endroits où l’on danserait le jour de la fête solennelle, et Marcel eut bien de la peine à l’arracher un moment à ces grands intérêts.

— Vous venez mal à propos, mon ami, dit le concierge, je n’ai pas le temps de causer aujourd’hui, nous avons trop de besogne… Puis, se tournant vers les ouvriers : c’est là qu’il faut dresser la tente, de ce côté les tréteaux des musiciens ; par ici, le buffet, les tables… Ce sera au mieux.

Marcel le suit à chaque pas qu’il fait pour donner un nouvel ordre, espérant toujours que ce serait le dernier, et qu’il pourra en obtenir une réponse. Enfin un domestique de la maison, ayant observé les signes d’impatience que le soldat ne pouvait s’empêcher de donner, lui demande ce qu’il désire.

— Je voudrais parler à M. de Saint-Irène, dit Marcel, et je vous serai fort obligé si vous pouvez me faire parvenir jusqu’à lui.

M. de Saint-Irène ? répéta le domestique. Ah ! oui, le vrai fils de madame, n’est-ce pas ?

— Le capitaine Léon, reprit Marcel en étouffant un soupir.

— Je ne le connais pas ; mais je sais qu’on l’attend d’un instant à l’autre. Si vous avez quelque chose à lui remettre, vous pouvez le confier à la vieille Zamea, elle ne manquera pas de le lui donner.

— Soit, répondit Marcel, se rappelant ce que son maître lui avait dit de la vieille négresse et des preuves d’intérêt qu’il en avait reçues ; mais il faut que vous m’aidiez à trouver cette brave femme, sinon, comment diable ferais-je ? on ne sait à qui s’adresser ici, ils ont tous la tête à l’envers.

— Ah dame ! c’est que c’est une fête comme en n’en voit pas souvent dans ce pays ; et chacun veut travailler aux préparatifs pour avoir sa part dans les distributions qui auront lieu le jour de la cérémonie ; mais si tout est en désordre ici, il n’en est pas de même au château ; M. le baron a défendu qu’on y laissât entrer personne ; cependant, comme vous n’avez affaire qu’à Zamea, suivez-moi, je vais vous mener à sa chambre.

En parlant ainsi, le domestique conduisit Marcel vers un petit escalier qui aboutissait à un corridor. Il ouvrit une porte, et courut aussitôt à l’autre bout du château où une sonnette venait de l’appeler.

— Que me voulez-vous ? demande Zamea, surprise de la brusque apparition de Marcel.

— Je viens… vous prier… car c’est bien vous, n’est-ce pas, qui êtes la cause… mais Dieu me garde de vous le reprocher… Je sais que vous êtes une brave femme… et que, si vous servez les ennemis de mon maître, vous n’en êtes pas moins…

— Qui cela, ton maître ? interrompit Zamea, qui ne comprenait rien au discours de Marcel.

— Un homme comme on n’en rencontre guère, même dans la grande armée, enfin le capitaine Éribert.

— Ah ! malheureux ! s’écria Zamea, garde-toi de prononcer ce nom. Si l’on pouvait t’entendre, on te chasserait d’ici, et peut-être moi-même… Dieu sait comment on me traite depuis que M. le baron a fait arrêter ce pauvre jeune homme ! Je ne suis plus, disent-ils, qu’une vieille radoteuse qui n’est bonne qu’à introduire des intrigants dans la maison… Ah ! sans mon excellente maîtresse, ma chère Céline, je demanderais à retourner dans notre colonie, dussé-je périr avant de gagner le port. Mais parle bas, mon ami, et dis-moi ce que devient ton pauvre maître.

— Sa perte est inévitable, reprit brusquement Marcel, si le capitaine Léon ne vient pas à son secours ; lui seul peut empêcher l’assassinat de son ami ; apprenez-moi où je puis le trouver ; il faut que je lui parle avant deux jours, ou tout sera fini.

— Eh ! sait-on où il est ! depuis la lettre qui annonçait son départ de Paris, on n’en a reçu aucune nouvelle ; M. le baron le croit retenu dans quelque ville, faute de passe-port, et il se propose d’aller le chercher lui-même dès que le contrat de mariage de sa nièce sera signé. Madame voulait qu’on attendît l’arrivée de son fils pour fixer le jour de la célébration ; mais M. le baron a insisté pour que la noce se fît sans délai, et c’est mademoiselle Céline qui a demandé que la signature du contrat eût lieu, ce soir même.

— Quoi ! pas un indice qui puisse nous mettre sur sa trace, aucun moyen de le prévenir qu’on se sert de lui pour déshonorer son compagnon d’armes ! mais peut-être mademoiselle Nadège en sait-elle plus que vous sur son compte ! par pitié, brave femme, faites-moi parler à cette jeune fille qui nous a secourus dans l’exil ; elle nous servira encore, j’en suis certain.

— Impossible, mon ami, mademoiselle Nadège est en ce moment chez madame avec la princesse et M. le baron ; ils sont tous occupés à regarder les bijoux, les dentelles de la corbeille que vient d’envoyer M. de Rosac : je ne peux les déranger sans dire le motif qui m’amène, et il ne faut pas qu’on me soupçonne de recevoir quelqu’un envoyé par M. Éribert.

— Et la sœur du capitaine Léon est sans doute occupée aussi de toutes ces fadaises ?

— Plût au ciel qu’elle s’en amusât comme les autres, répondit Zamea d’un ton triste ; mais la pauvre enfant n’y fait pas seulement attention ; quand j’ai été lui raconter tout ce que j’avais déjà vu des cadeaux magnifiques qu’on lui prépare, elle n’a pas semblé m’entendre ; elle m’a priée seulement de veiller à ce qu’on la laissât tranquille dans sa chambre ; puis elle s’est mise à écrire sans même s’informer de ce qui se passait dans le salon.

— Puisqu’elle est seule, conjurez-la de m’entendre une minute ; personne ne saura que vous m’avez rendu ce service ; je l’ai vu pleurer lorsque mademoiselle Nadège me faisait le récit de l’arrestation de mon maître ; elle a bon cœur ; elle comprendra combien son frère serait à plaindre s’il arrivait malheur à son camarade, et elle me dira ce que je dois faire pour les sauver tous deux ; car je les connais ; la perte de l’un entraînera celle de l’autre, surtout s’il peut se la reprocher. Ne me refusez pas, bonne Zamea ; songez que le moindre renseignement peut me guider, et que si j’obtiens par vous le moyen d’arracher mon capitaine à l’infamie qu’on lui réserve, nous vous devrons tous trois plus que la vie.

La voix du soldat, cette voix sonore et quelquefois terrible, devenue suppliante, et entrecoupée par les larmes, Zamea ne peut l’entendre sans attendrissement.

— Ah ! dussé-je encore m’attirer de nouveaux reproches, dit la vieille négresse en essayant ses yeux, il ne sera pas dit que la pauvre Zamea ait rejeté la prière d’un malheureux qui pleure pour son maître. Attendez-moi ici, enfermez-vous, et n’ouvrez que lorsque j’appellerai ; je vais demander si mademoiselle peut vous recevoir.

— Que le ciel vous récompense, répondit Marcel, sans pouvoir témoigner autrement que par ce vœu la reconnaissance que lui inspirait la bonté de Zamea.

Et il s’assit pour l’attendre.

En regardant autour de lui, il vit sur presque tous les meubles de la chambre des robes, des parures de toute espèce que l’on venait de terminer pour le trousseau de Céline. Le contraste de ces apprêts de fête avec les tristes soins qui occupaient Marcel en ce moment, ajoutait encore à l’amertume de ses réflexions. Ah ! pensait-il, malgré ce que Zamea dit de l’indifférence de sa maîtresse pour ses présents de noce, au milieu de la joie qui l’environne elle refusera de me voir, elle craindra de témoigner la moindre pitié pour mon maître. Eh ! comment s’intéresserait-elle au malheur d’un homme qu’on lui peint chaque jour comme l’ennemi de sa famille ?

Le retour de Zamea vint bientôt confirmer ce qu’avait prévu Marcel ; le premier mouvement de Céline, en apprenant qu’il était là, fut de dire à Zamea de l’amener près d’elle ; mais se rétractant aussitôt, elle rappelle la négresse, et dit en faisant un effort sur elle-même :

— Non, je ne dois pas le voir ; il faut que je puisse attester qu’aucun message n’est venu… qu’on n’a jamais tenté de m’intéresser à ce que l’on cessât… Il faut que je lui refuse jusqu’au témoignage de ma pitié… oui, il le faut… j’en aurai le courage. Puis, s’adressant à Zamea : Renvoie au plus vite ce soldat, ajouta-t-elle ; dis-lui qu’il m’est défendu de le recevoir ; mais sans rien demander ni promettre en mon nom, informe-toi de ce qui l’amène, et donne-lui l’assurance que tu feras tout ce qui sera en ton pouvoir pour le servir.

— Hélas ! reprit Zamea, le pauvre homme ne désire que savoir où trouver votre frère.

— Mon frère… répète Céline dans une sorte d’égarement, mon frère m’abandonne aussi ; après avoir porté le coup mortel, il craint sans doute de rencontrer sa victime. Je n’attends rien de lui… mon courage seul… mais ne perdons pas tant d’efforts par une imprudence… éloigne Marcel… prends garde que personne ne le voie sortir du château… j’entends quelqu’un… c’est la voix de mon oncle… et Céline saisie d’effroi retomba sur son siège.

— Calmez-vous, dit Zamea, et ne pensez qu’à retenir ici M. le baron le temps qu’il me faut pour conduire Marcel jusque dans la grande cour. Une fois au milieu de la foule, il pourra se retirer sans être remarqué.

Alors Zamea attendit que le baron fût entré chez sa nièce ; puis elle alla retrouver Marcel et le supplier à son tour de ne pas s’exposer à la colère de M. de Melvas.

— Allons, dit Marcel en obéissant à cette prière, tout est contre nous ; il ne me reste que la pitié de cette vieille négresse.

Cette pitié, il la réclama de nouveau en faisant promettre à Zamea de le faire instruire sur-le-champ du retour de Léon, si le ciel accordait ce retour à ses vœux ; et Marcel reprit le chemin qui devait le ramener vers son maître, sans rapporter l’espoir de le soustraire à sa malheureuse destinée.

Il était déjà près de midi lorsque Marcel arriva aux portes de la prison militaire, car il avait fallu faire renouveler son laisser passer, et attendre que l’officier chargé de l’expédier fût revenu du conseil de guerre où sa curiosité l’avait attiré ; il avait fallu écouter tout ce qu’il racontait à un de ses camarades sur l’interrogatoire dont il venait d’être témoin.

— Ma foi, disait-il, le gaillard n’est pas embarrassé pour répondre ; il donne à tout des raisons, et quand on paraît douter de la vérité de ce qu’il avance, il prend un air dédaigneux, et se contente de répéter ce qu’il vient de dire, sans prendre la peine d’y rien ajouter pour y donner plus de créance. Mais s’il pense arranger son affaire avec ces manières-là, il se trompe. Le capitaine rapporteur en paraissait fort mécontent, et ses conclusions se ressentiront bien certainement de l’humeur que l’accusé vient de lui donner.

Marcel écoutait ce récit avec anxiété ; mais l’officier s’étant approché du bureau sur lequel se trouvaient des papiers à signer, il ne fut plus à portée de l’entendre ; seulement il distingua ces mots de la réponse du camarade :

— Si vraiment ; j’irai demain ; je veux voir comment finira ce singulier procès.

En ce moment on vint remettre à Marcel son laisser passer, et il sortit de la salle en se félicitant d’avoir résisté au désir de questionner l’officier, et brûlant d’impatience d’apprendre de Théobald lui-même ce qui s’était passé à l’interrogatoire.

Le gardien Antoine, prévenu par son cousin de ce qu’il y avait à gagner avec un prisonnier aussi généreux que le capitaine Éribert, reçut Marcel comme s’il le connaissait déjà, et s’empressa de le conduire dans la chambre où les gendarmes venaient de ramener l’accusé au sortir de l’interrogatoire. En voyant son maître assis tranquillement près d’une table, occupé à lire une lettre qui le fait sourire doucement, Marcel pense qu’il s’est alarmé à tort, et que Théobald a des raisons d’augurer mieux de son procès ; et il attend à peine que le gardien s’éloigne pour questionner son maître.

Mais, sans répondre à ce qu’il demande :

— Tu es venu bien tard, dit Théobald.

— Vous saurez pourquoi, reprit Marcel, mais ce capitaine rapporteur est-il aussi méchant qu’on le dit ?

— Méchant, non : c’est tout simplement un homme fort soumis aux instructions qu’on lui donne.

— Et que pensez-vous de celles qu’il a reçues ?

— Qu’il est obligé de me trouver coupable.

— Quoi ! il aurait la lâcheté ?…

— Toute réflexion, tout plaidoyer est inutile, mon ami ; il ne m’a fallu qu’un instant pour juger de l’esprit dans lequel sera fait le rapport ; mais ne parlons pas de cet affreux supplice, plus cruel mille fois qu’une condamnation ; je ne saurais te répéter les soupçons, les noms infâmes dont on ne craint pas de flétrir un accusé avant de savoir s’il les mérite. Je n’ai pu m’abaisser à la honte de m’en défendre ; si tu savais les intentions criminelles qu’ils osent me prêter… mon sang bouillonne à la seule pensée de voir ainsi calomnier une action généreuse, car le ciel sait quels sentiments m’ont conduit à ce château d’où l’on est venu m’arracher comme un vil brigand ; mais si la justice des hommes frappe au hasard, il en est une autre qui se sert de leurs arrêts pour punir nos faiblesses. Je dois le croire, et je me résigne au malheur que ma triste naissance, mon caractère rendaient inévitable. Je resterai innocent à tes yeux, mon vieil ami, et à ceux du seul être pour qui j’aurais voulu vivre, cela me suffit.

Il y avait dans l’accent de Théobald quelque chose de solennel qui glaça Marcel d’une nouvelle crainte. Il regardait son maître en silence, n’osant pas proférer un seul mot qui trahît sa pensée ; car laisser voir l’idée qui le frappait, c’était peut-être l’inspirer à Théobald. Celui-ci, désirant détourner l’attention de Marcel, le questionna de nouveau sur ce qui l’avait occupé pendant toute la matinée.

Marcel raconte alors son voyage à Melvas, et comment il a eu un moment l’espoir qu’on y fêtait le retour de Léon, en voyant les apprêts de la noce de mademoiselle de Lormoy.

— Que dis-tu ? interrompt Théobald, le tremblement sur les lèvres ; elle signe ce soir…

— Oui, reprit Marcel, elle-même a demandé qu’on n’attendît pas son frère pour la cérémonie, et pendant qu’ils nous assassinent, ils sont dans la joie ; ah ! si je m’en croyais, ajouta-t-il avec un geste menaçant, ils verraient comment on trouble une fête… Mais grand Dieu ! qu’avez-vous ?… dit Marcel en remarquant la pâleur qui couvre le visage de Théobald.

— Rien, dit-il en respirant à peine ; tout est fini… Je ne souffre plus… Céline ! est-il bien vrai ?…

— Ah ! c’est moi qui le tue, s’écrie Marcel en entraînant Théobald vers la fenêtre, dans l’espoir que l’air le ranimera. Malheureux ! comment n’ai-je pas deviné qu’il l’aimait !… comment n’ai-je pas pensé que j’allais lui porter le dernier coup en lui apprenant cette nouvelle trahison ? Ah ! mon pauvre capitaine, poursuivait-il en se prosternant devant Théobald, prenez pitié de moi, pardonnez-moi de vous faire tant de peine ! ou morbleu je ne sais pas ce que je deviendrai.

Théobald, dont une vive oppression étouffait la voix, tendit la main à Marcel et l’attira vers lui ; quelques larmes s’échappèrent de ses yeux et le soulagèrent un moment du poids qui l’accablait ; alors un instinct du cœur avertit Marcel que le plus sûr moyen d’empêcher son maître de succomber à ce nouveau malheur, était de lui en parler, et il lui adressa des reproches sur le mystère qu’il lui avait fait de son amour.

— Ne connaissiez-vous donc pas l’honneur à Marcel ? disait-il, et ne saviez-vous pas qu’il se serait laissé fusiller plutôt que de trahir votre secret ? puis il ajouta ce qu’il avait entendu dire à Zamea de la tristesse de Céline ; enfin il rechercha tout ce qu’il croyait pouvoir apporter quelque adoucissement au désespoir de son maître.

Théobald souriait à ses efforts pour en dissimuler l’impuissance ; il se fit répéter chaque détail qui pouvait le convaincre du mariage prochain de Céline ; et il cherchait à la justifier quand Marcel lui reprochait d’obéir si facilement à sa famille.

— Ne l’accuse pas, disait-il, ce mariage était indispensable après l’éclat de mon arrestation et les motifs qu’y donnait M. de Melvas. La réputation de Céline l’exigeait, et dans l’effroi que lui inspirait mon amour, elle a souvent tenté de le décourager en me parlant de cet affreux sacrifice comme d’un arrêt du ciel. J’en aurais dû supporter l’affreuse nouvelle avec plus de courage ; mais il est des maux que l’imagination ne peut atteindre, je le sens ; souffrir pour elle sans espoir de l’obtenir, c’était encore la vie ; la voir à un autre… c’est la mort…

— Que parlez-vous de mourir pour une femme, reprit Marcel, et la patrie ?

— Je n’en ai plus.

— Quoi ! cette France pour qui vous vous battiez si bravement…

— Elle me renie, je suis l’enfant maudit qu’elle repousse.

— Ah ! ne blasphémez pas ainsi ! est-ce la patrie qu’une poignée d’hommes acharnés à venger sur vous le malheur dont vous êtes innocent ? est-ce la patrie que ces militaires d’un jour qui croient gagner une bataille quand ils ont fait fusiller un brave soldat couvert de nobles blessures ? Est-ce la patrie qui défend au fils de couvrir de sa gloire les fautes de son père ? Non, la patrie est dans ces vieux guerriers qui ont essuyé les pleurs de la Révolution avec les drapeaux de la victoire ; elle est dans les défenseurs de la liberté, dans les soutiens de la justice, et le temps n’est pas éloigné, j’espère, où tous s’entendront pour rendre à chacun de nous ce qu’il mérite ; vivez jusque là.

— Non, ce serait acheter quelques jours honorables par un siècle de honte. Je n’ai pas assez de vertu pour endurer le mépris des hommes.

— Ah ! pourquoi l’estime, l’attachement d’un pauvre soldat sont-ils si peu de chose ? dit Marcel en levant les yeux au ciel.

— Ils sont mon bien le plus cher, et j’en attends aujourd’hui ma seule consolation, répond Théobald avec feu : oui, l’on n’a pas le droit de se plaindre quand on possède un ami tel que toi.

Puis, se levant tout à coup, il va chercher un portefeuille qui était renfermé dans son nécessaire, le remet à Marcel, et dit :

— Voilà de quoi payer le service que tu dois m’obtenir. La Roche t’a donné rendez-vous à cette heure, va le trouver et reviens ensuite prendre ces papiers que je ne veux confier qu’à toi.

Marcel debout, immobile devant son maître, les yeux fixés sur le portefeuille, semblait hésiter à le prendre. L’altération de son visage peignait le combat qui se livrait dans son âme, et la cruelle résolution qu’il voulait imposer à son courage.

Il serait resté longtemps dans cette attitude, si l’arrivée du gardien et l’avis qu’il donna à Théobald n’avaient fait cesser son indécision. Antoine venait prévenir l’accusé que le conseil s’assemblerait le lendemain et que son affaire serait jugée sans désemparer ; cet avis reçu avec indifférence par Théobald fait pâlir Marcel ; il saisit vivement le portefeuille, et sort en lançant un regard qui semblait dire à son maître : Vous serez obéi.


XXIX


Pendant ce temps, M. de Rosac arrivait à Melvas dans un brillant équipage destiné à sa future. M. de Boisvilliers est avec lui ; car, dans l’ivresse du bonheur qui l’attend, il lui faut parler de ce qu’il éprouve, et se voir envier par son ami lui-même. L’amour-propre est rarement aussi aveugle qu’il le paraît, et telle personne vous étourdit de son succès, qui sent bien ce qu’il y manque. M. de Rosac était plus fier qu’heureux d’épouser Céline ; ses principes, sa candeur, l’éducation qu’elle avait reçue, lui répondaient de la sagesse de sa conduite ; mais il ne pouvait se dissimuler qu’aucun sentiment tendre ne l’avait portée à accepter sa main ; et, malgré sa confiance dans ses moyens de plaire, M. de Rosac sentait, pour ainsi dire, qu’il n’était pas selon elle, et que leur union offrirait un exemple de plus de ces mariages appelés de convenance, et dont le premier malheur est de ne se pas convenir.

La nuit commençait à tomber lorsqu’ils entrèrent dans l’avenue, suivis des voitures qui amenaient les parents de M. de Rosac, le docteur Frémont et le notaire de M. de Melvas. Les jeunes gens du village, qui s’étaient réunis pour les escorter jusqu’au château, portaient des torches allumées, en courant à chaque portière ; ce qui donnait à ce joyeux cortège un aspect funèbre que Céline fit remarquer à Nadège.

Toutes deux étaient encore à leur toilette, ou plutôt Nadège achevait de parer Céline, pendant qu’absorbée dans ses pensées, celle-ci regardait tristement la lumière éclatante dont s’éclairaient déjà les derniers tilleuls de l’avenue. Telle était sa préoccupation, qu’elle ne s’aperçut pas que l’on attachait à son côté le bouquet envoyé par M. de Rosac, et qu’au moment où Nadège s’écria, en jetant l’épingle qui avait dû blesser Céline :

— Oh ciel ! je vous ai fait mal !

Elle répondit d’un air étonné :

— Non ; je n’ai rien senti. Cependant une goutte de sang vint colorer la draperie légère qui entourait le sein de Céline. Malgré l’indifférence qu’elle témoignait pour sa parure, elle ne sortit de sa rêverie que pour demander qu’on ajoutât quelques ornements à sa robe, ou à sa coiffure. C’était gagner du temps et retarder de quelques minutes le sacrifice du bonheur de sa vie.

Zamea était déjà venue plusieurs fois lui dire de la part du baron, qu’on n’attendait plus qu’elle pour commencer la lecture du contrat ; il fallut se décider à descendre dans le salon. Les corridors, la longue galerie qu’il fallait traverser pour s’y rendre, étaient remplis de paysans, curieux de voir et d’admirer la jeune fiancée. La plupart de ceux qui ne la connaissaient pas adressèrent leurs compliments à Nadège, dont le sourire et l’air animé leur annonçait une personne heureuse, tandis que la pâleur et le regard languissant de Céline ne laissaient pas supposer qu’elle prît aucune part à la fête.

M. de Rosac l’attendait à la porte du salon ; il lui offrit la main pour la conduire auprès de sa vieille tante, la présidente de R…, que son grand âge retenait ordinairement chez elle, et qui faisait presque un acte de dévouement en se dérangeant pour venir signer le contrat de mariage de son neveu. Après beaucoup de choses flatteuses, dites de ce ton affectueux qu’on peut appeler la grâce des vieilles femmes, la présidente ajouta :

— Mais elle paraît souffrante, cette chère enfant, et l’on aurait peut-être mieux fait de retarder la cérémonie jusqu’à son entier rétablissement. Le mariage le plus heureux n’est jamais exempt de craintes, de regrets, et il faut être en bonne santé pour supporter tant d’émotion.

Céline, touchée d’un intérêt si tendre, en remercia madame de R… avec cette reconnaissance d’un cœur malheureux dont on devine la souffrance ; et, sans penser que l’altération de ses traits devaient la démentir, elle affirma qu’elle n’était point malade. Pendant ce temps, madame de Lormoy faisait les honneurs du salon aux autres parents de M. de Rosac, et la princesse Wollinski montrait aux jeunes femmes qui se trouvaient là les bijoux que renfermait la corbeille. Les parures les plus élégantes avaient été choisies par elle, et chacun en admirait le bon goût ; mais on donnait la préférence à une longue chaîne d’or et d’émeraudes à laquelle était attachée une croix en diamants. La princesse, désirant en voir l’effet, prétendit que c’était le moment d’en parer la mariée. M. de Rosac l’approuva en disant qu’on ne pouvait enchaîner trop tôt l’objet de son amour, et tous deux vinrent prier Céline de permettre qu’on suspendît la chaîne à son beau cou.

Ce présent lui rappela celui qu’elle avait fait le jour des adieux de Théobald, et le froid qu’elle ressentit lorsque ces brillants anneaux touchèrent sa poitrine lui parut être celui de la mort : tout allait finir pour elle : cette vie d’amour et d’espoir, cette consolation de pleurer sans crime celui qu’elle regrettait, il fallait y renoncer pour jamais. Au moment d’un si cruel sacrifice, elle aurait peut-être senti succomber son courage, si l’excès de sa douleur ne lui avait donné l’espérance de n’en pas souffrir longtemps. C’est dans cette triste pensée qu’il faut trop souvent chercher la cause de la résignation des femmes. Leur nature délicate paraît si peu faite pour supporter de longs tourments, que chez elle les idées de malheur et de mort sont presque inséparables.

Après les présentations et les compliments d’usage, on forma un double cercle devant la table où s’était déjà placé le notaire. Céline, qui avait de la peine à se soutenir, était restée auprès de la vieille présidente. Madame de Lormoy vint s’asseoir à côté de sa fille, comme pour la fortifier contre les émotions que pourrait lui donner cette lecture ; elle lui prit la main, mais sans oser lever les yeux sur elle, car l’expression douloureuse de sa physionomie, ses lèvres pâles, tremblantes, quoique souriant toujours, inspiraient à sa mère autant d’effroi que de pitié ; elle se reprochait d’avoir consenti à ce mariage, sans se rappeler que Céline avait elle-même demandé qu’on le célébrât sans délai, et que depuis qu’il était décidé, jamais sa fille n’en avait témoigné de regret. Mais qu’importe ce que voulait, ce qu’avait dit Céline, sa mère la sentait souffrir ; c’en était assez pour se reprocher son malheur.

Il se fit un grand silence, et le notaire commença la lecture du contrat, avec l’air pompeusement grave, et la voix lugubre que prendrait un juge pour prononcer une sentence. Cette lecture ne fut guère écoutée que par les gens qu’elle n’intéressait point. Tous les articles en étaient connus et approuvés d’avance par les deux familles. Céline seule aurait pu désirer les connaître, car elle s’était constamment refusée à donner son avis à ce sujet, laissant à son oncle le soin d’un avenir qui n’avait plus d’intérêt pour elle ; mais, tout entière au souvenir de Théobald, au sentiment qui la portait à s’immoler en ce moment pour lui sauver l’honneur, elle n’entendit rien de cet acte, si ce n’est le mot sinistre de mort, qui, revenant à chaque article, arrivait à son oreille comme le son monotone d’une cloche funèbre.

Placée en face de la porte vitrée qui donnait sur le parc, elle voyait s’éteindre peu à peu les lampions qui éclairaient cette terrasse où, pour la première fois, Théobald lui avait parlé de son amour ; la tourelle gothique dont elle avait le dessin fait par lui, ces ruines si pittoresques, tout à l’heure resplendissantes de lumières, venaient de rentrer aussi dans l’obscurité ; car le vent d’automne, qui soufflait avec violence, semblait s’opposer à l’éclat de cette triste fête. Quelques pots à feu, abrités par des arbustes, répandaient encore une faible lueur sur le parterre qui entourait le château. À ces rayons vacillants, Céline crut distinguer quelqu’un qui s’avançait mystérieusement, et cherchait à voir, de la terrasse, ce qui se passait dans le salon. Cette espèce de fantôme qui apparaissait et s’évanouissait tour à tour, selon les oscillations de la lumière, l’imagination de Céline lui prête la figure et la démarche de Théobald, et chaque pas qu’il fait pour s’approcher du château la confirme dans cette illusion ; elle ne doute plus qu’étant parvenu à s’échapper de sa prison, il vient, au risque de sa vie, l’arracher au pouvoir d’un rival ; elle croit entendre sa voix l’accuser de parjure ; tout à coup il s’arrête, et semble attendre le moment propice à sa vengeance ; mais bientôt, montant avec lenteur les degrés du perron, il parvient auprès de la porte et s’apprête à l’ouvrir. Le vent qui soulève son manteau laisse voir un habit d’uniforme : c’est celui de Théobald. À cette vue, tremblante, égarée, Céline veut s’opposer au malheur qu’elle pressent.

— Fuyez, s’écrie-t-elle en se précipitant vers la porte du jardin, prenez pitié de moi, fuyez, ou je meurs !

Et elle tombe inanimée dans les bras de celui qu’elle implore. Mais la surprise causée par l’apparition subite de l’étranger qui inspire tant d’effroi à Céline, ne permet pas d’abord de voler à son secours ; le baron seul, irrité de l’insolence d’un homme qui ose ainsi pénétrer dans sa maison, s’avance vers lui d’un air menaçant. Chacun se lève ; M. de Rosac s’élance vers Céline, l’arrache des bras de l’inconnu ; il est prêt à l’injurier, lorsqu’une voix fait entendre ces mots :

— C’est lui !… c’est Léon !…

Et au même instant Nadège entraîne madame de Lormoy dans les bras de son fils.

L’étonnement cède à la joie ; on s’empresse autour de Léon, chacun veut être témoin du bonheur qu’il éprouve en revoyant sa mère ; mais la voix qui l’a nommé, cette voix qui l’a fait tressaillir, d’où vient qu’elle se tait ? Est-ce une illusion, un vain souvenir ? Il jette ses regards sur toutes ces femmes qui l’entourent.

— Par grâce, leur dit-il, dans un trouble impossible à décrire, qui de vous a prononcé mon nom ?

— C’est Nadège, répond la princesse…

— Nadège !… répète Léon n’osant croire à tant de bonheur à la fois.

Mais il suit sa mère dans la chambre où l’on vient de transporter Céline. Nadège est auprès d’elle, il la reconnaît et tombe à ses pieds en s’écriant :

— Ô ma mère ! sans elle, je ne vous aurais jamais revue !…

Mais Nadège, honteuse d’éprouver tant de joie quand son amie succombe à sa souffrance, ne répond d’abord à Léon, qu’en lui montrant Céline ; puis elle dit :

— Secourons-la ; que les soins d’un frère la raniment !… Ah ! puissiez-vous mettre fin au tourment qui l’accable !…

Alors tous se réunissent pour rendre à Céline l’usage de ses sens. Le docteur se trompant sur la cause de ce long évanouissement, répétait à chacun :

— N’ayez nulle crainte, c’est l’effet de la surprise ; elle a deviné mieux que nous, qu’Un homme qui arrivait si brusquement devait être son frère, et l’excès de sa joie a causé cette crise, dont la voilà qui commence à revenir.

En effet, dans cet instant, Céline souleva lentement sa paupière, et quelques mots, à peine articulés, s’échappèrent de sa bouche.

— Sans doute elle vous parle, dit le docteur à M. de Saint-Irène, mais ne vous montrez pas encore à elle ; attendons qu’elle soit plus calme, pour lui permettre le plaisir d’embrasser son frère.

En disant ces mots, il se place devant Léon, de manière à le soustraire aux regards de Céline. Mais passant tout à coup de l’accablement au délire, elle appelle Théobald.

— Cruels ! qu’en avez-vous fait ? dit-elle, en portant des yeux égarés sur toutes les personnes qui l’entourent : l’avez-vous épargné ?… Mais non ! il a péri, victime de votre rage ! Pouviez-vous lui pardonner d’avoir brisé ses fers pour venir m’arracher au désespoir… à la mort !… Laissez-moi… je ne veux plus de vos soins barbares !… Vos calomnies lui ont ravi l’honneur… cet honneur qui était sa vie !… Eh bien !… prenez aussi la mienne, car je ne puis survivre à sa honte !… Ah ! je lui donnais plus que mon existence, en acceptant le nom de son rival, de son ennemi !… Mais puisqu’il rend ce sacrifice inutile, unissez-nous du moins dans votre vengeance… Vous hésitez !… que craignez-vous ?… Son unique ami l’abandonne : Léon ne l’a-t-il pas laissé traîner en prison, comme un vil criminel ; a-t-il détourné le coup mortel dont vous l’avez frappé ? Non, vous dis-je, frappez encore, il ne vengera pas mieux sa sœur que son ami !… Théobald n’était-il pas ?…

— Qu’entends-je ! s’écrie Léon, Théobald est ici ? Que parle-t-elle de prison, de vengeance ? Qui ose attenter à l’honneur, à la vie de Théobald ? Répondez-moi ! est-ce sa raison ou la mienne qui s’égare… dois-je en croire ce qu’elle dit ? Théobald, arrêté comme un vil criminel !… Ah ! s’il était vrai, ajouta-t-il d’un ton qui fit frémir jusqu’à Céline elle-même, s’il était vrai !… tout le sang de son ennemi suffirait à peine à ma vengeance.

En vain madame de Lormoy cherche à calmer la colère de son fils ; en vain le docteur et Nadège le supplient de ne pas augmenter l’agitation de Céline par de telles menaces ; il ne leur répond que par ces mots :

— Qu’avez-vous fait de Théobald ?… Je veux le voir, conduisez-moi vers lui.

Et, voyant que tous gardent le silence, il s’adresse à Céline qui reste immobile, les yeux attachés sur lui, et cherchant à rallier ses idées, pour s’expliquer comment cette voix inconnue prononce le nom de Théobald d’un accent, à la fois, si tendre et si terrible.

— Toi qui le plains, dit-il en s’approchant de Céline, toi qui veux qu’on le venge, dis-moi s’il est encore temps de le secourir. Quels que soient les ennemis qui l’accablent, je saurai le défendre, le ramener vers toi qui le pleures, ou je mourrai avec lui.

— Je te reconnais, répond alors Céline, en se précipitant sur le sein de Léon, tu l’aimes aussi, tu es mon frère ! Ah ! malheureux ! pourquoi es-tu venu si tard !

En ce moment, des larmes abondantes vinrent inonder le visage de Céline. Le docteur insista de nouveau pour que Léon s’éloignât d’elle, dans la crainte de prolonger l’émotion qui la mettait en danger, car son pouls devenait convulsif, un rire amer se mêlait à ses larmes, et tout faisait craindre que la fièvre ne se portât au cerveau. L’effroi que ces symptômes causaient au docteur Frémont passa bientôt dans l’âme de tous ceux qui étaient présents. Madame de Lormoy s’abandonne à la plus vive douleur ; elle accuse le baron d’être cause de la démence de Céline. Tandis que M. de Rosac s’enfuit au désespoir, M. de Melvas, non moins effrayé de l’état de sa nièce, n’ose pas tenter de consoler sa sœur ; il prévoit des malheurs au-dessus de son courage, et reste anéanti sous le poids des maux qu’il se reproche.

Cependant, les gens invités à la fête s’empressent de quitter ce château qui devait être pour eux l’asile du plaisir, et qui ne leur offre plus qu’un spectacle douloureux. Les parents de M. de Rosac, courroucés des emportements de Léon, et plus encore des aveux échappés à Céline, l’entraînent avec eux. Nadège et la princesse s’emparent de Léon, dont la fureur augmente à mesure qu’on lui apprend les accusations qui pèsent sur son ami, et la condamnation qui le menace. À peine a-t-il entendu qu’on veut flétrir l’honneur de Théobald, que, sourd aux prières de Nadège, qui le conjure d’épargner à sa mère de nouvelles terreurs, il court près du baron, lui demande, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, de retirer la plainte formée contre Théobald.

— Apprenez, dit-il, que son honneur est aussi le mien ; qu’on ne peut l’attaquer sans me rendre raison d’une telle insulte. Songez que nous sommes frères d’armes, que nous avons triomphé, succombé ensemble, et que, percés de coups, mourant sur le sein l’un de l’autre, le sang qui coulait de nos blessures nous a unis pour toujours. Rendez-moi mon ami, rendez la vie à ma sœur, à ma mère, ou préparez-vous à tous les malheurs que le désespoir entraîne.

Une volonté si ferme ne permettait aucun raisonnement ; il fallait y céder ou se résigner à subir toutes les conséquences d’un refus qui semblait décider du sort de sa famille entière, et le baron n’hésita plus.

— Allez, dit-il, après avoir remis à Léon la lettre qu’il vient d’écrire, allez délivrer le fils de l’assassin de votre père. Malgré l’horreur que son nom m’inspire, je supporterai sa présence, si elle seule peut vous rendre à tous le calme et le bonheur.

En finissant ces mots, M. de Melvas détourne la tête pour cacher les larmes qui s’échappaient de ses yeux. Mais Léon reconnaît, à sa voix émue, que la pitié l’emporte sur un juste ressentiment, et il se jette aux pieds de son oncle, lui prodiguant tous les noms que peut inventer la reconnaissance. Il lui jure que sa vie entière sera consacrée à lui prouver le dévouement, la tendresse d’un fils ; à lui rendre enfin l’amour de celui qu’il pleure encore.

À ce cruel et doux souvenir, le baron serre vivement Léon contre son cœur… Malgré son silence, l’émotion qu’il éprouve lui dit assez qu’il croit retrouver son fils ; mais, impatient de voler au secours de son ami, Léon s’arrache des bras de M. de Melvas ; des chevaux sont commandés, et les premiers rayons du jour paraissaient à peine, que l’ami de Théobald arrivait déjà aux portes de Bordeaux.


XXX


La lettre de M. de Melvas étant adressée au général commandant, Léon se fit conduire chez ce dernier. Mais, excepté le factionnaire qui gardait sa porte, tous les gens de la maison dormaient encore, et il fallut attendre que le concierge se levât pour aller prévenir le valet de chambre du général qu’un officier, chargé d’un message important, demandait à parler à son maître, car, pour obtenir plus tôt l’audience de laquelle dépendait la liberté de son ami, Léon ne se fit point scrupule de laisser croire qu’il était porteur d’ordres du ministre de la guerre. À la faveur de cette innocente ruse, il fut bientôt introduit dans le cabinet du général.

Il s’agissait de rendre justice à un brave officier, de le tirer de la prison où il gémissait sous le poids d’une accusation calomnieuse ; et Léon trouva le général très-disposé à faire tout ce qui devait hâter la délivrance de Théobald. Mais le conseil de guerre étant saisi de l’affaire, la mise en liberté du prévenu ne pouvait plus être prononcée que par un arrêt de l’autorité judiciaire, et le crédit du général était presque nul en cette circonstance. Cependant il se mit à écrire au capitaine-rapporteur et au président du conseil, puis il engagea Léon à leur remettre lui-même chacune de ses lettres, en ajoutant : « Il est essentiel qu’ils les lisent avant la séance qui doit avoir lieu ce matin, et qu’ils apprennent par vous tout ce que je viens d’entendre. Le capitaine vous donnera un laisser passer pour voir votre ami.

À peine Léon prend-il le temps de remercier le général de ses bons avis, tant il est pressé de les mettre à exécution. Mais le président du conseil demeurait d’un côté de la ville tout opposé à celui qu’habitait le général ; le capitaine-rapporteur logeait à une distance non moins éloignée, et lorsque Léon arriva chez eux, il apprit que tous deux venaient de sortir pour se rendre au conseil.

Ces lettres qu’il avait fallu attendre, ces longues courses avaient employé tant de moments qu’il était déjà plus de neuf heures quand Léon descendit au fort du Hâ. D’abord on lui refusa l’entrée de la prison ; il montra les lettres dont il était porteur : on prétendit que le conseil étant assemblé, on ne pouvait pas déranger monsieur le président. Mais Léon, décidé à tout pour parvenir jusqu’à son ami, menace de se plaindre au général-commandant du mépris qu’on fait de ses messages, de sa recommandation, affirme que si on ne lui donne pas le moyen de pénétrer jusqu’aux juges, il va se mêler au public et réclamer hautement ce qu’on lui refuse.

En disant ces mots, il monte rapidement l’escalier qui conduit à la salle du conseil, fend la foule qui est réunie pour entendre prononcer un arrêt, franchit la barrière qui sépare le public des juges, et se précipite vers Théobald, en criant de toutes ses forces :

— Il est innocent ! il est innocent !

Les gendarmes s’approchent pour saisir Léon, il montre les lettres du général ; puis, s’arrachant des bras de son ami pour prendre sa défense, il déclare hautement les motifs qui l’ont déterminé à emprunter son nom, il les fait approuver. Mais ce n’est point assez de le justifier d’une infâme accusation ; il veut que Théobald soit honoré comme il mérite de l’être, et pour cela il fait le récit des traits de bravoure, des nobles actions qui lui donnent des droits à la reconnaissance de sa patrie. Inspiré par tant de souvenirs de gloire, de terreur, par l’exaltation d’une amitié cimentée partant de communs périls, Léon devient éloquent, l’enthousiasme qui le transporte entraîne tous les cœurs. On s’indigne avec lui des calomnies inventées pour flétrir l’honneur d’un si brave officier : on s’irrite contre ceux qui reprochent à Théobald un nom qu’il régénère ; et, passant par degrés du mépris à l’admiration, on applaudit avec transport ce jeune Éribert, ce courageux soldat qui fait oublier par ses vertus les crimes de son père. C’est au bruit des acclamations générales que son arrêt est cassé. C’est presque porté par tous les jeunes militaires témoins de ce jugement, qu’il parvient jusqu’à la porte du fort. Là, Marcel, muet de joie, attendait les deux amis ; mais il n’ose les approcher ; on le dirait honteux des larmes de bonheur qui remplissent ses yeux. Léon l’aperçoit, se jette à son cou, et le fait ainsi reconnaître pour le vieil ami qui a partagé et adouci leur infortune.

Théobald, abattu sous le poids de tant d’émotions, semblait respirer avec peine. Marcel, qui le voit pâlir, le force à entrer chez le concierge pour le soustraire à la foule qui l’entoure et le laisser se livrer sans contrainte au bonheur de retrouver celui qu’il a si longtemps pleuré ; lui-même a besoin de les voir dans les bras l’un de l’autre pour se convaincre de leur félicité.

Ainsi le ciel, protecteur de cette amitié sainte, partage des âmes nobles, leur accorde de semblables moments pour compenser des années de souffrance !

Dans les transports d’une joie si vive, les deux amis oubliaient jusqu’aux lieux qui en étaient témoins, et Marcel fut obligé de leur rappeler que Théobald était libre.

— Libre ! répéta Théobald, en levant les yeux au ciel.

— Oui, libre, et bientôt le plus heureux des hommes, reprend Léon.

— Que dis-tu ?… moi… heureux !…

— En peux-tu douter ? éprouverais-je tant de joie si quelque malheur te menaçait encore, si la plus éclatante réparation ne te vengeait d’un indigne outrage ; enfin si l’amour de ma sœur ne devait pas m’acquitter envers toi.

En écoutant ces mots, Théobald, dont les genoux fléchissent, est obligé de chercher un appui : il semble accablé sous le poids d’un bonheur au-dessus de ses forces.

— Tu ne me crois pas, dit Léon ; eh bien, Céline te persuadera mieux… viens l’entendre te nommer son époux… viens la rendre à la vie… tu ne douteras plus de notre bonheur à tous quand tu seras mon frère.

— Qu’entends-je… Je puis la voir !.. Ah ! conduis-moi près d’elle… que je meure de joie en revoyant Céline… hâtons-nous, ajoute Théobald, en se levant avec précipitation, ne perdons pas un instant.

Et il marche vers la porte. En vain Marcel, effrayé de l’abattement qui se peint sur les traits de Théobald, veut qu’il prenne quelque repos avant de se mettre en route ; rien ne peut le retenir un moment de plus ; il traverse d’un pas rapide la cour de la forteresse, et Léon le suit sans s’étonner de son impatience.

En s’élançant dans la voiture qui les attendait, Théobald jette sa bourse au postillon qui laisse à peine le temps à Marcel de monter sur le siège ; et les chevaux partent au galop. En moins d’une heure ils arrivent au village de Melvas. Lorsque Théobald aperçut l’avenue du château, il s’écria en prenant la main de Léon :

— Ah ! mon ami, tant de bonheur m’était destiné, et j’ai maudit mon sort !… Ingrat, impie tout à la fois, j’ai soupçonné ton amitié, j’ai douté de la justice divine, et c’est quand le ciel me réservait tant de biens que je l’accusais de m’accabler de maux insupportables : c’est alors que j’osais… mais il est assez vengé par les remords que j’éprouve… Sans doute il m’a pardonné puisqu’il me permet que je la revoie encore.

Ces accents du désespoir, mêlés à des transports de joie, jetaient dans l’âme de Léon une sombre inquiétude qui ressemblait à un affreux pressentiment. Il reproche à son ami d’attrister par de vains regrets le plus doux moment de sa vie ; il lui défend toute autre pensée que celle de l’heureux avenir qui l’attend, et se complaît à lui en dépeindre tous les charmes, car il ne doute pas que les soins, l’amour de Théobald ne triomphent des souffrances de Céline ; il lui a fait dire par Nadège qu’il ne reviendrait à Melvas qu’accompagné de son ami, et Léon pense que l’espoir l’a déjà ranimée ; mais il veut la préparer au bonheur d’apprendre que son ami est libre, qu’il est près d’elle ; il ordonne au postillon d’arrêter à quelque distance du château ; il veut descendre le premier, et propose à Théobald de l’attendre, pendant qu’il ira prévenir madame de Lormoy de son arrivée ; mais Théobald s’y refuse ; dans l’impatience qui le dévore, à peine consent-il à ce que Léon le devance de quelques minutes.

Cependant une femme vient à eux : c’est Nadège ; la joie brille sur son visage ; elle vient leur apprendre que le délire et la fièvre de Céline ont cédé à l’espérance de revoir Théobald, et au plaisir d’entendre dire que M. de Melvas ne s’oppose plus à leur union :

— Seulement, ajoute Nadège, une félicité si grande lui paraît un songe ; elle craint qu’on ne lui en donne l’espérance que par pitié pour l’égarement où le malheur a plongé sa raison. Venez la détromper ; mais que Léon paraisse le premier devant elle.

En disant ces mots, elle entraîne Théobald dans la galerie du château, tandis que Léon va droit à la chambre de sa mère.

— Chère Nadège… vous allez être heureuse ; ah ! jurez-moi de ne la jamais quitter, dit Théobald, en serrant la main de Nadège.

— Pourquoi cette prière ? répond-elle, étonnée de l’accent douloureux qui l’accompagne. Puis-je être heureuse loin de ceux qui aiment Léon ? Pourquoi s’inquiéter de l’avenir lorsque le présent offre tant de bonheur ! Je ne saurais m’occuper aujourd’hui que de vous, de Céline. Quand tous vos vœux seront comblés, c’est vous alors qui penserez à moi.

— Oui… fiez-vous à elle ; laissez-lui le soin de votre félicité, c’est le plus sûr moyen de la voir s’accomplir ; rattachez-la à la vie en lui parlant souvent du bien qu’elle peut faire… Dites-lui que Théobald… Mais, j’entends des pas… on vient de ce côté… c’est Léon… grand Dieu… c’est la voix de Céline… c’est elle… ô joie ! ô désespoir ! Dieu de bonté ! encore un seul… un seul moment… Et Théobald tombe à genoux, et, se traînant avec peine jusqu’à la porte qui vient de s’ouvrir, il étend les bras vers Céline, et bientôt la presse sur son cœur.

Mais les battements de cœur qui retentissaient dans l’âme de Céline s’arrêtent tout à coup, les bras qui la serraient ont perdu leur force ; elle sent pâlir son front sur des lèvres glacées.

— Théobald ! s’écrie-t-elle… ciel ! il ne m’entend plus !

Pourtant ces cris semblent le ranimer, mais il fait de vains efforts pour relever sa tête appesantie, elle retombe sur le bras de Céline.

— Rassurez-vous, disait Léon, rassurez-vous, il a mis tant de courage à souffrir qu’il ne lui en reste plus pour supporter la joie ; cette faiblesse ne sera pas longue.

En cet instant madame de Lormoy s’approche de Théobald, et lui prodigue tous les soins d’une mère ; il la remercie d’un regard, ses joues se colorent, on le croit prêt à revenir à la vie ; mais un cri douloureux s’échappe de son sein, ses yeux se referment, et la pâleur vient de nouveau couvrir ses traits.

L’effroi s’empare de chacun ; on envoie de tous côtés pour chercher le docteur Frémont. Zamea, qui vient d’être appelée, jette l’alarme dans l’antichambre où se trouvait Marcel ; il entend dire que son maître se trouve mal, il se précipite vers la galerie dans l’état d’un homme que le désespoir égare.

— Misérable que je suis, dit-il, d’une voix étouffée, je mérite la mort… c’est moi… il l’a voulu… oui c’est moi. Ah ! sauvons-le… peut-être il en est encore temps !…

— Que dis-tu !… Qu’as-tu fait… dit Léon avec l’accent de la terreur.

— À la veille d’être dégradé, il m’a demandé du secours… J’ai obéi…

— Malheureux ! s’écrie Léon, il s’est empoisonné…

À ce mot fatal, chacun reste glacé. Marcel lui seul conserve quelque présence d’esprit, et cherche à se rappeler par quels moyens on peut combattre les effets de l’opium, mais tous les secours sont impuissants. Cependant au milieu de cette désolation générale, un cri d’espoir se fit entendre ; Céline, qui n’a point fait un mouvement depuis que, prosternée auprès de Théobald, elle soutient sa tête décolorée, Cécité vient d’apercevoir le docteur.

Mais cette lueur d’espérance s’éteint presque au même moment : le docteur déclare que le poison a déjà trop agi pour qu’on puisse en arrêter les ravages. Cependant quelques gouttes d’une potion calment les douleurs qui déchirent Théobald ; il recouvre la voix, ses yeux entr’ouverts se fixent sur les yeux de Céline, comme pour y chercher la vie qui leur échappe ; il tend la main à son ami, lui recommande Marcel, et fait un effort pour prononcer le nom de M. de Melvas ; on comprend qu’il demande à le voir ; Nadège sait qu’il est là, caché derrière les amis qui entourent Théobald, et se livrant à des regrets pleins d’amertume ; elle le conduit près du jeune mourant, et le vieillard l’inonde de ses larmes.

— Accable-moi, lui dit-il, j’ai été sans pitié, ne sois pas moins cruel ; fais retomber sur moi l’affreux désespoir qui t’a porté à te donner la mort… prédis-moi la haine de toute cette famille qui te pleure. Venge-toi aussi.

— Non, répondit Théobald, d’une voix expirante, non, c’est assez d’une vengeance… mais… si vous plaignez ma mort… qu’elle m’obtienne… le pardon de mon père.

— Ah ! tu l’as trop payé, s’écrièrent à la fois le baron et sa sœur, ton souvenir seul vivra dans notre âme, il en a déjà effacé tous les autres.

— Ô bonheur ! dit Théobald, un instant ranimé par une sainte joie ; ils ne le maudiront plus… tu les entends, Céline, ajoute-t-il en cherchant à l’entourer de ses bras défaillants, ils pardonnent… et tu m’aimes… Ah ! je meurs trop heureux… viens… voir le bonheur… l’emporter… sur la mort… viens… que je m’enivre encore… de tes regards… oh ! ciel !… je ne te vois plus… parle, que j’entende… ta voix… parle…

— Théobald… répond alors Céline, d’un air égaré, Théobald, que me demandes-tu !

Et joignant sa main à la main déjà glacée, elle se sent attirer vers lui par une force irrésistible. Son sein touche à celui du mourant, un embrassement convulsif les unit, et les lèvres tremblantes de Céline vont recueillir de dernier soupir de Théobald.


XXXI


L’excès du désespoir ne permet pas les larmes ; à la vue de ce tableau sinistre, personne ne pleurait ; nul sanglot, nulle plainte ne rompit le silence de mort qui régnait dans ce cruel moment.

Cependant le docteur qui redoute l’effet d’un si horrible spectacle sur l’esprit de Céline, veut la retirer des bras glacés qui la retiennent, mais elle résiste à ses instances et lui fait signe de ne point éveiller Théobald. Avant d’avoir recours à la force pour l’éloigner de ce lieu de douleur, il dit à madame de Lormoy d’employer toute l’autorité de sa tendresse pour déterminer Céline à le suivre. Mais que devint, hélas ! cette malheureuse mère, lorsque suppliant sa fille de ne pas s’abandonner au désespoir, elle la vit passer en jouant ses doigts dans les cheveux de Théobald et contempler ses traits inanimés avec le sourire de la joie.

Le ciel avait pris pitié d’elle ; en perdant la raison, elle venait de perdre aussi tout sentiment de ses peines, et depuis ce triste moment l’on aurait pu croire qu’elle n’en gardait aucun souvenir, sans la prière qu’elle adressait chaque jour à la petite croix d’honneur attachée sur son sein. Cependant on mit sous ses yeux la lettre trouvée sur Théobald ; on espérait que la vue de ces caractères tracés par une main chérie la ramènerait à ses pensées habituelles ; d’abord, elle reconnut la chaîne d’or à laquelle cette lettre était suspendue, car elle la couvrit de baisers et la mit autour de son bras. Mais on la vit s’efforcer en vain de lire quelques mots de la lettre, elle avait oublié ce qu’ils exprimaient, ne savait même plus comment on devait les prononcer. Le nom de Céline était l’unique mot qu’elle parût comprendre ; elle le montrait en riant à ses amis, et les priait souvent de lui lire à haute voix le dernier adieu de Théobald.

À Céline.

« Il fallait subir l’affront d’une condamnation injuste, supporter l’ignominie, ou mourir digne de Céline ; pouvais-je hésiter ? Pouvais-je moins accorder à l’honneur, lorsqu’elle me donnait elle-même l’exemple du plus grand sacrifice que l’amour puisse lui faire ? car ton cœur m’appartient, Cécile, et tu vas consacrer ta vie au bonheur d’un autre !… Ah ! c’est toi qu’il faut plaindre ; toi que la naissance, les vertus, la beauté appelaient à une destinée si heureuse ! Tant de biens réunis n’ont pu triompher de la fatalité attachée à mon sort ! J’ai porté le trouble, la douleur dans l’âme la plus pure ; voilà mon crime ! le ciel devait m’en punir. Ce n’était point assez de me livrer à l’injustice, à la méchanceté des hommes, il fallait ton malheur pour accomplir mon châtiment.

» Ton malheur !… à cette idée, tout mon courage expire. Ah ! que ne puisse-je emporter dans la tombe jusqu’au souvenir qui va t’affliger ! Mais, Céline, pourquoi pleurer ma mort, elle n’ajoute rien à nos regrets : n’étions-nous pas séparés pour toujours ?… Oui, lors même que, touchée de nos peines, ta famille aurait consenti à nous unir, le monde, ce tyran implacable qui parle de philosophie en immolant tout au préjugé ; qui prêche la tolérance en poursuivant sa vengeance jusque sur les enfants du coupable ; ce monde qu’on voit tour à tour, l’esclave ou le persécuteur d’un nom puissant ou malheureux, ne t’aurait jamais pardonné d’accepter le mien. Et toi, que les plus illustres familles seraient fières d’adopter, toi que j’aurais voulu parer de tous les titres que donne la gloire, tu rougirais du nom de ton époux !… et c’est moi qui t’exposerais à tant d’humiliation… Ah ! mon amour devait t’en défendre : je le sens, la fierté qui me fait dédaigner un injuste mépris succomberait au tourment de t’en voir souffrir.

» En vain je me suis flatté que le sang versé pour la patrie pouvait laver les taches imprimées sur un front innocent. J’entendais vanter les lumières du siècle ; je croyais qu’être éclairé, c’est être juste : l’expérience a trop tôt dissipé mon erreur. Si les lois semblent le protéger, la société ne laisse aucun refuge au malheureux héritier d’un nom proscrit. C’est le paria dont l’aspect est un malheur, et l’approche une souillure. Dans la haine qui le poursuit, il ne peut choisir qu’entre la honte ou la révolte. Décidé à mourir, je l’avoue, une mort brillante a plus d’une fois tenté mon orgueil : ce n’était pas une ambition vaine. Dans ces moments de révolution, où le parti qui succombe n’attend parfois qu’un chef audacieux pour reconquérir le pouvoir, le soldat qui se dévoue est certain d’entraîner à sa suite un grand nombre de mécontents ; et, repoussé de la classe où j’étais né, en horreur à tous ceux qui prononçaient mon nom, je pouvais le rendre redoutable ; mais il fallait s’armer contre les Français, réveiller des factions qui avaient autrefois désolé mon pays ; et mon intérêt, celui de ma gloire peut-être, ont cédé à l’amour de la patrie. Ah ! si du moins cette ingrate patrie m’accordait un regret !… mais je meurs calomnié… je meurs, sans oser charger un ami de défendre ma mémoire. Toi seule, ô Céline, et mon juge et mon protecteur, conserve-moi dans ton cœur l’unique bien que je regrette sur la terre. La voix d’un ange est écouté du ciel ; obtiens-moi le pardon de ce ciel que j’irrite en avançant le terme de mes souffrances ; obtiens-moi, par tes prières, le bonheur de te revoir un jour : Dieu n’a pas allumé tant d’amour, dans une âme, pour l’éteindre avec la vie. Non ! ce principe de toutes les vertus, ce flambeau qui me montrait la divinité à travers ton image, il brille encore au delà du tombeau, et c’est lui qui me guidera vers toi dans les régions célestes.

» Céline ; je vais t’attendre. Ah ! garde-moi ton amour, pour que la vie éternelle soit une récompense. »

Un autre écrit de Théobald fut remis à Marcel par le gardien de la prison : c’était le testament qui rendait Léon héritier de toute la fortune que possédait son ami. Ce généreux don passa bientôt à Nadège.

Madame de Lormoy et son frère n’ont pas survécu longtemps au malheur de Céline ; et Nadège, unie à son cher Léon, est devenue la sœur et le soutien de cette infortunée. C’est elle qui la veille, et qui calme sa démence par les soins d’une tendresse inépuisable.

Le lendemain du jour où l’on rendit les derniers devoirs à Théobald, on apprit qu’un ancien militaire venait d’être tué par les soldats étrangers qui gardaient une des portes de Bordeaux. Il s’était battu longtemps, lui seul contre tous, et en avait déjà blessé mortellement plusieurs, lorsqu’enfin il était tombé, le cœur percé d’un coup de baïonnette.

À cette nouvelle, Léon pâlit ; une crainte sinistre s’empara de son âme. Hélas ! ce douloureux soupçon fut bientôt confirmé, car on ajoutait que le vieux soldat était mort en bénissant un nom, autrefois maudit par tant de victimes, et maintenant réhabilité par le malheur et la gloire.


FIN.
  1. Nom substitué au véritable.
  2. Nom que les Russes donnent à leurs prêtres du rit grec.
  3. Paysan régisseur d’une partie des terres d’un seigneur russe.
  4. Chaque famille russe a dans sa maison une chapelle où est le patron de la famille : ils le regardent comme le dieu tutélaire de la chaumière. Ils y placent aussi l’image qu’elles ont reçue en mariage, et garnissent cette chapelle de petites bougies de six à sept pouces de hauteur. Les plus opulents y suspendent une lampe, et certains jours toutes ces bougies sont allumées et brûlent même toute la nuit, ce qui occasionne souvent des incendies. (Voyage de Cook, tome X.)
  5. Sarane, espèce de lis rouge qui croit en Sibérie.