Michel Lévy frères, éditeurs (p. 242-258).


XXVII


C’était le temps où la fureur des partis et la présence des troupes étrangères amenaient chaque jour des dissensions nouvelles et de nombreuses arrestations ; les prisons militaires de Bordeaux étaient combles, et les gendarmes qui escortaient Théobald avaient reçu l’ordre de le conduire à la prison civile, en attendant qu’il y eût place dans celle destinée à le recevoir.

Arrivé à Bordeaux, Théobald fut remis par les gendarmes qui l’accompagnaient au gardien de la prison ; celui-ci, après avoir reçu les instructions que l’officier lui donnait à voix basse, répondit d’un ton ironique :

— Soyez tranquille, je vais le mettre en bonne compagnie.

Et il fit signe à Théobald de le suivre. Après avoir passé sous plusieurs guichets, ils parvinrent dans un corridor obscur, au bout duquel se faisaient entendre des éclats d’une gaieté bruyante qui contrastait avec la tristesse du lieu. Le gardien ouvrit deux lourdes portes ferrées, et Théobald se trouva en un instant entouré de visages effroyables, dont les regards, exprimant une curiosité féroce, cherchaient à deviner à quel genre d’infamie on devait l’arrivée de ce nouveau compagnon. À l’aspect de ce repaire, Théobald se retourna pour demander au gardien s’il ne pouvait pas, à prix d’argent, obtenir une chambre, même un cachot où il pourrait rester seul ; mais la porte était déjà refermée, et le gardien n’était plus à portée de l’entendre. L’escroc en chef, l’orateur de la bande, qui pénétra sans peine ce qu’éprouvait Théobald, dit en riant :

— Ne crois-tu pas qu’il va l’attendre là pour demander tes ordres ? tu m’as l’air bon garçon, toi, et je vois bien que tu n’es pas un habitué de la maison ; allons, viens, nous allons te mettre au fait.

Théobald voulut s’éloigner sans répondre, et se faire jour à travers ce groupe de bandits pour arriver jusqu’au-dessous d’une fenêtre armée d’énormes barreaux ; là il respirerait un air moins infect ; mais la même voix le poursuivit encore en disant :

— Tu fais le fier ? ah ! vraiment, on t’apprendra l’égalité ici ; on voit bien à tes habits, à ton air capable, que tu travailles en grand ; mais puisque tu as été assez bête pour te laisser prendre, tu ne vaux pas mieux que nous ; ainsi raconte-nous tout bonnement ta dernière affaire : quelque faux ? n’est-ce pas ? ces diables d’experts sont devenus d’une force !… il n’y a plus moyen de faire la signature, tu seras obligé d’en revenir aux diligences.

Fatigué de ces discours, Théobald témoigna brusquement qu’il ne voulait plus les entendre.

— Là, là, continua l’autre, pas d’humeur ; on sait bien que l’entrée en cage est toujours un vilain moment ; mais quand on s’est envolé plusieurs fois, ajouta-t-il en baissant la voix, on peut espérer de s’échapper encore. Crois-moi, prends ton parti gaiement, régale-nous de quelques bonnes bouteilles ; ou bien, va te rencogner avec ces grognons politiques que tu vois là-bas, et qui craignent de se mêler avec nous, comme si l’industrie se gagnait comme la peste.

Théobald suivit ce conseil, et alla se joindre à plusieurs hommes raisonnables qui s’étaient réunis dans un coin de cette vaste salle. Ils causaient avec tant de chaleur qu’ils ne s’étaient point aperçus d’abord de l’arrivée de Théobald dans la prison. Mais bientôt prévenus en sa faveur par son maintien noble et modeste à la fois, ils l’accueillirent avec cordialité ; car dans ces lieux de malheur ou d’infamie, la politesse ne pénètre jamais ; les uns l’ignorent, et ceux qui en ont l’habitude ne s’en contenteraient pas. Chacun d’eux, persuadé que le nouveau prisonnier était arrêté, comme lui, par suite des événements politiques, le questionna sur la manière dont il s’était attiré la colère ministérielle ou préfectorale. Théobald ne dissimula point ce qu’il allait perdre dans leur estime, quand il leur avouerait qu’il était simplement victime d’une vengeance particulière qui n’avait aucun rapport avec celle dont ils se plaignaient. En effet, lorsqu’ils ne l’entendirent point déclamer contre tout ce qu’ils haïssaient, ils le soupçonnèrent d’être envoyé pour les espionner ; mais Théobald devinant leur pensée, s’empressa de déclarer hautement sa profession de foi politique.

— Je me suis battu avec honneur, dit-il, pour notre dernier gouvernement ; j’ai payé de mon sang ma croix et mon grade ; et j’aurais donné ma vie pour conserver un jour de plus la puissance à celui à qui mon pays devait tant de gloire. Je ne serai pas moins fidèle au prince qui depuis a reçu mon serment.

Le ton qui accompagna cette déclaration ne permettait aucune discussion, et l’on se rejeta sur l’autorité secondaire qui souffrait que des gens de leur classe, fort souvent arrêtés dans la foule pour une faute qu’ils n’avaient point commise, fussent confondus avec des brigands de toute espèce, et sans cesse exposés à supporter leurs injures grossières et quelquefois pis encore.

Dans l’impatience de s’éloigner de ce dégoûtant voisinage, Théobald s’informa de l’heure où le gardien devait revenir, et des moyens à prendre pour l’amener à ce qu’il désirait. Ce moyen, c’était l’argent ; mais encore fallait-il l’offrir avec délicatesse, ou plutôt avec mystère, sinon M. Renard faisait l’incorruptible et punissait toujours le prisonnier de sa maladresse. Théobald, instruit de la manière dont il fallait aborder cet important personnage, attendit le moment où il viendrait apporter le souper pour lui glisser sa requête.

— Il est trop tard pour aujourd’hui, dit Renard brusquement.

Puis emmenant Théobald à l’écart :

— Demain je parlerai à l’inspecteur ajouta-t-il, d’un ton fort radouci ; mais je crois qu’il aura bien de la peine à vous loger seul. Tous nos petits cachots sont occupés ; cependant croyez que je ferai de mon mieux pour vous servir.

En disant ces mots, il serra l’or que lui donnait Théobald, et lui fit signe de rejoindre les autres prisonniers pendant qu’il préparerait la paille fraîche, et la misérable couverture qui devait composer le lit de Théobald.

Que de tristes réflexions l’assaillirent pendant cette longue nuit ! au milieu de ce rebut de la société, il voyait dormir paisiblement près de lui ces vils criminels que ne troublaient ni le remords, ni la crainte du châtiment, tandis qu’agité par la honte et les regrets, les reproches qu’il s’adressait sans cesse l’empêchaient de goûter un moment de repos. L’espérance de revoir l’ami qu’il avait tant pleuré, de l’entendre prendre sa défense, rien ne parvenait à le distraire de son malheur, de celui de Céline. Elle était née pour être heureuse, pensait-il, et j’ai porté le trouble dans cette âme divine ! voilà mon véritable crime ; qu’importent les moyens inventés pour m’en punir !

Ainsi l’idée d’être coupable envers Céline lui ôtait jusqu’au désir de se justifier des torts dont il était innocent. Résigné à tout, excepté à subir une condamnation infamante, la destinée de Céline était le seul inté rêt qui l’occupât, et la nécessité de déclarer publiquement le respect qu’il n’avait cessé d’avoir pour elle, était aussi devenu le seul devoir qui lui restât à remplir. Son avenir n’allait pas plus loin.

Malgré son indifférence pour tout ce qui lui était personnel, il n’apprit pas sans quelque plaisir l’ordre qu’on venait de donner de le conduire dans une espèce de caveau, où il pourrait du moins se livrer à sa tristesse, sans la voir profaner par les rires indécents des voleurs qui l’entouraient. Mais ce n’était point assez pour lui d’être délivré de l’affreuse présence de ces misérables ; il voulut obtenir la même faveur pour les compagnons d’infortune qui l’avaient si bien accueilli la veille. Grâce au même talisman, il sut bientôt qu’ils avaient été transférés dans une autre salle, et Théobald éprouva quelque consolation en pensant qu’ils pourraient attendre, en meilleure compagnie, le jugement qui les rendrait à leur famille.

Le gardien, ne redoutant plus les remarques de ses rusés prisonniers, se laissa aller à répondre aux questions de Théobald, et lui fit de fréquentes visites. C’est lui qui le prévint du moment où l’on procéderait à son interrogatoire.

— Tenez-vous bien, dit M. Renard, vous aurez affaire à un malin gaillard ; s’il faut en croire mon cousin Antoine, qui est le concierge de la prison militaire, le capitaine rapporteur qu’on vous nomme ne vous laissera pas languir.

— Tant mieux, reprit Théobald, j’en obtiendrai plus tôt justice ; d’ailleurs il porte une épée, et ce ne peut être qu’un homme d’honneur.

— Sans doute il se bat tout comme un autre ; on dit même qu’il a fait le diable en Espagne, quand il était sous les ordres d’un colonel qui depuis est tombé dans la disgrâce, et c’est peut-être pour éviter le sort de ce colonel qu’il montre tant de zèle à servir la bonne cause.

— Eh bien, ce n’est pas là une raison de le craindre ?

— Certainement ; mais c’est que, dans sa bonne volonté de plaire à son nouveau chef comme à l’ancien, il croit voir partout des conspirateurs, je vous en avertis ; et puis il est comme tout le monde, il veut monter en grade, et il faut bien faire quelque chose pour cela, quand on n’a plus la ressource de la guerre.

— J’entends ; c’est un ambitieux zélé, reprit Théobald, et, dans les temps de trouble, ces gens-là sont, après les poltrons, ce que je connais de plus redoutable ; mais je défie son adresse à trouver des coupables, de tirer grand parti de mes réponses.

— Ne le défiez de rien, dit Renard, et surtout ne dites pas un mot qui laisse soupçonner l’avertissement que je vous donne, sinon je perdrais bientôt ma place.

Théobald le rassura et lui promit de récompenser généreusement les avis que son cousin Antoine pourrait lui faire parvenir sur l’instruction de son procès.

— En attendant, ajouta-t-il, procure-moi ce qu’il faut pour écrire… Mais quel bruit !… Est-ce une révolte des prisonniers ?…

— Ah ! les scélérats ! s’écria le gardien, ils se battent entre eux pour m’empêcher d’entendre les coups qu’ils donnent contre les barreaux… On m’appelle… j’y vais ! Dieu me pardonne, ils sont dans le corridor !… Ah ! malheureux !…

En disant ces mots, Renard sortit précipitamment et trouva, sous la voûte qui conduisait à la chambre de Théobald, deux gardes et deux portiers de la prison qui se disputaient avec un soldat pour l’empêcher d’aller plus loin.

— Si vous osez me frapper, disait-il, je vous désarme, et nous verrons ensuite qui l’emportera de vos blancs-becs ou de ma vieille moustache ; et les gardes hésitaient à combattre un homme si déterminé.

— Que demandez-vous ? dit Renard avec un ton d’autorité qui révélait son pouvoir dans la prison.

— Je veux parler au capitaine Eribert.

— Cela est impossible ; il vous faut un laisser passer.

— Je l’ai remis à la porte.

— Est-ce vrai ? demanda Renard en se tournant vers le portier.

— Si c’est vrai ! morbleu ! répliqua le soldat avec un geste menaçant, si c’est vrai ! tu crois donc avoir affaire à un de tes filous ; tu ne vois donc pas l’habit que je porte ?…

— Et si vraiment, je le vois fort bien, reprit le geôlier ; sans lui, je ne perdrais pas mon temps à t’écouter, mais j’ai toujours respecté les braves ; ceux qui obéissent à la loi, s’entend.

Puis, s’adressant aux gardes :

— Pourquoi s’opposer à ce qu’il entre, puisqu’il est en règle ?

— C’est, répondirent-ils à la fois, qu’il n’a pas voulu attendre qu’on vérifiât son laisser passer, qu’il s’est fait ouvrir de force la porte, et qu’il a refusé de déposer son sabre.

— Diable, en voilà plus qu’il n’en faut pour le faire mettre au violon. Où donc as-tu été, mon garçon, pour savoir si mal les usages ?

— Il est certain que je n’ai jamais été dans une caverne comme celle-ci ; mais puisque le plus brave homme de l’armée s’y trouve, j’y puis bien venir aussi.

— Allez me chercher son laisser passer, dit Renard au portier et aux gardes ; je verrai ce que je dois faire.

Et dès qu’ils se furent éloignés, Renard dit au soldat de le suivre, en lui insinuant doucement qu’il allait se compromettre pour lui, et que ce procédé méritait quelque chose. Voyant qu’il était compris :

— Ce n’est pas tout, ajouta-t-il, il faut me confier votre arme, sinon j’ai défense de vous laisser entrer.

— Tiens, répliqua le soldat en détachant son sabre ; aussi bien je ne veux plus m’en servir que pour lui.

Alors la porte s’ouvrit, et Marcel se trouva presqu’aussitôt dans les bras de son capitaine.

Au plaisir que Théobald témoignait de cette visite, Renard pensa à ce qu’elle lui rapporterait, et il les laissa ensemble en les prévenant qu’il viendrait prendre Marcel dans une heure.

Après les acclamations de Marcel, qui ne pouvait se faire à l’idée de voir son maître dans une prison de voleurs, Théobald voulut apprendre comment il était parvenu à savoir où il se trouvait.

— Vraiment, il m’a fallu plus d’un jour pour arriver à cette découverte, répondit Marcel ; vous aviez si bien pris vos précautions que je suis resté un mois à Bordeaux, comme vous me l’aviez ordonné, sans en tendre parler de vous. C’est un soir que je me promenais avec un ancien camarade ; il me demanda tout à coup si je savais l’aventure qui venait d’arriver à un de nos officiers qui s’était fait passer, en revenant de Russie, pour le fils d’une riche famille de ce pays-ci. Non, lui répondis-je, mais ce trait-là ne fait pas honneur à son régiment ; ne dis pas cela, reprit le camarade, car tu as servi sous ses ordres. Alors il vous nomma, mon capitaine, et j’ai cru que j’allais l’assommer pour lui apprendre à répéter de semblables sottises. Pardonnez-moi, ajouta Marcel en voyant le trouble qui se peignait sur les traits de Théobald, je ne savais pas alors vos raisons. Mais j’étais trop inquiet pour ne pas chercher d’où provenait un bruit si fâcheux pour nous ; et, à force de questionner les uns et les autres, j’apprends que tout ce train s’est passé au château de Melvas à trois lieues d’ici : je n’en demande pas davantage ; je pars au milieu de la nuit avec un ancien postillon qui me sert de guide jusqu’à moitié chemin ; je m’oriente comme je peux ; enfin j’arrive avec le jour à Melvas. Je vais d’abord me reposer au cabaret du village, pour mieux savoir les nouvelles ; mais ce n’était pas l’heure des caquets : chacun était déjà à l’ouvrage ; je me décide à aller tout droit au château. J’avais endossé l’uniforme pour être mieux reçu de ces pékins en livrée qui font souvent les insolents. D’abord je me promène devant la grille du château en long, en large, pensant bien que le concierge finira parvenir me demander ce que je fais là, et que nous pourrons ensuite entrer en conversation ; cela n’a pas manqué : le bonhomme s’est avancé vers moi. Je lui ai dit que j’attendais quelqu’un qui était en visite au château.

— De si bonne heure ! s’est-il écrié, cela n’est pas possible ; M. le baron est à Bordeaux ; on n’est pas encore entré chez madame, et la princesse ne se lève jamais qu’à midi ; d’ailleurs je suis certain qu’il n’est encore entré personne.

Tout cela aurait dû me déconcerter, car je vis bien que j’avais dit une bêtise ; mais sans faire mine de m’en apercevoir, je demandai s’il y avait beaucoup de monde au château, et il me répondit que la princesse y était seule d’étrangère avec mademoiselle Nadège. Je lui fais répéter dix fois ce nom sans pouvoir me persuader que je l’ai bien entendu. Enfin, je lui dis que s’il pouvait seulement me faire voir une minute celle qu’il appelait ainsi, je le régalerais d’un bon dîner. Il accepte.

» — Rien ne m’est plus facile, dit-il, que de vous satisfaire, mon brave ; elle se promène tous les matins avec mademoiselle Céline dans l’allée du petit bois. Venez, je vous y conduirai par le potager, et là, sans même être aperçu, vous pourrez voir la jolie petite Russe comme je vous vois.

» Je ne le fis pas attendre, comme vous le pensez bien. Mais voilà qu’en reconnaissant la fille de ce bon Phédor, je pousse un cri de surprise qui me fait découvrir.

» — C’est Marcel, s’écrie aussitôt mademoiselle Nadège. C’est le serviteur, l’ami de Léon, et elle me tend sa main que je baise en pleurant comme un imbécile.

— Céline était avec elle, interrompit Théobald, tu l’as vue ?

— Sans doute, je l’ai vue, elle m’a parlé ; c’est elle qui reprenait mademoiselle Nadège lorsqu’elle se trompait en me racontant ce qui vous était arrivé ; c’est elle qui m’a appris comment son frère n’était pas mort ; en vérité, j’ai cru que je devenais fou en les écoutant toutes deux, tant elles me disaient des choses surprenantes.

— Léon vit, dit en soupirant Théobald, je puis le revoir encore, et ce bonheur ne peut me consoler.

— Oui, monsieur, il vit, et c’est lui-même qui vient d’écrire à sa mère comment, après avoir laissé son bagage sur les bords de l’Ural, il avait passé le fleuve à la nage ; qu’ayant été atteint par une balle, il était tombé en arrivant sur l’autre rive ; que les cosaques s’en étaient emparés, l’avaient traîné jusqu’au village où étaient réunis les prisonniers qu’on envoyait en Sibérie, et qu’il serait encore dans ces déserts glacés, si la paix n’avait amené l’échange des prisonniers français. Mais sans aucune ressource, Dieu sait ce qu’il a souffert avant de parvenir à sortir de ce damné pays. Enfin le ciel l’a protégé ; quand il pourra persuader à ces entêtés du ministère qu’il n’est pas mort, nous le verrons arriver, et il ne vous laissera pas longtemps dans cette garnison de brigands, j’espère.

— Il ne dépend plus de lui de m’en tirer, répliqua tristement Théobald ; qui sait même si, abusé par les récits de sa famille, il ne me croit pas coupable !… Ah ! cette idée abat mon courage…

Et il se détourna pour cacher son émotion.

— Non, morbleu, dit vivement Marcel, il ne le croira jamais, je suis sa caution, et je viens vous demander ce que vous voulez que je lui dise, car je suis décidé à l’aller chercher pour qu’il vienne m’aider à confondre ou à sabrer, s’il le faut, les coquins qui vous persécutent…

En disant ces mots, Marcel semblait animé de la même rage qu’il avait fait si souvent supporter à l’ennemi. Théobald eut bien de la peine à lui faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de remporter une victoire à coups de baïonnettes, mais d’obtenir justice ; il se soumit aux désirs de son maître, en soldat bien discipliné ; mais sans être un instant convaincu que la douceur et la résignation fussent d’aucun avantage en affaire.

L’heure accordée était à sa fin ; Théobald profita des derniers moments qui leur restaient pour détourner Marcel de courir après Léon. J’ai besoin de toi lui dit-il, pour un message important ; tâche de te procurer demain un autre laisser passer. Rends-toi chez le banquier dont voici l’adresse ; il te remettra l’argent nécessaire à nos démarches ; ne l’épargne point pour obtenir l’entrée de la prison. Mais Renard ne vient pas encore, tu as le temps de me raconter tout ce que t’a dit Céline.

— Franchement, je ne le sais plus trop ; quand elle m’apprit qu’on vous avait arrêté comme un criminel, je n’ai plus pensé à autre chose : mon sang s’est comme figé dans mes veines, et je n’ai retrouvé ma tête que pour demander où l’on vous avait conduit ; à peine l’ai-je su de mademoiselle Céline que je suis parti comme un trait, sans m’informer seulement de ce qu’il fallait vous dire de sa part si j’arrivais jusqu’à vous ; c’est mal, j’en ai du regret maintenant, mais que voulez-vous ? je me sentais la rage dans le cœur ; et je suis bien heureux d’avoir eu trois lieues à faire pour me calmer un peu, sans cela je crois que j’aurais mis le feu à la ville pour vous délivrer plus tôt.

— Paix, interrompit Théobald en entendant le bruit des verrous qu’on tirait ; sois prudent, n’adresse plus d’injures à mes gardiens surtout, car ils s’en vengeraient sur moi en ne me permettant plus de te voir.

— Il suffit, mon capitaine, je souffrirai tout pour rester sous votre commandement ; mais le jour de la liberté venu je ne réponds plus de rien, et les méchants auront beau jeu !… ma foi.