Michel Lévy frères, éditeurs (p. 206-214).


XXIV


Après de si tristes adieux, Céline tomba dans un accablement insurmontable. Cependant il fallait qu’elle descendît chez sa mère, et qu’elle se préparât à répondre aux questions qu’on lui adresserait, sans doute, sur l’entretien qu’elle venait d’avoir. Rien n’avait été concerté ; Théohald partait dans quelques heures. Cette pensée avait absorbé toutes les autres, et le trouble où se trouvait Céline ne lui permettait pas de chercher un moyen de sortir d’embarras. S’enfermer, se dire malade, sa mère allait accourir pour lui donner ses soins. Rien ne pouvait dispenser la malheureuse Céline d’accomplir son devoir ordinaire, ni la soustraire au cruel supplice de paraître tranquille, avec le désespoir dans l’âme.

Le jour finissait, et le salon n’était pas encore éclairé lorsque Céline y entra ; sa mère ne put remarquer la trace des larmes qui se voyait sur son visage ; plusieurs personnes entouraient madame de Lormoy ; la conversation était animée ; elle avait cherché à la maintenir pour que l’on s’aperçût moins de l’absence de sa fille, ce qui n’empêcha point M. de Rosac de se récrier, en voyant arriver Céline, sur la manière cruelle dont elle les abandonnait ce soir-là.

— Eh bien, vous avez tort, ajouta-t-il, car nous sommes aujourd’hui beaucoup moins ennuyeux qu’à l’ordinaire. Madame votre mère nous a fait l’aveu qu’elle aimait les histoires de revenants ; le marquis en sait d’admirables ; il faut qu’il en raconte une pour vous, et la plus effrayante, car c’est la beauté du genre. Voilà justement la lune qui paraît, ne demandons point d’autres lumières et faisons silence.

Alors M. de Boisvilliers commença un récit que Céline n’écouta point ; seulement, lorsqu’il fut arrivé à ces mots : Ils furent contraints de se séparer.

— Qui ? interrompit-elle, sans penser à ce que cette question avait d’extraordinaire.

— Qui ?

— Qui ? mais ces pauvres amants, continua le marquis. Le père de la châtelaine, vieillard ambitieux et vindicatif, ne pardonnait pas à un simple chevalier d’oser plaire à sa fille, et comptant sur l’absence pour triompher de leur amour, il venait d’ordonner le départ d’Arthur pour la terre sainte, en lui accordant, pour toute grâce, la permission d’aller faire ses adieux à la belle Isaure. Mais cette faveur était un piège. Caché derrière une tapisserie, le châtelain entendit le serment que faisait Isaure de rester fidèle au chevalier, et de mourir plutôt que d’accepter jamais la main d’un autre. À tant d’amour, Arthur avait répondu par des promesses de constance et de gloire. Indigné de cette résistance, et désespérant de la vaincre tant qu’il resterait aux amants une lueur d’espoir, le vieillard avait résolu la perte du jeune Arthur ; le soir même du jour marqué pour son départ, des gens apostés par lui au milieu d’un bois qu’il fallait traverser, fondirent tout à coup sur le chevalier, et l’assassinèrent.

En cet instant du récit, un cri douloureux se fit entendre.

— Quel triomphe pour le conteur, s’écrie M. de Rosac, sans s’apercevoir que Céline respirait à peine. Mais elle allait peut-être succomber à la terreur qui s’emparait de ses sens, si ce mot : courage ! n’était venu la ranimer. Accablée par tant d’émotions différentes, sa tête se renversa sur le dos de sa chaise, où se trouvait alors la main de Théobald. Il était entré doucement dans la crainte d’interrompre l’histoire qui captivait l’attention générale ; il en avait écouté ce qui semblait en rapport avec sa situation, et lui seul avait compris l’effroi de Céline.

— Le meurtre accompli, continua M. de Boisvilliers, on en vint rendre compte au châtelain qui, dans sa joie d’être obéi, fit préparer un festin splendide, auquel il contraignit sa fille d’assister. Ses femmes l’avaient pour ainsi dire parée de force, et l’on voyait ses colliers d’émeraudes, son bouquet, son voile humides de ses larmes. Mais son père, sans pitié pour elle, l’obligeait à recevoir l’hommage des seigneurs qui venaient pour demander sa main ; le plus brillant de tous devait la conduire à table et se placer à côté d’elle. Il arrive… la place était occupée ; croyant la céder à quelque seigneur plus puissant que lui, il se retire et va se mêler parmi les autres convives. Chacun d’eux attend que le châtelain donne le signal qui doit engager à porter la santé de la belle Isaure ; mais aucun mot de lui ne vient animer le festin. Étonnée de ce silence, Isaure lève les yeux sur son père, le voit pâle, immobile, les regards fixés sur un objet qui semble le glacer de terreur. Elle cherche la cause de cet effroi subit, et jette un cri en apercevant Arthur placé près d’elle, le sein découvert, et montrant d’une main livide le sang qui coulait d’une large blessure. À cette vue, Isaure tombe inanimée ; on vole à son secours ; elle n’était plus, et le fantôme s’était évanoui. Une longue trace de sang attestait seule son apparition. L’on prétend que chaque année, à pareil jour, la même trace de sang se revoit sur le tombeau d’Isaure.

— Voilà, sans contredit, un fort beau dénoûment, dit madame de Lormoy ; mais ce qui me plaît le plus de cette histoire, c’est la confiance qu’on avait alors dans la fidélité des amants. De notre temps, le même père aurait prévu que le chevalier rencontrerait sur son chemin quelque belle qui lui ferait oublier ses serments, et il se serait épargné la peine de le tuer.

— Ah ! madame, s’écria M. de Rosac, c’est par trop calomnier le siècle ! Puis s’adressant à Céline : j’espère bien que vous ne croyez pas cela ?

— Non, répondit-elle, en se tournant vers Théobald.

Et un regard la remercia de sa confiance.

— Au reste, reprit M. de Boisvilliers, cela dépend beaucoup de la personne qu’on aime.

— Dites plutôt qui aime, répliqua madame de Lormoy.

Alors il s’entama une discussion à laquelle les deux seuls intéressés ne se mêlèrent pas. On supposa toutes les situations où l’infidélité était permise ; les lieux communs, les sentences, rien ne fut épargné, et l’on conclut par décider que le véritable amour était si rare qu’il devrait être protégé par tout le monde.

De tous les ennuis qu’impose la société, le plus insoutenable est peut-être celui d’entendre disserter froidement sur les sentiments qui vous agitent avec violence. Théobald, en étant excédé, se disposait à sortir du salon, pour cacher son impatience ; mais Céline lui fait signe de s’approcher d’elle.

— Que lui dirai-je ? demanda-t-elle à voix basse en montrant sa mère.

— Qu’une lettre, arrivée ce soir, me force à me rendre sur-le-champ à Bordeaux, et que devant bientôt revenir, ajouta Théobald en soupirant, je n’ai pas voulu…

— Vous rendre à Bordeaux ? interrompit madame de Lormoy plus occupée de ce que pouvait dire Théobald que des réflexions de M. de Rosac.

— Oui, madame, reprit Théobald avec cette assurance que donne une résolution courageuse ; une affaire imprévue m’oblige à partir demain.

— Quoi ! sitôt ? cette affaire ne pouvait-elle pas se remettre au moment de notre retour à Melvas ?

— C’est un devoir impérieux que j’ai déjà trop tardé à remplir, reprit Théobald.

— Je comprends, dit M. de Rosac, c’est quelque ordre du ministre de la guerre, qui vous oblige à vous présenter chez le général de la division.

— Justement, répliqua Théobald, profitant sans hésiter du prétexte qu’on lui fournissait.

— Si ce n’est que cela, vous serez bientôt de retour.

— Je le voudrais.

— Je ne croyais pas votre congé expiré ? dit ma dame de Lormoy ; voudrait-on vous envoyer loin de nous ?

— N’ayez pas cette crainte, madame, reprit M. de Rosac, c’est une simple formalité à remplir, et je suis garant que vous le reverrez avant quatre jours, à moins, ajouta-t-il en souriant, qu’il ne trouve sur sa route quelque belle dame qui le retienne dans ses fers, comme vous prétendez que cela arrive toujours à nos chevaliers modernes.

— Vous m’assurez, dit madame de Lormoy à Théobald, sans répondre au trait malin de M. de Rosac, vous m’assurez que je ne dois pas m’inquiéter de cette absence ?

— Non, reprit Théobald en lui baisant la main, et vous devez l’approuver.

Ces derniers mots firent supposer à madame de Lormoy que, pour lui obéir plus facilement, Théobald saisissait une occasion de s’éloigner quelques jours de Nadège, et, malgré la privation que ce voyage lui imposerait, elle se vit dans la nécessité de n’y point mettre obstacle. Théobald fit ses adieux, sans oser regarder Céline ; il craignit, avec raison, de perdre, en la voyant, tout le fruit de son courage. Cependant elle ne pleurait point ; sa pâleur seule trahissait sa souffrance.

Quand tout le monde fut retiré, sa mère voulut savoir d’elle comment Léon avait reçu ses avis ; mais il était déjà tard, et Céline, prétextant le besoin qu’elle avait de repos, pria madame de Lormoy d’attendre jusqu’au lendemain pour apprendre ce qu’elle désirait.

— Qu’il vous suffise, dit-elle, d’être certaine qu’il sera en toute occasion soumis à votre volonté, et que le soin de votre bonheur l’emportera toujours sur le nôtre.

À ces mots, sa mère l’embrassa tendrement, et Céline se trouva moins malheureuse en pensant que ce départ, dont elle craignait tant l’effet sur sa mère, ne désespérait qu’elle seule.