Michel Lévy frères, éditeurs (p. 141-151).


XVIII


Depuis plusieurs jours Théobald cherchait à sortir d’une situation dont les motifs les plus généreux ne lui dissimulaient pas la honte et les dangers ; la contrainte qu’elle lui imposait, la nécessité d’entendre souvent des choses dont sa fierté se révoltait, lui faisaient trouver quelque mérite à maintenir son rôle ; mais dès qu’il apprit qu’il pouvait être aimé de Céline, ce bonheur vint changer en remords le reproche qu’il se faisait de n’avoir point encore détrompé M. de Melvas. Ce n’était plus un ami offensé, méconnu, qui se sacrifiait par égard pour la vie de la mère de Léon : c’était un amant qui s’introduisait par ruse dans une famille, pour y séduire une jeune personne dont la main lui était refusée d’avance. Le caractère de Théobald ne lui permettait pas de prolonger davantage une erreur dont on pourrait l’accuser d’avoir voulu profiter, et il se décida à partir au plus lot, en laissant à M. de Melvas une lettre qui lui expliquerait les motifs de sa conduite. Mais, avant de s’éloigner pour toujours de Céline, il voulut la préparer par quelques mots à cette séparation ; et c’est la veille du jour fixé pour son départ, qu’il la pria de venir le rejoindre dans un endroit du parc où elle se promenait tous les soirs.

Avec quelle douloureuse impatience il l’attendit sous ces beaux ombrages, où il ne devait plus la revoir ! que de tristes adieux il adressa à tout ce qui l’entourait ! Combattu entre la résolution d’accomplir son devoir, et le désir de rester un jour de plus auprès de Céline, il frémissait d’entendre le bruit de ses pas ; il aurait voulu qu’un obstacle la retînt près de sa mère, et pourtant, lorsqu’il aperçut sa robe blanche à travers le feuillage, le malheur présent, les regrets à venir, tout céda au charme de sa présence.

— Eh bien, Léon, qu’as-tu décidé ? dit Céline ; M. de Rosac vient demain chercher ma réponse ; que lui dirai-je ? Ah ! mon Dieu, ajouta-t-elle en voyant la pâleur de Théobald, tu souffres, ou peut-être quelques tristes nouvelles…

— Non… je ne sais rien qui doive alarmer ma chère Céline. Seulement un devoir impérieux m’oblige à la quitter demain, et ce départ m’afflige.

— Où vas-tu ? dit vivement Céline ; quel intérêt peut t’éloigner de ma mère dans l’état où elle est ?

— Mais le docteur la trouve mieux, il me semble ; et d’ailleurs, s’il m’est permis de revenir bientôt…

— Hélas ! le docteur nous flatte, j’en ai peur ; elle-même cherche à nous tromper sur ses souffrances ; mais, hier soir, plus inquiète de son état, j’ai bravé sa défense : je suis restée, sans qu’elle le sût, toute la nuit dans sa chambre ; elle n’a point dormi, sa toux a redoublé, et Zamea m’a dit que jamais elle ne lui avait paru plus agitée.

— Cela me désespère, reprit Théobald, car il m’est impossible de retarder mon départ ; mais Céline lui reste, et ses tendres soins l’empêcheront de s’apercevoir de mon absence.

— Comment le supposer, quand tu vois chaque jour l’effet de ta présence ? C’est toi seul qui l’animes ; quand tu lui parles, elle oublie ce qu’elle souffre, et je ne sais ce qu’elle deviendrait maintenant qu’elle est si contente de te revoir, s’il lui fallait renoncer tout à coup à ce bonheur. Va, quel que soit le devoir qui le réclame, il ne saurait l’emporter sur celui qui t’enchaîne ici. Mon oncle sait-il ce départ ?

— Non ; mais il l’approuvera, j’en suis certain.

— Moi, j’en doute, et je vais à l’instant même lui en demander son avis.

— Par grâce, Céline, laissez-moi l’instruire de ce projet ; moi seul je puis lui en expliquer les motifs.

— Et pourquoi m’en faire un mystère ? Pourquoi répondre si mal à ma confiance ? Ce projet, tu viens de le concevoir ; sans doute, quelque malheur l’a fait naître, car ton cœur ne se résignerait pas à nous affliger ainsi pour une cause légère, et si tu t’obstines plus longtemps à me la cacher, je croirai que tu crains de me frapper d’une affreuse nouvelle… Je croirai que Théobald… Tu détournes les yeux… tu trembles… Ah ! je ne me trompe pas… Malheureuse… il se meurt !… Et Céline fondit en larmes, en se laissant aller dans les bras de Théobald.

— Non ! il vit pour t’aimer, s’écria-t-il, pour te regretter toujours, et c’est toi qu’il implore pour qu’il ait le courage de renoncer à toi… Il ne peut plus t’abuser ; son amour était une folie ; le tien en fait un crime : Théobald doit rejeter ton noble sacrifice ; pourrait-il l’accepter sans t’associer à son malheur, sans trahir la confiance de ta famille ? Oui, tout lui ordonne d’abandonner l’espoir qu’il tenait de ton frère : ce vœu d’une si sainte amitié ne doit point s’accomplir…

— Que dis-tu ?… Quoi ! c’est après avoir mis tant de soin à créer, à maintenir cette espérance dans mon âme, que tu veux l’anéantir ? Quel changement s’est donc opéré dans ton amitié pour lui ? As-tu donc oublié ces lettres où tu semblais m’ordonner de l’aimer ? Ah ! je ne puis croire à tant d’inconséquence, tu me trompais alors, ou tu me trompes aujourd’hui ; mais je saurai la raison d’une conduite si étrange, et si je l’apprends par d’autres que par toi, je sens que mon cœur t’en gardera un éternel ressentiment.

— Ah ! n’ajoute pas au tourment que j’éprouve.

— Eh bien, dis-moi ce qui t’afflige.

— Je ne le puis.

— Théobald serait-il de retour en France !… Tu ne me réponds pas ?… Il est ici peut-être ?

— Oui… répondit Théobald, d’une voix presque éteinte.

— C’est lui qui te réclame. Son cœur a changé. Je j’avais pressenti : c’est lui qui te dicte les sages avis que tu me donnes… Un bonheur réel a remplacé sans peine l’espoir le plus incertain, et voilà ce que tu crains de m’apprendre. Je te rends grâce de cette pitié, mais je n’en suis pas digne, ajouta Céline d’un ton dédaigneux. Je n’avais aucun droit sur le cœur de Théobald, il en peut disposer sans blesser le mien ; d’ailleurs il n’est point de rêve sans réveil, et je ne doute pas que mon sentiment ne s’évanouisse avec l’illusion qui l’a fait naître. Je pourrais te reprocher de l’avoir si longtemps entretenu ; mais je te pardonne : à l’avenir ne me trompe plus, car je hais toute espèce de ruse, et celle qui servirait Théobald en ce moment, lui ravirait pour jamais mon estime.

— Eh bien, accable-moi donc de ton mépris, s’écria Théobald, ne pouvant plus contenir le secret qui l’oppresse, oui ! je te trompe ; la plus étrange fatalité m’a conduit à l’action la plus coupable, et pourtant le ciel sait que j’en suis innocent ; mon amour même n’en peut être accusé : ta mère seule a tout fait… Je ne suis pas Léon.

À ces mots, Céline, glacée d’effroi, se lève pour s’éloigner de Théobald ; mais se précipitant à ses pieds, il la retient et dit :

— Ne fuis pas sans m’entendre, ou je te le jure, je meurs ici… Tu me dois ta pitié ; mais si ton cœur me la refuse, pense à ta mère.

— Ma mère ! répéta Céline, avec l’accent de la terreur ; si elle savait, ô mon Dieu !… mais qui donc peut l’avoir trompée ainsi ?

— Tu l’as trop deviné ! Quel autre que l’ami de Léon pouvait s’exposer à perdre ton estime pour épargner la vie de ta mère ?

— Et mon frère !… où est-il ? demanda Céline d’un air égaré.

À cette question les yeux de Théobald se remplirent de larmes. Hélas ! c’était répondre, et la malheureuse Céline, succombant au coup qui allait frapper sa mère, tomba inanimée dans les bras de Théobald.

En la voyant ainsi, il s’abandonna au plus violent désespoir, s’accusant de n’avoir pas su ménager sa douleur : il l’appelait à grands cris, lui prodiguait les noms les plus tendres. Enfin les accents de sa voix suppliante parvinrent au cœur de Céline ; ses yeux se rouvrirent ; amis à peine eurent-ils rencontré le brûlant regard de Théobald, qu’elle fit un mouvement pour se dégager de ses bras. Offensé de cette marque d’effroi :

— Ne craignez rien, dit-il, celui que vous avez pu nommer un instant votre frère, peut-il jamais vous offenser ? Ah ! c’est pour vous conserver la paix, l’honneur, qu’il s’exile de ces lieux. Songez-y donc, Céline, je vous aime depuis longtemps… j’ai reçu votre aveu… et je pars !…

— Vous partez !… et ma mère !

— Hélas ! j’aurais voulu prolonger éternellement son erreur. Mais forcé de vous quitter, je vais écrire à M. de Melvas de préparer sa sœur à la triste nouvelle que je venais vous apprendre ; qu’il blâme ou non la faiblesse qui m’a fait accepter le rôle qu’on m’a presque imposé ; qu’il m’accuse d’avoir cédé à l’effroi que m’inspirait l’état de votre mère, peu m’importe : la résolution de vous fuir, de renoncer à Céline m’acquitte assez envers lui ; et sa colère ne peut rien ajouter à mon malheur.

— Mais elle en va mourir, disait Céline en versant un torrent de larmes ; que faire ? Ô ciel ! qui me guidera dans cet affreux moment !

— Ordonnez : quel que soit le sacrifice que vous exigiez de moi, vous l’obtiendrez, Céline ; ma vie vous appartient ; je ne l’ai conservée, après avoir perdu Léon, que pour vous la consacrer tout entière : il en a reçu le serment. Ah ! c’est au nom de ce frère chéri que je réclame mon pardon.

— Et suis-je donc en état de juger votre conduite ? reprit Céline ; puis-je m’occuper de vous et de moi, quand je pressens le désespoir de ma mère ? Que deviendra-t-elle, lorsque mon oncle… Là, des sanglots étouffèrent la voix de Céline. Non, reprit-elle avec force… sa vie avant tout… et si je ne puis la sauver, qu’elle meure du moins heureuse… Moi seule je serai coupable, et le courroux de mon oncle ne tombera que sur moi. Ah ! Théobald, ajouta-t-elle avec l’accent de la prière, si vous m’aimez, soyez encore son fils ; oubliez ce malheureux amour qui ne doit jamais être sanctifié, cet amour qui nous placerait aujourd’hui dans une situation déshonorante. Enfin, rendez-moi mon frère.

— C’est demander ma vie, reprit Théobald ; car le sacrifice de cet amour n’est pas en ma puissance : avant même de te voir, ne l’avais-je pas vainement combattu ? et depuis que je suis ici, depuis que ta présence en a fait un délire, combien de fois n’ai-je pas tenté d’en triompher ? Va, si les reproches que je m’adressais, si les humiliations qu’il m’a fallu supporter, si ton intérêt même n’ont pu l’étouffer en mon âme, il est indestructible.

— Ainsi donc, je n’ai plus rien à espérer, dit Céline accablée de douleur. Vous prononcez l’arrêt de ma mère… le mien peut-être…

— Non ! je t’obéirai, s’écria Théobald, je ne partirai point ; et, s’il le faut, je te le jure, tu n’entendras jamais parler de cet amour. Sans cesse exposé aux injures de ton oncle, tu me verras écouter, sans pâlir, ses discours injurieux pour Théobald ; j’attendrai patiemment le jour qui, détruisant son illusion, me livrera à toute sa colère ; je supporterai jusqu’à ta froideur même ; je puis me résigner à tout, mais non à ton malheur. Ah ! tant de soumission ne me rendra-t-elle pas ta confiance ?

Il y avait trop de vérité dans l’accent de Théobald, pour ne pas rassurer Céline, et c’est le cœur ému des plus généreux sentiments d’amour, qu’ils se promirent de renoncer l’un à l’autre.

Céline, ne devant plus voir désormais qu’un frère dans Théobald, lui interdit tout ce qui devait leur rappeler une autre affection. Ils convinrent de réunir leurs soins pour empêcher la triste vérité d’arriver à madame de Lormoy tant que sa santé la mettrait en péril ; ils devaient surtout éviter d’instruire M. de Melvas ; car, au moindre soupçon de sa part, son indignation l’aurait emporté sur sa prudence ; mais, en s’accordant sur tous ces points, Céline ne s’apercevait pas qu’elle n’osait plus prendre le bras de Théobald pour retourner au château, et qu’elle ne pouvait plus lui parler, sans rougir, que de sa mère.