Le Faux Démétrius

Le Faux Démétrius


LE

FAUX DÉMÉTRIUS.

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Vers le milieu de l’année 1603, un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, page, selon les uns, cuisinier, selon les autres, d’un grand seigneur lithuanien, révéla à son maître qu’il était le tsarévitch Démétrius, fils du tsar Ivan-le-Terrible et le dernier rejeton de la maison impériale de Russie. Le véritable tsarévitch était mort en 1591, âgé de dix ans, sous le règne de son frère Fëdor Ivanovitch. On avait publié qu’il s’était percé la gorge d’un couteau dans une attaque d’épilepsie, maladie dont il était notoirement atteint ; mais l’opinion générale fut qu’il avait été assassiné par ordre de Boris Godounof, ministre de Fëdor, qui voulait ainsi se frayer un chemin au trône. De fait, Fëdor, prince imbécile, étant mort sans postérité en 1598, Boris, qui, depuis plusieurs années, avait le pouvoir et le titre de régent, fut élu tsar à Moscou. En 1603, il régnait paisiblement, mais également détesté par la noblesse et le peuple. C’était un despote habile, mais soupçonneux, cruel et tracassier. Il avait attaché les paysans à la glèbe en leur ôtant le droit de changer de domicile et de seigneur le jour de la Saint-George, antique privilège dont ils jouissaient avant lui. Il avait condamné, exilé, ruiné presque tous les boyards dont il redoutait l’ambition ou les talens. Il cherchait à réprimer les brigandages des Cosaques, qui à cette époque formaient plusieurs petites républiques, indépendantes de fait, mais nominalement sujettes de la Pologne ou de la Russie. Enfin Boris avait achevé de s’aliéner la nation russe par des tentatives de réforme qui choquaient les vieux préjugés.

Le moment était bien choisi pour une révolution. Au nom de Démétrius se rattachaient les souvenirs d’une antique dynastie regrettée du peuple. Il y a partout et dans tous les temps des gens qui ne peuvent se persuader que les princes meurent comme les autres hommes ; mais alors, en Russie, une circonstance particulière accréditait le roman d’un prince légitime miraculeusement sauvé. Boris avait donné asile dans ses états à un prince de Suède, Gustave Ericsen, banni et persécuté par un usurpateur. Beaucoup de Russes avaient entendu raconter à ce Gustave comment il avait échappé à vingt tentatives d’assassinat ou d’empoisonnement, comment il avait été garçon d’auberge pour vivre, et comment la Providence l’avait toujours soutenu dans la misère et les dangers.

Le jeune homme qui se prétendait le tsarévitch Démétrius avait une verrue sur la joue et un bras plus court que l’autre, signes probablement observés autrefois chez le prince véritable. En outre, il produisit un sceau d’or aux armes de Russie et une croix en diamans d’un très grand prix, qui, disait-il, lui avait été donnée, selon l’usage moscovite, par son parrain, le jour de son baptême. Des documens incontestables, mais alors peu connus en Russie, prouvent que le tsarévitch mourut en plein jour; cette circonstance rendant à peu près impossible une substitution d’enfant, l’inconnu racontait que les assassins, introduits la nuit dans sa chambre, avaient poignardé dans l’obscurité le fils d’un serf que son médecin avait fait coucher dans son lit. Il ajoutait que ce médecin si prudent l’avait enlevé et placé dans un couvent sous le plus strict incognito. Auparavant un prince russe l’avait caché et pris sous sa protection; mais le prince et le médecin étaient morts depuis long-temps, et la misère avait contraint l’illustre exilé d’entrer au service du seigneur lithuanien. D’ailleurs l’inconnu évitait les détails compromettans. Il semblait bien connaître l’histoire de Russie. Il parlait le polonais aussi facilement et peut-être mieux que le russe[1]; enfin il était un adroit escrimeur et un excellent cavalier. Deux domestiques polonais, qui avaient été prisonniers en Russie, le reconnurent, et il faut croire que c’étaient d’habiles physionomistes pour retrouver les traits d’un enfant de dix ans chez un jeune homme de vingt-deux.

Fêté par les seigneurs lithuaniens, l’imposteur obtint bientôt une grande célébrité. Boris s’en alarma et fit la faute énorme d’offrir de l’argent à de braves palatins pour qu’ils lui livrassent leur hôte. On renvoya ses émissaires avec indignation. L’imposteur demanda la protection de Sigismond III, roi de Pologne, et, pour s’en faire accueillir, il commença par se convertir à la religion catholique. Le roi était fort dévot, et l’on disait de lui qu’il avait perdu la terre pour gagner le ciel; en effet, ses sujets suédois l’avaient chassé pour ses entreprises contre leur religion. D’abord le faux Démétrius fut catéchisé par des jésuites polonais et par le nonce du pape, Mgr Rangoni, qui paraissent avoir été complètement ses dupes. Il abjura en leur présence, mais en grand secret, et promit, dans un document qui s’est conservé, de faire tous ses efforts pour extirper le schisme en Russie. Ce n’est pas tout. Il céda, par d’autres engagemens, la province de Sévérie à Sigismond, promit d’épouser Marine Mniszek, fille d’un palatin qui l’avait accueilli, et fit don à son futur beau-père d’une somme de 2 millions de florins payable, bien entendu, dans des temps plus heureux. Toutes ces promesses faites et signées, il fut présenté officiellement à Sigismond, qui l’appela Démétrius Ivanovitch, lui donna une pension, et lui permit d’accepter les conseils et les services des gentilshommes polonais.

Dans le même temps, une grande fermentation régnait parmi les Cosaques du Dniepr et du Don; un moine fugitif, nommé Grégoire Otrepief, soulevait leurs hordes au nom de Démétrius et pratiquait des intelligences dans les provinces du sud de la Russie. Ce moine, qui avait quitté Moscou en 1603, avait la réputation méritée d’un ivrogne et d’un vaurien. Il était en correspondance suivie avec l’imposteur, et son agent auprès des Cosaques, sur lesquels il avait obtenu un grand ascendant.

Boris, fort inquiet de l’accueil que le faux Démétrius recevait en Pologne et des mouvemens hostiles des Cosaques, imagina une ruse pour perdre l’imposteur. Il publia que cet homme n’était autre que le moine Otrepief; mais il ne dit pas un mot de l’agent qui soulevait les Cosaques. Plus tard, l’identité du faux Démétrius avec Otrepief étant devenue comme un article de foi en Russie, on voulut expliquer la présence simultanée d’un Otrepief sur le Don et celle d’un prétendant en Pologne, en supposant que le véritable moine avait donné son nom à un de ses complices en passant la frontière. Explique qui pourra les motifs d’un pareil changement. Au reste, assez long-temps après la mort du véritable Démétrius, le véritable Otrepief avait reparu dans sa ville natale, et il ne parait pas que, parmi les contemporains, l’invention de Boris ait trouvé la moindre créance.

Le prétendu tsarévitch, ayant levé quelques troupes en Pologne, entra en Russie, fut reçu à bras ouverts par les paysans et surtout par les Cosaques, battit une armée de Boris, fut battu à son tour; mais, sans perdre courage, il continua la guerre pendant plus d’une année et fit si bien qu’il séduisit les troupes de son ennemi, et les attira sous ses drapeaux. Boris eut le bonheur de mourir quelques jours avant cet événement décisif. Son fils Fëdor fut déposé par les Moscovites, puis étranglé par quelques boyards pleins de zèle pour le nouveau maître, qui entra triomphant dans sa capitale.

Il régna un an. Dès son arrivée, il montra une aptitude singulière pour les affaires, une activité prodigieuse, et porta la pourpre avec l’aisance d’un prince né sur le trône. Cet imposteur était un grand homme. Il voulut réformer les abus et civiliser son pays; mais il n’avait que vingt-trois ans, et, sans mesurer la grandeur des obstacles, il prétendit faire tout à coup et de primesaut tout ce que Pierre-le-Grand fit plus tard, graduellement et avec une prudente lenteur. L’imposteur était naturellement doux et humain, et les règnes d’Ivan-le-Terrible et de Boris avaient habitué les Moscovites à n’obéir qu’à un maître toujours entouré de bourreaux. En pardonnant à des rebelles qui avaient comploté contre sa vie, il encouragea les conspirations. D’ailleurs, bien qu’il ne se mît nullement en peine de tenir les promesses faites au pape et au roi de Pologne, il scandalisa les dévots et les bons patriotes par des plaisanteries déplacées contre les superstitions et les coutumes nationales, et par une imitation irréfléchie des habitudes élégantes de la cour polonaise. Il s’habillait en hussard; il manquait à saluer les images des saints; il donnait des bals et des mascarades; il avait sa musique; il mangeait du veau. Le pire fut qu’il épousa Marine Mniszek, polonaise et catholique, et qu’il attira quantité de ses compatriotes à Moscou. Marine, jeune personne capricieuse et futile, exagéra toutes les imprudences de son mari. Les gentilshommes de sa suite commirent mille insolences et traitèrent les Moscovites en peuple conquis. Une insurrection éclata, et le tsar fut assassiné le 27 mai 1606.

Aucun aventurier n’a obtenu un pareil succès avec des ressources en apparence si méprisables. Avec une verrue sur la joue et une croix en diamans, celui-ci conquit un trône et l’aurait gardé sans doute, s’il eût été un peu moins imprudent. Il fit quantité de dupes, mais il n’eut point de complices, pas un seul confident, et il n’avait pas vingt-cinq ans lorsqu’il mourut. J’ai entrepris d’écrire l’histoire de cet illustre fourbe et de son successeur, car il en eut un, fort médiocre, comme tous les imitateurs d’un grand homme. A cet effet, j’ai lu avec beaucoup d’attention tous les mémoires contemporains et un grand nombre de pièces officielles, trop négligées peut-être par les annalistes russes et polonais. Je crois avoir fait mon possible pour démêler la vérité et substituer à des hypothèses plus ou moins invraisemblables une explication plausible d’un problème historique, à mon avis, fort digne d’intérêt. Je ne saurais trop inviter les personnes curieuses de s’instruire à lire mon petit volume, qui vient de paraître chez M. Michel Lévy, éditeur. Cependant Je ne veux pas faire un secret de ma solution aux lecteurs de la Revue, et dès à présent, je veux bien leur dire que le faux Démétrius était, selon moi, un Cosaque de l’Ukraine.

On demandera peut-être comment l’idée d’une imposture si hardie entra dans la tête d’un jeune homme de vingt ans, de basse extraction, selon toute apparence, et élevé parmi des barbares. Je réponds qu’un Cosaque nourri dans sa sietche[2], où le. courage et l’éloquence menaient aux honneurs, où le commandement se donnait au plus brave et au plus rusé, pouvait concevoir un projet d’usurpation qui eût effrayé un gentilhomme polonais ou russe. Dans le siècle dernier, n’a-t-on pas vu Pougatchef, simple Cosaque, mettre l’empire en danger avec une imposture encore plus grossière?

Pendant que j’étudiais le caractère du faux Démétrius, je dus passer quinze jours du mois de juillet dernier dans un endroit où je n’étais nullement incommodé du soleil et où je jouissais d’un profond loisir. J’en profitai pour me pénétrer de mon héros, si je puis ainsi parler, et, à force de lire sa correspondance et tout ce que les contemporains ont dit de ses habitudes, je finis par me persuader que je l’avais deviné et que je le connaissais.

Cette persuasion où je suis arrivé, qu’il me soit permis de le dire à ma gloire, après une étude consciencieuse de tous les témoignages historiques, me conduisit à me demander si, au lieu d’initier le lecteur à mes investigations, il ne vaudrait pas mieux lui en présenter tout d’abord le résultat, lui offrir mes convictions au lieu de mes doutes. Je me disais que bien des gens qui ne me sauraient aucun gré de discuter le mérite de vieux bouquins russes trouveraient peut-être quelque plaisir à la peinture d’un caractère original que ces bouquins révèlent à qui sait les lire.

En même temps je comparais la méthode historique des anciens et la nôtre. Hérodote, Plutarque, ont fait, je pense, de grandes recherches pour analyser, contrôler, discuter les traditions et les témoignages de leurs contemporains et de leurs devanciers. Persuadés qu’ils avaient enfin découvert la vérité, ils ont employé leur art inimitable à la rendre plus évidente et plus intelligible. Il ne leur a pas suffi de dire : Un tel fit telle action ; ils ont voulu montrer encore pourquoi il l’avait faite, quels sentimens l’y avaient conduit, quel but il s’est proposé en la faisant. Je ne crois pas qu’ils aient eu tort. L’essai que je présente ici est tout bonnement renouvelé des Grecs. C’est une seconde édition du travail historique que je viens d’achever. Si le langage et même quelques-unes des actions que je prête à mes personnages sont imaginaires, j’ose dire que les caractères que j’ai esquissés ne sont point d’invention, mais le résumé et comme le dernier mot de l’étude très sérieuse que je recommandais tout à l’heure à mes lecteurs et qu’on peut trouver rue Vivienne, no 2, au prix de 3 francs.




I.
Une clairière dans une forêt. Il est nuit. Entrent, à cheval, deux Cosaques zaporogues ; l’un âgé de soixante ans, GHERAZ EVANGHEL, est blessé et couché sur l’arçon de sa selle ; le second, âgé de vingt ans, YOURII, conduit son cheval par la bride. Tous les deux sont couverts de poussière et de sang.


GHERAZ. — Où me mènes-tu ? Je ne puis aller plus loin. Autant vaut mourir ici qu’ailleurs.

YOURII. — Courage, père ataman[3] ! nous sommes en sûreté. Les païens ont perdu la piste. Le Dieu des Russes est grand…..[4]… Et celui des Zaporogues donc ! (Il saute légèrement à terre, dépose Gheraz Evanghel sur le gazon et débride les chevaux.)

GHERAZ. — Sauve-toi, enfant, et laisse-moi… Pourquoi t’embarrasser d’un vieillard qui n’a pas une heure à vivre ?… Emporte seulement la masse d’armes[5]… Que les Tartares ne la pendent pas dans la mosquée d’Islam-Kerman !

YOURII. — Oui dà ! Tant que je vivrai, les Tartares n’emporteront ni la masse d’armes ni la tête de l’ataman Gheraz Evanghel. Allons, réjouis-toi, père. Tu n’as plus à galoper avec une flèche dans le ventre. Demain, il fera jour. Nous reverrons le grand camp du Dniepr… Souffres-tu ? Veux-tu boire ? J’ai encore un peu d’eau-de-vie dans ma gourde… Pour du pain… c’est autre chose.

GHERAZ. — Je ne reverrai plus notre île verte du Dniepr… Toi, dès que les chevaux auront soufflé, reprends ta course… Tu diras aux chefs…

YOURII. — Merci de la commission. Crois-tu que j’aurais le front de dire aux atamans et aux anciens : Bien des complimens de la part de l’ataman Gheraz Evanghel. Je l’ai laissé dans un bois avec une flèche tartare entre les côtes. — Nos vieillards ne disent-ils pas : « Celui qui abandonne un camarade dans la peine, celui-là aura la mort d’un chien? »

GHERAZ. — Je ne t’ai fait que du mal... et pourtant tu es resté seul auprès de moi !

YOURII. — C’est vrai que tu as la main lourde, et parfois il me semblait que tu m’avais pris en haine; mais aussi n’est-ce pas toi qui m’as appris à mener un cheval, à tirer de l’arquebuse, à couper une tête de Tartare?... (Il examine ses armes et sa corne à poudre.) Encore trois coups à tirer. Les anciens disent que, quand on a trois charges de poudre, on peut en employer une à tuer un lièvre pour son diner... Ah! si j’avais un lièvre!... Je voudrais pouvoir manger de l’herbe comme nos chevaux. — Il faut serrer son ceinturon d’un point, (Il se couche sur le gazon.) Bah! nous avons eu de pires bivouacs.

GHERAZ. — Je t’aimais pourtant, Yourii. Ah! si tu savais...

YOURII. — Qui aime bien châtie bien. Souvent j’ai trouvé que tu m’aimais trop.... Regarde donc comme nos chevaux mangent après cette longue course... Ah! les braves nogaïs[6]!... Ils donneraient de l’appétit à un mort... Est-ce que le sang coule toujours?

GHERAZ. — Bientôt il ne coulera plus.

YOURII. — Je voudrais bien savoir la chanson de l’ataman Korela qui arrête l’hémorrhagie.

GHERAZ. — Oh! ce n’est pas un sorcier c’est un prêtre que je voudrais auprès de moi. Oh! si j’avais un prêtre!

YOURII. — Malheureusement je n’en connais pas à cent verstes d’ici. Mais à quoi bon? Un Zaparogue ne meurt pas pour une flèche... Et si tu mourais, tu sais que, pour le Cosaque qui meurt dans la guerre sainte, les portes du paradis s’ouvrent à deux battans….. Allons, allons, père ataman, patience! Le Tartare qui t’a blessé, n’en sois pas en peine. Le chien qui voulait te manger ne mordra plus. Je lui ai cassé ma lance sur la poitrine, mais le fer sortait par le dos... Que veux-tu? nous sommes tous mortels... Mais il ne faut pas s’abandonner... Voyons, serre les dents, garde ton souffle... ou bien, jure un peu, cela soulage. Bats-moi, si tu veux, comme tu faisais quand ton humeur noire te prenait...

GHERAZ. — Ah! Démétrius, Démétrius! je suis un grand coupable!... Pardonne-moi !

YOURII. — Démétrius n’est pas ici, père ataman. Dmitri Terechenko, pauvre diable! il est mort là-bas. C’est Iouchka[7], ton porte-arquebuse, qui est auprès de toi. Ne me reconnais-tu pas, mon petit père?

GHERAZ. — Yourii... dis-moi, tu es un clerc. Tu étudiais au séminaire quand je t’enlevai en Ukraine... Tu dois savoir cela : — Peut-il échapper à l’enfer celui qui a versé le sang innocent ?

YOURII. — Belle demande! Que faisons-nous donc tous les jours? Et cependant le père Gelase, notre pope, dit qu’en notre qualité de Zaporogues, nous entrerons au paradis tout bottés.

GHERAZ. — Des Russes... orthodoxes... j’en ai tué... mais en guerre... Des païens de la Pologne ou des Tartares... ce n’est pas cela qui m’effraie... Mais, Yourii, tu as été tonsuré...

YOURII. — Oui, je serais peut-être moine ou jésuite à l’heure qu’il est, si tu n’avais mis le feu au séminaire, coupé le cou au régent qui me fouettait et rôti mes camarades... Est-ce là ce qui te chagrine?... Ma foi! je te remercie de m’avoir fait Zaporogue. Tu pouvais me laisser dans le feu avec les autres...

GHERAZ. — Ah! Yourii, si tu étais moine, tu pourrais m’absoudre peut-être... ou prier pour moi... Ne peux-tu?... Ah! le voilà !... la gorge ouverte, qui palpite comme une colombe... Il me poursuivra donc toujours!...

YOURII. — Qui? le Tartare... Je t’ai dit qu’il est à bas... Ce n’est pas lui qui viendra te chercher ici.

GHERAZ. — Mon cher Yourii... il faut que je t’ouvre mon cœur... mais tu me diras après si je dois espérer encore... Oh! non, tu me diras que c’est impossible!...

YOURII. — Serre ta ceinture sur la plaie, au lieu de parler et de te démener ainsi.

GHERAZ. — Écoute-moi... Je suis un grand criminel... mais, ô mon Dieu! il y a un plus grand coupable que moi... Boris ! Boris! je t’attends en enfer... je t’y reverrai, et ce sera ma consolation.

YOURII. — Boris, le tsar de Moscou?... j’espère bien qu’il ira en enfer. Il nous vend la poudre et l’eau-de-vie au poids de l’or; il nous fait la guerre, ou bien il avertit le Tartare de nos expéditions.

GHERAZ. — Ah! si tu le connaissais, cet infernal trompeur!... C’est lui qui fut l’assassin, non pas moi.

YOURII. — Tous les Moscovites nous disent qu’il a fait assassiner à Ouglitch Démétrius, le fils du Terrible; mais que les Moscovites s’entre-tuent, que nous importe à nous autres Zaporogues?

GHERAZ. — Oui, c’est Boris, c’est lui!... Mais, moi... Je n’aurai jamais la force de le dire.

YOURII. — Tu t’épuises à parler, et demain il faudra remonter à cheval.

GHERAZ. — Demain... Il n’y a plus de lendemain pour moi... Oui... un lendemain terrible! Mon fils, donne-moi ta main... C’est moi, moi... séduit par for de Boris, qui ai enfoncé le couteau dans la gorge de l’innocent. — «Regarde donc, Evanghel, mon beau collier, » disait-il en écartant sa veste[8]... Je l’ai frappé, là, au cou... un enfant de dix ans, qui ne m’avait jamais fait de mal... Tu retires ta main... Ah! je meurs maudit... et Boris! il règne et prospère.

YOURII, après un silence. — Un enfant de plus ou de moins... Quand nous mettons le feu à un village, que deviennent les enfans?... Et puis, par compensation, tu as tué bien des Tartares.

GHERAZ. — Le sang chrétien! le sang des tsars! le dernier rejeton des saints!... Non, Jamais... Je le vois toujours, ce malheureux enfant... Tiens, tiens, là-bas... le vois-tu?

YOURII. — C’est ma capote blanche. Il n’y a pas d’enfant ici.

GHERAZ. — Il m’aimait, le pauvre innocent!... Il jouait toujours avec moi... Il avait tes yeux bleus... tes cheveux blonds... il avait ce signe que tu as sous l’œil droit. C’est pour cela, vois-tu, que je t’ai sauvé des flammes... Je t’ai adopté... j’ai voulu racheter mon crime... je voulais t’appeler Dimitrii... je n’ai pas osé.

YOURII. — Iouchka, Dimitrii, qu’importe? Seulement je ne sais quel nom mettre après. Mon père a toujours négligé de se faire connaître.

GHERAZ. — Tu lui ressemblais... Souvent j’étais tenté de tomber à tes genoux et de te demander grâce... D’autres fois je te croyais un démon acharné après moi... Ta vue me rappelait l’innocent... Vingt fois j’ai été sur le point de te tuer...

YOURII. — Merci de ne l’avoir point fait.

GHERAZ. — C’était ma pénitence de t’avoir sauvé, pour revoir sans cesse auprès de moi le fantôme qui me torturait... Quel âge as-tu?

YOURII. — Vingt ans, je crois. N’avais-je pas douze ans quand tu m’as enlevé?

GHERAZ. — Il aurait vingt ans. Il régnerait aujourd’hui!... Oh! je suis damné! damné! Je le sens bien, il n’y a pas de miséricorde pour moi... Au moins dis partout que c’est Boris qui l’a tué... Il m’a donné une bourse d’or, puis il a voulu me faire mourir aussi... Oh! que ne puis-je publier mon crime... me confesser à un évêque et mourir absous !

YOURII. — Il vaut mieux ne pas mourir. Allons, calme-toi, père ataman; essaie de dormir.

GHERAZ. — Dormir!... Il y a long-temps que je ne dors plus... Le soir, au pied de mon lit, dans nos bivouacs, quand les feux s’éteignent et que le brouillard tombe sur la steppe, il vient auprès de moi... Maintenant encore il me fait signe... là, contre cet arbre... tout blanc...

YOURII. — C’est un bouleau. Rassure-toi. S’il y avait un revenant, nos chevaux auraient peur.

GHERAZ. — Yourii, je souffre horriblement... je vais mourir... Dans ma selle, il y a cent vingt ducats cousus entre deux cuirs... Tiens, prends encore ceci... c’est sa croix de baptême[9]... Il y a quelque chose écrit dessus... son nom sans doute... Je n’ai jamais osé la vendre... Toi, tu le peux. Il y a du sang sur cette croix, mais tu ne l’as pas versé... Si tu la vends, tu seras riche. Tu feras dire des prières pour moi...

YOURII. — Assurément.

GHERAZ. — Maintenant, adieu... Prie pour moi, si tu en as le courage….. récite les prières que tu sais.

YOURII. — C’est que je ne m’en souviens guère... Voyons cependant : — Notre père, que votre volonté soit faite...

GHERAZ. — Que votre volonté soit faite! YOURII. — Pardonnez à un misérable pécheur...

GHERAZ. — A un misérable pécheur.

YOURII. — Qui va comparaître devant vous... (Il s’endort.)

GHERAZ. — Il dort !... il peut dormir... Oh! mon Dieu! mon Dieu !... il me semble que tout l’enfer est déchaîné... Ils s’abattent sur la forêt comme une nuée de corbeaux, et lui, lui est toujours là!... Yourii... Youchka! réveille-toi! défends-moi!

YOURII se réveille en sursaut et saisit son arquebuse. — Où sont-ils? Qui vive?

GHERAZ. — L’enfant! l’enfant!... Il me saisit... il m’entraîne!... Grâce! (Il meurt.)

YOURII. — Eh non! personne... Pardon, ataman Gheraz Evanghel... Je m’étais un peu assoupi... voilà qui est passé... et le jour se lève... Nous allons nous remettre en route, au petit pas. Allons! courage. Finissons la gourde... hein? Ne vous laissez pas abattre... Une fois que je vous aurai mis en selle, vous verrez que tout ira bien... du courage! Le Dieu des Russes... Hé! Gheraz Evanghel!... ataman!... Ho! ho! il est ma foi mort! Comme il serre les dents... c’est fini. Ce diable d’enfant lui tenait au cœur! Qui se serait douté qu’un vieux Zaporogue eût de ces scrupules? Au fond, c’était mal. Un enfant, et un tsarévitch!... Singulier père nourricier que le destin m’envoya!.... Pauvre Gheraz Evanghel! c’était un brave pourtant... un vieux routier de guerre... et une mauvaise flèche dans le côté vous le rend plus faible qu’un poisson hors de l’eau... Me voilà seul au monde; ma horde... A l’heure qu’il est, je suis le seul, je pense, pour répondre à l’appel. Les autres ont maintenant leurs têtes sur les créneaux d’Islam Kerman, et leurs corps dans la steppe pour le festin des corbeaux... Cent vingt ducats dans cette selle. C’est une fortune. Ah! puis cette croix; c’est de l’or, et des pierreries qui brillent, ma foi, comme des yeux de loup. (Il lit) : « A Démétrius, fils du tsar Ivan, son parrain, le prince Ivan Mstislavski. » Je suis riche. De plus, deux bons chevaux... Qu’irai-je faire au camp du Dniepr? Les anciens de l’île me trouveront trop jeune pour être lieutenant. Si j’allais à Moscou, Boris me ferait peut-être capitaine de strelitz... Ah! Boris... il a fait fortune aussi. Pourtant on dit que son grand-père était un Tartare... Ma foi! vive Moscou! Projet conçu à l’aube réussit, dit-on... Si j’avais un morceau de pain pour déjeuner!... Pauvre Gheraz Evanghel, avec tous ses défauts, c’était pourtant la meilleure lance du Dniepr. Adieu, mon vieil ataman. Tu dors, et tu ne rêves plus d’enfans égorgés, j’espère. Je ne veux pas que les loups dispersent tes os... Mettons-lui sa masse d’armes entre les mains, comme il convient à un ataman... Diable! comme il est raide... Jetons de la terre sur son corps... Voilà un poignard qui est excellent pour cela. C’est peut-être avec ce poignard... Je me rappelle qu’il ne voulait jamais s’en servir pour couper son pain. (Il chante en creusant la terre.)

« Un brouillard est sur la mer bleue, un noir chagrin me tient au cœur: Je vois là-bas, dans la campagne, un petit bois de chênes verts, auprès du bois une colline, sur la colline un petit feu, auprès du feu blanche capote, sur la capote est un guerrier. Tout près du cœur une blessure, d’où le sang coule à gros bouillons. Autour de lui, ses camarades viennent lui faire leurs adieux. — Nous partons pour sainte Russie, que dirons-nous à tes parens? — Chers compagnons, sainte Russie, hélas! je ne la verrai plus. Faites mes adieux à ma mère, mes adieux à tous mes amis. Vous direz à ma fiancée qu’elle cherche un nouvel amant[10]. » (Entre Choubine, menant en bride un cheval chargé de sacoches.)

CHOUBINE, à part. — De fièvre en chaud mal! J’échappe aux Tartares, et.je tombe sur un Zaporogue! Saint Nicolas, ayez pitié de nous!

YOURII, l’apercevant et le couchant en joue. — Halte-là ! Qui es-tu? Que viens-tu faire ici?

CHOUBINE. — Ah! seigneur ataman[11], ne tuez pas un chrétien orthodoxe ! Hier les païens ont failli me prendre. Notre petite caravane s’est dispersée, et je me suis perdu dans cette forêt en fuyant.

YOURII. — As-tu de quoi manger?

CHOUBINE. — La moitié d’un pâté et quelques galettes.

YOURII. — Vite, déjeunons de ce que le bon Dieu nous envoie. Vous autres Moscovites, vous marchez prudemment, toujours bien approvisionnés. (Il mange avec avidité.)

CHOUBINE. — Tu enterrais un mort, et tu manges sans te purifier.

YOURII. — L’eau est à plus de trois verstes d’ici, et il y a deux jours que je n’ai mangé. Allons, mange; il y en a pour deux.

CHOUBINE. — Mon père ataman, ne fais pas attention à moi.

YOURII. — Tu as vu les Tartares, de quel côté vont-ils?

CHOUBINE. — Vers le sud, mon petit père. Je les ai aperçus de loin, et me suis hâté de fuir. Hier, j’ai traversé un champ de bataille couvert de cadavres sans tête. C’étaient des chrétiens sans doute?... Malheur sur nous!

YOURII. — Oui, ils nous ont surpris, les chiens! Dix contre un; mais qu’y faire? Tiens, voilà ce qui reste du plus brave ataman qui ait porté la masse d’argent.

CHOUBINE. — Que le Seigneur lui ouvre son paradis... Pourquoi ce sourire? Serait-ce un païen?

YOURII. — Les morts sont morts. Maintenant il est temps de partir.

CHOUBINE, à part. Il ne me demande pas la bourse ou la vie. (Haut.) Seigneur ataman... je suis un pauvre marchand d’Ouglitch... égaré dans ce bois…

YOURII. — Ouglitch! c’est là que le fils du tsar Ivan fui assassiné?

CHOUBINE. — Assassiné! je n’ai pas dit cela... Il est vrai qu’il y est mort.

YOURII. — Tout le monde sait qu’il a été assassiné par l’ordre de Boris.

CHOUBINE. — Boris est notre glorieux tsar, que le Seigneur le protège il la sainte Russie!... Ne parle pas mal de lui, mon père.

YOURII. — As-tu peur que ces arbres ne lui répètent qu’il est un meurtrier?... À ce que je vois, vous autres Moscovites, vous vous êtes laissé couper la langue par votre glorieux tsar. Nous autres, libres enfans de la steppe, nos lèvres et notre cœur parlent à la fois.

CHOUBINE. — J’estime les Cosaques. Ils sont orthodoxes et font la guerre aux païens… Seigneur ataman, permets au pauvre marchand de marcher dans ton ombre. Elle le protégera dans toute mauvaise rencontre.

YOURII. — Où vas-tu ?

CHOUBINE. — À Ouglitch, s’il plaît à Dieu.

YOURII. — Ma foi, il me prend envie de t’y accompagner.

CHOUBINE. — Mon petit père, si tu me fais cet honneur, ma pauvre maison sera la tienne… Mais sauras-tu te reconnaître parmi ces bois et ces marécages ?

YOURII. — Ne crains rien… Un Cosaque est-il jamais dans l’embarras là où il y a de la mousse ou de l’herbe[12] ?… Aide-moi seulement à recouvrir ce cadavre de terre et de pierres… (Après un silence.) Combien y a-t-il qu’il est mort ?

CHOUBINE, étonné. — Mais tu le sais mieux que moi.

YOURII. — je parle du tsarévitch Démétrius.

CHOUBINE. — Il est décédé en 7099[13]… il y a douze ans… le 15 mai.

YOURII. — Décédé… d’un coup de poignard dans la gorge.

CHOUBINE. — Dieu le sait… Je n’y étais pas. Puisse-t-il être en paradis, l’innocent !

YOURII. — Tu l’as vu ce Dmitri ?

CHOUBINE. — Plus de cent fois. C’est moi qui lui ai vendu son dernier collier de perles… des noisettes, veux-je dire.

YOURII. — Tu es joaillier ?

CHOUBINE. — Monseigneur… je ne possède rien… je suis un pauvre marchand.

YOURII. — Crois-tu qu’un Zaporogue dépouille le voyageur avec qui il vient de partager le pain et le sel ? Rassure-toi. Il est inutile de tenir ta ceinture à deux mains. Je ne suis pas curieux de voir ce qu’il y a dedans… Le tsarévitch était blond, m’as-tu dit ?

CHOUBINE. — Oui, approchant de ta couleur… (Il le regarde avec attention.) Ah !…

YOURII. — Pourquoi me considères-tu ainsi avec tant d’attention ?

CHOUBINE. — Rien, père ataman… C’est que ce signe que tu as sous l’œil droit…

YOURII. — Eh bien ! je l’ai de naissance. Allons ! en route.

CHOUBINE. — Quoi ! tu ne mets pas une croix sur cette fosse ?

YOURII. — Tu as raison. Je l’oubliais. Tiens, deux bâtons et un bout de ficelle feront l’affaire… C’est une belle ville qu’Ouglitch ?… Voilà qui est bien. Gheraz, Gheraz ! dors en paix, si l’on dort au pays où tu es allé… À cheval, monsieur le marchand de noisettes. (Il sort en chantant.) Embarquons-nous, ami, sur Don Ivanovitch[14], le brouillard nous protège et la lune est couchée.,

CHOUBINE, à part. — Il a l’air d’un honnête jeune homme Singulière ressemblance ! (Il sort.)

II.
La maison de Choubine à Ouglitch. AKOULINA, sa femme, surveille les apprêts d’un dîner. Entre GREGOIRE OTREPIEF.


GREGOIRE. — Loué soit Dieu! Mieux vaut arriver au commencement d’un dîner qu’à la fin d’une bataille. De la rue on sent le parfum de la soupe aux choux, et je te vois le flacon à la main. Bonjour, Akoulina Pëtrova, bonjour, ma commère.

AKOULINA. — Sois le bienvenu, Gregoire Bogdanovitch. Qui se serait attendu à te voir ici? Nous te croyions au monastère de Saint-Nicolas.

GREGOIRE. — Que veux-tu, ma commère?... Tantôt je ne puis vivre avec mon abbé, tantôt c’est mon abbé qui ne peut vivre avec moi. Cette fois, c’est d’un commun accord que nous nous séparons. Je suis venu faire un tour par ici, en attendant que mon oncle Smirnoï arrange mon affaire, et me trouve un abbé plus humain. Il est tout-puissant là-bas. Espion de Boris, ou secrétaire, ou pourvoyeur, je ne sais lequel...

AKOULINA. — Ah! Grégoire, mon petit père, encore des fredaines, je parie. Quand donc te corrigeras-tu?

GREGOIRE. — Quand Boris distillera de l’eau-de-vie si mauvaise que les honnêtes gens n’en pourront plus boire... Parbleu, je pense que ce sera la semaine prochaine. Il est honteux, pour des chrétiens, d’endurer cela. Dire qu’un gentilhomme ne peut plus avoir un alambic pour lui et ses amis!... Mais vous êtes en fête, à ce que je vois? Est-ce un nouvel enfant que tu as fait, ma commère?

AKOULINA. — Fi donc, Grégoire Bogdanovitch ! Le maître est revenu de voyage. Il a couru de grands dangers, le cher homme, et il serait peut-être à cette heure prisonnier des Tartares sans un jeune Cosaque zaporogue qui lui a servi de guide et l’a accompagné jusqu’ici. Il est notre hôte. Dieu le bénisse !

GREGOIRE. — Morbleu! il y a long-temps que je le dis, la fin du monde approche. Voilà les miracles qui commencent. Qui jamais a vu un Cosaque aider un marchand, sinon pour le débarrasser de son fardeau?... Hé mais, c’est notre brave Choubine! (Entrent Choubine et Yourii.)

CHOUBINE. — Ah! te voilà, Grichka. Que fais-tu à Ouglitch, mauvais sujet? Mon cher hôte, je te présente le vénérable Grégoire Bogdanovitch Otrepief, du couvent de Saint-Nicolas, prieur peut-être aujourd’hui...

GREGOIRE. — Pas encore, pas encore... Il faut que notre cafard de patriarche me colloque d’abord à ma fantaisie. Et toi, compère, toujours gaillard...

CHOUBINE, à Yourii. — Mon cher hôte, daigne honorer cette humble table. Femme! de l’eau-de-vie. A ta santé, seigneur ataman... A propos, je ne sais pas encore ton nom ni celui de ton père[15]. YOURII. — Mon nom ? (Après un silence et en riant.) Dmitri Ivanof.

CHOUBINE. — A ta santé, Dmitri Ivanof ! Cette eau-de-vie est de l’année 7099

YOURII. — L’année que le tsarévitch est mort.

GREGOIRE. — L’année qu’il fut félonement occis… Encore un verre. A sa santé !

CHOUBINE. — Chut, Grégoire ! Prends place, mon cher hôte… Mets-toi là, Grichka. Ce serait à toi, Grichka, de dire la prière ; mais la loi veut que ce soit le père de famille. (Debout, et les mains jointes :) « Mon Dieu, nous te prions pour le salut du corps et de l’ame de Boris, notre tsar, l’unique monarque chrétien de l’univers, que les autres souverains servent en esclaves, dont l’esprit est un abîme de sagesse, et le cœur rempli d’amour et de magnanimité. Amen[16] ! »

GREGOIRE. — Amen, et buvons !

YOURII. — Quelle diable de prière est-ce là ? Boris est-il fou pour se croire l’unique monarque chrétien de l’univers ?

CHOUBINE. — Mon cher hôte, mon respectable sauveur, qu’il te souvienne, je t’en prie, que nous ne sommes point aux bords du Dniepr, dans l’honorable camp des Zaporogues. Nous sommes dans la sainte Russie, où il est dangereux de mal parler du tsar, notre père… Bien qu’il n’y ait ici que des chrétiens orthodoxes, incapables de te dénoncer… Mais mangeons.

GREGOIRE. — C’est bien dit. D’ailleurs nous sommes ici pour nous réjouir, et, quand on parle de Boris, on a moins envie de rire que de pleurer… Savez-vous qu’on meurt de faim à Moscou ? Et le tsar au Kremlin fait bombance, et il dit : Qu’ils crèvent les Moscovites ! Ce sont des séditieux qui ne m’aiment pas. Vrai, il empêche les convois de grains d’arriver.

CHOUBINE. — Bois donc, Grégoire, et ne sois pas mauvaise tête.

GREGOIRE. — Il n’y a pas de domestiques ici, donc pas d’espions, et ces murs sont épais. Il faut bien de temps en temps se soulager le cœur. — Depuis qu’on a su qu’il avait fait mourir le tsarévitch, il n’est sorte de ruse infernale qu’il n’invente pour faire oublier son crime. Croiriez-vous, mon frère Dmitri, qu’en 7099 il a fait mettre le feu aux boutiques des marchands de la grand’place ? — Cela les empêchera de causer, a-t-il dit… C’est sa manière,

CHOUBINE. — Oh ! Grégoire !

GREGOIRE. — Je les ai vus brûler… Mais ce n’est rien. Ensuite il écrit au khan Kassim Ghereï qu’il vienne nous rendre visite avec cent mille Tartares, pillant et détruisant tout sur leur passage. — Bon ! dit-il, les Tartares les empêcheront de penser au tsarévitch Dmitri.

CHOUBINE. — Oh ! Grégoire !

GREGOIRE. — La preuve que c’est Boris qui les a appelés, c’est qu’il a envoyé notre armée manger des pastèques à Kazan, tandis que les Tartares ont passé l’Oka. Suffit !… Enfin saint Nicolas et saint Serge ont tant fait, que Kassim Ghereï s’en est allé comme il était venu… Que fait mon homme ? Il n’avait qu’à se tenir tranquille. Il était régent… Le pauvre tsar Fëdor lui laissait tout faire à sa fantaisie... N’importe, il tenait la place….. Un potage bien accommodé envoie Fëdor rejoindre son frère Dmitri et son père le Terrible.

CHOUBINE. — Oh! Grégoire!

GREGOIRE. — Laisse-moi donc parler. J’ai vu, moi qui vous parle, j’ai vu le tsar Fëdor exposé sur son lit de parade... C’était bien; ce n’est pas pour dire... Des cierges par milliers, du brocart, du drap de Prusse, de l’eau-de-vie à discrétion après les offices….. Nous avons fait ce jour-là une glorieuse buverie... si bien... Qu’est-ce donc que je disais?...

YOURII. — Tu disais que tu avais vu le tsar Fëdor...

GREGOIRE. — Ah! oui. Eh bien! il était gonflé, tout vert, plus vert que ces choux! Je ne parle que de ce que je sais…… Ah ! Et puis le prince Jean de Danemark...

CHOUBINE. — Il va épouser la tsarevna Xénia, la fille de Boris.

GREGOIRE. — Oui, c’est beau, en effet, de donner une chrétienne à un prince païen?... Mais Boris a changé d’avis... Le prince Jean a diné chez lui.... on l’a rapporté ivre, disait-on.... Il ne s’est jamais dégrisé.

CHOUBINE. — Que veux-tu dire?

GREGOIRE. — Qu’il avait bu du vin que Boris garde pour ses bons amis.... N’a-t-il pas au Kremlin trois sorciers finnois qui passent les nuits à distiller des herbes, oui, des herbes qu’ils vont cueillir, au décours de la lune, dans le cimetière de Serpoukhof ?

CHOUBINE. — Comment! le prince de Danemark est mort!

GREGOIRE. — Un moine qui arrive de Moscou vient de me l’apprendre... Et ce qui n’étonne personne, le tsar a défendu d’embaumer le corps, comme le voulait le médecin du Danois. Non, a dit Boris, on verrait ce qu’il a dans l’estomac[17].

CHOUBINE. — Mais c’est impossible! Le tsar l’aimait autant que son propre fils Fëdor.

GREGOIRE. — Aussi est-il inconsolable... Il pleure comme le crocodile qui a mangé un petit enfant,... Parce qu’il voudrait bien en manger un autre... Ah! il voyait bien que les Russes l’aimaient tous, ce bon prince Jean... Savez-vous qu’il allait se faire baptiser?... Le père Alexis me l’a dit. Il le tenait du sommelier du prince... C’est lui qui en avait de la bonne eau-de-vie de Prusse!.... Et Boris a eu raison.... car enfin tout le peuple aurait dît à Jean, une fois qu’il eût été baptisé : « Soyez notre tsar et délivrez-nous. »

CHOUBINE. — Quel malheur, grand Dieu! et moi qui venais d’achever le collier de perles pour le mariage de la tsarevna !

GREGOIRE.— Bah! elle trouvera un autre mari qui t’achètera ton collier. Par ma foi, mes amis, si Boris manquait de gendre, je m’offrirais volontiers; la tsarevna est jolie comme un ange. Seulement, quand le beau-père m’inviterait à dîner, je dirais : « Excusez-moi, je n’ai pas d’appétit. » Dans le temps où nous vivons, mes camarades, il faut faire attention où l’on dine et s’assurer de la digestion. — Mais, seigneur zaporogue, à vous voir manger du bout des dents, on dirait que vous avez quelques doutes sur la cuisine de notre hôte. Rassurez-vous, Ici on ne connaît pas la recette des breuvages qui se distillent au Kremlin.

CHOUBINE. — Oh! Grégoire!

YOURII. — Je n’ai plus faim, et je prends grand plaisir à f écouter.

GREGOIRE. — A votre santé, mon brave. On ne peut pas toujours manger, mais on peut toujours boire, comme disait l’abbé de Tchoudof.

AKOULINA, regardant à la fenêtre. — Ha! le prince de Suède... Par ma foi, il entre dans notre cour.

GREGOIRE. — Le diable emporte les princes qui viennent au milieu d’un diner !

CHOUBINE. — Tais-toi; je cours à la boutique le recevoir, (Il sort.)

YOURII. — Un prince de Suède à Ouglitch!

GREGOIRE. — Oui; un drôle de prince que le prince Gustave. Ses sujets l’ont chassé... Un singulier prince. Il était né pour être apothicaire... C’est un alchimiste,... un grand savant... C’est même pour cela que Boris l’a recueilli;... vous m’entendez, pour qu’il lui distillât des breuvages... Mais ce prince Gustave, bien qu’il soit un peu timbré,... c’est un brave homme... Je ne veux pas, a-t-il répondu. Là-dessus on l’a envoyé à Ouglitch... Il a, ma foi, de la chance. Veux-tu que je te dise la vérité?... Gustave s’est tiré d’affaire avec ses Suédois, qui ont voulu le noyer... Son oncle, le roi de Suède actuel, a voulu bien des fois l’empoisonner... Il lui a fait tirer des arquebusades;... il lui a envoyé des assassins... Mais Gustave a des livres noirs, tu m’entends,... qui lui disent de quel côté vient le danger. C’est ce que nous appelons un astrologue, et des plus malins... Mais s’il échappe à Boris, il sera plus fin que je ne le crois... A sorcier, sorcier et demi. Un jour, Gustave recevra une bouteille de vin d’Espagne... comme Boris en envoya l’an passé au tsar Siméon Bekboulatovitch. Il boit. Bon. Le voilà aveugle[18]. (Entrent Choubine et Gustave, tenant un in-folio sous le bras. Tous se lèvent.)

GUSTAVE. — Je ne veux pas que tu te déranges, ami Choubine. Je viens pour causer avec toi, et je ne prétends pas priver tes hôtes de ta présence. (Il s’assied.) Mes amis, asseyez-vous; continuez.

CHOUBINE. — Monseigneur, nous connaissons notre devoir.

GUSTAVE. — Non, asseyez-vous, je le veux ainsi. Akouhna Pëtrova, donne-moi un verre. A votre santé, mes amis! A son costume, ce jeune homme est étranger?

CHOUBINE. — C’est un brave Cosaque d’au-delà des rapides[19] qui m’a accompagné dans mon voyage, et je lui dois d’avoir sauvé ma vie et des pierreries qui valent bien davantage. Dmitri Ivanof, baise la main de monseigneur.

GUSTAVE. — Dmitri? Tu as un nom cher à la Russie. Puisque tu as rendu service à mon ami Choubine, tu es un brave homme et je fais cas de toi. — Mon cher Choubine, j’ai appris que tu revenais d’Astrakhan, et je suis aussitôt accouru pour que tu m’expliques une petite difficulté qui m’embarrasse. C’est un point de science. CHOUBINE. — Moi, monseigneur! Votre altesse sait tout, et moi je ne sais rien.

GUSTAVE. — Oui, mais tu es un homme sincère et tu viens d’Astrakhan. Tu vois bien ce livre : c’est la relation d’un voyage en Russie que fit, il y a quelque cinquante ans, le noble baron d’Herberstein, auteur estimé, estimable, mais qui rapporte peut-être à la légère, et sur des témoignages non contrôlés, des faits fort étranges. Voici ce qu’il nous dit d’Astrakhan.... c’est page 105….. Comme tu ne sais pas le latin, je vais te traduire le passage en russe.

CHOUBINE. — Et votre altesse sait encore le latin! Elle sait donc toutes les langues?

GUSTAVE. — Quelques-unes seulement, mon ami, quelques-unes….. Ah! voici: «... Aux bords du laïk, près d’Astrakhan, on trouve une graine ronde, un peu plus grosse qu’une semence de melon. Si on la met en terre, il vient quelque chose de tout point semblable à un agneau, qui croît à la hauteur de cinq palmes. Cela a une tête, des oreilles et toute l’apparence d’un agneau nouveau-né. Le poil en est d’une merveilleuse finesse, et l’on s’en sert pour couvrir les bonnets des grands. Cette plante, s’il est permis de l’appeler ainsi, a du sang, et, au lieu de chair, une espèce de pulpe comme celle des écrevisses. Elle tient à la terre par une grosse racine qui part du nombril de l’agneau, et, quand il a mangé toute l’herbe aux environs, ladite racine se dessèche et meurt. Ladite plante a un goût délicieux, et les loups en sont très friands[20]... » Dis-moi, Choubine, as-tu entendu parler de cette plante merveilleuse?

CHOUBINE. — Oui, monseigneur, on m’a proposé même de me la faire voir; mais il fallait aller aux bords du laïk, près des Calmouks, et le voisinage de tels païens m’a effrayé.

YOURII. — C’est un conte de vieille que nos Cosaques font aux Moscovites, prince Gustave. Il y a deux ans, j’accompagnai l’ataman Evanghel dans une guerre aux bords du laïk. J’ai vu les moutons des Calmouks, qui donnent de si belles fourrures. Souvent nous leur avons enlevé ces beaux moutons, et j’en ai mangé mainte fois; mais, crois-moi, ils trottent par la steppe comme les nôtres et ne tiennent pas à la terre par une racine. L’auteur du livre que tu tiens est un menteur ou un imbécile. Un agneau-plante est chose impossible.

GUSTAVE. — Je te crois, puisque tu as vu et mangé les moutons des Calmouks; mais, mon enfant, ne dis jamais qu’une chose est impossible. Qui connaît toutes les forces de la nature? Qui sait les limites du pouvoir créateur? Tous les navigateurs hollandais te diront qu’on trouve sur les rivages de la mer des Indes des arbres dont les fruits, tombant dans les flots, se changent en poissons.... Impossible! Rien n’est impossible, mon brave. Je vis, je vous parle, mes amis, tout me semble possible après cela. Quand mon malheureux père fut détrôné, mon oncle commanda qu’on me jetât dans la mer. J’avais un an alors; personne pour me défendre. On me mit dans un sac, on attacha un boulet au sac, et l’on me porta sur le rempart pour me précipiter Eh bien ! qui m’aurait vu passer porté par mes bourreaux aurait dit qu’il était impossible que je leur échappasse. Pourtant me voici causant avec vous dans la bonne ville d’Ouglitch.... Mon fils, il faut dire : Ce que Dieu permet est possible, ce qu’il défend est impossible.

YOURII. — Et votre oncle, vit-il? Avez-vous pu lui rendre la pareille?

GUSTAVE. — Il est mort roi. Jamais l’idée de lui faire du mal ne m’est venue à l’esprit. Souvent, du fond de mon cœur, je le remercie de m’avoir procuré un bonheur que le sort semblait m’avoir refusé.

YOURII. — Quel bonheur donc?

GUSTAVE. — Le bonheur d’être libre et de poursuivre en paix des études qui font mes délices. Sans cet oncle, je serais roi à présent, accablé d’affaires, maudit par les uns, trahi par les autres. Cherchant à faire le bien….. Oui, je l’aurais cherché toujours….. Mais un roi, malheureusement, n’a pour voir que les yeux de ses ministres, et il se trompe souvent. Roi, j’aurais pu faire le mal….. tandis que, pauvre exilé, je n’ai pu nuire à personne. J’ai acquis, à la sueur de mon front, quelques connaissances qui, un jour, seront utiles à mes semblables. Dans toutes mes fortunes, mes bons amis, j’ai loué le Seigneur.... Je n’ai jamais été plus heureux, je crois, que lorsque je suivais, à Thorn, les leçons du docte professeur Rudbeckius. Je n’avais pas un sou, et, pour gagner mon pain.... j’en ris encore, je m’étais fait garçon d’écurie. La nuit, je pansais les chevaux dans une auberge; le jour, j’allais à l’école Je me sentais alors plus libre que mon oncle Jean sur son trône à Stockholm….. Je lui pardonnais alors, comme je lui pardonne aujourd’hui.

YOURII. — Je n’ai pas suivi les leçons du professeur dont parle ton altesse Ma joie la plus vive, à moi, c’est quand j’ai rapporté au camp du Dniepr, au bout de ma lance, la tête d’un mourza tartare qui m’avait piqué de sa flèche. — Prince Gustave, si j’étais ataman des Zaporogues, je voudrais te ramener dans ton pays avec dix mille de nos vieilles lances du Dniepr.

GUSTAVE. — Grand merci de ta générosité, mon camarade. Puisse ma pauvre Suède ne voir jamais tes Zaporogues! Je ne veux pas être roi.

YOURII. — Il est beau pourtant de dire je veux et d’être obéi.

GUSTAVE. — Tu n’as que vingt ans, je pense?

YOURII. — Je ne suis qu’un pauvre Cosaque et je n’ai jamais commandé qu’à mon cheval, mais c’est déjà quelque chose. Je fais siffler mon fouet; aussitôt il se lance au milieu des flèches et des arquebusades. Il me craint plus que la mort... Et c’est à des hommes qu’un roi dit : Faites-vous tuer!

GUSTAVE. — Tristes illusions, jeune homme. Faire tuer des hommes, c’est chose facile : leur férocité naturelle n’a pas besoin qu’on l’excite. Mais, dis-moi, n’est-ce pas une bien plus belle mission, celle de persuader, de montrer aux hommes la route du salut, de les consoler dans leurs misères, de les éclairer par son savoir?.... Ne trouves-tu pas cela vraiment beau? Mets en comparaison la gloire de ces pieux apôtres qui ont apporté dans ce pays les lumières du christianisme et la gloire des guerriers qui l’ont agrandi par leurs conquêtes....

YOURII. — Si j’étais tsar... ah ! ah ! ah !

GUSTAVE, souriant. — Pourquoi pas?.... Ne disions-nous pas tout à l’heure qu’il n’y a rien d’impossible?... Je suis né prince royal.... je suis un pauvre philosophe alchimiste présentement. Tu vis dans un pays où l’on a vu des particuliers devenir souverains.

YOURII. — Je ne sais ni manier le poignard ni distiller des poisons...

CHOUBINE. — Mon cher hôte !...

GUSTAVE. — Un trône coûte toujours plus cher qu’il ne vaut... Laissons cela. (Il se lève.) Dmitri, tu viendras me voir; tu me parleras du laïk et des animaux que tu as chassés dans la steppe.

AKOULINA. — Monseigneur, daignez prendre en grâce mon humble prière. Voici mon fils, pauvre petite que j’ai sevré le mois passé; daignez lui regarder dans la main et me dire quelle destinée il aura dans ce monde.

GUSTAVE. — Il faut demander cela aux Finnois et aux Bohémiens, ma bonne. Jadis, il est vrai, je me suis un peu occupé d’astrologie; mais ces études-là sont des chimères, je crois.

AKOULINA. — Ah! monseigneur, vous êtes si savant! vous avez prédit que la lune s’obscurcirait, et elle s’est obscurcie juste à l’heure que vous aviez marquée. Vous avez prédit que les cerisiers gèleraient, et ils ont gelé. N’avez-vous pas dit à Michel Rakof qu’il serait exilé, et il est à Pelim, en Sibérie. Par charité, monseigneur, dites-moi quelle sera la fortune de cet innocent.

GUSTAVE. — Allons, il faut bien faire ce qu’une femme s’est mis en tête. Voyons sa main. Nous allons opérer selon les règles de la chiromancie, c’est-à-dire la divination par l’inspection des lignes de la main. Oh! rien qu’à la manière dont le petit luron serre les poings, on voit bien qu’il ne laissera pas perdre les ducats du père Choubine. Vrai marchand, bon joaillier, qui ne prendra pas un grenat pour un rubis, ni une perle de Venise pour une perle d’Orient. Tiens, petite mère, vois toi-même cette ligne dans sa menotte, comme elle monte droit sans un pli qui la traverse : vie heureuse, vie tranquille; de l’argent, pas de soucis, pas de gloire... (Il embrasse l’enfant.)

AKOULINA. — Soyez béni, monseigneur. Il sera heureux! (Elle baise la main de Gustave.)

YOURII. — Et moi, monseigneur, ne me direz-vous pas mon horoscope ? (Il présente sa main ouverte.)

GUSTAVE. — Ta main m’étonne.. Qui es-tu, et d’où viens-tu?

YOURII. — J’ai été Zaporogue... mais que serai-je ensuite?

GUSTAVE. — Tu es le fils d’un ataman, sans doute?

YOURII. — Fils d’adoption. Je n’ai jamais connu mes parens.

GUSTAVE. — Ta ligne de vie est courte, mais glorieuse. En vérité!... La chiromancie, après tout, est une science qui n’est fondée sur rien de solide; mais... c’est étrange! Tu es un Zaporogue? Si tu étais fils de roi, je te dirais... Folies que tout cela!

YOURII. — Courte et glorieuse, c’est la vie que j’ai rêvée.

GUSTAVE. — Regarde-moi. L’audace de ton regard... Tu as l’œil du lion.

YOURII. — Je voudrais en avoir la griffe.

GUSTAVE. — Tu es bien jeune, et tu as des rides déjà. Je devine que tu as beaucoup souffert. Je ne me trompe pas à ces signes. J’ai connu la misère de près.

YOURII. — Souffert? Non, je n’ai rien souffert. La faim, la fatigue, qu’est-ce que cela? GUSTAVE. — Tu as connu d’autres souffrances; les souffrances de l’ame : vouloir et ne pouvoir point.

YOURII. — Oh! oui.

GUSTAVE. — Et cependant dans tes yeux et sur ta bouche, qui n’a pas encore de moustache, je lis une résolution que rien n’arrête. Les gens de ta trempe, Dmitri, peuvent ce qu’ils veulent. Tu n’as commandé qu’à ton cheval; quand tu voudras, tu commanderas à des hommes.

CHOUBINE. — Il sera un jour un riche ataman, ou bien un capitaine de strelitz gros et gras.

GUSTAVE. — Ataman? est-ce assez pour lui? L’île qui renferme votre grand camp du Dniepr te paraît petite, n’est-ce pas?

YOURII. — Nous avons la steppe au-delà.

GUSTAVE. — Tu me plais, et tu me fais peur... Enfant, tu méprises les hommes; tu les méprises trop, et pas assez. Tu les crois bien lâches; mais peut-être ne sais-tu pas combien ils sont méchans. Trop de confiance peut te perdre... As-tu étudié les lettres?

YOURII. — Quelque peu, autrefois au séminaire. Je sais lire et écrire; je sais le polonais, quelques mots de latin; je puis parler à nos esclaves tartares dans leur langue.

GUSTAVE. — Et pourquoi, ayant commencé à étudier, n’as-tu pas continué? Pourquoi as-tu quitté l’école?... Mais, je comprends, tu aimes mieux commander qu’obéir. Un sabre te paraît plus beau qu’un livre. Prends garde! un autre sabre peut briser le tien.

YOURII. — Nos anciens disent : Frappe le premier, on ne te frappera pas.

GUSTAVE. — Mais l’Écriture dit que celui qui frappe du glaive périra par le glaive.

YOURII. — Qu’importe? ne faut-il pas mourir un jour?

GUSTAVE. — Oui, mais en mourant il faut pouvoir se dire : Le bien que j’ai pu faire, je l’ai fait.

YOURII. — Sans doute; je veux dire cela à l’heure de ma mort, mais je veux ajouter : Ce qu’il était possible à mon cœur d’entreprendre, à mon bras d’exécuter, je l’ai fait.

GUSTAVE. — Que le Seigneur te conduise, enfant! Fata viam invenient. Je voudrais que tu fusses né sur le trône à ma place. Si tu t’arrêtes à Ouglitch, viens voir quelquefois l’alchimiste exilé. Adieu, mes bons amis. (Il sort reconduit par Choubine.)

AKOULINA. — Quel grand maître et quel bon seigneur!

GREGOIRE. — Ma foi, mon cher camarade, je vous fais mes complimens; vous serez l’ataman des Zaporogues, si vous n’êtes pas tsar un jour à la place de BORIS. En tout cas, je me recommande très humblement à votre grandeur, si elle a besoin d’un aumônier. Vous me paraissez aimer les messes courtes, vous serez servi à souhait. Je bois à vos succès sur le Dniepr ou sur la Moskva. Vous ne me faites pas raison, mon gracieux prince?... L’horoscope de Gustave l’a rendu muet... Il ne voit ni n’entend... Morbleu! mon camarade, je bois à ta santé... Eh bien! pourquoi me regardes-tu fixement? Suis-je un Tartare, pour que tu prennes cette mine féroce?

YOURII. — Son oncle voulait l’assassiner... il a toujours échappé? GREGOIRE. — Qui?

YOURII. — Le prince Gustave; comment a-t-il échappé?

GREGOIRE. — Je n’en sais rien; n’est-il pas philosophe, alchimiste, nécromancien? Tous ces gens-là ont le diable pour valet... Eh bien ! vous ne buvez pas?... Comme vous voudrez, noble seigneur. A ta santé, Akoulina Pëtrova!

CHOUBINE, rentrant. — Remettez-vous à table, mes chers hôtes, et ne vous occupez pas de moi. Mon fourneau est allumé, et j’ai une fonte à faire. Le bon prince que le prince Gustave! il vient me voir souvent comme cela dans ma boutique. (Il choisit en parlant de vieux bijoux pour les fondre.)

GREGOIRE. — Tous ces étrangers s’abattent sur notre Russie comme des corbeaux sur un cadavre. Gustave, le prince de Danemark... Tenez, sans aller si loin, Boris n’est-il pas un Tartare? Son grand-père s’était converti, dit-on. Pour moi, je crois qu’il est demeuré païen comme son petit-fils.

CHOUBINE. — Laisse donc là notre glorieux tsar, Grégoire. Tu ne ferais pas ton chemin à Moscou, crois-moi, si tu ne mets un frein à ta langue maudite.

GREGOIRE. — Voilà le frein que j’aime à sentir dans ma bouche, (Il boit.)

YOURII. — Reste-t-il encore quelques-uns des serviteurs du tsarévitch?

CHOUBINE. — Non; la plupart ont été exilés avec ses oncles, les Nagoï, ces bons seigneurs, pour avoir massacré des officiers du tsar qu’ils accusaient d’avoir égorgé l’enfant. Dieu ait pitié d’eux! C’est un terrible pays que la Sibérie, dit-on. Il n’y a plus ici que la nourrice du tsarévitch, une pauvre vieille femme qui vit de la charité des bons chrétiens.

YOURII.. — Quel est son nom?

CHOUBINE. — Orinka Jdanova. Elle est folle, la pauvre femme... elle ne peut se persuader que son nourrisson soit mort... Tiens, voici une relique du tsarévitch; c’est le sceau dont on scellait pour lui ses lettres... Il est d’or fin, et pèse près de deux onces... Je ferais aussi bien de le fondre : je ne sais pas pourquoi je l’ai gardé.

YOURII. — Montre-le-moi. (Il lit.) Démétrius Ivanovitch... c’est mon nom aussi. Vends-moi ce sceau, Choubine; quand je serai l’ataman des Zaporogues, il me servira...

CHOUBINE. — Mais il y a les armes de Russie gravées sur ce sceau...

YOURII. — Qu’importe? Voici des ducats de Pologne; prends ce qu’il te faut. Ce bijou me plait.

CHOUBINE. — Mais...

GREGOIRE. — Achète-toi plutôt un cafetan, ou bien un bonnet d’agneau noir; que feras-tu de cette babiole?

CHOUBINE, bas à YOURII. — Au fait... si vous voulez ce sceau... il est à vous. Je suis heureux de vous le donner.

YOURII. — Je prétends le payer.

CHOUBINE. — Et moi je le donne.... Il ne m’a pas coûté cher.... Je le tiens d’un pauvre secrétaire du tsarévitch, qui me le vendit, partant pour la Sibérie...

YOURII. — Comment se nomme-t-il?

CHOUBINE. — Ivan Fëdorovitch Lenskoï.

YOURII. — Enfin combien cela vaut-il?

CHOUBINE. — Daignez l’accepter comme un humble don de votre hôte. YOURII. — Prends le cheval de l’ataman; je t’en fais présent.

CHOUBINE. — Hélas! je ne saurais le monter.... Il n’y a qu’un Cosaque qui puisse se faire obéir d’une bête si méchante.

YOURII. — Ainsi tu ne veux rien de moi?

CHOUBINE. — Rien, sinon que vous daigniez vous souvenir de votre hôte d’Ouglitch.

YOURII. — Je m’en souviendrai. (Il lui serre la main.) De quel côté est l’église? N’est-ce pas à droite?

CHOUBINE. — Hé mon Dieu! c’est l’église du Sauveur[21] que vous voulez dire... mais le tsar l’a fait raser... Saint-Serge est à gauche, quelques maisons plus bas.

YOURII. — Bien, bien. (Il sort.)

GREGOIRE. — Pauvre niais qui donnes deux onces d’or à un Zaporogue, tandis que tu aurais pu en avoir un beau cheval nogaï et la moitié de ses ducats! C’est pain bénit que d’attraper un Zaporogue;.. D’ailleurs il ne me plaît guère, ton hôte. Il est trop silencieux. Il ne boit non plus qu’un Tartare, Il m’a l’air d’un sournois... Es-tu bien sûr que ce n’est pas un espion de Boris?

CHOUBINE. — Oh! pour cela non!.... C’est un noble jeune homme Mais c’est bien extraordinaire... Je voudrais voir Orinka Jdanova Quelle chose étrange!

GREGOIRE. — Que diable as-tu, compère? Tu as un air mystérieux comme ton Zaporogue.

CHOUBINE. — Moi, je n’ai rien... c’est-à-dire... Mais on ne peut te rien dire, à toi... Tu répètes dans les cabarets tout ce que tu entends...

GREGOIRE. — Comme si je ne savais pas garder un secret... A qui donc ai-je dit que tu avais gardé une demi-livre d’or sur le vase que Boris...

CHOUBINE. — Oh!...

GREGOIRE. — Voyons, de quoi s’agit-il? Ta femme est sortie, le Zaporogue est allé prier à l’église, le cafard... Voyons, parle, par le donc!

CHOUBINE. — Mais ce n’est qu’une idée... une fantaisie...

GREGOIRE. — Enfin cette idée?...

CHOUBINE. — Eh bien!... La Jdanova, la folle, croit que le tsarévitch n’est pas mort... Si nous étions des fous, nous autres?

GREGOIRE. — C’est toi qui es un fou. Comment! tu te figures...

CHOUBINE. — Chut! pas si haut... Mais ce signe que le tsarévitch avait sous l’œil droit...

GREGOIRE. — Quoi! le Zaporogue!

CHOUBINE. — Et Maria Fëdorovna sa mère; tu sais qu’elle est brune comme une femme du sud...

GREGOIRE. — Lui est noir comme un Calmouk... mais il a les cheveux blonds.

CHOUBINE. — Ivan-le-Terrible, notre glorieux tsar, était blond. GREGOIRE. — C’est vrai que quand il fronce les sourcils...

CHOUBINE. — As-tu remarqué ses yeux quand il a aperçu le sceau?

GREGOIRE. — Il a sauté dessus.

CHOUBINE. — Pendant toute la route, il n’a cessé de me faire des questions sur le tsarévitch, sur Boris, sur ce qui s’était passé dans notre malheureuse ville en l’année 7099.

GREGOIRE. — Et à moi, il n’a parlé d’autre chose.

CHOUBINE. — Et comme il a parlé familièrement au prince Gustave,... et tout ce que le Suédois lui a dit... tu l’as entendu?

GREGOIRE. — Bah! bah! nous sommes des fous!... Il est clair que Démétrius est mort. Le prince Basile Chouiski est venu faire ici une enquête trois jours après l’assassinat... Tous les gens d’ici ont vu le tsarévitch exposé sur un lit de parade dans la cathédrale.

CHOUBINE. — Il est vrai; mais le lit avait douze pieds de haut et des strelitz tout autour. Qui aurait vu le visage de l’enfant?

GREGOIRE. — Mais la tsarine sa mère, qui est maintenant en religion...

CHOUBINE. — Ne sais-tu pas que la mère du prince Gustave a dit aussi que son fils était mort pour le faire évader plus sûrement?... Moi, il y a une chose qui m’a toujours étonné,... c’est que, son fils mort, notre glorieux tsar, que le ciel le protège, l’ait forcée de se faire religieuse.

GREGOIRE. — Parbleu ! l’aventure serait plaisante.

CHOUBINE. — Pas trop.

GREGOIRE. — Comment cela?

CHOUBINE. — Si celui-ci réclamait...

GREGOIRE. — Son trône? Mais c’est bien cela qui nous amuserait. Oh! je voudrais voir la mine de Boris quand il apprendra cette nouvelle.

CHOUBINE. — J’espère bien qu’il ne l’apprendra pas... Au moins, Grichka, sois honnête homme... Quel qu’il soit, il est mon hôte.

GREGOIRE. — Non, c’est impossible;... car enfin, si Démétrius n’était pas mort...

CHOUBINE. — Mais ce signe sous l’œil,.. ce signe!

GREGOIRE. — En effet, il y a là quelque chose de singulier;... mais...

CHOUBINE. — Je vais dire à ma femme de me faire venir la Jdanova... Parfois elle parle comme une personne raisonnable... et... silence sur tout ce que je t’ai dit ! (Il sort.)

GREGOIRE, seul. — Ce n’est peut-être qu’un hardi filou. Un Bohémien vous teint un cheval, lui plante une queue postiche et lui fait des dents neuves... On peut faire de même un faux tsarévitch... Si je contais la chose à Boris ou à son cousin Semen Godounof !... Une centaine de roubles peut-être... Oui, et peut-être aussi un coup de couteau le soir en rentrant au couvent..... Il n’aime pas qu’on souffle sur les cendres de cette affaire d’Ouglitch, ni qu’on se mêle de ses secrets d’état... D’un autre côté, si ce prétendu Zaporogue court le pays de la sorte, c’est qu’il a sans doute un parti puissant... Il a ses poches pleines d’or... S’il réussissait, il ferait la fortune de ceux qui l’auraient aidé... Il faut étudier cet homme-là... Bon! le voici. (Entrent Yourii et Choubine.)

YOURII. — Oui, mon cher Choubine, je pars et tout (de suite. Nous autres gens des steppes, nous ne respirons pas à notre aise dans vos villes. CHOUBINE. — Je voudrais vous posséder long-temps, mon hôte vénéré; mais je n’ose vous retenir dans mon humble maison. Puis-je savoir où vous allez?

YOURII, souriant. — C’est une question à laquelle un Zaporogue répond rarement; mais je n’ai pas de secrets pour un hôte et pour un ami. Je vais à Moscou.

CHOUBINE. — A Moscou !

GREGOIRE. — A Moscou.

YOURII. — Adieu donc, mon cher Choubine. Si nous nous retrouvons jamais à Moscou ou bien sur le Dniepr, tu sais que tu as en moi un ami. Adieu aussi, Grégoire Bogdanovitch. Puisses-tu devenir un riche abbé!

GREGOIRE. — Puissent les prédictions du Suédois s’accomplir, Dimitrii Ivanovitch! Daignez vous souvenir alors du pauvre moine, votre humble serviteur. (Yourii sort, reconduit par Choubine. — Grégoire regarde dans la cour par la fenêtre.) Bon voyage!... Comme il est leste!... Le voilà en selle... C’est vrai qu’en le regardant avec plus d’attention, on découvre en lui je ne sais quel air... oui, un air de prince... Voyez, il n’ôte même pas son bonnet à ce marchand qui a ses coffres pleins de perles... Oui, mais entre la fierté d’un prince et la rudesse d’un Zaporogue on peut se tromper Ah! ah! voici notre vieille folle... (Rentrent Choubine et Akoulina, amenant Orina Jdanova.)

CHOUBINE. — Tu as l’air bien gaie, ma mère, et tes yeux brillent comme lorsque tu dansais avec les garçons dans la cour du feu tsarévitch... Veux-tu un verre d’eau-de-vie?

ORINA. — On peut danser encore,... et on dansera... A ta santé, petit père... (Bas.) A sa santé.

CHOUBINE. — A la santé de qui?

ORINA. — Tu sais bien, du petit... J’en étais sûre;... mais je l’ai revu...

CHOUBINE. — Oui dà? tu l’a revu.

AKOULINA. — Qui donc? qui donc?

CHOUBINE. — Son danseur d’autrefois.

ORINA. — Quelqu’un... quelqu’un qui fera danser les autres.

CHOUBINE. — Dis-moi donc, Orinka Jdanova, quand ce malheur,... tu sais bien,... quand ce malheur est arrivé... Tu étais là,... lorsque le tsarévitch...

AKOULINA. — Bon! vas-tu lui faire raconter encore la même histoire?

CHOUBINE. — Laisse-moi, femme... Quand le tsarévitch est mort, tu...

ORINA. — Il n’est pas mort!... C’est un mensonge de nos ennemis.

CHOUBINE. — Tu as bien vu comment cela s’est passé...

ORINA. — Si je l’ai vu ! Saint Michel était là avec son bouclier d’or qu’il a mis devant le couteau, et saint Nicolas est venu qui m’a dit : « Orinka Jdanova, ne pleure pas, ne t’inquiète pas. Je réponds de. tout. Je le mets dans mon baquet, et je le porte dans une île de la Mer-Bleue jusqu’à ce qu’il ait l’âge. »

GREGOIRE. — Et qu’as-tu dit à saint Nicolas?

ORINA. — Je lui ai dit : « Monseigneur, sauf votre respect, comment est-ce que fera cet enfant sans moi? C’est moi qui lui chante des chansons pour l’endormir et qui lui donne son manger, parce que vous savez bien qu’à présent que la tsarine est au couvent, il ne faut pas que la Volokhof, la gouvernante, touche seulement à une casserole... La tsarine l’a défendu d’abord...» CHOUBINE, bas. — La voilà partie!... (Haut.) Mais enfin comment les autres ne se sont-ils pas aperçus qu’il était échappé?..

ORINA. — Les méchans, les meurtriers, tu veux dire. Oh! voilà... Il est entré un homme,... un Cosaque,... non; je m’étais bien doutée que c’était un Tartare;... un Cosaque est chrétien... Il avait donc son couteau à la main... L’enfant était là, saint Michel à sa droite, saint Nicolas à sa gauche, et lui, le petit, cassait des noisettes... L’homme vient,... il me pousse;... attends donc... Il s’appelait Gheraz.... il avait encore un autre nom...

CHOUBINE. — Très bien, je comprends;... mais comment l’enfant s’en est-il allé?

ORINA. — Je vous l’ai dit cent fois. Saint Nicolas l’a pris en croupe sur un beau cheval blanc, et saint Michel a mis un agneau à sa place.

GREGOIRE. — Oui, oui, comme au sacrifice d’Abraham.

ORINA. — Abraham était là aussi.

CHOUBINE. — N’as-tu pas rencontré aujourd’hui dans la rue un jeune homme avec un cafetan rouge et un bonnet d’agneau noir?...

ORINA. — Chut! nous avons causé une heure ensemble.

CHOUBINE, bas à GREGOIRE. — Hein? (Haut.) Ah! vous avez causé? Encore un verre, Orinka.

ORINA. — Oui, j’étais, comme toujours, assise sur la pierre du seuil de son palais... la seule pierre qui reste de ce beau palais... Oh! le monstre qui a tout détruit, tout ce qui appartenait à ce cher enfant! Que toute sa postérité soit maudite!.... Tous les jours je vais là filer ma quenouille. Il me semble le voir encore, ce pauvre petit, qui saute dans l’herbe, et qui mêle mes pelotons...

CHOUBINE. — Ce jeune homme t’a donc parlé?...

ORINA. — Il avait son bonnet enfoncé sur les yeux, et le collet de son cafetan relevé. Il s’est assis auprès de moi, et m’a dit : — Bonne mère.... Tenez ! je me suis sentie comme frappée d’un coup.... J’ai cru que mon cœur changeait de place... N’est-ce pas là qu’était le palais du tsarévitch? — Oui, dis-je, et que Dieu le conserve, et confonde ses ennemis! — Amen! a-t-il dit. Puis il m’a dit cent choses..... Si je connaissais le tsarévitch et puis la tsarine... dans quel couvent ce scélérat de Boris l’avait enfermée... et puis ses oncles... Grégoire Nagoï aime-t-il toujours bien l’eau-de-vie vieille? — Et Ivan Lenskoï vit-il encore? — Et puis nous avons parlé du palais... Quel beau palais! La grande salle de madame, et l’estrade avec le tapis de Perse, qu’il a gâté en répandant des confitures... Enfin nous ne nous lassions pas de parler de ce temps-là.

CHOUBINE, bas à GREGOIRE. — Elle n’est pas folle maintenant.

GREGOIRE. — Et ce jeune homme?...

ORINA. — Enfin il s’est levé. — Tiens, Orinka Jdanova, dit-il, prends ces dix ducats. Adieu. — Et il m’a embrassée, ce cher enfant! Oh! qu’il est beau!

CHOUBINE. — Et tu l’as reconnu?

ORINA. — Dès que je l’ai aperçu.

GREGOIRE. — Qui est-il?

ORINA. — Personne ne le saura jamais... c’est-à-dire vous le saurez bientôt... Et toi, moine, si tu es parent ou ami de ce monstre de Tartare qui est à Moscou, dis-lui qu’il se convertisse, car avant un an je tiendrai sa tête dans mon tablier Aussi vrai que je m’appelle Orina Jdanova, je la ferai rouler dans le ruisseau de la grand’rue... Il m’a promis de me la donner... — Mon cher nourrisson, je ne vous demande que la tête de ce maudit Tartare... Ah ! messieurs les Moscovites ! Tas de rebelles ! Juifs et païens ! Vous baisez la croix devant Boris, et vous prenez pour empereur un Tartare ! On vous remettra dans le droit chemin, Juifs ! Le temps approche ! Choubine, mon petit père, encore un verre d’eau-de-vie. (Elle boit.) A la santé de notre glorieux tsar Dimitrii Ivanovitch! (Elle s’enfuit.)

AKOULINA. — Toujours folle, pauvre femme!

CHOUBINE, bas à Grégoire. — Ce qui est certain, c’est qu’elle l’a reconnu tout de suite.

GREGOIRE. — Que diable va-t-il faire à Moscou?

CHOUBINE. — Surtout, garde-toi bien d’en souffler le mot!


III.

Le Kremlin. Une salle dans le palais de Boris.

Le prince FEDOR MSTISLAVSKI, le prince BASILE CHOUISKI, plusieurs BOYARDS, UNE DÉPUTATION DES COSAQUES DU DON.


FEDOR. — Le tsar reste bien long-temps dans son cabinet aujourd’hui.

BASILE. — Il est enfermé avec le noble Semen Godounof, et tu sais que Semen en a toujours long à dire.

FEDOR. — Toujours trop long pour les Russes.

BASILE. — Semen est un habile ministre, zélé pour le bien public... Il sait tout ce qui se passe dans ce vaste empire... Il est l’oreille de notre glorieux tsar.

FEDOR. — Plût au ciel que notre glorieux tsar eût une oreille moins avide à recueillir les dénonciations!

BASILE. — Semen est un noble seigneur... C’est plaisir de savoir en si bonnes mains la police de cet empire. Quel bonheur pour notre sainte Russie que tant de talens divers, et tous prodigieux, se trouvent réunis dans l’illustre famille des Godounof!

FEDOR. — Toujours louangeur, Basile Ivanovitch ! Que pensais-tu de Semen, il y a trois mois, lorsque tu quittais ton beau palais de Moscou pour la Sibérie? N’est-ce pas Semen Godounof qui a voulu te perdre?

BASILE. — Excès de zèle de sa part. Tout homme est sujet à l’erreur.

FEDOR. — Je te croyais plus de mémoire, Basile.

BASILE. — Moi? Personne n’en eut jamais moins !... A quoi d’ailleurs cela peut-il servir dans le temps où nous vivons?

FEDOR. — Je suis fâché que tu n’aies point de mémoire. J’aurais eu quelque chose à te demander, mais il s’agit du règne de Fëdor Ivanovitch, et sûrement tu l’as oublié.

BASILE. — Que voulais-tu me demander?

FEDOR.-— Lorsque tu as présidé l’enquête tenue à Ouglitch en 7099, tu as vu le corps du tsarévitch... BASILE. — Sans doute, sans doute. Tout ce que j’ai vu alors, tout ce qui s’est fait à Ouglitch a été consigné dans un rapport que mes collègues et moi nous adressâmes au tsar... Mais pourquoi souris-tu, et qu’est-ce que ce papier que tu tires de ton sein?

FEDOR. — Une énigme à laquelle je ne comprends rien. Hier soir, cette lettre m’a été remise par un inconnu.

BASILE, lisant. — « Au prince Fëdor Mstislavski, premier boyard du conseil. Nous, Démétrius Ivanovitch, par la grâce de Dieu..." » Qu’est-ce que cela?

FEDOR. — Regarde donc le sceau. Dieu me pardonne, c’est celui du feu tsarévitch.

BASILE. — Tu vas remettre cette lettre au tsar?

FEDOR. — Le dois-je, à ton avis?

BASILE. — Tu aurais dû lui porter cette lettre hier, si tu l’as reçue hier... Tiens, j’ai reçu celle-ci ce matin, moi.

FEDOR, lisant. — « Au prince Basile Chouiski. Nous Démétrius... »

BASILE. — La même lettre. Il dit... L’imposteur ose dire qu’il est vivant... que le prince Dimitrii est vivant, échappé à tous ses ennemis...

FEDOR. — C’est étrange! Et qui a porté cette lettre?

BASILE. — A l’église, quelqu’un, sans que j’y prisse garde, l’a mise dans mon bonnet. Folies que tout cela Mais il faut se hâter d’en avertir le maître.

FEDOR. — Il est impossible que le tsarévitch soit vivant, car...

BASILE. — Il est dangereux, il est coupable, Fëdor Ivanovitch, de discuter la question.

FEDOR. — Qui diable a pu écrire cette lettre?

BASILE. — Je ne sais... quelqu’un peut-être pour nous éprouver.

FEDOR. — Gageons que c’est...

BASILE. — Certainement non. Semen est un noble seigneur, à qui notre fidélité est bien connue... Mais regarde donc ces sauvages là-bas, ces atamans du Don, accroupis sur leurs talons comme des Tartares. Ils m’ont l’air de s’impatienter. Écoutons ce qu’ils disent.

PREMIER ATAMAN. — Frère Panteleïko, est-ce que tu n’as pas faim ? Je regrette d’avoir laissé à l’arçon de ma selle mon sac de farine et ma gourde... Voulez-vous que je vous dise, frères atamans... on se moque de nous.

DEUXIEME ATAMAN. — M’est avis que tu dis vrai. Il est plus de midi, et le tsar ne vient pas.

TROISIEME ATAMAN. — Je disais bien aux anciens qu’il était inutile d’aller à Moscou.

PREMIER ATAMAN. — Cela ne se passait pas ainsi au temps du Terrible... J’étais de la députation que l’armée du Don lui envoya en 7080, avec ton père, Panteleïko, et le tien, Seriojka. A peine avions-nous mis pied à terre que le tsar nous reçut. « Nos Cosaques, dit-il, sont à l’avant-garde de nos armées. Ils doivent passer les premiers partout. » Il y avait là des ambassadeurs du pape de Rome et du roi païen[22]. Il fallait voir leur grimace quand nous passâmes devant eux... Ah! c’était un bon maître qu’Ivan-le-Terrible ! DEUXIEME ATAMAN. — C’est pitié qu’il n’ait pas laissé de fils à ce pays.

TROISIEME ATAMAN. — Pitié qu’on ne lui ait pas laissé de fils.

PREMIER ATAMAN. — Silence, frères, nous sommes dans la steppe du Tartare. Croyez-le, enfans, le sang de Monomaque et de saint Dimitrii n’est pas épuisé. Qui vivra verra. (A Chouiski qui l’observe.) Seigneur boyard, ne pourriez-vous me dire si le tsar se montrera bientôt ?

BASILE. — Bientôt, je l’espère, mon oncle[23]. — Vous venez de l’armée du Don ? Tout y est tranquille ?

PREMIER ATAMAN. — Quand on a son cheval sellé, son arquebuse chargée, son sabre au côté, quand les enfans sont en sentinelle dans la steppe, qui empêche de se reposer un peu ?

BASILE. — Entre le tsar notre glorieux maître et le khan, il y a paix et amitié.

PREMIER ATAMAN. — En effet, amitié !

BASILE. — Vous avez un beau pays, un beau fleuve, de beaux troupeaux, bien à boire et à manger… que vous faut-il de plus ?

PREMIER ATAMAN. — Oui, tu as soif, voilà Don Ivanovitch.

BASILE. — Outre l’eau du Don, petit père, vous avez du kvas, de l’eau-de-vie…

PREMIER ATAMAN. — De l’eau-de-vie, petit père ? On ne veut plus que nous en buvions.

BASILE. — Au contraire, le tsar la fabrique exprès pour vous.

PREMIER ATAMAN. — Est-ce de l’eau-de-vie du tsar que tu bois, père, quand tu veux te mettre en gaieté ?

BASILE. — Vous voudriez bien avoir vos distilleries comme autrefois ?

PREMIER ATAMAN. — Chacun tient à ce qui lui a appartenu.

BASILE, bas à Fëdor. — Les marauds sont mécontens. (Haut.) Eh bien ! mes amis, adressez-vous au tsar ; sans doute, il vous accordera tout ce que vous lui demanderez, et, quand vous aurez obtenu de distiller votre eau-de-vie, nous irons en boire chez vous et manger des esturgeons.

FEDOR. — Si Semen Godounof nous accorde la permission de faire le voyage.

PREMIER ATAMAN. — Il vous faut une permission pour aller où vous voulez ?

BASILE. — Assurément. Nous prends-tu pour des gens de rien ?

PREMIER ATAMAN. — Vois-tu, petit père, je ne changerais pas ma peau de mouton contre ta pelisse de renard noir, s’il me fallait l’user dans le Kremlin… Mais n’est-ce pas le patriarche qui entre ? À genoux, enfans, et demandons-lui sa bénédiction. Je me trompe fort, ou c’est là tout ce que nous rapporterons au camp. (Entre le patriarche Job, suivi de Yourii en robe de moine.)

LES ATAMANS. — Très saint père, bénissez-nous, pauvres pécheurs !

JOB, à YOURII. — Vois, mon fils, l’humilité de ces gens de guerre Ce sont de vrais chrétiens orthodoxes, crois-moi, ces Cosaques dont tu as si peur. Je t’ai fait lire hier la légende du centenier qui fut sauvé pour avoir cru. Le Seigneur aura ces braves atamans en sa garde.

FEDOR, bas à Chouiski. — Et qu’il lui plaise de les bien garder ! JOB. — Prince Fëdor Ivanovitch, vous avez donné un grand scandale.

FEDOR. — Moi! très saint père!

JOB. — Vous avez séduit Maria Alexandrovna, fille d’un honnête gentilhomme de cette ville. Toute sa famille en pleurs est venue me demander Justice...

FEDOR. — Ne leur ai-je pas donné de l’argent, des fourrures et des pièces de brocart?

JOB. — Oui; mais l’honneur de la famille, prince, qui effacera la tache que vous y avez faite? Ne saurez-vous donc jamais commander à vos passions?

FEDOR. — Je suis jeune, très saint père, et vous savez que le tsar ne permet pas que je me marie[24].

BASILE. — Les mêmes défenses existent pour moi; mais je respecte le sixième commandement. — Oui est ce jeune homme que vous avez là, très saint père?

JOB. — Un jeune enfant de l’Ukraine que les Latins ont persécuté pour l’obliger d’embrasser Thérèse. Le Seigneur l’a inspiré. Il s’est enfui et est venu implorer un asile auprès de moi. S’il plaît à Dieu, quand il sera plus instruit, il fera honneur à l’église orthodoxe. Il a une belle main, et m’est utile pour mes écritures; il sait le polonais, et, par son moyen, je compte envoyer la lumière parmi nos frères opprimés par le roi païen.

BASILE. — Il a l’air intelligent.

JOB. — Surtout il est pieux et docile. (Entrent Boris et Semen Godounof.)

FEDOR, à Basile, bas. — Le tsar a l’air sombre et soucieux. Malheur à nous!

BORIS, bas à Semen. — Tu disais que Smirnoï Otrepief serait ici aujourd’hui. Il n’est point arrivé.

SEMEN. — Il me mandait qu’il quittait Ouglitch, et que son courrier ne le précéderait que de quelques heures. Tout est tranquille de ce côté, crois-moi, seigneur. Voici une députation du Don, je crois qu’il serait bon de la recevoir, surtout d’après ce que tu sais de leurs dispositions.

BORIS. — Qu’ils approchent.

SEMEN. — Atamans, prosternez-vous au pied du trône de votre maître, le tsar veut bien vous accorder cette grâce.

PREMIER ATAMAN. — Notre père miséricordieux, les atamans, les anciens et toute l’armée du Don nous ont envoyés pour battre du front devant toi. L’armée du Don, tu le sais, est la sentinelle de la Russie contre le Tartare; elle a toujours fidèlement gardé ton trône; elle le garde et le gardera. Depuis peu, notre père, certains officiers sont venus dans nos villages, qui se prétendent envoyés par toi. Ils disent que les vieilles coutumes de nos pères sont mauvaises, et qu’il faut les changer; ils disent que le Cosaque ne doit plus distiller l’eau-de-vie qui le soutient dans la guerre sainte; qu’à des marchands privilégiés il appartient de la vendre. Nos anciens, notre père, disent tous que ces choses-là ne se faisaient point au temps de tes glorieux prédécesseurs. C’est pourquoi nous venons humblement te supplier qu’il te plaise conserver à ta fidèle armée du Don les franchises dont elle a joui de temps immémorial. SEMEN, après avoir conféré quelque temps à voix basse avec Boris. — Le seigneur tsar et grand prince de toutes les Russies, votre seigneur et maître, Boris Fédorovitch a entendu la requête de son armée du Don. Il répond que ses lois doivent être humblement observées par tous les sujets de son vaste empire; que les Cosaques abusent des privilèges qui leur ont été accordés; que récemment encore, et malgré ses ordres exprès, ils ont fait une incursion sur les terres du khan des Tartares, allié et vassal du tsar. Le tsar veut que les prisonniers soient rendus et les coupables punis.

PREMIER ATAMAN. — Notre père, lorsque Ivan Vassilievitch, qui maintenant est dans la gloire, recevait les députés des atamans du Don, il n’empruntait pas la langue d’un serviteur pour leur répondre. Cet homme qui parle en ton nom ne t’a pas entendu quand, à ton avènement, tu as promis de conserver à ta fidèle armée du Don tous ses antiques privilèges. Cet homme n’a jamais sans doute combattu contre les Tartares; il ne sait pas que ces maudits n’ont pas plus de foi que des chiens, et que si nous avons pris les armes, c’est parce que les Nogaïs nous avaient enlevé six chevaux, deux enfans et une femme, sauf le respect qui t’est dû. Et pourquoi le Cosaque, qui tous les jours verse son sang pour la religion, serait-il obligé d’acheter à des marchands voleurs l’eau-de-vie?...

BORIS. — Assez, ataman. Je ne demande pas à un Cosaque des leçons pour gouverner mes états. Quel est ton nom?

PREMIER ATAMAN. — Je me nomme Korela, et des premiers j’entrai dans Kazan et j’y arborai la croix et l’aigle à deux têtes. Devant Moscou, en 7099, j’ai servi sous tes ordres. Tu étais le régent de l’empire alors, et tu disais que sans les Cosaques l’empire était perdu.

BORIS. — Korela, je pardonne à l’ignorance d’un vieux soldat. Retourne à ta horde et fais-lui connaître mes commandemens. Dis à tes Cosaques qui voudraient distiller de l’eau-de-vie que je puis pardonner à un brigand et à un assassin, mais jamais à un fraudeur[25]. Que si les Tartares violent les trêves, c’est à moi qu’il faut demander justice. Je ferai respecter les frontières de l’empire. Que tout le monde se retire, excepté les boyards du conseil. (les Cosaques sortent en murmurant à voix basse.)

JOB, à Yourii. — Reste, enfant. (A Boris.) Seigneur, permets-moi de te présenter cet humble ver de terre[26], un pauvre orphelin de l’Ukraine échappé aux embûches des Latins, qui voulaient le contraindre d’abjurer la religion orthodoxe. La Providence a permis qu’il découvrît un complot.

BORIS. — Un complot!

JOB. — Contre ta vie, peut-être, et assurément contre le repos de ton empire. Ce matin, dans la chaire de la cathédrale, ce garçon, qui est mon secrétaire, allait porter les saintes Écritures, lorsqu’il a trouvé ce papier avec le sceau pendant, dont il va te donner lecture. Il y a long-temps que ma vue affaiblie ne me permet plus de lire les manuscrits.

YOURII, lisant. — « Au patriarche Job, pour être lu dans la cathédrale après l’office. Démétrius Ivanovitch, tsarévitch et prince de toutes les Russies, savoir faisons : la divine Providence nous ayant fait échapper à la mort et aux embûches des méchans, nous avons… »

BORIS, lui arrachant le papier. — qu’est-ce que cet écrit abominable ? Donne.

BASILE. — Seigneur, un écrit non moins abominable, envoyé sans doute par quelque grand criminel, m’a été adressé, et j’étais accouru pour te le communiquer, afin que justice soit faite des coupables.

FEDOR. — J’en ai reçu un tout semblable… Le voici.

BORIS. — Semen ! Semen ! trahison de toutes parts ! Tu les croyais à Ouglitch, c’est à Moscou même que sont les traîtres… Est-ce ainsi que tu me sers ?…

SEMEN. — Seigneur ! j’atteste le ciel… Je découvrirai les coupables… (Il sort.)

BORIS. — Mon Dieu ! les traîtres ne se lasseront-ils jamais ? Faut-il donc toujours frapper ?… Contre moi ils veulent ressusciter les morts…

BASILE. — Une imposture si grossière…

BORIS. — Une perfidie si noire… Vous avez tous vu, boyards, quelle fut ma douleur quand le tsarévitch Dimitrii se donna la mort dans un accès d’épilepsie. Basile… le prince Chouiski vous a dit cent fois les circonstances de cette mort déplorable. Je vous avais chargé, prince Chouiski, de châtier les coupables, de ne pas laisser à Ouglitch un seul de ces factieux toujours acharnés à la perte de la Russie. Qu’avez-vous fait ? Vous avez frappé quelques serfs obscurs, transporté en Sibérie quelques centaines de malheureux imbéciles ; mais les traîtres, les véritables ennemis de mon trône et de notre sainte Russie, vous les avez laissé vivre. Ils relèvent audacieusement la tête ; ils ont suscité un fantôme ! Un imposteur s’est montré à Ouglitch, des misérables ont prétendu le reconnaître, et voilà que dans Moscou même on appelle mon peuple à la révolte !

BASILE. — Que mon maître permette à son esclave de se justifier ! grand Dieu ! qu’il te souvienne des châtimens terribles infligés à Ouglitch il y a quatorze ans. Deux cents têtes exposées sur la grande place, trois mille familles envoyées à Pelim t’ont prouvé mon zèle. J’ai détruit jusqu’aux souvenirs matériels de la rébellion. La cloche qui ameuta les factieux n’est-elle pas en Sibérie maintenant avec les insensés qui osèrent se lever contre tes officiers ? Il y a quatorze ans que je n’ai vu les murs d’Ouglitch. Si cette ville maudite a produit une nouvelle génération de rebelles, parle, et je suis prêt à en purger ton empire.

JOB. — Que s’est-il donc passé à Ouglitch ?

SEMEN, rentrant, à Boris. — Enfin Smirnoï Otrepief est arrivé ; il attend tes ordres.

BASILE.-— Qu’il entre. Eh bien ! Smirnoï, quelles nouvelles ?

SMIRNOÏ. — Seigneur, Ouglitch est tranquille. Une heure m’a suffi pour arrêter quelques insensés qui pouvaient séduire une populace crédule. Tout se réduit à des contes de vieilles qui te feront sourire. Un marchand a reçu dans sa maison un jeune Cosaque zaporogue dans lequel il s’est imaginé revoir les traits du feu tsarévitch Dmitri. Une vieille nourrice du prince, folle, à ce qu’il paraît, prétend l’avoir reconnu… Un jeune moine… a tenu des propos ridicules dans un cabaret…

BORIS. — Ridicules ? SMIRNOÏ. — Coupables, veux-je dire. La nourrice, le marchand et quelques ivrognes sont déjà en route pour Pelim... Le moine a reçu un châtiment sévère par les soins de l’abbé de Saint-Serge,.

BORIS. — Et le Zaporogue?

SMIRNOÏ. — On n’a pu encore le découvrir. En quittant Ouglitch, il a dit qu’il se dirigeait vers Moscou; mais ses pareils, tu le sais, ont toujours l’habitude de mentir pour cacher leurs mouvemens. Pour moi, je soupçonne qu’il cherche à gagner la Lithuanie ou le pays des Zaporogues; mais la frontière est bien gardée, et c’est là que je l’attends.

BORIS. — Quel est le nom de ce marchand?

SMIRNOÏ. — Un certain Choubine.

BORIS. — Un homme que j’ai comblé de bienfaits ! — Et le moine?

SMIRNOÏ. — C’est un étourdi... à qui le vin fait dire mille sottises...

BORIS. — Son nom, son nom?

SMIRNOÏ. — Hélas! maître... que ton courroux épargne un insensé... C’est mon neveu Grégoire.

BORIS. — Qu’importe? point de faiblesse.

SMIRNOÏ. — Deux cents coups de verges... le cachot de pénitence... son repentir touchant... maître, n’est-ce point assez pour désarmer ta colère?

BORIS — Non, je veux voir cet homme. Pourquoi n’est-il pas ici?... Patriarche! quel est cet enfant que vous avez amené? Dans quel séminaire a-t-il été nourri? Depuis que je suis entré dans cette salle, je rencontre toujours ses yeux brillans comme des yeux de loup attachés sur les miens... Veut-il me fasciner à la manière des sorciers finnois? Jeune homme, ne sais-tu pas qu’en présence de ton maître tu dois baisser les yeux et courber ton front vers la terre?

JOB. — Seigneur très miséricordieux...

YOURII. — Seigneur, mes yeux n’avaient jamais vu un souverain. En présence du seul monarque chrétien de l’univers, du protecteur de la foi orthodoxe, mes yeux se tournent involontairement vers toi comme ceux d’un mourant vers la porte du paradis.

JOB. — C’est un orphelin pieux et dévoué, seigneur, dont la discrétion est au-dessus de son âge.

BORIS. — Jeune homme, en quittant ce palais, mets un frein à ta langue, si tu veux la conserver. Semen, patriarche, et vous, prince Chouiski, vous aussi, prince Fëdor, suivez-moi dans mon cabinet.

YOURII, à part. — Pauvre Choubine!--Bah! une bonne cause doit avoir ses martyrs.


IV.

Un couvent en Lithuanie sur la frontière de Russie.

YOURII, UN MOINE LITHUANIEN.


LE MOINE. — Ici tu n’as rien à craindre, mon fils, si tu as quitté la Russie contre ta volonté. Tu es sur la terre lithuanienne. Ton abbé te réclamerait en vain. Tu es jeune; fasse le ciel qu’arrivant en pays catholique tu sois touché de la grâce! Vos abbés sont des tyrans, dit-on. Tu verras le nôtre, et tu compareras. En attendant, repose-toi; tu as l’air d’avoir fait une longue traite.

YOURII. — Grand merci, mon père... Là-bas, c’est la Russie, je pense?

LE MOINE. — Ce ruisseau marque la frontière. Au-delà, c’est la terre moscovite.

YOURII, se parlant à lui-même. — Je le repasserai.

LE MOINE. — Que dit-on et que fait-on au pays d’où tu viens?

YOURII. — Je suis un pauvre diacre, et je ne sais rien de ce qui se passe dans le monde.

LE MOINE. — On croit ici que votre Boris veut recommencer la guerre, et qu’il prétend nous reprendre la Livonie; mais qu’il ne se frotte pas aux lances de nos hussards.

YOURII. — Je croyais Boris ami du roi de Pologne.

LE MOINE. — Son ami! Loin de là. Il le craint et le liait, mais ne perd aucune occasion de lui nuire. Un beau jour sa majesté perdra patience.

YOURII. — Sigismond est-il un prince guerrier?

LE MOINE. — Aussi guerrier qu’il est pieux. Crois-moi, il ne se passera pas bien des années avant qu’il ne fasse des conquêtes pour la plus grande gloire de la religion et de sa couronne. Que Boris ne le provoque pas... D’ailleurs son temps approche.

YOURII. — Que voulez-vous dire?

LE MOINE. — Oui, le terme du pacte qu’il a fait avec le diable est près d’arriver.

YOURII. — Il a fait un pacte avec le diable?

LE MOINE. — Tu es, je crois, le seul Moscovite qui ne sache pas cela. Oui, il y a douze ans de cela... Plus de douze ans, il consulta des magiciens finnois pour savoir sa destinée. — « Sept ans tu gouverneras, sept ans tu régneras, répondit le diable, que ces magiciens avaient évoqué. — Qu’importe? dit Boris, sept jours seulement, pourvu que je sois tsar[27]!... » Tu remarqueras, mon fils, qu’il a été sept années régent sous Fëdor, et voilà cinq ans qu’il est tsar. Il a encore deux ans.

YOURII. — Dans deux ans, j’aurai vingt-quatre ans.

LE MOINE. — Et moi soixante-dix. — Nous avons ici un moine russe qui en raconte de belles sur votre Boris. Il vint hier tout éclopé demander l’hospitalité à la porte de ce monastère. Il s’est enfui d’un cachot où on l’avait mis, tu ne devinerais jamais pourquoi.

YOURII. — Comment le pourrais-je?

LE MOINE. — Boris l’a fait bâtonner rudement, puis jeter dans un cul de basse fosse, seulement parce qu’il avait dit qu’un certain jeune homme ressemblait au feu tsarévitch Dimitrii.

YOURII. — Ce serait un indice que Boris croirait que le tsarévitch n’est pas mort.

LE MOINE. — On dit que Boris l’a fait assassiner ou empoisonner lorsqu’il était tout enfant.

YOURII. — C’est une affaire fort obscure, à ce que j’ai ouï dire. LE MOINE. — Bah! si le tsarévitch était vivant, il se serait montré quelque part.

YOURII. — S’il était vivant... Pour moi, je ne connais rien à ces choses, mais il me semble que, Boris étant le tyran sanguinaire que l’on dit, le jeune prince ferait bien de se cacher... Qui sait s’il serait en sûreté, même en Pologne?

LE MOINE. — En Pologne! sainte Vierge! Eh! qui oserait faire tomber un cheveu de la tête d’un prince qui demanderait un asile à la république et au roi?

YOURII. — Si Boris offrait de faire quelque concession au roi, peut-être livrerait-il le prince qui se serait mis sous sa protection.

LE MOINE. — Tu parles comme un Moscovite, mon ami. En Pologne, on a des sentimens plus généreux. Tiens, à Brahin, près d’ici, un gentilhomme russe vint implorer la protection de notre palatin, le prince Adam Wiszniowiecki. Pendant deux mois, le prince le fit manger à sa table et le traita magnifiquement, bien que Boris lui offrît des monceaux d’or pour que le proscrit lui fût rendu.

YOURII. — C’est un noble seigneur que ce prince Adam. Je compte passer par Brahin, et je le verrai sans doute.

LE MOINE. — Le pauvre qui s’arrête devant sa porte trouve toujours du pain et un pot de bière, et, quoique bon catholique, le prince ne demande pas à l’étranger quel est son Dieu avant de le secourir. On n’en fait pas autant en Russie, n’est-ce pas?

YOURII. — C’est ce que font partout les honnêtes gens.

LE MOINE. — Bien dit, jeune homme. Voici l’heure de vêpres, et je te quitte, à moins que tu ne veuilles entendre l’office. Quelquefois des hérétiques ont été touchés en entendant notre orgue.

YOURII. — Une autre fois, mon père.

LE MOINE. — Bien. Adieu. Si notre moine russe est encore ici, je vais lui dire que nous avons un de ses compatriotes.

YOURII, seul. — Deux ans encore!... Oui, il me faut bien encore deux ans... Son astre est sur son déclin... et moi.. Un sceau d’or, une croix de diamans et trente-cinq ducats, voilà toutes mes ressources... Mais... Gustave l’a dit, vouloir, c’est pouvoir. (Entre Grégoire Otrepief.)

GREGOIRE. — Par ma foi!... Non... si fait... quoi! vous ici!...

YOURII. — Sois le bienvenu en Lithuanie, Grichka Bogdanovitch. J’ai de la joie à te revoir.

GREGOIRE. — Je voudrais pouvoir vous faire le même compliment....

YOURII. — Tu as souffert pour moi, et tes souffrances sont enregistrées dans ma mémoire.

GREGOIRE. — Avez-vous inscrit deux cents coups de verges, trente jours au cachot, pain noir, eau claire?...

YOURII. — Sais-tu le proverbe des Zaporogues? — « Oublie une injure, tu restes impur. » — As-tu perdu le souvenir des mauvais traitemens de Boris?

GREGOIRE. — Quant à cela, je pense que de six mois je ne pourrai m’asseoir sans penser à lui et le maudire.

YOURII.-— Laisse les malédictions aux prêtres et aux femmes. Un homme agit et se venge. GREGOIRE. — Je ne demanderais pas mieux; mais...

YOURII. — Sers-moi, et je te vengerai. Demain, pars pour l’île des Zaporogues. Je te donnerai des lettres pour leurs atamans; je t’en donnerai d’autres pour les atamans du Don. Tu leur diras qu’ils sellent leurs chevaux, qu’ils affilent leurs lances et que tu m’as vu.

GREGOIRE. — Cela n’est pas difficile à dire... mais... s’ils me demandent... oui, s’ils me demandent qui vous êtes... que répondrai-je?

YOURII. — Que tu as vu l’homme que Boris hait le plus au monde, qu’il craint le plus, le libérateur que tous les opprimés attendent. Ils me verront bientôt à leur tête avec mes alliés de la Pologne.

GREGOIRE, bas. — Ses alliés !

YOURII. — Jusque-là, pas un mot qui me fasse connaître. Souviens-toi de cet ordre, Grégoire; je veux être obéi. (Il lui tend la main.)

GREGOIRE, après un instant d’hésitation, lui baise la main. — Monseigneur, disposez de votre esclave.


V.

Brahin. — Le château du prince Adam Wiszniowiecki. — Une terrasse élevée donnant sur une cour.

MARINE MNISZEK, STANISLAS MALUSKl.


MALUSKI. — Sa majesté me fit l’honneur de me dire que je m’étais bien acquitté, et qu’à bon droit on nommait les gentilshommes polonais les meilleurs gendarmes du Nord. Il me présenta lui-même à Mme de Verneuil, qui me fit la grâce de me demander le nom de la dame dont je portais les couleurs.... Vous devinez, belle Marine, quelle fut ma réponse.

MARINE. — Ah! pane[28] Maluski, que vous êtes indiscret!

MALUSKI. — La marquise me fit l’honneur de me dire qu’elle désirait fort vous faire les honneurs de Fontainebleau.... c’est un palais du roi — et vous voir danser à la polonaise.

MARINE. — Est-elle bien belle, cette marquise de Verneuil?

MALUSKI. — Les Français ne la nomment que la belle marquise, et, tant que je suis resté en France, je l’ai crue en effet la plus belle de son sexe... mais depuis mon retour...

MARINE. — On le voit, pane, vous avez profité de votre séjour en France. Vous nous rapportez la galanterie du Louvre. Mais parlez-moi des conquêtes que vous avez faites. Combien de portraits rapportez-vous dans votre cassette?

MALUSKI. — Un seul, pana, que j’avais apporté de Pologne gravé au fond de mon cœur.

MARINE. — Vous êtes devenu tout-à-fait Français, pane Maluski... Mais voici mon père qui revient avec le prince Adam et mon beau-frère Constantin. Ils sont allés voir ce terrible cheval. On voit bien que les voyages forment les hommes, pane Maluski; avant d’aller à Paris, vous n’auriez pas manque de me laisser là pour voir cette merveille de sauvagerie.

MALUSKI. — Quelle merveille, pana? MARINE. — Un cheval admirable, mais si méchant que personne ne peut le monter, et le prince Adam n’en sait que faire.

MALUSKI. — On s’y sera mal pris.

MARINE. — Non. Constantin Wisniowiecki a été jeté par terre si rudement qu’il en a le bras foulé, et le veneur de son frère, vieux Cosaque fameux par son adresse, a eu la jambe cassée : on le dit estropié pour la vie.

MALUSKI. — Vous me donnez une grande envie de monter ce cheval. (Entrent Mniszek et les princes Adam et Constantin Wiszniowiecki.)

MINSZEK.. — A votre place, prince Adam, je lui ferais tirer une arquebusade; vous n’en ferez jamais rien.

MARINE. — Père, le pane Maluski veut monter le cheval.

MINSZEK.. — Quelle folie!

LE PRINCE ADAM. — Demandez à Constantin s’il est facile.

MALUSKI. — Enfin je voudrais l’essayer. Il y a un an, M. de Rosny me fit l’honneur de me permettre de monter un grand cheval de ses écuries que personne n’avait pu réduire, et j’en vins à bout très facilement.

CONSTANTIN. — Vos chevaux français, je les monterai tous; mais ce tartare-là, je vous en défie.

LE PRINCE ADAM. — Parbleu! pane Maluski, je vous le donne, si vous le montez.

MINSZEK. — Maluski, n’essayez pas; hier, il a failli tuer un homme.

MALUSKI. — Laissez-moi faire.

MARINE. — Pane Maluski, songez-y : vos dentelles françaises... à quel risque vous les exposez !

MALUSKI. — J’ai eu l’honneur de prendre des leçons de manège à Paris dans la grande écurie, et je me flatte de ne pas les avoir oubliées.

CONSTANTIN. — Prétendez-vous qu’on monte mieux à cheval à Paris qu’en Pologne? Gageons vingt ducats que vous ne ferez pas le tour de la cour sur son dos.

MALUSKI. — Tope! (Entre Yourii, qui les observe sans qu’on fasse attention à lui.)

MINSZEK. — Vous allez le faire tuer.

LE PRINCE ADAM. — C’est son affaire. — Qu’on amène le tartare au bas de la terrasse.

MALUSKI. — Et si je le monte, la pana me donnera la rose qui est à son corset et dansera ce soir un menuet avec moi.

MARINE. — Et si vous vous cassez la jambe, qui me fera danser? Tenez, je vous donne cette rose, si vous renoncez à votre pari.

MALUSKI. — Cette fleur me sera encore plus précieuse quand je l’aurai gagnée.

YOURII, s’avançant. — Nobles panes, prenez pitié d’un malheureux étranger. Je viens de Russie, et on m’a dit à Smolensk que jamais un infortuné n’avait passé devant le château du prince Adam sans recevoir des marques de sa générosité.

MINSZEK.. — Je vous le disais bien, prince Adam, tous les mendians vous connaissent, et vous les attirez de vingt lieues à la ronde.

LE PRINCE ADAM, à Yourii. — Tu es un moine grec et schismatique, je crois. N’importe, je ne démentirai pas ma réputation. Tiens. (Il lui donne un ducat.) Vas à la cuisine, on te donnera à manger. MARINE. — Quelle figure de réprouvé !

MALUSKI. — Il a plus l’air d’un bandit que d’un moine.

LE PRINCE ADAM. — Eh bien ! tu restes ? Que demandes-tu encore ?

YOURII. — Prince Adam, un de ces nobles panes s’apprête à monter un cheval difficile ; me permettras-tu de le voir ?

LE PRINCE ADAM. — Voilà le premier moine qui préfère un noble spectacle à la vue d’une marmite. Ce garçon-là est bâtard de quelque gentilhomme. Ah ! voici le cheval.

CONSTANTIN. — Eh bien ! pane Maluski, qu’en dites-vous ?

LE PRINCE ADAM. — Il est encore temps de se dédire.

MINSZEK.. — Allons ! allons ! annulez cette gageure ridicule.

MALUSKI, ôtant sa pelisse, à Marine. — Permettez-moi, pana, d’ôter cette pelisse et de la déposer à vos jolis pieds. Je souffre de les voir sur ce gazon humide.

MARINE. — Dieu me préserve d’oser fouler du velours de France !

CONSTANTIN. — Trêve de galanteries françaises, Maluski. À cheval !

MALUSKI. — Très volontiers. (Il descend dans la cour.)

MINSZEK.. — Petite folle, tu seras cause qu’un brave gentilhomme se rompra un bras ou une jambe.

MARINE. — Il dit qu’en France…

MINSZEK.. — Eh ! que nous importe ce qui se fait en France ?

LE PRINCE ADAM, regardant dans la cour, à Maluski. — Voulez-vous me donner vingt ducats ?

CONSTANTIN, de même. — Oui, prends-y garde… (Aux palefreniers qui amènent le cheval.) Tenez donc cette maudite bête, que monsieur se mette en selle !… Maluski, Maluski, vous avez plus de chance que moi… le sable est épais, et vous allez tomber comme sur un matelas.

YOURII, regardant dans la cour. — Tournez-lui la tête vers le soleil. Vous voyez bien qu’il a peur de son ombre.

CONSTANTIN. — De quoi te mêles-tu, moine ?

MINSZEK.. — Le Moscovite a raison. Maluski ! faites-lui tourner la tête vers le soleil.

MARINE. — Ne montez pas, pane Maluski, vous me faites peur. Revenez. Ah !

CONSTANTIN. — Pile ou face ?… Allons, allons ! Il se relève. Ce n’est rien. Mais les dentelles et le velours français sont rudement traités…

MALUSKI, dans la cour. — Maudite bride polonaise !… N’auriez-vous pas ici un mors français ?

MINSZEK.. — Allons, allons ! revenez ; vous boitez. C’est assez de folies.

YOURII. — Prince Adam, permets que j’essaie ce cheval.

LE PRINCE ADAM. — Toi ?

YOURII. — pourquoi pas ?

MARINE. — Oui, oui, prince. Cela nous amusera de le voir rouler sur le sable.

LE PRINCE ADAM. — Allons, mon révérend, voyons comment vous faites la culbute. (Yourii descend après avoir jeté sa robe.)

MALUSKI, qui revient en boitant légèrement. — C’est ma faute ! J’ai l’habitude du harnachement français…. Si j’avais pensé…. Tenez, prince Constantin, voici vos vingt ducats. CONSTANTIN. — Vous êtes-vous fait mal ?

MALUSKI. — Rien, rien.

MARINE. — Regardez donc, le moine a l’air de causer avec le cheval... Mais c’est que cette vilaine bête l’écoute vraiment... Il lui tient la tête et l’embrasse tendrement Ne trouvez-vous pas, messieurs, que ces deux mines farouches vont bien ensemble?...

CONSTANTIN. — Sur ma parole, le drôle le charme. Il sait la chanson des Bohémiens.

MINSZEK.. — C’est peut-être un Bohémien. Regardez comme il est noir.

CONSTANTIN. — Le cheval ne couche plus les oreilles... Il veut le prendre par la douceur... mais rien n’y fera... Oh! le voilà en selle.... Ah!... il se tient... Oh! oh!... il est ferme... c’est le diable...

YOURII, dans la cour. — Hoyda ! hoyda !

LE PRINCE ADAM. — Il part comme une flèche. C’est un Tartare que ce moine. Il a poussé leur cri.

CONSTANTIN. — C’est aussi le cri des Zaporogues[29]... De toute façon, c’est un hardi coquin... Comme il est lancé... Quel train!

MALUSKI. — Il file, il file tout droit Prince Adam, je parie, le diable m’emporte, que le moine vous emmène votre cheval, et vous laisse sa robe en échange.

MINSZEK.. — Non, ma foi. Il revient. C’est un fier écuyer.

MALUSKI. — Oh ! pouvez-vous dire cela, pane Mniszek? Regardez-le. Il est affourché sur la bête comme un singe ou un Tartare qu’il est... Ah ! si vous aviez vu à Paris, dans la grande écurie du roi, comme nous manégions devant Mme de Verneuil et...

CONSTANTIN, à Yourii. — Très bien, mon brave. Si c’est l’abbé de ton couvent qui t’a appris à monter à cheval, il était digne d’être le pope des Zaporogues.

YOURII, revenant. — Maintenant il est dompté, à ce que je crois.

CONSTANTIN. — Tiens, moine, prends ces vingt ducats. Tu les as bien gagnés.

LE PRINCE ADAM. — Et moi, je te donne ce cheval. Mon veneur est estropié. Si tu veux rester ici, je te donne sa place. Crois-moi, jette là ton froc.

YOURII. — Le proverbe dit vrai ; généreux comme un Wiszniowiecki. (A Marine.) Ces deux nobles seigneurs m’ont fait leurs présens. Pana, ne me ferez-vous point le vôtre? Donnez-moi la rose qui est à votre corset, (Il se met à genoux.)

MARINE. — A toi, moine?

MINSZEK.. — Au fait, c’est le prix du tournoi.

MARINE. — Tiens! (Elle lui jette la rose.) Est-ce qu’il faudra que je danse un menuet avec lui ?

MALUSKI. — Moine, donne-moi cette fleur. Voici vingt ducats encore.

YOURII. — Excusez-moi, noble pane. Je suis au service du prince Adam, et je n’ai plus besoin d’argent. (A un palefrenier.) Tiens, ami, porte ces vingt ducats au pauvre veneur estropié. MINSZEK.. — Tu te dis moine et Russe, et tu refuses de l’argent!

YOURII. — Que veux-tu que j’en fasse?

Le PRINCE ADAM. — Qui es-tu, et d’où viens-tu? Tu n’es pas moine.

YOURII. — On a voulu faire de moi un moine, mais je n’avais pas la vocation, et de ce froc on peut faire une couverture au cheval que je viens de monter. Je suis un pauvre orphelin, fort maltraité de la fortune jusqu’à présent, heureux aujourd’hui d’être admis sous le toit hospitalier d’un illustre palatin.

LE PRINCE ADAM. — Quel est ton nom?

YOURII. — Dimitri Ivanof.

MALUSKI. — Croyez, belle Marine, que c’est quelque prince déguisé... Un prince tartare, s’entend... Il en a les traits.

MARINE. — Lui prince ! Quelle folie !

LE PRINCE ADAM. — Qui que tu sois, Dmitri Ivanof, reste chez moi. Si tu sais chasser aussi bien que tu montes à cheval, je ferai ta petite fortune.

YOURII. — Je te baise les mains. (Aux palefreniers.) Allons, enfans, montrez-moi l’écurie, et laissez-moi donner pleine mesure d’avoine au bon cheval qui me vaut cette aubaine.

MINSZEK.. — Je parierais que c’est quelque fils de gentilhomme qui, à la suite d’une méchante affaire, court le pays déguisé.

MARINE. — Rentrons, le pane Maluski boite tout bas, et moi je gagne à cela que je ne danserai pas ce soir.


VI.

L’île des Zaporogues sur le Dniepr.

DEUX COSAQUES.


PREMIER COSAQUE. — Comment! le tsarévitch Dimitrii, le fils du Terrible?

DEUXIEME COSAQUE. — Lui-même, et bien vivant. Comment il s’est échappé, je ne l’ai pas trop bien compris, car c’est au milieu du dîner que le moine nous a expliqué la chose; mais cela n’est pas douteux, puisqu’il nous écrit, et à sa lettre il y a un sceau qui pend, rouge et large comme la paume de ma main.

PREMIER COSAQUE. — Un sceau de cire rouge?

DEUXIEME COSAQUE. — Rouge, avec toutes sortes de caractères alentour. C’est en bonne forme, va. Et son envoyé, par ma foi! depuis l’ataman Pachkof, à qui Dieu donne le paradis, je n’ai pas vu son pareil. C’est un moine, mais il en vaut dix. Il a bu à la santé de chacun de nos atamans, pleine rasade, coup sûr coup et d’un seul trait; ce n’est que lorsqu’il en est venu à l’ataman Tchika, qu’il s’est arrêté un instant pour respirer à moitié de son gobelet.

PREMIER COSAQUE. — Quel gaillard!

DEUXIEME COSAQUE. — Le dîner fini, n’en pouvant plus, moi je m’étais allé coucher sur du foin; mais on m’a dit qu’il s’est plongé la tête dans un seau d’eau, et il n’y paraissait plus, si bien qu’il s’est mis à chanter des psaumes. et c’était plaisir de l’entendre… Mais tiens, le voilà qui sort avec nos anciens. C’est aujourd’hui que l’armée décidera ce qu’elle doit faire. Vois, on plante déjà les bountchougs[30] et les timbales nous appellent. (Entrent Grégoire Otrepief, l’ataman supérieur des Zaporogues, les anciens, foule de Cosaques. Ils forment un grand cercle au milieu duquel se placent l’ataman supérieur et Grégoire.)

L’ATAMAN SUPERIEUR, une masse d’argent à la main, ôtant son bonnet. — Braves atamans[31], j’ai fait réunir le camp pour lui communiquer les nouvelles qui viennent de nous arriver de Pologne. Le tsarévitch Démétrius Ivanovitch nous écrit qu’il n’est point mort, comme on l’avait cru. Il est vrai que Boris a voulu l’assassiner, mais il a manqué son coup. Le tsarévitch, qui est devenu grand, a résolu de se venger de Boris, comme il est juste, et nous prie de l’aider. Si quelqu’un de vous a quelque chose à dire là-dessus, qu’il parle. (Il remet son bonnet.)

GREGOIRE. — Chrétiens mes frères… c’est-à-dire braves atamans, je ne vous raconterai pas comment le tsarévitch a échappé aux embûches de ses ennemis ; l’histoire serait longue, et je sais que vous n’aimez pas les longs discours. Qu’il vous suffise de savoir que le prince Dmitri est vivant et qu’il m’a chargé de vous assurer de son estime. Je n’ai pas besoin de vous dire, braves atamans, quel homme est Boris, qui se dit tsar à Moscou, fils de Tartare, lui-même plus Tartare que chrétien. Vous savez qu’il est l’ami intime de Kassim Ghereï, le khan de Crimée, et tous deux complotent votre ruine. Quand un de vos régimens est surpris par les Tartares, comme il advint l’an passé à Gheraz Évanghel, aujourd’hui en paradis, je l’espère, croyez, mes chers amis, que les païens sont avertis de vos mouvemens par Boris, et qu’il leur paie 5 roubles par oreille de Zaporogue qu’ils rapportent…

PLUSIEURS VOIX. — Il dit vrai ! Boris nous trahit.

GREGOIRE. — Mon légitime seigneur, le tsarévitch Démétrius, touché des maux que vous a faits ce tyran, et d’ailleurs ayant son compte particulier à régler avec Boris, m’a chargé de vous dire, braves atamans, que sous peu il déploiera sa bannière aux bords du Dniepr aussitôt qu’il aura rassemblé une armée que le roi de Pologne a promis de lui donner. Il ira droit à Moscou, et, si vous voulez les oreilles de Boris, il est prêt à vous en faire présent Mon maître espère que vous vous joindrez à lui pour cette expédition. C’est à quoi il vous convie par cette lettre écrite sur parchemin, notez-le bien, comme il écrit au roi de Pologne et au sultan, afin de vous mieux témoigner sa considération particulière. Vos atamans ont lu la lettre, et vous pouvez tous voir qu’elle est munie du sceau impérial, (Il élève la lettre au-dessus de sa tête.)

VOIX. — Guerre à Boris !… À Moscou ! Vive le tsarévitch !

Un zaporogue. — Braves atamans, je reconnais que le moine a parlé bien, et je ne doute pas que son tsarévitch ne fasse un jour un glorieux tsar. Je leur souhaite, à l’un et à l’autre, toutes sortes de prospérités ; mais rappelez-vous qu’il y a deux mois à peine vous avez reçu un subside de Boris et juré paix avec lui. Si nous lui faisons la guerre sans provocation, que dira-t-on de nous ? Nos anciens ont baisé la croix en témoignage de leur sincérité, et, sauf le respect que je dois à toute la compagnie, il n’est pas bien de rompre si tôt un serment prêté.

VOIX. — Il a raison. Nous avons juré…C’est dommage.

GREGOIRE. — Permettez-moi, messieurs, de vous dire encore un mot. Le serment dont je viens d’entendre parler ne signifie rien, et moi qui m’y connais, puisque je suis d’église, je vous garantis qu’il ne vous oblige pas. Vous avez baisé la croix en promettant de ne pas guerroyer contre le tsar ou les hommes du tsar de toutes les Russies. N’est-ce pas là votre serment ?

L’ATAMAN. — En effet, j’ai baisé la croix pour tout le camp, et quatre atamans avec moi.

GREGOIRE. — Si vous manquez au serment que vous avez prêté au tsar de toutes les Russies, vous craignez d’être excommuniés, je pense ?

QUELQUES VOIX. — Nous nous soucions peu des excommunications.

GREGOIRE. — Doucement, nos amis ; soyons chrétiens et orthodoxes : ne badinons pas avec les excommunications. Examinons un peu l’affaire. Vous avez un traité avec le tsar, observez-le. Mais qui est le tsar, s’il vous plaît ? Est-ce ce Tartare qui est à Moscou ? Nenni. Celui-là est un usurpateur et un assassin. Le tsar légitime, c’est Dimitrii Ivanovitch ; il n’est pas sacré encore, mais c’est le seul seigneur de toutes les Russies, et c’est avec lui que le serment prêté vous engage.

VOIX. — Le moine dit vrai ! Boris est un traître, et nous ne le reconnaissons pas pour le tsar de Russie.

GREGOIRE. — Boris est non-seulement un assassin, mais un voleur. Il pille le pauvre peuple pour donner sa substance à sa race maudite, les Tartares Godounof. Tout ce qu’ont pillé ces hommes, m’a dit mon noble maître le tsarévitch Dimitrii, tout ce qu’ils possèdent, je le partagerai à mes serviteurs.

VOIX. — Vive le tsarévitch ! Guerre à Boris !

GREGOIRE. — En ce moment, je ne suis pas riche en argent comptant, a dit encore mon seigneur le tsarévitch ; mais j’ai un trésor à Moscou, et dès que j’en aurai la clé, je veux le partager à mes fidèles. Croyez-moi, braves atamans, je connais bien le prince qui parlait ainsi, et, sans vanité, je puis dire que sans moi il ne serait pas échappé aux embûches de Boris. De plus généreux, je n’en connais point. Quand il a des ducats dans sa ceinture, il les trouve trop pesans et les jette par poignées.

VOIX. — Vive Dmitri ! vive le tsarévitch !

L’ATAMAN. — Braves atamans, si vous voulez faire la guerre à Boris, je ne m’y oppose point ; mais il est puissant, il a de nombreuses armées, beaucoup de canons, et peut nous faire beaucoup de mal. Ne serait-il pas bon d’attendre que le tsarévitch et les polonais entrent en campagne ? Jusque-là, faisons provision de poudre et aiguisons nos sabres.

VOIX. — Bien parlé ! L’ataman a raison.

AUTRES VOIX. — Nous avons plusieurs de nos régimens en campagne. Attendons leur retour.

VOIX. — Nouvelles ! nouvelles ! Une députation de l’armée du Don. (Entrent plusieurs Cosaques qui prennent place dans le cercle.) UN COSAQUE DU DON. — Les atamans, les anciens et l’armée du Don saluent les atamans, les anciens et l’armée du Dniepr. Ils vous disent ceci, braves atamans : Boris a juré de détruire tous les privilèges des Cosaques; il veut nous donner pour atamans des Juifs de Moscou; il nous défend de distiller de l’eau-de-vie; ses officiers ont brisé les alambics de notre frère Vachka Lykof. Dans un moment de colère, il a tiré son arquebuse et a couché par terre un de ces coquins; mais les autres, étant les plus forts, l’ont garrotté et mené au secrétaire du tsar, Massalski. On lui a fait son procès, et il a été pendu le lendemain. Quand Tataman Korela a su la chose, il a juré de ne pas boire d’eau-de-vie avant d’avoir vengé notre frère. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous partons soixante, et nous surprenons une troupe de ces coquins dans leur distillerie. — Voyons si leur eau-de-vie brûle, a dit Korela. Nous jetons alors du feu sur le toit, et tout a brûlé, eau-de-vie et distillateurs impériaux. L’armée du Don, instruite de l’aventure, a dit que Korela avait agi en brave; elle m’envoie vous conter ces nouvelles et vous demander assistance au cas que les Moscovites attentent à nos franchises. Les Cosaques du Don comptent sur vous comme vous compteriez sur eux, si vous étiez en semblable conjoncture.

L’ATAMAN. — Diable ! cela change l’affaire. Les franchises des Cosaques sont choses sacrées, et si l’on s’en prend à l’armée du Don, Dieu sait ce qu’on médite contre celle du Dniepr.

VOIX CONFUSES. — Guerre, guerre aux Moscovites! Vive l’armée du Don et le prince Dmitri!

L’ATAMAN. — Enfans, je suis trop vieux pour vous mener à la guerre. Nommez un ataman de campagne[32], et que Dieu vous conduise! Voici la masse d’armes que je suis prêt à lui remettre. Qui choisissez-vous?

VOIX. — Reste notre ataman.

AUTRES VOIX. — Non, prenons Ivachko Zarutski !

AUTRES VOIX. — Non, Iaropolk Bezobrazof !

AUTRES VOIX. — Cosma Sergeïef ! (Après quelques momens de tumulte, différens groupes se forment autour de chaque candidat.)

L’ATAMAN. — Je crois que Cosma est nommé ataman de campagne. Sa troupe est la plus nombreuse. Est-ce l’avis des anciens ?

VOIX. — Oui, oui! Cosma Sergeïef !

L’ATAMAN. — Cosma, l’armée te nomme son ataman de campagne. Voici la masse, porte-la avec honneur.

COSMA. — Enfans, c’est aujourd’hui mardi. Aujourd’hui, nous fêterons nos hôtes; après-demain, nos régimens rentreront dans leurs villages; samedi matin, nous montons à cheval. Que chaque homme ait vingt charges de poudre et de la farine pour huit jours. Je vous mènerai où il y aura honneur et butin.

GREGOIRE, à part. — Morbleu ! le feu est aux étoupes; il ne s’éteindra pas facilement. Je ne me savais pas tant d’éloquence. Ah! Boris, Boris! tu me paieras ces coups de bâton! Allons dîner, (Il jette son bonnet en l’air.) Vive le tsar Dimitrii !

VII.

Brahin. — Le château du prince Adam Wiszniowiecki.

MARINE MNISZEK, THÉRÈSE WISZNIOWIECKA, sa sœur, SOPHIE MNISZER, sa belle-sœur.


SOPHIE. — Il est vrai qu’il a le nez un peu long; mais, comme il prend soin de nous le dire, « le grand roi de France a le nez long aussi... » Vieille famille alliée aux meilleures de Pologne et de Lithuanie. Il a du bien, et à la mort de son oncle il sera très riche. Il héritera de ce beau château sur la Vistule dont ta sœur peut te parler. Enfin, pour moi, je ne vois pas de parti plus sortable.

MARINE. — Mais c’est que je le vois toujours roulant sur le sable, après s’être tant vanté de dompter ce cheval;... Puis il n’est pas palatin...

SOPHIE. — Mais moi, j’ai bien épousé ton frère Stanislas, qui n’est que staroste de Sanodzk.

MARINE. — Non, je veux un palatin comme ma sœur.

THERESE. — Mais moi, je suis ton aînée.

SOPHIE. — Palatin et jeune, c’est un mari difficile à trouver. Sa majesté fera peut-être Maluski palatin.

THERESE. — S’il te faut un palatin, que n’épouses-tu le vieil hetman de la couronne[33] Zolkiewski? Il est palatin de Kiovie et n’a pas encore soixante-dix ans. Il t’admirait fort, à la cour, au bal qui se donna pour l’ouverture de la diète.

MARINE. — Pourquoi pas, s’il voulait de moi? Je serais Mme la générale de la couronne, et j’aurais le pas sur vous deux.

THERESE. — Et un beau mari, boiteux par-dessus le marché.

MARINE. — Oui; mais il est hetman de la couronne, et le roi ouvrirait le bal avec moi.

SOPHIE. — Voyez-vous l’ambition? Savez-vous, chère princesse, pourquoi Marine ne veut pas du pane Maluski ? C’est qu’elle a ses vues sur le prince tartare.

THERESE. — Quel prince tartare?

SOPHIE. — Ce jeune veneur que votre beau-frère a pris à son service. Nous avons décidé que c’est un prince tartare déguisé, le fils de Kassim Ghereï pour le moins.

MARINE. — Ah! madame la starostine, la plaisanterie est devenue bien vieille depuis que tu l’as inventée.

SOPHIE. — Pour Tartare, cela est incontestable; il n’y a pas de mourza plus noir. Prince, je ne dis pas; mais tu as fait sa conquête.

THERESE. — Fi donc! si mon beau-frère m’écoutait, il y a long-temps que j’aurais chassé ce jeune drôle. Savez-vous qu’il m’effraie toutes les fois que je le regarde!

SOPHIE. — Qu’a-t-il donc de si effrayant? MARINE. — Pour moi, je ne regarde pas ces gens-là.

THERESE. — Comment ! ignorez-vous ce que l’intendant du prince Adam nous a dit ? Ce Tartare, ce Cosaque écrit des lettres tous les soirs…

MARINE. — Il écrit ? un Cosaque !

SOPHIE. — Des vers peut-être.

THERESE. — Des lettres, des lettres adressées à Dieu sait quelles gens au-delà du Dniepr. Il reçoit des paquets mystérieux. L’autre jour, un Cosaque lui apporta une lettre ;… hier c’est un Bohémien qui lui en a remis une. Pour moi, je ne doute pas qu’il ne soit affilié à quelque bande de voleurs et qu’il n’écrive à ses amis pour qu’ils viennent une nuit brûler ce château et nous voler nos bijoux.

SOPHIE. — Mais vraiment vous me faites peur ! Et le prince Adam est-il instruit de tout cela ?

THERESE. — Certainement ; mais il dit que ce sont des folies de ses gens. Pourtant j’ai obtenu de lui qu’il parlât à ce jeune bandit et qu’il mît la main sur ces lettres mystérieuses.

MARINE. — Oh ! nous les lirons, et cela nous amusera.

SOPHIE. — Eh bien ! qu’a-t-il trouvé ?…

THERESE. — Il est monté chez cet homme, et nous les rapportera sans doute.

SOPHIE. — Voyons, chère Marine, que répondrai-je au pane Maluski ?

MARINE. — Tu lui répondras que si son ami le roi Henri IV lui…

LE PRINCE ADAM, entrant tout éperdu avec son intendant et quelques domestiques. — Ma femme !… ma femme !… Où est-elle ?

MARINE. — Qu’avez-vous, prince ?

THERESE. — Qu’y a-t-il, beau-frère ?…

LE PRINCE ADAM. — Ah ! mon Dieu !… le tsarévitch !… Qu’on prépare à dîner… Le fauteuil rouge… et la coupe d’or !… Le tsarévitch de toutes les Russies… Vite, vite, qu’on aille avertir ma femme !.. Toi, apporte bien vite la pelisse de renard noir et le sabre à poignée d’or.".. Michel, Michel ! fais mettre mon plus beau tapis de Perse dans le carrosse… et les six chevaux gris pommelés… Ah ! mon Dieu !… Ma femme !… Où est-elle ?

SOPHIE. — Mais, au nom du ciel ! prince, dites-nous ce qui est arrivé.

LE PRINCE ADAM. — Courez vite vous habiller, folles que vous êtes… Le tsarévitch dine ici… Piotrowski, tu as été long-temps en Russie, qu’est-ce que mange un tsarévitch ?

PIOTROWSKI. — Monseigneur…

MARINE. — Le tsarévitch dine ici !… Comment est-ce possible ?

THERESE. — Contez-nous donc comment ?

SOPHIE. — Mais, mon cher prince ?…

LE PRINCE ADAM. — Oui, oui. Habillez-vous vite, je n’ai pas le temps de vous entendre, (Il sort avec ses gens.)

MARINE. — Le tsarévitch dine ici ! Courons vite nous habiller…

THERESE. — C’est Fëdor Borissovitch, le fils du tsar de Moscou, qui voyage apparemment… Comment lui parle-t-on ?… Votre altesse, je pense…

SOPHIE. — Voilà un mari pour notre belle Marine ; qu’en dites-vous, princesse ? Le tsarévitch Fëdor, comme les héros de roman, voyage pour trouver une femme. THERESE. — Bon! Constantin disait encore hier que Fédor n’a que quatorze ans.

MARINE. — C’est égal, c’est un tsarévitch. Habillons-nous. Quel bonheur que ma robe de Paris soit arrivée! Vous en voudriez bien avoir de semblables, vous autres, je pense. (Entre Constantin Wiszniowiecki.)

THERESE. — Constantin! Constantin! A quelle heure arrive le tsarévitch?

CONSTANTIN.— Comment! Il est ici.

MARINE. — Il est ici, et nous ne sommes pas habillées, mon Dieu!

CONSTANTIN. — Quoi! vous n’avez pas vu mon frère?

THERESE. — Nous l’avons vu; mais il ne nous a rien dit... Eh bien! le tsarévitch?...

CONSTANTIN. — Le tsarévitch? C’est notre veneur Dmitri.

TOUTES. — Dmitri!

CONSTANTIN. — Le propre fils d’Ivan Vassilievitch. Vous avez toutes vu de quelle façon ce jeune homme est venu dans ce château... La singularité de ses manières, des messages mystérieux qui lui étaient apportés par des inconnus, les lettres qu’il écrivait sans cesse dans le grenier où il était logé, tout cela avait excité la curiosité, et, s’il faut le dire, les soupçons de mon frère. Nous montons à sa chambre; Piotrowski était avec nous. Nous le trouvons assis devant une petite table, scellant une lettre avec un sceau d’or. Devant lui étaient plusieurs papiers qu’il semble vouloir cacher en nous voyant. J’en saisis un; c’était une lettre adressée au tsarévitch Dimitrii Ivanovitch par le conseil des atamans du Don. — De quel droit, s’écrie-t-il d’un ton furieux, de quel droit prétendez-vous connaître mes secrets? — Alors mon frère, vous connaissez sa vivacité : — Je veux savoir qui tu es, dit-il, et d’où tu viens? Parle. — L’inconnu, j’en frémis encore, pâlit, serra les dents. J’ai cru qu’il allait se porter à quelque violence, quand tout à coup, d’un ton plus calme : — « Eh bien, je dirai la vérité, s’écria-t-il ; aussi bien cette vie de misère a lassé ma patience. Prince Adam, tu vois devant toi Démétrius, le fils d’Ivan-le-Terrible. Boris a tenté de me faire assassiner. Sauvé par un serviteur fidèle, j’ai long-temps erré de province en province, tantôt trouvant un asile dans un cloître, tantôt sous la tente enfumée d’un Cosaque. Si tu veux mériter les faveurs du tyran de Moscou, livre-moi à ses satellites. » À ces mots, entr’ouvrant son cafetan, il nous fit voir sa croix de baptême en diamans qu’il porte encore selon l’usage moscovite.

THERESE. — Une croix en diamans!

CONSTANTIN. — Tout d’un coup, Piotrowski, qui nous avait suivis, tombe à genoux : — « Maître, dit-il, j’ai été prisonnier des Moscovites, et long-temps j’ai vécu à Ouglitch. C’est bien là le fils du Terrible. Je reconnais ce signe qu’il a sous l’œil droit. »

THERESE et SOPHIE. — Il a un signe sous l’œil droit! et nous ne l’avions pas remarqué!

MARINE. — Moi, je l’avais bien vu.

CONSTANTIN. — Jugez de notre embarras, de notre confusion, de nos excuses... Mais lui, avec une bonté inouie, nous a donné sa main à baiser, en nous assurant qu’il n’oublierait jamais notre hospitalité.

THERESE. — Quelle aventure, grand Dieu! MARINE. — Allons nous habiller. Ah! mon Dieu, le voici! (Entrent Yourii magnifiquement habillé à la polonaise, le prince Adam, la princesse Wisniowiecka, Mniszek, suite.)

LA PRINCESSE. — Que votre altesse daigne nous excuser... Si nous avions eu le temps de nous préparer à l’honneur que nous recevons...

YOURII. — Je ne demande à la Providence qu’un jour pour reconnaître votre généreuse hospitalité.

LE PRINCE ADAM. — J’aurais voulu pouvoir vous offrir un costume plus digne de vous, monseigneur... (Lui présentant un sabre.) Nous autres polonais, nous portons le sabre en tout temps, et, puisque vous avez bien voulu revêtir aujourd’hui le dolman de hussard, permettez-moi de vous offrir un sabre. Je le tiens de mon père, à qui le roi Etienne le donna sur le champ de bataille de... (Il s’arrête interdit.)

YOURII. — Cette arme, dans les mains d’Etienne Batthori, a été fatale à mon père et à mon pays, prince; mais c’est le sabre d’un héros, et je suis fier de le porter. Fasse le ciel que je ne le tire jamais que contre les ennemis du nom chrétien!

CONSTANTIN. — Monseigneur, permettez-moi de vous présenter ma femme.

THERESE. — Monseigneur...

YOURII. — Nous sommes parens, princesse. Le sang des Jagellons s’est mêlé à celui de Rurik.

SOPHIE ET MARINE, bas à MINSZEK.. — Mon père, présentez-nous au tsarévitch.

MNISZEK, bas. — Est-ce bien un tsarévitch?

LA PRINCESSE WISNIOAVIECKA, présentant Sophie. — La starostine Sophie Mniszek, la belle-fille du palatin de Sendomir.

YOURII. — Il faut que le roi ait donné quelque mission à votre mari, madame, pour qu’il se soit séparé de vous, même pour quelques jours.

SOPHIE. — Il est à Cracovie, monseigneur, mais nous l’attendons.

LA PRINCESSE, présentant Marine.— La pana Marine, la fille cadette du palatin de Sendomir.

YOURII. — La pana n’a pas besoin d’être présentée. Nous sommes de vieilles connaissances, et j’ai déjà reçu des présens de sa main. Je les conserve précieusement. (En ouvrant sa pelisse pour montrer la rose sèche que lui a donnée Marine, il laisse voir sa croix de diamans.)

MARINE. — Oh! la belle croix, monseigneur!

YOURII. — C’est ma croix de baptême. Voulez-vous la voir?

MARINE. — Oh! que monseigneur est bon!

YOURII. — Plus d’un de mes compatriotes craindrait de voir toucher cette croix par un Latin; mais de si belles mains font des reliques de ce qu’elles touchent.

MNISZEK, bas à la princesse Wiszniowiecka. — Sont-ce des diamans véritables?

LA PRINCESSE, bas. — Admirables. (Haut.) Je ne lis pas vos caractères russes, monseigneur. Qu’y a-t-il écrit sur cette croix?

YOURII. — Mon nom, Démétrius, et celui de mon parrain, le prince Ivan Mstislavski.

MARINE. — Quel joli nom que Démétrius! MNISZEK, bas au prince Adam. — Piotrowski sait le nom de sa nourrice. Tâchez donc de le faire dire à votre tsarévitch?

LE PRINCE ADAM, de même. — Allons donc! Pouvez-vous douter encore?

MNISZEK, de même. — Non; mais une preuve de plus... (Haut.) Vous eussiez été attendries, mesdames, si vous eussiez entendu raconter à son altesse comment elle échappa aux poignards des meurtriers apostés par Boris La présence d’esprit de votre médecin... le dévouement de votre nourrice... Ce sont des noms qu’il faudrait écrire en lettres d’or. Siméon, c’était le nom de votre médecin, je crois?

YOURII. — Il était Valaque, et de plus vertueux et de plus savant, il n’en exista jamais. Et ma pauvre nourrice!... que sera-t-elle devenue? quand pourrai-je?...

MINSZEK.. — J’ai le pressentiment, monseigneur, que votre altesse pourra lui témoigner un jour sa reconnaissance. Elle s’appelle….. j’ai oublié son nom…..

YOURII, souriant. — Orina Jdanova Voulez-vous m’éprouver, palatin Mniszek?

MINSZEK.. — Monseigneur, gardez-vous de croire...

LE PRINCE ADAM, bas. — Eh bien ?

MNISZEK, bas. — Je ne me risque plus.

PIOTROWSKI, au prince Adam. — Monseigneur, le voiévode russe de Tchernigof est en bas, qui demande à vous parler en secret pour une affaire pressante.

YOURII. — N’est-ce pas un certain Tretiakof, une créature du patriarche Job? pourquoi passe-t-il la frontière?

LE PRINCE ADAM. — Qu’importe? je ne puis le recevoir en ce moment.

YOURII. — Allez le voir, prince.

LE PRINCE ADAM. — Avec la permission de votre altesse.

YOURII. — Pane Mniszek, le prince Kourbski est-il toujours en Pologne?

MINSZEK.. — Monseigneur, il est mort il y a trois ans.

YOURII. — Ce fut un ennemi acharné de mon père... Mais je le regrette, et si j’étais sur le trône, je n’aurais pas laissé dans l’exil le guerrier qui a donné Kazan à la Russie.

MNISZEK, bas. — Il sait l’histoire de son pays.

YOURII. — Prince Constantin, combien de hussards levez-vous sur vos terres?

CONSTANTIN. — Cent cinquante, monseigneur. Dans la dernière confédération<ref> Rokosz, insurrection, autorisée par la constitution, de la noblesse contre le roi. </<ref>, j’en avais jusqu’à deux cent vingt.

YOURII. — Et le roi a signé les conditions que la confédération lui a imposées?

CONSTANTIN. — La confédération, monseigneur, ne demandait rien que de juste.

YOURII. — Demander justice, les armes à la main, à son roi!...

MINSZEK.. — Vous savez, monseigneur, nos coutumes républicaines...

YOURII. — Parmi vos coutumes, il y en a que j’admire et que je voudrais introduire en Russie... mais vos confédérations... CONSTANTIN. — Si votre altesse remonte sur le trône de ses pères, ses peuples, je pense, ne nous envieront jamais le droit de confédération.

YOURII. — Et ils ne l’auront jamais !

LE PRINCE ADAM, haut à la princesse. — Marie, servez le prince. (Bas à son frère.) Constantin, fais armer nos heiduques, lever le pont-levis; deux ou trois hommes sur le donjon et quelques Cosaques pour battre les bois d’alentour. La retraite du prince est découverte. — (la princesse Wiszniowiecka offre de l’eau-de-vie à Yourii.)

CONSTANTIN, bas. — Ah ! grand Dieu !

YOURII. — Qu’avez-vous, prince, vous semblez ému?

LE PRINCE ADAM. — Rien, monseigneur.

YOURII. ~ Ce voiévode vous a porté quelque message étrange ?

LE PRINCE ADAM. — Un message surprenant, en effet.

YOURII. — Peut-on rapprendre?

LE PRINCE ADAM. — Le voiévode de Tchernigof m’avertit de la part du tsar... de Boris, veux-je dire, qu’un étranger dangereux est dans ce château, et que si je veux le livrer...

YOURII. — Boris est bien servi par ses espions. Je croyais les avoir complètement déjoués. (A la princesse.) Voilà de l’eau-de-vie excellente, madame.

MINSZEK.. — Quelle infamie !

YOURII. — Offre-t-il une forte somme pour ma tête?

LE PRINCE ADAM. — Ah ! monseigneur, m’offrît-on tous les trésors de l’univers!...

YOURII, à la princesse. — Veuillez prendre ma main, (Il fait un pas pour sortir.)

MINSZEK.. — Monseigneur, nous sommes ici à quelques milles de la frontière, et ces misérables pourraient trop facilement tenter un crime... Si vous daigniez vous rendre avec moi dans ma ville de Sambor en attendant que sa majesté prenne des mesures pour que vous soyez reconnu dans ce pays...

LE PRINCE ADAM. — Mniszek a raison, monseigneur, nous irons tous à Sambor.

MARINE ET LA PRINCESSE. — Oh! monseigneur, partez! allons à Sambor.

YOURII. — Pas avant dîner, je pense. Qu’ai-je à craindre quand je suis sous la garde de gentilshommes polonais? (Il sort donnant la main à la princesse. Tous le suivent.)




A partir de ce moment, l’histoire du faux Démétrius n’a plus de mystères, et j’ai déjà dit où l’on pourrait trouver la suite de ses aventures Mes quinze jours de loisir étaient expirés, et je craignis de continuer ce drame, me rappelant le marquis de Mascarille, qui voulait mettre toute l’histoire romaine en madrigaux.


PROSPER MERIMEE.

  1. Sa correspondance confidentielle est en langue polonaise.
  2. Village ou campement permanent des Cosaques. Le même mot avait encore la signification de horde ou tribu.
  3. Ataman, capitaine, chef parmi les Cosaques.
  4. Proverbe russe.
  5. La masse d’armes plaquée d’argent (boulava ou nasedka) était alors l’insigne du commandement chez les Cosaques.
  6.  !… Balchmat ou chevaux de guerre des Tartares nogaïs, dont la race était en grand honneur parmi les Cosaques.
  7. Iouchka est le diminutif familier de Yourii ou George.
  8. Telle est la tradition populaire consacrée par les annalistes russes,
  9. Tout enfant né dans la religion gréco-russe reçoit de son parrain une croix à l’occasion de son baptême, et l’usage est de la porter toujours suspendue au cou.
  10. C’est la traduction presque littérale d’une ancienne chanson cosaque.
  11. On donne par courtoisie le titre d’ataman à de simples Cosaques.
  12. On dit que les Cosaques, en examinant de quel côté certaines mousses, ont cru sur des troncs d’arbre ou en comparant entre eux les brins d’une touffe d’herbe, savent s’orienter avec la plus grande précision.
  13. C’est-à-dire en 1591, selon l’ère des Russes à cette époque.
  14. Les Cosaques, dans leurs chansons, personnifient le Don et l’appellent je ne sais pourquoi fils de Jean.
  15. Lorsqu’on adresse la parole à quelqu’un en russe, on l’appelle toujours par son nom de baptême suivi du nom de baptême de son père, dont on fait un adjectif terminé en ovitch ou evitch, si l’on parle à un gentilhomme, en of ou ef à un marchand ou à tout individu qui n’est pas noble.
  16. Cette prière avait été composée par Boris, et chaque père de famille devait la réciter à l’heure des repas.
  17. Toutes ces accusations absurdes portées contre Boris sont empruntées aux annalistes russes.
  18. . Cette histoire ridicule est sérieusement rapportée par Margeret.
  19. Les rapides du Dniepr, d’où les Zaporogues tiraient leur nom.
  20. Tout ce passage est traduit mot à mot de la relation très curieuse du baron de Herberstein : Rerum Moscoviticarum Commentarii, Basileae, s. d. (1551).
  21. Ce fut à l’église du Sauveur que sonna le tocsin qui ameuta les habitans d’Ouglitch contre les officiers du tsar soupçonnés d’avoir assassiné le jeune Démétrius. Boris punit très sévèrement cette rébellion. Un grand nombre d’habitans d’Ouglitch furent envoyés en Sibérie. L’église du Sauveur fut rasée, et sa cloche transportée à Tobolsk.
  22. Le roi de Pologne.
  23. Manière affectueuse d’adresser la parole.
  24. Boris voulait éteindre toutes les grandes maisons, et défendait aux princes du sang de Rurik de se marier sans son ordre.
  25. Mot de Boris.
  26. Bednii tcherv, expression autrefois en usage dans les placets adressés aux tsars.
  27. Cette prédiction et ce mot de Boris sont rapportés par les annalistes russes.
  28. Titre dû à un gentilhomme. Pane, monsieur; pana, madame ou mademoiselle.
  29. Les Cosaques imitaient en tout les Tartares. Leur nom même est emprunté à la langue turque. Cazak signifie éclaireur, partisan.
  30. Queues de cheval au haut d’une lance, étendards des Cosaques.
  31. Atamany molodsi, formule consacrée de tout orateur parlant à une assemblée de Cosaques.
  32. Ataman kotchevoï, général nommé pour commander une expédition.
  33. Général de l’armée de Pologne. Un autre général commandait l’armée de Lithuanie. C’étaient les deux grandes charges de la république.