Le Faust polonais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 226-229).


ESSAIS ET NOTICES.




LE FAUST POLONAIS.

Le caractère, l’âme d’une nation se révèle dans la chanson, la tradition, les contes, les proverbes, bien plus encore que dans la littérature proprement dite, car celle-ci est née d’influences étrangères, tandis que le reste jaillit du génie même du peuple. Si la littérature décrit les mœurs et les coutumes populaires, c’est de parti-pris, en se plaçant à un point de vue abstrait et par conséquent critique. La tradition au contraire est le reflet naïf drs actes, des croyances, des aspirations d’un peuple. Avec quelle magnificence s’est manifesté l’esprit populaire allemand dans les Sept Souabes, les Schildbourgeois, les légendes de Rubezahl, la Lorelei, Eulenspiegel et Faust ! Il peut donc être intéressant d’étudier l’expression de l’âme polonaise dans sa légende du Faust, d’examiner les contrastes qui séparent les deux peuples.

Ici se présentent d’abord trois traits essentiels du caractère national : une large hospitalité, un point d’honneur tout chevaleresque et la domination féminine absolue, traits que nous retrouvons marqués dans l’histoire de la malheureuse Pologne. Pas plus que le docteur Faust, son cousin Twardowsky n’est un mythe ; il reste sur lui des renseignemens historiques, la bibliothèque de l’université à Cracovie possède un de ses manuscrits, et à Pulawy on montre la glace concave qui servait de miroir magique au Faust polonais.

Twardowsky vécut au XVIe siècle, du temps de Sigismond-Auguste. Fils d’un gentilhomme campagnard, il fit ses études à l’université de Cracovie, et, s’étant élevé au rang de docteur, s’occupa spécialement d’expériences de chimie et de physique. A cet effet, il travaillait dans son laboratoire secret, une vaste caverne du mont Krzemionki. De la physique à la nécromancie, il n’y avait qu’un pas ; aussi le savant était-il considéré par ses contemporains comme sorcier. On disait qu’il avait signé un pacte avec l’enfer, que toute une armée de démons était à son service. Cette réputation ne l’empêcha pas de devenir favori du roi, peut-être même aida-t-elle à sa faveur. Sigismond-Auguste avait épousé la belle Barbara Radziwill, fille d’un magnat polonais, contre la volonté de sa mère, l’intrigante Bona. Peu de temps après ce mariage, la noblesse, demanda au roi de répudier Barbara. — Comment, répondit Sigismond, comment pourriez-vous me garder votre foi, si je manquais à celle que je dois à mon épouse ? — Barbara mourut empoisonnée, — elle est l’héroïne d’une fort belle tragédie polonaise, — et la reine Bona fut accusée de ce crime tant à la cour que parmi le peuple. Sigismond au désespoir exila sa mère, porta toute sa vie des habits de deuil, et fit tapisser de drap noir ses appartemens royaux de Kniszin. La mélancolie l’entraîna vers les sciences occultes. Il donna plus que jamais sa confiance à Twardowsky ; tantôt il le faisait venir au palais par un couloir souterrain, tantôt il lui rendait lui-même visite dans son mystérieux laboratoire. En exigeant du savant des tours de magie, le roi l’amena nécessairement à l’imposture : telles expériences qui passaient encore pour des prodiges aux yeux du vulgaire lui avaient suffi d’abord, mais il finit par prier sérieusement Twardowsky de contraindre Barbara Radziwill à quitter son tombeau et à lui apparaître dans tout l’éclat de sa jeunesse. Twardowsky résolut ce problème difficile. Une nuit que le roi était venu le trouver, il traça un cercle magique, prononça certaines formules, et appela par trois fois la morte, qui parut non pas à l’état de fantôme, mais fraîche, en bon point, plus belle que jamais. Le roi s’évanouit à cette vue ; depuis lors son estime pour Twardowsky alla en croissant jusqu’au jour où la supercherie lui fut révélée. Une nuit, il ne trouva pas le magicien dans sa caverne, dont la porte resta longtemps fermée devant lui ; enfin une jeune fille étrangement belle se présenta. — Barbara ! s’écria le roi. — Je me nomme Barbara en effet, répondit cette fille, mais je ne suis pas morte.

En effet, Twardowsky avait autrefois sauvé des mains d’une populace furieuse Barbara Gisanka, qui devint, dans l’antre où il la cachait, sa maîtresse et son adepte à la fois. Elle fut bientôt en état de pratiquer les sciences physiques, la médecine, et de l’aider dans tous ses travaux. Saisi de courroux contre l’imposteur et surtout d’un désir plus puissant encore de posséder cette merveilleuse créature, le roi fit tuer en secret le magicien, puis répandre parmi le peuple le bruit qu’il avait été enlevé par le diable ; c’est là l’origine de la légende.

La Gisanka prit sur le roi vieillissant une influence sans bornes, par sa beauté autant que par ses artifices ; elle vécut auprès de lui dans un faste oriental. Sigismond était-il malade, aucun médecin n’avait la permission de s’approcher de lui. Elle était à son chevet quand il mourut (1572). Telle est l’histoire.

La tradition a fait de Twardowsky un tout autre personnage ; elle a transformé le savant solitaire et farouche en un brillant gentilhomme, qui pour vivre et mourir gaîment vendit son âme par un pacte infernal écrit sur peau de bœuf, engageant sa parole, son nobile verbum, qu’il se livrerait au diable aussitôt que celui-ci serait entré dans la ville de Rome. En attendant, le diable devait servir Twardowsky. Celui-ci usa de la puissance que l’enfer mettait à ses ordres avec une prodigalité toute polonaise, tant pour son propre plaisir que pour celui de ses amis et du peuple en général. Il donnait des festins magnifiques et se livrait à toute sorte de facéties, telles que changer en lièvre certain soldat fanfaron d’un simple tournoiement de sabre au-dessus de lui, ou bien percer trois trous dans le nez d’un cordonnier avec son alêne pour faire couler de cette tête un plein tonneau d’eau-de-vie dont il régale la foule. Un soir, il apprend par lettre qu’un étranger distingué l’attend à l’auberge dite de la Ville de Rome. — Insouciant, il court au rendez-vous ; mais, à peine est-il entré dans la salle, sa chanson favorite aux lèvres, à peine a-t-il ébauché une plaisanterie avec la belle aubergiste, qu’on frappe et que le diable habillé à l’allemande se présente son pacte à la main, comme le commandeur du Festin de Pierre. Twardowsky voit la ruse et y répond par les mêmes armes. Au moment où le diable veut mettre la main sur lui, il arrache l’enfant nouveau-né de l’aubergiste du berceau où il dort et, protégé par ce bouclier d’innocence, défie l’enfer à son gré. — Mais que devient ta parole de gentilhomme ? s’écrie le diable d’un ton moqueur. À ces mots, le respect du Polonais pour la parole donnée l’emporte. Twardowsky rend aussitôt l’enfant à sa mère et se livre fièrement à son ennemi, qui l’enlève dans les airs. Tandis que tous deux planent au-dessus de Cracovie, quelques sons de cloche égarés frappent l’oreille de Twardowski, éveillant dans son souvenir une hymne à la Vierge que sa mère lui avait enseignée : il l’entonne aussitôt, ce qui force le diable à le lâcher. Depuis, Twardowsky est resté suspendu entre ciel et terre, sans rien savoir des choses d’ici-bas que par une araignée qui, s’étant attachée au pan de son habit, descend parfois chercher des nouvelles.

Ce dénoûment burlesque ne permet aucune comparaison avec la tradition allemande d’une poésie autrement élevée. Il va sans dire que, dans la vie de Twardowsky, la femme joue le premier rôle, non pas une humble Gretchen, mais une vraie Polonaise séduisante, spirituelle et impérieuse. Mme Twardowska commande à son mari comme lui-même à l’enfer, et l’on peut se demander lequel des deux diables auxquels il s’est donné est le pire, du diable à cornes et à griffes ou du diable souriant et gracieux en kazawaïka de zibeline. Une seconde version conduit Twardowsky à la Ville de Rome, non pas seul, mais accompagné de sa femme et de ses amis, auxquels il veut donner une fête divertissante. Arrive le diable à l’improviste, avec de beaux saluts. Tandis que, pour gagner du temps, le Faust polonais lit le pacte qu’il lui présente, sa femme regarde par-dessus son épaule, puis éclate de rire et dit au diable : — Tu oublies, ami, que tu as encore trois travaux à faire avant d’enlever Twardowsky, et que le pacte sera déchiré, si tu échoues dans l’un des trois. Consens-tu à ce que je te les impose ?

Le diable galamment se déclare prêt.

— Eh bien ! vois ce cheval peint sur le mur de l’auberge ? Je veux le monter à l’instant ; tiens-le et fais-moi, pour le gouverner, une cravache de sable. Ne manque pas non plus de me bâtir une écurie de noisettes, avec des combles en piquans d’épine-vinette et un toit couvert de graines de pavot dont chacune sera retenue par trois clous d’un pouce de large et de trois pouces de haut. M’as-tu comprise ? — Le diable s’incline : déjà le cheval piaffe devant l’auberge tout sellé, déjà le diable s’occupe à tordre l’étrange cravache. Mme Twardowska s’amuse à caracoler ; cependant l’écurie se dresse d’après ses ordres, elle l’examine et se déclare satisfaite. — Maintenant, cher ami, dit-elle en faisant apporter une grande cuve d’eau bénite, prends un bain pour rafraîchir tes membres fatigués, — Le diable tousse, une sueur d’angoisse lui vient au front, mais il faut obéir. Il plonge résolument dans la cuve pour en sortir vite en se secouant de son mieux. — Le troisième travail sera doux, dit la dame avec son plus ensorcelant sourire. La première année que mon mari passera en enfer, tu la passeras auprès de moi, à me jurer amour, fidélité, respect et obéissance sans bornes. Veux-tu ? — Le diable fait un bond vers la porte, mais, plus agile que lui, elle tourne la clé, qu’elle met dans sa poche. L’épouvante du malheureux Satan est telle, qu’elle le fait passer par le trou de la serrure, qui depuis reste toute noire.


SACHER-MASOCH.