Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XXIII

Société d’éditions et de publication (p. 50-54).

X

dans la chambre des supplices


Suite du récit du Persan.


Nous étions au centre d’une petite salle de forme parfaitement hexagonale… dont les six pans de murs étaient intérieurement garnis de glaces… du haut en bas… Dans les coins, on distinguait très bien les « rajoutis » de glace… les petits secteurs destinés à tourner sur les tambours… oui, oui, je les reconnais… et je reconnais l’arbre de fer dans un coin, au fond de l’un de ces petits secteurs… l’arbre de fer, avec sa branche de fer… pour les pendus.

J’avais saisi le bras de mon compagnon. Le vicomte de Chagny était tout frémissant, tout prêt à crier à sa fiancée le secours qu’il lui apportait… Je redoutais qu’il ne pût se contenir.

Tout à coup, nous entendîmes du bruit à notre gauche.

Ce fut d’abord comme une porte qui s’ouvrait et se refermait, dans la pièce à côté, puis il y eut un sourd gémissement. Je retins plus fortement encore le bras de M. de Chagny, puis nous entendîmes distinctement ces mots :

« C’est à prendre ou à laisser ! La messe de mariage ou la messe des morts. »

Je reconnus la voix du monstre.

Il y eut encore un gémissement.

À la suite de quoi, un long silence.

J’étais persuadé, maintenant, que le monstre ignorait notre présence dans sa demeure, car s’il en eût été autrement, il se serait bien arrangé pour que nous ne l’entendions point. Il lui eût suffi pour cela de fermer hermétiquement la petite fenêtre invisible par laquelle les amateurs de supplices regardent dans la chambre des supplices.

Et puis, j’étais sûr que s’il avait connu notre présence, les supplices eussent commencé tout de suite.

Nous avions donc, dès lors, un gros avantage sur Erik : nous étions à ses côtés et il n’en savait rien.

L’important était de ne le lui point faire savoir, et je ne redoutais rien tant que l’impulsion du vicomte de Chagny qui voulait se ruer à travers les murs pour rejoindre Christine Daaé, dont nous croyions entendre, par intervalles, le gémissement.

« La messe des morts, ce n’est point gai ! reprit la voix d’Erik, tandis que la messe de mariage, parlez-moi de cela ! c’est magnifique ! Il faut prendre une résolution et savoir ce que l’on veut ! Moi, il m’est impossible de continuer à vivre comme ça, au fond de la terre, dans un trou, comme une taupe ! Don Juan triomphant est terminé, maintenant je veux vivre comme tout le monde. Je veux avoir une femme comme tout le monde et nous irons nous promener le dimanche. J’ai inventé un masque qui me fait la figure de n’importe qui. On ne se retournera même pas. Tu seras la plus heureuse des femmes. Et nous chanterons pour nous tout seuls, à en mourir. Tu pleures ! Tu as peur de moi ! Je ne suis pourtant pas méchant au fond ! Aime-moi et tu verras ! Il ne m’a manqué que d’être aimé pour être bon ! Si tu m’aimais, je serais doux comme un agneau et tu ferais de moi ce que tu voudrais. »

Bientôt le gémissement qui accompagnait cette sorte de litanie d’amour, grandit, grandit. Je n’ai jamais rien entendu de plus désespéré et M. de Chagny et moi reconnûmes que cette effrayante lamentation appartenait à Erik lui-même. Quant à Christine, elle devait, quelque part, peut-être de l’autre côté du mur que nous avions devant nous, se tenir, muette d’horreur, n’ayant plus la force de crier, avec le monstre à ses genoux.

Cette lamentation était sonore et grondante et râlante comme la plainte d’un océan. Par trois fois Erik sortit cette plainte du rocher de sa gorge.

« Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’aimes pas ! »

Et puis, il s’adoucit :

« Pourquoi pleures-tu ? Tu sais bien que tu me fais de la peine. »

Un silence.

Chaque silence pour nous était un espoir. Nous nous disions : « Il a peut-être quitté Christine derrière le mur. »

Nous ne pensions qu’à la possibilité d’avertir Christine Daaé de notre présence, sans que le monstre se doutât de rien.

Nous ne pouvions sortir maintenant de la chambre des supplices que si Christine nous en ouvrait la porte ; et c’est à cette condition première que nous pouvions lui porter secours, car nous ignorions même où la porte pouvait se trouver autour de nous.

Tout à coup, le silence d’à côté fut troublé par le bruit d’une sonnerie électrique.

Il y eut un bondissement de l’autre côté du mur et la voix de tonnerre d’Erik :

« On sonne ! donnez-vous donc la peine d’entrer ! »

Un ricanement lugubre.

« Qui est-ce qui vient encore nous déranger ? Attends-moi un peu ici… je m’en vais aller dire à la sirène d’ouvrir. »

Et des pas s’éloignèrent, une porte se ferma. Je n’eus point le temps de songer à l’horreur nouvelle qui se préparait ; j’oubliai que le monstre ne sortait que pour un crime nouveau peut-être ; je ne compris qu’une chose : Christine seule était derrière le mur !

Le vicomte de Chagny l’appelait déjà.

« Christine ! Christine ! »

Du moment que nous entendions ce qui se disait dans la pièce à côté, il n’y avait aucune raison pour que mon compagnon ne fût pas entendu à son tour. Et, cependant, le vicomte dut répéter plusieurs fois son appel.

Enfin une faible voix parvint jusqu’à nous.

« Je rêve, disait-elle.

— Christine ! Christine ! c’est moi, Raoul. »

Silence.

« Mais répondez-moi, Christine !… si vous êtes seule, au nom du Ciel, répondez-moi. »

Alors la voix de Christine murmura le nom de Raoul.

« Oui ! Oui ! C’est moi ! Ce n’est pas un rêve !… Christine, ayez confiance !… Nous sommes là pour vous sauver… mais pas une imprudence !… Quand vous entendrez le monstre, avertissez-nous.

— Raoul !… Raoul. »

Elle se fit répéter plusieurs fois qu’elle ne rêvait pas et que Raoul de Chagny avait pu venir jusqu’à elle, conduit par un compagnon dévoué qui connaissait le secret de la demeure d’Erik.

Mais aussitôt à la trop rapide joie que nous lui apportions succéda une terreur plus grande. Elle voulait que Raoul s’éloignât sur-le-champ. Elle tremblait qu’Erik ne découvrît sa cachette, car, en ce cas, il n’eût pas hésité à tuer le jeune homme. Elle nous apprit en quelques mots précipités qu’Erik était devenu tout à fait fou d’amour et qu’il était décidé à tuer tout le monde et lui-même avec le monde, si elle ne consentait pas à devenir sa femme devant le maire et le curé, le curé de la Madeleine. Il lui avait donné jusqu’au lendemain soir onze heures pour réfléchir. C’était le dernier délai. Il lui faudrait alors choisir, comme il disait, entre la messe de mariage et la messe des morts !

Et Erik avait prononcé cette phrase que Christine n’avait pas tout à fait comprise : « Oui ou non ; si c’est non, tout le monde est mort et enterré ! »

Mais, moi, je comprenais tout à fait cette phrase, car elle répondit d’une façon terrible à ma pensée redoutable.

« Pourriez-vous nous dire où est Erik ? » demandai-je.

Elle répondit qu’il devait être sorti de la demeure.

« Pourriez-vous vous en assurer ?

— Non !… Je suis attachée… je ne puis faire un mouvement. »

En apprenant cela, M. de Chagny et moi ne pûmes retenir un cri de rage. Notre salut, à tous les trois, dépendait de la liberté de mouvements de la jeune fille.

Oh ! la délivrer ! Arriver jusqu’à elle !

« Mais où êtes-vous donc ? demandait encore Christine… Il n’y a que deux portes dans ma chambre : la chambre Louis-Philippe, dont je vous ai parlé, Raoul !… une porte par où entre et sort Erik, et une autre qu’il n’a jamais ouverte devant moi et qu’il m’a défendu de franchir jamais, parce qu’elle est, dit-il, la plus dangereuse des portes… la porte des supplices !…

— Christine, nous sommes derrière cette porte-là !…

— Vous êtes dans la chambre des supplices ?

— Oui, mais nous ne voyons pas la porte.

— Ah ! si je pouvais seulement me traîner jusque-là !… Je frapperais contre la porte et vous verriez bien l’endroit où est la porte.

— C’est une porte avec une serrure ? demandai-je.

— Oui, avec une serrure. »

Je pensai : Elle s’ouvre de l’autre côté avec une clef, comme toutes les portes, mais de notre côté à nous, elle s’ouvre avec le ressort et le contrepoids, et cela ne va pas être facile à découvrir.


« Mademoiselle ! fis-je, il faut absolument que vous nous ouvriez cette porte.

— Mais comment ? » répondit la voix éplorée de la malheureuse… Nous entendîmes un corps qui se froissait, qui essayait de toute évidence de se libérer des liens qui l’emprisonnaient…

« Nous ne nous en tirerons qu’avec la ruse, dis-je. Il faut avoir la clef de cette porte…

— Je sais où elle est, répondit Christine qui paraissait épuisée par l’effort qu’elle venait de faire… Mais je suis bien attachée !… Le misérable !… »

Et il y eut un sanglot.

« Où est la clef ? demandai-je, en ordonnant à M. de Chagny de se taire et de me laisser conduire l’affaire, car nous n’avions pas un moment à perdre.

— Dans la chambre, à côté de l’orgue, avec une autre petite clef en bronze à laquelle il m’a défendu de toucher également. Elles sont toutes deux dans un petit sac en cuir qu’il appelle : Le petit sac de la vie et de la mort… Raoul ! Raoul !… fuyez !… tout ici est mystérieux et terrible… et Erik va devenir tout à fait fou… Et vous êtes dans la chambre des supplices !… Allez-vous-en par où vous êtes venus ! Cette chambre-là doit avoir des raisons pour s’appeler d’un nom pareil !

— Christine ! fit le jeune homme, nous sortirons d’ici ensemble ou nous mourrons ensemble !

— Il ne tient qu’à nous de sortir d’ici tous sains et saufs, soufflai-je, mais il faut garder notre sang-froid. Pourquoi vous a-t-il attachée, mademoiselle ? Vous ne pouvez pourtant pas vous sauver de chez lui ! Il le sait bien !

— J’ai voulu me tuer ! Le monstre, ce soir, après m’avoir transportée ici évanouie, à demi chloroformée, s’était absenté. Il était, paraît-il, — c’est lui qui me l’a dit, — allé chez son banquier !… Quand il est revenu, il m’a trouvée la figure en sang… j’avais voulu me tuer ! je m’étais heurté le front contre les murs.

— Christine ! gémit Raoul, et il se prit à sangloter.

— Alors, il m’a attachée… je n’ai le droit de mourir que demain soir à onze heures !… »


Toute cette conversation à travers le mur était beaucoup plus « hachée » et beaucoup plus prudente que je ne pourrais en donner l’impression en la transcrivant ici. Souvent nous nous arrêtions au milieu d’une phrase, parce qu’il nous avait semblé entendre un craquement, un pas, un remuement insolite… Elle nous disait : « Non ! Non ! ce n’est pas lui !… Il est sorti ! Il est bien sorti ! J’ai reconnu le bruit que fait, en se refermant, le mur du Lac.

— Mademoiselle ! déclarai-je, c’est le monstre lui-même qui vous a attachée… c’est lui qui vous détachera… Il ne s’agit que de jouer la comédie qu’il faut pour cela !… N’oubliez pas qu’il vous aime !

— Malheureuse, entendîmes-nous, comment ferais-je pour l’oublier jamais !

— Souvenez-vous-en pour lui sourire… suppliez-le… dites-lui que ces liens vous blessent. »

Mais Christine Daaé nous fit :

« Chut !… J’entends quelque chose dans le mur du Lac !… C’est lui !… Allez-vous-en !… Allez-vous-en !… Allez-vous-en !

— Nous ne nous en irions pas, même si nous le voulions ! affirmai-je de façon à impressionner la jeune fille. Nous ne pouvons plus partir ! Et nous sommes dans la chambre des supplices !

— Silence ! » souffla encore Christine.

Nous nous tûmes tous les trois.

Des pas lourds se traînaient lentement derrière le mur, puis s’arrêtaient et refaisaient à nouveau gémir le parquet.

Puis il y eut un soupir formidable suivi d’un cri d’horreur de Christine et nous entendîmes la voix d’Erik.

« Je te demande pardon de te montrer un visage pareil ! je suis dans un bel état, n’est-ce pas ? C’est de la faute de l’autre ! Pourquoi a-t-il sonné ? Est-ce que je demande à ceux qui passent l’heure qu’il est ? Il ne demandera plus l’heure à personne. C’est de la faute de la sirène… »

Encore un soupir, plus profond, plus formidable, venant du fin fond de l’abîme d’une âme.

« Pourquoi as-tu crié, Christine ?

— Parce que je souffre, Erik.

— J’ai cru que je t’avais fait peur…

— Erik, desserrez mes liens… ne suis-je pas votre prisonnière ?

— Tu voudras encore mourir…

— Vous m’avez donné jusqu’à demain soir, onze heures, Erik… »

Les pas se traînent encore sur le plancher.

« Après tout, puisque nous devons mourir ensemble… et que je suis aussi pressé que toi… oui, moi aussi, j’en ai assez de cette vie-là, tu comprends !… Attends, ne bouge pas, je vais te délivrer… Tu n’as qu’un mot à dire : non ! et ce sera fini tout de suite, pour tout le monde… Tu as raison… tu as raison ! Pourquoi attendre jusqu’à demain soir onze heures ? Ah ! oui, parce que ça aurait été plus beau !… j’ai toujours eu la maladie du décorum… du grandiose… c’est enfantin !… Il ne faut songer qu’à soi dans la vie !… à sa propre mort… le reste est du superflu… Tu regardes comme je suis mouillé ?… Ah ! ma chérie, c’est que j’ai eu tort de sortir… Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors !… À part ça, Christine, je crois bien que j’ai des hallucinations… Tu sais, celui qui sonnait tout à l’heure chez la sirène, — va-t’en voir au fond du lac s’il sonne — eh bien, il ressemblait… Là, tourne-toi… es-tu contente ? Te voilà délivrée… Mon Dieu ! tes poignets, Christine ! je leur ai fait mal, dis ?… Cela seul mérite la mort… À propos de mort, il faut que je lui chante sa messe ! »


En entendant ces terribles propos, je ne pus m’empêcher d’avoir un affreux pressentiment… Moi aussi, j’avais sonné une fois à la porte du monstre… et sans le savoir, certes !… j’avais dû mettre en marche quelque courant avertisseur… Et je me souvenais des deux bras sortis des eaux noires comme de l’encre… Quel était encore le malheureux égaré sur ces rives ?

La présence de ce malheureux-là m’empêchait presque de me réjouir du stratagème de Christine, et, cependant, le vicomte de Chagny murmurait à mon oreille ce mot magique : délivrée !… Qui donc ? Qui donc était l’autre ? Celui pour qui nous entendions en ce moment la messe des morts ?

Ah ! le chant sublime et furieux ! Toute la maison du Lac en grondait… toutes les entrailles de la terre en frissonnaient… Nous avions mis nos oreilles contre le mur de glace pour mieux entendre le jeu de Christine Daaé, le jeu qu’elle jouait pour notre délivrance, mais nous n’entendions plus rien que le jeu de la messe des morts. Cela était plutôt une messe de damnés… Cela faisait, au fond de la terre, une ronde de démons.

Je me rappelle que le Dies iræ qu’il chanta nous enveloppa comme d’un orage. Oui, nous avions de la foudre autour de nous et des éclairs… Certes ! je l’avais entendu chanter autrefois… Il allait même jusqu’à faire chanter les gueules de pierre de mes taureaux androcéphales, sur les murs du palais de Mazenderan… Mais chanter comme ça, jamais ! jamais ! Il chantait comme le dieu du tonnerre…

Tout à coup, la voix et l’orgue s’arrêtèrent si brusquement que M. de Chagny et moi reculâmes derrière le mur, tant nous fûmes saisis… Et la voix subitement changée, transformée, grinça distinctement toutes ces syllabes métalliques :

« Qu’est-ce que tu as fait de mon sac ? »