Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XVI

Société d’éditions et de publication (p. 14-16).

III

« christine ! christine ! »


La première pensée de Raoul, après la disparition fantastique de Christine Daaé, avait été pour accuser Erik. Il ne doutait plus du pouvoir quasi surnaturel de l’Ange de la musique, dans ce domaine de l’Opéra, où celui-ci avait diaboliquement établi son empire.

Et Raoul s’était rué sur la scène, dans une folie de désespoir et d’amour. « Christine ! Christine ! » gémissait-il, éperdu, l’appelant comme elle devait l’appeler du fond de ce gouffre obscur où le monstre l’avait emportée comme une proie, toute frémissante encore de son exaltation divine, toute vêtue du blanc linceul dans lequel elle s’offrait déjà aux anges du paradis !

« Christine ! Christine ! » répétait Raoul… et il lui semblait entendre les cris de la jeune fille à travers ces planches fragiles qui le séparaient d’elle ! Il se penchait, il écoutait !… il errait sur le plateau comme un insensé. Ah ! descendre ! descendre ! descendre ! dans ce puits de ténèbres dont toutes les issues lui sont fermées !

Ah ! cet obstacle fragile qui glisse à l’ordinaire si facilement sur lui-même pour laisser apercevoir le gouffre où tout son désir tend… ces planches que son pas fait craquer et qui sonnent sous son poids le prodigieux vide des « dessous »… ces planches sont plus qu’immobiles ce soir : elles paraissent immuables… Elles se donnent des airs solides de n’avoir jamais remué… et voilà que les escaliers qui permettent de descendre sous la scène sont interdits à tout le monde !…

« Christine ! Christine !… » On le repousse en riant… On se moque de lui… On croit qu’il a la cervelle dérangée, le pauvre fiancé !…

Dans quelle course forcenée, parmi les couloirs de nuit et de mystère connus de lui seul, Erik a-t-il entraîné la pure enfant jusqu’à ce repaire affreux de la chambre Louis-Philippe, dont la porte s’ouvre sur ce lac d’Enfer ?… « Christine ! Christine ! » Tu ne réponds pas ! Es-tu seulement encore vivante, Christine ? N’as-tu point exhalé ton dernier souffle dans une minute de surhumaine horreur, sous l’haleine embrasée du monstre !

D’affreuses pensées traversent comme de foudroyants éclairs le cerveau congestionné de Raoul.

Évidemment, Erik a dû surprendre leur secret, savoir qu’il était trahi par Christine ! Quelle vengeance va être la sienne !

Que n’oserait l’Ange de la musique, précipité du haut de son orgueil ? Christine entre les bras tout-puissants du monstre est perdue !

Et Raoul pense encore aux étoiles d’or qui sont venues la nuit dernière errer sur son balcon, que ne les a-t-il foudroyées de son arme impuissante !

Certes ! il y a des yeux extraordinaires d’homme qui se dilatent dans les ténèbres et brillent comme des étoiles ou comme les yeux des chats. (Certains hommes albinos, qui paraissent avoir des yeux de lapin le jour ont des yeux de chat la nuit, chacun sait cela !)

Oui, oui, c’était bien sur Erik que Raoul avait tiré ! Que ne l’avait-il tué ? Le monstre s’était enfui par la gouttière comme les chats ou les forçats qui — chacun sait encore cela — escaladeraient le ciel à pic, avec l’appui d’une gouttière.

Sans doute Erik méditait alors quelque entreprise décisive contre le jeune homme, mais il avait été blessé, et il s’était sauvé pour se retourner contre la pauvre Christine.

Ainsi pense cruellement le pauvre Raoul en courant à la loge de la chanteuse…

« Christine !… Christine !… » Des larmes amères brûlent les paupières du jeune homme qui aperçoit épars sur les meubles les vêtements destinés à vêtir sa belle fiancée à l’heure de leur fuite !… Ah ! que n’a-t-elle voulu partir plus tôt ! Pourquoi avoir tant tardé ?… Pourquoi avoir joué avec la catastrophe menaçante ?… avec le cœur du monstre ?… Pourquoi avoir voulu, pitié suprême ! jeter en pâture dernière à cette âme de démon, ce chant céleste…


  Anges purs ! Anges radieux !
Portez mon âme au sein des cieux !…


Raoul dont la gorge roule des sanglots, des serments et des injures, tâte de ses paumes malhabiles la grande glace qui s’est ouverte un soir devant lui pour laisser Christine descendre au ténébreux séjour. Il appuie, il presse, il tâtonne… mais la glace, il paraît, n’obéit qu’à Erik… Peut-être les gestes sont-ils inutiles avec une glace pareille ?… Peut-être suffirait-il de prononcer certains mots ?… Quand il était tout petit enfant, on lui racontait qu’il y avait des objets qui obéissaient ainsi à la parole !

Tout à coup, Raoul se rappelle… « une grille donnant sur la rue Scribe… Un souterrain montant directement du Lac à la rue Scribe… » Oui, Christine lui a bien parlé de cela !… Et après avoir constaté, hélas ! que la lourde clef n’est plus dans le coffret, il n’en court pas moins à la rue Scribe.

Le voilà dehors, il promène ses mains tremblantes sur les pierres cyclopéennes, il cherche des issues… il rencontre des barreaux… sont-ce ceux-là ?… ou ceux-là ?… ou encore n’est-ce point ce soupirail ?… Il plonge des regards impuissants entre les barreaux… quelle nuit profonde là-dedans !… Il écoute !… Quel silence !… Il tourne autour du monument !… Ah ! voici de vastes barreaux ! des grilles prodigieuses !… C’est la porte de la cour de l’administration !

… Raoul court chez la concierge : « Pardon, madame, vous ne pourriez pas m’indiquer une porte grillée, oui une porte faite de barreaux, de barreaux… de fer… qui donne sur la rue Scribe… et qui conduit au Lac ! Vous savez bien, le Lac ? Oui, le Lac, quoi ! Le lac qui est sous la terre… sous la terre de l’Opéra.

— Monsieur, je sais bien qu’il y a un lac sous l’Opéra, mais je ne sais quelle porte y conduit… je n’y suis jamais allée !…

— Et la rue Scribe, madame ? La rue Scribe ? Y êtes-vous jamais allée dans la rue Scribe ? »

Elle rit ! Elle éclate de rire ! Raoul s’enfuit en mugissant, il bondit, grimpe des escaliers, en descend d’autres, traverse toute l’administration, se retrouve dans la lumière du « plateau ».

Il s’arrête, son cœur bat à se rompre dans sa poitrine haletante : si on avait retrouvé Christine Daaé ? Voici un groupe : il interroge :

« Pardon, messieurs, vous n’avez pas vu Christine Daaé ? »

Et l’on rit.

À la même minute, le plateau gronde d’une rumeur nouvelle, et, dans une foule d’habits noirs qui l’entourent de force mouvements de bras explicatifs, apparaît un homme qui, lui, semble fort calme et montre une mine aimable, toute rose et toute joufflue, encadrée de cheveux frisés, éclairée par deux yeux bleus d’une sérénité merveilleuse. L’administrateur Mercier désigne le nouvel arrivant au vicomte de Chagny en lui disant :

« Voici l’homme, monsieur, à qui il faudra désormais poser votre question. Je vous présente monsieur le commissaire de police Mifroid.

— Ah ! monsieur le vicomte de Chagny ! Enchanté de vous voir, monsieur, fait le commissaire. Si vous voulez prendre la peine de me suivre… Et maintenant où sont les directeurs ?… où sont les directeurs ?… »

Comme l’administrateur se tait, le secrétaire Rémy prend sur lui d’apprendre à M. le commissaire que MM. les directeurs sont enfermés dans leur bureau et qu’ils ne connaissent encore rien de l’événement.

« Est-il possible !… Allons à leur bureau ! »

Et M. Mifroid, suivi d’un cortège toujours grossissant, se dirige vers l’administration. Mercier profite de la cohue pour glisser une clef dans la main de Gabriel :

« Tout cela tourne mal, lui murmure-t-il… Va donc donner de l’air à la mère Giry… »

Et Gabriel s’éloigne.

Bientôt on est arrivé devant la porte directoriale. C’est en vain que Mercier fait entendre ses objurgations, la porte ne s’ouvre pas.

« Ouvrez au nom de la loi ! » commande la voix claire et un peu inquiète de M. Mifroid.

Enfin la porte s’ouvre. On se précipite dans les bureaux, sur les pas du commissaire.

Raoul est le dernier à entrer. Comme il se dispose à suivre le groupe dans l’appartement, une main se pose sur son épaule et il entend ces mots prononcés à son oreille :

« Les secrets d’Erik ne regardent personne ! »

Il se retourne en étouffant un cri. La main qui s’était posée sur son épaule est maintenant sur les lèvres d’un personnage au teint d’ébène, aux yeux de jade et coiffé d’un bonnet d’astrakan…

Le Persan !

L’inconnu prolonge le geste qui recommande la discrétion, et dans le moment que le vicomte, stupéfait, va lui demander la raison de sa mystérieuse intervention, il salue et disparaît.