Revue des Deux Mondes5e période, tome 1 (p. 241-286).

DERNIÈRE PARTIE


VI. — DEUX AMOURS

Il est peu d’épreuves plus cruelles pour un homme de cœur, que d’apprendre d’une façon certaine, après la perte d’une personne qui lui fut chère, quelque action de cette personne absolument contraire à l’image qu’il en a gardée. Elle n’est plus là pour se défendre, pour expliquer comment elle a pu faire ce dont il ne l’eût jamais crue capable. De la condamner sans l’entendre, maintenant surtout qu’elle est revêtue du caractère, solennel de la mort, donne au survivant l’impression qu’il commet une iniquité sacrilège. Mais la vérité est plus forte, et elle a raison de ce pieux scrupule. Il se met à se souvenir du passé, de l’époque où l’action qui vient de lui être dénoncée fut accomplie. Il se rappelle telle phrase que le mort ou la morte a prononcée, tel geste, tel regard. Cette créature en qui il avait tant cru le trompait donc ? Elle jouait devant lui une comédie ? C’est une douleur profonde et d’une amertume sans nom, quand cette découverte rétrospective aboutit à une rupture avec un très cher souvenir. Il est des morts avec qui l’on brise ainsi, des morts que l’on souhaite désormais ne plus revoir, de l’autre côté des jours, et ces déchiremens de l’affection posthume ont toutes les tristesses d’un second adieu plus désolé que le premier. D’autres fois, la faute que l’on ne soupçonnait point va chercher dans l’âme une fibre de tendresse plus intime et plus douce. On se prend à plaindre celui ou celle qui n’est plus, d’avoir été faible. C’est à soi-même que l’on en veut si ce cœur ne s’est pas ouvert. On se reproche de ne l’avoir pas fait s’ouvrir, de ne l’avoir pas deviné. On se dit : « Je ne lui ai pas assez montré combien je l’aimais, » et l’on se met à l’aimer davantage encore. C’est un rapprochement, au lieu d’une séparation, c’est un réchauffement, une nouvelle poussée d’émotions vivantes, là où ne végétaient plus que les froides fleurs du regret et du souvenir. Quand cette seconde mort par le mépris ou ce renouveau par la pitié s’accomplit à propos d’affections toutes spirituelles, celle, par exemple, d’un frère pour un frère, d’un ami pour un ami, la tragédie en est toujours bien pathétique, moins pourtant qu’à l’occasion d’une femme que nous avons aimée d’amour, et lorsque nous apprenons qu’elle a aimé, elle aussi, hors de nous et à notre insu, qu’elle s’est donnée à quelqu’un que nous avons absolument ignoré, et dans des conditions qui furent toutes un mensonge à notre égard. Pour que le mélange de jalousie physique et de déception morale soudain remué en nous ne se résolve pas en un flot d’acre rancune, il faut que notre façon de sentir soit très généreuse et très haute. Toutes les trahisons servent de pierre de touche à la magnanimité, aucune au même degré que celle-là.

Magnanime, certes Philippe d’Andiguier l’était, dans la pleine signification de ce beau mot. Il avait vraiment cette noblesse innée du geste intérieur, qui écarte jusqu’à la plus vague idée d’une bassesse ou d’une mesquinerie. Il était absolument, instinctivement étranger à cette pauvreté du cœur qui voit une duperie dans le fait d’aimer sans être aimé. La poésie profonde de son sentiment pour Mme Duvernay avait résidé dans ce renoncement anticipé à toute espérance et à tout désir. Il avait accepté qu’elle épousât un autre homme et il avait assisté à son existence de ménage, non sans jalousie, mais sans révolte, et son pire regret avait été qu’elle ne fût pas plus heureuse. Devenue libre, il avait continué de vivre dans son atmosphère, sans même oser concevoir que rien pût changer dans leurs rapports. Morte, il avait poussé la dévotion jusqu’à cet héroïsme d’obéissance qui lui avait fait brûler, sans les lire, les lettres qu’elle lui avait laissées. Aucune nuance d’égoïsme, fût-ce la plus légère, n’avait terni la pureté de ce sentiment aussi désintéressé que le rayonnement de la lumière dans le ciel, que l’épanouissement des fleurs sur les branches, que toutes les énergies bienfaisantes de la nature. Jamais il n’avait été même touché par la pensée que cette prodigalité de ses trésors d’affection lui donnât droit à un retour. Et cependant, lorsqu’il eut Uni de lire ces fragmens révélateurs du journal de Malclerc, ces pages où le complice d’Antoinette avait raconté le roman secret de cette amie, idolâtrée vingt ans, avec tant de renoncement, mais aussi avec tant d’aveuglement, ce grand amoureux ne put s’empêcher de frémir de la plus violente, de la plus animale des haines. Toute la ferveur de son ancienne idolâtrie se tourna soudain en une aversion presque féroce contre celui qui avait été le héros de ce roman, contre cet homme que la morte avait aimé. Dans ces confidences où se trouvait ramassé un drame conjugal si poignant, si chargé de menaces pour l’avenir de la plus attendrissante des victimes, le vieillard n’aperçut, le manuscrit une fois refermé, que cette unique et douloureuse chose : « Antoinette avait aimé !… » Cette bouche, dont il revoyait en pensée la ligne idéalement fine et frémissante, avait murmuré des paroles d’amour, donné des baisers d’amour ! Ces yeux, dont l’impénétrable et doux regard le poursuivait du fond de la tombe, s’étaient baignés des larmes de l’amour, illuminés de la brûlante flamme de l’amour ! Les masses fauves de ces beaux cheveux, des mains d’amant les avaient caressées et déroulées ! Un amant avait étreint et possédé ce corps délicieux ! Un amant avait reçu d’elle et lui avait donné cet ineffable bonheur de l’extase partagée, si divine à goûter entre les bras d’une créature comme elle, que cet amant n’avait pu l’oublier, qu’il en demeurait blessé d’une inguérissable nostalgie !… À cette idée, un sursaut de répulsion faisait vibrer d’Andiguier tout entier. Ce phénomène d’attrait et d’antipathie à la fois, qu’il avait éprouvé à la première rencontre avec Malclerc, s’expliquait maintenant. Une double vue de son cœur l’avait averti. Il avait été attiré par une influence d’Antoinette devinée, pressentie chez cet inconnu. Il avait été repoussé par une intuition de l’odieuse vérité. Qu’elle lui était odieuse, en effet, si odieuse que la préoccupation qu’il aurait dû avoir d’Éveline et de ce mariage monstrueux avec l’amant de sa mère s’effaçait, s’abolissait complètement. Ce fervent, ce dévoué Philippe d’Andiguier, que bouleversait, ce matin même, la seule pensée d’un malheur suspendu sur la tête de Mme Malclerc, n’allait plus avoir, pour quelques heures, que cet inutile et torturant souci : plonger en esprit dans son passé et y rechercher des signes qu’il n’avait pas vus alors… Il se rappelait qu’à une époque, Antoinette ne l’avait plus reçu aux mêmes heures. Elle avait prétexté une prescription du médecin qui lui recommandait des promenades à pied. Et lui, d’Andiguier, y avait cru !… Il se revoyait, lors de son dernier voyage en Italie, avant la mort d’Antoinette, insistant pour que celle-ci partît avec lui, comme elle en avait eu l’intention, et elle refusant, à cause de sa fille, avait-elle dit. Et il avait cru encore à ce motif ! Et il lui avait su gré d’être si bonne mère !… Vingt épisodes pareils se représentaient à son esprit, tous également humilians pour sa perspicacité, jusqu’au dernier, à ce legs des lettres qu’elle lui avait demandé de brûler… La scène ressuscita dans sa mémoire, avec le relief de la réalité. Il était là, dans cette même pièce, au coin de cette cheminée, tenant en main l’enveloppe de cuir blanc et souple que des rubans défendaient seuls. La face des objets, autour de lui, n’avait pas changé : les deux grandes tapisseries florentines d’après Filippino Lippi dressaient leurs personnages au fond de la paisible salle, alors comme aujourd’hui. Alors comme aujourd’hui, les enluminures des cartes de tarot faisaient une joaillerie de couleurs sur l’étoffe sombre du lutrin ; la princesse peinte par Pisanello détachait son profil de médaille sur un paysage de montagnes bleues et d’eaux claires comme miniature ; les statuettes d’or s’érigeaient sur les branches, et le piédestal d’argent du haut crucifix du Verocchio — tous les objets du musée, alors comme aujourd’hui, entouraient leur maître, l’invitaient à oublier la vie et ses misères dans la sérénité contemplative de l’art. Alors il n’avait pas eu une pensée pour eux, à cette minute des suprêmes hésitations devant l’enveloppe des lettres d’Antoinette. Aujourd’hui, et pour exorciser le fantôme de la morte qu’il leur avait préférée, il se mit, tout au contraire, à regarder ces cartes peintes, ces tableaux, ces sculptures, ces pièces, d’orfèvrerie, ces mosaïques, ces bijoux, ces boiseries, toutes ces choses, insensibles et muettes ; — mais elles ne l’avaient pas trompé, mais il ne leur avait dû que des joies ! Et, repoussant de la main les feuilles éparses du cruel Journal qui venait de lui percer le cœur, il jeta à haute voix ce cri de rébellion contre sa foi de tant d’années :

— Tout mentait donc, excepté ça…

À ce moment, ses yeux rencontrèrent, parmi tant de merveilles éparses sur les chevalets et sous les vitrines, le mince panneau dont Malclerc avait parlé dans sa confession, cette sainte Claire, vêtue en franciscaine, pieds nus et tenant son cœur dans sa main. La phrase d’Antoinette au jeune homme : « C’est ainsi que je voudrais avoir mon portrait fait pour toi… » revint tout à coup à l’esprit du vieillard, et cette autre, écrite par Malclerc lui-même : « C’était vraiment le cœur de ma pauvre maîtresse qui brûlait dans la main de la sainte… » L’idée que cette peinture leur avait servi à tous deux de gage d’amour, qu’ils l’avaient tous deux regardée avec les mêmes émotions, la lui rendit soudain physiquement intolérable. Il marcha sur elle comme il eût marché sur son rival, et, d’une main tremblante de colère, il l’arracha plutôt qu’il ne la décrocha de la muraille. Puis, avisant un coffre tout auprès, il en souleva le couvercle, et il y jeta le précieux panneau, d’un geste qui l’aurait fait passer pour fou aux yeux des collectionneurs du monde entier, s’ils l’avaient vu saisir avec cette brutalité d’iconoclaste ce délicat chef-d’œuvre, exécuté sur une pâte tout écaillée, toute friable, et dont les couleurs fragiles s’effritaient déjà !…


Cet homme si réservé d’habitude, si digne, et dont toute l’existence s’était écoulée parmi les gestes surveillés des amateurs d’art, fut ramené à lui-même par la puérilité impulsive de cette déraisonnable action. Il passa les mains sur ses yeux, et il secoua, plusieurs fois, sa vieille tête blanchie comme pour dire non et encore non à cette colère qui venait de le dégrader ainsi à ses propres yeux. Il retourna vers la table où il avait jeté les feuillets du journal de Malclerc. Il les ramassa. Puis, accoudé, le front dans sa main, il recommença de les lire, et il tomba dans une rêverie qui n’avait plus rien de commun avec son emportement de tout à l’heure. C’est qu’à travers ces pages, maintenant, la grâce d’Antoinette lui redevenait si présente, si vivante, qu’il en subissait de nouveau l’ensorcellement. Elle était là, qui lui souriait de son sourire si à elle, ce sourire d’enfant, et toujours teinté d’un peu de mélancolie, avec cette fossette, à gauche, un peu au-dessus du coin frémissant de sa bouche. Comme Malclerc avait senti la grâce amère de ce sourire ! Comme le vieillard retrouvait le souvenir qu’il gardait des prunelles de la morte, dans ces confidences de l’amant ! Elles se rouvraient, elles le regardaient, ces prunelles bleues, « à la fois si douces et si impénétrables. » Elle lui avait parlé, à lui aussi, elle lui parlait, de cette voix « qui semblait venir de si loin dans son âme »… Si différens que fussent les deux hommes, leur impression de leur commune amie avait eu quelques-unes de ces analogies profondes, qui veulent qu’une invincible sympathie se mêle à la haine dans certaines rivalités d’amour, et voici que l’image d’Antoinette, évoquée par la passion d’un autre, s’anima pour d’Andiguier davantage et davantage encore. Voici que la chaude source de tendresse se mit à jaillir de nouveau, à ruisseler dans ce cœur de plus de soixante ans, comme si la perfide était réellement entrée dans la chambre… Perfide ? Avait-il vraiment le droit de l’appeler ainsi ? Quelle promesse lui avait-elle faite, qu’elle ne lui eût pas tenue ? Quel droit lui avait-elle donné, qu’elle lui eût repris ? À quels engagemens envers lui avait-elle manqué ? Si elle s’était tue du sentiment qu’elle avait éprouvé pour Malclerc, n’était-ce pas qu’elle se savait aimée par son vieil ami, d’une affection plus passionnée que l’amitié, et afin de lui épargner une inutile souffrance ? Il en avait été de lui comme de sa fille. Si réfléchie et si fine, elle avait souhaité de leur éviter à l’un et à l’autre des complications dangereuses. Elle avait rêvé de ne rien leur prendre. Elle ne leur avait rien pris. Son silence n’était ni une hypocrisie, ni une défiance. C’était un respect pour les droits acquis, et, pour ce qui le concernait, un ménagement envers une tendresse trop susceptible. D’Andiguier n’en avait-il pas eu la preuve dans cette mission dont elle l’avait chargé après sa mort ? Ces lettres, livrées si loyalement à sa fidélité, sans un essai d’explication, sous la seule sauvegarde d’un souhait, n’était-ce pas l’aveu qu’elle avait des secrets, inconnus de lui, en même temps qu’une supplication de ne pas chercher à les savoir ? Comment pouvait-il lui reprocher sa double vie, lorsqu’elle lui en avait mis le mystère entre les mains, avec une simplicité qui attestait ! une telle estime, tant d’amitié aussi ? La part qu’elle lui avait ! attribuée dans son cœur, n’avait certes pas été la plus grande. Elle avait été bien à lui. Quand il l’avait rencontrée au bord du lac de Côme, dans la douloureuse période d’avant son mariage avec Albert Duvernay, qu’avait-il voulu, désiré, espéré ? Qu’elle lui permît de se dévouer pour elle, de la protéger, de l’aimer ? N’avait-elle pas accepté cette protection jusqu’au bout ? N’avait-elle pas choisi ce dévouement pour y faire appel, jusque dans la mort ? Ne lui avait-elle pas donné un suprême témoignage qu’elle croyait à l’infinie délicatesse de son amour ? Et, devant l’évidence renouvelée que, s’il n’avait pas été tout dans cette vie de femme, il y avait du moins été quelque chose de très vrai, de très intime, de très rare, le remords de sa colère le saisit, et des larmes commencèrent de rouler dans les rides de ses joues, tandis qu’il cachait son pauvre visage usé dans ses mains, en disant et redisant de nouveau tout haut, mais cette fois au fantôme de la disparue : « Pardon ! pardon ! pardon ! »

C’est alors, et dans ce violent sursaut de remords et d’attendrissement, que le sens de la réalité ressaisit tout à fait cet homme généreux. À quoi et à qui venait-il de penser, depuis qu’Éveline était partie de cette chambre et qu’il avait commencé la lecture du Journal de Malclerc ? À sa propre histoire, et à lui, uniquement à lui. Que s’était-il demandé ? S’il avait été trompé par Antoinette. Et, pendant ce temps-là, un être vivant et sentant, cette tendre, cette innocente Éveline, qui s’était adressée à lui dans son agonie, au nom même de cette Antoinette, était en danger, et il l’oubliait. Il oubliait dans quelles circonstances ces pages révélatrices lui avaient été remises, par le mari de cette malheureuse enfant, au lendemain d’un premier essai de suicide, à la veille peut-être d’un second, dans un de ces intervalles de répit comme en comportent les profondes maladies morales et que l’on ne retrouve pas toujours, si l’on en laisse échapper l’opportunité. Le désespoir de la jeune femme, si dangereux dans les conditions présentes de sa santé, avait été suspendu par la démarche qu’il avait consenti à faire. Ce désespoir allait reprendre, et, sans doute, devenir fatal. Malclerc, épuisé, brisé par la scène de la veille, s’était, pour un moment, départi de son orgueil et de son silence. Il s’était remis tout entier aux mains du plus vieil ami de sa femme. Demeurerait-il dans ces sentimens ? La maladie de ce ménage, comme avait dit si étrangement et si justement Mme Malclerc, traversait une crise d’où dépendait tout l’avenir. Le hasard voulait que la responsabilité en pesât sur d’Andiguier. Allait-il la fuir ?… Quand cet autre courant d’idées eut traversé l’esprit du vieillard, il se redressa. Les larmes séchèrent dans ses yeux. Une tension de toute sa volonté le raidit dans un geste d’énergie, et, comme pour manifester par son attitude le changement qui s’accomplissait en lui, il se mit à ranger méthodiquement, sans que ses doigts tremblassent maintenant, les feuilles détachées du journal de Malclerc. Il devait avoir eu cette méticulosité jadis, dans le palais du quai d’Orsay, pour classer les dossiers qui ressortissaient à ses fonctions de conseiller-référendaire. Les cahiers une fois mis en ordre, il les enferma dans un meuble de la Renaissance, en noyer sculpté, où il plaçait les documens relatifs à son musée. — La clef ne quittait jamais sa chaîne de montre. — Et il se reprit à marcher de long en large, comme il avait fait quelques heures plus tôt, quand il attendait Éveline. L’aiguille de la pendule en forme d’ostensoir avait parcouru la moitié du tour du cadran, et le crépuscule commençait d’assombrir les arbres du jardin sous les hautes fenêtres, qu’il se promenait encore. Il n’avait rien mangé de la journée, ayant renvoyé son domestique quand celui-ci était venu lui annoncer que le déjeuner était servi. Il ne s’était pas plus aperçu de ce jeûne que de la fuite des minutes. Son intelligence était dans cet état d’éréthisme qui précède certaines décisions dont nous pressentons le caractère irrévocable et tragique. Sans qu’il s’en doutât, une autre raison encore que le péril pressant de sa protégée, surexcitait ses facultés, dans ces instans d’une méditation angoissée. Inconsciemment, il instituait vis-à-vis de lui-même une rivalité entre son cœur et le cœur de Malclerc. Il ne s’en rendait pas compte, mais, si son désir d’être bienfaisant à Éveline s’exaltait en ce moment à ce degré d’ardeur, c’était à cause de sa jalousie. Cette redoutable passion, toute mêlée de chair et de sang, et qui, chez la plupart des hommes, demeure confinée aux bas-fonds les plus haineux de l’âme, prend cependant, chez quelques cœurs d’élite, une forme aussi élevée qu’elle est rare : celle d’une émulation de dévouement. En face de l’amant aimé, qui avait tout reçu, tout possédé, d’Andiguier représentait l’amour chevaleresque et désintéressé, celui que le vulgaire traite volontiers de dupe, et qui le serait, s’il ne réservait pas à ses dévots les ineffables voluptés du sacrifice. Que peut faire cet amour sans voluptés, cet amour qui n’est pas partagé, en face de l’autre, sinon lui prouver et se prouver qu’il aime davantage, sinon dépasser l’amour heureux, l’écraser par la magnificence de ses immolations, par la prodigalité de ses tendresses ? Lutte douloureuse et sublime, dont un des amoureux de cette race, le romanesque et mystérieux La Bruyère, a ramassé les fiertés dans ce soupir : « C’est une vengeance douce à celui qui aime beaucoup, de faire, par tout son procédé, d’une personne ingrate, une très ingrate… » Défendre Éveline, après ce qu’il venait d’apprendre, avec autant, avec plus de fidélité que s’il n’eût jamais su le secret d’Antoinette, n’était-ce pas pour d’Andiguier dire à celle-ci, lui crier, de par delà les années, de par delà la mort : » C’est un autre que tu as le plus aimé, mais c’est moi qui t’ai le plus aimée. Ce bonheur que tu lui as donné, c’est moi qui le méritais. C’est moi qui réparerai le mal qu’a causé l’homme que tu m’as préféré, moi qui défendrai ta fille, et contre lui, qui est en train de la tuer !… »


Défendre Éveline ? Mais comment ? Cette question, d’Andiguier se la posa et se la reposa bien des fois durant les longues heures de cette méditation, sans pouvoir y répondre. Vainement apportait-il, à en considérer les diverses faces, toute la vigueur d’esprit que lui donnait, avec l’expérience de ses soixante-trois ans, son brûlant désir d’être bienfaisant à l’enfant de la morte. Il se rencontre dans la vie des situations sans issue, qui semblent ne comporter d’autre remède que l’attente. Les pires misères, et qui paraissent les plus inguérissables, finissent avec le temps, ou plutôt, elles ne finissent pas, elles s’usent. Mais avant que cette force d’usure n’ait exercé son irrésistible pouvoir, il y a vraiment des problèmes de destinée insolubles. Le mariage d’Éveline en était un. En épousant la fille de sa maîtresse comme il avait fait, à cause du sentiment qu’il gardait à la mémoire de la morte et halluciné par le mirage d’une saisissante ressemblance entre ces deux femmes. Malclerc s’était engagé, et il avait engagé avec lui cette innocente, dans une de ces impasses morales qui ne permettent à un couple humain ni d’y rester, ni d’en sortir. Quoique le cas n’ait été prévu par aucun code, et qu’au demeurant il eût eu le droit strict d’agir comme il avait agi, il n’en avait pas moins manqué à une de ces lois non écrites que la conscience reconnaît comme absolument, comme irrévocablement impératives. Cette substitution, sentimentale et physique, de l’épouse à la maîtresse, de la fille à la mère, constituait une véritable monstruosité. C’était une anomalie et d’autant plus irréductible que le charme de cette vivante n’avait même pas eu raison du souvenir de cette morte. Le malheureux, — son journal l’attestait avec trop d’évidence, — n’était arrivé qu’à empoisonner, c’étaient ses propres termes, son présent par son passé, et son passé par son présent. Que lui conseiller ? De quitter sa jeune femme au moment où elle allait devenir mère ?… Un tel abandon était un nouveau crime. — De continuer la vie avec elle ? Était-ce possible dans des conditions pareilles ? — En ayant recours au suicide, comme au seul moyen d’en finir, avait-il eu si tort ?… Et pourtant non. Se tuer, ce n’était rien réparer. Un mari dont la femme est grosse a encore moins le droit de mourir que de s’en aller… Que faire alors ? Était-il possible d’appliquer à ce douloureux malaise, au lieu de la méthode expectative, un procédé chirurgical ? Il y en avait un que Malclerc avait lui-même entrevu à plus d’une reprise sans oser jamais l’employer : tout révéler à Éveline. D’Andiguier avait trop vécu pour ne pas savoir que la vérité porte avec elle d’étonnantes vertus de guérison. La preuve en est que la certitude du malheur est moins insupportable que son attente, la découverte d’un danger moins terrifiante que son soupçon. Sachant cela, lui aussi, pourquoi Malclerc avait-il toujours reculé devant cette révélation ? Pourquoi ? Mais parce qu’il avait senti ce que d’Andiguier sentait aussi, avec une force extrême, qu’il n’est jamais permis à un homme, quelles que soient les circonstances, de toucher à une mère dans le cœur de sa fille. Où trouver les mots pour énoncer de vive voix l’horrible chose ? Pouvait-on davantage faire lire à Éveline cette confession de son mari, dont chaque phrase lui entrerait dans le cœur comme une pointe envenimée ? N’y eût-il qu’une chance, une seule, pour que la jeune femme ignorât jusqu’à la fin qui elle avait épousé en épousant Malclerc, le devoir de ceux qui savaient la vérité ne faisait pas doute. Ils devaient à tout prix aider à la maintenir dans cette ignorance. Le coup à frapper était trop cruel !… Que faire alors ? Que faire ? En appeler à la conscience de Malclerc uniquement, cette conscience obscurcie et pourtant vivante, et qui palpitait, malgré ses fautes, qui gémissait à travers les pages où il avait raconté ses égaremens. — « Il se fait en moi, avait-il écrit, une révolte. De quoi ? De mon honneur… » Et ailleurs : « Je me sens responsable vis-à-vis d’elle. J’ai des remords… » C’est la corde, cela, qu’un homme a toujours le droit de toucher dans un autre homme. C’est aussi celle qu’il peut toujours toucher efficacement. L’honneur est comme le courage, un témoin le suscite et l’inspire. N’était-ce pas cette suggestion de sa volonté défaillante par une volonté ferme que Malclerc avait implorée en remettant à d’Andiguier son journal ? « Ce que vous me prescrirez de faire, je le ferai… » avait-il dit, et toute la confusion d’une honte bien voisine du repentir n’avait-elle point passé dans cette plainte : « Laissez-moi vous serrer la main. C’est peut-être la dernière fois ?… » Et combien il était influençable, combien aisément sa sensibilité malade se mettait au ton d’une sensibilité plus saine, ne l’avait-il pas déclaré par cet aveu : « Je pourrai lui être bienfaisant. De ne plus être seul à porter ce poids sur le cœur, va me le permettre !… » Oui, plus d’Andiguier y réfléchissait, plus il comprenait que la seule voie de salut ouverte à ce ménage était dans ce repentir de Malclerc. Il fallait que cet homme aperçût dans une acceptation courageuse et secrète de sa souffrance intérieure un rachat possible de la faute qu’il avait commise. Il avait pris toute une existence, — et dans quelles conditions ! — uniquement pour satisfaire son morbide appétit de sentir. Il retrouverait l’estime de lui-même et par suite un peu plus de force chaque jour, s’il se dominait assez pour que les contre-coups de ses émotions n’atteignissent plus le cœur dont il avait abusé. L’effort serait d’autant plus pénible que l’attention d’Éveline était éveillée et qu’elle épierait sur le visage de son mari les moindres vestiges du trouble caché dont elle avait mesuré l’intensité. Mais aussi, elle allait être mère. La naissance d’un enfant exerce sur une âme de femme une si puissante dérivation de ses facultés aimantes ! Quatre ou cinq semaines la séparaient de la délivrance. Que Malclerc eût la force de tenir jusque-là ce rôle d’un homme redevenu maître de lui, et qui a traversé une crise d’un ordre tout physique, comme il l’avait prétendu — … peut-être la maternité accomplirait-elle une fois de plus son miracle d’apaisement.

— J’ai bien vu sa mère arrachée ainsi au désespoir, se disait d’Andiguier. — Oui, la maternité sauvera tout, à la condition qu’elle ne soupçonne rien, absolument rien… Cela dépend de lui, de lui seul… Ah ! Je l’y forcerai bien… Pourvu qu’il ne se passe rien de nouveau cette nuit-ci ?… Je ne me le pardonnerais pas… J’aurais dû le faire venir dès aujourd’hui, lui parler. Mais c’était trop dur. Et que ce sera dur, même demain !…


C’est sur ce discours intérieur et sur cette résolution que s’acheva, pour le vieillard, cette terrible journée. L’appréhension de ce premier entretien, maintenant qu’aucune équivoque n’était plus possible, le remuait à une telle profondeur qu’il ne put dormir de la nuit. Il avait eu beau, dans sa fervente exaltation de la veille, se hausser à cette altitude presque héroïque de l’ami qui pardonne à l’amant, du dévot d’amour qui trouve dans l’immolation de ses plus justes rancunes une ivresse de martyre, il était homme, et l’idée de tenir là, devant ses yeux, celui à qui Antoinette s’était donnée, de l’entendre respirer, de le voir bouger, de le sentir réel dans son animalité, lui faisait mal à l’avance, si mal qu’à plusieurs reprises la tentation le saisit d’éviter, de reculer au moins cette entrevue. Si au lieu de provoquer une conversation avec Malclerc, il lui écrivait, en détail et longuement ? Mais une lettre a-t-elle l’efficacité de la présence et de la parole ? Pour suggestionner quelqu’un, car c’était d’une suggestion qu’il s’agissait, — le regard, la voix, l’influx physique et immédiat de la volonté sont nécessaires… Et puis une lettre s’égare, elle est volée, elle tombe dans des mains à qui elle n’est pas destinée. Qu’il écrivît à Malclerc et qu’Éveline interceptât le message ?… Non. L’entrevue était inévitable et tout de suite. À constater combien il était faible devant un acte dont sa raison lui démontrait la capitale importance, d’Andiguier s’indignait contre lui-même. De quel droit condamnait-il les lâchetés de Malclerc et ses complaisances à sa propre émotion quand il en rencontrait de pareilles en lui ? Que s’agissait-il de dompter ? Une souffrance d’imagination, la petite secousse nerveuse d’une vision toute rétrospective, rien de plus, et il hésitait ? Le bonheur, la vie peut-être de la fille d’Antoinette étaient en jeu, et il ne trouvait pas, dans sa tendresse pour la mémoire de la mère, dans sa pitié pour une enfant injustement tourmentée, l’énergie de cet effort ? Comment rendrait-il la vigueur de la résolution à l’âme inquiète dont il voulait arrêter le désarroi, si son âme à lui vacillait ainsi ? On ne communique pas le courage, quand on a peur, la robustesse quand on est faible, la volonté quand on hésite :

— Non, se dit-il à un moment, je ne lui ressemblerai pas…

Cette comparaison avec Malclerc acheva de décider cet homme que la pureté de sa vie et la longue fidélité de sa pensée à un sentiment unique, gardaient si jeune de cœur malgré les années, si vibrant de passion sous ses cheveux blancs. Quand il se réveilla, au matin, d’un court sommeil, pris fiévreusement à l’aube, cette décision n’avait pas changé. Sa première action, aussitôt levé, fut d’envoyer à Malclerc un billet de quelques lignes où il lui demandait de venir rue de la Chaise aussitôt que possible. Il prit le soin de rédiger cette missive en phrases toutes banales. Éveline aurait pu les lire au besoin, et les trouver parfaitement naturelles. À cette précaution, il en avait joint une autre : celle de recommander à son domestique qu’il remît le billet en mains propres au destinataire et qu’il attendît la réponse. Il n’avait osé ajouter aucune autre instruction. Aussi éprouva-t-il un véritable soulagement lorsque, au retour, son messager lui dit qu’il avait donné la lettre à M. Malclerc en personne :

— Il était seul ? insista d’Andiguier.

— Il était seul, répondit le valet de chambre.

— Et qu’a-t-il répondu ? demanda le maître.

— Qu’il me suivait, fit le serviteur.


Ainsi la première conversation entre les deux hommes allait avoir lieu sans qu’Éveline la soupçonnât. Ce point paraissait à d’Andiguier d’une telle importance que ce fut l’objet de sa première question à Malclerc quand celui-ci arriva au rendez-vous. Les deux hommes étaient demeurés l’un en face de l’autre, sans paroles, pendant quelques instans. Leur embarras ne cessa qu’après que le vieillard eut tendu la main à son visiteur par un geste qui a dû être inscrit, là-haut, au martyrologe d’amour. Ce simple contact de chair rancissait en lui toutes les tortures dont la jalousie physique l’avait accablé depuis la veille. Mais l’autre jalousie, celle du cœur, lui ordonnait de ne pas laisser même soupçonner les sensations que l’amant d’Antoinette lui infligeait par sa seule présence. Dans tout autre moment, Malclerc eût sans doute été frappé par l’altération des traits de son confident. Le coup reçu la veille était empreint dans les rides plus accentuées, dans la décoloration du teint, dans l’affaissement des joues, dans les yeux dont l’éclat était comme terni par les larmes. M. d’Andiguier avait vieilli de plusieurs années dans ces quelques heures. Si son visiteur l’eut connu davantage, il eût été étonné aussi que le collectionneur eût choisi, pour le recevoir, une pièce en retrait derrière la chambre à coucher, et visiblement abandonnée, au lieu de la galerie où il se tenait toujours, étant de ces dilettantes qui vivent à même leurs objets d’art, familièrement, continûment. Il n’avait pu supporter la pensée que Malclerc regardât de nouveau le petit panneau de l’Angelico, remis à sa place sur le mur, et se souvînt d’Antoinette devant la Sainte au cœur brûlant. Il avait besoin de tout son sang-froid pour ce grave entretien, et, en fait, sa voix ne trahissait aucune de ses profondes émotions quand cet héroïque servant d’une mémoire adorée demanda :

— Comment avez-vous quitté Éveline ? J’espère qu’elle ne sait pas que je vous ai écrit ?…

— Absolument pas, répondit Malclerc. Je ne l’ai pas vue ce matin. Mais la journée d’hier a été calme. Elle est rentrée de chez vous plus tranquille, quoique avec un regard qui indique trop qu’elle cherche toujours. Et moi aussi, j’ai été plus tranquille. Vous ne saurez jamais le bien que vous m’avez fait, rien qu’en acceptant de recevoir ma confidence… Je vous répète ce que je vous ai dit : j’étouffais… Et puis, je vous connais si bien, monsieur d’Andiguier. Quand nous causions de vous autrefois, elle me disait toujours : « C’est le plus noble cœur que j’aie rencontré… » Je savais que vous me comprendriez, que vous me plaindriez. J’en ai tant besoin… Quand vous m’avez tendu la main, tout à l’heure, j’ai senti qu’elle était entre nous, elle dont vous avez été le meilleur ami, et moi !… Mais qu’avez-vous, monsieur d’Andiguier, qu’avez-vous ?…

Le vieillard avait pâli affreusement, tandis que son interlocuteur prononçait ces dernières paroles. Ce rappel d’Antoinette, accompagné d’un regard chargé de tant de souvenirs, cette syllabe d’amour, cet : « elle, » murmuré d’une voix émue, cette allusion, d’une atroce ironie pour lui, à l’estime où l’avait tenu cette femme passionnément éprise d’un autre, — l’épreuve avait été trop forte. La plaie intime, ouverte depuis la veille, touchée ainsi, — et par quelles mains ! — avait saigné à le faire crier. Mais déjà il avait maîtrisé cette faiblesse et repris :

— Je n’ai rien. Un peu de fatigue, voilà tout, à cause de la secousse d’hier. Elle a été rude, je vous assure, quand Éveline m’a parlé comme elle m’a parlé. Mais je suis mieux… D’ailleurs, son visage était redevenu ferme et sa voix claire pour dire cette phrase : — Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, c’est de vous. C’est d’Éveline surtout… Vous m’avez demandé hier, reprit-il après un silence, d’être un appui pour vous à cause de cette pauvre enfant. Ce sont les mots dont vous vous êtes servi. Je ne connais pour un homme qu’une façon d’en aider un autre, c’est de lui parler d’abord avec une absolue franchise…

— Je suis prêt à tout entendre, répondit Malclerc, vous ne me jugerez pas plus sévèrement que je ne me juge…

— Je vous jugerai peut-être autrement, fit d’Andiguier. Je serai brutal, ajouta-t-il. Vous avez voulu voir à votre situation des dessous qu’elle n’a pas. Vous vous êtes attardé, votre journal le prouve, à éveiller en vous les remords d’un crime imaginaire et raffiné que vous n’avez pas commis. Vous avez écrit ces mots : une sensation d’inceste, et, ne dites pas non, vous vous êtes presque complu non pas à cette sensation, mais à ce remords… La vérité est plus humble, et il faut la regarder bien en face. Vous n’avez pas commis ce crime-là. S’il y avait un inceste dans le mariage que vous avez fait, vous n’auriez qu’à vous tuer. Il n’y a pas d’inceste. Il y a un autre crime, mais réparable et qui a un nom : c’est l’abus de confiance… — Et, sur un geste du jeune homme : — Je vous ai prévenu que je serais brutal… Puis-je continuer ?… — Et comme l’autre avait incliné sa tête en signe d’assentiment : — Le prêtre que vous êtes allé voir, à la veille d’épouser Éveline, vous a dit que le mariage est un sacrement. Moi, qui suis un vieux fonctionnaire, je m’en tiens à une définition civile, et je dis que le mariage est un contrat. Or, dans un contrat, si une des deux parties dissimule à l’autre un secret d’une telle nature que, connu, il eût empêché l’accord, il y a dol. Voilà le vrai caractère de votre faute vis-à-vis d’Éveline. Si cette enfant, ou quelqu’un qui s’intéressait à elle, sa tante, par exemple, avait connu votre passé, ce mariage n’aurait pas eu lieu. Vous le saviez. Vous avez passé outre. Vous avez commis un dol. Votre tort est là. Il n’est pas ailleurs. L’admettez-vous ?

— Je l’admets, répondit Malclerc. Sa physionomie, quand d’Andiguier avait prononcé ces termes méprisans d’abus de confiance, de dol, s’était assombrie. Un éclair avait passé dans ses yeux. Visiblement, il ne s’était pas attendu que le vieillard lui parlerait de cette voix dure, avec ces phrases impitoyables, où il distinguait, non sans étonnement, une animosité, toute voisine d’être haineuse. Mais c’était lui qui avait provoqué cet entretien par ses déclarations de la veille et par la remise de son Journal. Il se contint.

— Du moment qu’il en est ainsi, continua d’Andiguier, et que vous le reconnaissez, la nature de votre erreur vous marque votre devoir. Accepter les conséquences de ses fautes, c’est là toute l’expiation dont un homme est capable. On ne peut pas exiger de lui davantage. C’est ce que le langage vulgaire appelle si exactement prendre la responsabilité de ses actes. Vous avez épousé Mlle Duvernay avec un secret que vous deviez lui dire avant le mariage. En l’épousant, vous vous êtes engagé, par cela même, à ce que ce secret meure dans votre cœur, sans jamais en sortir, dussiez-vous en mourir aussi. Tous les mots, tous les gestes, toutes les expressions de visage qui ont pu donner à votre femme, durant ces derniers mois, l’idée que vous lui cachiez quelque chose, ont été autant de mauvaises actions ajoutées à la première. Il est temps encore de réparer le mal. Qu’à partir d’aujourd’hui, Éveline vous voie vivre avec elle simplement, naturellement, et elle attribuera les accès de tristesse qui l’ont tant troublée, et jusqu’à la scène d’hier soir, à ces désordres nerveux dont vous lui avez parlé déjà. Souffrez en dedans, mais qu’elle ne le voie plus. Tout votre devoir est là. Je conviens que c’est une très dure épreuve. Mais c’est vous qui l’avez voulue. Subissez-la virilement. Vous retrouverez votre propre estime, et, avec elle, la force de sauver votre ménage. Vous devez vivre, et vivre avec ce but : guérir la blessure que vous avez faite à ce jeune cœur qui s’était donné à vous avec un si complet abandon. Moi, je serai là pour vous soutenir, puisque le silence vous était trop lourd. Vous me parlerez, et tout ce que je pourrai pour vous aider à endormir les soupçons d’Éveline, je le ferai. Mais, prenez garde ! Ce n’est pas dans huit jours, ce n’est pas dans vingt-quatre heures qu’il faut commencer à vous prendre en main ; c’est aujourd’hui, c’est tout de suite… Vous en sentez-vous l’énergie ?…

— Oui, dit le jeune homme avec fermeté. — La virile allure de la parole de d’Andiguier, dans cette seconde partie de son discours, correspondait trop à certains besoins de cette âme désorientée et fatiguée d’une si longue solitude. Mais Malclerc avait aussi trop souffert pour n’avoir pas besoin de plus d’affection dans le conseil, de plus d’indulgence dans l’appui, et, après avoir répété : « Oui, je m’en sens l’énergie et je vous donne ma parole que je ne retomberai plus dans mes faiblesses, » il continua : « Vous avez été bien sévère pour elles tout à l’heure, mais vous êtes un sage, monsieur d’Andiguier. Vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir aimé comme j’ai aimé, d’avoir été aimé comme je l’ai été, et par quelle femme !… Vous ignorez ce qu’il vous en reste au cœur de nostalgie, comme on est impuissant contre le reflux d’un tel passé, comme le souvenir dissout la volonté, combien on peut être à plaindre, même en étant très coupable…

— Vous croyez avoir aimé… répondit d’Andiguier avec un profond accent d’amertume. Ses grands traits s’étaient de nouveau altérés, quand l’ancien amant d’Antoinette avait fait cette directe allusion à la morte. Il eut, pour prononcer cette parole d’un doute presque injurieux pour les sentimens de son interlocuteur, une voix soudain si changée que celui-ci en demeura surpris et le regarda. Pour la première fois, il eut une intuition de la vérité, en voyant de quelle flamme brillaient les yeux du vieillard et en l’entendant qui soulageait son cœur malgré lui et qui continuait : — Vous avez aimé à aimer, comme vous l’avez dit dans votre Journal, vous avez aimé à sentir, aimé à souffrir. Vous n’avez pas aimé. Vous ne vous êtes pas un seul jour, pas une seule heure, renoncé vous-même. Ce que vous avez regretté, avec cette nostalgie dont vous parlez, ce n’était pas votre amour. On ne regrette pas son amour, pour la simple raison que cet amour ne peut pas s’en aller. Il ne disparaît qu’avec nous, quand c’est vraiment de l’amour. Vous avez regretté des émotions. Ces deux femmes, pour vous, n’ont été qu’un prétexte à vous réchauffer, à vous brûler le cœur. Le foyer n’était pas en vous, il était en elles. À mon âge, on y voit clair dans les âmes, allez. Encore aujourd’hui, vous ne savez pas, vous ne soupçonnez pas ce que c’est que d’aimer… Aimer, ce n’est pas recevoir, c’est donner. Ce n’est pas chercher l’émotion, c’est la créer. C’est se dévouer à un autre être pour toujours. Il vit, on l’aime. Il meurt, on l’aime. Il ne nous quitte jamais, pas plus que Dieu ne quitte son fidèle. Si cet être vous aime, c’est le paradis. C’est le paradis encore, même s’il ne vous aime pas, même s’il en aime un autre. Car ce paradis, nous l’avons, nous le portons en nous, et c’est l’amour. Cet amour, vous l’avez inspiré, vous l’inspirez encore. C’est ainsi qu’Éveline vous aime, c’est ainsi que l’autre vous a aimé. Cet amour, vous ne l’avez ressenti, vous, ni pour cette autre, — vous n’auriez pas épousé sa fille, — ni pour cette fille, — vous ne l’auriez pas torturée et vous ne seriez pas torturé du regret de l’autre… Non. Ne dites pas vous avez aimé, vous n’en avez pas le droit… Surtout ne me le dites pas…

À mesure que d’Andiguier parlait, transfiguré par une exaltation grandissante, la lumière achevait de se faire dans l’esprit de celui auquel il adressait cette protestation trop passionnée pour n’être pas personnelle. Avec cette instantanéité du souvenir qui se produit en nous quand une évidence subite coordonne et illumine une suite de petites observations, restées jusque-là presque inconscientes, vingt images se représentèrent à Malclerc, dont le sens s’éclaira pour lui. L’espèce de réserve attendrie avec laquelle Antoinette lui avait révélé les assiduités de d’Andiguier chez elle, le ton si particulier de respect ému qu’elle avait toujours eu en le nommant, ses réticences pour raconter ce qui le concernait, son désir et sa crainte tout ensemble que les deux hommes se connussent, autant d’indices auxquels il avait à peine pris garde. Il en comprenait soudain la signification : d’Andiguier avait aimé Mlle Duvernay, et celle-ci l’avait su. Que cet amour durât encore, la souffrance dont le visage du vieillard portait la trace, en ce moment, le disait assez, et l’effrayant changement de ses traits depuis la veille, et cette vibrante revendication pour la supériorité de son sentiment. De qui parlait-il, sinon de lui ? De quel amour, sinon du sien ? Cet être, aimé même dans sa mort, même dans son amour pour une autre, qui était-ce, sinon Antoinette ? Contre quoi cet homme de plus de soixante ans se révoltait-il avec cette frénésie de douleur, sinon contre la révélation qui venait de lui être faite de la passion d’Antoinette, et pour qui ?… Si préoccupé qu’il fût par le drame de sa propre vie, Malclerc éprouva un saisissement devant cette complication, tout d’un coup découverte. Quel déchirement ses confidences avaient dû infliger à ce cœur si fidèle ! Et quelle générosité de l’avoir reçu, après cela, comme il l’avait reçu, de s’être offert à le soutenir, de l’avoir soutenu !… Toutes ces impressions se résolurent chez lui par un mouvement de pitié et de remords, qui le fit, après une minute d’hésitation, et quand d’Andiguier se fut tu, s’avancer vers lui, et lui tendre la main, en lui disant :

— Monsieur d’Andiguier, pardonnez-moi.

— Vous pardonner ?… interrogea le vieillard, sans répondre au geste du jeune homme. Qu’ai-je à vous pardonner ?… d’un ton redevenu hautain et presque dur.

— De vous avoir donné ce Journal, balbutia Malclerc. Ah ! si j’avais su !…

— Vous saviez mon affection pour Éveline, répondit d’Andiguier, et vous avez eu raison de tout m’avouer.

Son noble visage avait repris son masque de réflexion soucieuse et froide. Il ne voulait pas de cette sympathie de son rival pour sa sensibilité blessée. Ses yeux clairs eurent, en se fixant sur les yeux de l’autre, le regard de fierté d’un homme qui n’admet pas qu’on lui dise qu’il souffre. Ils semblaient déclarer à Malclerc, en le défiant et le condamnant : « Voilà l’exemple. » Mais cet éclair d’orgueil s’éteignit vite pour céder la place à une expression d’inquiétude épouvantée, quand le domestique qui avait porté la lettre rue de Lisbonne, le matin même, vint interrompre ce tête-à-tête des deux hommes et qu’il annonça, non sans un embarras qui prouvait que déjà les gens pressentaient un mystère autour des allées et venues de leurs maîtres :

— Madame Malclerc demande à parler à Monsieur… Que faut-il répondre ?…

— Il faut la faire monter, naturellement, dit d’Andiguier : Vous voyez comme elle est en éveil ?… ajouta-t-il en se retournant vers Malclerc, dans la minute qu’ils passèrent seuls. Souvenez-vous de votre promesse…

— Je m’en souviens, et je la tiendrai, dit le jeune homme, qui ajouta : — Vous me rendrez votre estime, je la veux, et je la mériterai… Et quand Éveline entra dans la chambre, des deux complices dans cette œuvre d’un tragique mensonge, c’était lui le plus calme, lui dont le visage offrait aux yeux aigus de l’arrivante cette expression naturelle, si difficile à prendre ainsi, à l’improviste. Il y avait au contraire une trace de contrainte, perceptible à une inquisition passionnée, dans la bonhomie jouée avec laquelle d’Andiguier vint à la jeune femme, et il lui disait, devançant ses questions, pour l’en désarmer :

— Toi chez moi, et à cette heure ?… Que se passe-t-il encore dans cette mauvaise tête ?… Tu t’es inquiétée de lui ?… Hé bien ! Tu le vois. Il est ici…

— Je n’en doutais pas, répondit Éveline, mais j’ai voulu en être sûre.

— Comme tu dis cela, reprit d’Andiguier. Pourquoi ?…

— Pour rien… fit Éveline en rougissant. Comme toutes les personnes très délicates que le soupçon a précipitées dans une démarche de quasi-espionnage, elle était partagée entre son fiévreux désir de savoir le secret qu’elle pressentait et une honte d’être venue surprendre son mari. C’était l’occasion pour celui-ci, d’entrer en scène à son tour, et de mériter l’estime de son juge, comme il avait dit, par son énergie à garder la parole donnée. Il commença donc, en s’adressant à d’Andiguier, d’un ton presque découragé :

— Avais-je raison, dans ce que je vous disais tout à l’heure ?… Voilà ce qui m’enlève toute tranquillité. Je m’épuise à lutter contre ces imaginations qu’elle se fait, et qu’elle garde. Mais je suis décidé à suivre votre conseil, et à ne plus laisser de silences s’établir entre nous… Et, se tournant vers sa femme : — Nous sommes vos deux meilleurs amis, Éveline. Vous nous tenez là, tous deux devant vous. Si vous avez de nouveau quelque chose sur le cœur, interrogez-nous. Nous vous répondrons…

— Non, dit-elle, je n’ai rien… Et elle répéta : Je n’ai rien… Mais c’est vrai, j’ai été folle… Aussi… continua-t-elle, cédant, malgré la révolte de sa dignité à ce besoin d’enquête qui l’avait fait, ayant su son mari sorti de grand matin, accourir droit chez d’Andiguier, avec l’idée fixe qu’il ne pouvait être que là : — aussi pourquoi rencontré-je toujours l’énigme devant moi, toujours la preuve qu’on me cache quelque chose ?

— Mais quelle énigme ? Mais quelle preuve ?… demanda Malclerc.

— Avant-hier, dit-elle d’une voix saccadée et qui hésitait, qui implorait. Le souvenir de ses horribles émotions de l’autre nuit, et de cette tentative de suicide, vainement niée, la reprenait, en même temps qu’elle avait encore plus honte. — Oui, avant hier, il y avait sur le bureau, je l’ai vue, une enveloppe au nom de M. d’Andiguier…

— Et vous vous mettez dans un état comme celui où vous êtes, pour de pareilles idées ? interrompit le jeune homme. J’avais préparé, tout simplement, pour lui, trois brochures qu’il m’avait prêtées… Où les avez-vous mises, monsieur d’Andiguier ? Montrez-les-lui…

— Non, dit vivement Éveline, je ne veux pas les voir… À quoi bon ?… continua-t-elle, en se parlant à elle-même, et involontairement encore, elle trahit le tumulte des impressions parmi lesquelles elle se débattait, en se contredisant aussitôt, et elle demanda : Mais alors pourquoi avez-vous tenu à venir lui parler, dès ce matin ?

— Pourquoi ? répéta Malclerc, et, tirant de sa poche la lettre de d’Andiguier : Lisez ce billet. Notre ami était tourmenté de vous, de nous, pour tout dire. Il a désiré m’entretenir de notre ménage, me réconforter, me donner des conseils… Mais lisez… lisez…

— Non, répondit encore la jeune femme, et elle repoussa l’enveloppe de la main. De nouveau, une lutte entre des émotions contraires se peignit sur son visage. Puis, interpellant le vieillard avec une solennité singulière, elle reprit : « S’il en est ainsi, vous, mon ami, jurez-moi sur le souvenir de maman qu’Étienne et vous ne me cachez rien, et je vous croirai…

— Mon enfant !… dit d’Andiguier, — et tout son pauvre cœur tremblait dans sa voix. — Ce n’est pas bien de mêler les morts à nos pauvres petites agitations. Ce n’est pas bien de dramatiser avec des appels de ce genre, avec des évocations et des sermens, des difficultés d’un ordre très simple. Je n’ai rien à te jurer et je ne te jurerai rien. Mais je te dirai avec tout ce que j’ai en moi d’amitié pour toi, avec tout ce que j’ai eu d’affection pour ta mère : reviens au bon sens et à la réalité. Ton mari vient de te donner l’exemple de ce qui est vrai, de ce qui est juste, de ce qui est sage. Il a souffert de désordres nerveux. Il va essayer de se soigner, de prendre sur lui-même, de se guérir. Ne lui rends pas cet effort impossible, et, toi-même, pense au grand événement qui se prépare. Il n’y a rien entre vous que des idées, que tes idées. Ne les laisse pas te ressaisir… Tu es toute pâle. Tu t’es rendue malade ce matin encore, en te levant sitôt, en venant, en te tourmentant, et c’est si inutile, c’est si coupable !… Allons, Étienne, — c’était la première fois qu’il appelait Malclerc de son petit nom, par une simulation d’amitié, bien magnanime, elle aussi, — vous allez la reconduire et la calmer. J’irai prendre de tes nouvelles cet après-midi, et, regarde-nous, tu verras bien que je ne te mens pas quand je te dis que, lui et moi, nous ne voulons que ton bonheur…


— J’aurais dû jurer… se disait ce grand honnête homme, un quart d’heure plus tard, quand il se retrouva seul, dans sa galerie, après le départ des jeunes gens : J’aurais dû jurer… Qu’est-ce qu’un faux serment, quand il s’agit d’épargner à une femme une révélation semblable sur son mari et sur sa mère ?… Mais non. Elle m’aurait cru aujourd’hui, et demain, elle aurait recommencé de douter, de chercher. Elle a été trop avertie… Du temps, il faut gagner du temps, et arriver à la naissance de l’enfant… Si ce malheureux, — il pensait à Malclerc, — à la force de se comporter comme ce matin, pendant ces cinq semaines, tout peut encore s’arranger… Ah ! conclut-il, j’aurais dû jurer tout de même !… Sur son souvenir, je n’ai pas pu !…

VII. — L’INÉVITABLE

D’Andiguier avait raison. Éveline avait été trop avertie, mais, et de cela il ne se doutait pas, entre tous les signes qui, depuis le début de son mariage, avaient d’abord éveillé, ensuite porté son inquiétude à ce point d’anxiété inapaisable où elle se trouvait maintenant, le plus décisif venait d’être cette attitude de l’ancien ami de sa mère, en face de son mari. Tandis que celui-ci la ramenait au sortir de cette pénible scène, de la rue de la Chaise à la rue de Lisbonne, et qu’il continuait de jouer, avec une perfection qui eût trompé toute autre personne, le rôle que lui avait suggéré d’Andiguier, la jeune femme commençait déjà le travail d’esprit qui devait bien vite l’amener dans la direction de la vérité, et, une fois en chemin, comment se serait-elle arrêtée ?

— Il n’a tout de même pas fait le serment que je lui demandais,… se disait-elle, en se rappelant quelle émotion d’Andiguier avait manifestée, dans les derniers momens de leur entretien et devant son appel filial. — Il ne pouvait pas le faire. Il n’a pas voulu me mentir jusque-là. Car il me ment, lui aussi. Ils me mentent. Ils s’entendent pour me mentir, et depuis hier,… ils s’entendent ? Comment ? Pourquoi ?…

Cet accord des deux hommes était un incident si nouveau, si singulier, qu’il avait, comme on voit, frappé aussitôt et très fortement l’intelligence de la jeune femme. Ce n’était pas une personne d’une très vive imagination qu’Éveline. Si elle tenait de sa mère cette sensibilité un peu farouche, ce reploiement sur soi-même, cette répugnance à montrer ses émotions profondes, qui lui donnait des coins romanesques dans l’âme, elle avait hérité du côté paternel un réalisme d’esprit et de jugement, très différent du tour d’idées, volontiers chimérique, de Mme Duvernay. Elle avait toujours tout pris très au sérieux. De là lui venait cette droiture un peu raide qui avait tant agi, par contraste, sur la nature ondoyante et complexe de son mari. On dupe aisément, une première fois, ces sortes de caractères, car, d’instinct, ils croient les autres aussi sincères, aussi simples qu’eux-mêmes. Quand leur défiance s’éveille, elle ne s’endort plus, précisément pour le motif qui les rend tardifs au soupçon. Ils ont trop besoin d’être vrais avec eux-mêmes, pour ne pas couler à fond les indices qu’ils ont une fois remarqués. C’est ainsi qu’Éveline, durant les quelques jours qui suivirent ces quarante-huit heures, si chargées pour elle de mystères, ne questionna plus, ne se plaignit plus. Mais toute l’énergie de sa réflexion se concentra sur cette donnée inattendue de l’énigme dont elle sentait le poids sur son ménage. Le problème se posait ainsi maintenant : au lendemain de la tentative de suicide de son mari, elle était venue, affolée, à bout de forces, supplier d’Andiguier. Celui-ci avait accepté la mission de faire une démarche auprès de Malclerc. Il était parti en promettant de lui parler, de lui arracher son secret, d’essayer du moins. Il était revenu sachant ce secret, — pour Éveline ce point ne faisait pas doute, — oui, le sachant, et décidé à s’en taire. De quelle nature était donc cette confidence pour que non seulement son plus sûr ami ne voulût pas la lui répéter à elle, mais encore que les deux hommes se fussent aussitôt ligués afin de mieux lui cacher ce qu’elle avait un droit sacré à savoir ? Tout l’avenir de son mariage était en péril. Elle n’avait dissimulé à d’Andiguier aucun de ses troubles. Elle lui en avait montré la cause dans cette idée fixe qui rongeait son mari, dans ce secret autour duquel elle errait depuis des mois. Elle avait vu d’Andiguier bouleversé de sa souffrance, elle entendait encore son cri d’indignation : « Tu as raison, il faut que Malclerc s’explique ! » et cet entretien avec Malclerc avait suffi pour retourner cet homme, pour en faire un allié de l’autre dans une conjuration de silence. Cette antipathie réciproque, dont il lui avait fait l’aveu, s’était changée, dans ce si petit espace de temps, en une complicité. Quelles paroles s’étaient donc prononcées entre eux ? Quand elle les avait surpris dans cet entrevue du matin organisée à son insu, cette volonté d’entente et de silence était écrite sur leurs visages, dans leurs regards, dans leurs attitudes. Quelle impérieuse nécessité, commune à l’un et à l’autre, les avait fait se concerter avec une soudaineté qu’elle eût qualifiée de miraculeuse, si elle n’y avait pas assisté ? C’était un mystère par-dessus un mystère, que cette subite mainmise du jeune homme sur le vieillard. Mais c’était aussi un de ces faits qui circonscrivent subitement le champ des explications possibles, et en tournant et retournant ce fait dans sa pensée, par cet inconscient effort d’analyse qu’une préoccupation passionnée suscitait en elle, Éveline allait en tirer des conséquences déjà trop voisines de la cruelle vérité !


Au cours des huit jours qui s’écoulèrent ainsi, entre ces premières scènes et l’inévitable, le décisif événement qui devait achever de l’éclairer, rien cependant ne trahit chez elle cette tension extraordinaire de sa pensée sur ce problème, à présent rétréci d’une façon bien nette. Elle alla et vint, comme d’habitude, accomplissant ceux des devoirs du monde qu’un huitième mois de grossesse permet encore à une femme, suivant avec sa ponctualité accoutumée les prescriptions du médecin, marchant beaucoup, et activant les derniers préparatifs pour la toute prochaine naissance de l’enfant, qu’elle avait déclaré vouloir nourrir elle-même. Quiconque l’aurait vue, assise à la table des repas, en face de son mari, ou cheminant dans une des allées écartées du Bois, tantôt avec lui, tantôt avec une de ses cousines, ou bien encore, travaillant le soir à un ouvrage dans l’angle préféré de son petit salon, n’aurait jamais imaginé qu’elle avait traversé, si peu de temps auparavant, des épreuves si violentes et si tragiques. D’Andiguier était le seul à comprendre que la tragédie continuait, mais silencieuse et toute mentale, sous ce front si jeune et si impénétrable où le bleuâtre réseau des veines semblait faire couler un sang paisible et que la pensée dévorait. Il avait trop vu sa mère se renfermer dans cette atmosphère de douceur distante, pour n’en être pas effrayé. Mais il se gardait de communiquer ses craintes à Malclerc, qu’il voyait, de son côté, tenir sa promesse, se dominer et opposer aux investigations de sa femme un visage tout ensemble affectueux et indéchiffrable, sans aucune trace des anciennes mélancolies. Le vieillard sentait bien que ce n’était là qu’une accalmie entre deux tempêtes. Cependant, le jour de la délivrance d’Éveline approchait, et, pour lui, cette venue de l’enfant continuait à être la grande espérance. Il avait besoin de cette espérance, afin de supporter lui-même la tristesse dont il continuait d’être rongé, et qui se manifestait par des symptômes dont Éveline et Malclerc ne pouvaient s’empêcher de s’inquiéter, malgré leurs propres soucis. Seulement, le jeune homme savait pourquoi, à chacune de ses visites rue de Lisbonne, le collectionneur montait l’escalier d’un pas plus pesant, avec un souffle plus court, quelle idée douloureuse creusait ses rides chaque jour un peu davantage. Il savait pourquoi, dans ce petit salon de l’ancien hôtel de Mme Duvernay, le vieillard choisissait toujours le même siège maintenant, près de la fenêtre, à contre-lumière de façon à dissimuler son visage pâli, de façon surtout à ne pas voir, lui non plus, une certaine miniature placée sur la table dans un cadre d’or ciselé, — un de ses cadeaux de noce au mariage Malclerc ! Quoique les deux hommes n’eussent plus échangé un mot sur le passé, Étienne savait encore pourquoi d’Andiguier ne lui donnait jamais la main, sans qu’il sentît cette main frémir, sans qu’il vît une angoisse luire dans ces yeux, de plus en plus fiévreux d’insomnie. C’était la différence qui séparait son observation de celle d’Éveline. Celle-ci remarquait bien tous ces signes d’une profonde altération dans la physionomie et les manières de d’Andiguier. Mais, tandis que Malclerc plaignait le vieil ami d’Antoinette en le comprenant, elle cherchait, elle réfléchissait, elle se demandait s’il n’y avait pas autre chose qu’une coïncidence entre les scènes de l’autre semaine et les troubles subits de cette santé, demeurée si intacte jusque-là.

— Est-ce que vous vous sentez souffrant ? lui avait-elle demandé le sur lendemain de l’explication chez lui.

— Tu me trouves un peu défait ? avait-il répondu. Ce sont mes névralgies qui me reprennent et qui m’empêchent de dormir…

La précipitation qu’il avait eue de donner à son visible état de malaise une cause matérielle lui aussi, comme Malclerc, avait arrêté toute autre question sur les lèvres d’Éveline. Elle s’était dit : « À quoi bon essayer de nouveau de l’interroger ? Il ne parlera pas plus que l’autre… » et elle avait, à chaque visite, étudié les progrès de la souffrance sur le visage du vieillard. Non. Le dépérissement de d’Andiguier n’avait pas uniquement un principe physique. Elle l’avait vu malade à d’autres reprises, et elle avait pu constater son stoïcisme dans la douleur. C’était le chagrin qui le rongeait, comme c’était le chagrin qui avait rongé Malclerc, — c’était le même chagrin. Celui-ci se dominait depuis la terrible nuit où il avait été sur le point d’attenter à sa vie. Mais Éveline n’était pas la dupe de cette attitude destinée à la tromper. L’autre se dominait aussi, mais il en mourait. Pourquoi ? Quelle était la gravité terrible du secret qu’on lui cachait, pour que non seulement il eût fait, d’un coup, l’accord entre les deux hommes, mais encore frappé d’Andiguier comme un malheur personnel ? Car c’était là ce que la jeune femme avait pu lire, dès le premier jour, dans les yeux du vieillard, ce qu’elle y lisait distinctement à chaque visite : il ne souffrait plus pour elle, il souffrait pour lui. Elle n’avait, pour se convaincre qu’elle ne rêvait pas en constatant ce changement, qu’à se rappeler la première partie de leur entretien dans le petit musée de la rue de la Chaise, lorsqu’elle était venue lui crier sa détresse. Comme il lui avait parlé alors, avec quelle fusion de tout son cœur ! Comme il était visible que, dans ces momens-là, il ne réservait rien, que l’élan de sa pitié n’avait pas d’arrière-pensée ! Comme dans ses gestes, dans la pression de ses mains, dans les inflexions de sa voix, dans les anxiétés de son regard, elle avait perçu une sympathie, totalement, complètement absorbée par elle ! Cette sympathie n’était pas moins sincère, moins émue maintenant, mais c’était comme si cette âme n’en eût plus eu la force. Une plaie intérieure s’était ouverte en lui. Quelle plaie ? Par quel autre mystère, d’Andiguier était-il malheureux de ce qu’avait dû lui révéler Malclerc, pour son propre compte, et en dehors de son affection pour Éveline ? Telle était la question que se posait la jeune femme, continûment, fixement, à travers ce train de la vie quotidienne qui avait repris, comme il reprend toujours, et une idée commençait de pointer dans son esprit, si vague, si obscure, qu’elle ne se la formulait pas. Il y a des pénombres dans notre pensée, toute une région de limbes indéterminés, un bord de conscience où s’ébauchent, presque à notre insu, des inductions dont nous ne saurions dire à quelle minute elles ont commencé, où s’éveillent des intuitions qui dépassent et déconcertent notre volonté. Non. Nous n’avons pas voulu concevoir cela, et nous l’avons conçu. Nous n’avons pas voulu supposer cela, et nous l’avons supposé. Une invincible, une ingouvernable logique a fonctionné en nous presque malgré nous, et nous ne soupçonnions même pas ce travail qu’il s’était accompli déjà et que son résultat s’était élaboré, indestructible.


Quelle idée ?… Éveline, qui connaissait d’Andiguier depuis qu’elle existait, le savait bien ; et c’était la raison, qui, toute petite, l’avait liée à lui d’un attachement si instinctif, si spontané ; la vie sentimentale du vieil amateur d’art s’était concentrée, depuis longtemps, autour d’elle et du souvenir de sa mère. Elle ne l’avait jamais vu ému, réserve faite de ses tableaux et de ses marbres, que pour des incidens qui la concernaient ou qui concernaient cette mère. Elle ne s’en était pas étonnée : d’abord les choses avaient toujours été ainsi, et puis, elle avait trouvé, quand elle avait commencé à réfléchir, une explication très naturelle à cette affection. D’Andiguier n’avait plus, pour ainsi parler, de famille. Il ne lui restait que des parens éloignés, avec lesquels il n’entretenait que de très rares relations. Il avait été le compagnon et l’ami de jeunesse, — Éveline le croyait du moins, — de son grand-père Montéran. Il avait reporté cette amitié sur Mme Duvernay, puis sur sa fille. Celle-ci n’avait jamais associé l’idée de l’amour à l’image de cet homme qu’elle avait connu plus que quadragénaire, avec des cheveux gris et une physionomie plus vieille que son âge. Elle ne soupçonnait pas les racines profondes de ce sentiment épanoui en si magnifiques fleurs d’âme, ni de quelle rosée de larmes secrètes ces fleurs avaient été nourries. Mais on n’a besoin de connaître ni les causes, ni la nature d’un sentiment pour en connaître la force et la vivacité, ni pour deviner devant certaines tristesses qu’elles doivent tenir à la portion la plus vivante d’un cœur. Cette portion la plus vivante chez d’Andiguier, — Éveline l’avait trop éprouvé pour en douter, — c’était le souvenir de l’amie disparue qu’elle lui représentait. En présence du chagrin dont elle le voyait soudain consumé, elle devait nécessairement penser : — Je ne l’ai jamais vu ainsi depuis la mort de ma mère… — Ce fut au sortir de la conversation où il lui avait répondu en expliquant son changement par une reprise d’anciennes névralgies, qu’Éveline se résuma ainsi pour elle-même une impression, toute voisine de cette autre : — Il ne serait pas autrement s’il s’agissait de ma mère… — Pour la première fois, l’hypothèse que sa chère morte pût être, d’une façon d’ailleurs incompréhensible, mêlée au mystère dans lequel elle se débattait, venait de lui apparaître, si vaguement, si confusément ?

Une remarque singulière précisa tout d’un coup un peu cette incertaine et informe imagination. Elle était rentrée de sa promenade le soir même du jour où elle avait ainsi causé avec d’Andiguier, comme d’habitude, vers les six heures, et, comme d’habitude, après avoir changé sa tenue de ville pour une toilette d’intérieur, elle s’était dirigée, pour se reposer, vers son petit salon. En ouvrant la porte, elle vit que Malclerc l’y avait précédée. Il était debout, et tenait à la main une photographie qu’il considérait attentivement. Au bruit de la porte, il reposa le cadre sur la table où il l’avait pris, avec un mouvement brusque, comme quelqu’un surpris en faute. Éveline s’aperçut que sa main tremblait un peu, et aussi qu’il avait de nouveau sur le visage cette expression qu’elle connaissait trop pour s’y être meurtri le cœur si souvent depuis presque une année. Le portrait que Malclerc venait de remettre ainsi était un de ceux de Mme Duvernay. Cette expression et cette gêne durèrent à peine une minute, assez cependant pour qu’Éveline en demeurât elle-même toute saisie. Elle dit, sans attacher d’importance à sa propre question, et plutôt pour se donner une contenance :

— Vous regardiez ce portrait de maman ? C’est celui où je lui ressemble le plus, n’est-ce pas ?…

— C’est justement ce qui me faisait le regarder, répondit-il vivement, et tout de suite, sans transition aucune, il se mit à raconter une histoire, qu’il venait, disait-il, d’apprendre au cercle. Sa physionomie avait repris ce calme voulu, où Éveline reconnaissait le parti pris, si cruellement irritant pour elle, d’échapper à son inquisition. Sa voix avait son accent surveillé. Aucun signe d’émotion ne transparaissait en lui. Il en avait eu une pourtant, à son entrée, et extrêmement forte. Il quitta la pièce presque aussitôt, et Éveline, étendue sur sa chaise longue, roula elle-même dans un abîme de réflexion… Elle regardait, à son tour, la photographie de sa mère. Elle se demandait pourquoi son mari avait paru si contrarié qu’elle l’eût surpris ainsi, ce portrait à la main. Ses yeux se fixaient sur les lignes un peu effacées de ce visage tout pareil au sien, comme pour y retrouver la trace des pensées qu’avait eues à leur occasion cet homme qu’elle aimait tant, auprès de qui elle vivait, qu’elle avait vu alternativement auprès d’elle si tendre et si fermé, si exalté et si sombre, si heureux et si désespéré. Elle portait son nom et elle le connaissait si peu ! Oui. Quelles pensées avait éveillées en lui ce portrait de la mère de sa femme ? Pourquoi sa main avait-elle tremblé en reposant ce cadre sur la table ? Pourquoi avait-il sur sa physionomie son expression des mauvais jours ? En toute autre circonstance, Éveline s’en fût tenue à cette question, comme à tant d’autres semblables, pendant ces dix mois. Mais la constatation de l’entente entre Malclerc et d’Andiguier l’avait habituée, depuis ces derniers jours, à associer dans sa rêverie ces deux détenteurs du redoutable secret qui pesait sur elle, et voici que les éléments épars de ses récentes observations se rapprochèrent et firent corps : son raisonnement sur les chagrins de d’Andiguier et leur cause possible, d’abord, — puis ses réflexions sur le changement de rapports entre les deux hommes, et l’étrangeté d’une entente qui supposait un retournement si complet chez d’Andiguier encore, provoqué par quoi, sinon par la même cause qui provoquait ces chagrins ; — l’évidence enfin du trouble de Malclerc quand elle était entrée dans le petit salon et devant cette photographie… Pour des motifs qu’elle n’entrevoyait pas, à un degré qu’elle ne comprenait pas, dans des conditions qu’elle ne soupçonnait pas, par un point au moins, le secret autour duquel errait son enquête silencieuse était relatif à sa mère.

— C’est impossible, se dit-elle aussitôt, Étienne ne l’a pas connue… Elle avait reposé le portrait, elle aussi, d’un mouvement brusque, en se prononçant tout bas cette petite phrase. L’irréfutable objection de cet alibi eut un instant raison du travail qui s’était déjà accompli inconsciemment dans son esprit. Elle songea : — Je deviens vraiment folle… — et, pour chasser entièrement une idée qu’elle jugeait tout à fait morbide, elle commença de s’occuper à un des menus ouvrages qu’elle multipliait pour l’enfant à naître. C’était un petit bonnet, composé de fleurs en fil, dans ce point si joliment appelé frivolité. L’attention que ses yeux et ses doigts devaient apporter au maniement de la navette d’ivoire trompait d’habitude sa pensée. Le génie d’acceptation qui était une des grâces et une des forces de sa patiente nature, s’éveillait en elle dans ces momens-là. Elle sentait tressaillir dans son sein l’être déjà vivant, dont bientôt elle entendrait les cris, qu’elle nourrirait de son lait, qu’elle réchaufferait de ses caresses, et elle s’efforçait de s’absorber dans des soins qui prévoyaient, qui préparaient cette toute prochaine venue. Cette fois-ci, l’absorption de son esprit dans cette minutieuse besogne dura quelques instans à peine. Elle remit presque aussitôt son ouvrage dans le vide-poche qui se trouvait à portée de sa chaise longue. Un souvenir avait tout d’un coup traversé sa mémoire, celui de sa première visite avec Étienne, alors son fiancé, dans cet hôtel qui devait être le leur. Que son attitude avait été étrange à ce moment-là ! À peine entré dans cette pièce-ci, en particulier, comme il s’était montré nerveux, tourmenté ! Avec quelle hâte il lui avait demandé de partir, comme si de voir les murs de ces chambres lui était insupportable ! Et depuis, qu’elle avait eu souvent le sentiment, — elle l’avait dit à d’Andiguier, — qu’il prenait cette maison en aversion, qu’il la fuyait comme on fuit un endroit dont l’aspect vous rappelle une personne !… Quelle personne ? Il n’y en avait qu’une dont l’image fût étroitement associée à cette demeure, c’était sa mère. Et de nouveau, à cette idée, qui lui revenait, plus obsédante, elle répondait mentalement le « c’est impossible » de tout à l’heure ; mais, déjà, l’affirmation en était plus faible, moins catégorique, moins décidée… Un autre souvenir surgissait, oublié lui aussi, parmi tant d’autres : à Hyères, et quand, au lendemain de ses fiançailles, elle avait prononcé le nom de d’Andiguier, et annoncé qu’elle venait de lui écrire, Étienne n’avait-il pas donné les signes d’une extraordinaire agitation ? N’avait-il pas paru plus inquiet qu’il n’était naturel sur la manière dont ce vieil ami accueillerait cette nouvelle ? N’avait-il pas laissé voir un soulagement lorsque la réponse était arrivée ? Il ne connaissait pourtant pas d’Andiguier à cette époque, — du moins personnellement. Elle en était bien sûre, puisque c’était elle qui les avait présentés l’un à l’autre. D’où venait alors qu’il lui en eût toujours parlé dans des termes si exacts et si profonds, comme d’un homme que l’on a pénétré complètement ? Elle-même, dans sa grande explication avec son vieil ami, n’avait-elle pas dit ces mots auxquels sur le moment elle n’avait pas attaché d’importance : « À peine s’il vous a vu et il vous connaît comme moi… » Était-il admissible qu’une autre personne eût renseigné ainsi Malclerc sur le caractère de d’Andiguier, et que cette personne fût Mme Duvernay ?

— Alors Étienne l’aurait rencontrée ?… Il aurait été lié avec elle ?… Où ? Comment ?… Et il ne me l’aurait pas dit ? Pourquoi ?… Je perds le sens… Non, ce n’est pas vrai…

C’est sur cette révolte de ce qu’elle croyait être son bon sens qu’elle se releva de sa chaise longue, afin d’aller se préparer pour le dîner, en agitant sa tête d’un geste qui n’en chassa pas l’obsédante idée. Il y a, dans une hypothèse juste, lorsqu’une fois l’intelligence l’a conçue, une exactitude d’adaptation aux faits qui ne nous permet plus de la rejeter à notre gré. Pendant tout ce dîner, comme pendant la soirée et les jours qui suivirent, Éveline eut beau s’obstiner à repousser comme extravagante cette possibilité que son mari eût jamais rencontré sa mère, toute sa force d’observation fut tendue à saisir les moindres détails qui pouvaient confirmer ou démentir cette supposition. Elle constata ainsi deux indices qui, pour être très petits, n’en étaient pas moins bien significatifs, dans l’ordre de pensées où elle était engagée. Pas une fois, durant ces jours, elle ne put surprendre le regard de son mari posé de nouveau sur un des portraits de Mme Duvernay. Elle les avait, on se rappelle, multipliés dans la maison. Quand l’œil de Malclerc en rencontrait un maintenant, il passait vite, comme si l’image n’était pas là. Ce soin que le jeune homme avait de ne plus jamais regarder les portraits devait frapper d’autant plus Éveline qu’il concordait avec un effort analogue quelle pouvait remarquer chez d’Andiguier pour éviter les conversations sur la morte. Autrefois, il ne faisait pas une visite rue de Lisbonne, que très naturellement il ne mentionnât son nom et ne rapportât quelque souvenir, auquel son vieux cœur semblait se rajeunir et se réchauffer. À présent, lorsque Éveline faisait une allusion à sa mère, jamais plus il ne la relevait. Sans affectation, mais avec une évidente volonté de ne pas laisser la causerie se fixer sur ce point, il passait à un autre sujet. À la rigueur, et si son attention n’eût pas été éveillée par une suite d’incidens, Éveline aurait pu croire qu’elle se trompait sur Malclerc et qu’il n’y avait pas de parti pris dans certaines distractions de son regard, trop constantes cependant pour n’être pas volontaires. Chez d’Andiguier, le parti pris était indiscutable, et il était tellement inattendu, il révélait, chez le vieillard, des dispositions si nouvelles, un tel bouleversement des anciennes habitudes, qu’Éveline se sentait saisie, à chaque visite, d’un désir toujours et toujours plus aigu de lui demander : « Pourquoi ne voulez-vous plus que nous parlions de maman ?… » La question lui brûlait le cœur, lui brûlait les lèvres, — et elle ne la posait pas.

Quelle réponse appréhendait-elle ? Elle n’aurait pu le dire. Mais déjà la fièvre du soupçon commençait de l’envahir, et l’idée toute vague, tout abstraite d’abord, se réalisait, se concrétait, dans sa pensée. Cette possibilité que sa mère fût mêlée au secret dont son ménage était la victime se traduisait en suppositions précises, qu’elle allait tour à tour accepter et rejeter, en proie à ces subites et incohérentes alternatives de crédulité et de doute, dont le va-et-vient est comme un roulis et un tangage moral si douloureux pour l’être qui en subit l’agonie. Il finit alors par avoir un appétit de certitude, égal au désir du voyageur, ballotté sur l’Océan, de poser enfin ses pieds sur la terre ferme. Ceci soit dit pour excuser la pauvre Éveline de l’acte si contraire à son caractère auquel l’entraîna ce besoin d’étreindre une vérité, quelle qu’elle fût ! Mais qui donc osera la condamner, parmi ceux qui, s’étant heurtés, comme elle, dans leur entourage, à quelque mystère, petit ou grand, ont connu ces véritables accès d’hallucinations imaginatives où les hypothèses se présentent avec une telle surabondance de détails, un tel cortège de preuves, que les impossibilités s’abolissent, et que l’invraisemblance fait certitude ? Puis l’adhésion irraisonnée et fougueuse de l’âme est suivie d’une réaction. Elle aperçoit soudain l’absurdité de ce qu’elle acceptait tout à l’heure avec la plus partiale des complaisances. Elle détruit d’un coup l’édifice d’argumens qu’elle avait dressé, pour se retrouver devant le petit fait indiscutable qui avait servi de premier élément à ce travail et se construire de nouveau un échafaudage de conceptions qu’elle renversera, à peine debout. C’est ainsi qu’Éveline se prit soudain à se demander si ce secret, dont son mari tour à tour et son vieil ami avaient semblé si émus, n’avait pas trait à la mort de son père. Elle avait à peine connu M. Duvernay. On lui avait toujours dit qu’il avait succombé à une fluxion de poitrine, contractée à la chasse… Si c’était là un mensonge, destiné à tromper la famille ? S’il avait été tué dans un duel, demeuré caché, et que son meurtrier fût Étienne ?… Cette extraordinaire hypothèse s’évanouit aussitôt devant cette simple réflexion qu’à l’époque de cette mort, celui-ci n’avait pas vingt ans d’une part, et que, de l’autre. Mme Muriel eût été au courant d’un pareil incident. Éveline chercha alors d’un autre côté, et une non moins extraordinaire et non moins chimérique imagination vint l’assaillir… L’attitude de Malclerc et celle de d’Andiguier lui parurent tout d’un coup indiquer qu’il s’agissait d’une question d’honneur… Il y a pourtant des hommes du monde qui, dans leur jeunesse, ont commis quelque acte très coupable, et que la menace d’une dénonciation poursuit ensuite leur vie durant. Tout son amour se révolta aussitôt contre une telle possibilité appliquée à son mari… D’ailleurs une faute grave d’Étienne n’eût pas justifié ce chagrin de d’Andiguier… Mais n’y a-t-il pas aussi des fautes de famille et dont les enfans, les petits-enfans même sont responsables ?… S’il s’agissait de quelque indélicatesse d’un des siens ? y aurait-il eu, par exemple, abus d’un dépôt par un de ses grands parens ? Sa fortune provenait-elle de là, et son mari l’avait-il appris ?… Quelle folie !… Il le lui aurait dit, tout simplement… Était-ce ?… — Mais à quoi bon reprendre une par une les fantaisies morbides autour desquelles s’évertuait anxieusement cette sensibilité blessée, si pure, qu’entre toutes les hypothèses, une seule ne se présenta jamais à elle. Tout lui paraissait possible, excepté que sa mère n’eût pas été la plus honnête, la plus irréprochable des femmes. Pauvre et généreuse enfant, pour qui seulement imaginer la faute dont elle était la victime expiatoire eût paru un crime !


Toute une semaine avait passé dans le tumulte de ces imaginations aussi déraisonnables qu’inefficaces, sans que la misérable Éveline fût arrivée à aucun autre résultat qu’à s’exaspérer encore autour de l’énigme, de plus en plus inintelligible, dont elle se sentait environnée et opprimée. L’approche du moment de sa délivrance ajoutait à son anxiété morale l’angoisse animale des premières grossesses. Il lui arrivait parfois de souhaiter de mourir dans cette épreuve, et d’autres fois, quand l’enfant remuait dans son sein, qu’il lui donnait, en se retournant, ces secousses profondes, qui retentissent jusqu’au plus intime de l’être chez la femme enceinte, la mère s’éveillait en elle. Elle était prise de la crainte que ses troubles moraux n’eussent une répercussion sur cette vie encore unie à sa vie et qui bientôt s’en détacherait, qui s’en détachait déjà, et elle s’efforçait d’apaiser son inquiétude, de bannir le souci qui la rongeait… L’entrée de son mari dans la chambre, avec un regard et un sourire toujours affectueux maintenant, la rejetait bien vite à l’énigme… Hélas ! l’occasion allait lui être donnée de savoir enfin ce qu’il y avait derrière ce regard et ce sourire. Comment l’eût-elle laissée échapper ?… C’était exactement huit jours après celui où elle s’était, dès le matin, précipitée chez d’Andiguier pour savoir si son mari s’y trouvait, et de nouveau, la scène décisive allait avoir pour théâtre cet hôtel de la rue de la Chaise, — qui semblait si peu fait pour servir de cadre au dénouement d’un drame de passion, avec ses hautes fenêtres de vieille demeure parlementaire, ouvrant, les unes sur une cour où l’herbe encadrait les pavé, les autres, sur des jardins plantés d’arbres centenaires. Depuis quarante-huit heures, l’hôte de cette paisible maison était réellement malade. Quand il avait dit à Éveline qu’il souffrait d’une reprise d’anciennes misères, d’Andiguier n’avait pas menti. Soit qu’au cours de cette dernière semaine, il eût entièrement négligé les précautions, grâce auxquelles il maintenait son reste de santé, soit que la peine morale eût son contre-coup inattendu chez lui dans ce que les physiologistes appellent, avec tant de justesse, le point de moindre résistance, il recommençait d’être, comme il l’avait déclaré, le martyr de violentes névralgies. Elles s’étaient placées, cette fois, dans la poitrine, et le médecin, appréhendant quelque désordre du côté du cœur, avait mis le vieillard en observation. Il avait dû s’aliter, et, depuis deux après-midi, c’était Éveline qui venait prendre de ses nouvelles et passer quelques heures avec lui. Ce jour-là, quand elle était arrivée, le domestique l’avait avertie qu’elle ne s’inquiétât pas de l’état où elle trouverait son maître. Pour combattre l’insomnie que lui causait l’intensité de la douleur, on lui avait donné une dose un peu forte de chloral et d’opium, sous l’influence de laquelle il était encore. Quand la jeune femme entra dans la chambre, d’Andiguier reposait en effet. Elle fit signe au serviteur qu’elle attendrait son réveil, et elle s’assit dans un fauteuil au pied du lit du patient, dans cette chambre où elle retrouvait partout la trace du culte que le vieil homme gardait à sa mère. Le crucifix placé au-dessus du lit avait appartenu à Mme Duvernay. C’était Éveline elle-même qui l’avait donné à d’Andiguier, comme aussi cette aquarelle représentant le petit salon de la rue de Lisbonne, autrefois. Une boucle de cheveux blonds et des feuilles séchées se voyaient sous un verre au chevet du malade. C’étaient des cheveux coupés sur la tête de la morte et des branches prises à un des arbustes de son tombeau. Une grande photographie de la Villa d’Este était auprès. D’Andiguier l’avait souvent montrée à Éveline et la croix tracée de sa main, qui marquait la fenêtre de la chambre occupée par celle qui était encore Mlle de Montéran, lors de leur première rencontre, en 1871. Ailleurs, une bibliothèque vitrée contenait des livres prêtés jadis à Mme Duvernay. Éveline le savait, et elle n’avait qu’à regarder les portraits placés dans des cadres mobiles sur la cheminée, pour retrouver, comme dans sa propre chambre, sa mère partout, sa mère toujours. D’autres portraits, les siens, disaient la place qu’elle occupait, elle aussi, dans les religions de cœur du vieillard. Cette évidence d’un dévouement que les années avaient exalté, au lieu de le glacer, saisit une fois de plus la fille d’Antoinette, et elle se mit à contempler avec une émotion singulière les traits du malade dont elle voyait le profil amaigri et les yeux fermés. Les traces des ravages que la funeste révélation avait faits en lui étaient plus reconnaissables dans cette détente du sommeil. Un souffle inégal et qui, parfois, s’approfondissait en un soupir, indiquait une souffrance, même dans ce repos. Quelle souffrance ? Était-ce la sensation toute physique perçue à travers l’endormement de l’anesthésie ? Était-ce une récurrence de cette anxiété sentimentale, dont la cause, — Éveline n’en doutait pas plus que de la tendresse du vieillard pour elle et pour sa mère, — était ce secret auquel elle se heurtait sans le comprendre, depuis les premières semaines de son mariage ? Elle examinait ce front ridé, que voilaient à demi des mèches blanches, en songeant : « Si je pouvais y lire ! » et elle se sentait de nouveau envahie par la brûlante fièvre de son impuissant désir de savoir, quand un objet que rencontra son regard fit tout d’un coup s’arrêter son cœur. D’Andiguier venait de bouger dans son sommeil et de dégager son bras du lit. Éveline ramena la couverture vers l’épaule, et, ce faisant, elle souleva un peu l’oreiller. Son geste fit glisser sur le tapis un objet que le dormeur avait caché là, pour ne pas s’en séparer, et qui était sa montre avec sa chaîne. Celle-ci était double et à l’une de ses extrémités étaient appendues des clefs dont Éveline connaissait bien l’usage. Une était celle d’un coffre-fort, l’autre ouvrait le meuble de la Renaissance, à deux corps, en bois de noyer sculpté et incrusté de plaques de marbre où le collectionneur enfermait les papiers relatifs à ses trésors, où il avait enfermé le Journal de Malclerc. La jeune femme ignorait ce fait, comme elle ignorait l’existence du Journal. Pourtant, après avoir ramassé la montre, elle commença, au lieu de remettre l’objet sous le traversin, à rouler la chaîne et les deux clefs entre ses doigts et à songer… Que de fois elle avait vu d’Andiguier faire les honneurs de ce cabinet, d’un très fin travail ! Et il ne manquait jamais d’expliquer à ses visiteurs le mécanisme savant de la serrure, qui était un bijou dans un bijou… Que le malade eût dissimulé ses clefs sous son oreiller, au lieu de les poser dans le tiroir de la table, un peu de manie justifiait cet excès de précaution… Contre qui pourtant et contre quoi ?… Éveline était trop au courant de ses habitudes pour ne pas savoir qu’il n’employait que des gens dont il était absolument sûr, à cause de l’immense valeur de son musée. Elle savait aussi que le collectionneur gardait chez lui juste les sommes nécessaires aux dépenses quotidiennes de sa maison. S’il avait ainsi caché ces clefs, c’était par une crainte qui n’avait rien à faire avec l’argent que pouvait contenir son coffre-fort, rien non plus avec les documens d’ordre technique qu’il plaçait d’ordinaire dans le meuble de la Renaissance… Éveline serra les clefs dans sa main. Elle ferma les yeux. Elle venait de voir en pensée le bureau de son mari, pendant la nuit des préparatifs du suicide, et, sur ce bureau, la grande enveloppe et la suscription : « à Monsieur Philippe d’Andiguier. » La seule image de ces caractères lui brûlait les prunelles à se les rappeler. Elle ouvrit les yeux, et, comme pour fuir une affreuse tentation qui venait de surgir dans son esprit, elle replaça la montre et la chaîne sous l’oreiller. Le malade ne se réveilla point.

Éveline le regardait de nouveau reposer et de nouveau l’évidence du chagrin qu’il avait traversé, les temps derniers, s’emparait d’elle. Il y avait sur cette physionomie au repos un masque de tristesse, trop différent de la sérénité qui ennoblissait d’habitude les lignes heurtées de ce visage. La jeune femme se souvint qu’elle l’avait vu, ce même masque de tristesse, se dessiner à travers les lignes d’un autre visage, celui de son mari, — et dans quelle période de leur vie commune, dans ces premiers mois du mariage qui sont une joie et une lumière, même pour les couples destinés plus tard à la désunion ! Tout ce qu’il y avait eu d’exceptionnel et d’amer dans son sort, depuis cette dernière année, se représentait à sa pensée avec une intensité torturante. Qu’avait-elle fait à Dieu pour devoir subir cette épreuve, la plus cruelle pour une jeune femme ? Tant aimer son mari et ne pas le rendre heureux, le voir souffrir devant soi, souffrir jusqu’à vouloir mourir, et soi-même ne pas seulement soupçonner la nature et la cause de cette souffrance !… Cette cause, d’Andiguier, lui, la savait, — Étienne la lui avait révélée… Dire que les papiers, instrumens de cette révélation, étaient peut-être à quelques pas, dans ce meuble de la galerie, dont la jeune femme voyait maintenant en esprit les deux portes ouvertes, comme elle les avait vues si souvent, et les tiroirs… Par un de ces calculs mentaux qui achèvent dans une netteté presque visionnaire ces évocations-là, elle rapprocha soudain la largeur de ces tiroirs et la largeur de l’enveloppe aperçue sur le bureau de son mari. Elle se dit que, si d’Andiguier avait caché ce paquet dans ce meuble, il avait dû choisir un des larges casiers d’en bas. Ces casiers se peignirent devant ce regard de son esprit, avec leur mince poignée de fer forgé… Elle crut en sentir la fraîcheur sous sa main… Cette image fut la plus forte. Lentement, doucement, avec un geste qui tremblait, tant l’audace de sa propre action la bouleversait, ses doigts se glissèrent sous l’oreiller, à la place même où ils venaient de remettre la montre et la chaîne. Elle tira cet objet à elle, la gorge serrée, le cœur battant. Elle se leva de sa chaise en étouffant ses mouvemens, en retenant son souffle, les joues brûlantes de remords, et pourtant, contrainte par une passion plus forte que sa volonté, par une frénésie de tout essayer pour savoir, savoir enfin ! À reculons, sans perdre de vue le vieillard qui dormait toujours, elle alla jusqu’à la porte qui donnait de la chambre à coucher dans la galerie. Le bruit du pêne dans sa gâche, puis du battant sur son gond la firent tressaillir de la tête aux pieds. Mais déjà elle était dans le musée, où les faces des Madones peintes par les vieux Maîtres, qui l’avaient regardée, huit jours auparavant, se jeter à genoux avec une si ardente ferveur, la voyaient maintenant marcher d’un pas à peine appuyé, comme une criminelle, vers le meuble sculpté, dans la serrure duquel sa main essaya l’une et l’autre clef. Une fois la serrure ouverte, et, quand, ayant tiré un des tiroirs, puis un second, elle aperçut la grande enveloppe avec la suscription écrite de la main de son mari, son émotion fut telle qu’elle dut s’asseoir. Il lui sembla qu’elle entendait dans la chambre voisine le mouvement de quelqu’un qui s’éveille… Elle n’hésita plus. Elle prit l’enveloppe. Ses doigts en retirèrent les feuillets… Ses yeux tombèrent sur le prénom de sa mère au haut d’une page. Elle fut quelques lignes d’abord, celles écrites à Milan : « Je n’aime pas, je ne pouvais pas aimer Éveline, comme j’ai aimé Antoinette… » d’autres lignes, d’autres encore… L’horreur de ce qu’elle venait de découvrir lui fit jeter un grand cri. Il lui sembla que toutes les choses tournaient autour d’elle et qu’elle allait mourir. Les feuillets du Journal s’échappèrent de sa main, et, s’affaissant sur le plancher, elle s’évanouit…

Quand elle reprit connaissance, elle se retrouva auprès de d’Andiguier, sur un fauteuil où il avait eu la force de l’asseoir, malgré sa propre faiblesse et ses douleurs, seul, sans l’aide de son domestique. Il avait ramassé les papiers, refermé le cabinet, toujours seul. Éveline aurait pu croire qu’elle avait rêvé, si le costume de chambre hâtivement passé par le vieillard n’eût attesté qu’il s’était, réveillé par son cri, élancé pour la secourir, de son lit de douleur, — de ce lit sous l’oreiller duquel elle avait pris ces clefs, gardiennes du terrible secret. À rencontrer le regard fou d’inquiétude de son vieil ami, le sentiment de l’affreuse réalité la ressaisit tout d’un coup, et elle se mit à trembler de tous ses membres, en disant :

— Il faut que je rentre… Je souffre trop… Puis, comme elle vit que d’Andiguier voulait lui parler, son visage exprima un véritable sur saut d’épouvante, et, claquant des dents, d’une voix qui râlait dans sa gorge, elle dit encore : « Plus tard… Pas maintenant… Maintenant, il faut que je rentre. J’ai trop mal… » Elle appuyait sa main sur son sein en prononçant ces paroles, d’un geste de détresse. D’Andiguier comprit que la secousse qu’elle venait d’éprouver avait avancé en elle l’œuvre de la maternité et que ce travail de sa pauvre chair, dont il avait attendu un salut de cette destinée, allait commencer, dans quelles conditions ! Cette évidence d’un danger immédiat rendit au vieillard, si malade lui-même, l’énergie de la jeunesse. En quelques minutes, il fut habillé, Éveline transportée jusque dans sa voiture, avec son appui et l’aide du domestique, qu’il avait pu appeler cette fois sans courir le risque que la vraie cause de cette crise fût même soupçonnée, et déjà le coupé roulait dans la direction de la rue de Lisbonne. La jeune femme appuyée dans l’angle, les yeux fermés, toujours secouée de son grand frisson, ne prononça pas une parole pendant ce trajet, si ce n’est au tournant de l’avenue de Messine, et avant d’arriver à l’hôtel, pour supplier son compagnon :

— Dites que la voiture n’entre pas, fit-elle ; que l’on ne sonne pas le timbre… Je ne veux voir personne, personne, et, serrant la main de son compagnon avec une force convulsive : — Ah ! épargnez-moi cela, mon ami !…

— Tu ne verras personne, je te le promets, répondit d’Andiguier, qui ajouta pour la rassurer : — J’en fais mon affaire… En réalité, comment empêcher un tel hasard de se produire ? Que Malclerc, par la plus simple des coïncidences, se trouvât sur le point de sortir lui-même à ce moment précis, qu’il entendit les portes s’ouvrir, que les gens vinssent l’avertir ?… La perspective de ces possibilités rendit ces instans si tragiques, qu’une fois ce péril passé, et Éveline rentrée dans sa chambre sans qu’aucun incident se produisît, ce fut d’Andiguier qui sentit son corps lui manquer. Il dut s’asseoir sur une chaise dans le petit salon qui précédait la chambre d’Éveline. Les jambes lui refusaient le service, et c’est là, qu’ayant envoyé prévenir Malclerc, celui-ci le surprit, devant la porte qu’il défendait. Tout au plus s’il eut la force de montrer cette porte d’une main, tandis qu’il mettait l’autre sur sa bouche pour ordonner le silence au jeune homme. Celui-ci comprit au jeu de cette physionomie qu’un événement extraordinaire venait de se passer, et, à ce geste, quel événement. L’exclamation qu’il avait été sur le point de pousser à la vue de la pâleur du vieillard s’arrêta sur ses lèvres, et c’est à voix basse qu’il demanda :

— Éveline sait tout !…

— Elle sait tout, répondit d’Andiguier à voix basse, lui aussi, et il écouta, comme s’il eût eu peur que même ce murmure arrivât à travers la porte jusqu’à la pauvre femme. Puis il commença de raconter à Malclerc, et la visite d’Éveline chez lui, et son sommeil, et ce qu’il croyait s’être passé pendant ce sommeil, et comment il avait entendu un grand cri qui l’avait réveillé, et le reste !

— Maintenant, conclut-il, la voiture est allée chercher le médecin. Il va venir. Je vous en conjure, n’essayez pas de la voir… Pensez que si elle doit accoucher ainsi, sous le coup de cette émotion et avant terme, elle est en danger de mort… Et vous-même, souvenez-vous de la parole que vous lui avez donnée à elle… Renouvelez-la pour moi. Jurez-moi que vous n’attenterez pas à vos jours.

— J’ai trop besoin de votre estime, répondit Étienne, pour ne pas me conduire comme un homme… Ses traits exprimaient à cette minute une extrême souffrance, et cependant une espèce de soulagement. — J’aurai de la force, continua-t-il, à présent que je peux ne plus mentir. Écoutez… et l’angoisse contracta de nouveau son visage. Un gémissement venait de percer la cloison et d’apporter aux deux hommes la certitude que le terrible travail allait commencer. — Pourvu, ajouta-t-il, que le médecin arrive à temps… Monsieur d’Andiguier, pensez que je suis le père, que je l’entends souffrir et que je n’ai pas le droit d’être là. Si j’ai été bien coupable, allez, je suis bien puni. Mon Dieu ! Je m’en irai, je disparaîtrai, j’expierai, je ferai ce qu’elle voudra que je fasse !… Mais qu’elle vive !…

VIII. — LA VIE POSSIBLE

… Qu’elle vive !… Il y avait douze jours que Malclerc avait poussé ce soupir du plus profond de son remords, à la porte de cette chambre où sa femme allait devenir mère, sans qu’il lui fût permis de l’assister de sa présence, — douze jours qu’elle avait donné naissance à un fils, et elle avait été en péril de vie sans qu’il pût seulement la voir. L’inlassable dévouement de d’Andiguier avait épargné à cet homme infortuné les misères de détail que cette étrange exclusion hors de la chambre d’Éveline risquait d’entraîner. Il fallait à tout prix éviter les questions que Mme Muriel n’aurait pas manqué de poser. D’Andiguier s’était adressé au médecin. Il lui avait parlé d’une grave discussion survenue entre le mari et la femme à la veille du grand événement, et il avait obtenu que celui-ci interdît presque absolument à l’accouchée de recevoir des visites jusqu’à nouvel ordre, et, en tout cas, plus d’une personne à la fois. Cette ruse avait réussi momentanément, mais Éveline entrait en convalescence. Elle vivrait… Comment ? Que pensait-elle ? Que voulait-elle ?… Maintenant que le premier danger immédiat était écarté, le problème des relations futures entre les époux surgissait de nouveau. C’était l’objet des entretiens quotidiens entre d’Andiguier et Malclerc. Celui-ci en revenait toujours à sa promesse de la première heure : — Je ferai ce qu’elle voudra que je fasse ! — et toujours aussi à cette affirmation qu’il aurait de la force parce qu’il n’avait plus à mentir.

— Je me méprisais trop, disait-il, de cette hypocrisie… Je savais bien que c’était mon devoir, et, comme vous me l’avez montré, la conséquence nécessaire de ma faute. Toute mon énergie s’en allait dans ce mensonge. Qu’il est juste, le mot si célèbre : la vérité a libéré mon âme !… Depuis que je ne n’ai plus rien à lui cacher, je n’en saigne pas moins, mais de tout mon cœur, et je respire !…

En écoutant ces paroles et d’autres semblables, d’Andiguier, qui s’était reproché, comme un crime, ce sommeil durant lequel Éveline avait pu s’emparer de la fatale clef, se demandait si ce déchirement de tous les voiles n’avait pas été au contraire un bienfait, le seul que pussent recevoir ces deux sensibilités dont l’une avait tant souffert de son propre silence, dont l’autre s’était tant suppliciée contre ce mystère. Du moins, à partir d’aujourd’hui, leur sort allait se décider d’une manière définitive, sans les incohérences et les surprises que les luttes intérieures de Malclerc avaient infligées par contre-coup à leur ménage. Mais avaient-ils encore un ménage ? La réponse à cette question dépendait uniquement d’Éveline. À peine si d’Andiguier l’avait vue lui-même quelques minutes chaque jour, et sans jamais qu’elle lui parlât d’autre chose que de sa santé à lui. Cette sollicitude à son égard, conservée par l’accouchée au milieu des pires souffrances, comme aussi son désir que son fils s’appelât Philippe, avaient touché le vieillard à la place la plus profondément malade de son cœur. Il avait voulu voir, dans cette tendresse persistante d’Éveline pour le vieil ami de sa mère, la preuve que la révélation de l’affreuse chose n’avait pas tout à fait détruit chez elle le culte de cette mère. Ce dévot d’amour avait encore ce passionné besoin, de plaider pour la morte auprès de la vivante. Il lui était intolérable de penser qu’Éveline dût juger Antoinette. À travers le martyre de ses jalousies rétrospectives, il en était arrivé, vis-à-vis de son amie disparue, à ce pardon total, absolu, qui fait plus qu’excuser, qui comprend, qui accepte, qui plaint. Comment donner à la femme d’Étienne Malclerc qui était aussi la fille d’Antoinette Duvernay les raisons de cette indulgence, presque de cette complicité de pensée ? Pour lui, le mariage d’Antoinette la justifiait d’avoir cherché le bonheur où elle l’avait cherché. Il ne pouvait pas, il ne devait pas défendre Antoinette ainsi, et cependant ce lui était un supplice de se dire : Éveline ne la vénère plus, elle ne l’aime plus comme auparavant… — Sauver l’avenir de ce ménage, du moins ce qui en était encore sauvable, — sauver l’image d’Antoinette dans le cœur de sa fille, tous les motifs d’exister se réduisaient maintenant à ces deux rêves pour cet éternel amoureux, si absorbé par cette double espérance, par cette double incertitude plutôt, qu’il ne sentait plus sa propre maladie, la continuelle étreinte de la ceinture névralgique dont sa poitrine étouffait. Chaque mouvement le déchirait, chaque respiration, et il allait sans cesse de l’appartement de la rue de la Chaise à l’hôtel de la rue de Lisbonne, et sans cesse il avait de longs entretiens avec Malclerc. À présent que celui-ci savait la nature de l’affection que le vieillard avait portée à Mme Duvernay, il éprouvait devant cet héroïsme physique et moral les mêmes impressions complexes qui l’avaient saisi à cette révélation, mais portées à un degré supérieur : — un respect presque pieux pour cette magnanimité, un remords de ne pas l’avoir deviné, — une espèce d’envie aussi. Oui. Il l’enviait, — une telle comparaison est permise à l’occasion du d’Andiguier des tarots, » — un peu comme un artiste inférieur en envie un autre, comme le Verocchio dut envier Léonard, quand celui-ci peignit la figure de l’Ange, à gauche, dans le Baptême du Christ de l’Académie de Florence. Lui qui avait tant désiré, tant poursuivi l’émotion, qui s’était tant tourmenté pour sentir, tant acharné à se travailler le cœur, la vue de cette âme si naturellement généreuse et riche, capable d’une telle ardeur continue d’amour, malgré l’âge, le confondait d’une admiration presque jalouse, mais où il trouvait une force. La suggestion de cette énergie aimante continuait d’agir sur lui. Il n’eût pas supporté de rien faire, de rien sentir que d’Andiguier n’approuvât point. Ce dernier se rendait-il compte de cet hommage accordé par son rival aux supériorités de son cœur ? Il ne le montrait point. En revanche, si Malclerc l’eût vu le regarder à de certains momens où il ne l’observait pas, il aurait pu se convaincre que le fidèle d’Antoinette subissait toujours, en sa présence, un sursaut d’aversion physique. En même temps, le mystérieux et imbrisable lien du commun amour continuait de les attacher l’un à l’autre. Tous deux le sentirent et avec une bien grande force, quand, à la fin de la seconde semaine, d’Andiguier étant arrivé rue de Lisbonne à deux heures, suivant sa coutume, Malclerc l’aborda avant qu’il n’entrât chez Éveline pour lui dire, avec un visage dévoré d’anxiété :

— Elle vous a réclamé plusieurs fois déjà… Il se passe quelque chose… Elle a voulu voir l’abbé Fronteau. Il est venu ce matin…

— Elle ne va pas moins bien ? demanda d’Andiguier, et, sur une réponse négative : M. Fronteau ne vous a pas parlé, à vous ?…

— Non, fit Malclerc, et, avec une visible souffrance : mais j’ai lu dans son regard qu’elle lui avait tout dit…

— C’est impossible, répondit vivement d’Andiguier, dont la physionomie s’était assombrie. Même en confession, elle n’y serait pas tenue. Ce secret n’est pas à elle… Et il ajouta : Non, si elle me réclame après l’avoir vu, c’est qu’elle est sur le point de prendre un parti…

Quelque importance que le vieillard attachât à cette résolution d’Éveline, le souci de savoir le secret d’Antoinette livré à un nouveau confident, autant dire à un nouveau juge, fut si vif en lui, que sa première question à la jeune femme porta sur cette visite du prêtre. Un détail d’ailleurs, dans cette chambre où le recevait l’accouchée, était de nature à augmenter encore son inquiétude sur ce point particulier. Les murs en étaient nus. Mme Malclerc avait demandé qu’on enlevât tous les tableaux, sous le prétexte que le jeu de la lumière sur les cadres et dans les glaces l’empochait de reposer, véritablement pour ne plus avoir, au-dessus de son lit, ce portrait de sa mère, dont son mari avait tant parlé dans son Journal. Ce signe de son changement d’esprit envers la morte avait tant peiné d’Andiguier la première fois qu’il l’avait constaté ! Il s’accordait trop à ses préoccupations présentes pour ne pas les redoubler. Il demanda donc, d’une voix un peu abaissée, comme par crainte de réveiller l’enfant, endormi dans son berceau auprès du lit d’Éveline, en réalité parce que l’émotion le serrait à la gorge :

— On m’a dit que M. l’abbé Fronteau était venu te voir ?…

— Oui, répondit Éveline, et cette conversation m’a fait beaucoup de bien. Puis, avec une de ces divinations où se reconnaît le tendre génie féminin, elle ajouta : — Je ne lui ai dit que ce que j’avais le droit de lui dire, comme vous pensez, pour qu’il pût me conseiller… Il n’a pas cherché à en savoir davantage, et il a été très bon…

D’Andiguier prit la petite main toute pâle, aussi pâle que la batiste du drap sur laquelle elle était posée, et il y appuya ses lèvres avec une reconnaissance infinie. Il remarqua, le temps de ce baiser, que la jeune femme portait au doigt l’anneau de son alliance, mais que le rubis de sa bague de fiançailles ne luisait plus à côté. C’était le symbole de ce qu’elle voulait désormais garder de son mariage : le devoir sans l’espérance, l’attachement sans les joies. Était-ce de son âge ? Était-ce humain ? Et, pour sonder jusqu’au fond la blessure de ce cœur, pour la panser, s’il le pouvait, il l’interrogea :

— Si tu as demandé conseil à M. Fronteau, je suis sûr qu’il t’a dit ce que je voulais te dire moi-même, quand tu aurais la force de m’écouter, c’est que tu dois à ton fils, — et il montra le berceau, — de ne pas le priver de son père… Toi qui as tellement su ce que c’était que d’être aimée quand tu étais petite, qui as été entourée de tant de soins, tu comprends bien quels chagrins représenterait une enfance partagée entre deux intérieurs…

— Je le comprends, répondit Éveline, et je ne me reconnais pas le droit d’imposer cette épreuve à mon enfant… Les souvenirs que vous rappelez, ajouta-t-elle, sont restés là, — et elle montra son cœur, — et ils y resteront toujours…

— Si tu penses ainsi, continua d’Andiguier, tu dois comprendre aussi que la situation actuelle ne peut pas durer… Jusqu’ici, on a pu s’arranger pour que ta tante ne s’aperçût trop de rien. Du moins, je l’espère… Dorénavant ce serait impossible… Et, d’une voix qui prononçait ces mots comme le chirurgien enfonce en effet le fer d’un instrument dans une plaie, avec l’angoisse de la fibre saignante qu’il va rencontrer : « Ne penses-tu pas qu’il faudrait te décider à voir ton mari ?…

— Qu’il vienne… répondit-elle. Le battement de ses paupières sur ses yeux avait été le seul signe du saisissement que lui avait donné la phrase de d’Andiguier. Elle l’attendait, elle aussi, cette phrase, comme le blessé attend le fer du chirurgien, et elle répéta : Qu’il vienne !…

— Et quand veux-tu ? demanda d’Andiguier.

— Mais quand vous voudrez… dit-elle. Maintenant… Seulement, et son joli visage creusé et décoloré, où ses prunelles brûlaient d’un éclat de fièvre, se contracta comme si l’air manquait à sa poitrine, pour cette imploration : Seulement, qu’il ne me parle de rien !…

— Comme tu souffres, fit d’Andiguier, et comme tu lui en veux !…

— Non, répondit-elle, en secouant sa tête lassée, je ne lui en veux pas. Je n’en veux à personne… Et elle continua, comme se parlant à elle-même et avec une voix où d’Andiguier retrouva l’accent que la mère avait eu autrefois, après la mort de Montéran, et quand elle était grosse de cette fille même, pour confesser ses détresses : Quand on s’est donnée comme je me suis donnée à lui, on ne se reprend pas. Je ne pourrais pas changer mon cœur, quand je le voudrais, et quand il serait blessé à mort… Être malheureux, ce n’est pas en vouloir. Je l’ai aimé trop absolument, trop complètement, pour ne pas l’aimer toujours… Et je l’aime, mais avec une horrible douleur… Cela ne m’empêchera pas de faire mon devoir vis-à-vis du petit et vis-à-vis de lui aussi. Nous avons vécu avec quelque chose que je pressentais et qui me faisait mal à chercher. Nous vivrons avec quelque chose qui me fait plus mal à savoir. Voilà tout… La voulez-vous, la preuve que je l’aime toujours ? Dans toutes ces longues heures où j’ai tant pensé, savez-vous ce qui me déchirait davantage ? C’était de me dire que lui, il ne m’a jamais aimée… Non ! Ce n’est pas moi qu’il a aimée en moi… Ce n’est pas moi ! Ah ! gémit-elle avec un regard de terreur, ne m’en faites pas dire plus !…

— Pauvre âme !… répondit le vieillard dont l’émotion était portée à l’extrême. Dans la délicate et passionnée susceptibilité de ce cœur de femme, il reconnaissait une façon de sentir si pareille à la sienne, et il reprit, trouvant dans sa pitié les seules paroles qui pussent insinuer un baume dans ce dernier pli du cancer qu’elle venait de découvrir : — Si c’était ainsi, tu aurais raison. Mais ce n’est pas ainsi. Tu dis que ton mari ne t’a pas aimée pour toi, et ce n’est pas vrai… D’où viennent les troubles que tu lui as vu traverser alors, s’il ne t’aimait pas ? Contre quoi s’est-il débattu, sinon contre le regret du tort irréparable qu’il t’avait fait ? Si tu le veux, je t’apporterai son Journal. Tu le reprendras. Tu le liras tout entier, et tu y verras comme tu lui es devenue chaque jour plus chère, et comment il n’a pas pu supporter de te mentir… Condamne-le, c’est ton droit. Mais ne dis pas qu’il ne t’a pas aimée… — Ah ! qu’il lui coûtait, cet éloge de l’homme qu’il avait, lui, un si puissant motif de haïr ! — J’ai pu le juger, depuis que tu m’as envoyé chez lui et qu’il s’est confié à moi. J’ai pu constater combien il était digne d’être aimé, combien il en a besoin, et d’être aimé par toi. Si tu l’avais vu, comme moi, regarder son fils, votre fils, tu ne dirais jamais qu’il ne t’aime pas…

— Oui, dit Éveline, je sais qu’il est bon pour l’enfant… On m’a raconté qu’il le prend, qu’il l’embrasse… Mais vous savez bien qu’on peut aimer un enfant et ne pas aimer la mère…

— Tu n’as qu’à le lui tendre, quand il entrera dans la chambre, dit d’Andiguier. Tu verras qui de vous deux il regardera…

— Je ne pourrais pas,… répondit Éveline… Je peux le recevoir. Qu’il ne me demande rien de plus ! ni vous. Je ne peux que cela…

Il y eut un silence entre eux, qu’elle interrompit, après avoir sans doute prié mentalement de toutes les forces de son cœur si malade, en disant du ton d’une victime à son bourreau :

— Allez le chercher. Je suis prête…

La grandeur de l’effort que cette femme atteinte à une telle profondeur s’imposait à cette minute se révéla par le tremblement dont elle fut saisie de nouveau quand la porte se rouvrit et qu’Étienne entra dans la chambre. Quand il la vit si blanche, si amaigrie, et agitée de ce frémissement convulsif, une indicible émotion décomposa aussi son visage. L’ardeur de la tendresse la plus douloureuse éclata dans ses yeux à lui, d’où jaillirent deux grosses larmes qui roulèrent le long de ses joues, sans qu’il prononçât un mot, et il se recula pour s’en aller. Devant cette évidence du chagrin de son coupable mari, la source de l’amour se rouvrit dans Éveline, et, le geste qu’elle venait de se déclarer incapable de faire, elle le commença, sans pouvoir le finir. De ses mains tremblantes, elle prit l’enfant toujours endormi dans son berceau, comme si elle voulait le tendre au père. Et puis elle ne le tendit pas. Mais elle n’opposa pas de résistance, lorsque d’Andiguier, se penchant sur elle, prit à son tour le petit être et le mit entre les bras de Malclerc. Celui-ci effleura des lèvres le front de son fils et voulut le rendre au vieillard, qui, le refusant et s’effaçant, poussa doucement le père vers le lit de la mère. Éveline parut hésiter une minute, et, cédant enfin, elle reçut l’enfant des mains de son mari, sur le visage duquel passa une expression passionnée de reconnaissance et d’amour, devant ce présage d’un pardon qu’il n’avait le droit ni de demander, ni d’espérer. C’en était assez pour que d’Andiguier, le muet témoin de cette scène muette, aperçût la possibilité, pour ces deux êtres, de durer encore, de se reprendre à une existence où venait d’apparaître le principe de l’immortel renouvellement. Il sentit que cette première entrevue ne devait pas se prolonger, tant l’intensité des émotions d’Éveline et de son mari était excessive, et il dit, caressant de sa vieille main la petite joue de l’enfant :

— C’est en son nom que je vous le demande, il faut vouloir oublier ; il faut vouloir vivre maintenant.

— J’essaierai, dit Malclerc.

— J’essaierai, dit Éveline d’une voix étouffée, en appuyant son fils contre son cœur.

Paul Bourget.