Le Féminisme/Avant-Propos

AVANT-PROPOS

Préoccupé depuis longtemps, des monstrueux abus qu’étale, au XXème siècle, et dans une société qui se dit civilisée, la réglementation de la prostitution par l’État, j’assistais l’an dernier, dans les bureaux de la préfecture de police, au sinistre défilé de quelques malheureuses, devant la commission d’encartage.

Un fonctionnaire, avis pris de deux commissaires de police, décidait, après examen sommaire – oh, le plus tranquillement et le moins méchamment du monde – de la vie ou de la mort civile des prévenues. À mesure comparaissaient les éternelles esclaves, avec leurs visages d’enfants ou leurs faces de précoces vieilles. Elles balbutiaient, les unes, inconscientes déjà, les autres, frémissantes encore leur litanie qui serrait le cœur :

« Naissance aux logis ouvriers, sans air, sans eau, dans la promiscuité familiale ; enfances croupies dans les maisons de correction ; adolescentes fuyant les ateliers qui exténuent et qui débauchent ; servantes gangrenées à la corruption des maîtres ; humbles vies sur lesquelles pesaient la nécessité de vivre ; âmes qu’aucune éducation n’avait formées, qu’avaient pourries, bien vite, le mauvais désir de l’homme, le besoin, puis le goût de l’argent ».

Aux questions que leur posait le chef de bureau, elles répondaient d’un air las. Et leurs sourdes révoltes étaient moins terribles encore que leurs résignations mornes. À celles qui semblaient capables de se raccrocher sur la pente, qui ne voulaient pas sombrer irrémédiablement, M. H. conseillait chaque fois :

— Allez voir, Mme Avril de Sainte-Croix, Œuvre libératrice, rue Boileau, n° 94.

Elles remerciaient, sortaient en hochant la tête.

Et, j’eus à mon tour, l’idée d’aller voir Mme Avril de Sainte-Croix. Cette œuvre libératrice, qu’elle était-elle donc ?

Je connaissais la vaillante qui l’avait fondée, la féministe éminente dont le Conseil National des Femmes Françaises a fait l’une de ses déléguées au Conseil International, l’être de charme et de bonté qui, depuis toujours, met au service des opprimés son énergie souriante, l’apostolat de son esprit si droit, si net, de son cœur chaleureux. Souvent, dans telle commission où l’on discutait législation nouvelle, ou bien quand il s’agissait de soulager quelque souffrance, j’avais admiré son ardeur de justice, son inlassable zèle…Mais je ne connaissais pas sa maison.

Un après-midi de printemps, quand verdissaient les feuillages d’Auteuil, je m’en allais vers le pavillon caché dans les lilas. J’y trouvais des chambres claires, une familiale salle à manger, et, dans une pièce ouverte sur le lumineux jardin, une dizaine de femmes qui cousaient, comme chez elles, à leur gré… Un chat ronronnait sur une chaise. Elles avaient l’air grave, des yeux confiants et paisibles. Parfois, gaiement, elles lançaient une réflexion, un mot. Elles respiraient…

Rien de plus émouvant que ce refuge au-dessus de l’abîme, cette halte d’où la plupart repartent, casées, sauvées… Petite maison modèle comme il en faudrait cent, mille, dans ces gouffres que sont les capitales ! Timide, bien timide essai de la solidarité moderne — de la religion de demain — contre la dureté de nos mœurs et de nos lois ! Et encore n’avait-il fallu rien moins que cent ans de féminisme, pour réaliser cela.


Aussi ai-je senti très vivement l’honneur que m’a fait Mme Avril de Sainte-Croix, en remettant à l’un des auteurs de Femmes Nouvelles le soin, bien superflu, de présenter au public l’excellent, le nécessaire livre que voici :

Le féminisme !

Quiconque pense loyalement ne peut manquer d’être frappé de la progression lente, de l’irrésistible force d’expansion avec laquelle ce profond courant s’est enflé, roule, depuis cent ans, à travers les barrages du passé, entraînant le présent vers l’avenir meilleur.

Quantité d’esprits, sans doute, en sont à méconnaître encore ce mouvement. Ce sont ceux-là mêmes qui ne croient pas à la perfectibilité humaine. Le progrès, à leurs yeux, n’existe pas : « Il n’y a que flux et reflux, recommencements de l’Histoire ; l’espèce stagne, sous l’apparente évolution des races ; entre le bien et le mal, entre la souffrance et le bonheur les sociétés oscillent, sans avancer… » Ils se résignent à ce va-et-vient de balancier, comme à un nécessaire équilibre. Ils ne se doutent pas qu’ils sont au point mort.

Comme si, selon les nobles paroles de Renan, nous n’avions pas franchi une immense étape, depuis la chaîne des esclaves courbés sous le fouet, aux bas-reliefs de Ninive ! Comme si eux-mêmes n’avaient pas déjà fait du chemin, sur la route millénaire où marchait l’ancêtre velu !

À mesure qu’un monde croule, un autre s’édifie, plus large, dont l’idéal est une somme de bonheur, c’est-à-dire de justice, plus grande pour tous. Cette montée des individus, ce développement des sociétés s’opèrent si lentement que nous risquons, durant l’éclair où nous l’observons, de n’y rien voir. Prisonniers de notre horizon, nous prenons pour de l’immobilité ce qui est de la vie.

Jugeons, au contraire, avec le recul de la durée : Hier devient garant de demain. Notre vieille machine sociale peut encore écraser lourdement toute une catégorie d’êtres, cela n’empêche pas que la machine ne se meuve, non sur elle-même, mais en avant. Le sentiment de l’équivalence féminine nous pénètre. Le sentiment de la solidarité humaine est en croissance.

C’est ce que révèle, à l’évidence, le livre de Mme Avril de Sainte-Croix.

Depuis les jours lointains du Concile de Trente où de graves docteurs dissertaient sur ce point de savoir si la femme avait une âme, le féminisme a pris corps.

Et ce n’est pas seulement un corps de doctrines, thème à revendications pour théoriciennes sexuées. Ces existences de sacrifices et de luttes, tombées l’une après l’autre sur la route obscure, les voilà rassemblées en un éclatant faisceau.

Ces efforts dispersés apparaissent d’ensemble, chaîne souple et forte qui lie des milliers d’êtres d’une communion ardente dans leur ascension vers l’égalité.

Peu de démonstrations plus instructives, plus probantes que ces pages si simples où seuls témoignent les actes. Nulle propagande meilleure pour tout lecteur de bonne foi. Eut-il le concept le plus opposé, il lui faudra s’avouer que le féminisme – si raillé naguère dans ce bourgeois pays de France – est en voie de conquérir le vieux monde, après le nouveau. Ce n’est plus une idée qu’on exalte ou dont on se gausse ; c’est un fait avec lequel on compte. Non plus théorique, mais pratique.

Aussi bien, qu’on le regrette ou qu’on l’en loue, le progrès constant du féminisme depuis cent ans, n’est qu’une conséquence fatale, un produit de ces transformations économiques qui ont bouleversé la famille et qui bouleversent la société.

Nous sommes de ceux qui ont foi dans ce travail, qui saluent dans l’association, et non plus dans la servitude de la femme, une source d’harmonie féconde, une morale, c’est-à-dire une hygiène nouvelles.

Les seules lois qui aient jamais et qui seront jamais respectées sont des lois qu’on accepte, non celles qu’on subit.

Ce n’est que dans la liberté, dans la pleine et absolue liberté que les individus peuvent prendre conscience de la beauté, de l’utilité, et, partant, de la nécessité de règles sociales.

La pleine et absolue liberté ! Des philosophes souriront, à ce mot. Et sans doute la liberté n’est-elle qu’une possibilité de se déterminer pour tel ou tel choix, telle ou telle acceptation, encore que les motifs de ce choix ou de cette acceptation soient eux-mêmes fatalement déterminés. N’importe, qui dit choix, dit libre examen, — dit liberté.

La contrainte catholique, ou la masse abdique tout exercice de la raison, a causé infiniment plus d’hypocrisies et de vices qu’elle n’a suscité de vertus. Notre morale sexuelle tout entière est gangrenée, dans son principe, par ce virus. L’antique abus de la force, la méprisante domination d’un seul y sévissent à plein.

Le mariage, la famille, la société, — telle qu’actuellement fonctionne, au détriment de « la plus faible » cette trinité de geôles, — c’est le vaste champ clos où de plus en plus, — avec les découvertes de la science, avec une conception renouvelée de la morale sexuelle, avec l’avènement de notre compagne au partage de toutes les justes prérogatives, y compris le vote, — entreront l’air pur, la santé, la vie.

Esclave ou maîtresse, tels ont été, trop longtemps, les deux masques sous lesquels l’homme des siècles s’est à lui-même voilé le vrai visage de la femme.

Mais tous les jours s’accroît le nombre de ceux qui comprennent qu’elle ne cessera d’être l’ennemie que lorsque nous aurons su, à force de tendresse, de loyauté, de justice, en faire l’amie. N’est-ce point dans cette formule qu’est le secret du bonheur futur, qu’à tout le moins l’idéal du progrès se résume : des droits et des devoirs égaux, pour toutes les créatures humaines ?

La légende hébraïque nous enseigne un admirable et singulier symbole : celui de Lilith, première femme d’Adam.

Lilith, dit le Talmud, plutôt que de se soumettre à la volonté de l’Homme, préféra disparaître, retourner au mystérieux creuset des éléments. Ève alors s’éveilla, dans la splendeur du Paradis, compagne sournoise et docile, pour la soumission de la chair et de l’esprit.

Les temps peu à peu se sont accomplis. L’âme franche de Lilith à nouveau frémit, dans le corps d’Ève. Et ce Paradis terrestre, que la seconde avait perdu, la première enfin tente de le rouvrir, aux yeux dessillés du maître, aux yeux de l’immortel Adam, son compagnon de plaisir, et de peine.

Victor Margueritte