Le Duc de Richelieu en Russie et en France
Duc de Richelieu
en Russie et en France
Nous avons déjà signalé la féconde activité de la Société impériale d’histoire de Russie, dont l’empereur Alexandre III, avant son avènement au trône, était le président. Elle a organisé de vastes recherches dans les archives de l’empire et des états étrangers, dans les collections privées comme dans les collections publiques. Ses publications, dont les premières datent de 1867, comprennent aujourd’hui tout près de soixante volumes. Elles intéressent au plus haut degré non-seulement l’histoire de la Russie, mais la nôtre et celle de toute l’Europe. Je prendrai comme exemple un des volumes les plus récemment parus et dont l’éditeur est M. Alexandre Polovtsof, sénateur de l’empire, actuellement président de la société. Ce livre ne renferme pas moins de deux cent cinquante-cinq pièces, tirées surtout des archives russes ou du dépôt de notre ministère des affaires étrangères. Toutes ces pièces ont été publiées dans la langue des originaux, c’est-à-dire en français : il n’y a de russe que le titre du volume, les tables des matières et la savante préface de l’éditeur. Toutes sont relatives à l’un des personnages les plus importans à la fois de l’histoire de Russie et de l’histoire de France : ce duc de Richelieu, qui fut le créateur du port d’Odessa et le colonisateur de la Petite-Russie, et qui, cinquante-trois ans avant M. Thiers, fat le libérateur du territoire.
Chose singulière, cet homme, qui fut l’un des plus grands du XIXe siècle, n’a pas encore son historien. On peut dire que nous n’avons sur lui que des pages détachées ; d’une part, les années qu’il passa hors de France n’ont été racontées que dans les histoires locales consacrées à Odessa et à la Russie du Sud, comme celles de Skalkovski et de Smolianinof, et dans la récente monographie de M. Pingaud intitulée : : le duc de Richelieu en Russie[1] ; d’autre part, c’est dans les histoires générales de la restauration, celles de Vaulabelle, Viel-Castel, Alfred Nettement, M. Hamel, qu’il faut chercher son rôle comme premier ministre et ministre des affaires étrangères en France. Sa vie a été si singulièrement partagée entre le service de Russie et le service de France qu’elle semble demander à ses historiens des compétences toutes différentes et la connaissance de deux mondes tout à fait dissemblables. Cependant les deux parts qu’il a faites dans son existence s’expliquent l’une par l’autre, la seconde par la première. On ne comprendrait pas l’influence salutaire qu’il a eue sur Alexandre Ier et l’étendue des droits qu’il avait à son concours, si on ne pouvait apprécier L’étendue des services qu’il lui avait rendus comme gouverneur d’Odessa et de la Russie méridionale. C’est parce qu’il avait donné à ce souverain tout un royaume, en peuplant de vastes désert » et en créant ce nouveau monde qui s’appelle la Nouvelle-Russie, qu’il lui a été possible ensuite de sauver les provinces françaises de l’Est et de nous conserver L’Alsace et la Lorraine : Odessa avait payé d’avance la rançon de Strasbourg et de Metz.
Nous allons essayer d’esquisser cette vie de Richelieu dans son ensemble et dans sa logique ; nous la raconterons à l’aide des notes rédigées, peu de temps après sa mort, par la duchesse de Richelieu, le comte de Langeron, le négociant Sicard, à l’aide aussi de quelques fragmens autobiographiques de Richelieu lui-même, mais surtout à L’aide des rapports adressés par lui à son impérial ami, de sa correspondance avec ce prince et avec les hommes d’état russes sous les règnes de Catherine II, Paul Ier et Alexandre ; nous insisterons sur les faits qui ont pu échappera ses biographes précédens et dont nous devons la révélation à M. Polovtsof. Nous montrerons successivement Richelieu dans ses années de jeunesse, puis gouverneur d’Odessa et de la Petite-Russie, puis premier ministre de Louis XVIII, à deux reprises, de 1815 à 1822.
Armand-Emmanuel-Sophie-Septimanie du Plessis, né à Bordeaux en 1766, est le cinquième duc de Richelieu : le premier fut le grand cardinal, ministre de Louis XIII ; le second, un petit neveu du cardinal-duc ; le troisième, le célèbre maréchal, le vainqueur de Minorque et de Closterseven ; le quatrième, le duc Joseph, père de notre héros. Celui-ci a porté successivement trois titres : il fut d’abord comte de Chinon ; puis, en 1788, à la mort du maréchal, duc de Fronsac ; enfin, en 1791, à la mort de son père, duc de Richelieu. A quatorze ans, on lui avait fait épouser Rosalie de Rochechouart ; mais, aussitôt après la cérémonie, on l’avait fait partir avec son précepteur, l’abbé Labdan, pour un voyage qui ne dura pas moins de quatre ans (1780-1784), et pendant lequel il visita l’Italie, la Suisse, l’Allemagne et les Pays-Bas. Cette alliance si précoce, réduite d’abord à une simple formalité, était un de ces mariages de convenance, si fréquens dans la société du XVIIIe siècle, où les deux familles voyaient surtout l’union de deux fortunes et de deux blasons. Richelieu et sa femme, qui semblent avoir eu l’un pour l’autre surtout de l’estime, du respect, de l’amitié, ont passé ensemble bien peu de jours : la duchesse se trouva séparée du duc d’abord par les campagnes contre les Turcs, puis par la révolution et l’émigration, enfin par les quatorze années que Richelieu consacra à l’administration de la Nouvelle-Russie. Elle lui survécut, et, en 1824, à la prière de M. Lainé, rédigea une Notice sur l’illustre défunt.
Richelieu, de retour à Paris, reçut une charge à la cour et le grade de sous-lieutenant dans un régiment de dragons. Il eût pu mener la vie frivole des jeunes courtisans, mais il ne leur ressemblait guère ; surtout, il ne tenait en rien de son aïeul, le galant maréchal. « Né avec un esprit plus solide que brillant, nous dit le comte de Langeron, peu fait pour la frivolité de la société de son temps, il y portait une réserve, disons même un embarras et quelquefois un air de pédanterie dont les causes étaient trop respectables pour qu’on osât en plaisanter ; sa vertu en imposait même aux jeunes gens de son âge, qui l’estimaient, en s’éloignant de lui ; il n’était pas à leur hauteur et se trouvait déplacé avec eux ; il était timide et embarrassé avec les femmes… » Il avait fait de bonnes études classiques ; il avait voyagé, et ses notes de voyage montrent avec quel esprit d’observation et quel sérieux. Tandis que les Français de son temps affectaient volontiers de ne savoir que leur langue, il surprenait agréablement les étrangers par la facilité avec laquelle il parlait l’allemand, l’anglais ou l’italien et, plus tard, le russe. Des idées à la mode, il ne s’était assimilé que les plus pratiques ; il était plutôt de l’école des physiocrates que de celle des philosophes, et la nouvelle économie politique lui était familière.
Tout le monde était frappé de sa ressemblance physique avec son grand-père, dont il différait si fort au moral : « il était d’une taille élevée et élancée, fort maigre, un peu voûté ; » d’une figure charmante, en ses années de jeunesse, et qui resta agréable jusqu’à la fin de sa vie ; avec « deux grands yeux noirs pleins de feu ; » un peu myope ; le teint fort brun, les cheveux crépus et très noirs, mais qui devaient blanchir de bonne heure. A la cour de Louis XVI, il parut un puritain ; s’il avait vécu plus avant en notre siècle, on n’eût pas manqué de le classer parmi les doctrinaires. Malgré ses origines méridionales, sa naissance bordelaise, son teint brun, son titre gascon de Fronsac, c’était presque un homme du Nord par son tempérament moral. Il aimait les Allemands, constate encore Langeron : « L’estimable bonhomie de leur société et leur ton sententieux et froid convenaient à son esprit. » S’il tenait, par quelque côté, à la brillante jeunesse, à la gentilhommerie de son temps, c’était par la passion des armes ; mais dans son courage même il semble qu’il soit entré moins de fougue que de froide intrépidité.
L’oisiveté de la vie de cour et de garnison lui pesait : à peine ce « petit duc, » encore comte de Chinon, avait-il retrouvé sa jeune épousée, qu’il songeait déjà à quitter Paris. En 1787, — il avait alors vingt et un ans, — à la nouvelle de la déclaration de guerre entre les Turcs et les Russes, il demanda au roi la permission de prendre du service en Russie. Le genius qui devait gouverner toute sa carrière le hantait déjà. Cette démarche contrariait-elle les vues politiques du cabinet de Versailles ? ou le roi fut-il choqué de voir qu’un jeune homme, qui, par grâce insigne, avait obtenu la charge de premier gentilhomme de la chambre, ne parût pas estimer à son prix une si haute valeur ? Tout ce que nous savons, c’est qu’on refusa la permission demandée. Richelieu resta donc en France, et la révolution naissante l’y trouva. La duchesse nous dit que, tout au commencement de cette crise, il était de ceux qui désiraient la réforme des abus, qu’il eut « ce rêve des belles âmes, le bonheur du peuple, » mais que ces sentimens n’altérèrent point son amour pour son roi. Aux journées d’octobre, il accourut de Paris à Versailles, à pied, par un chemin détourné, afin d’avertir le roi de l’arrivée des bandes parisiennes. Il lui donna le conseil de se mettre à la tête de ses gardes, d’évacuer le château et de se porter en arrière, en lieu sûr. Louis XVI, ici encore, n’osa prendre la décision hardie qui eût pu le sauver. On ne voit pas que Richelieu ait pu rendre d’autres services à une cause désormais perdue. La révolution paraît lui avoir rendu la liberté qui lui avait été refusée par le roi en 1787 ; il put voyager en Allemagne, séjourner à Francfort, puis à Vienne. Tout cela le rapprochait de la Russie, l’acheminait vers sa destinée.
Dans ses impressions de voyage en Allemagne, on trouve de nombreuses observations sur l’agriculture, l’industrie, le commerce, les routes, la population, les réformes de Joseph II, un sentiment très vif des beautés de la nature, et aussi de piquantes remarques sur les princes et principicules de l’empire. Il y a là toute une galerie de portraits : l’archevêque-électeur de Mayence, « d’un esprit rétréci et d’un orgueil précisément en raison inverse de sa naissance, » distingué surtout « par la foule de valets grands et petits qu’il traîne à sa suite, » n’ayant pas moins de mille quatre cents personnes dans son cortège, « y compris Mlle de Gudenhofen, nouvellement créée comtesse, et qui fait chez lui les fonctions de premier ministre ; » l’archevêque-électeur de Cologne, « dont, la politesse, surtout à l’égard des Français, est à peu près nulle, » mais qui ne manque pas d’esprit et auquel on peut même reprocher de « trop sacrifier au plaisir de le faire briller ; » l’archevêque-électeur de Trêves, dont Richelieu affirme qu’il n’a « jamais vu de prince plus poli, plus affable et surtout doué d’un tact plus fin ; » le landgrave de Hesse, qui fait la traite de ses soldats, s’imagine, à force de pédantisme militaire, copier le grand Frédéric, et, dans ses manœuvres, de parade, se donne un mouvement prodigieux, croyant que toute l’Europe a les yeux sur lui ; » enfin, « cette foule de princes, comtes et barons d’empire, tous souverains comme le roi de France l’était autrefois, régnant sur deux villages, et la plupart sur une multitude de quadrupèdes ordinairement en beaucoup plus grand nombre que leurs sujets, et parmi lesquels ou pourrait leur assigner une place à beaucoup plus juste titre que parmi les têtes couronnées. » Richelieu eut la bonne fortune d’assister aux fêtes du couronnement de Léopold à Francfort, et son récit complète heureusement ceux que Goethe, Lang et Forster nous ont laissés, sur ces solennités impériales. Même en Allemagne, Richelieu retrouve l’écho de nos divisions politiques : il entend parler des patriotes et il entend discourir les émigrés. Il est surtout affecté de la violence et de la légèreté de ces derniers :
Je désirerais bien vivement, écrit-il, de pouvoir persuader à cette multitude de Français qu’à mon grand étonnement et à celui de tous les gens qui les entendaient solliciter, prier, pour engager les princes à se liguer et à envahir leur patrie, que ce serait, pour eux-mêmes un très fâcheux et très malheureux événement. En effet, ils connaissent assez l’esprit de vertige qui règne maintenant en France pour savoir qu’au premier bruit de l’entrée des troupes allemandes, la reine, peut-être le roi, et surtout tout ce qui, dans, chaque province, aurait le vernis d’aristocratie, noble ou ecclésiastique, serait impitoyablement massacré… Je puis, sans hasarder la vérité, affirmer qu’une des raisons pour lesquelles les Français ont été mal reçus à Francfort, c’est la véhémence de leurs propos et leurs fréquentes et instantes sollicitations pour qu’il se forme une ligue contre la France.
Ainsi, dans ces simples notes de voyage, on voit déjà se dessiner, chez le jeune officier de vingt-quatre ans, l’économiste qui renouvellera la face de la Nouvelle-Russie et l’homme d’état qui, en France, luttera courageusement contre les violences des ultra.
A Vienne, il rencontre le prince Charles de Ligne et le comte de Langeron, dont le nom devait être un jour inséparable du sien. Ces trois jeunes gens dînaient ensemble chez le vieux prince de Ligne, lorsqu’un officier, arrivé en courrier de l’armée russe, vint leur annoncer que celle-ci allait mettre le siège devant Ismaïl. « il ajouta, comme par un pressentiment, que le siège serait sûrement très vif, que le pacha qui commandait dans la place était un homme courageux, qu’à la tête d’une garnison nombreuse il attendrait l’assaut, qui ne pouvait manquer d’être très chaud. Il n’est pas inutile de dire que cet homme tirait de sa tête toutes ces savantes conjectures. » Aux premiers mots du courrier, Richelieu regarde le prince Charles ; celui-ci le regarde aussi, et, ajoute Langeron dans sa Notice, « ils se devinent : leurs âmes étaient faites pour s’entendre. — Allons-y ! s’écria le jeune Richelieu. — Lâche qui s’en dédit ! » répliqua Charles. Et le départ est décidé.
Le vieux prince de Ligne pleura bien un peu ; mais il ne put qu’encourager son fils. Richelieu n’avait personne pour l’encourager, mais personne aussi pour le retenir. C’était bien, cette fois, son étoile qui se levait et qui lui montrait le chemin. Et puis, nous dit le duc, « j’étais las de porter toujours un uniforme sans avoir jamais reçu un coup de fusil. » Le voyage projeté n’était pas précisément une partie de plaisir : il s’agissait de 500 lieues à parcourir, en grande partie par des pays déserts, par un hiver déjà rigoureux, presque sans bagages, sans équipage et, en ce qui concerne Richelieu, avec peu d’argent. Le 10 septembre avait eu lieu ce dîner mémorable : le 12, à deux heures du matin, Charles de Ligne et Richelieu se mirent en route. Langeron était parti la veille.
On ne manqua pas, raconte le duc, de discourir beaucoup à Vienne sur ce départ précipité. Tous les gens de poids, toutes les têtes froides, accoutumés à envisager en tout sens le parti qu’ils prennent et à ne rien donner à la fortune, blâmèrent ouvertement notre résolution, et la légèreté française joua un grand rôle dans leur critique.
Ils traversèrent la Moravie, la Silésie, la Gallicie, et Richelieu reprend son carnet de voyage pour nous faire part de ses observations sur les résultats de l’administration autrichienne dans les provinces polonaises. A mesure qu’ils avançaient, le pays devenait plus sauvage : en Bukovine, en Moldavie, on se trouvait déjà en pleine barbarie. Mais, assure le noble aventurier, a je puis assurer que, même versés dans un fossé plein de neige, au milieu de la nuit, l’idée d’être fâchés d’être partis de Vienne ne nous est pas venue. »
C’est ainsi, après dix jours et dix nuits de voyage, qu’on arriva à Bender, le quartier-général du prince Potemkin (prononcez Patiômkine). Là, on retrouva d’autres Français, que la passion des armes avait également chassés des antichambres de Versailles et déportés en ces régions désolées, entre autres le vaillant comte Roger de Damas. En même temps, on eut une déception cruelle : on apprenait qu’il n’avait jamais été question d’assaillir Ismaïl, que la campagne était finie, à telles enseignes que Damas se disposait à rentrer en France. Cependant on se présenta à l’audience de Potemkin, et Richelieu eut la première révélation de cette Russie encore tout asiatique de Catherine II. Il a une jolie page sur le personnage étrange, qui semblait moins le généralissime d’une armée européenne qu’une sorte de grand-vizir de la sultane chrétienne, un satrape ou un pacha délégué par elle pour régner sur un pays cinq ou six fois plus vaste que le royaume de France :
Rien ne m’avait préparé, nous dit Richelieu, au spectacle qui frappa mes yeux en entrant dans le salon du prince : un divan d’étoffe d’or sous un superbe baldaquin, cinq femmes charmantes mises avec tout le goût et la richesse possibles, une sixième vêtue avec toute la magnificence du costume grec, couchée sur des coussins à la manière orientale. Le prince Potemkin assis seul auprès d’elle, vêtu d’une espèce de pelisse fort large, assez semblable à nos robes de chambre. C’est le vêtement qu’il affectionne le plus, et souvent il n’a que celui-là, parce que, dessous, il peut être quasi nu. Cinquante officiers de tout grade, debout, garnissant le fond de la salle, qui était éclairée par un très grand nombre de bougies…
Le prince Potemkin, dont le pouvoir, surtout à l’armée, ne connaît point de bornes, est un de ces hommes extraordinaires, aussi difficiles à définir que rares à rencontrer, mélange étonnant de grandeur et de faiblesse, de ridicule et de génie… Il possède, tant au moral qu’au physique, beaucoup de cette supériorité qui imprime le respect et captive l’obéissance. Sans avoir voyagé et sans presque jamais lire, il réunit des connaissances très étendues dans tous les genres… On peut dire de lui que, s’il ne fit pas les livres, au moins il fit les hommes… Il pompe les connaissances des gens qu’il rencontre, et, sa mémoire le servant à souhait, il s’approprie sans peine ce que les autres hommes ne se procurent qu’à force de peines et de travaux… L’habitude de l’autorité, la certitude de maîtriser tout jusqu’à l’opinion, surtout dans un pays où elle est presque sans force, fait que ce que l’on nomme dans un autre pays le respect humain n’a aucune influence sur sa conduite… La position où le prince Potemkin se trouve à l’égard de l’empire russe surpasse tout ce que l’imagination peut se figurer de plus absolu. Rien n’est impossible à sa puissance : il commande aujourd’hui depuis le mont Caucase jusqu’au Danube, et il partage encore avec l’impératrice le reste du gouvernement de l’empire. Ses richesses sont immenses… Il prend à sa volonté dans toutes les caisses… Plusieurs tables nombreuses et magnifiquement servies, une foule de valets de tous étages, des comédiens, des danseurs, un orchestre, tout ce qui peut servir aux plaisirs d’une capitale accompagne le prince Potemkin au milieu des camps et du tumulte des armes… La crainte de n’être pas cru peut seule empêcher de rapporter les choses inconcevables en tout genre qu’opère un simple signe de sa volonté.
C’était à se demander si nos deux Français n’étaient pas tombés dans le camp turc en croyant arriver à l’armée russe. Le prince Potemkin les reçut « d’une manière très distinguée, » les admit pendant trois jours à sa table. Bientôt l’expédition rêvée par eux devint « de plus en plus vraisemblable. » Le troisième jour au soir, le prince les expédia sur Ismaïl. Lui-même se dispensa de s’y rendre : « des raisons politiques et, peut-être plus que tout, l’envie de ne pas quitter la princesse Dolgorouki dont il était fort épris, l’en empêchèrent. »
Au camp sous Ismaïl, on se canonnait déjà. Richelieu put admirer la bravoure du soldat russe, qu’il proclame a le meilleur soldat de l’Europe, » mais il fut étonné de l’insuffisance dans le commandement, de l’encombrement, du désordre barbare, qui présidaient à toutes les opérations. Dans les attaques, les troupes étaient si mal dirigées qu’elles croisaient leurs feux et qu’il tombait plus de Russes par les balles de leurs camarades que par celles des Turcs. Jamais le gentilhomme français n’aurait pu imaginer que la vie humaine pût avoir si peu de prix. Les soldats ne se ménageaient pas plus que leurs officiers ne les ménageaient. On gaspillait leur sang comme s’il n’eût été d’aucune valeur. Après le combat, l’ignorance des chirurgiens russes était telle et le service de. santé si mal organisé que tout blessé était un homme mort. N’était-on pas assuré de combler les vides avec le recrutement ? et qu’était un soldat, après tout, sinon un serf arraché à la glèbe et revêtu de l’uniforme ? « On frémit en pensant à l’horrible consommation d’hommes qui se fait inutilement dans cette armée. »
Beaucoup de temps et beaucoup de vies furent dépensés dans une série d’attaques mal conçues et mal exécutées, à la fois aventureuses et timides ; les chefs se disposaient à lever le siège, et l’on embarquait déjà les canons sur la flottille de la Kilia, lorsqu’un ordre arriva de Bender. Potemkin enjoignait « non d’attaquer, mais de prendre la place. » En même temps, cet original envoyait au camp un autre original, l’homme le plus propre à relever le moral des chefs et à fanatiser les soldats, le comte Souvorof, le futur capitaine des batailles d’Italie et d’Helvétie.
Cet homme singulier, écrit Richelieu, qui ressemble plus à un chef de Cosaques ou de Tatars qu’au général d’une armée européenne, est doué d’une intrépidité et d’une hardiesse peu communes… Ses succès, fortifiant le préjugé commun à tous les Russes de l’inutilité des précautions et de la science contre les Turcs, augmentent encore leur insouciance totale pour tout ce qui compose l’art de la guerre. La manière de vivre, de s’habiller et de parler du comte Souvorof est aussi singulière que ses opinions militaires… Il mange dans sa tente, assis par terre autour d’une natte, sur laquelle il prend le plus détestable repas… Il s’endort ensuite pendant quelques heures, passe une partie de la nuit à chanter, et, à la pointe du jour, il sort presque nu et se roule sur l’herbe, assurant que cet exercice lui est nécessaire pour le préserver des rhumatismes. Il n’a point de chevaux à lui et, lorsqu’il veut faire une reconnaissance, il monte sur le premier cheval de Cosaque qu’il rencontre ; il part à toutes jambes ; il va ainsi jusque sur le bord du fossé, sans s’embarrasser ni des coups de canon, ni du danger réel d’être pris… S’il n’est pas insensé, il dit et il fait du moins tout ce qu’il faut pour le paraître ; mais il est heureux, et cette qualité, dont Mazarin faisait tant de cas, est, à bon droit, fort estimée de l’impératrice et du prince Potemkin.
Voilà sous les ordres de qui notre brillant gentilhomme de Versailles allait faire ses premières armes. Le 20 octobre, on adressa une dernière sommation aux Turcs ; le 21 éclata une effroyable canonnade, « la plus terrible dont l’histoire de la guerre fasse mention ; » le 22, on donna l’assaut.
Cette sanglante journée a fait une vive impression sur Richelieu, et son récit en prend parfois une puissance descriptive et une intensité de pittoresque remarquables. Il nous peint cette ville d’Ismaïl, « véritable volcan dont le feu sortait de toutes parts ; » ce « cri universel de Allah ! qui se répétait tout autour de la ville » et auquel répondait le cri de guerre des Russes ; les décharges de mousqueterie si multipliées qu’il n’avait « jamais vu à l’exercice un feu de file aussi nourri et aussi soutenu ; » les soldats affolés, sourds aux commandemens, épuisant dans une fusillade forcenée leurs dernières cartouches ; les cris des femmes et des enfans qu’on massacre ; les Turcs subissant la mort avec l’impassibilité du fatalisme ; l’ardeur du régiment de Polotski à la tête duquel son aumônier, voyant que tous les officiers étaient tués, se place bravement, le crucifix d’une main et le sabre de l’autre, promettant, comme un apôtre de l’islam, la couronne du martyre à ceux qui marcheraient en avant, menaçant de l’enfer ceux qui reculeraient ; la fureur des victorieux portée à un tel paroxysme que, « malgré la subordination qui règne dans les troupes russes, le prince Potemkin, l’impératrice elle-même, n’auraient pu, malgré toute leur puissance, sauver la vie à un Turc ; » enfin cette effroyable boucherie de 30,000 musulmans, dont plus de 2,000 femmes et enfans, et dont le récit étonna Potemkin lui-même et lui fit passer l’envie de visiter sa conquête.
J’aperçus, raconte le duc, un groupe de quatre femmes, égorgées, entre lesquelles un enfant d’une figure charmante (une jeune fille de dix ans) cherchait un asile contre la fureur de deux Cosaques qui étaient sur le point de la massacrer… Je n’hésitai pas à prendre entre mes bras cette infortunée, que ces barbares voulurent y poursuivre encore. J’eus bien de la peine à me retenir et à ne pas percer ces misérables du sabre que je tenais à la main. Je me contentai cependant de les éloigner, non sans leur prodiguer les coups, et les injures qu’ils méritaient, et j’eus le plaisir d’apercevoir que ma petite prisonnière n’avait d’autre mal qu’une coupure légère que lui avait faite au visage le même fer qui probablement avait percé sa mère. Je découvris, en même temps, qu’une petite médaille d’or, qui pendait à son cou avec une chaîne du même métal, représentait l’image du roi de France. … Cette dernière circonstance acheva de m’attacher entièrement à elle ; et, comme elle vit, par le soin que je prenais à la préserver de tout danger, que je ne voulais lui faire aucun mal, elle s’accoutuma à moi… Le nombre des morts était infiniment accru, et souvent je fus obligé de franchir plusieurs cadavres en tenant dans mes bras ma petite, à qui je voulais épargner l’horreur de fouler aux pieds les corps de ses compatriotes.
Pendant l’action, Richelieu avait reçu deux balles dans ses habits ; Charles de Ligne, qui combattait d’un autre côté, avait été assez grièvement atteint au genou ; Langeron était sain et sauf. Aucun des convives du dîner de Vienne ne manquait donc à l’appel. Quant à Potemkin, « plein de confiance dans le succès d’une expédition dont il avait ordonné positivement la réussite, il n’avait pris d’autres mesures que celle de faire tenir des canonniers la mèche allumée auprès de leurs pièces, afin qu’à l’arrivée du courrier toute la ville de Bender et les environs apprissent que la forteresse d’Ismaïl était au pouvoir des Russes. » Il fit le plus gracieux accueil à nos Français ; mais ceux-ci, rassasiés de gloire militaire, soucieux des événemens de France, n’aspiraient plus qu’à retourner en Occident. Richelieu, Charles de Ligne et Roger de Damas repartirent donc le 14 novembre et arrivèrent à Vienne. Catherine II, en récompense des exploits de Richelieu, lui avait accordé la croix de Saint-George et fait don d’une épée d’or. Elle écrivait à Grimm : « Il n’y a qu’une voix sur le duc de Richelieu d’aujourd’hui. Puisse-t-il jouer le rôle du cardinal un jour en France, sans en avoir les défauts ! En dépit de l’assemblée nationale, je veux qu’il reste duc de Richelieu et qu’il aide à rétablir la monarchie. » Vingt-trois ans devaient se passer avant que le vœu de l’impératrice s’accomplit. C’est dans l’hiver de 1790 à 1791 que Langeron, dans sa Notice, place le premier voyage à Pétersbourg de son ami, devenu, par la mort de son père, duc de Richelieu, et sa présentation à l’impératrice. Il y a là évidemment une erreur. La correspondance de Grimm avec Catherine en fait foi. « Le duc, écrit-il à la date du 10 avril 1791, à son retour d’Ismaïl.., m’a parlé de son extrême regret de ce que la mort de son père, — qui, par parenthèse, n’est pas une perte, — l’ait obligé de revenir ici (à Paris) en toute hâte et empêché de suivre le prince brillant (Potemkin) à Pétersbourg. » Et à la date du 11 mai : « Le duc de Richelieu, dont le nom ismaïlitique était Fronsac, et qui vient de faire une course à Londres, a la tête tournée de sa croix de Saint-George : il en a une joie d’enfant. »
Richelieu héritait, avec son nouveau titre ducal, une immense fortune, montant à près de 500,000 livres de revenu, mais fortement grevée par la mauvaise administration de son père. « Son extrême délicatesse, lit-on dans la Notice de la duchesse, lui imposa la loi de n’en jouir qu’après que les dettes très considérables de son père seraient payées. » Pendant son voyage d’Angleterre, il apprit que Louis XVI le rappelait auprès de lui, pour son service personnel. Il Malgré les réflexions infiniment désagréables qu’a fait naître en foule la résolution que j’allais prendre, écrit-il à sa femme, j’ai obéi à la voix du devoir et je suis parti sur-le-champ. » Le roi était installé aux Tuileries, et les Tuileries n’étaient guère sûres. La fermentation était grande dans Paris, et, quelques jours après l’arrivée du duc, trois officiers de la garde nationale manquèrent d’être pendus dans le jardin même du palais. « Je vous assure, écrit-il encore, qu’il m’a fallu plus de courage et de dévoûment pour me décider à revenir qu’il n’en aurait fallu à un poltron pour monter à l’assaut d’Ismaïl. »
Lorsque le roi exécuta la fugue de Varennes, Richelieu ne fut pas mis dans le secret, où la légèreté de la reine avait cependant mis le coiffeur Léonard. Il n’apprit qu’en même temps que tout le monde le départ de la famille royale. Il fut « navré de douleur de n’avoir pas été trouvé digne de cette confiance que son attachement avait droit d’exiger. » Cependant, dès qu’il apprit le retour de Louis XVI, il reprit son service auprès de lui. On ne sait encore qu’imparfaitement les raisons qui, en août 1791, le décidèrent à repartir pour la Russie. Estimait-il qu’il n’y avait plus rien à faire pour le salut de la monarchie et avait-il deviné la faiblesse incurable du roi et l’incapacité de son entourage ? Ou bien la reconnaissance pour les faveurs dont l’avait comblé Catherine II, le désir de se distinguer sur un théâtre où ses grandes facultés trouveraient leur emploi, ou enfin un pressentiment obscur de ses destinées, l’entraînaient-ils vers l’Orient ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans la séance de l’assemblée nationale du 27 juillet 1791, il fut donné lecture d’une « lettre d’Armand Richelieu (il n’est pas question de duc), qui, quoique Français, est en ce moment au service de Russie ; il demande un passeport pour aller remplir ses engagemens ; il promet de revenir aussitôt la guerre finie, et il désire que les connaissances militaires qu’il y acquerra le mettent à portée de concourir un jour à la gloire de sa patrie. » L’assemblée accorda le passeport demandé, en ordonnant « que le motif en serait exprimé dans son procès-verbal. » Les grandes propriétés que Richelieu possédait en France, le souci du bien-être de sa femme et de sa belle-mère, l’intérêt des créanciers de son père, tout lui faisait un devoir de ne pas quitter la France sans avoir pris cette garantie. Il est important pour nous de constater que ce n’est point en qualité d’émigré qu’il a passé la frontière, mais bien avec l’autorisation formelle de l’assemblée.
C’est dans l’hiver de 1791 à 1792 que se placent son premier séjour à Saint-Pétersbourg, sa présentation à Catherine par Nassau-Siegen, un demi-Français, amiral de la flotte russe, enfin sa grande faveur auprès de l’impératrice, qui lui accorda le grade de colonel et l’admit dans ses réunions intimes de l’Ermitage, grâce si enviée et si rare que, comme le constate Langeron, « on n’y avait jamais vu quelqu’un du grade ni de l’âge de M. de Richelieu. »
Cependant cette sorte de pacte que le passeport de juillet 1791 avait établi entre Richelieu et l’assemblée de France ne fut guère observé de part et d’autre. Langeron nous dit que l’impératrice chargea Richelieu de porter au prince de Condé 60,000 ducats pour l’entretien du corps d’émigrés qu’on avait rassemblé dans le Brisgau. Puis il fit avec ce corps et avec l’armée autrichienne, en qualité d’officier de l’état-major russe, les campagnes de 1792, 1793 et 1794. Il assista aux sièges de Valenciennes, de Condé, du Quesnoy, de Dunkerque, de Maubeuge, etc. Il paya de sa personne, dirigea les travaux du génie devant les places, chargea les colonnes républicaines à la tête des troupes autrichiennes. Malgré le titre d’officier russe dont il se couvrait, il faut donc le considérer comme un soldat de Condé. S’il n’était pas un émigré de droit, il était bien un émigré de fait, un émigré de cœur. Rien d’étonnant si nous voyons, en mai 1792, sa femme, « la femme Richelieu, » protester contre le séquestre dont les biens de son mari sont menacés, repoussant la qualification d’émigré qu’on veut attribuer au duc, invoquant son passeport de 1791, alléguant son titre d’officier au service de Russie, produisant une attestation signée de Novikof, le chargé d’affaires russe à Paris. Il est probable qu’en 1792, et sur des raisons assez plausibles, le séquestre dut être prononcé. Puis la convention déclara les domaines du duc biens nationaux et fit procéder à la vente d’une partie de ses propriétés. Enfin sa femme elle-même fut jetée en prison et n’en sortit qu’après thermidor. La gêne de la duchesse fut alors extrême, celle du duc également. A certains momens, surtout après sa disgrâce sous Paul Ier, Richelieu fut réduit à vivre avec trente sous par jour. « Je reçus à cette époque, écrit Mme de Richelieu, une lettre de lui qui m’annonçait sa triste situation et me témoignait que le nec plus ultra de son ambition serait de recueillir de son immense fortune 1,000 écus de rente. Quelle douleur j’éprouvai de ne pouvoir même pas, sur ma dot, les lui assurer ! Ses biens étaient vendus en partie et la nation s’était emparée du reste. Je sortais de prison, et le bien de ma mère était sous le séquestre. »
C’est au printemps de 1794 que Richelieu reparut en Russie, accompagné de Langerons qui avait partagé toutes ses aventures de guerre. Ils furent assez heureux, — Potemkin étant mort, — pour trouver un autre protecteur, le vieux maréchal Roumantzof, un autre héros des guerres turques, le vainqueur de Kagoul, Langeron le dépeint comme un « homme d’un esprit supérieur, d’un grand talent, mais d’un caractère dur et bizarre, chef exact et sévère, mais plutôt calculateur qu’audacieux et plus habile général qu’intrépide soldat. » Il prit les deux Français en affection, nomma Richelieu colonel en second de son régiment de cuirassiers et Langeron vice-colonel de son régiment des grenadiers de la Petite-Russie. Ce fut pour eux une bonne fortune, car, dit encore Langeron, « ils ne trouvaient plus à la cour de Russie les mêmes prévenances qu’autrefois, M. de Richelieu ne fut plus admis aux sociétés de l’Ermitage ; la cause des Bourbons et celle de la noblesse française étaient perdues, et on les expédia assez sèchement à leurs régimens, où ils allaient plutôt par nécessité que par attrait. »
Richelieu avait inutilement essayé de lutter contre ces dispositions de Catherine. Ses lettres à son ami le comte Razoumovski, alors ambassadeur de Russie à Vienne, témoignent de l’amertume qu’il en ressentit : « Si l’on avait eu pour but de me dégoûter absolument, on n’aurait pas pu s’y prendre autrement, et, pour peu que cela dure, on y parviendra ; car la pauvreté et le malheur se supportent, mais l’humiliation ne se supporte pas… J’avais cru que je jouirais des faveurs qui m’avaient été accordées à mon dernier voyage, les petites entrées étant une grâce qui, une fois accordée, ne pouvait, jusqu’à présent, plus être ôtée. » Vainement s’est-il adressé à Esterhazy, à Markof ; ceux-ci l’ont renvoyé au favori du jour, Platon Zoubof. Encore un type étrange que ce dernier amant de Catherine !
J’ai toujours, continue le duc, trouvé sa porte fermée, et je n’ai pu parvenir à le voir qu’à sa toilette du matin, cérémonie la plus indécente dont il soit possible de se faire idée. On arrive à dix heures pour attendre l’heure à laquelle il se frisera, ce qui n’est jamais fixé. La seule fois que j’y ai été, j’ai attendu jusqu’à une heure, qu’on nous a fait entrer. Il était assis vis-à-vis d’une table de toilette et lisait des gazettes ; nous l’avons tous salué, sans qu’il nous rendit notre salut. On lui a apporté des papiers à signer, et, au bout de trois quarts d’heure, je me suis approché de lui. Il m’a dit quelques mots ; je lui ai rappelé notre affaire, dont M. de Markof avait eu la bonté de lui parler le matin. Il ne m’a pas répondu un seul motet a appelé une autre personne. Peu accoutumé à cette manière, je gagnai la porte et m’enfuis un moment après, un peu honteux peut-être d’une impolitesse aussi grande… M. Esterhazy prétend que la manière dont on me traite est une façon de faire voir aux Français qu’ils n’ont rien à espérer et de dégoûter tous ceux qui y sont, ainsi que ceux qui pourraient avoir envie d’y venir… Vous sentez, mon cher ambassadeur, combien il est désagréable d’aller mendier ainsi son pain de porte en porte. J’aimerais mieux le gagner comme cadet, à la pointe de mon épée, que de l’obtenir comme colonel de cette manière.
Voilà où en était réduit l’arrière-neveu du grand cardinal et le petit-fils du maréchal ! N’aurait-il pas mieux vain subir en France la loi de l’égalité que de souffrir à l’étranger de si cruels dédains ?
C’est dans leurs garnisons de Volhynie que la mort de Catherine M et l’avènement de Paul Ier surprirent Richelieu et Langeron. Le nouveau prince témoigna d’abord quelque faveur au jeune duc : il le nomma général-major et le fit colonel des cuirassiers de l’empereur ; plus tard même, en 1799, il l’éleva au grade de lieutenant-général. Mais combien le service était devenu plus dur sous le fantasque souverain ! Paul Ier détestait ce régiment de cuirassiers, « qu’il croyait avoir été rempli des espions dont sa mère l’entourait, » et s’en prenait au nouveau colonel, qui n’en pouvait mais. Richelieu était bien un militaire ; mais, dit Langeron, il n’était pas un caporal ; ni lui ni ses hommes n’étaient très avancés dans « la science profonde de la parade. » Autre tort aux yeux du tsar. Or, à chaque instant, il fallait manœuvrer sous ses yeux. « A chaque manœuvre, une faute, même légère, enflammait la fureur de Paul, et M. de Richelieu, réprimandé sans cesse, grondé, chassé du service, repris, rechassé encore, épuisa toutes les disgrâces. » Un jour, il courut, sans ordres, avec son régiment éteindre un incendie ; cela mit le comble à la colère du tsar et à la disgrâce du duc. Celui-ci dut quitter le service de Russie et se retirer à Vienne.
Coup sur coup, deux grands changemens eurent lieu en Europe. Bonaparte était premier consul, et les gens avisés pouvaient prévoir qu’il n’en resterait pas là. Ainsi se réalisait le pressentiment que Richelieu exprimait, dans une lettre du 29 août 1793, au comte Razoumovski : « Je persiste à croire que, par la force des choses, les Français auront un roi, mais que ce roi ne sera pas de la maison de Bourbon. » D’autre part, Alexandre Ier succédait à l’empereur Paul. Il adressait à Richelieu, qu’il appelle son « cher duc, » la lettre la plus aimable, lui disant combien il serait content « de le voir à Pétersbourg et de le savoir au service de Russie, auquel il pouvait être si utile (juin 1802). » N’étant encore que grand-duc héritier, il lui avait déjà témoigné une sincère amitié, l’avait admis dans son intimité, lui confiant ses chagrins et ses inquiétudes. Tous deux avaient souffert des caprices tyranniques de Paul Ier : il était donc naturel qu’Alexandre, après son avènement, se souvint de l’ami des mauvais jours.
Cependant quelque temps se passa avant que Richelieu pût rentrer au service. L’établissement en France d’un nouvel ordre de choses lui faisait espérer de pouvoir rentrer dans une partie de ses biens : l’intérêt des créanciers de son père lui faisait un devoir de tenter une démarche. Il fallait d’abord obtenir de Bonaparte la permission de rentrer en France ; Alexandre recommanda ses intérêts à Caulaincourt, l’envoyé de France à Pétersbourg, ainsi qu’à l’envoyé de Russie en France, Kalitchef. « Le 2 janvier 1802, raconte la duchesse, revenant de la messe, j’aperçus une voiture allemande qui traversait ma rue ; mon cœur me dit bien vite que c’était lui. Il arriva plus vite que moi dans notre maison, et ce fut lui qui m’y reçut. Les tambours, les poissardes vinrent aussitôt le féliciter de son retour. Je ne crois pas que tous les émigrés aient été ainsi fêtés. » Bonaparte lui avait bien accordé un passeport pour rentrer en France ; mais il lui refusait sa radiation de la liste des émigrés, formalité qui seule permettrait à Richelieu de rentrer dans ses biens. On mettait à cette grâce des conditions, comme une promesse de soumission et l’acceptation de l’amnistie, que le duc refusait de subir. Il se défendait également d’entrer au service de la France, comme l’y engageait Talleyrand. La duchesse, sa femme, alla voir la future impératrice Joséphine ; lui-même écrivit à Bonaparte une lettre très digne. Toutes ces démarches restèrent sans résultat. « M. de Richelieu, écrit sa femme, n’hésita jamais sur le parti qu’il devait prendre. La ligne de l’honneur était toujours la sienne ; aucun sacrifice ne lui coûtait pour la suivre. Il abandonna donc, pour la seconde fois, sa famille, ses amis et sa fortune, pour aller en chercher une à la pointe de l’épée. Ce ne fut qu’après son retour en Russie, quand sa faveur auprès d’Alexandre préoccupa les politiques français, que le premier consul, qui avait alors intérêt à ménager le tsar, consentit à céder. Le décret de radiation ne fut donc pas un acte spontané de clémence, mais plutôt le résultat d’une sorte de négociation diplomatique, dans laquelle se sont surtout employés Kalitchef et Talleyrand. L’empereur Alexandre dut même s’adresser directement à Bonaparte. La duchesse est donc en droit d’écrire que Richelieu fut heureux de tenir son « bonheur de cet auguste bienfaiteur et d’être délivré de la reconnaissance envers l’usurpateur. » Rentré en possession de ses biens, il envoya une procuration à sa femme pour gérer ses biens et désintéresser les créanciers. « S’il ne me reste rien, lui mandait-il, eh bien ! je pourrai marcher la tête haute, et ce que j’aurai, je ne le devrai qu’à moi. »
C’est ici que se terminent les années de jeunesse de Richelieu et que commence son grand rôle historique. Quand il reparut à Pétersbourg, en septembre 1802, Alexandre lui fit un accueil non-seulement bienveillant, mais affectueux. « L’empereur m’a reçu encore mieux que je ne m’y serais attendu, écrit-il ; il m’a permis de le voir souvent et familièrement, ce dont je profite avec plaisir, non parce qu’il est l’empereur, mais parce que c’est un homme aimable et attachant comme j’en ai peu connu. » Il faut insister sur le caractère intime et cordial de l’amitié qui unissait ces deux hommes : il donne la clé des faits qui suivront ; il explique comment il fut possible à Richelieu de se rendre si utile d’abord à la Nouvelle-Russie, puis à la France elle-même.
Alexandre lui avait fait don d’une terre dont le revenu, 12,000 et bientôt 24,000 livres, s’il ne compensait pas les pertes qu’il avait faites en France, assurait du moins son existence. En 1803, l’empereur le nomma gouverneur d’Odessa. En 1805, il le nomma gouverneur-général de la Nouvelle-Russie, c’est-à-dire de la région qui s’étendait du Dniester au Caucase ; elle comprenait les pays d’Odessa, Kharkof, Kherson, Ekatérinoslav, la Crimée, le Kouban, le rivage du Caucase. C’était tout un empire, celui-là même sur lequel. Richelieu avait vu régner Potemkim avec la pompe et la nonchalance d’un despote oriental, et qu’il allait désormais gouverner avec la simplicité, l’activité et la probité d’un administrateur européen, élevé dans les doctrines économiques et les idées philanthropiques du XVIIIe siècle français. où son prédécesseur avait maintenu les traditions et les mœurs de l’Asie, il allait faire pénétrer la civilisation de l’Occident. Où celui-là n’avait pu, en un jour de magnificence trompeuse et pour donner un décor au voyage triomphal de Catherine, que faire surgir des cités éphémères et des villages d’opéra comique, celui-ci allait bâtir pour l’éternité.
Odessa avait été fondé en 1793 : c’était, à l’origine, une petite bourgade tatare appelée Kodja-Bey, avec un fortin turc. Les académiciens de Pétersbourg, consultés par Catherine II, donnèrent à cette bourgade le nom d’une antique cité hellénique qu’on supposait avoir existé quelque part dans le voisinage, Odessos. On y envoya des douaniers, des soldats et des fonctionnaires. Mais la colonie végéta obscurément jusqu’à l’avènement d’Alexandre et à l’installation de Richelieu. On y comptait à peine quelques Occidentaux ; les autres habitans, au nombre de quatre ou cinq mille, étaient des Russes, Polonais, Grecs, Arméniens, Juifs, Turcs et Tatars. « Quelques toises de jetée, commencée pour abriter un petit coin de la rade, raconte le négociant Sicard dans sa Notice sur Richelieu, un bureau de douane et de quarantaine, établis et resserrés sur le bord de la mer, sous de petits hangars en bois ou de mauvaises bâtisses, étaient les seuls établissemens pour le commerce. Deux cabanes couvertes en chaume, servant d’églises, et quelques casernes c’étaient tous les établissemens publics. Des huttes couvertes en terre ou en paille pour maisons, éparses çà et là sur l’alignement des rues, où croissait l’herbe, formaient ou indiquaient la ville. » Richelieu, pour palais de gouvernement, se contenta d’un rez-de-chaussée composé de cinq chambres. Il eut d’abord pour unique mobilier des tables et des bancs de bois. Quand il voulut se donner le luxe d’une douzaine de chaises, on dut les faire venir de Kherson. C’est lui qui appela dans Odessa le premier menuisier, le premier serrurier et le premier boulanger qu’on y ait vus.
Si l’on veut savoir ce qu’est devenu Odessa, pendant les onze années de son administration, il faut lire la Notice de Sicard et surtout les trois Rapports que le duc de Richelieu adressait à l’empereur Alexandre en 1810, 1812 et 1813. Les maisons : furent construites à l’européenne sur ira plan général d’alignement. Les rues furent pavées, éclairées, plantées d’arbres. Un vaste môle, des quais magnifiques, des docks immenses entourèrent le port. Odessa fut pourvu d’une cathédrale imposante et de deux églises pour le rite catholique et pour le rite grec, d’un théâtre et d’un conservatoire de musique, d’une salle de bal, d’un jardin botanique, d’une quarantaine. Il y eut un institut pour l’éducation des garçons et des filles de la noblesse, un gymnase ou école secondaire pour l’enseignement des connaissances nécessaires au commerce : ce que nous appellerions aujourd’hui l’enseignement spécial. Les gens de métier furent organisés en zechs ou corporations. Il y eut une police, un service de santé, des médecins pour la vaccination, qui n’avait été cependant introduite, même en France, qu’en 1800. Richelieu créa un bureau de change, un hôtel de la Monnaie, une banque d’escompte, une société d’assurance maritime, la première qu’ait connue la Russie. A Odessa, comme dans le reste de la monarchie, les contestations entre négocians devaient être portées devant les tribunaux ordinaires, dont la compétence était médiocre, la procédure lente et coûteuse : Odessa dut à son gouverneur le premier tribunal de commerce qu’on ait vu dans l’empire. Successivement toutes les nations européennes accréditèrent à Odessa leurs consuls. En 1804, le nombre des habitans s’élevait déjà à 8,000 ; il était d’environ 40,000 en 1812. Le renom du duc de Richelieu y attira quantité de Français ; c’est ainsi que Sicard y vint en 1804 : « À cette époque, nous dit-il, j’étais à Marseille ; on y parlait à peine d’Odessa, sans avoir nulle idée de la ville ni du pays, et conséquemment de son commerce, et je vis décider trois ou quatre expéditions pour Odessa, sur ce que le jeune duc de Richelieu, comme on l’appelait alors, en était gouverneur ; ce fut sous les mêmes auspices que je me décidai aussi moi-même à y venir pour quelques mois. »
Au milieu de cette splendeur nouvelle de la cité, le duc observa la même simplicité de vie. Parmi les monumens dont il dota la ville, le palais du gouverneur fut seul oublié. Il gagna surtout le cœur des habitans par ses manières unies et affables, qui n’ôtaient rien à sa dignité et à son air de grand seigneur. Il aimait à se promener seul par les rues, à entrer dans les magasins et les fabriques, à converser avec les industriels, les ouvriers, les paysans. Il connaissait par son nom chaque chef de maison et presque chaque habitant. Un des principaux négocians, faute de comprendre l’utilité d’un de ses actes d’administration, avait porté plainte à Pétersbourg ; le duc entra un jour chez lui et y fit une frugale collation. En sortant, il dit à la personne qui l’accompagnait : « Puisque j’ai rencontré cet homme, j’ai tâché de lui faire voir que je ne lui en voulais pas pour sa plainte contre moi. » Sicard raconte qu’à son arrivée à Odessa, pendant qu’il était encore à la quarantaine, il vit venir à lui un officier-général qui s’informa de sa santé et du but de son voyage, lui demanda des nouvelles commerciales de Marseille et lui offrit ses services en l’engageant à aller le voir à son entrée en ville ; c’était le duc de Richelieu. A d’autres il disait : « J’espère que vous serez des nôtres et que vous ferez de bonnes affaires pour vous et pour nous ; vous ne rencontrerez ici ni embarras, ni difficultés ; en cas contraire, adressez-vous à moi et vous obtiendrez justice et protection. » Parlant les principales langues de l’Europe, il pouvait, comme Mithridate, dont il était à certains égards le successeur, s’adresser à chacun dans l’idiome qui lui était propre. Une autre comparaison qui s’offre à l’esprit, c’est celle que n’a pas manqué de faire Sicard : « Déjà la réputation du gouvernement doux d’Idoménée attire en foule de tous côtés des peuples qui viennent s’incorporer aux siens et chercher le bonheur sous son aimable domination. » Dans ce pays neuf, dont l’essor aurait pu être aisément comprimé par l’abus de la paperasserie et de la réglementation, Richelieu avait pris pour maxime : « Ne réglons pas trop ! »
Avant lui, sur cette plage déserte, il n’y avait pas un arbre, et l’on n’aurait pu y trouver un fruit ou un légume : il encouragea la plantation des jardins, le développement de la culture maraîchère, et bientôt Odessa put fournir de primeurs la Russie et la Turquie. Il aimait les arbres et avait lui-même un petit jardin où il se plaisait à planter, greffer et tailler. Il faisait venir des graines de toute sorte et les distribuait à ses familiers, les engageant à les semer. « Un fruit obtenu de nos plantations, dit Sicard, l’enchantait ; il s’en emparait et le montrait pour prouver le succès. » Un habitant avait devant sa porte deux acacias qui souffraient de la chaleur ; le duc entra chez lui et lui dit : « Je vous en prie, donnez un peu d’eau à ces arbres, vous me ferez plaisir. Si vous ne voulez pas le faire, permettez que je les fasse arroser moi-même. » Cette plage de sable sur laquelle s’élève Odessa dut à Richelieu son premier vêtement de verdure.
Quant aux provinces, dont il devint gouverneur-général à partir de 1805, la transformation ne devait pas être moins extraordinaire. La Nouvelle-Russie, jusqu’alors, avait été une sorte de désert, présentant, soit des steppes sablonneuses, comme un petit Sahara européen, soit des steppes herbacées, comparables à la Prairie d’Amérique et où Bas-de-Cuir et les autres personnages de Fenimore Cooper ne se seraient pas trouvés dépaysés. Pourtant les steppes herbacées couvraient le sol le plus fertile de l’Europe, ce tchernoziom, cette terre noire, cet humus profond, dont la fécondité, déjà au temps d’Hérodote, étonnait les Grecs, nourrissait presque sans travail les Scythes Laboureurs, et plus tard emplissait les greniers d’Athènes. Seulement, depuis les invasions barbares, le désert avait repris ses droits ; les tribus agricoles avaient été chassées ou exterminées par les tribus nomades ; les Tatars de Crimée et les Cosaques du Dnieper inondaient tour à tour ces plaines de leurs escadrons dévastateurs, et ce qui est aujourd’hui un champ de blé plus grand que la France entière, n’était qu’un border disputé entre toutes les races et où leurs incursions périodiques avaient fait disparaître laboureurs et charrues. Au printemps, c’était une poussée d’herbes vigoureuses, si hautes que le cavalier y disparaissait tout entier avec son cheval ; en automne, c’était une plaine d’herbes desséchées où s’allumaient parfois d’immenses incendies. Sur les kourganes, tertres élevés qui recouvraient les sépultures de guerriers inconnus, qui rompaient seuls la monotonie de la steppe et que l’on comptait alors par milliers, se profilait parfois la silhouette d’un cavalier cosaque ou tatare qui interrogeait l’horizon et cherchait à s’orienter sur cet océan de verdure.
Depuis que Catherine II avait mis à la raison les Cosaques zaporogues, ces brigands chrétiens, et les Tatars de Crimée, ces brigands musulmans, le voyageur avait un peu plus de sécurité, et quelques essais de vie sédentaire et agricole avaient pu se produire. Elle avait fait détruire la setche, ce camp retranché que les Zaporogues avaient établi dans les îles et les marais du Bas-Dniéper, où ils se cachaient avec leur trésor et leur butin de guerre, et où, vivant comme une confrérie de moines militaires, ils ne toléraient la présence d’aucune femme. Elle les avait transplantés des bords du Dnieper à ceux du Kouban, les organisant en Cosaques de la Mer-Noire et utilisant ces barbares en les opposant à d’autres barbares, les Tcherkesses. Elle avait bâti sur le Dnieper, qui coulait désormais sous ses lois, Ekatérinoslav (gloire de Catherine) et la forteresse de Kherson. Elle avait renfermé les Tatars dans la presqu’île de Crimée, les avait d’abord isolés du contact des Turcs en les faisant déclarer indépendans, les avait cernés en fondant sur leurs rivages ses ports. et ses forteresses d’Eupatoria, Sévastopol, Caffa, Kertch, enfin les avait déclarés sujets russes et forcés de renoncer à la vie guerrière pour se consacrer, les uns, dans leur ancienne capitale de Bakhtchi-Séraï, à de petites industries, les autres, dans les vallées verdoyantes de la presqu’île, à la culture de la vigne et des arbres fruitiers. Mais au nord de la Crimée erraient encore les hordes des Nogaïs. Sur le Don, que les Russes tenaient par les places d’Azof et Taganrog, étaient établis ces fameux Cosaques du Don, qui, par leurs rébellions, avaient tant de fois ébranlé l’empire russe, et qui, organisés et enrégimentés, formaient la cavalerie légère de l’empire, et, par leur multitude, faisaient la terreur de l’Allemagne. Si l’on passait la Mer-Noire et si l’on abordait aux rivages du Caucase, on rencontrait le Kouban, petit fleuve qui limitait de ce côté le territoire russe ; au-delà commençait le monde turbulent et indompté des peuplades caucasiennes. Parmi toutes ces barbaries, quelques groupes de colons russes, serbes, allemands, s’adonnaient à l’agriculture, et, sur quelques points du rivage, à Balaklava, à Ialta, à Marioupol, à Taganrog, des groupes de réfugiés grecs, également appelés par Catherine, s’adonnaient à l’agriculture, surtout au commerce, et renouvelaient aux pays scythiques les traditions de l’ancienne civilisation hellénique. Cependant, tant nomade que sédentaire, la population de ces vastes régions ne faisait pas la vingtième partie de ce qu’elle est actuellement. Il y a autant de différence entre la Nouvelle-Russie d’alors et celle d’aujourd’hui qu’entre l’Amérique des Peaux-Rouges et l’Amérique des Anglo-Saxons. L’homme qui fut l’initiateur et l’agent le plus actif d’une si prodigieuse transformation, c’est le duc de Richelieu. Sa nomination au poste de gouverneur-général fait époque dans l’histoire de cet immense pays.
Comme le remarque Sicard, le sort de ces régions était étroitement lié à celui de la ville dont Richelieu fut d’abord le gouverneur : la Nouvelle-Russie ne pouvait prospérer que par Odessa et Odessa que par la Nouvelle-Russie ; cette cité des sables était la capitale désignée, le centre nécessaire de civilisation, le port par lequel devaient s’écouler les productions du Bug, du Dnieper, du Don, du Kouban, et par lequel la culture européenne pouvait pénétrer et rayonner dans cette barbarie ; et, en revanche, pour que la ville grandît en richesse et en magnificence, il fallait que les ressources inépuisables des terres noires fussent mises en valeur.
Reprenant les traditions de Catherine, Richelieu appela des colons français, surtout alsaciens, et des colons allemands, surtout wurtembergeois. Les troubles de l’empire turc lui envoyèrent des Grecs, des Roumains, des Bulgares, des Arméniens. On voit, par sa correspondance avec le prince Kotchoubey, combien ils étaient préoccupés de ne perdre aucune occasion d’acquérir des hommes, alors infiniment plus précieux que la terre et sans lesquels la terre n’avait pas de prix. « Vous me parlez de nos colons, lui écrivait Kotchoubey ; mais, puisque vous êtes vraisemblablement en ce moment-ci en Bessarabie et peut-être en Moldavie, ne pourriez-vous ménager avec le général Michelson les choses de manière que, sans dire gare ni faire semblant de rien, il puisse nous arriver de l’autre rive du Danube des Grecs et des Bulgares ? L’occasion est unique, et vous pourriez faciliter, moyennant des charrois moldaves et valaques, ces immigrations… Vous pourriez peut-être aussi attirer en Crimée beaucoup de chrétiens établis en Anatolie. » C’est par ces arrivages de réfugiés, par le mouvement qui entraînait les paysans du nord de la Russie vers les terres chaudes, que toutes les villes du sud, Kozlof en Crimée, Rostof sur le Don, Taganrogsur la mer d’Azof, Tiraspol sur le Dniester, Ekaterinoslav, Elisabethgrad et Kherson sur le Dnieper, sortirent de leur insignifiance ; que des centaines de villages se constituèrent ; que les champs de blé succédèrent aux prairies de stipe plumeuse ; que la population s’éleva de 300,000 âmes à près de 2 millions ; que la terre décupla partout de valeur et que la Nouvelle-Russie ne tarda pas à prendre un essor comparable à celui du Far-West américain, Richelieu, qui s’intéressait passionnément aux choses de l’agriculture et qui, en ce pays neuf, pouvait s’inspirer des exemples de Sully, fit planter des mûriers, encouragea l’élève du mouton et surtout celle du mérinos, essaya de propager la culture du colza, introduisit les machines agricoles. Partout il multiplia les écoles, et, à Kharkof, fonda l’université.
Il ne lui suffisait pas d’appeler des colons européens : il voulut faire concourir à cette œuvre de civilisation même les élémens barbares les plus réfractaires. Les Tatars de Crimée, ces anciens dominateurs du sud, qui avaient autrefois poussé leurs ravages jusqu’à Moscou, que le fanastisme musulman et leurs récentes infortunes aigrissaient contre les autorités russes, il réussit à les apprivoiser. « Il les choyait, pour ainsi dire, raconte Sicard, avec une bonté particulière, combattait leur apathie naturelle, les excitait à régulariser les limites de leurs propriétés, qui, indéterminées sous le précédent gouvernement, donnaient lieu à des contestations sans fin… Ils respectaient et chérissaient le duc de Richelieu, en chef et en père. » Il les protégea contre les soupçons du gouvernement russe ; pendant la guerre qu’on soutenait alors contre les Turcs, celui-ci avait imaginé de réduire les Tatars à l’impuissance en leur enlevant leurs chevaux. C’eût été la ruine de ces populations. Il faut voir avec quelle chaleur Richelieu plaide leur cause auprès du général Viazmitinof, ministre de la guerre :
Vous n’ignorez pas, mon cher général, que les Tatars de la montagne n’ont exclusivement d’autre moyen de subsister que leurs chevaux, qui leur servent à tous les transports ; que ceux mêmes de la plaine en tirent la plus grande partie de leurs ressources. S’ils en sont privés, quel horrible résultat pour ces malheureux ! Et quel effet moral l’exécution de cette mesure aura-t-elle, en répandant parmi les chrétiens la terreur la plus grande et aigrissant, non sans raison, les mahométans, qui, jusqu’à, présent, ne nous ont donné aucune raison de les maltraiter ! .. où trouver la nourriture pour cette multitude de chevaux ? Songez aussi aux abus inséparables d’une telle émigration, aux vols, aux pillages ! Vous verrez qu’il en résultera la ruine immanquable des habitans de la presqu’île et de ceux des steppes de Pérékop et du Dnieper. Nous tomberons donc dans un inconvénient plus grand que celui que nous voulons éviter… Je me mets à vos genoux pour vous supplier de ne pas exiger de nous cette mesure, qui ferait le malheur du pays. En même temps qu’il défendait si chaudement leurs intérêts, le duc assemblait ses administrés musulmans ; « il leur tint un langage sévère et imposant, leur fit sentir leur devoir de soumission pleine et entière en cette occasion plus qu’en toute autre ; leur parla de sa confiance personnelle en homme qui saurait l’apprécier si elle était justifiée, ou la venger si elle était trahie ; et les Tatars de Crimée ne donnèrent que des preuves du plus parfait dévoûment. » Plus tard même, dans la guerre contre Napoléon, on tira de la presqu’île plusieurs régimens d’excellente cavalerie légère.
Les Tatars Nogaïs commençaient à ressentir les conséquences du changement qui s’opérait autour d’eux dans le régime de la terre. Comme les Peaux-Rouges d’Amérique, ils voyaient le progrès de l’agriculture européenne restreindre pour eux les facilités de la vie nomade. Ils étaient la dernière horde errante de l’Europe, les derniers témoins de cette existence à la scythe qui, pendant trente siècles, depuis les temps d’Hérodote, d’Anacharsis et de Darius, fils d’Hystaspe, avait régné sans partage sur l’immensité de la steppe. Leur nombre décroissait et ils tendaient à disparaître. Richelieu résolut de les sauver en les fixant au sol, en les transformant de pasteurs en laboureurs. Il ne voulut employer que les moyens de persuasion. Il leur donna pour inspecteur un Français, Jacques de la Fère, comte de Maisons, les visita dans leurs campemens, leur fit comprendre que l’agriculture leur procurerait des ressources plus assurées, récompensa ceux qui échangeaient leur tente contre une cabane, leur bâtit une mosquée, construisit le petit port d’Iénitchi, afin qu’ils pussent écouler leurs produits, et enfin les dota d’une capitale, la ville neuve de Nogaïsk.
Plus embarrassans peut-être étaient les débris des Zaporogues, devenus les Cosaques de la Mer-Noire ou du Kouban, mais conservant leurs vieux instincts de pillage, leur organisation anarchique, leurs théories sur le célibat, leur horreur du mariage et leur mépris de la famille. Depuis qu’ils ne pouvaient plus, comme des janissaires et des mameluks, se recruter d’aventuriers et de prisonniers de guerre, c’était encore une tribu intéressante qui, faute de se renouveler par des naissances, était en train de disparaître. Les terres n’étaient plus cultivées, les fonds de la colonie étaient gaspillés par les chefs, la défense de la ligne du Kouban contre les Tcherkesses n’était plus assurée ; les Cosaques, dépourvus de toute école, végétaient dans l’ignorance antique et dans la misère ; ils ne savaient opposer à leurs ennemis que des remparts formés de claies de bois, que les Circassiens incendiaient à l’aide de flèches enflammées. Richelieu renforça la colonie par l’incorporation de vingt-cinq mille colons, originaires du Dnieper comme les Zaporogues, et ayant mené comme eux la vie cosaque ; mais déjà beaucoup plus civilisés, et qui emmenaient avec eux leurs familles. Il plaça là-bas encore un Français, le comte Louis de Rochechouart, son parent, qui réorganisa militairement la colonie, enseigna aux Cosaques la nouvelle tactique des troupes à cheval, leur donna un uniforme, mit sur pied dix régimens de cavalerie, dix d’infanterie, une artillerie volante, construisit trente redoutes pour tenir en respect les Tcherkesses. Richelieu envoya leurs officiers se former ou se perfectionner à Pétersbourg, et, pour introduire parmi ces colons militaires le point d’honneur et l’émulation, obtint qu’ils recrutassent un escadron de Cosaques pour la garde impériale. Il remit de l’ordre dans leurs finances, leur assura une justice exacte et impartiale, établit chez eux des écoles, un hôpital, un haras, une bergerie modèle de mérinos, une fabrique pour les draps d’uniformes. Il mit fin à l’arbitraire des chefs, réforma les mœurs, vit se multiplier les mariages et les naissances. Il créa un centre urbain leur capitale d’Ekatérinodar (présent de Catherine.) En un mot, d’une horde de bandits vicieux et nuisibles, il fit sortir une colonie florissante de quarante mille âmes et des troupes qui comptèrent parmi les meilleures de l’empire.
Avant de recommencer contre les Tcherkesses une guerre de dévastation, il essaya de leur faire apprécier les bienfaits de la paix et du commerce, et se rendit à la limite de leurs campemens : même il manqua d’être pris dans une embuscade que lui dressèrent les chefs, à la suite d’une entrevue qu’il avait eue avec eux. « Sans un Cosaque qui les découvrit à temps, écrit-il à Mme de Montcalm, je tombais au beau milieu. Les cent cinquante Cosaques qui composaient mon escorte, réunis à ceux du poste voisin, tombèrent si vigoureusement sur les cinq cents brigands qu’ils les défirent, en prirent un grand nombre et m’amenèrent à l’instant plusieurs prisonniers, entre autres le chef de la bande, prince de la plus grande naissance, de qui j’ai su tout le projet mignon de ces messieurs, qui était de tailler en pièces tout ce qui m’accompagnait et de ne garder en vie que moi seul, en m’emmenant dans les montagnes. Il y avait même un cheval de main préparé pour m’y conduire plus commodément… Vous pensez que je la leur garde bonne, et que cette gentillesse ne leur passera pas ainsi. Cet hiver, quand la neige qui couvre leurs montagnes ne leur permettra pas d’y retirer leurs femmes et leurs enfans, non plus que leurs bestiaux, j’irai leur rendre visite. » Cependant il obtint quelques résultats : les chefs des tribus les moins récalcitrantes ou les plus exposées à ses représailles lui confièrent leurs enfans pour qu’il leur fit donner à Odessa une éducation européenne. Il créa, comme naguère Faidherbe au Sénégal, une sorte d’école des otages. Grâce à lui, nous dit Sicard, « des accents russes, français, allemands ont, par ces élèves du gymnase d’Odessa, retenti dans les vallées du Caucase pour la première fois. »
Ainsi, des rives du Dniester aux rivages de la Colchide, le nouveau gouverneur était toujours en mouvement, faisant succéder aux plantations, aux constructions, aux règlemens scolaires ou commerciaux, les coups de main contre les barbares, universel en son activité comme l’avaient été les proconsuls de Rome, digne de prendre pour sa devise celle de Bugeaud en Algérie : Ense et aratro.
Son œuvre fut plus d’une fois traversée, ou par la guerre de Turquie, ou par les guerres contre Napoléon, ou par l’apparition de la peste.
Les hostilités contre la Turquie avaient commencé en 1806, pendant que la Russie avait encore à soutenir la première lutte contre Napoléon, celle qui se termina par la paix de Tilsit. Dès 1806, Michelson avait envahi la Moldavie ; en 1810, les Turcs furent battus à Batynia, en 1811 à Sloborizéi. Cette guerre, en se prolongeant portait un coup à la prospérité naissante d’Odessa, car c’était surtout dans l’empire turc et à Constantinople que s’exportaient alors les blés de la Nouvelle-Russie. Du moins, Richelieu obtint de son gouvernement que le négoce ne fût pas interrompu ; il démontra que les grains que n’exporterait plus Odessa seraient amenés à Constantinople par les navires des autres nations ; que parmi les sujets turcs, ce seraient surtout les chrétiens qui souffriraient de cette mesure ; qu’il n’y aurait qu’une perte sèche pour le trafic russe, sans aucune compensation politique. Pendant presque toute la durée de la guerre, tandis qu’on se battait sur le Danube, les négocians des deux empires trafiquaient paisiblement dans le port d’Odessa. A un seul moment, en 1810, Richelieu se relâcha de ses principes de libre échange. Apprenant que Constantinople était faiblement approvisionné et que le pain y était cher et mauvais, espérant que la famine contraindrait le sultan à la paix, il céda à l’insistance des ministres russes et prohiba l’exportation des blés. Mais l’événement apporta la justification des doctrines qu’il avait jusqu’alors professées : Constantinople fut ravitaillé par des navires venus de Grèce et d’Egypte. Alors, il se rendit en personne à Pétersbourg et, à force d’instances, obtint que l’empereur revint sur une mesure dont le commerce russe était seul à souffrir.
En sa qualité de gouverneur militaire, il avait dû se préoccuper d’envoyer des renforts à l’armée russe et d’assurer son approvisionnement. Au début de la guerre, il s’était même mis à la tête des troupes de ses gouvernemens ; il avait contribué à la prise d’Akkermann, à celle de Kilia, et se disposait à s’emparer de cette forteresse d’Ismaïl, témoin de ses premiers exploits. Là, il fut arrêté par une fièvre dangereuse, dut céder le commandement à Langeron et revint malade à Odessa. En 1811, il put reprendre un rôle actif, mais dans la direction de l’est. Il passa le Kouban, conquit le port tcherkesse d’Anapa, occupa le port turc de Soudjouk-Kalé, et guerroya pendant une vingtaine de jours contre les tribus du Caucase, soulevées à la voix du sultan. En 1812, il préparait un coup de main dirigé contre la capitale même de l’empire turc.
En février 1811, Richelieu adressait une lettre découragée à sa sœur, Mme de Montcalm : « Pauvre Odessa ! pauvre pays des bords de la Mer-Noire, où je me flattais d’attacher mon nom d’une manière glorieuse et durable ! je crains bien qu’ils ne retombent dans la barbarie dont ils ne faisaient que de sortir. Quelle chimère aussi était la mienne de vouloir édifier dans un siècle de ruines et de destruction, de vouloir fonder la prospérité d’un pays quand presque tous les autres sont le théâtre de calamités qui, je le crains, ne tarderont guère à nous atteindre ! Il est plus qu’évident que la Providence l’ordonne ainsi, et qu’il ne reste plus qu’à se soumettre, gémir ou se taire. »
Le désir de paix était cependant assez vif de part et d’autre. La guerre épuisait également les deux empires. En 1809 déjà, Roumantsof, ministre des affaires étrangères, écrivait à Richelieu à propos d’un grand dignitaire turc qui s’était réfugié sur le territoire russe : « Sa Majesté, qui se persuade que c’est par ordre de son maître que ce transfuge a cherché asile en son empire, me charge de vous demander s’il ne serait pas possible d’employer l’ex-capitan à préparer la paix. » Ce qui retardait celle-ci, c’est que les Russes entendaient s’annexer la totalité des deux provinces roumaines et certains points sur le littoral caucasien ; or, on sait qu’en 1812, à la paix de Bucharest, ils durent se contenter de la Bessarabie, c’est-à-dire d’une très petite partie de la Moldavie. Richelieu se désespérait de voir s’éterniser le conflit oriental, non-seulement parce qu’il avait à cœur les intérêts d’Odessa, mais parce qu’il prévoyait dans quel embarras mortel allait se trouver la Russie, si une guerre française venait s’ajouter à la guerre turque. Il fallait l’ardeur de ses convictions et aussi la cordialité de ses rapports avec Alexandre pour qu’il osât insister auprès de celui-ci sur des points aussi délicats :
Les rapports continuels que nous avons avec Constantinople, écrivait-il, me confirment dans l’opinion où j’étais que les Turcs ne consentiront jamais à la paix aux conditions exigées par nous. C’est un fait dont il n’est plus permis de douter, non plus que de la prolongation indéfinie d’une guerre qui occupe six divisions et coûte à Votre Majesté annuellement, par les maladies seules, un tiers des hommes qui y sont employés. Cet état de choses si funeste à présent, quelles suites affreuses n’aurait-il pas si vous étiez attaqué du côté de la Vistule ? On ne peut y penser sans frémir… Si l’on vous voit fort et dégagé de tout embarras, la France vous respectera, l’Autriche et la Prusse reprendront un peu de confiance. Que d’avantages, Sire ! Et peuvent-ils être contre-balancés par le triste avantage d’acquérir la Valachie dévastée, en se donnant une frontière militaire très mauvaise et aigrissant les Turcs à jamais ? En gardant la Moldavie et les places, Votre Majesté sauve l’honneur de ses armes, acquiert une belle province, accomplit les plans de l’impératrice Catherine… Au nom de Dieu, Sire, daignez écouter la voix d’un serviteur fidèle qui vous est profondément dévoué ! Peut-être, hélas ! bientôt il ne sera plus temps. Aujourd’hui, vous pouvez avoir le Séreth : qui sait si, dans deux ans, vous pourrez défendre le Dniester ! Tous vos moyens ne seront pas de trop pour repousser l’orage qui vous menace : rassemblez-les, Sire, et que vos flancs soient libres pendant que vous combattrez sur votre front !
Plus tard, quand Alexandre a cédé sur les provinces roumaines, quand il ne s’agit plus que de quelques postes en Asie, Richelieu revient à la charge avec une insistance nouvelle : « J’ignore quels peuvent être les points que les Turcs ne veulent pas accorder en Asie ; mais je doute qu’ils vaillent la peine de rompre le traité… Votre Majesté peut disposer de 50,000 hommes en cas de paix avec les Turcs, et 50,000 hommes de plus sur un point peuvent décider du sort d’un empire. »
Les prédictions de Richelieu allaient toutes se réaliser : on allait se trouver trop heureux de renoncer non-seulement à la Valachie, mais même à la Moldavie, et encore, dans la lutte contre Napoléon, l’armée de Tchitchagof arriverait-elle trop tard du Midi pour pouvoir barrer à l’envahisseur la route de Moscou. Pour qu’on pût sauver la Ville sainte, il s’en manqua juste de ses 50,000 hommes. Une prévision du duc qui se trouva aussi exacte, c’est l’assurance qu’il avait donnée que les Turcs, dès que la paix serait conclue, ne reprendraient plus les armes, même à l’appel du conquérant français. La Porte, en effet, « ne fut point dupe des belles promesses de Napoléon, » ou plutôt elle fut dupe d’un invincible besoin de repos. Dans la lutte suprême de 1812, où ses destinées étaient en jeu en même temps que les nôtres, elle resta obstinément neutre.
Arrivons au rôle que joua le duc pendant la guerre Franco-russe. Pour le comprendre, il est utile de revenir en arrière et de nous rendre compte de ses sentimens à l’égard de Napoléon. Nous avons vu que celui-ci avait eu la maladresse de laisser au tsar Alexandre tout l’honneur de ses mesures tardives de clémence à l’égard de Richelieu ; ce fut donc envers Alexandre que celui-ci s’en montra reconnaissant, tandis qu’envers Napoléon il ne conserva que le ressentiment de démarches infructueuses et de refus réitérés. En outre, il restait un royaliste français : la révolution, sous la forme nouvelle que lui imposait l’impérialisme, ne lui apparaissait ni moins usurpatrice des droits du trône, ni moins spoliatrice des droits des sujets. Enfin, il s’était sincèrement attaché à la fortune d’Alexandre et s’était dévoué aux intérêts de sa seconde patrie. Lors de la guerre précédente, il avait déjà demandé à partir pour l’armée. Il ne tint pas à lui qu’il ne combattit les Français à Austerlitz, à Eylau, à Friedland. En 1806, n’écrivait-il pas à Razoumovski : « Mes regrets de ce que l’empereur, par une délicatesse dont je dois lui savoir gré, mais qui m’a paru exagérée, n’a pas voulu se servir de moi dans cette guerre, durent encore malgré l’événement. »
Après Tilsit, quand les sentimens d’Alexandre changèrent à l’égard de Napoléon, ceux de Richelieu ne changèrent pas. Roumantsof, Kotchoubey, qui ne voulaient d’abord connaître le nouveau souverain des Français que sous le nom de Bonaparte et même de Buonaparte, se décident, dans les lettres, même confidentielles, que nous avons sous les yeux, à l’appeler Napoléon, puis l’empereur Napoléon. Pour Richelieu, il reste Bonaparte. A l’époque où les deux empereurs échangent mille prévenances à Erfurt, où Roumantsof espère fonder la grandeur de la Russie sur l’alliance française, où Spêranski essaie d’introduire dans l’empire les institutions et les codes de Napoléon, seul Richelieu ne désarme pas. En février 1810, quand on était tout à la joie de la Finlande conquise et de la Valachie occupée, Richelieu, dans une lettre au tsar, prévoit la rupture avec la France. un an après, quand elle était encore loin d’être décidée, il écrit au tsar pour demander à servir : « Que je n’aie pas la douleur, s’écrie-t-il, d’être inactif dans cette lutte du génie du bien contre le génie du mal… Que Dieu vous protège dans cette juste cause si intéressante pour tous les êtres puissans ! C’est celle de la liberté du monde contre l’usurpation, de l’humanité contre la tyrannie. Puissiez-vous être destiné par la Providence à arrêter ce torrent de maux ! » Lorsque l’éventualité qu’il a prévue se dessine plus nettement, il reprend : « Quand donc le génie du mal cessera-t-il de lutter dans notre triste Europe contre celui du bien ! Peut-on penser de sang-froid à tout celui que vous auriez fait à la Russie, si la colère de Dieu n’eût pas suscité le perturbateur du monde ? » Enfin, lorsque Alexandre lui annonce la rupture et déclare compter a sur son zèle et son activité, » Richelieu se réjouit presque de la sanglante solution : Quelque affligeant que soit pour l’humanité, écrit-il à l’empereur, devoir un million d’hommes s’égorger pour satisfaire la vanité et l’ambition d’un seul homme qui veut être le fléau de ses semblables, il me semble pourtant qu’on doit préférer encore la guerre à l’état, forcé où nous nous trouvions, qui, tôt ou tard, devait amener le résultat que nous voyons. Puisse la Providence se lasser une fois de protéger le crime, l’injustice et la violence ! Jamais personne plus que vous, Sire, ne s’est efforcé de mettre de son côté le bon droit, la justice et la modération. L’Europe entière, même les peuples qui combattent contre vous, ne peuvent s’empêcher de vous regarder comme le défenseur de leur liberté et de former en. secret des vœux, pour vos succès. Pour faire triompher une si belle cause, il faut surtout de la fermeté et de la persévérance. Prolonger la guerre sera tout gagner, et la ferme résolution de ne pas faire une paix, honteuse, fût-on même à Kazan, en procurera promptement peut-être une glorieuse.
Quel patriote russe, s’appelât-il Rostoptchine, aurait pu parler un plus énergique langage ? Ce que demande Richelieu, c’est la guerre à outrance, la guerre où l’on ne comptera pour rien, de sacrifier Moscou, la guerre qui ne se terminera ni au Niémen, ni au Dnieper, ni au Volga. En même temps, il appartient à ce groupe de politiques russes ou étrangers qui tendirent à idéaliser aux yeux mêmes d’Alexandre le rôle qu’il avait à jouer, l’amenèrent à se considérer comme le champion de l’indépendance des peuples et de la liberté du monde, qui tournèrent son amour même de la paix en une résolution obstinée d’assurer la paix pur une guerre implacable. Pourquoi faut-il que toute cette énergie ait été tournée contre la France, qui, — l’événement ne l’a que trop montré, — était solidaire de son empereur et ne pouvait que triompher ou périr avec lui ? Oc, on ne trouve pas chez Richelieu l’ombre d’un scrupule ou d’une émotion, quand c’est le sort de la France qui est en jeu. N’est-il pas en droit d’accuser en lui une certaine dureté de cœur et un oubli par trop complet de la terre natale ?
Richelieu, pour la troisième fois, renouvela sa requête pour servir à l’armée. ; il est vrai que ce serait à l’armée de Tormassof, et que celle-ci. ne semblait destinée qu’à agir contre l’Autriche, l’alliée temporaire et peu sûre de Napoléon ; mais qui ne prévoyait déjà que c’était dans des flots de sang français que Russes et Autrichiens scelleraient leur réconciliation ? C’est peut-être la bonne étoile : de Richelieu qui l’empêcha d’acquérir la gloire néfaste qu’il ambitionnait ; elle lui suscita, dans sa résidence même, un autre ennemi que Napoléon.
Richelieu, à la réception du manifeste impérial annonçant la guerre, avait convoqué les notables d’Odessa. Il leur avait adressé une harangue éloquente et passionnée. Il les avait exhortés à tout sacrifier pour le salut de l’empire, à se montrer de vrais Russes, assurant que nulle récompense des services qu’il avait pu leur rendre ne serait plus précieuse à son cœur. Il donna l’exemple des sacrifices patriotiques en déposant une somme de 40,000 roubles, qui formait alors toute sa fortune. Enfin, il se disposait à prendre le commandement de ses contingens et à partir pour l’armée.
Tout à coup, des bruits sinistres commencèrent à se répandre dans la ville. Une trentaine de personnes moururent coup sur coup d’une maladie évidemment contagieuse. On n’osait encore prononcer ce mot terrible : la peste. Bientôt les symptômes et les effets de cette épidémie, la rapidité foudroyante de sa propagation, ne laissèrent plus aucun doute. Des jours sombres commencèrent pour Richelieu. Il n’avait pas seulement à protéger Odessa : il répondait du reste de l’empire et presque de l’Europe entière, car le fléau, de cette porte qu’il avait ouverte sur l’Orient, pouvait gagner Moscou et Pétersbourg, prendre à revers les armées russes, se répandre avec elles en Allemagne et en France, ajouter ses ravages à ceux de la guerre, du typhus et de la pourriture d’hôpital. Quelques villages au nord d’Odessa étaient déjà attaqués. Le départ des contingens pour l’armée n’avait laissé à la disposition de Richelieu que quelques centaines de Cosaques. Il prit alors les résolutions les plus énergiques : le cordon sanitaire fut établi assez loin vers le nord, entre Boug et Dniester ; d’autres lignes cernèrent les villages infestés ; à Odessa même, il fut enjoint aux habitans de se renfermer dans leurs demeures jusqu’à ce qu’on pût savoir celles qui étaient atteintes. Chaque matin, des commissaires choisis parmi les notables passaient devant ces maisons, déposaient sur le seuil les provisions pour toute la journée. Quand on put se rendre compte de la topographie du fléau, on établit des lazarets aux portes de la ville, on y enferma les malades d’une part et les suspects de l’autre. Les médecins russes étaient fort inexpérimentés, trop peu nombreux, et plusieurs d’entre eux avaient déjà succombé. Richelieu eut la chance de trouver un Français, Saloz, vétérinaire d’une bergerie près d’Odessa. Il avait autrefois suivi à Paris les cours de Desgenettes, le célèbre médecin de l’armée française d’Egypte, fameux par les cures qu’il accomplit lors de la peste de Jaffa. Saloz, sur vingt malades, réussissait à en guérir quatorze. Ainsi ce fut la science française, la médecine de Desgenettes et les procédés chimiques de Berthollet qui contribuèrent au salut de la Russie. Mais quel horrible spectacle offrit alors Odessa ! Ces rues, ces quais, ces ports, naguère si vivans, étaient déserts ; les maisons étaient hermétiquement fermées ; de temps à autre paraissaient des hommes qui, avec des crocs de fer, traînaient les cadavres aux fosses pleines de chaux. Tous les paiemens étaient suspendus et les échéances ne devaient courir qu’à dater du rétablissement des communications. Richelieu put démontrer que l’éclosion de la peste n’était point due à quelque négligence dans le service de prévoyance : à la Quarantaine, en effet, tous les étrangers mis en observation restaient en bonne santé. Quoiqu’il n’eût rien à se reprocher, il était désespéré : « Ah ! disait-il en se laissant tomber sur une pierre, je ne puis y tenir ; mon cœur se fend de devoir employer toute mon autorité à rendre désertes ces rues quand j’ai travaillé pendant dix ans à les peupler et à les animer. » L’épidémie dura six mois, d’août 1812 à février 1813 ; elle emporta dans Odessa deux mille six cent cinquante-six personnes.
Une suite de la peste presque aussi fâcheuse que la peste, c’est le zèle qui s’empara tout à coup de certains hauts fonctionnaires dans les provinces qui confinaient à celles du duc. Ils avaient laissé Richelieu lutter seul contre le fléau et respirer une atmosphère empoisonnée. Quand tout fut fini, ils s’empressèrent à l’envi, prescrivirent des fumigations, établirent des quarantaines rigoureuses, multiplièrent les cordons sanitaires, enlevèrent les laboureurs à leurs semailles pour les employer à ces corvées, firent tout ce qu’il fallait pour entraver les communications et briser l’essor du commerce renaissant. Vainement le duc protestait contre ces mouches du coche et ces ouvriers de la douzième heure : « A Odessa, écrivit-il en mai, à Odessa, où la communication est libre, où les églises et les théâtres sont remplis de monde, où, à Pâques, j’ai embrassé plus de deux cents personnes de tout état, il n’y a pas de trace de la maladie. » — « Un monsieur, que le prince a envoyé sur le Boug pour y commander le cordon, a requis douze cents hommes de plus, dont huit cents à cheval, et cela quand il n’y avait plus de peste depuis cinq mois ! Je crois, Dieu me pardonne, qu’ils seraient charmés qu’elle revint… Il faut espérer que le bon Dieu nous débarrassera bientôt de tout cela, comme il l’a fait de la peste. »
C’est au milieu des circonstances les plus défavorables, la guerre de Turquie, les deux guerres contre la France, l’ébranlement général de l’Europe, une meurtrière épidémie, que Richelieu avait pu accomplir son œuvre. Quand il partira, il laissera une grande cité de commerce, des villes florissantes, de vastes cultures qui, dans les mauvais jours, devaient être le grenier à blé de l’Europe, des tribus barbares conquises à la civilisation, partout la richesse et l’activité où il n’avait trouvé que de mornes solitudes.
Dans cette page si glorieuse pour le génie civilisateur de la France, il est équitable d’inscrire, à côté du nom de Richelieu, ceux d’autres Français qui ont contribué au succès de ses efforts : Langeron, qui fut son principal lieutenant et devint son successeur ; le marquis de Traversay, qui éleva les fortifications de Kherson et de Sévastopol ; le comte de Maisons et Louis de Rochechouart, qui initièrent les Nogaïs et les Zaporogues à la culture européenne ; le comte de Saint-Priest, qui fut président du tribunal de commerce à Odessa ; Sicard et Albrand, de Marseille, qui s’appliquèrent à multiplier les relations entre ces deux grandes villes commerçantes qui toutes deux portent un nom grec ; le chevalier de Rosset, inspecteur de la Quarantaine ; le conseiller de commerce Raimbert ; l’ingénieur Bazaine, père du trop fameux maréchal ; l’ingénieur Potier, qui dessina le boulevard maritime d’Odessa ; les architectes Schaal et Thomon qui donnèrent les plans de la Bourse et du théâtre ; l’horticulteur Dessemet, qui organisa le jardin botanique ; Pictet de Rochemont, Réveillod, les demoiselles Rouvier, qui créèrent des bergeries modèles ; Compère, fondateur d’un grand établissement d’agriculture ; Clari, qui monta une manufacture de coton à Caffa ; le marquis de Castelnau, qui écrivit l’Histoire de la Petite-Russie ; Devallon, qui lui donna son premier journal, le Messager de la Russie méridionale ; l’abbé Nicolle, qui fut le directeur d’abord de l’institut, puis du lycée d’Odessa ; Delavigne, Pagnes de Sauvigny, Belin de Ballu, Jeudy-Dugour, qui furent professeurs de l’université de Kharkof à ses débuts ; Paul Dubrux, qui inaugura les recherches archéologiques sur le littoral de la Mer-Noire. Tous ces Français, et bien d’autres dont l’énumération serait trop longue, rendirent presque plus de services à la Russie en créant sa grande colonie du midi que Napoléon ne lui avait fait de mal en prenant Moscou.
Dès qu’il avait appris la restauration de Louis XVIII, Richelieu lui avait écrit pour l’assurer que, « condamné par les circonstances les plus impérieuses et par les ordres précis de l’empereur à n’être que le spectateur éloigné de ces événemens, » il n’en ressentait pas une joie moins vive « et comme bon Français et comme fidèle serviteur. » Le souci de ses intérêts en France, un désir bien naturel de revoir les siens après une si longue absence, le besoin de récréer ses yeux et son esprit fatigués par les horreurs auxquelles la peste l’avait contraint d’assister, lui firent souhaiter de revoir le pays natal. Il espérait revenir ensuite dans « sa chère Odessa ; » mais ses administrés et ses collaborateurs avaient le pressentiment qu’ils lui faisaient des adieux définitifs. Le jour de son départ fut un jour de deuil pour la cité. Une foule immense l’accompagna jusqu’aux faubourgs ; plus de deux cents personnes le suivirent jusqu’au premier relai de poste pour partager avec lui un dernier repas. « Mes amis, épargnez-moi, répétait-il ; arrachez-moi à cette triste scène. » C’est en confondant leurs pleurs que gouverneur et gouvernés se séparèrent (septembre 1814).
Lors de son entrée à Paris, une des premières visites d’Alexandre avait été pour la duchesse de Richelieu : « Votre mari m’en veut un peu, lui dit-il, de ne pas l’avoir mené avec moi ; si j’eusse prévu que cette campagne eût une aussi heureuse issue, il serait ici ; mais je vous l’enverrai bientôt. » Richelieu s’en était remis à l’empereur du parti qu’il devait prendre, assuré, disait-il, « en suivant l’impulsion qu’il plaira à Votre Majesté de me donner, de ne m’écarter jamais de la route de l’honneur et du devoir. » C’est à Vienne, en octobre, qu’il revit enfin le tsar. Là encore, ce fut des affaires de la Nouvelle-Russie tout autant que des affaires de France, et bien plus que de ses affaires personnelles, qu’il entretint l’empereur. C’est là qu’il lui remit des mémoires étendus sur toutes les questions d’économie politique qui intéressaient la colonie. C’est à Vienne, puis à Paris, qu’il plaida pour la constitution d’Odessa en un port franc, assurant que c’était le seul moyen de développer les ressources de cette ville, de donner l’essor au commerce de la région, de prévenir la contrebande et, en même temps, le renouvellement de l’épidémie, dont les importations clandestines étaient si souvent le véhicule. C’est là qu’il exposa ses idées sur la liberté du transit à travers les pays entre Baltique et Mer-Noire. C’est là qu’il fit approuver la création à Odessa d’un lycée, c’est-à-dire d’une école destinée à la noblesse, la préparant au métier des armes et assurant à ses élèves certains privilèges. Le lycée, dont la création fut alors décidée, est celui qui porte encore le nom de Richelieu, comme celui de son véritable fondateur.
A Paris, il fut trompé dans l’espoir qu’il avait conçu de rentrer dans ses biens : « Mes statues et mes tableaux mêmes, écrivait-il, placés aux musées du Louvre et des Tuileries, ne peuvent m’être rendus ni payés. Pour de la terre, je n’en possède pas la largeur d’un écu ; cela est un peu triste surtout pour mes sœurs, qui sont bien pauvres. Quant à moi, pourvu que la France soit heureuse, je n’aurai pas le moindre regret. » Mais les autres émigrés, qui éprouvèrent presque tous des déceptions analogues, ne se résignaient pas comme lui. Ce qui l’inquiétait le plus, dès cette époque, c’était l’état moral du pays et l’ardeur des haines de parti :
Le peuple a besoin de repos, écrivait-il à Saint-Priest, et ne demande qu’à être tranquille. Avec un peu plus de sagesse dans un certain parti, un peu plus de modération, de patience, il ne serait pas impossible d’atteindre un but désirable pour tous : celui de raffermissement de la famille royale et, par conséquent, de la tranquillité ; mais il y a, dans notre parti même, des têtes bien chaudes, pour qui les choses ne vont jamais assez vite, et qui, à force de courir, pourraient bien renverser la machine, si on les laissait faire. L’expérience les a peu instruits, quoiqu’elle ait été sévère.
Alexandre avait chargé Richelieu de sonder le terrain à la cour de France, en vue d’un projet de mariage entre le duc de Berry et sa sœur la grande-duchesse Anna Panlovna. Le projet échoua, et le duc de Berry épousa une de ses cousines des Deux-Siciles. Au reste, la Russie n’était guère en faveur auprès de la première restauration. Louis XVIII avait exprimé publiquement sa reconnaissance au régent d’Angleterre, mais il croyait n’en devoir aucune au tsar. Pendant le séjour de celui-ci à Paris, il avait affecté à son égard l’étiquette et les prétentions d’un Louis XIV. Au congrès de Vienne, Talleyrand n’usait de l’influence que la force des choses rendait à la France que pour contrecarrer les vues d’Alexandre. On a beaucoup admiré l’habileté du fameux diplomate ; mais on ne peut nier qu’elle fut employée alors non dans un intérêt national, mais dans un prétendu intérêt dynastique. Alexandre souhaitait alors réunir sous son sceptre la totalité de la Pologne, ce qui eût été très heureux surtout pour la Pologne ; la Prusse consentait à lui céder ses provinces polonaises et à ne pas s’établir sur la rive gauche du Rhin, à la condition qu’on lui laissât annexer la totalité du royaume de Saxe. Rien n’eût été plus avantageux à notre pays que cette triple combinaison ; c’est pourtant à la combattre que la diplomatie de Talleyrand épuisa toutes ses ressources ; il se rapprocha de l’Autriche et de l’Angleterre, qui étaient alors les deux puissances les plus décidées à nous ôter tout moyen de relèvement ; il signa avec elles un traité secret, en vertu duquel, si la guerre sortait des prétentions de la Russie, c’est celle-ci que nous aurions eue à combattre. Tout autre était la politique que Richelieu cherchait dès lors à faire prévaloir à Paris : on voit, par une lettre de l’ambassadeur de Russie auprès de Louis XVIII, que le duc aurait voulu éloigner du Rhin à la fois la Prusse et l’Autriche, réaliser une entente cordiale entre la France et la Russie, employer leur effort commun à protéger les petits états menacés par les convoitises des deux grandes puissances germaniques. Malheureusement, Richelieu, à part son nouveau titre de pair de France, n’avait alors aucune situation officielle. « Je n’avais aucune part aux affaires, écrira-t-il plus tard : le public m’y fourrait toujours, mais la cour jamais. » L’influence de Talleyrand et de Fouché restait prépondérante.
Tout à coup éclate à Paris la nouvelle du retour de Napoléon. Le roi s’enfuit ; le duc l’accompagne, faisant soixante-douze lieues en cinq jours sur le même cheval. « J’ai vu, écrivait-il indigné à Langeron, j’ai vu ces infâmes soldats crier aujourd’hui Vive le roi ! à tue-tête, et le lendemain passer à Bonaparte. Je vous avoue que jamais aucun événement de ma vie ne m’a fait une impression semblable. Il y a un vernis de honte et d’humiliation auquel on ne peut s’accoutumer. Ou je me trompe fort, ou nous marchons à grands pas vers la barbarie. Les nations deviennent des armées ; les armées ne respirent que la guerre et le pillage ; elles s’isolent de la patrie ; et, si une fois cet esprit soldatesque prend le dessus, malheur aux sociétés européennes ! Il n’y aura plus besoin de barbares étrangers pour les détruire : ces barbares sortiront de leur sein pour les déchirer. J’aperçois le moment où l’on ne pourra plus vivre que par son épée et pour son épée. » Étaient-ce là préjugés persistans d’émigré, ou était-ce connaissance insuffisante du pays où il avait recommencé à vivre depuis si peu de temps ? Assurément Richelieu n’aperçoit qu’une partie de la vérité ; il ne se rend pas compte des froissemens de toutes sortes qui ont amené ce soulèvement presque unanime du peuple et des soldats contre une dynastie et une aristocratie revenues ensemble de l’émigration, et que, comme il le disait lui-même, l’expérience avait peu instruites. Il annonçait à Langeron qu’il était parti de Gand pour Vienne, afin d’obtenir d’Alexandre la permission de faire cette campagne, « qui est bien politiquement dirigée contre Buonaparte, et non contre la France. » Or, à bien peu de temps de là, il allait être mieux en mesure que personne d’apprécier si la coalition européenne ne menaçait que Buonaparte.
Apres la seconde abdication de Napoléon, les haines et les convoitises des puissances qui étaient les plus voisines de nous se manifestèrent avec un tel redoublement de fureur que Louis XVIII lui-même fut bien obligé de reconnaître que le seul appui qu’il pût invoquer était celui de la Russie. Alexandre était évidemment le plus impartial des souverains coalisés ; son empire ne touchait pas à nos frontières ; il n’avait rien à prétendre dans nos dépouilles ; la nouvelle prise d’armes contre Napoléon ne lui avait coûté aucun sacrifice sérieux ; il avait plutôt intérêt à ce que la France ne fût point affaiblie à l’excès. Lui seul pouvait faire contrepoids aux prétentions des trois autres puissances, qui ne demandaient pas moins que le démembrement de notre pays, et parlaient de nous enlever la Flandre, la Lorraine, l’Alsace, une partie de la Champagne, de la Franche-Comté et du Dauphiné. Dès lors, il n’était plus possible de conserver Talleyrand au ministère des affaires étrangères : Alexandre avait pu lire à Vienne le texte du traité que le diplomate avait signé avec l’Angleterre et l’Autriche. Mais par qui le remplacer comme négociateur, et en même temps qui charger de former un nouveau ministère ?
L’homme qui avait rendu tant de services à la Russie, qui était l’ami en même temps que le serviteur d’Alexandre, qui avait les droits les mieux fondés à sa bienveillance, qui avait, l’année précédente, proposé le mariage russe et préconisé l’alliance russe, n’était-il pas tout indiqué ? Non-seulement on devait préférer à tout autre le duc de Richelieu, mais il était le seul que l’on pût choisir. En une situation si critique, pour mettre résolument Alexandre dans les intérêts de la France, pour pouvoir opposer son désintéressement à l’âpreté des convoitises anglaises, autrichiennes, prussiennes, c’était presque un ministre russe qu’il fallait placer à la tête du ministère français. On voit par sa correspondance avec quelle énergie Richelieu se défendit d’assumer un tel fardeau dans de telles circonstances. Vainement il allégua qu’il était a depuis longtemps étranger aux hommes et aux choses de ce pays. » C’étaient précisément les relations qu’il s’était créées à l’époque où il restait étranger à la France qui le recommandaient et l’imposaient presque au choix du roi ; c’était cela seul qui diminuait pour lui les « difficultés énormes » de sa nouvelle tâche. Alexandre ne put même donner un gage plus certain de ses bonnes intentions qu’en pesant sur le duc pour forcer son consentement. Suivant l’expression de Richelieu, ce furent les ordres mêmes du tsar qui triomphèrent de sa résistance. Comme il l’écrivait au comte Gourief : « Mes souverains naturel et adoptif l’ont voulu, et je n’ai plus dû qu’obéir. »
On vit alors ce spectacle extraordinaire d’un ministre des affaires étrangères et d’un président du conseil de France, qui, de Paris, continuait presque à administrer la Nouvelle-Russie, prodiguait les conseils à son successeur Langeron, faisait décréter Odessa port franc, complétait l’organisation du lycée Richelieu ; et un empereur de Russie initié aux secrets de notre politique extérieure et intérieure, chargé de défendre pied à pied nos provinces frontières, appelé à intervenir dans les difficultés que la famille même du roi créait au gouvernement de celui-ci, constamment sur la brèche pour sauver une place forte, écarter les revendications de créanciers avides, morigéner le comte d’Artois, relever le courage de Louis XVIII et de son premier ministre, donner même des conseils sur la conduite à tenir à l’égard de notre ancienne colonie de Saint-Domingue.
La tâche de Richelieu restait encore bien difficile. Il était « convaincu qu’il ne tiendrait pas six semaines. » Il ne se méprenait pas en disant qu’il connaissait mal le pays et la société qu’il avait à régir ; il était surtout frappé des mauvais côtés de la situation et n’apercevait pas encore les merveilleuses ressources que, si abattue qu’elle soit, possède toujours la France. « Tous les principes du jacobinisme, comprimés pendant dix ans, ont reparu, et il semble bien difficile de faire rentrer ce torrent dans ses limites. Dieu sait ce qu’il adviendra de ce malheureux pays. Il semble qu’il doive continuer à présenter un exemple de la justice divine. Le fléau de l’invasion étrangère, bien plus affreuse sous tous les rapports que l’année dernière, n’es i encore rien auprès de l’immoralité de ce peuple et des dangers qu’elle fait craindre ; personne n’est corrigé ni de son exagération, ni de ses préjugés. » À ce moment, il n’a en vue que bs jacobins, dénomination sous laquelle on confond alors les impérialistes et les démocrates. Mais bientôt les royalistes exagérés, les ultra, les hommes de la chambre introuvable, lui donnent bien d’autres soucis. Les chambres, qui se sont réunies, « quoique composées d’hommes excellens, sont si échauffées dans le sens contre-révolutionnaire, qu’elles exaspèrent l’autre parti, de manière à le pousser au désespoir. » Il est obligé d’avoir plus d’une fois recours à l’empereur de Russie. « J’ose vous assurer, sire, que, sans un langage énergique, sans une volonté formellement énoncée de maintenir l’ordre établi, il sera renversé par des gens qui mettent leurs passions à la place des principes… La fureur des partis ne nous laisse presque que le choix entre les extravagances et les crimes. L’assemblée nous menace sans cesse de nous échapper et de se livrer à un système de réaction qui amènerait infailliblement la ruine du pays et celle de la maison royale. » Il a déjà été obligé de sacrifier Ney, et l’on peut trouver qu’un tel sacrifice, qui devait être si funeste à la dynastie, lui coûte bien peu de regrets. Ses campagnes de 1793 à 1795 sur les frontières de la république et l’exécution du héros de la Moskova, voilà les deux pages qu’il faudrait pouvoir effacer de sa vie. Cependant on lui demande d’autres têtes, et il n’est pas sûr que l’amnistie, si hérissée qu’elle soit de réserves et de réticences, ne soulève pas la chambre ; mais, ajoute-t-il : « Sire, aucune puissance humaine ne peut me faire embrasser un système de persécutions et de vengeances qui doit faire couler des flots de sang et amener la perte de la France et de la famille royale. » Dans ses confidences à Langeron, il est encore plus explicite : « On ne peut se faire entendre des gens avec qui l’on parle qu’en prenant le langage de la passion ; avec celui-là, l’on est sûr de réussir, auprès des femmes surtout, qui se mêlent de tout, et contribuent à entraîner les hommes, même les plus sages. Ce que j’entends ici tous les jours me fait frémir ; les gens de mœurs les plus douces ne parlent que supplices, vengeances, bourreaux. »
La situation de la France était épouvantable : 150,000 soldats étrangers occupaient nos provinces ; les Prussiens surtout s’étudiaient à se rendre insupportables aux malheureux habitans ; nous avions à Paris une sorte de dictateur anglais, Wellington ; on avait dévalisé nos musées, pillé nos arsenaux ; nous n’avions ni armée ni finances ; les impôts étaient écrasons et les réclamations de toute sorte, des puissances ou des particuliers, pleuvaient sur nous ; une classe entière de Français était proscrite, et en les massacrait dans le Midi ; l’industrie et le commerce étaient ruinés ; les pluies diluviennes de 1816 préparaient la disette de 1817 ; notre seul réconfort, au milieu de tant de maux et de périls, c’était le souverain qui pouvait nous reprocher l’incendie de sa capitale !
Et vous croyez peut-être que les Français, écrivait Richelieu à Langeron, ressentent uniquement l’horreur de cette situation ? Point du tout ! ils sont occupés de leurs querelles de parti, de faire ôter une place à celui-ci, qui n’est pas à la hauteur, pour la faire donner à cet autre. Ils se déchirent les uns les autres ; la violence de leurs passions est inextinguible ; ils me rappellent les Grecs du bas-empire… Les salons de Paris sont des arènes où l’on est toujours prêt à se prendre par la tête pour une nuance d’opinion. Aussi je n’y mets pas le pied, et d’ailleurs je serais mal reçu dans un grand nombre, car il faut que vous sachiez que je suis une espèce de jacobin, parce que je ne partage pas les exagérations et les folies.
Richelieu n’était donc pas un ultra ; mais il n’était point un libéral. Il avait des doutes sérieux « sur le bien à espérer en France du régime représentatif et des assemblées délibérantes. » La liberté de la presse, c’est-à-dire de ce qu’il appelle « les pamphlets et les diffamations périodiques ou semi-périodiques, » lui semblait aussi dangereuse, et l’on doit reconnaître que les excès de la presse royaliste justifiaient ses répugnances. Il est visible qu’il apportait d’Orient des idées particulières en matière de gouvernement. Pour lui, le gage de salut, ce n’était point la charte ; c’était uniquement le roi, la dynastie, l’institution royale, seul point fixe, seule unité visible de la France. Son administration d’Odessa faisait qu’il croyait aux hommes, non aux institutions. Il était, au fond, un partisan du despotisme éclairé, tel que Voltaire l’avait compris, tel que lui-même l’avait pratiqué sur la Mer-Noire. Et quelle différence avec sa vie d’ici et celle de là-bas, où il n’avait à compter ni avec les haines de parti, ni avec les compétitions des coteries, ni avec les criailleries des assemblées, ni avec les journaux ; où chaque heure était bien employée et où chaque effort était fécond ; où il ne rencontrait que des fronts inclinés et des visages reconnaissans ; où il pouvait se promener tranquillement parmi ses créations comme un bon propriétaire dans son parc !
Si vous voyiez la vie que je mène, écrit-il à Langeron, vous en auriez réellement pitié. Ce n’est pas le travail qui m’effraie, mais à toute privation et aux souffrances il faut un dédommagement. A Odessa, un nouveau village, une nouvelle plantation, un arbre me délectait le cœur et me consolait des peines que je pouvais éprouver. Ici, nulle compensation ! .. Plût à Dieu que je n’eusse pas bougé d’Odessa ! .. Que vous dirai-je de ma situation ? D’un seul mot, c’est que je consentirais, sur mon honneur, à me faire couper le bras gauche pour en être dehors… Ma santé dépérit chaque jour, et, d’une manière ou d’une autre, bientôt il en faudra finir… Pauvre Odessa ! pauvre Crimée ! qu’êtes-vous devenues ? Au reste, peut-être y retournerai-je, et plutôt que vous ne pensez. Et peut-être pourrai-je encore m’occuper du bien de ce pays, où tout est neuf, où les hommes ont de quoi s’étendre, tandis qu’ici on est si serré les uns contre les autres qu’on étouffe.
Il étouffe si bien que, dans chacune de ses lettres à l’empereur Alexandre, il cherche à obtenir la promesse qu’il pourra quelque jour « se retirer auprès de lui. » A la fin cependant, l’horizon s’est un peu éclairci. Grâce à Alexandre, malgré les Anglais, les Autrichiens et les Prussiens, Richelieu a sauvé nos provinces frontières ; il a fait réduire le chiffre des indemnités réclamées par les états et les particuliers ; il a obtenu, à Aix-la-Chapelle, l’évacuation anticipée du territoire ; il a décidé le roi à renvoyer la chambre introuvable et à en convoquer une nouvelle, qui, sans doute, ne portera pas « la livrée d’un parti. » Enfin, avec les blés d’Odessa et de la Nouvelle-Russie, il a nourri la France et empêché la disette de dégénérer en famine. « Si nous arrivons à refaire une France, écrivait-il à l’empereur, c’est à Votre Majesté que nous le devrons. » En 1818, la France est refaite, en effet. Elle est maîtresse de son territoire ; elle est rentrée dans le concert européen ; elle voit sa prospérité reprendre son essor ; elle commence à s’habituer à la charte et à la liberté.
Dès lors, Richelieu cessa d’être l’homme nécessaire. Son ministère se disloqua, et un cabinet, dont Decazes était l’âme et Dessolles le président titulaire, lui succéda. Malgré l’opposition des libéraux avancés et des royalistes intransigeans, malgré les scrupules de Richelieu, qui ne voulait pas ajouter aux charges du pays et qui écrivit une lettre très patriotique et très noble, les chambres lui votèrent la création d’un majorât avec 50,000 francs de revenu. C’était à la fois une légère indemnité pour les pertes que lui avait infligées la révolution et une glorieuse récompense nationale au libérateur du territoire.
Il put revenir, au moins en pensée, à son Odessa, a où l’on ne connaissait ni intrigues, ni passions haineuses, ni ultra, ni citra. » Il recommandait le littérateur franc-comtois Charles Nodier pour y diriger un journal littéraire, politique et commercial. Enfin il demandait à l’empereur la permission de revoir les bords de la Mer-Noire. Malheureusement, l’entente cordiale entre les deux cabinets de France et de Russie avait été un peu affectée par son départ du ministère. « Vos successeurs, lui écrivait Nesselrode, peuvent être les meilleurs gens du monde ; mais ce n’est pas vous, mon cher duc. Vous trouvez donc assez naturel que l’empereur ait pris le parti très sage d’aller, pour le premier moment, un peu bride en main en fait d’épanchemens et de confiance. » Le même sentiment se trouve exprimé, quoique de manière plus discrète, dans une lettre de l’empereur.
Le ministère Decazes ne devait pas durer longtemps : l’élection de Grégoire, l’assassinat du duc de Berry, le renversèrent et firent souffler de nouveau un vent de réaction. Richelieu fut, pour la seconde fois, appelé aux affaires : c’était dans des conditions qu’on peut trouver encore moins favorables que la première fois. En 1815, il se présentait en homme étranger aux coteries et uniquement dévoué à la cause nationale ; en 1820, il reparaissait en homme de parti, en chef d’un ministère de répression et de réaction, ayant pour mission de revenir sur toutes les lois libérales en matière de presse et de système électoral. Alexandre dut lui écrire pour relever son courage : « Vous êtes appelé par le roi à devenir le médiateur entre les passions extrêmes et les partis qu’elles enfantent… C’est assez vous dire que les vœux des alliés de Sa Majesté très chrétienne et les miens aussi vous accompagnent dans la carrière laborieuse que vous allez fournir. »
L’attitude des puissances étrangères était redevenue menaçante. On affectait de rendre la France responsable des troubles qui commençaient à se manifester dans certaines parties de l’Europe. « Si le cabinet des Tuileries, écrivait Capo d’Istria à Richelieu, n’avait point cessé d’être sous votre direction, si une sage modération avait continué à présider au gouvernement intérieur de la France, croyez-vous que l’on ait encore osé parler de quadruple alliance ? Croyez-vous qu’une poignée de savans ou d’élèves d’universités eut suffi pour exciter tant d’alarmes et pour donner occasion au système absurde qu’on s’efforce d’établir en Allemagne ? .. Croyez-vous que ce fussent des démagogues forcenés qui seraient venus apprendre à Ferdinand VII que l’Espagne ne peut plus être gouvernée par des camarillas ? .. C’est vous, vous seul, vous de votre personne, qui pouvez donner à l’Europe une France utile et bienfaisante… Moins votre personne à la tête du ministère français, il n’y a plus de France pour le monde ! »
Ainsi, le rôle qu’on attribuait à Richelieu était encore grand : en enrayant la révolution en France, il devait l’enrayer en Europe et, du même coup, modérer les idées de réaction auxquelles commençaient à s’arrêter les souverains de la sainte-alliance. Il pouvait contenir à la fois les révolutions et les contre-révolutions, être à la fois un conservateur et un libéral.
A cette époque, un changement très curieux se produit dans les relations d’Alexandre et de Richelieu. En 1815, l’empereur était peut-être plus libéral que le duc ; il avait plus de confiance que lui dans les chartes et les institutions représentatives ; il avait contribué à faire obtenir à la France une constitution ; il en avait donné une à la Pologne ; il rêvait d’en doter un jour la Russie. A partir de 1820, il se rapproche des gouvernemens absolus, devient l’âme de la politique des congrès, pousse à la répression des mouvemens allemands, espagnols, italiens, entre en conflit avec les chambres polonaises et, par esprit conservateur, abandonne même les Grecs à la tyrannie ottomane. Dans l’atmosphère despotique de la Russie, sous l’influence néfaste d’Arakhtchéef, il tend à redevenir un despote. Au contraire, Richelieu, qui, en 1815, nous était arrivé avec les idées et les goûts les moins parlementaires, subit de plus en plus l’influence du milieu français. Il commence à se réconcilier avec le régime des chambres et la liberté de la presse. En France, il est plus libéral que l’étiquette du ministère qu’il préside, plus libéral que l’œuvre qu’on lui a imposée. Il aperçoit mieux les bons côtés du caractère français ; il admire avec quelle rapidité le pays s’est relevé, à tel point que, tandis que tous les autres gouvernemens font des emprunts, le sien a pu même diminuer les impôts. En Europe, il comprend la légitimité de certains griefs des peuples contre leurs gouvernans. Bref, il est devenu un homme de son pays, de son temps, et il démêle parfaitement les caractères de ce temps, fécond malgré ses agitations, qui n’est que le laborieux enfantement d’un avenir meilleur. « Je reconnais, écrit-il à Capo d’Istria, que l’époque actuelle est marquée par la Providence pour des changemens et des modifications dans l’ordre des sociétés. C’est à rendre le passage de l’ordre ancien à l’ordre nouveau exempt de secousses et de convulsions que les hommes appelés à s’occuper des affaires publiques doivent s’attacher aujourd’hui. Ceux qui, comme nous, ont déjà adopté ces institutions nouvelles, sont dans l’obligation de les affermir et de les consolider de tous leurs efforts. Ce n’est que par ce moyen qu’on peut espérer se préserver de nouvelles révolutions. » Ainsi, l’Europe doit enfin passer de l’âge despotique à l’âge parlementaire, et c’est par la liberté seulement qu’on peut prévenir les bouleversemens sociaux. Voilà une profession de foi qui est toute nouvelle chez Richelieu.
Aussi le voyons-nous combattre auprès d’Alexandre et de ses conseillers l’idée d’une intervention à main armée dans les affaires de Naples : « Que la voie des armes ne soit admise que quand tous les autres moyens seront épuisés ! Il me semble que c’est le seul rôle qui convienne au roi Ferdinand. Je ne conçois pas comment l’Autriche pourrait vouloir lui en tracer un autre qui, en le déshonorant, reverserait aussi une partie de la honte sur ceux qui seraient censés l’avoir imposée. » Il prévoit que la mission qu’on veut confiera une armée autrichienne pour le rétablissement du despotisme à Naples est très propre à provoquer le soulèvement de l’Italie tout entière. Il démêle très bien que la question qui s’agite dans la péninsule est plus nationale encore que libérale : on y déteste la domination ou l’influence autrichienne plus encore qu’on n’y désire des constitutions.
Certes, continue-t-il, ce n’est pas ainsi qu’on rétablira, d’une manière solide, l’ordre et la paix dans cette belle contrée, et je plains vivement les gouvernemens et les peuples. Le sort qui les attend sera bien malheureux. Quel rôle le roi de Naples va-t-il jouer dans cette circonstance ? Va-t-il déclarer que tout ce qu’il a fait lui a été arraché par la violence ? Proclamera-t-il à la face de l’Europe que toutes les promesses qu’il a faites au moment de son départ n’avaient pour but que de mettre un peu plus tôt sa personne en sûreté ? Je répugne à croire tant de bassesses. Si cela avait lieu, la royauté serait frappée partout, et nous en ressentirions vivement le contre-coup… J’espère que vous parviendrez à persuader à l’Autriche de tolérer à Naples quelques institutions sans lesquelles il me paraît impossible que cette famille puisse régner.
Alexandre fait la sourde oreille aux sages conseils de Richelieu ; et, en effet, l’invasion d’une armée autrichienne en Italie provoque le soulèvement du Piémont ; le roi de Naples est rétabli, mais après s’être déshonoré et en subissant la dure tutelle de la cour de Vienne. Même en Espagne, la « fierté castillane » se raidit contre les menaces de la sainte-alliance, et la révolution s’y accentue. Alexandre ne s’en montre que plus obstiné. Il réserve à la France, en Espagne, le rôle que vient de jouer l’Autriche en Italie. Il est intéressant de voir l’ancien gouverneur d’Odessa, l’ancien serviteur d’Alexandre, se montrer beaucoup moins docile à la direction de la Russie que ne le seront plus tard les Villèle, les Chateaubriand et les Mathieu de Montmorency. Sa réponse est même très nette : « Je suis convaincu qu’une pareille tentative aurait pour la maison de Bourbon les mêmes résultats qu’a eus la guerre d’Espagne pour Buonaparte, avec cette différence que, dans ce cas, la chose irait bien plus vite… Je regarderais comme traître à sa conscience, à ses devoirs, celui qui la conseillerait et qui s’y prêterait. » On voit combien Richelieu fut plus sage que ses successeurs. Pour lui, en Espagne aussi bien qu’en Italie, il n’y a qu’un remède efficace : c’est une bonne constitution comme celle qui régit la France, et dont il apprécie les mérites chaque jour davantage. Même dans les affaires d’Orient, il se montre plus libéral, plus humain que l’empereur Alexandre, qui semblait cependant désigné pour être le champion de l’indépendance des peuples chrétiens, mais qui s’obstine à confondre les aspirations nationales des Hellènes avec les revendications des démocrates occidentaux.
Je vous suis très obligé, écrivait Richelieu à Sicard, de votre exactitude à me tenir au courant des affaires de ces pauvres Grecs, qui me paraissent avoir pris, pour secouer le joug, le moment le plus inopportun. Je crains bien qu’il n’arrive de grands malheurs ; car les révolutions et les contre-révolutions ne se font pas à l’eau de rose dans ces contrées comme dans les nôtres… Dans tous les cas, je prévois une suite de massacres et de dévastations dont il est difficile de poser le terme. Dans ces circonstances, nous avons fait, je crois, tout ce qui dépendait de nous… Outre ce que nous avons dit à Constantinople, nous avons renforcé nos stations dans le Levant… Notre pavillon se montrera partout et prêtera son appui à tous les êtres souffrans et opprimés.
Est-ce donc un mince honneur pour Richelieu que d’avoir fait tous ses efforts pour empêcher la funeste expédition d’Espagne et préparé l’expédition libératrice de Grèce ?
Si, par une juste reconnaissance, il se montre déférent envers les conseils de son « souverain adoptif, » tout en lui résistant quand la cause de la liberté ou l’intérêt du pays se trouve en jeu, il faut noter sa fière attitude à l’égard des autres puissances. Quand l’Autriche menace d’occuper les états du roi de Piémont, « tout vaudrait mieux pour nous, s’écrie-t-il, que de laisser voir à notre peuple des sentinelles autrichiennes au bout du pont du Var ou du pont de Beauvoisin ! » Quand l’Angleterre, sous prétexte de châtier les Barbaresques, essaie d’imposer sa suprématie aux autres marines européennes, « je ne consentirai jamais, écrit le duc, qu’un brick français se trouve sous les ordres d’un amiral anglais. » Voilà le langage que tenait Richelieu au lendemain de l’invasion.
En 1821 prit fin son second ministère. L’homme qui était entré aux affaires pour contenir les aspirations révolutionnaires succombait sous les intrigues des ultra-royalistes. Ses ennemis l’accusaient d’être trop Russe, eux qui allaient subir aveuglément les plus fâcheuses influences de la Russie ; on oubliait que c’était parce qu’il avait été assez Russe qu’il avait pu sauver la France des convoitises anglaises et allemandes. Il revint à son projet de voyage sur la Mer-Noire, mais il trouva convenable de l’ajourner. Il écrivait, non sans amertume, à Sicard : « Aujourd’hui, on ne manquerait pas de dire que je vais vendre à la Russie les secrets de la France, comme on m’accusait de lui vendre ses intérêts ; car il faut que vous sachiez que, pendant que chez vous on nous reproche d’être trop Anglais, ici j’ai été accusé, par ceux qui se sont faits mes ennemis, de trahir la France pour la Russie. »
Il ne revit pas Odessa. Quoiqu’il n’eût que cinquante-six ans, les fatigues et les émotions l’avaient épuisé. Peu de mois après sa retraite, en juin 1822, la marquise de Montcalm annonçait à Alexandre la mort de son frère. Elle n’avait pas tort de lui écrire : « C’est à Votre Majesté qu’il a dû les seules années heureuses de sa vie. » Richelieu fut pleuré en Russie comme en France. Tandis que le cardinal de Bausset prononçait son éloge à la chambre des pairs et que Dacier et Villemain préparaient ceux qu’ils devaient prononcer aux académies, Alexandre Ier exprimait en ces termes le jugement qui restera celui de la postérité dans les deux pays : « Je pleure le duc de Richelieu, disait-il à notre ambassadeur, comme le seul ami qui m’ait fait entendre la vérité. C’était le modèle de l’honneur et de la loyauté. Les services qu’il m’a rendus éternisent en Russie la reconnaissance de tout ce qu’il y a d’honnête. Je le regrette pour le roi, qui ne trouvera dans aucun autre un dévoûment aussi désintéressé. Je le regrette pour la France, où il fut mal apprécié, et à laquelle cependant il a rendu et devait rendre encore de si grands services. »
En Russie, son nom devait rester inséparable de celui de la Nouvelle-Russie, comme le nom de Pierre-le-Grand de celui de la Russie baltique, comme le nom de Catherine II de la Russie Blanche, comme le nom d’Ivan-le-Terrible de la Russie du Volga. Bien qu’il eût opéré ses conquêtes non sur l’ennemi, mais sur le désert, il mérite de prendre place parmi ceux qui ont fait la grandeur de l’empire. Sur les huit universités de la monarchie, deux font remonter à lui leurs origines, Odessa et Kharkof. Ce Français a été un des grands hommes d’état de la Russie. Ce n’est pas sans raison que la reconnaissance des peuples a élevé la statue de Richelieu sur les quais d’Odessa, entre les solitudes qu’il a animées, la mer qu’il a couverte de vaisseaux marchands, les ports, les docks, les théâtres, les palais, les églises, les établissemens d’instruction qu’il a fondés.
En France, il tint, après vingt-quatre ans, la promesse qu’il avait faite en 1791 à l’assemblée nationale, de faire profiter la patrie des mérites qu’il aurait acquis au service étranger : il empêcha le démembrement du pays.
Parmi les souvenirs ou les spectacles de la Terreur jacobine, du despotisme impérial, de la sanglante réaction de 1815, entre les partis acharnés l’un contre l’autre jusqu’à la destruction de fa patrie, sous le poids de l’occupation étrangère, des contributions écrasantes, de la famine, il a réussi à faire naître un régime régulier, normal, pacifique. Il réalisa la prédiction de Catherine sur le rôle qu’il devait jouer dans le rétablissement de la monarchie, et il y fut grandement aidé par le petit-fils de Catherine ; mais ce ne fut point, comme l’impératrice l’avait en vue, la vieille monarchie avec les vieux abus qu’il rétablit.
Il a enseigné à la restauration comment il fallait s’y prendre pour vivre ; il a su faire à l’intérêt français le sacrifice même de ses préjugés, lui qui n’était point d’abord un libéral ; c’est, au contraire, par un retour à l’esprit de parti et sous la direction de sectaires-étroits qu’après lui la restauration a été ruinée. Les fautes de ses successeurs ne peuvent ôter à Richelieu l’honneur d’avoir été un des fondateurs en France de la liberté politique et du régime parlementaire.
Enfin, dans les relations entre les deux pays, il fut le partisan convaincu d’une entente cordiale entre la France et la Russie, idée qui a déjà pour elle la consécration du temps, car ses premiers champions furent en Russie Pierre-le-Grand, et en France l’historien Saint-Simon ; idée qui a donné à plusieurs reprises de féconds résultats pour la grandeur de notre pays et l’indépendance de l’Europe. Au temps de Louis XV et d’Elisabeth, c’est cette entente qui brisa l’essor de la Prusse ; au temps de Louis XVI et de Catherine II, c’est elle qui maintint l’indépendance de la Bavière contre les convoitises autrichiennes et la liberté des mers contre la tyrannie britannique ; au temps de Bonaparte et de Paul Ier, de Napoléon et d’Alexandre Ier, elle faillit changer les destinées du monde ; au temps de Charles X et de Nicolas, elle assura la renaissance de la Grèce ; au temps de Napoléon III et d’Alexandre II, elle prépara l’émancipation des nations chrétiennes de l’Orient, et, aujourd’hui, comme au temps du duc de Richelieu, elle apparaît comme une garantie de l’équilibre européen.
Grâce à la publication de M. Alexandre Polovtsof, on aperçoit mieux l’unité qui domine toute la carrière de Richelieu comme gouverneur de la Nouvelle-Russie ou comme président des ministres de Louis XVIII. C’est une grande page à la fois de l’histoire de France et de l’histoire de Russie qui se trouve ainsi reconstituée et dont les lettres françaises doivent être reconnaissantes aux travaux de la Société impériale de Saint-Pétersbourg.
ALFRED RAMBAUD.
- ↑ Dans son livre intitulé les Français en Russie et les Russes en France.