Le Duc de Bourgogne en Flandre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 799-841).
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LE DUC DE BOURGOGNE
EN FLANDRE

II[1]
LA PERTE DE LILLE


I

La Cour prolongea son séjour à Fontainebleau jusqu’au 27 août. C’était plus tard que de coutume, mais il n’y avait pas moyen d’arracher Monseigneur à ce séjour qu’il aimait, la proximité de la forêt lui donnant toute facilité pour satisfaire sa passion dominante : la chasse à courre. La gravité des événemens ne parvenait pas à le tirer de son épaisse quiétude. Un jour qu’il rentrait de la chasse, et qu’il se plaisait à énumérer devant sa sœur, la princesse de Conti, tous les carrefours, toutes les routes, tous les sentiers de la forêt par lesquels il avait passé : « Mon Dieu ! Monseigneur, s’écria-t-elle, la merveilleuse mémoire que vous avez là ! C’est bien dommage qu’elle ne soit chargée que de pareilles choses[2]. » Sa petite cour continuait d’être le centre des ennemis du Duc de Bourgogne, et la complaisance avec laquelle il les écoutait était un encouragement pour les partisans de Vendôme. Ceux-ci avaient pris cependant le parti de se taire quelque temps, intimidés par le mécontentement que le Roi avait formellement exprimé lorsqu’il avait connu les lettres d’Alberoni et du comte d’Évreux[3], mais la suite des événemens n’allait que trop tôt leur donner l’occasion de relever la tête.

Le jour même où le Roi rentrait à Versailles, un courrier du Duc de Bourgogne arrivait, apportant la nouvelle que Vendôme et lui avaient opéré leur jonction avec Borwick, et que l’armée allait enfin marcher au secours de Lille. Il faut lire dans Saint-Simon la description de l’état d’agitation où cette nouvelle jeta toute la Cour. Ce monde des courtisans, ordinairement si mesuré et circonspect dans ses propos, était transformé. Chacun y parlait tout haut, laissant voir ses craintes, ou ses espérances. Les femmes elles-mêmes raisonnaient stratégie. La marquise d’O, dont le mari était auprès du Duc de Bourgogne, « s’en alloit plaignant le sort de ce pauvre prince Eugène dont les grandes actions et la réputation alloient finir avec lui dans une si folle entreprise[4]. » Mais il s’en fallait que tout le monde fût aussi confiant, et les appréhensions étaient vives. « La frayeur, dit encore Saint-Simon, étoit peinte sur tous les visages d’une manière honteuse. Passoit-il un cheval un peu vite, tout couroit sans savoir où. L’appartement de Chamillart étoit investi de laquais jusque dans la rue. Chacun vouloit être averti au moment qu’il arriveroit un courrier, et cette horreur dura près d’un mois, jusqu’à la fin des incertitudes d’une bataille[5]. »

La vie de la Cour était comme suspendue ; plus de comédie, plus de jeu. Le Roi avait écrit aux évêques pour leur demander des prières publiques. En réponse à cette demande, les prières de quarante heures étaient ordonnées partout, et les églises ne désemplissaient pas. Il semblait qu’on fût comme au moyen âge dans un temps de grande calamité publique, et « véritablement, dit Sourches, on avoit grand besoin de recourir à la miséricorde de Dieu dans une conjoncture où l’Etat étoit si proche de sa ruine[6]. »

On peut penser la part que la Duchesse de Bourgogne prenait à ces agitations. S’il faut chercher dans Saint-Simon le tableau de la Cour, c’est aux lettres de Madame de Maintenon qu’il faut demander la peinture des sentimens qui agitaient alors l’âme de la pauvre princesse. Jamais elle ne fut tout à la fois si grande et si touchante. Nous avons vu[7], au lendemain d’Oudenarde, la fermeté qu’elle déploya en tenant tête aux ennemis de son mari, l’appui dont elle lui fut auprès du Roi, et sa fière attitude vis-à-vis de Vendôme. Mais, malgré tout son courage, elle n’en demeurait pas moins femme, agitée, tremblante, excessive. C’est ainsi qu’elle nous apparaît dans les fréquentes et longues lettres que Madame de Maintenon adressait, à cette époque à la princesse des Ursins, lettres admirables de patriotisme, — car, quoi qu’on en ait dit, elle a toujours senti profondément les malheurs de la France, et aussi de clairvoyance, car, dès le premier jour, elle prévoit comment les événemens se termineront, et demeure la seule à n’entretenir aucune illusion. Nous ne tirerons de ces lettres que ce qui concerne la Duchesse de Bourgogne ; elle va nous apparaître toute différente de l’aimable et un peu frivole princesse que nous avons connue.

Le 26 août, Madame de Maintenon écrivait de Fontainebleau : « Je pense comme vous sur M. le Duc de Bourgogne, et je crois qu’en effet il faudrait lui cacher la moitié des sentimens de madame sa femme ; enfin, Madame, elle en est à jeûner pour lui ; vous voyez bien que c’est le dernier effet qu’on aurait pu attendre de son amitié. Elle ne vit pas, dans les différentes agitations où elle est ; je ne sais point ce qu’elle mande à la reine sa sœur, mais je vous assure que vos affaires lui tiennent bien au cœur : elle tremble pour les noires ; elle étudie continuellement le visage du Roi, et est au désespoir si elle croit y voir de la tristesse ; elle ne trouve pas que M. le Dauphin en ait assez. Elle ne peut parler d’autre chose que de ce qui l’occupe ; elle essaie de s’amuser, sans pouvoir y parvenir ; le cœur lui bat à chaque courrier : elle craint pour la vie de son mari : elle craint pour sa réputation ; elle voudrait qu’il s’exposât comme un grenadier ; elle ne peut souffrir qu’on lui donne le moindre blâme, et serait très affligée s’il faisait la moindre chose que le Roi n’approuvât pas ; enfin. Madame, elle est présentement une des plus malheureuses personnes du monde, et c’est moi qui lui prêche la tranquillité et la confiance[8]. »

Le 9 septembre elle écrivait de Saint-Cyr : « Enfin, Madame, je suis à être affligée de ce qui fait l’admiration de tout le monde dans ce qu’on voit du cœur de Madame la Duchesse de Bourgogne ; quelque plaisir que j’aie d’entendre ses louanges, elles lui coûtent trop cher : ce n’est pas sa mort que je crains ; je ne puis la regarder comme un malheur pour ceux qui la soutirent ; mais je crains pour sa santé et pour une grosseur qu’elle a au côté, qui pourra bien augmenter par une tristesse aussi longue que celle-ci. Les larmes qu’elle verse lui ont attiré une fluxion sur les dents, à quoi elle n’est que trop sujette, et qui lui ôte entièrement le repos. Elle craint pour la France ; elle craint pour l’Espagne ; elle craint pour M. le Duc de Berry, et, par-dessus tout, elle craint que M. le Duc de Bourgogne ne se laisse trop conduire par les conseils qui l’environnent. » Et, dans une lettre postérieure de quelques jours, elle ajoute : « Les trois quarts du monde pensent présentement comme moi sur Madame la Duchesse de Bourgogne ; sa conduite en effet est admirable et serait fort louée dans une vieille reine mère ; elle passe ses jours à écrire à l’armée et à prier Dieu. »

Combien sous cet aspect de vieille reine mère, la Duchesse de Bourgogne nous paraît changée ? Comme elle est loin, la femme qui, cinq années auparavant, toute à ses coquetteries avec Nangis, laissait son mari sans lettres pendant de longs mois, et dont toutes les journées, toutes les nuits se passaient en divertissemens. Prier Dieu en était devenu l’unique emploi ; non seulement elle assistait aux prières publiques et, suivait les processions « avec une piété, dit Sourches, qui édifiait tout le monde[9] ; » non seulement, pendant toute cette période d’anxiété, elle ne manqua aucune grand’messe, ni aucun salut, mais elle se livrait à des dévotions particulières qui faisaient un étrange contraste avec ses habitudes ordinaires. Elle passait une partie de ses nuits en prières à la chapelle, devant le Saint-Sacrement, et « mettoit ses dames à bout par ses veilles[10]. » Le reste de son temps était employé à écrire à son mari. Mais cette piété exaltée ne prenait point chez elle, comme chez lui, la forme d’une résignation un peu fataliste. De même qu’elle le jugeait bien en craignant qu’il ne se laissât trop conduire, elle paraît aussi avoir eu le sens plus juste que lui de ce que l’honneur commandait. Comme un jour Monseigneur lui reprochait presque son inquiétude : « Il est vrai, Monseigneur, répondit-elle avec vivacité, je pétille de la crainte que M. le Duc de Bourgogne ne marche aux ennemis et de la crainte qu’il n’y marche pas. » On regrette que le mari ne pétillât pas comme la femme, et que les lettres quotidiennes qu’il recevait d’elle et qui, malheureusement, ont été perdues n’aient pas réussi à lui communiquer quelque chose de sa flamme.

Au milieu de cette cour en désarroi, le Roi seul conservait son calme, au moins apparent. Les observateurs attentifs avaient remarqué cependant que le jour où il avait reçu à Fontainebleau les députés de Paris qui venaient lui présenter le nouveau prévôt des marchands, il avait, en réponse à leur harangue, laissé apparaître quelque émotion. « Le Roi, dit Sourches répondit plus longuement qu’à son ordinaire ; il s’attendrit lui-même, et attendrit tous les assistans par les termes dont il se servit pour témoigner son amour pour son royaume et sa bonne ville de Paris[11]. » Mais il ne voulait pas que rien fût changé au cours ordinaire des choses, pas plus qu’au lendemain d’Hochstedt ou de Ramillies. Le matin, il tenait de longs conseils ; le soir, il travaillait fort tard, tantôt avec un ministre, tantôt avec un autre, le plus souvent avec Chamillart. Aussi les dépêches de lui, longues et précises, abondent-elles dans les gros volumes qui constituent aujourd’hui les archives du ministère de la Guerre. Mais l’après-midi était consacrée à la chasse, son délassement favori. Tous les jours, il s’y rendait. Si quelque courrier arrivait avant son départ, pour satisfaire l’impatience des courtisans et pour empêcher les fausses nouvelles de courir, il rendait compte, tout en se bottant, du contenu des dépêches aux courtisans assemblés autour de lui, et leur recommandait de répéter exactement ses paroles. Mais si le courrier arrivait après son départ pour la chasse, on attendait son retour pour l’ouvrir. « Il nous faisait mourir, » dit Saint-Simon. Cette persistance dans la régularité de ses habitudes était chez Louis XIV un système. S’il y avait manqué, il aurait craint de fournir prétexte aux commentaires et d’augmenter le désordre des esprits. N’avait-on pas remarqué qu’il ne s’était pas purgé le premier de septembre, comme c’était son habitude de le faire tous les mois, « à cause de l’agitation où il se trouvoit pour les affaires de Flandres, » et quand on avait su qu’il s’était purgé le 10, n’en avait-on pas conclu : « que l’affaire s’allongeoit ? » Il avait pris ce grave parti contre l’avis de Fagon, « qui vouloit qu’il attendît la décision de cette grande affaire pour se purger plus en repos[12]. »

Le Roi avait beau faire, il ne pouvait contenir l’agitation de la Cour, ni imposer silence aux malveillans. La cabale de Vendôme avait relevé la tête, toujours conduite par la Duchesse de Bourbon dont la haine contre la Duchesse de Bourgogne avait été encore attisée tout récemment par une rivalité de femme, à propos de d’Antin, d’Antin, l’habile courtisan, qui s’était mis d’abord du parti de sa demi-sœur, puis était retourné du côté de la princesse dont il avait subi le charme. Les esprits avaient été encore surexcités par une fiévreuse attente de trois jours, durant lesquels la Cour était demeurée sans nouvelles, et lorsque arriva enfin un courrier expédié de Mons-en-Puelle, on ne sut rien d’autre par lui, sinon que des dissentimens avaient éclaté de nouveau entre les généraux. On les exagérait même ; on parlait de débats publics et scandaleux, de vifs reproches adressés par Vendôme à d’O et à Gamaches, qui n’auraient fait que dire tout haut ce que le Duc de Bourgogne pensait tout bas, de prise à partie du duc de Guiche par le duc de Berry ; et tous ces propos tournaient à la gloire de Vendôme, qui seul voulait marcher aux ennemis. Mais quand on apprit que Chamillart partait pour l’armée, le récri fut général. Monsieur le Duc, d’accord avec sa femme pour dénigrer le Duc de Bourgogne (c’était le seul point où l’harmonie régnât dans le ménage), disait tout haut « qu’il n’étoit pas douteux que ce voyage n’eût fait plaisir à tout le monde, parce que, dès qu’on l’avoit su, chacun en avoit pensé mourir de rire[13]. » Les railleurs tournèrent aussitôt une chanson, rappelant le souvenir de certain voyage, effectué en Flandre quelques années auparavant par le même ministre, dont les conséquences n’avaient pas été heureuses :


Après Ramillies, ce grand prince
L’envoya dans cette province.
Qu’en advint-il ? On rappela
Vendôme de la Lombardie.
Eugène cent fleuves passa,
Et le Roi perdit l’Italie[14].


Mais ce fut bien pis au retour de Chamillart, quand on sut que l’armée battait en retraite ; et que Lille semblait abandonnée. Le déchaînement devint général. A en croire les amis de Vendôme, si on l’eût écouté, il aurait tout sauvé, délivré Lille et écrasé les ennemis. On oubliait le temps perdu par lui à Lovendeghem, la longue résistance opposée aux ordres du Roi, le retard systématiquement apporté à sa mise en marche, la lenteur de ses opérations. Au contraire le Duc de Bourgogne était rendu responsable de tout. C’était lui qui n’avait pas voulu qu’on marchât aux ennemis, lui qui avait reculé devant la perspective d’une bataille dont l’issue n’était pas douteuse, et qui avait préféré une retraite honteuse. Aussi les brocards, les couplets satiriques allaient-ils leur train, et c’était toujours à sa dévotion qu’on s’en prenait.


Hé quoi, mon prince, lui dit-on,
Voulez-vous laisser prendre Lille" ?
Hé ! oui-dà, dit-il, pourquoi non ?
J’aime bien mieux perdre une ville
Que de voir dans une action
Mes gens morts sans confession[15].


On exploitait contre lui un incident malheureux. Le jour où Vendôme, le Duc de Bourgogne, Berwick et Chamillart avaient été de concert inspecter les retranchemens des ennemis, le Père Martineau, le confesseur du Duc de Bourgogne, avait eu la fâcheuse pensée de se joindre à eux, par pure curiosité. On avait répandu le bruit que le Père Martineau lui-même s’était mêlé de donner son avis, qu’il avait conseillé l’attaque, et que, désolé de voir le Duc de Bourgogne s’y montrer opposé, il avait écrit au Père de la Chaise qu’il n’était pour rien dans une résolution aussi fâcheuse. Il n’y avait rien de vrai, sinon que le Père Martineau avait écrit en effet au Père de la Chaise, pour excuser sa présence un peu intempestive qu’il savait avoir été critiquée, sans dire un mot de l’affaire elle-même. Il n’en fallut cependant pas davantage pour couvrir de ridicule le Duc de Bourgogne, que « ce noir artifice, dit Saint-Simon, mettoit en valeur et en fait de guerre si fort au-dessous de son confesseur[16]. »

Les méchans allaient même plus loin. Ils mettaient en doute son courage personnel. Une chanson insultante et railleuse dont le refrain était : Quoi, vous tremblez ? circulait sous le manteau. Nous n’en citerons que ce couplet :


Aux ennemis donnez la discipline,
Faites-leur voir une humeur plus mutine ;
Car, sans cela, que vous serez honteux
Quand votre Roi, fier et majestueux,
Vous dira haut, et non à la sourdine :
Quoi, vous tremblez[17] ?


Ce qui enhardissait les ennemis du Duc de Bourgogne, c’était que son propre père semblait prendre parti contre lui. On remarquait depuis longtemps qu’il prononçait avec complaisance le nom de son second fils, le duc de Berry, qui faisait bien à l’armée, mais qu’il ne parlait jamais de l’aîné. Il en parla cependant, après le retour de Chamillart, mais ce fut pour prendre parti contre lui. Il dit une fois, à son coucher, qu’il ne le comprenait point, qu’il s’était trouvé plusieurs fois comme lui à la tête des armées, mais qu’il n’avait jamais contredit les généraux qu’il considérait comme plus capables que lui.

Le Roi lui-même semblait abandonner son petit-fils. Bien qu’il ne s’y fût point opposé et qu’il eût révoqué ses premiers ordres, la retraite devant Lille avait été pour lui une déception. Depuis la jonction de Berwick et du Duc de Bourgogne, il était tout à l’espoir. Un soir que, chez Madame de Maintenon, il remarquait l’inquiétude et la tristesse peintes sur le visage de la Duchesse de Bourgogne, il s’efforça de la rassurer : « Et les princes, vos petits-fils ? » reprit-elle vivement. — « J’en suis en peine, répondit le Roi, mais j’espère que tout ira bien[18]. » Lorsqu’il vit que tout allait mal, il ne se prononça point ouvertement, mais certaines paroles qui lui échappaient dans l’intimité et que les valets rapportaient en les grossissant, certains propos aigres tenus par lui en public témoignèrent de son mécontentement. Il ne voulait point se prononcer contre le Duc de Bourgogne, mais il ne voulait point non plus qu’on se prononçât contre Vendôme, et le prince de Conti, qui haïssait ce dernier, ayant parlé contre lui chez sa belle-sœur, le Roi le réprimanda publiquement.

Contre ce déchaînement général que pouvait en faveur de son mari la pauvre princesse : prier et pleurer. Elle ne s’en faisait pas faute. « J’ai le cœur bien gros, ma chère tante, disait-elle, un soir, à Madame de Maintenon, en arrivant chez elle, j’ai peur de vous importuner. Cependant je voudrais bien pleurer avec vous[19]. » Elle trouvait du moins auprès de Madame de Maintenon l’appui et la tendresse dont elle avait besoin. Saint-Simon lui-même est obligé de reconnaître que, dans celle circonstance difficile, Madame de Maintenon se montra une fidèle amie du Duc de Bourgogne. Que ce fût par tendresse pour la Duchesse de Bourgogne, par sentiment de la justice, ou, comme le prétend Saint-Simon, parce qu’elle était « piquée au vif de sentir, pour la première fois de sa vie, qu’il y avoit des gens qui, par rapport à eux, avaient pris sur elle le dessus auprès du Roi, » il n’importe. Ce qui est certain, c’est quelle tint bon pour le Duc de Bourgogne ; non point qu’elle l’approuve : elle savait trop combien les ordres du Roi étaient formels, mais on voit dans ses lettres à la princesse des Ursins qu’elle cherche à l’excuser.

« Le Roi seul est ferme à vouloir le combat pour le secours de Lille et pour l’honneur de notre nation. Le Duc de Bourgogne n’est pas de cet avis-là, parce qu’il y voit tous les officiers généraux opposés. M. De Berwick est à leur tête. Le seul M. De Vendôme veut attaquer et forcer tous les retranchemens ; les autres soutiennent que l’armée du Roi y périra et n’ont guère de confiance dans M. De Vendôme depuis la malheureuse affaire d’Oudenarde… Madame la Duchesse de Bourgogne craint que son mari ne se laisse trop conduire par les conseils. Mais comment M. le Duc de Bourgogne peut-il se défendre des conseils de M. le maréchal de Berwick, qui est un très honnête homme, très habile dans la guerre, et que le Roi a envoyé près de ce prince pour le conseiller ? » Et dans une autre lettre : « Que pouvait faire notre prince, qui n’a pas encore grande expérience, et qui se trouve dans l’affaire du monde la plus difficile, que de croire un homme qui a la confiance du Roi son père ? Comment peut-il juger et démêler par lui-même qu’on lui donne des conseils trop timides, et qu’il faut s’abandonner à M. De Vendôme contre lequel les trois quarts de l’armée sont déchaînés[20] ? »

En même temps, elle dépeint, avec autant de vivacité que Saint-Simon, l’état de la Cour. « Il n’y a pas une jeune femme qui ne décide sur la guerre, qui ne juge de tous les partis qu’on prend, qui ne blâme toutes les démarches qu’on fait, qui ne touche toute sorte de cordes, quelque délicates qu’elles soient et quelque respectables que soient les personnes. On passe pour collet monté quand on y trouve à redire ou qu’on donne quelques avis à celles à qui on s’intéresse. Tout est en désordre et en confusion. »

Ce désordre et cette confusion devaient s’accroître encore, car, malheureusement, les nouvelles qui continuaient d’arriver de Flandre n’étaient pas de nature à y mettre un terme.


II

L’armée du Duc de Bourgogne et de Vendôme avait donc renoncé à délivrer Lille par une attaque de vive force. Rebroussant chemin, elle avait franchi de nouveau la Marck, puis l’Escaut, et s’était allongée depuis Tournay jusqu’à Oudenarde gardant ainsi tous les passages du fleuve dont, le cours avait plus de vingt-cinq lieues, et donnant la main au corps laissé sous les ordres du comte de la Mothe, qui défendait Gand et Bruges. Le Duc de Bourgogne avait établi son quartier général à quelques lieues de Tournay, à l’abbaye du Saulsoy, où il avait une église presque à sa portée, ce qui, écrivait-il à Beauvilliers, « ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps. » Pour l’instant il avait l’esprit en repos. Cette marche en arrière était conforme à l’avis qu’il avait toujours soutenu. « C’est Dieu, écrivait-il, à Madame de Maintenon, qui a inspiré au Roi le parti auquel il vient de se déterminer, et je crois que c’est le seul pour secourir Lille. J’espère y réussir avec la grâce de Dieu, car il paraît visiblement que les ennemis manquent de bien des choses… En vérité, le parti d’attaquer était absolument téméraire[21]. » Vendôme, réconcilié par Chamillart, en apparence du moins, avec Benvick, semblait partager cette confiance. « Rien n’est plus extraordinaire, écrivait-il à Chamillart, que celle fin de campagne. On ne peut pas prévoir ni quand, ni comment elle finira, mais on peut espérer, sans se flatter, que ce sera au contentement du Roi. Il y a lieu de croire que les ennemis souffriront beaucoup dans peu de jours tant par le manque de fourrages que par le manque de communication avec leur pays[22]. »

Le nouveau plan consistait, en effet, à couper les communications de l’ennemi et à l’enserrer dans un demi-cercle qui s’étendrait depuis Bruges jusqu’à Tournay en l’empêchant par ce moyen de tirer, soit de Bruxelles, soit d’Anvers, les approvisionnemens et surtout les munitions nécessaires au siège d’une place aussi importante que Lille et d’une armée aussi nombreuse que celle d’Eugène et de Marlborough. Ce plan n’avait par lui-même rien de chimérique. Nous savons aujourd’hui, par les documens anglais, combien l’entreprise où les ennemis étaient engagés leur paraissait hasardeuse, et à quelles inquiétudes ils étaient en proie. « Le siège va si lentement, écrivait Marlborough à la duchesse, sa femme, précisément le jour même où l’armée française repassait l’Escaut, que je suis perpétuellement dans la crainte qu’il ne dure si longtemps et par conséquent ne consume tant de munitions que nous ne pourrons pas en venir à bout… De toutes mes campagnes, celle-ci aura été la plus pénible, mais je suis dans la galère, et il faut que je rame jusqu’au bout[23]. » Et, quelques jours après, il lui écrivait encore : « Ce serait une cruelle chose, si, après avoir forcé l’ennemi à renoncer à une attaque de vive force et à repasser l’Escaut, nous manquions à prendre la ville par l’ignorance de nos ingénieurs et le manque de munitions… Vous pouvez juger de mon désespoir à la pensée de ne pas terminer cette campagne comme nous étions en droit de le prévoir[24]. »

Pour mener à bien ce plan dont le succès inspirait tant d’appréhensions à Marlborough, plusieurs choses étaient nécessaires. Il fallait d’abord rétablir la discipline dans l’armée. Les divisions entre les chefs, connues de tous, l’avaient profondément ébranlée. On se divisait et se disputait ouvertement entre Vendomistes et Bourguignons. Les officiers n’obéissaient plus. Il était nécessaire de faire des exemples, et, jusque-là, le Duc de Bourgogne, toujours bon et humain, y avait répugné. « J’ay supplié en particulier Madame la Duchesse de Bourgogne, lui écrivait Chamillart, de demander à Monseigneur d’estre un peu plus méchant qu’il n’est. C’est en user bien librement. Je crois devoir cette preuve de dévouement, et que Monseigneur s’apercevra de l’utilité qu’il en tirera, s’il veut bien en faire usage ; » et le Duc de Bourgogne lui répondait : « Je tascherai d’estre méchant ainsi que vous me lavez demandé par Madame la Duchesse de Bourgogne, et je sçay qu’il le faut estre pour maintenir la discipline surtout dans Testât où vous sçavez qu’elle est. »

Chamillart avait cru en même temps devoir informer le Duc de Bourgogne des propos qu’on tenait sur lui à la Cour. En homme habile, il avait encore fait passer ses bons avis par la Duchesse de Bourgogne, et donnait à entendre au prince qu’il avait pris son parti contre le public. Le Duc de Bourgogne lui répondait, non sans noblesse : « Madame la Duchesse de Bourgogne, s’est acquittée de votre commission et elle m’en parle dans toutes ses lettres. Je dois tascher de faire en sorte que l’on n’ait encore plus lieu de se fascher pour moy quand le public en pensera différemment de la vérité, car pourvu que l’on fasse son devoir, les discours du public doivent être méprisés[25]. »

Il ne suffisait pas de rétablir la discipline et de mépriser les discours du public ; il fallait encore, à un ennemi actif et ingénieux, opposer une activité et une ingéniosité égales. Mais il fallait aussi pour cela plus de vigueur que n’en avait le Duc de Bourgogne, plus de vigilance que n’en savait montrer Vendôme. On avait bien coupé aux ennemis toute communication avec leurs magasins de Bruxelles, d’Ath, d’Oudenarde, d’Anvers, mais ils étaient les maîtres de la mer, et, par terre, leurs communications demeuraient libres avec Ostende. Bientôt on eut avis que la flotte anglaise avait débarqué dans cette ville quatre mille sept cents hommes de troupes, avec toutes les munitions nécessaires à la continuation du siège, et que Marlborough envoyait au-devant de ces forces nouvelles un convoi de sept cent chariots, escorté de cinq mille hommes de troupes. Le vieux roi, toujours attentif et bien informé, signalait à son petit-fils ce nouveau péril. « Vous voyez, écrivait-il, que tout dépend de votre attention à donner au comte de la Mothe des moyens suffisans pour empescher les ennemis de rien tirer d’Ostende. Je ne puis rien vous préciser sur tous ces objets différens qui roulent uniquement sur vostre attention et sur les avis que vous recevrez. Ne perdez pas un moment pour mettre le comte de la Mothe en estat de s’opposer à la marche du convoi qui se prépare[26]. »

Le comte de la Mothe était un bon officier, mais vieilli, et qui devait montrer plus tard une singulière mollesse dans la défense de Gand. Depuis longtemps lieutenant général, il aspirait au bâton de maréchal, et ce fut, du moins à en croire Bellerive, cette considération qui détourna Berwick, envoyé par le Duc de Bourgogne pour inspecter les défenses du canal de Gand à Bruges, de prendre lui-même le commandement du corps destiné à empêcher le passage du convoi ennemi. « Vous êtes bon et sage, écrivait Berwick à la Mothe en quittant Gand pour aller rejoindre le Duc de Bourgogne. Je vous souhaite toute sorte de succès[27]. « Il aurait mieux valu qu’il restât. La Mothe prit mal ses mesures. Il laissa les ennemis s’emparer de la place de Leffinghe qui commandait la route d’Ostende à Lille. Le Duc de Bourgogne lui avait envoyé successivement Chemerault et Puiguyon, le premier avec quatre bataillons et quatre escadrons, le second avec vingt-cinq bataillons et vingt escadrons. Mais il n’attendit pas que ces renforts, arrivés de la veille, fussent en ligne pour attaquer, près de Wynendale, le corps d’armée commandé par Webb et Cadogan qui escortait le convoi. L’infanterie qui était à l’avant-garde se comporta mal : elle se débanda sous le feu des ennemis, se jeta à droite et à gauche dans les bois, et il n’y eut pas moyen de la ramener au feu. L’arrière-garde prit à peine part à l’action. Webb ne perdit pas de temps à poursuivre son avantage. Il se contenta de faire Mer en hâte sur Lille le convoi dont il était chargé de protéger la marche, et ce convoi arriva le 30 au camp d’Eugène, où il fut reçu avec des acclamations enthousiastes.

Au ton de ses dépêches, il est manifeste qu’à partir de cette fâcheuse affaire, le Duc de Bourgogne tomba dans le découragement. Le sort de Lille lui paraît tranché. « Selon toutes les apparences, on doit considérer que Lille sera pris, » écrivit dans un Mémoire qu’il envoie au Roi le 1er octobre ; et, en prévision de cette perte, il propose à l’avance de séparer l’armée en deux corps, l’un qui défendrait Gand et Bruges, l’autre qui couvrirait l’Artois et la Picardie. Quelques jours après, le 5 octobre, il envoie un nouveau mémoire dans le même sens. Berwick et Puységur, ses conseillers quotidiens, appuyaient son sentiment auprès de Chamillart. Berwick allait jusqu’à soumettre un plan d’après lequel la ville de Lille serait assiégée et reprise par l’armée du Duc de Bourgogne au printemps, ce qui lui attirait cette réponse un peu ironique de Chamillart ; « Je ne saurais, Monsieur, être du même avis que vous pour songer à reprendre Lille, en supposant qu’il est déjà perdu. Je vous assure qu’il est encore plus aisé de le sauver, dans l’état où il est, qu’il serait d’en faire le siège, s’il était dans les mains des ennemis[28]. »

A aucun de ses projets, le Roi ne voulait entendre, et il répondait au Duc de Bourgogne sur un ton qui sentait l’irritation. « Je ne saurais me résoudre à prendre aucune résolution en supposant la perte de cette importante place qu’il aurait été si facile de conserver si l’on avait traversé les convois des ennemis, particulièrement le dernier. » Après avoir donné quelques indications au Duc de Bourgogne, il continuait : « Je ne vous donne point d’ordres positifs sur ce que vous aurez à faire dans les différens cas qui se présenteront : c’est à vous de les concerter avec le duc de Vendôme et Je maréchal de Berwick ; mais il est de votre honneur de ne pas demeurer dans l’inaction derrière l’Escaut, et de faire tout ce qui sera humainement possible pour ôter à l’avenir aux ennemis tous les moyens de faire passer des convois, soit pendant que le siège de Lille durera ou même après la prise de ladite ville, si malheureusement elle venait à se perdre[29]. » Mais cet énergique langage ne parvenait ni à réveiller le Duc de Bourgogne de sa torpeur, ni, comme nous Talions voir, à corriger la présomption de Vendôme L’échec de Wynendale n’avait pas abattu sa confiance. « Nous allons prendre de si bonnes mesures, écrivait-il au Roi le 30 septembre, qu’il ne passera plus de convoy. Je ne croys pas un convoy de cinq cents charrettes capable de prendre la ville de Lille. » En même temps, il demandait la permission de se séparer du Duc de Bourgogne et d’aller à Gand prendre lui-même le commandement des troupes laissées aux ordres de la Mothe. Le Duc de Bourgogne ne s’y opposait point. Chacun des deux n’était pas taché en secret d’être débarrassé de la société habituelle de l’autre. Mais le Duc de Bourgogne craignait que, laissé à lui-même, Vendôme n’engageât quelque offensive imprudente, c Si le Roi prend le parti d’envoyer M. De Vendosme du costé du canal, écrivait-il à Chamillart, vous sçavez la conséquence dont il est qu’il ait des ordres positifs de s’en tenir à la déffensive[30]. »

Les mesures sur lesquelles comptait Vendôme consistaient à rompre les digues du canal de Nieuport et à inonder le pays, de façon à couper les communications des ennemis avec la mer. Mais ce plan ne réussissait qu’à moitié. Les eaux ne couvraient pas toute la contrée, et Marlborough, en chargeant les charrettes qui étaient garnies de vivres et de muni lion s’sur des bateaux plats, leur faisait rejoindre les routes restées libres par où elles pouvaient gagner Lille. « Je croys qu’à la fin, Monsieur, je deviendrai fol de tout ce que je voys, » écrit Vendôme à Chamillart. Il a pris « les meilleures mesures du monde, » pour empêcher les ennemis de rien tirer d’Ostende ; mais ils mettent leurs mu ni lions de guerre sur des petits bateaux et leur font traverser l’inondation. Aussi va-t-il établir une petite flotte sur la nouvelles inondation, « de sorte que, désormais, les ennemis ne tireront pas un baril de poudre, sans donner une bataille navale. » « Si après cela il passe des bateaux, ajoute-t-il, j’en serai bien étonné[31]. »

Les bateaux continuaient à passer cependant, ceux que Vendôme avait fait armer ayant un tirant d’eau trop fort pour tenir l’inondation. Vendôme se décidait alors à employer des moyens plus vigoureux. Il proposait au Duc de Bourgogne de profiter de ce que Marlborough avait séparé son armée de celle du prince Eugène et s’était rapproché de Gand pour l’attaquer seul, et il demandait l’envoi de renforts. Mais le Duc de Bourgogne, jugeant cette attaque isolée « téméraire et capable de perdre l’armée, » proposait au contraire à Vendôme de se joindre à lui et de marcher à Marlborough avec toutes leurs forces réunies. Ce fut le tour de Vendôme de s’y opposer et de déclarer le projet « impraticable ; » de sorte que, le projet Vendôme étant jugé téméraire par le Duc de Bourgogne, et le projet du Duc de Bourgogne étant jugé impraticable par Vendôme, quelques jours étaient encore perdus, au bout desquels Vendôme en revenait cependant ace dernier projet. « Toute réflexion faite, écrivait-il au Duc de Bourgogne, je croys qu’il n’y a d’autre party à prendre que de suivre le projet que vous m’avez fait l’honneur de me proposer par vostre lettre du 13… Il ne faut pas avoir à se reprocher de n’avoir pas tenté toute sorte de moyens pour sauver une place de l’importance de Lille[32]. » Ainsi, c’était un peu en désespoir de cause que Vendôme en revenait à ce projet d’une attaque simultanée, « ensuite de l’avoir luy-mesme refuté…, » comme le faisait observer Berwick à Chamillart, et « sans en dire d’autres raisons que celle de ne savoir plus comment faire pour sauver Lille[33]. »

Il n’y avait pas là de quoi inspirer grande confiance, et comme le projet émanait du Duc de Bourgogne, ce n’est peut-être pas calomnier Vendôme de supposer qu’en cas d’échec il en aurait rejeté la responsabilité sur lui. Aussi le Duc de Bourgogne demandait-il à consulter le Roi par courrier. Mais ce projet d’offensive était trop conforme aux instructions que Louis XIV avait toujours données pour que son approbation fût un instant douteuse. Après quelques heures de repos, le même courrier emportait deux dépêches, l’une adressée au Duc de Bourgogne, l’autre à Vendôme. Les dernières lignes de celle à Vendôme sentent l’anxiété et l’émotion : « Je vous recommande d’exhorter les officiers à faire leur devoir dans une occasion dans laquelle ils auront à leur teste le Duc de Bourgogne, le duc de Berry, le Roy d’Angleterre, et qui intéresse si fort l’honneur et la nation[34]. » Une action décisive semblait imminente. Le Duc de Bourgogne mandait en effet au Roi qu’il était à la veille d’exécuter ses ordres. Mais, au ton de sa dépêche, on sent que lui-même n’a pas confiance dans le succès de son propre projet. « J’aurois été dans la dernière des afflictions, écrit-il au Roi, si je n’avois espéré que Vostre Majesté me rendroit la justice de croire que j’ai toujours agi pour ce qui m’a paru le mieux dans ce qui ne s’est pas absolument conformé à ses intentions. J’appréhende toujours, de quelque manière que nous nous y prenions, que nous ne voyions prendre Lille. Je ne dis point tout cecy à Vostre Majesté sur le ton de représentation, car je travaille à exécuter ses ordres, et je souhaite infiniment de me tromper dans mon raisonnement. Mais je suis bien aise qu’elle voye que j’obéis malgré mes lumières particulières, et que je ne suis pas si attaché à mon sens que je ne le sois encore plus à ses ordres[35]. »

Au moins aurait-il fallu se hâter. Cependant, dans cette même dépêche, le Duc de Bourgogne annonçait au Roi qu’il ne rassemblerait son armée que le 24 octobre, pour passer l’Escaut le 25 et se joindre à Vendôme le 26. Encore Vendôme trouvait-il que le Duc de Bourgogne se pressait trop, et il lui demandait de retarder sa mise en marche de trois jours pour lui laisser le temps de reprendre sur les ennemis la place de Leffinghe que la Mothe avait perdue. Mais il était trop tard pour s’arrêter à ces vains projets : le 23, Vendôme et le Duc de Bourgogne recevaient une nouvelle à laquelle ils auraient pu depuis longtemps s’attendre : Lille avait capitulé.

Nous regrettons de ne pouvoir, sans sortir de notre sujet, rapporter l’héroïque défense opposée par Boufflers aux efforts réunis de Marlborough et d’Eugène. Ce récit nous consolerait des fautes et des défaillances que nous n’avons point dissimulées. La place tenait bon depuis près de deux mois. Du 27 août au 21 octobre, elle avait repoussé six attaques, et Boufflers avait le droit d’écrire à Louis XIV que « la chose étoit sans exemple. » Depuis le premier jour, le vieux maréchal était l’âme de la défense. « M. le Maréchal ne se repose pas ou très peu, dit un Mémoire des dispositions du siège. Il ne s’est pas encore déshabillé depuis le premier jour de l’attaque. Il visite les brèches et les ouvrages d’une manière du monde la plus intrépide. Il ne manque pas de passer ses nuits sous la petite voûte contre la porte d’eau, attrayant quelques heures en passant pour les donnera son repos. » Boufflers se nourrissait, comme toute la garnison, de viande de cheval. « Tout le maigre est rouge comme le sang, et le gras jaune comme la cire… Voilà, continue le Mémoire, la seule pitance d’un homme qui non seulement se prive de son repos sans relâche, travaillant jour et nuit, mais qui ne peut pas disposer d’un seul moment de son temps, et qui s’expose perpétuellement au feu et à la perte de sa propre vie[36]. »

Boufflers fut blessé en effet, comme le fut, dans le camp opposé, le prince Eugène, car les deux adversaires, par la ténacité et le courage, étaient dignes l’un de l’autre. Ce prodige de résistance ne pouvait durer indéfiniment. Le 13 octobre, une dernière attaque rendit l’assiégeant maître du chemin couvert. Son artillerie commença de battre en brèche les bastions. Le 22, à midi, la brèche était rendue praticable. Le même jour à quatre heures, Boufflers faisait battre la chamade. « Mon cousin, lui avait écrit Louis XIV, le 19 octobre, je me remets entièrement à vous de prendre le parti que vous jugerez à propos pour rendre la ville de Lille aux ennemis lorsque vous ne pourrez plus la conserver… J’ai une confiance si entière en vous que je suis persuadé que, quelque chose qui arrive, vous aurez pris sur vous tout ce qui ne sera pas absolument contraire à mon service[37]. » Boufflers ne reçut cette lettre que le 23, quelques heures après que la capitulation venait d’être signée. Ce fut, connue il l’écrivait lui-même, « un grand sujet de consolation, dans le triste et douloureux parti qu’il avait été obligé de prendre, » que de voir ainsi sa détermination approuvée à l’avance par le Roi. Les termes de la capitulation étaient des plus honorables pour lui. Il voulut cependant qu’ils fussent soumis à la ratification du Duc de Bourgogne. Le 24, Coëtquen, brigadier, fut chargé de la lui apporter. Ici, nous préférons laisser parler Saint-Simon : « Il le trouva jouant au volant, et sachant déjà la triste nouvelle. La vérité est que la partie n’en fut pas interrompue, et que, tandis qu’elle s’acheva, Coëtquen alla voir qui il lui plut. Cette réception fut étrangement blâmée et scandalisa fort l’année avec raison, dont la cabale ennemie lira de nouvelles armes contre le prince[38]. »


III

La cabale avait beau jeu, en effet, et ce n’était pas seulement la capitulation de Lille qui donnait prétexte à ses attaques, c’était encore l’attitude et la vie du Duc de Bourgogne au camp du Saulsoy, durant ces tristes mois de septembre et d’octobre dont les longues journées avaient été si peu utilement employées par lui. Ce qui en revenait à la Cour n’était pas pour le grandir et des rumeurs fâcheuses couraient sur son compte. Peu à peu, il s’était accoutumé à une vie presque sédentaire. Il montait rarement à cheval, n’aimant point à se montrer aux soldats, aux yeux desquels il se sentait peu de prestige. Il ne frayait guère avec les officiers généraux, n’ayant jamais eu l’abord facile, et ne se souciant pas de leur laisser apercevoir ses perplexités. La plus grande partie de ses journées se passait à expédier de longues dépêches au Roi, à écrire des lettres particulières à Chamillart, à Beauvilliers, à la Duchesse de Bourgogne. Il faut le témoignage formel de Saint-Simon pour croire qu’il en consumait cependant une partie en divertissemens un peu puérils, comme il avait coutume de faire à Versailles : « Mouches-guêpes crevées, un fruit dans de l’huile, des grains de raisins écrasés en rêvant. » Saint-Simon lui reproche aussi « des propos d’anatomie, de mécanique et d’autres sciences abstraites, surtout un particulier trop long et trop fréquent avec le Père Martineau, son confesseur[39]. » Mais comme il ne pouvait pas demeurer toujours enfermé, il faisait dans l’emploi de sa journée une certaine place aux divertissemens. Il allait à Tournay jouer à la paume. Il avait fait installer au camp un billard. Mais son plaisir favori était le volant. Il y jouait de longues parties avec son frère, et y apportait une telle ardeur qu’il ne s’était pas interrompu, ainsi que nous l’avons vu tout à l’heure, lorsque le texte de la capitulation de Lille lui avait été apporté par Coëtquen.

C’est que le caractère du Duc de Bourgogne, que les malheurs de cette campagne devaient mûrir, présentait encore d’étranges contrastes. Il avait conservé des habitudes enfantines et des goûts qui n’étaient pas sans quelque trivialité. Mais d’un autre côté, quand on lit ses lettres à Beauvilliers pendant cette période, il est impossible de ne pas admirer la hauteur morale à laquelle il s’élève, et la noblesse avec laquelle il prend son parti de l’injustice des jugemens portés contre lui. Peu s’en faut même qu’il ne s’en réjouisse au point de vue du salut de son âme. « Si Dieu permet que j’aie des ennemis, il me donne aussi une voie sûre pour obtenir le pardon de mes péchés et pour le posséder un jour. J’en suis fâché pour ceux qui me feront, ou nie voudront faire du mal, et le prie qu’après m’avoir servi pour aller à lui, il les y conduise aussi par la pénitence[40]. » et dans une autre lettre. « Je crois faire en tout ce que je dois et qui est du bien du service. Si on le trouve autrement, je me flatte du moins que l’on croira toujours que mon intention est la meilleure : tout ce que je demande, c’est qu’on ne se presse pas de juger et de condamner. » Il est impossible aussi de ne pas admirer la générosité avec laquelle il se refuse à faire usage, contre Vendôme, des armes que celui-ci aurait pu lui fournir par ses mœurs. A Beauvilliers qui, l’on peut du moins le supposer, l’exhortait à ne point ménager celui qui en dessous le ménageait si peu, il répond : « Je ne sais rien de particulier sur les deux terribles chapitres que vous m’avez marqués. Je m’informerai par des gens sûrs, si je le puis, de la vérité, mais je ne sais s’il en faudra parler, n’ayant nulle liaison avec le reste. » Du reste toujours même préoccupation de se corriger de ses défauts, même humilité, même résignation à la volonté de Dieu. « Je suis bien honteux de recevoir aussi mal que je le fais toutes les grâces dont Dieu me prévient ; elles doivent me piquer d’honneur, moyennant son secours, pour me ramener et me rendre plus fidèle et plus fervent dans son service à l’avenir ; » et, dans une autre lettre : « De quelque manière que les choses tournent, il faut toujours avoir recours à Dieu, et le remercier de tout[41]. » Nous n’avons point malheureusement les lettres de Beauvilliers auxquelles le Duc de Bourgogne répondait en termes si chrétiens. Par ces réponses mêmes on devine cependant que l’ancien gouverneur ne laissait pas que d’informer son élève des attaques dirigées contre lui. Mais soit qu’il l’aimât trop pour lui causer de la peine, soit que, de l’homme de cour au prince, la liberté ne fût pas assez grande, on devine qu’il le faisait avec timidité et réserve. L’accent n’y était pas.

L’accent est, au contraire, dans les admirables lettres, bien connues du reste, que Fénelon adressait au Duc de Bourgogne, durant cette triste période. Elles font le plus grand honneur au prêtre sous la robe duquel on sent vibrer l’honneur du gentilhomme ; mais les réponses n’en font pas moins au Duc de Bourgogne par la douceur avec laquelle il accepte des remontrances, parfois assez rudes dans la forme, et par la bonne (volonté qu’il montre à en profiter.

C’était le Duc de Bourgogne lui-même qui avait sollicité ces conseils. « Je suis charmé des avis que vous me donnez, lui écrivait-il dès le mois de mai, et je vous conjure de les renouveler toutes les fois qu’il vous plaira[42]. » Pendant toute la première partie de la campagne. Fénelon ne fit pas usage de cette permission. Ce n’est qu’au commencement de septembre qu’il commença de s’émouvoir. Le bruit est arrivé jusqu’à lui que le prince, ayant renoncé au secours de Lille, s’en retournerait à Versailles avant la fin de la campagne. Ce bruit lui a percé le cœur, et il s’en ouvre au vidame d’Amiens, ce fils du duc de Chevreuse, sur l’âme duquel on le voit, dans sa correspondance, veiller avec une sollicitude si touchante. « S’il s’en va avec précipitation, écrit-il, laissant à un autre le soin de relever les armées du Roi, on lui imputera les mauvais événemens déjà arrivés, et on supposera qu’il a fallu laisser à un autre le soin de les réparer. Je prie Dieu qu’il soit son conseil[43]. » Son inquiétude est telle qu’il en écrit au Duc de Bourgogne lui-même, par une voie secrète qui est celle du vidame d’Amiens lui-même. C’est par le vidame que passeront désormais les lettres de Fénelon et celles du Duc de Bourgogne qui tient au secret, tant il redoute le mécontentement de son grand-père, si cette correspondance venait à être connue de lui. Fénelon dut être bientôt rassuré, car le Duc de Bourgogne n’avait pas pensé un instant à quitter l’armée. C’était, au contraire, Vendôme qui, dans un moment de pique, avait demandé à être rappelé. Mais, la communication avec son ancien élève ainsi rétablie par une voie sûre, Fénelon en profite. Il commence par des conseils d’une nature un peu générale, tout en s’excusant de ne pas suivre les règles de la prudence : « J’aime mieux, lui écrit-il, m’exposer à vous paraître indiscret que manquer à vous dire ce qui sera peut-être inutile dans un cœur tel que le vôtre. On vous estime sincèrement ; on vous aime avec tendresse ; on a conçu les plus hautes espérances du bien que vous pourrez faire ; mais le public prétend savoir que vous ne décidez pas assez, et que vous avez trop d’égards pour des conseils très intérieurs à vos propres lumières. » Il l’exhorte à user de toute l’étendue des pouvoirs que le Roi lui a laissés pour le bien du service, et à ne pas toujours attendre les décisions du Roi. « Il y a des cas pressans où l’on ne peut attendre sans perdre l’occasion, et où personne ne peut décider que ceux qui voient les choses sur les lieux[44]. »

À ces avis si judicieux, qui enveloppent déjà de discrets reproches, le Duc de Bourgogne répond avec une douceur et une humilité désarmantes. Il pourrait s’offenser de ce que son ancien précepteur a cru si facilement qu’il pensait à quitter l’armée dans un moment critique, mais il se borne à répondre qu’il a les mêmes sentimens sur ce chapitre, et il ajoute aussitôt : « Il est vrai que j’ai essuyé une épreuve depuis quinze jours (la lettre est du 30 septembre), et je me trouve bien loin de l’avoir reçue comme je le devais, me laissant et emporter aux prospérités et abattre dans les adversités, et me laissant aussi aller à un serrement de cœur et aux noirceurs causées par les contradictions et les peines de l’incertitude et de la crainte de faire quelque chose mal à propos dans une affaire d’une conséquence aussi extrême pour l’Etat. » Il lui explique alors l’embarras où il s’est trouvé entre les ordres du Roi, lui prescrivant d’attaquer, les instances de Vendôme, et, d’autre part, l’opposition de Berwick et de tous les plus anciens officiers, disant que l’armée s’y perdrait, puis il continue : « Sur ce que vous dites de mon indécision, il est vrai que je me le reproche à moi-même, et que, quelquefois paresse ou négligence, d’autres, mauvaise honte ou respect humain ou timidité, m’empêchent de prendre des partis et de trancher net dans les choses importantes. » Il termine en demandant l’avis et presque les ordres de Fénelon sur un point qui le préoccupe depuis longtemps. L’abbaye du Saulsoy est une maison de filles, Est-il absolument mal d’y demeurer ? En ce cas, il la quitterait immédiatement, quoi que l’on en pût dire, d’autant plus qu’il est présentement dans le diocèse de Fénelon.

Quelques jours après sans doute (la lettre est de septembre, sans quantième), Fénelon lui répond. Il se réjouit d’abord des sentimens qu’il découvre dans le cœur de celui qu’on pourrait appeler son pénitent. C’est le directeur qui parle : « O que cet état plaît à Dieu ! et que vous lui déplairiez, si, possédant toute la régularité des vertus les plus éclatantes, vous jouissiez de votre force et du plaisir d’être supérieur à tous[45]… Si vous êtes fidèle à lire et à prier dans vos temps de réserve, si vous marchez pendant la journée en présence de Dieu, dans cet esprit d’amour et de confiance familière, vous aurez la paix ; votre cœur sera élargi, vous aurez une piété sans scrupule et une joie sans dissipation. » Mais, bien peu de jours après, l’inquiétude le reprend et il lui écrit d’un tout autre ton. Il le rassure presque négligemment sur le scrupule de demeurer dans une abbaye de filles. C’est une nécessité à laquelle on est accoutumé pendant le campement des armées. Ce n’est point là, semble-t-il penser, ce qui devrait le préoccuper. Des propos défavorables circulent et sont arrivés jusqu’à Cambrai. Ces propos ont fait évidemment impression sur l’esprit de Fénelon, et il résume en termes presque durs, sous sept chapitres différens, les choses les plus défavorables qu’on répand dans le monde contre le Duc de Bourgogne. On lui reproche d’être trop particulier, trop renfermé, trop borné à un petit nombre de gens qui l’obsèdent. Il écoute trop de personnes sans expérience, d’un génie borné, d’un caractère faible et timide qu’on va même jusqu’à accuser de manquer de courage. Tout en ayant de la répugnance à suivre les conseils outrés de Yen-dôme, il n’a pas laissé de suivre trop facilement ce qu’il a voulu, ce qui a un peu rebuté les principaux officiers généraux. Mais il n’a pas voulu le croire dans une occasion unique où il a paru avoir raison et où le parti qu’il conseillait lui aurait valu beaucoup de gloire. Il perd son temps pour les choses les plus sérieuses par un badinage qui n’est plus de saison et que les gens de guerre n’approuvent pas. Ses délibérations ne sont pas assez secrètes ; sa vivacité, jointe à sa voix qui est naturellement un peu éclatante, fait qu’on l’entend de loin quand il s’anime en raisonnant. Enfin, il ne prend pas assez de soin pour être averti de ce que préparent les ennemis, et comme Vendôme n’en prend pas davantage, il serait à souhaiter que quelqu’un le fît sous lui, de façon qu’on ne soit exposé à aucun mécompte faute de surveillance. Le public croit de plus qu’il a une dévotion sombre, timide, scrupuleuse et qu’il ne sait pas prendre une certaine autorité, modérée, mais décisive. La lettre se termine par des encouragemens et par d’affectueux conseils. « Pour votre piété, si vous voulez lui faire honneur, vous ne sauriez être trop attentif à la rendre douce, simple, commode, sociable. Il faut vous faire tout à tous pour les gagner tous… et retrancher les scrupules sur les choses qui paraissent des minuties[46]. »

A plusieurs reprises dans le courant de ce malheureux mois d’octobre, Fénelon revient à la charge, et dans des lettres de plus en plus vives. Le bruit public, contre le Duc de Bourgogne, croît au lieu de diminuer. Des discours contre lui sont répandus partout, et ont terni sa réputation. Le torrent entraîne tout ; le cœur de Fénelon en est déchiré, et il croit devoir résumer pour la seconde fois, sous huit articles nouveaux, ce qui se dit contre le Duc de Bourgogne. Peu s’en faut qu’il ne s’érige en juge des opérations militaires, et qu’il ne critique les ordres que le Duc de Bourgogne a donnés, ou ceux, qu’il a refusé d’exécuter. Il se fait l’écho d’imputations presque blessantes. « On dit que pendant que vous êtes dévot jusqu’à la sévérité la plus scrupuleuse dans des minuties, vous ne laissez pas que de boire quelquefois avec un excès qui se fait remarquer. On se plaint de ce que votre confesseur est trop souvent enfermé avec vous, qu’il se mêle de vous parler de la guerre ; on prétend que vous avez écrit à des gens indiscrets et indignes de votre confiance[47]. » Toute la lettre est sur ce ton, mais entremêlé en même temps d’admirables conseils qui se résument en celui-ci : « Quelque génie que Dieu vous ait donné, vous courriez risque de faire par irrésolution des fautes irréparables, si vous vous tourniez à une dévotion faible et scrupuleuse. Écoutez les personnes les plus expérimentées, et ensuite prenez votre parti ; il est moins dangereux d’en prendre un mauvais que de n’en prendre aucun, ou d’en prendre un trop tard. »

Des lettres écrites sur ce ton, de la part de quelqu’un qu’il aimait d’une amitié si tendre, devaient contrister le Duc de Bourgogne. Sa tendresse aurait pu concevoir quelque amertume de ce que Fénelon lui-même se fît si facilement l’écho des rumeurs les plus injurieuses. Son orgueil aurait pu se révolter. Il aurait pu faire sentir la distance, ou tout au moins taxer ces jugemens de témérité. Rien de tout cela. Sa réponse est touchante d’humilité et de bonne foi. Après avoir déclaré qu’il est « bien moins homme de bien et moins vertueux que l’on ne le croit, » ne voyant en lui que « haut et bas, chutes et rechutes, relâchemens, omissions et paresses dans ses devoirs les plus essentiels ; immortifications, délicatesse, orgueil, hauteur, mépris du genre humain ; attache aux créatures, à la terre, à la vie, sans avoir cet amour du créateur au-dessus de tout, ni du prochain comme lui-même ; » il entreprend modestement de se justifier, article par article, mais en réalité, il convient de presque tout. Il est vrai qu’il est renfermé assez souvent, mais il écrit beaucoup certains jours. La prière et la lecture lui prennent aussi du temps, quoiqu’il y soit moins régulier qu’il ne devrait. Il est vrai que la présomption absolue de Vendôme, ses projets subits et non digérés l’empêchent d’avoir aucune confiance en lui, et que cependant il a trop acquiescé dans des occasions où il devait au contraire décider, joignant en cela la faiblesse à peut-être un pou de prévention. Il est vrai qu’il a quelquefois badiné, mais rarement, et qu’il a souvent perdu du temps. Il est vrai que, pour être bien averti, il aurait dû agir autrement, et qu’il ne l’a pas fait toujours, se laissant aller à une mauvaise complaisance, faiblesse, ou respect humain. Il prend même la peine d’expliquer les ordres donnés par lui à Oudenarde, et pourquoi il n’a pas marché au secours de Lille ; enfin, après cette longue apologie, il continue : « Je m’attends à bien des discours que l’on tient et que l’on tiendra encore. Je passe condamnation sur ceux que je mérite, et méprise les autres, pardonnant véritablement à ceux qui me veulent et me font du mal, et priant pour eux tous les jours de ma vie. Voilà mes sentimens, mon cher archevêque, et malgré mes chutes et défauts, une détermination absolue d’être à Dieu. Priez donc le incessamment d’achever en moi ce qu’il y a commencé, et de détruire ce qui vient du péché originel et de moi[48]. » Quand on lit ces lettres édifiantes, on est touché, ému, attendri, et cependant on sent qu’il y manque quelque chose. Il y manque l’ardeur, la flamme ; il y manque, tranchons le mot, le sens de l’honneur militaire, qui semble, par momens, faire défaut à ce fils de France, et que ni les lettres de la Duchesse de Bourgogne ni celles de l’archevêque ne parvenaient à réveiller en lui.


IV

« C’est dommage que la ville de Lille ait capitulé si tost ; j’en suis pénétré de douleur, » ne craignait pas d’écrire Vendôme à Chamillart, alors que, par ses lenteurs, il était en grande partie responsable de cette capitulation ; mais son incorrigible présomption n’en paraissait point ébranlée, et il ajoutait : « Si nous pouvons nous maintenir longtemps où nous sommes, je vous répons que les ennemis seront plus embarrassés que nous[49]. » Le Duc de Bourgogne s’exprimait avec moins de confiance : « Tout cecy est bien triste, écrivait-il au même Chamillart, mais le pis seroit surtout de perdre courage. C’est ce qui doit m’arriver le dernier. » Néanmoins, il ne dissimulait pas ses inquiétudes : « Je ne répons pas, ajoutait-il dans une autre dépêche, qu’il n’y ait pas ce soir des houssards à la porte de Péronne[50]. » En effet, la capitulation de Lille laissait à Marlborough et au prince Eugène la liberté de leurs mouvemens. Boufflers, exécutant les ordres du Roi, s’était bien enfermé dans la citadelle où il se préparait à continuer la résistance. Mais un faible cordon de troupes suffisait à l’y tenir bloqué ; l’armée assiégeante, jointe à celle de Marlborough, semblait menacer l’Artois et se proposer d’envahir la France. Aussi le Duc de Bourgogne, d’accord avec Berwick, proposait-il, dans une longue dépêche au Roi, de renoncer à la garde de l’Escaut, de séparer son armée en deux, d’en laisser une partie à la disposition de Vendôme pour défendre Gand et Bruges, et de se replier avec l’autre moitié vers la frontière pour couvrir l’Artois. Mais Vendôme s’opposait vivement à cette proposition, et persistait dans son projet de marcher aux ennemis, bien que l’entreprise devînt de plus en plus périlleuse. L’un et l’autre en référaient au Roi qui, pour décider entre eux, se trouvait dans le même embarras qu’aux premiers jours de septembre, alors que la question était de savoir s’il fallait tenter de délivrer Lille. Aussi avait-il recours au même expédient, et il envoyait de nouveau Chamillart au camp. Celui-ci y passait huit jours, du 1er au 9 novembre. Dans les conseils de guerre tenus en sa présence, les dissentimens entre Vendôme et Berwick éclataient plus vifs que jamais, le Duc de Bourgogne penchant du côté de Berwick. Chamillart arrivait cependant à les mettre d’accord sur un projet « mitoyen » qui impliquait la garde de l’Escaut, et il rapportait au Roi le procès-verbal des résolutions adoptées qui recevait son approbation. Le soir même du jour où il quittait Tournay pour retourner à Versailles, il recevait du Duc de Bourgogne une lettre qui était ainsi conçue :


9 heures du soir.

« Je ne crois pas avoir rien à ajouter à ce que je vous ay dit tantost, sinon que, si Madame la Duchesse de Bourgogne veut un bal à Tournay, nous aurons des hautbois dans l’armée meilleurs peut-estre que ceux qui jouent à Marly, et que, sans ce bal, je ne pense pas la voir danser de cet hyver, estant persuadé, comme je vous l’ay dit, que j’en passerai la plus grande partie sur les bords de l’Escaut. Je vous demande encore de la rassurer, ainsy que vous me l’avez promis, car, puisque je luy prépare un bal, je ne suis pas encore dans la dernière désolation. C’est ce que vous luy direz, je vous prie, de ma part[51]. »

Le Duc de Bourgogne conçut-il véritablement la pensée bizarre de faire venir la Duchesse de Bourgogne à Tournay et de lui offrir un bal ? Ne faut-il voir, au contraire dans cette lettre, qu’une de ces plaisanteries un peu lourdes dont il était coutumier, et par laquelle il aurait voulu lui montrer qu’il n’était pas dans la dernière désolation. Nous serions en peine de le dire. Aussi avons-nous cru devoir reproduire la lettre elle-même, parce qu’elle témoigne tout au moins d’un état d’esprit assez singulier.

Le voyage de Chamillart eut encore un autre résultat que de mettre d’accord, au moins en apparence, le Duc de Bourgogne et Vendôme. Quelques jours après son retour à Versailles, il transmettait à Berwick, de la part du Roi, l’ordre de se rendre en Allemagne pour y prendre le commandement de l’armée qui allait être dispersée dans ses quartiers d’hiver. Berwick acceptait avec dignité ce changement qui était, sinon une disgrâce, du moins un désaveu, et qu’il avait lui-même sollicité. « Je souhaitte, écrivait-il à Chamillart, que mon départ rende à M. De Vendosme, la tranquilité qu’il n’avoit plus, et qu’il tasche de mériter la confiance de Mgr le Duc de Bourgogne. Je vous assure que quelque fâché que soit M. De Vendosme contre moy, je lui souhaitte toute sorte de prospérité et de gloire… Mon sentiment a été différent du sien. Ce n’étoit pas là une raison pour se brouiller, et je crois n’avoir rien à me reprocher ny sur ma conduite à son égard, ny sur ce que j’ay fait depuis mon arrivée en Flandre[52]. »

Vendôme au contraire exultait. Apprenant que Louis XIV avait fait choix de Saint-Frémond, pour remplacer Berwick auprès du Duc de Bourgogne : « Plust à Dieu, lui écrivait-il, que Vostre Majesté l’eût choisi il y a trois mois. Lille seroit encore à nous… J’en pleure encore des larmes de sang, comme au premier jour. » Et à Chamillart : « Je vais à présent me creuser la teste pour imaginer tout ce que je pourray qui pourra nuire à l’ennemy, étant bien sûr que je ne serai plus traversé, comme je l’estois, ce qui m’a voit fait prendre le party de m’esloigner, ayant vu plusieurs fois que ce que je proposois estoit détruit en un quart d’heure… Je suis sûr que Patte de Velours me secondera. Après cela, vous sçavez qu’il n’est pas aisé de faire changer Mgr le Duc de Bourgogne, mais je vous répons que j’y ferai de mon mieux[53]. »

Patte de Velours était un sobriquet donné à Saint-Frémond. Il paraît l’avoir mérité par la souplesse de son caractère, car il n’avait voulu prendre parti ni pour Vendôme, ni pour Berwick. « Ce sont deux grands hommes, écrivait-il à Chamillart, mais toutes fois qu’on ne verra jamais dormir la teste dans le même bonnet. Quand l’un disoit blanc, l’autre disoit noir, ce qui ne lais-soit pas que de créer assez souvent de l’embarras à Mgr le Duc de Bourgogne. » Dans la situation délicate où Saint-Frémond se trouvait, il paraît avoir su se rendre agréable tout à la fois au Duc de Bourgogne et à Vendôme. Aussi était-il tout heureux de pouvoir rendre compte à Chamillart d’une entrevue qu’il avait ménagée entre eux. Vendôme étant retenu au lit par une attaque de goutte, le Duc de Bourgogne lui avait fait annoncer qu’il viendrait le voir. « M. De Vendosme, continue Saint-Frémond, charmé d’une aussi agréable nouvelle, se mit sur son propre, dans son lit, barbe faite, chemise, et camisole blanche, perruque poudrée. Les valets balaièrent la chambre, eurent soin, sur une poésie à feu, d’y brusler graines d’oranger et fleurs de genièvre. Mgr le Duc de Bourgogne y fut en conférence une heure et demie, et après estre convenus de leur fait, Mgr le Duc de Bourgogne retourna chez lui depescher des couriers[54]. »

Vendôme avait été en effet retenu quinze jours au lit par la goutte, puis par une colique néphrétique. Il eut donc tout le temps de se creuser la tête, mais il n’y trouva pas autre chose que d’en revenir à ce vieux plan, maintes fois abandonné, maintes fois repris, d’une marche offensive qui devenait de plus en plus difficile. Il l’exposait au Roi dans une longue dépêche, où il continue cependant d’affirmer sa confiance, et qu’il complétait par une lettre à Chamillart : « Ce que je propose est sûr, écrivait-il à ce dernier, et fera des effets étonnans. » Il se flattait d’avoir obtenu l’assentiment complet du Duc de Bourgogne à ce projet. Il s’en fallait cependant que cet assentiment fût sans réserve, et le même courrier emportait une lettre du Duc de Bourgogne à Chamillart, où, sans faire opposition à l’exécution de ce nouveau ou plutôt de ce vieux plan, il ne pouvait s’empêcher de dire qu’il y trouvait « des côtés bien hasardeux[55]. » On sent que, s’il cesse de résister, il n’est pas davantage convaincu, et qu’il subit l’influence de Vendôme, comme il subissait celle de Berwick, avec cette différence que la prudence de l’un convenait bien mieux à son tempérament que la témérité de l’autre.

Le Roi donnait son approbation à ce projet, comme il l’avait fait pour tous les plans d’offensive, et, pour la dernière fois, il encourageait le Duc de Bourgogne à l’action : « J’espère, lui écrivait-il, que Dieu bénira votre entreprise, et que la campagne finira par un retour qui vous donneroit autant de gloire qu’il me causeroit de satisfaction[56]. »

La marche en avant de l’armée, tant de fois projetée, puis retardée, le fut une dernière fois par la nécessité d’attendre l’issue d’une entreprise mal conçue sur Bruxelles. L’Electeur de Bavière, retour d’Allemagne, se laissa persuader par Bergeyck que la capitale des Pays-Bas pourrait être surprise comme l’avaient été Gand et Bruges. La surprise manqua, les bourgeois, avec lesquels on croyait avoir des intelligences, ne s’étant pas soulevés comme ils l’avaient promis. L’Electeur ne voulut pas avoir le dernier, et il fit mine de commencer le siège de la ville, demandant même au Duc de Bourgogne l’envoi de quelques bataillons de renfort, ce qui affaiblissait l’armée. Cette tentative malheureuse inspira à Marlborough un dessein audacieux, dont quelques jours auparavant Vendôme déclarait encore le succès impossible, tandis qu’au contraire le Duc de Bourgogne en avait toujours signalé le danger. Il entreprit de forcer le passage de l’Escaut pour se porter au secours de Bruxelles. Appelant à lui le prince Eugène qui ne laissa devant la citadelle de Lille qu’un rideau de troupes, il s’avança, à marches forcées, dans la direction de l’Escaut, et le 26 novembre, à quatre heures du soir, il arrivait en vue d’Oudenarde. Favorisé par le brouillard, il se mettait en demeure de jeter quatre pouls sur le fleuve, deux au-dessus, deux au-dessous de la ville, et les franchissait dans la nuit. Bien que le mouvement de Marlborough fui prévu depuis plusieurs jours, Vendôme s’était encore laissé surprendre. Ici nous laisserons de nouveau la parole à Saint-Simon.

« L’armée étoit au Saussoy, près de Tournay, dans une tranquillité profonde, dont l’opium avoit gagné jusqu’à Mgr le Duc de Bourgogne, lorsqu’il vint plusieurs avis de la marche des ennemis. M. De Vendôme s’avança là-dessus de ce côté-là, avec quelques détachemens. Le soir, il manda à Mgr le Duc de Bourgogne que, sur les confirmations qu’il recevoit de toutes parts des mêmes nouvelles, il croyoit qu’il devoit marcher avec toute l’armée le lendemain pour le suivre. Mgr le Duc de Bourgogne se déshabilloit pour se coucher lorsqu’il reçut cette lettre, sur laquelle ce qui se trouva auprès de lui alors raisonna différemment : les uns furent d’avis de marcher à l’heure même, les autres qu’il ne se couchât point, pour être prêt de plus grand matin ; enfin le troisième sentiment fut qu’il se couchât pour prendre quelque repos et de marcher le matin, comme M. De Vendôme le lui conseilloit. Après avoir un peu balancé, le jeune prince prit ce dernier parti : il se coucha, il se leva le lendemain au jour, il apprit que l’armée entière des ennemis avoit passé l’Escaut. À chose faite il n’y a plus de remède ; il en fut outré de déplaisir. La vérité est que, quand il auroit suivi le premier, et le seul bon des trois avis, avant qu’on eût détendu, chargé, pris les armes, monté à cheval, la nuit auroit été bien avancée, et que, au chemin qu’il falloit faire, on auroit trouvé les ennemis passés il y auroit eu plus de six ou sept heures ; mais il est des messéances qu’il faut éviter, et c’est le malheur de n’avoir personne auprès de soi qui le sente, ou qui avertisse, quand soi-même on n’y pense pas. Le premier parti auroit été inutile à empêcher le passage, mais très utile au jeune prince à marquer de la volonté et de l’ardeur. À cette faute il en ajouta une autre, qui, sans pouvoir avoir aucun air d’influer à la tranquillité de ce passage si important, en montra une que toutefois Mgr le Duc de Bourgogne n’avoit pas, et dont il crut très mal à propos pouvoir se dissiper innocemment. Il avoit mangé, il étoit fort matin, il n’y avoit plus à marcher ; pour prendre un nouveau parti sur un passage fait auquel on ne s’attendoit pas, au moins si brusquement, il falloit attendre ce qu’il plairoit à M. De Vendôme. On étoit tout auprès de Tournay ; Mgr le Duc de Bourgogne y alla jouer à la paume. Cette partie subite scandalisa étrangement l’année, et renouvela tous les mauvais discours. La cabale, qui ne put accuser la lenteur du prince par la raison que je viens d’expliquer, et parce que M. De Vendôme ne lui avoit pas mandé de marcher à l’heure même, mais le lendemain matin ; la cabale, dis-je, se jeta sur la longueur du déjeuner en des circonstances pareilles, et sur une partie de paume faite si peu à propos ; et, là-dessus, toutes les chamarrures les plus indécentes et les plus audacieuses, à l’armée, à la Cour, à Paris, pour noyer la réelle importance du fait de M. De Vendôme par ce vacarme excité sur l’indécence de ceux de Mgr le Duc de Bourgogne en ces mêmes momens[57]. »

Si nous avons rapporté le témoignage peu suspect de Saint-Simon, c’est que la lecture attentive des dépêches, à l’aide desquelles nous avons souvent complété et rectifié son récit, n’explique pas bien ce qui s’est passé. Le Duc de Bourgogne dit bien qu’il a fait « battre la générale et sonner le boute-selle. » Mais il ne dit pas à quelle heure. Il se lamente au reste plus qu’il ne se justifie, et c’est tout au plus s’il rappelle, comme c’était son droit, qu’il n’avait jamais cru possible la garde de l’Escaut. « Je ne puis assez répéter à Vostre Majesté, écrit-il au Roi, combien il m’est douloureux d’avoir encore aussi mal réussi dans cette dernière affaire, qui cependant ne me surprend point, et sur laquelle vous sçavez que j’ai eu l’honneur de vous écrire plusieurs fois. » Saint-Frémond, auquel Chamillart avait écrit ironiquement : « les ennemis se sont levés plus matin que vous, » entrait dans des explications assez confuses. Vendôme ne s’expliquait pas davantage, et il se bornait à récriminer assez perfidement. « J’aurois bien fait, écrivait-il au Roi, marcher encore la brigade des Gardes et celle de Picardie qui comptent treize bataillons, et qui étoient très inutiles au camp de Saussois, mais la présence des princes assujettit à certaines choses qui ne laissent pas quelquefois de porter de grave préjudice comme Vostre Majesté le voit en cette occasion ; » et il avait l’audace d’ajouter : « Du reste, vous sçavez bien, Sire, que je n’ay point esté d’avis de garder l’Escaut… Je suys bien ayse de faire souvenir Vostre Majesté de tout cecy, pour luy faire voir que mes avis n’ont pas été suivis. M. De Chamillart en est témoin[58]. »

De quelque côté que fût la responsabilité, la campagne n’en était pas moins finie et d’une façon désastreuse. Tous les plans, quels qu’ils fussent, aussi bien celui de la défensive que celui de l’offensive, avaient échoué. Marlborough était entré triomphalement à Bruxelles, et en avait fait lever le siège. L’Electeur de Bavière s’était replié précipitamment sur Mons, emmenant avec lui les renforts qui lui avaient été envoyés. Le reste de l’armée française était coupé en deux, partie étant demeurée entre Gand et Bruges, et partie ayant été rejetée sur Tournay. Il n’y avait plus rien à tenter, et il ne fallait plus se préoccuper que d’éviter un désastre. Louis XIV en eut le sentiment très net et il prit son parti. Déjà quelques jours auparavant, dans une dépêche du 19 novembre, il avait parlé de séparer l’armée, et de renvoyer dans ses quartiers d’hiver. Vendôme avait protesté auprès de Chamillart, en disant que « rien ne seroit plus pernicieux au service de Sa Majesté, et qu’on avoit plus beau jeu qu’on n’auroit la campagne prochaine[59]. » Le Roi n’avait pas insisté. Mais au lendemain du passage de l’Escaut, il envoya des ordres sans réplique, qu’il accompagnait de cette observation : « Il eust été à désirer que mon armée eust été séparée d’une manière plus honorable, et qu’elle ne se fust pas retirée comme si elle s’étoit débandée. » Mais il n’ajoutait pas d’autres reproches, et au Duc de Bourgogne il écrivait : « Lorsque vous aurez connu par vous-même et avec le duc de Vendôme qu’il n’y a rien à faire avant que de vous séparer, vous reviendrez ici où je serai bien aise de vous revoir. Il auroit esté à désirer que vous eussiez eu plus d’agrément dans le cours de la campagne pendant laquelle je suis persuadé que vous avez cherché toutes les occasions d’estre utile à l’Etat et de le servir[60]. » Vendôme, dépité, aurait voulu, avant la séparation, faire quelque chose d’éclatant et, dit Saint-Frémond dans une lettre à Chamillart, « hasarder de faire tuer ou blesser quinze cents hommes. » Il fallut que le Duc de Bourgogne s’y opposât, et ce fut heureux, car Vendôme lui-même dut convenir « que Mgr le Duc de Bourgogne avoit raison, et que luy-mesme, de son costé, à teste reposée sur son chevet, avoit connu que ce projet estoit très difficile et mesme impraticable[61]. » Il aurait bien voulu également demeurer en Flandre et conserver seul le coin mandement des troupes qui, dans le projet de séparation de l’armée, devaient demeurer affectées à la défense de Gand et de Bruges. Mais le Duc de Bourgogne s’y opposait également, et avec insistance. « Il me paroist, écrivait-il à Chamillart, que M. De Vendosme se dispose à demeurer quelque temps ici après moy. Vous sçavez ce que je vous en ay dit quand vous vîntes ici la première fois. Il est plus piqué que jamais, et par conséquent plus à craindre. Aussy, le plus tôt qu’il pourra quitter cecy sera le mieux, car j’appréhende toujours qu’il ne roulast quelque chose directement sur luy. » Quelques jours après, il revenait encore sur ses craintes. « Vous sçavez ce que je vous ay dit, et je vous le repette qu’il est dangereux que les affaires de l’Etat roulent sur luy. Il est piqué de notre dernier inconvénient, et, avec bonne intention, il pourroit engager des affaires et faire durer la guerre tout l’hyver. C’est au Roy de voir s’il ne seroit pas mieux qu’après avoir visité cette frontière, et les postes les plus jalousés, il le fît revenir peu de jours après moy[62]. » Le Roi partageait le sentiment de son petit-fils, et il adressait à Vendôme l’ordre formel de se rendre auprès de lui, « ne convenant point, ajoutait-il, que vous passiez présentement à Gand[63]. » Délivré de cette dernière inquiétude le Duc de Bourgogne pouvait partir, et le 8 décembre, après quelques jours passés à Douai, puis à Arras, à visiter les postes de la frontière, il prenait la route de Versailles. Ce même jour, Boufflers rendait la citadelle de Lille.


V

On peut penser si les événemens qui s’étaient déroulés en Flandre pendant les mois d’octobre et de novembre avaient encouragé et enhardi la cabale. Personne n’osait plus parler ouvertement en faveur de l’infortuné Duc de Bourgogne. « C’est une chose inouïe, écrivait Fénelon, qu’un prince qui doit être si cher à tous les bons Français soit attaqué dans les discours publics, dans les lettres imprimées et jusque dans les gazettes, sans que presque personne ose contester les faits qu’on avance faussement contre lui… Ceux qui devroient n’osent point parler hautement et ceux qui devroient crier pour la bonne cause sont réduits à se taire[64]… » Le Duc de Bourgogne était en effet la victime d’une véritable coalition. Contre lui se prononçaient également les libertins à cause de sa piété, les jansénistes parce qu’il s’était déclaré publiquement contre leur doctrine, les ennemis des jésuites à cause de son confesseur, et enfin les ennemis de Fénelon, parce qu’ils poursuivaient le maître dans l’élève :


Cambray, reconnais ton pupille,
Il voit de sang-froid perdre Lille
Demeurant dans l’inaction.
Toujours sévère et toujours triste.
N’est-ce pas la dévotion
D’un véritable quiétiste[65].


Ceux qui s’en allaient chantant ainsi ne se doutaient guère des conseils, très peu quiétistes, que Fénelon faisait parvenir à son pupille. Dans leurs railleries, les faiseurs de couplets n’épargnaient pas toujours Vendôme :


Sans hasarder en combattant
Et vie et renommée,
L’un toujours jouant au volant,
L’autre en chaise percée,
Par une belle invention,
La faridondaine,
Ils vont accabler l’ennemi
Biribi
A la façon de Barbari
Mon ami[66].


Mais c’était surtout contre le Duc de Bourgogne que les chansonniers s’acharnaient, et à sa piété qu’ils s’en prenaient. Ils établissaient un parallèle insultant entre le prince Eugène et lui :


Ce prince débonnaire
Le matin se levait
Pour faire sa prière,
Disant : chacun fasse ce qu’il sait faire
Pour moi, voilà mon fait.
Le Prince Eugène au contraire
Ah qu’il y va gayment !
Lille pris, passe hardiment
A travers la rivière,
Oh qu’il y va, ma bergère
Nostre bon duc disoit : ah ! ah
Voyant cela,
Mais à la messe il alla,
Car il étoit feste.
Hélas ! qu’ils sont beaux
Ces lauriers nouveaux,
Il en a sa charge.
Mais leur poids trop gros
Lui voûte le dos[67].


Ou bien ils faisaient gorges chaudes d’un propos assez vif que Gamaches, attaché cependant à la personne du Duc de Bourgogne, lui aurait dit en l’accompagnant à la messe, un jour où il aurait mieux aimé le voir à cheval. « Vous aurez le royaume du ciel, mais, pour celui de la terre, le prince Eugène et Marlborough s’y prennent mieux que vous. »

À ces railleries impitoyables, les rares amis du Duc de Bourgogne n’opposaient que le silence. Beauvilliers, « plus timide qu’il ne devoit l’être, » Chevreuse, « enchaîné de raisonnemens et de mesure » ne voyaient de remèdes que dans la patience et dans le temps, et, quand Saint-Simon les pressait « pour des partis plus prompts et plus décens » ils lui fermaient la bouche. Lui-même avoue que « se sentant à bout, du triomphe de la cabale ennemie de Mgr le Duc de Bourgogne » il ne respiroit que l’éloignement de la Cour, et qu’il se retira dans son château de la Ferté. Il ne restait pour le défendre que la Duchesse de Bourgogne, « infatigable et pleine de force et de bons conseils[68], » et aussi Mme de Maintenon. Sa correspondance avec la princesse des Ursins est pathétique. Quand la nouvelle du passage de l’Escaut arrive à la Cour, elle éclate : « Vous apprendrez par cet ordinaire, lui écrit-elle, que notre armée ne s’est point démentie, et qu’ayant évité l’ennemi tout l’été, elle l’a laissé passer l’Escaut, sans qu’il ait trouvé un homme pour le défendre. C’est une conduite si extraordinaire qu’on se pendrait, si on ne regardait cet événement comme venant de Dieu, qui veut éprouver l’orgueil de nos Rois et n baisser l’orgueil de la nation française. » Et elle continue, peignant avec vivacité l’état de la Cour : « Je sèche, Madame, de l’état des affaires et de celui de Madame la Duchesse de Bourgogne ; elle verse bien des larmes et ce sont des larmes de courage et d’une véritable amitié, sans les mélanger d’aucune faiblesse. Elle voit un déchaînement contre Monsieur son mari, qui ne se peut pas comprendre. On se prend à lui de tous nos malheurs et il n’a pas décidé une seule fois. J’ai déjà eu l’honneur de vous mander qu’il a cru le maréchal de Berwick, comme le Roi l’avait ordonné. Il n’y a pas eu la moindre dispute entre notre prince et M. De Vendôme, depuis qu’ils sont seuls ; et cependant c’est, la faute de M. le Duc de Bourgogne de ce que l’Escaut est passé. Quand on manda à M. De Vendôme que l’ennemi passait, il répondit que ce n’était pas vrai ; il se mit en chemin pour s’y opposer et trouva que tout était fini. »

La Duchesse de Bourbon, au contraire, triomphait. Elle se répandait non seulement en propos, mais en couplets dont la grossièreté le disputait à l’injure contre celui qu’elle appelait le Bourguignon :


Qui l’aurait cru qu’en diligence
En France
Revint le Bourguignon,
Tremblant au seul bruit du canon
Et de frayeur vuidant sa panse.


A l’insulte, elle joignait la calomnie, feignant de redouter de sa part des vengeances dont il était incapable :


L’on nous dit que le Bourguignon
Revient avec peu de renom.
Prenons garde qu’il ne nous morde.
Il seroit sans miséricorde,
Car il est dévot et poltron[69].


Prêter de pareils sentimens au Duc de Bourgogne, c’était le bien mal comprendre. Ceux qui le connaissaient mieux ne s’y trompaient pas, et leur préoccupation était tout autre. Ils craignaient, au contraire, qu’il ne se fît scrupule, pour se défendre, de charger Vendôme, et que la charité chrétienne ne l’emportât sur le sentiment personnel. « Rien n’est plus digne de vous, Monseigneur, lui écrivait Fénelon, que votre disposition qui est de pardonner tout, de profiter même de la critique dans tous les points où elle peut avoir quelques petits fondemens, et de continuer à faire ce que vous croyez le meilleur pour le service du Roi[70]. » Mais il ne veut pas que cette disposition l’emporte chez lui au point qu’il ne tente pas de se justifier en attaquant les autres. Dans une longue lettre du 17 novembre, il lui trace un plan de conduite pour le moment de son retour à la Cour qui sera « une crise. » En parlant au Roi, il devra « commencer par une confession humble et ingénue, » des fautes qu’il a pu commettre. Fénelon en fait la longue énumération avec une rigueur dont un autre que celui auquel il s’adressait aurait pu se blesser. Mais, cette confession faite, il faut que le Duc de Bourgogne s’exprime librement sur le compte de Vendôme et place « un portrait au naturel de ses défauts : paresseux, inappliqué, présomptueux et opiniâtre. Il ne va rien voir, il n’écoute rien ; il décide et hasarde de tout ; nulle prévoyance, nul avisement, nulle disposition, nulle ressource dans les occasions qu’un courage impétueux, nul égard pour les gens de mérite, et une inaction perpétuelle de corps et d’esprit. » Et Fénelon poursuit : « Une conversation forte, vive, noble et pressante, quoique soumise et respectueuse, vous fera un honneur infini dans l’esprit du Roi et de toute l’Europe. Au contraire, si vous parlez d’un ton timide et inefficace, le monde entier, qui attend ce moment décisif, conclura qu’il n’a plus rien à espérer de vous, et qu’après avoir été faible à l’armée aux dépens de votre réputation, vous ne songez pas même à la relever à la Cour. On vous verra vous renfoncer dans votre cabinet et dans la société d’un certain nombre de femmes flatteuses. Le public vous aime encore assez pour désirer un coup qui vous relève ; mais, si ce coup manque, vous tomberez bien bas. La chose est dans vos mains. » Et il termine par ce cri de tendresse et d’angoisse : « Pardon, Monseigneur, j’écris en fou, mais ma folie vient d’un excès de zèle. Dans le besoin le plus pressant, je ne puis que prier ; c’est ce que je fais sans cesse. »

Saint-Simon craignait également « que la piété ne le retînt sur M. De Vendôme. » C’était aussi la préoccupation de Beauvilliers. Tous deux auraient bien voulu, avant que le Duc de Bourgogne abordât son grand-père, lui faire parvenir quelques bons avis. Mais l’étiquette ne permettait pas que, le jour de son arrivée à Versailles, il vît personne avant le Roi, pas même sa femme. Aussi agitaient-ils entre eux divers1 projets dont on trouve trace dans Saint-Simon et dans la correspondance du Duc de Bourgogne avec Beauvilliers. Le Duc de Bourgogne aurait souhaité que la Duchesse de Bourgogne vînt au-devant de lui, à trois ou quatre lieues de Versailles. Elle-même en avait l’idée. Mais le Duc de Bourgogne lui conseillait « de n’en point parler auparavant et de le faire comme à l’improviste[71]. » Saint-Simon était d’avis que le Duc de Bourgogne calculât sa marche de façon à n’arriver que vers une ou deux heures du matin, quand le Roi serait couché. Mais tous ces projets échouèrent. La Duchesse de Bourgogne fut empochée, par quelques raisons que nous ne savons pas, de se porter au-devant de son mari, et le Duc de Bourgogne, soit qu’il eût mal calculé sa marche, soit qu’il ne pût prendre sur lui de la ralentir, arriva le lundi 11 décembre, à sept heures du soir, une heure avant le souper du Roi. Beauvilliers vint le recevoir à la descente de sa chaise. Saint-Simon, qui le guettait par la fenêtre, se précipita au-devant de lui. Quelques courtisans l’accompagnèrent pendant qu’il gravissait le grand escalier. Ces deux amis fidèles ne purent rien lui dire, et il lui fallut aborder le Roi sans savoir quel accueil il recevrait. Mais c’était mal connaître le majestueux monarque, toujours si maître de lui, si mesuré dans l’expression de ses sentimens, de croire qu’il était capable de faire à son petit-fils un accueil qui l’humilierait. Il respectait trop en lui son propre sang.

C’était l’heure où, dans la chambre même de Madame de Maintenon, il travaillait avec ses ministres. Chacun avait son jour, à tour de rôle. Ce lundi-là était le jour de Pontchartrain qui, familier avec Saint-Simon, lui raconta la scène dont il fut seul à être témoin, et Saint-Simon, à son tour, nous l’a dépeinte comme seul il sait peindre : Madame de Maintenon, dans sa niche de damas rouge, rêveuse ; le Roi, dans son fauteuil, adossé à la muraille, en proie à une émotion qu’il dissimulait, mais qui se traduisait par de fréquens changemens de visage ; le ministre, témoin fortuit et silencieux, assis sur un pliant ; et la Duchesse de Bourgogne, tremblante, voltigeant dans la chambre d’une porte à l’autre, sous prétexte de ne savoir par laquelle entrerait le prince, et cachant son trouble sous cette agitation. Tout à coup les portes s’ouvrent, le prince entre ; il s’avance au-devant du Roi, qui redevient maître de lui, fait deux pas au-devant de son petit-fils et l’embrasse avec tendresse : puis, après lui avoir dit un mot de son voyage, il lui montre la Duchesse de Bourgogne. « Ne lui dites-vous rien ? » ajoute-t-il, d’un visage riant. « Le prince, continue Saint-Simon, se tourna un moment vers elle, et répondit respectueusement, comme n’osant se détourner du Roi et sans avoir remué de sa place. Il salua ensuite Madame de Maintenon qui lui fit fort bien. Les propos de voyage, de couchées, de chemins durèrent ainsi, et tous debout, environ un demi-quart d’heure. Puis le Roi lui dit qu’il n’étoit pas juste de lui retarder plus longtemps le plaisir qu’il auroit d’être avec Madame la Duchesse de Bourgogne, et le renvoya, ajoutant qu’ils auroient le loisir de se revoir. »

Ainsi le premier abord du grand-père ne sentait pas la disgrâce. C’était un grand point. Restait à affronter celui du père. Monseigneur, bien que prévenu de l’arrivée de son fils, ne l’avait point attendu. Il était à la comédie. Quand il en revint, le Duc de Bourgogne n’était déjà plus là. Assez naturellement, après avoir passé quelques instans dans le grand cabinet qui précédait l’appartement de Madame de Maintenon et avoir « salué et baisé les dames » que la curiosité y avait attirées, il passa dans son appartement où il demeura enfermé deux heures, en tête à tête avec la Duchesse de Bourgogne. Puis il s’ajusta pour le souper du Roi, et, pendant ce temps, la Duchesse de Bourgogne repassa dans le grand cabinet où elle trouva Monseigneur qui attendait son fils. La maréchale d’Estrées « folle et étourdie et en possession de dire tout ce qu’il lui passoit par la tête, se mit à attaquer Monseigneur sur ce qu’il attendoit son fils si tranquillement au lieu d’aller lui-même l’embrasser. Monseigneur répondit fort sèchement que ce n’étoit pas à lui à aller chercher le Duc de Bourgogne, mais au Duc de Bourgogne à le venir trouver. Il vint enfin. La réception fut bonne, mais elle n’égala pas celle du Roi, à beaucoup près. »

On passa souper. Vers l’entremets, arriva le duc de Berry. L’accueil que lui fit le Roi fut un peu plus tendre et plus flatteur que celui fait au Duc de Bourgogne ; il voulait ainsi marquer les nuances, car le jeune prince, qui n’avait point de responsabilités, avait bien fait à l’armée et s’était rendu populaire. Aussi « à celui-ci tous les cœurs s’épanouirent » et l’assistance le courtisa. La Duchesse de Bourgogne, qui avait de l’amitié pour lui, lui avait même fait préparer « chez elle un souper « que l’empressement conjugal de Mgr le Duc de Bourgogne abrégea un peu trop, » dit Saint-Simon[72]. Les deux époux eurent jusqu’au lendemain pour causer.

Ainsi cette première et périlleuse journée, tant redoutée de ceux qui étaient demeurés fidèles au Duc de Bourgogne, s’était passée sans encombre. L’accueil du Roi avait pu être réservé, mais il n’avait rien qui fît prévoir une disgrâce. Les choses ne pouvaient cependant en rester là. Il était nécessaire que le Duc de Bourgogne rendît compte de sa campagne ; c’est ce qu’il fit dans une longue audience de trois heures que, le jeudi suivant, le Roi lui accorda. Il en transpira peu de chose, car tous deux étaient fort secrets ; mais nous possédons le billet que, tout ému, au sortir de cette audience, le Duc de Bourgogne adressait à Beauvilliers pour le rassurer. « Je suis très content, lui écrivait-il à neuf heures du soir, de l’audience que le Roi vient de me donner, et j’ai lieu de le croire content de moi. J’ai suivi vos avertissemens. J’ai avoué mes fautes et parlé librement. Il m’a témoigné beaucoup de tendresse, et j’en suis touché. J’ai cru vous devoir dire cela avant de vous coucher, et que cela vous feroit passer une bonne nuit. Il ne me paroit même pas éloigné de me faire resservir. J’ose même assurer que je servirai si j’en ai envie, ce qui est certainement[73]. »

Le plus difficile était d’amener un rapprochement entre le père et le fils. La Duchesse de Bourgogne, avec son adresse ordinaire, en avait préparé les voies. Elle avait ménagé la Choin et lui avait témoigné des égards ; Madame de Maintenon également. Touchée, celle-ci s’était employée à bien auprès de Monseigneur. Elle assista même à la longue conversation que le Duc de Bourgogne eut avec son père, deux jours après l’audience accordée par le Roi. Le même jour, la Duchesse de Bourgogne vint dîner à Meudon. Les dehors au moins étaient saufs.

La cabale n’avait pas son compte. Elle espéra le retrouver dans la différence de l’accueil qui serait fait à Vendôme par le Roi et surtout par Monseigneur. Elle eut un moment d’espoir. Le Roi, qui excellait à marquer les nuances, reçut Vendôme « très agréablement, » dit Sourches[74], « avec une sorte d’épanouissement, » dit Saint-Simon. Il était manifeste qu’il voulait tenir la balance égale, et ne témoigner d’aucun mécontentement. Mais Vendôme espérait mieux. L’audience que lui accorda le Roi fut courte : une heure seulement. Il comptait sur l’accueil. De Monseigneur ; de ce côté encore, il fut déçu. Il choisit le moment où Monseigneur revenait de la chasse pour aller lui faire visite, chez la Princesse de Conti. Le salon de la princesse était le siège de la cabale, et le rendez-vous de tous les ennemis du Duc de Bourgogne. Là Vendôme était, comme le dit Saint-Simon, « dans son fort. » L’accueil de Monseigneur fut des plus flatteurs, mais Vendôme en voulut profiter audacieusement pour le compromettre. Il lui demanda de s’engager à venir le voir à Anel. Monseigneur, à qui le Roi avait sans doute fait la leçon, hésita et fit une réponse incertaine. Vendôme s’en fut, dépité. Saint-Simon le rencontra dans la galerie, sans valets ni flambeaux, suivi de son fidèle Albéroni. Il le salua poliment, et remarqua avec joie son air chagrin[75].

Vendôme alla faire sa révérence au Duc de Bourgogne qui le reçut bien, comme cela était dans sa nature, et qui eut d’autant plus de mérite à le faire qu’à ce moment, il était pleinement informé de ce que les amis de Vendôme avaient débité contre lui. Mais l’audacieux personnage n’osa pas affronter l’abord de la Duchesse. Il craignait que la fière princesse ne le rebutât dès les premiers mots, et il s’abstint de lui faire visite. Etre à la Cour et ne pas rendre ses devoirs à la première princesse du sang, c’était une situation qui ne pouvait durer. Vendôme le comprit ; après avoir tenu bon pendant huit ou dix jours, il se retira à Anel. Il se flattait d’y voir, comme durant le séjour qu’il y avait fait en 1706, affluer les courtisans, et il comptait que cette affluence serait une manière de prendre parti pour lui. Il fut déçu. Le maître avait parlé, ou plutôt il n’avait pas parlé ; mais il avait témoigné par son attitude et par ces nuances dont il avait le secret, que si Vendôme n’était pas en disgrâce, cependant ce n’était pas, suivant une expression dont Louis XIV se servait souvent « bien lui faire sa cour » que de se ranger publiquement du côté du châtelain d’Anet. Vendôme s’en aperçut. Les uns manquèrent à l’engagement qu’ils avaient pris de l’aller voir ; les autres, après avoir promis, s’excusèrent. Anet devint une solitude. Vendôme était vaincu. Si, à Oudenarde, le mari avait perdu ses positions, à Versailles, la femme demeurait maîtresse du champ de bataille.

A la Cour, Louis XIV était encore obéi, mais, au dehors, il ne commandait plus à l’opinion. Il ne put la ramener au Duc de Bourgogne. Personnellement le jeune prince, qui revenait en vaincu, n’avait pas produit une impression favorable. Il n’avait pas assez dissimulé, après une si triste campagne, la joie qu’il éprouvait à se retrouver à Versailles. Sa gaieté parut déplacée, et Saint-Simon lui-même lui en fit faire l’observation par Beauvilliers. On lui reprochait sa bonne mine, et il est certain qu’il avait engraissé. Aussi les faiseurs de couplets continuaient-ils d’aller leur train. L’un d’eux s’adressait à la Duchesse de Bourgogne, et, après avoir fait une allusion ordurière au faible qu’elle avait autrefois laissé apercevoir pour Nangis, qui venait de se distinguer dans cette campagne, il continuait :


Princesse, les combats
Te coûtent trop d’alarmes,
Ne verse plus de larmes.
Il revient, gros et gras,
Ne t’en étonne pas.


La victoire remportée par elle sur Vendôme achevait d’indisposer l’opinion. Vendôme était plus populaire que le Duc de Bourgogne. On le voyait tenu à l’écart. On se demandait si le général qui, en Italie, avait triomphé de Victor-Amédée et du prince Eugène sérail employé la campagne prochaine, et la seule pensée qu’il pourrait ne pas l’être, comme satisfaction accordée à la Duchesse de Bourgogne, donnait un nouveau crédit à ces vagues bruits, sinon de trahison, du moins de sollicitude filiale trop grande, qui avaient couru au lendemain de la défaite de Turin, et tout bas l’on s’en allait chantant :


Vous pouvez en toute assurance
Sans faire de tort à la France
Coûter les plaisirs les plus doux.
Mais contre Vendôme en colère
Feignant de venger votre époux,
Vous servez trop bien votre père[76].


Ainsi les efforts de la Duchesse de Bourgogne, s’ils avaient maintenu la situation du Duc de Bourgogne à la Cour, n’avaient pas réussi cependant à le tirer du bourbier, — pour employer la forte expression dont Fénelon se servait dans une lettre au Duc de Chevreuse, — où il était tombé. Nous tâcherons de ne pas trop tarder à montrer comment il parvint à s’en tirer lui-même, et à reconquérir l’estime publique, à force de patience, de consciencieux efforts, et de vertus.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 328.
  3. Voyez la Revue du 1er juillet 1902.
  4. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 300.
  5. Ibid., p. 300.
  6. Sourches. t. XI, p. 169.
  7. Voyez la Revue du 1er juillet 1902.
  8. Lettres de Mme de Maintenon à la Princesse des Ursins, t. I, p. 308.
  9. Sourches, t. XI, p. 169.
  10. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 299.
  11. Sourches, t. XI, p. 156.
  12. Sourches, t. XI, p. 172.
  13. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 327.
  14. Nouveau siècle de Louis XIV, t. III, p. 283.
  15. Nouveau siècle de Louis XIV, t. III, p. 281.
  16. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 333.
  17. Nouveau siècle de Louis XIV, t. III, p. 274.
  18. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 326.
  19. Lettres historiques et édifiantes, t. II, p. 275.
  20. Lettres inédiles de Mme de Maintenon à la Princesse des Ursins, t. I, p. 315-325-354.
  21. Le Duc de Bourgogne et le Duc de Beauvilliers, par le marquis de Vogüé. p. 282.
  22. Dépôt de la Guerre, 2 083. Vendôme à Chamillart, 20 sept. 1708.
  23. Coxe, Memoirs of the duke of Marlborough, t. IV, p. 236.
  24. Ibid., p. 238.
  25. Dépôt de la Guerre, 2 083. Chamillart au Duc de Bourgogne, 19 sept. 1708. Le Duc de Bourgogne à Chamillart, 23 sept. 1708.
  26. Dépôt de la Guerre, 2 083. Le Roi au Duc de Bourgogne, 23 sept. 1708.
  27. Pelet, Mémoires militaires, t. VIII, p. 445.
  28. Pelet, Mémoires militaires, t. VIII, p. 461-465-467. Le Duc de Bourgogne au Roi, 1er et 5 oct. 1708. Chamillart à Berwick, 3 oct. 1708.
  29. Pelet, Mémoires militaires, t. VIII, p. 485. Le Roi au Duc de Bourgogne, 7 oct. 1708.
  30. Dépôt de la Guerre, 2 083. Vendôme au Roi, 30 sept. 1708. Le Duc de Bourgogne à Chamillart, 1er oct. 1708.
  31. Ibid., 2 083. Vendôme à Chaniillarl, 13 et 14 oct. 1708.
  32. Dépôt de la Guerre. 2 083, Vendôme au Duc de Bourgogne, 18 oct. 1708.
  33. Ibid., 2 083. Berwick à Chamillart, 19 et 22 oct. 1708.
  34. Ibid., 2 083. Le Roi à Vendôme, 20 oct. 1708.
  35. Dépôt de la Guerre, 2 083. Le Duc de Bourgogne au Roi, 22 oct. 1708.
  36. Le Siège de la ville et de la citadelle de Lille, par le lieutenant Sautai, p. 237-238.
  37. Sautai, p. 261.
  38. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 365-
  39. Saint-Simon. Edition Boislisle, t. XVI, p. 332.
  40. Le Duc de Bourgogne, etc., p. 290.
  41. Le Duc de Bourgogne, etc., pp. 297-291-285-293.
  42. Fénelon, Œuvres complètes. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 264.
  43. Ibid., p. 267.
  44. Fénelon, Œuvres complètes. Édition de Saint-Sulpice, 1. VII, p. 269.
  45. Ibid., p. 270.
  46. Fénelon, Œuvres complètes. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 271 et 272.
  47. Fénelon, Œuvres complètes, Edition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 277.
  48. Fénélon. Œuvres complètes. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 275.
  49. Dépôt de la Guerre, 2083. Vendôme à Chamillart, 25 et 26 oct. 1708.
  50. Ibid., 2 083. Le Duc de Bourgogne à Chamillart, 23 et 26 oct. 1708.
  51. Dépôt de la Guerre, 2084. Le Duc de Bourgogne à Chamillart, 8 nov. 1708.
  52. Ibid., 2 084. Berwick à Chamillart, 15 nov. 1708.
  53. Dépôt de la Guerre, 2 084. Vendôme à Chamillart, 15 nov. 1708.
  54. Ibid., 2 084. Saint-Frémomt à Chamillart, 24 nov. 1708.
  55. Dépôt de la Guerre, 2 084. Vendôme au Roi et à Chamillart. Le Duc de Bourgogne à Chamillart, 22 nov. 1708.
  56. Ibid., 2 081. Le Roi au Duc de Bourgogne, 23 nov. 1708.
  57. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 456.
  58. Dépôt de la Guerre, 2 084. Le Duc de Bourgogne au Roi. Vendôme au Roi, 28 nov. 1708.
  59. Ibid., 2084. Vendôme au Roi, 23 nov. 1708.
  60. Ibid., 2 084. Le Roi à Vendôme et au Duc de Bourgogne, 26 novembre et 3 décembre.
  61. Dépôt de la Guerre, 2 084. Saint-Frémond à Chamillart, 3 déc. 1708.
  62. Ibid., 2 084. Le Duc de Bourgogne à Chamillart, 4 et 5 décembre 1708.
  63. Ibid., 2 084. Le Roi à Vendôme, 7 décembre 1708.
  64. Fénelon, Œuvres complètes. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 182.
  65. Nouveau siècle de Louis XIV, t. III, p. 302.
  66. Nouveau siècle de Louis XIV, t. III., p. 255.
  67. Le Chansonnier français, t. XI. Ces couplets sont attribués par le Chansonnier à l’abbé Grécourt.
  68. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 336.
  69. Nouveau siècle de Louis XIV, t. III, p. 303.
  70. Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 283.
  71. Le Duc de Bourgogne, etc., p. 339.
  72. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, 412-475.
  73. Le Duc de Bourgogne, etc., p. 341.
  74. Sourches, t. XI, p. 239.
  75. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XVI, p. 482.
  76. Nouveau siècle de Louis XIV, t. III, p. 303-305.