Le Duc d’Aumale en exil

Revue des Deux Mondes6e période, tome 10 (p. 283-307).

LE DUC D’AUMALE
EN EXIL


Correspondance du Duc d’Aumale et de Cuvillier-Fleury, avec une introduction de M. René VALLERY-HADOT, tome troisième, 1 vol. in-8 ; Plon, 1912.


Il faut savoir le plus grand gré à M. Henri Limbourg de nous aider à reconstituer complètement deux physionomies aussi rares que celles du Duc d’Aumale et de Cuvillier-Fleury. Ces deux noms sont désormais inséparables. Attaché à la personne du Prince lorsque celui-ci n’avait encore que six ans, le précepteur a imprimé sa marque sur l’esprit de l’enfant et, à travers toutes les vicissitudes de la destinée, a entretenu avec l’enfant devenu homme le commerce le plus actif et le plus amical. Pendant les années heureuses et glorieuses, il le suivait par la pensée sur la terre d’Afrique, non sans anxiété, constamment préoccupé des dangers à courir, mais constamment aussi réconforté par l’éclat des succès. Puis, lorsque le vainqueur d’Abd-el-Kader, le gouverneur général de l’Algérie fut condamné à l’exil, l’exilé n’eut pas de correspondant plus attentif et plus régulier que Cuvillier-Fleury,

Leur correspondance dont le troisième volume vient de paraître, mérite de retenir l’attention publique par la qualité et par la valeur morale des interlocuteurs. En parlant des deux premiers volumes, nous avons indiqué ici même ce qui les distingue[1] : l’absence de toute prétention et la sincérité absolue du langage. Le précepteur, qui n’a jamais flatté son élève et qui lui a appris de bonne heure à supporter la vérité, lui écrit avec franchise, souvent même avec impétuosité, sans se départir un instant de la déférence qu’il doit à un prince. Le Prince, à son tour, ouvre volontiers son cœur à un homme dont il se sait profondément aimé, dont il connaît le dévouement et la discrétion. Il pense tout haut devant lui, il lui fait des confidences qu’il ne ferait certainement pas à d’autres. Dans leurs lettres, le fond de leurs deux natures apparaît en pleine lumière. C’est par là surtout que nous apprenons ce qu’il y avait en eux de noblesse d’âme. Rien d’étroit ni de mesquin dans l’échange de leurs idées. Ils ne sont pas toujours d’accord, mais au milieu de leurs divergences, ils cherchent toujours ce qu’il y aurait de mieux à dire ou à faire, ce qui s’accorderait le mieux avec leur idéal commun, ce qui servirait et honorerait le mieux la France. Français,’ils le sont jusqu’au bout des ongles, jusqu’à l’idolâtrie. Le Duc d’Aumale a subi dans sa vie de bien cruelles épreuves. De toutes la plus douloureuse, celle dont il sent l’aiguillon tous les jours, dont aucune occupation ne peut le distraire, c’est l’exil.


I

Au moment où s’ouvre le troisième volume de la Correspondance, le Prince termine la onzième année de son séjour en Angleterre. Il est installé dans sa belle résidence de Twickenham, à portée de Claremont, où réside la reine Marie-Amélie. Il y vit au milieu des siens, entouré des égards et des respects de la société anglaise, avec tout le luxe d’une grande existence, avec toutes les apparences du bonheur. À le voir d’une humeur si égale, si empressé auprès de ses hôtes, personne ne soupçonnerait la blessure intérieure dont il soutire. Habitué depuis son enfance, sous la rude discipline de Cuvillier-Fleury, à rester maître de soi, il trompe sa douleur par son activité physique et intellectuelle. Il monte à cheval, il chasse à tir et à courre, il prépare des matériaux pour sa grande Histoire des Princes de la maison de Condé. Mais au fond, tout au fond de cette âme courageuse persiste le regret quotidien de la patrie perdue. Aussi quelle joie lorsque les amis de France traversent la mer ! Si c’est Cuvillier-Fleury, on le retient pendant des mois entiers, on ne se lasse pas d’apprendre par lui les nouvelles politiques et littéraires. Rentré chez lui, il écrit, il continue la conversation commencée, en donnant des détails que lui seul est en mesure de connaître. Par sa collaboration au Journal des Débats, il a un pied dans le monde de l’opposition libérale. Par son beau-frère Thouvenel, devenu ministre des Affaires étrangères, tout en gardant une indépendance farouche, il entrevoit de loin ce qui se passe dans le monde impérial. Cette double source d’information donne à quelques-unes de ses lettres une saveur particulière.

La politique a souvent son tour dans cette active correspondance. Il y a toutefois des momens où elle chôme pour faire place à des préoccupations d’un autre ordre. Une des grandes douleurs de l’exil est d’obliger les Princes à élever leurs enfans sur la terre étrangère. Quel système allait adopter le Duc d’Aumale pour l’éducation de son fils aîné le prince de Condé ? En France, c’eût été la chose du monde la plus simple. Le père aurait fait pour l’enfant ce que Louis-Philippe avait fait pour lui-même avec tant de succès. Il l’aurait conservé à la maison, sous la direction d’un précepteur, en l’envoyant par surcroit suivre comme externe les classes d’un établissement de l’État. C’eût été du même coup assurer l’éducation par la famille et l’instruction par les professeurs les plus autorisés. Ce plan aurait eu l’avantage de remédier aux inconvéniens de l’éducation solitaire sans émulation et de former le caractère de l’élève en le mettant en contact avec les natures les plus différentes, en le jetant tout de suite en pleine mêlée humaine. Mais, à l’étranger, quel établissement choisir ? Où trouver l’équivalent de cet admirable lycée Henri IV dont le Duc d’Aumale et ses frères conservaient un si cher souvenir, où ils avaient trouvé des maîtres et des camarades si distingués ? En cette année 1859, le choix de la maison où entrerait Condé fut un des grands soucis du Prince. Cuvillier-Fleury consulté se serait contenté du précepteur. Il se déliait des collèges anglais, il craignait surtout que le jeune homme ne fût exposé à quelques mauvais procédés de la part de ses condisciples, de ces « orgueilleux bambins, » comme il les appelait avec un peu d’ironie,

Le Duc d’Aumale qui connaissait mieux que son correspondant les nobles sentimens de la société anglaise, pour les avoir éprouvés depuis onze ans, n’avait pas de ces inquiétudes. Il tenait avant tout à ce que son fils ne fût pas élevé seul, il voulait que cet enfant entretint avec d’autres enfans des liens de camaraderie qui lui créeraient pour l’avenir quelques-unes de ces amitiés fidèles dont il sentait personnellement tout le prix. Cette pensée dominante le conduisit à faire un sacrifice. Ne trouvant pas à Londres l’établissement qui lui convenait, il se décida, non sans peine, à se séparer de son fils. Il avait d’abord songé à la Suisse, mais n’y trouvant rien non plus, il choisit la vieille école municipale d’Édimbourg, qui lui offrait l’avantage d’être dirigée par un laïque, de n’astreindre les élèves à aucune-obligation, instruction ou prescription religieuses. Les catholiques pouvaient y rester catholiques, sans subir à aucun degré, comme ailleurs, la pression des pasteurs protestans. De plus, on y prononçait le grec et le latin à l’européenne, non à l’anglaise. Ce détail enchantait Cuvillier-Fleury en lui donnant la certitude que les humanités se continueraient à Édimbourg aussi bien qu’en France.

Sur ce point, il était irréductible. Ainsi que tous les vieux professeurs de l’Université, il considérait les études classiques, l’étude du grec et du latin, comme la base nécessaire de tout enseignement, le latin surtout, qu’il possédait à fond et dont il fait des citations dans presque toutes ses lettres. Il aime les Romains, non seulement parce qu’ils écrivent une langue limpide et forte, parce qu’ils savent conduire et discipliner leur pensée, mais parce qu’ils ont donné au monde d’admirables exemples de courage moral et de dignité civique. Leurs écrits sont faits pour inspirer les vertus mâles. Il n’y a pas de nourriture plus saine et plus fortifiante pour l’âme d’un prince.


II

Ce lettré de race, ce rédacteur du plus littéraire des journaux d’alors, du Journal des Débats, devait naturellement penser un jour à l’Académie Française, puisqu’il est convenu que l’Académie Française est la suprême récompense du talent des écrivains. Aussi l’histoire des candidatures académiques tient-elle une grande place dans ses lettres. Il y en eut plusieurs. La première fois, ce fut plutôt une velléité. Dès 1838, il avait commencé ses travaux d’approche, sans insister d’ailleurs, en homme qui se contente d’explorer le terrain. Un an après, la tentative fut plus sérieuse. A la mort de Tocqueville, quelques amis pensèrent à lui pour remplacer ce généreux représentant du libéralisme. En 1860, l’Académie se piquait d’être libérale : avec le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes, elle était, sous un gouvernement absolu, un des refuges de la liberté. On n’y attaquait pas directement l’Empire, mais on ne s’y faisait pas faute d’allusions malicieuses, on y célébrait volontiers les mérites et les bienfaits du régime parlementaire ; on tenait à distance les candidats attachés au gouvernement qui, dans leur discours, auraient peut-être eu la tentation de le louer. Par ses relations avec les anciens membres du Parlement qui peuplaient l’Académie, par l’indépendance de son caractère et de ses articles, par les opinions libérales qu’il exprimait chaque fois qu’il touchait à la politique ; Cuvillier-Fleury paraissait bien placé pour recueillir les suffrages des académiciens. Il le croyait du moins et il aurait sans doute réussi si, à la suite de la guerre d’Italie qui avait mécontenté le monde conservateur et catholique, l’idée n’était venue à quelques personnes de présenter une candidature religieuse pour mieux indiquer le désaccord qui s’accusait entre l’esprit de l’Académie et la politique impériale.

« Je ne suis plus assez nuancé, écrivait mélancoliquement Cuvillier-Fleury, pour représenter l’Académie dans son opposition à la politique du gouvernement ; il faut un papiste, n’importe lequel, pourvu qu’il ait un général qui soit à Rome. Mon général, à moi, est à Twickenham, ce n’est pas assez. » Quoique le candidat évincé exhalât sa mauvaise humeur, il n’avait pas le droit de se plaindre du concurrent qu’on lui opposait. Ce n’était rien moins qu’une des gloires de l’Eglise, le Père Lacordaire. Le gouvernement impérial avait fermé la bouche de l’éloquent prédicateur en ne lui permettant l’accès d’aucune chaire. L’Académie lui rendait la parole, c’était de bonne guerre. Elle se donnait ainsi le double mérite d’honorer un personnage célèbre comme elle en a le devoir, et de témoigner de son indépendance. Ce fut une grande séance que celle où le protestant Guizot reçut le dominicain Lacordaire. Doux noms glorieux, une renommée universelle, dont le rapprochement indiquait la largeur d’esprit des académiciens. Protestans, catholiques, peu importait. Cela voulait dire que, si les membres de l’Académie sont parfois obligés, dans les armées maigres, de subir des noms obscurs, ils entendaient cette fois ne laisser hors de leur Compagnie aucun des hommes dont la France était justement fière.

En 1862, nouvel échec de Cuvillier-Fleury. Cette fois, il n’y eut pas d’élection, mais le candidat qui obtint le plus de voix fut le poète Autran. L’irascible précepteur du Duc d’Aumale voit dans cette candidature toutes sortes de combinaisons machiavéliques ; il croit que l’Académie veut bien se prononcer pour un ultramontain comme le Père Lacordaire ou pour un des chefs du parti catholique comme le prince Albert de Broglie, mais qu’elle lui tient rigueur, à lui, Cuvillier-Fleury, parce qu’il est le correspondant du Prince et qu’on ne veut pas se compromettre auprès du gouvernement en faisant campagne pour un orléaniste, l’orléanisme étant le parti que l’Empereur redoute et déteste le plus. Suivant lui, les adversaires de sa candidature, ne pouvant faire passer leur candidat, se sont rabattus pour lui faire échec sur un candidat incolore. Il y a certainement du vrai dans ces doléances académiques. Mais incolore est bientôt dit et ne peut d’ailleurs se comprendre qu’au point de vue politique. Il eut été plus élégant de reconnaître le mérite de l’adversaire et de saluer, comme l’Académie elle-même, les Poèmes de la mer. Il n’y avait aucune humiliation à être battu par cet esprit délicat qui joignait à son talent la bonne fortune de représenter la Provence, d’être le compatriote de Thiers et de Mignet.

Aux tristesses de l’exil s’ajoutait, pour le Duc d’Aumale, un souci d’un ordre plus général. Ni la prospérité ni la puissance apparente de l’Empire ne lui dissimulaient le danger que faisait courir à la France la permanence d’un pouvoir sans contrôle. Il ne concevait la monarchie que sous la forme d’un régime parlementaire, telle qu’il l’avait vue sous le règne de son père, telle que la Grande-Bretagne lui en offrait le spectacle, comme un pouvoir contrôlé par l’opinion. Cette opinion ne pouvait se manifester que de deux manières, par des élections libres ou par la liberté accordée à ta presse. Si le gouvernement dictait lui-même le choix des députés, si les journaux qui oseraient discuter les actes du gouvernement se savaient menacés de confiscation, le contrôle n’existerait plus. Ce serait le régime de l’arbitraire et du bon plaisir. Telle était bien la physionomie du second Empire. Le Duc d’Aumale suivait avec anxiété les incohérences d’une politique personnelle, tantôt favorable au Saint-Siège, tantôt entraînée par le mouvement qui poussait l’Italie vers l’unité. Il aimait à coup sûr les Italiens, il leur avait donné une preuve de sa sympathie en faisant entrer dans l’armée piémontaise son neveu, le Duc de Chartres. Mais il était loin d’approuver tout ce qui se passait dans la Péninsule. Certaines violations du droit, favorisées par la politique impériale, blessaient en lui le sentiment de la justice. Il n’était pas plus papalin que Cuvillier-Fleury ; mais il ne pouvait pas fermer les yeux sur les contradictions d’une diplomatie qui, après avoir travaillé à l’affranchissement de l’Italie, lui refusait ensuite Venise et Rome. Le résultat de cette politique ambiguë lui apparaissait clairement. Après tous les sacrifices que la France avait faits, après Magenta, après Solférino, nous ne devions plus compter sur la reconnaissance des Italiens. Si un jour nous avions besoin d’eux, nous ne les trouverions plus. L’événement n’a que trop justifié ces prévisions pessimistes.

Parmi les rares organes de la presse qui se permettaient quelques réserves en parlant de la politique extérieure, au risque d’attirer sur leurs têtes les foudres impériales, le Journal des Débats se distinguait par le talent et par le courage de ses rédacteurs. Prévost-Paradol, Sacy, Saint-Marc Girardin y voisinaient avec Cuvillier-Fleury. Le Prince, en lisant leurs articles, y retrouvait comme un écho de la liberté disparue. Aussi témoigna-t-il un peu d’inquiétude lorsque le bruit se répandit que le journal allait être vendu, acheté sans doute pour le compte du gouvernement. Heureusement, pas plus que ses rédacteurs, le journal n’était à vendre. Quelles n’auraient pas été les appréhensions du Duc d’Aumale s’il avait su que vers la même époque François Buloz, écœuré et inquiet, fut tenté un instant de transporter à Genève la Revue des Deux Mondes pour conserver son indépendance. Cette fois, l’Empereur comprit qu’il ne fallait pas laisser sortir de France un organe si important, que ce serait un affaiblissement de l’influence française, et il fit savoir indirectement à la Revue qu’elle n’avait rien à craindre.


III

L’exilé se contentait en général d’exprimer son opinion en quelques mots, par des confidences discrètes. Il mettait d’autant plus de mesure dans ses jugemens écrits qu’il se savait étroitement surveillé par la police impériale, que ses lettres étaient régulièrement décachetées avant d’arriver à destination et qu’il ne voulait compromettre personne. Un jour vint cependant où une provocation directe le fit sortir de sa réserve. Le prince Napoléon, l’enfant terrible de son parti et de sa famille, avait prononcé au Sénat un discours retentissant où il prenait à partie la branche aînée et la branche cadette de la Maison de France, où il établissait entre les Napoléon et les Bourbons un parallèle injurieux pour ceux-ci. L’Empereur, qui avait plus d’une fois gémi des frasques de son cousin, applaudissait cette fois et le ministre de l’Intérieur faisait afficher le discours dans toutes les communes. Le gouvernement impérial semblait ainsi désigner la Maison de France au mépris des populations. Le Duc d’Aumale, indigné de cet abus de la force, de cette insulte gratuite adressée par des vainqueurs tout-puissans a des vaincus exilés, releva le gant au nom de tous les siens. Sous un titre modeste, destiné à tromper la police, il écrivit les pages admirables qu’il intitula simplement Lettre sur l’Histoire de France et qui produisirent dans toute l’Europe une impression profonde.

Dans l’introduction qu’il a mise en tête du troisième volume de la Correspondance, M. Vallery-Radot raconte fort spirituellement à la suite de quelles circonstances ce formidable écrit pénétra en France et y fut répandu par milliers d’exemplaires, avant même que le gouvernement eût pu prendre les mesures nécessaires pour en empêcher la diffusion. J’ai suivi moi-même de très près cette opération délicate, j’ai vu avec quelle dextérité manœuvrait mon excellent ami, le comte d’Haussonville, le plus habile et le plus entreprenant des chefs de l’opposition. D’une bonne humeur inaltérable, toujours prêt à servir la cause de la liberté, ne plaignant ni ses peines, ni son argent, il aurait été surpris, presque mécontent qu’on ne lui confiât pas les missions les plus difficiles à remplir. Le Duc d’Aumale, qui connaissait ses qualités et son dévouement, l’avait choisi comme l’homme le plus propre à accomplir ce tour de force : quoiqu’il fût interdit de rien publier sans l’autorisation du gouvernement, trouver en France un imprimeur et un éditeur assez courageux pour publier l’acte d’accusation le plus véhément et le mieux motivé qui eût paru contre le régime impérial. Le manuscrit, apporté par Edouard Bocher, fut remis à d’Haussonville, qui entra immédiatement en campagne avec son entrain accoutumé.

Il y avait deux hommes qui connaissaient les risques à courir puisqu’ils les avaient déjà affrontés, M. Beau, imprimeur à Saint-Germain, et M. Dumineray, éditeur, rue Richelieu. Tous deux avaient été condamnés pour avoir publié la brochure de Prévost-Paradol sur les Anciens partis. Ils ne se dissimulèrent pas que, cette fois, ils allaient au-devant d’une condamnation plus rigoureuse encore. Leur zèle n’en fut pas diminué ; par compensation, ils eurent même la chance d’échapper, pendant quelques heures, à la répression qui les attendait. L’aventure fit la joie des orléanistes et des républicains alors groupés dans une hostilité commune contre l’Empire. Le titre inoffensif de l’ouvrage, Lettre sur l’Histoire de France, avait dépisté les soupçons. Ce n’est pas que les intéressés eussent essayé de tourner la loi. Très ouvertement ils avaient déposé le manuscrit au parquet du procureur impérial de Versailles et dans les bureaux de la préfecture de Seine-et-Oise. Les mauvaises langues racontaient, non sans ironie, que le procureur impérial, sur le vu du titre et de la signature : Henri d’Orléans, avait pris l’air entendu en disant : « Je vois ce que c’est, une suite au travail sur Alésia. » Au ministère de l’Intérieur, alors en plein déménagement, on ne fut ni plus diligent, ni plus clairvoyant. Il en résulta que le 13 avril 1861, à midi, la vente de la brochure devint légale par l’expiration du délai de dépôt. Le libraire Dumineray ne perdit pas une minute pour l’étaler sous sa vitrine. « Des libraires, en toute hâte, arrivaient et emportaient des paquets par douzaines. Un marchand de journaux en vendait à lui seul un millier d’exemplaires. A l’heure de la Bourse, sur la place, sur les marches, la brochure jaune apparaissait dans toutes les mains. » Chez moi, le comte d’Haussonville en apportait une centaine à distribuer dans le monde universitaire.

L’effet produit fut prodigieux. Les hommes d’aujourd’hui, habitués aux polémiques ardentes de la presse, parviennent difficilement à se représenter dans quelle atmosphère de somnolence et de silence vivait la population française en l’an de grâce 1861. Les journaux ne traitaient les questions politiques qu’à voix basse, comme s’ils parlaient dans une chambre de malade. Chacun savait en prenant la plume qu’il suffisait de deux avertissemens pour amener la mort du journal. L’art des plus brillans journalistes d’opposition, l’art supérieur de Prévost-Paradol et de Saint-Marc Girardin consistait à trouver des formules ingénieuses pour envelopper une apparence de désapprobation ou de critique dans les plis d’une phrase habilement cadencée. C’était le triomphe de l’allusion, de l’épigramme discrète, une passe d’armes, un exercice de beau langage plutôt qu’un acte politique. Ceux mêmes qui y réussissaient le mieux, dont le talent s’affinait à ce jeu d’escrime, exprimaient volontiers le regret d’être condamnés à tant d’habileté. Ils enviaient le sort de ceux de leurs prédécesseurs qui avaient connu un autre régime, le temps des luttes épiques où chacun combattait sous son drapeau, à visage découvert.

Dans cette France silencieuse et somnolente éclata tout à coup comme une fanfare de guerre la voix sonore du prince Napoléon. Un petit progrès venait de s’accomplir, non dans le régime de la presse, toujours aussi rigoureux, mais dans les rapports du gouvernement et des Chambres. Le droit de réponse à l’adresse du trône était rendu aux sénateurs et aux députés. Ce fut le paisible Sénat qui fit la première expérience de cette liberté nouvelle et qui l’inaugura par un coup d’éclat. La question italienne était naturellement à l’ordre du jour. On cherchait à voir clair dans la pensée intime de l’Empereur visiblement partagé entre les aspirations italiennes et la volonté plusieurs fois affirmée de conserver l’indépendance du Saint-Siège. Les orateurs catholiques, M. de Larochejaquelein, M. de Heeckeren, M. de Gabriac avaient défendu le pouvoir temporel du Pape, M. Pietri leur avait répondu, lorsque le cousin de l’Empereur, dans la séance du 1er mars, demanda la parole.

Dès le début de son discours, il provoqua l’étonnement et même quelques murmures par la véhémence de son argumentation. Il prit à partie les défenseurs de la Papauté en leur reprochant de reprendre avec leurs tendances cléricales les idées surannées du moyen âge, tandis que les Napoléon représentaient le libre esprit de la société moderne. Ayant à parler du roi de Naples auquel il n’accordait aucun droit, pour lequel il n’éprouvait qu’un très vague sentiment de pitié, il entreprit à ce propos l’histoire de la maison de Bourbon en France, en Espagne, en Italie, et il le fit dans les termes les plus outrageans pour tous les membres de la famille. Le Sénat écoutait avec stupeur cette parole saccadée et hautaine dont les périodes se pressaient quelquefois en tumulte les unes après les autres, comme si l’orateur avait peine à contenir le bouillonnement intérieur de la passion qui l’agitait. Il parla ainsi trois heures durant, faisant successivement le procès de tous les partisans du pouvoir temporel, n’épargnant personne, mais s’acharnant surtout sur les morts, sur les bannis, les absens, les vaincus. Du ton le plus méprisant, il évoquait « les bandes » de Lamoricière, il faisait le portrait ironique de M. de Mérode, ce sous-lieutenant belge transformé en ministre des armes ; il dénonçait à ses auditeurs la souveraineté pontificale « qui fuyait de toutes parts comme un vase fêlé » et la Papauté elle-même « cette cristallisation du moyen âge. »

Que le gendre du roi Victor-Emmanuel prit publiquement position en faveur de l’Italie contre la Papauté, au moment où l’Empereur paraissait hésiter, c’était affaire entre son cousin et lui. Les exilés pouvaient regarder de loin d’un œil détaché cette scène de famille. Mais qu’il se permit à ce propos de refaire l’histoire de France et de sacrifier d’un seul trait toutes les gloires de l’ancienne monarchie à la gloire plus récente des Napoléon, cette audacieuse entreprise appelait une réponse. Le Duc d’Aumale la fit avec une souveraine éloquence. Quoiqu’il eût déjà donné bien des preuves de sa valeur intellectuelle et morale, jamais encore il ne s’était élevé si haut. En face de ce vainqueur sans générosité qui abuse de sa situation privilégiée pour accabler les vaincus, il dresse une autre image, celle de l’honnête homme, momentanément délaissé par la fortune, qui ne réclame aucun privilège, qui veut simplement savoir s’il lui sera permis de défendre contre un gouvernement tout-puissant son honneur et celui des siens publiquement outragés. Ce droit qui sur le sol de la Grande-Bretagne ne serait refusé à aucun citoyen anglais, un citoyen français exilé peut-il le revendiquer sur la terre de France ?

« L’attaque injurieuse, dit le Duc d’Aumale, qu’un pouvoir si fort et qui vous inspire tant de confiance a endossée, propagée, affichée sur tous les murs, ma réponse peut-elle la suivre et se produire, en se conformant aux lois, sur le sol même de la patrie ? J’en veux faire l’expérience. Si elle tourne contre mes vœux et si, au mépris des notions de la justice et de l’honneur, vous étouffez ma voix en France dans une cause si légitime, elle aura du moins quelque écho en Europe et en tout pays au cœur des honnêtes gens. » Le Prince ne se trompait pas en faisant appel à l’opinion publique. Dès que la brochure parut, elle fut traduite dans toutes les langues et universellement admirée.

Comment les esprits indépendans n’eussent-ils pas été frappés dans tous les pays par le contraste entre le ton tranchant du prince Napoléon et le sentiment des nuances observé par le Duc d’Aumale. Vous êtes bien jeunes, semblait dire celui-ci à son adversaire, pour vous comparer à nous. Vous avez régné trente ans et nous dix siècles. Que, dans ce long espace de temps, nous ayons commis des fautes et même des crimes, je vous l’accorde volontiers. Mais nous avons fait autre chose. Ce Louis XIV que vous traitez de si haut, que vous accusez d’avoir appauvri son royaume d’hommes et d’argent, il a pourtant laissé « la grande monarchie autrichienne irrévocablement dissoute et la France agrandie de la Flandre, de l’Artois, de l’Alsace, de la Franche-Comté et du Roussillon. » Vous opposez aux divisions qui ont séparé la branche cadette de la branche aînée de notre famille l’étroite union des Napoléon. Oubliez-vous donc et Lucien et Mural ? Ne nous accablez pas non plus de l’éclat de votre gloire.

Cette gloire, nous la reconnaissons, nous l’admirons autant que vous. Nous avons chanté les chansons de Béranger, c’est le gouvernement de Juillet qui a replacé Napoléon sur la colonne de la place Vendôme et transporté ses cendres aux Invalides. Mais nous n’oublions pas comme vous le revers de tant de triomphes. Combien de centaines de mille hommes votre oncle a-t-il fait périr en Espagne, en Russie, à Leipzig ? Dans quel état a-t-il laissé la France après Waterloo ?

Vous répétez volontiers que vous êtes un gouvernement fort et, pour montrer votre force, vous nous annoncez que, si quelques-uns d’entre nous faisaient une descente sur les côtes de France, vous nous feriez bel et bien fusiller. « Nous aussi, nous avons eu une incursion à Strasbourg et une descente à Boulogne. Personne pourtant n’a été fusillé. Ces d’Orléans sont incorrigibles. Ce serait à recommencer que je crois vraiment qu’ils seraient aussi démens que par le passé. Mais pour les Bonaparte, quand il s’agit de faire fusiller, leur parole est bonne. Et, tenez, prince, de toutes les promesses que vous et les vôtres avez faites ou pouvez faire, celle-là est la seule sur l’exécution de laquelle je compterais. »

Puis s’élevant au-dessus des considérations personnelles, ramassant pour sa péroraison tous les griefs et toutes les appréhensions des libéraux, l’auteur de la Lettre sur l’Histoire de France terminait par cette phrase d’une superbe envolée : « Vous qui traitez avec l’arrogance de la bonne fortune ces races antiques qui ont régné longtemps sur une nation généreuse…, vous qui jouissez du fruit accumulé de tant de travaux, de tant de sagesse et de tant de gloire, sachez bien que, si vous ne sortez pas des mauvaises voies où vous êtes si profondément engagés, ce n’est pas aux Bourbons, ni aux d’Orléans auxquels on n’a jamais pu adresser un tel reproche ; c’est à vous et aux vôtres qu’on pourrait alors renvoyer les paroles de votre oncle au Directoire : Qu’avez-vous fait de la France ? » Cette véhémente apostrophe ne résonne-t-elle pas comme l’annonce prophétique de la tourmente qui devait emporter le second Empire ?

Qu’on juge de l’effet produit par un tel langage au milieu d’un pays condamné au silence ? Les opposans ne cachaient pas leur joie. Dans les conversations particulières, on répétait quelques-uns des traits de la brochure, on faisait des gorges chaudes aux dépens du téméraire qui venait de s’attirer cette foudroyante réplique. L’Empereur s’était résigné avec philosophie en disant à ses ministres : « L’affaire regarde surtout mon cousin. » Mais les ministres devaient veiller au salut de l’Empire. Le ministre de l’Intérieur, Persigny, pour se dédommager de n’avoir pu empocher l’entrée de la brochure, voulut du moins en interdire la circulation. Les journaux furent invités à n’en donner ni extraits ni commentaires. Une note officielle annonçait simplement que la Lettre sur l’Histoire de France avait été saisie et l’éditeur poursuivi devant les tribunaux. Le prince Napoléon fit un geste élégant pour arrêter les poursuites et sauver du moins les apparences en ce qui le concernait. Tentative inutile ! Le gouvernement avait décidé de poursuivre, on poursuivit. Le 4 mai, l’imprimeur Beau et l’éditeur Dumineray comparaissaient devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine pour y répondre du délit d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement.

Le procureur impérial partagea son réquisitoire en deux parties, une charge à fond contre le gouvernement de Juillet et la glorification du second Empire. Dufaure lui répondit par une de ces argumentations serrées qui étaient sa manière propre et qui le faisaient ressembler par le poids et par la solidité des argumens à une forteresse en marche. L’accusateur public avait parlé d’un manifeste orléaniste. Il ne s’agit pas là de politique, répondait l’illustre avocat. Dans un discours qui ne les concernait en rien, à propos d’une question à laquelle ils n’étaient pas mêlés, les princes d’Orléans ont été personnellement et violemment attaqués. L’un d’eux a répondu, n’était-ce pas son droit ? Pouvez-vous lui reprocher d’avoir défendu l’honneur de sa famille ? Si vous lui faites un reproche d’avoir engagé le gouvernement dans la querelle, oubliez-vous que c’est le gouvernement lui-même qui s’est solidarisé avec l’orateur du Sénat en faisant afficher le discours à la porte de toutes les mairies de France ? Si vous vous sentez atteints, c’est vous qui l’avez voulu. « Je n’admets pas qu’il soit loisible au gouvernement, même le plus absolu, d’écrire ou de répandre des offenses, sans être exposé à des représailles. » Malgré cette vigoureuse défense, malgré une plaidoirie non moins forte d’Hébert, l’imprimeur et l’éditeur furent tous deux condamnés à la prison et à l’amende.


IV

Pendant que, suivant le mot du duc Pasquier, « ce grand événement » s’accomplissait en France, le Duc d’Aumale, de mieux en mieux accueilli par la haute société anglaise, était invité à présider le banquet de la Société Royale littéraire de Londres qui fêtait son soizante-douzième anniversaire. Le Prince y prit la parole en anglais ; son discours, prononcé presque à l’époque où fut écrite la Lettre sur l’Histoire de France, nous permet d’apprécier toute la souplesse, toute l’élasticité de ce rare esprit. La réponse au prince Napoléon, écrite de verve et comme d’un seul jet, révèle des qualités supérieures d’historien et de polémiste. La langue en est pleine de saveur, toute pénétrée d’ironie et de dédain, en même temps qu’appuyée sur les connaissances historiques les plus solides. Tout autre est le ton du discours prononcé en Angleterre devant une réunion d’écrivains et d’hommes politiques. Tout y est au contraire en nuances délicates et fines, tout y respire la bonne grâce et l’aisance de l’esprit le plus cultivé. Quoi de plus propre à toucher les Anglais que la reconnaissance exprimée par le Prince pour l’accueil qui lui est fait, pour la généreuse hospitalité qu’il reçoit en Angleterre. Il donne une forme exquise à l’expression de sa gratitude en la reportant sur la Heine, en s’adressant à elle, comme si elle représentait toutes les vertus de la rare anglaise. En la louant, ainsi qu’il le fait, dans une note émue, avec une sorte d’attendrissement, il va au cœur du peuple qui aime à se reconnaître en elle. Il montre également qu’il comprend bien la nature du public auquel il s’adresse en insistant sur les deux sujets qui l’intéressent le plus, les lettres et la politique.

Quelle impression ne dut-il pas produire sur ses auditeurs lorsqu’il leur racontait, que, dans les paisibles soirées de Neuilly, son père allait quelquefois chercher un volume in-folio de Shakspeare illustré par Boydell pour donner aux enfans un aperçu des plus belles scènes du théâtre anglais et que lui-même, au collège Henri IV, il avait plus d’une fois caché un volume de Walter Scott dans son pupitre. Au moment où on le croyait absorbé dans la lecture d’un texte classique il lisait Ivanhoe ou les Puritains. Il parlait ensuite du mérite des institutions anglaises avec un accent d’admiration qui n’avait rien de banal. C’est sous un gouvernement constitutionnel, dans le culte du régime parlementaire, qu’il a été élevé et qu’il agrandi. L’idéal politique qu’on lui propose depuis sa jeunesse c’est l’idéal anglais, la conciliation de l’ordre et de la liberté. L’ordre s’obtient par la continuité de la tradition dynastique, la liberté par l’indépendance de la tribune et de la presse. Quels services n’ont pas rendus les grands orateurs dont s’honore le parlement d’Angleterre par le contrôle qu’ils ont exercé sur les actes du gouvernement ! Ils ont évité ou réparé bien des fautes. En même temps ils jettent un tel éclat sur la nation tout entière qu’elle a le droit de les compter au nombre de ses gloires nationales et littéraires. La France aussi a eu pendant trente-six ans une tribune libre et glorieuse. Ceux qui la représentaient sont aujourd’hui dans le cadre de réserve. Plus heureuse, la Grande-Bretagne n’a jamais vu interrompre la série de ses orateurs politiques. Le Duc d’Aumale en reconnaît plusieurs dans son auditoire et leur adresse le salut le plus cordial.

Le point culminant du discours, ce qui en fait l’originalité, c’est l’éloge sans réserve de la liberté de la presse dans un temps où tant de personnes en France se résignaient à la voir supprimée. Depuis qu’elle nous a été rendue, que de fois nous avons entendu les gens timorés qui composent une partie considérable du public français se plaindre de ses excès et lui attribuer une influence funeste sur l’état des esprits ! Lorsque j’entends ces lamentations de la race moutonnière, je suis toujours tenté de leur répondre : Hommes de peu de courage, vous n’avez pas passé comme nous par l’épreuve du silence, vous ne savez pas ce qu’il en coûte de ne rien connaître des affaires publiques, de vivre dans la nuit, de ne pas pouvoir discuter une seule fois les actes du gouvernement et de n’apprendre les résolutions qui engagent l’avenir du pays qu’au moment où elles sont déjà prises. Tout plutôt que l’impossibilité pour les citoyens de défendre les intérêts de la nation, que la nécessité de subir le joug d’une volonté solitaire et silencieuse.

On ne se rend pas compte aujourd’hui du réconfort qu’apportaient aux libéraux restés en France les paroles du Duc d’Aumale, même interceptées en partie, même mutilées par la police. En face du snobisme et de la peur qui régnaient dans tant de milieux, il se trouvait enfin un homme qui osait réclamer la liberté de la presse, et cet homme était un prince, un de ceux qui sont le plus exposés, par le rang qu’ils occupent, à attirer l’attention et à subir les critiques des journaux. L’exemple venant de si haut, appuyé sur des considérations si fortes, nous rendait du courage pour supporter le régime douloureux que nous subissions. L’argumentation du Prince était irréfutable, parce qu’elle n’exagérait ni ne dissimulait rien. Il ne présentait pas la presse comme une vestale ou comme une sainte. Il reconnaissait qu’elle était capable de commettre des erreurs, de faire quelquefois du mal, d’égarer l’opinion publique sur certaines choses et contre certains hommes. Mais qu’y a-t-il donc de parfait en ce monde ? Après avoir comparé les avantages et les inconvéniens de la liberté, il concluait en faveur de la liberté par ces réflexions décisives :

« La presse agit sur le pouvoir exécutif tout à la fois comme un aiguillon et comme un frein. Elle suspend bien des résolutions irréfléchies, elle signale bien des choses excellentes à faire, qu’un seul homme ne saurait toujours apercevoir sans le secours de ses cent voix. » À l’appui de son opinion il citait son propre exemple. Pendant qu’il avait servi son pays dans des fonctions publiques, rien ne lui donnait un sentiment plus vif de ses devoirs, rien ne lui imposait avec plus d’autorité l’obligation de réfléchir profondément avant de prendre une résolution et de se consacrer tout entier à sa tâche, que la certitude que toutes ses actions ou tous ses oublis seraient exposés au public et quelquefois commentés sur un ton tout autre que celui de la bienveillance.

La Société Royale de Londres n’est pas seulement une société littéraire, elle a un caractère essentiellement charitable ; sa manière d’encourager la noble profession des lettres consiste surtout à secourir ceux qui écrivent, dans les crises de leur destinée. Elle tend la main au jeune écrivain sans appui, incapable pour ses débuts de se suffire à lui-même, au vieillard usé par le travail, à la veuve ou à l’orphelin qu’un malheur subit a laissés sans ressources. Son action bienfaisante ne se limite pas aux frontières de la Grande-Bretagne. Partout où elle découvre une misère à soulager, elle agit. Il serait facile à celui qui préside le banquet d’en citer de nombreux exemples. Il le ferait si les statuts de la Société ne le défendaient rigoureusement. La main droite doit ignorer ce que donne la main gauche. Il y a cependant une bonne œuvre qu’il est permis de rappeler parce que celui-là même qui en était l’objet a tenu à en entretenir la postérité. Lorsque Chateaubriand, émigré et pauvre, végétait dans un taudis de Londres, il n’aurait pu terminer les Natchez, le premier livre qui fonda sa réputation, s’il n’avait reçu une aide pécuniaire de la Société Royale littéraire.

Quand le Duc d’Aumale se rassit, les applaudissemens éclatèrent dans toutes les parties de la salle. Disraeli, qui se leva pour lui répondre, le fit avec un tact infini. Après avoir associé le Prince à toutes les gloires de sa race et présenté en lui le descendant direct du grand roi qui a donné son nom à la période la plus éclatante des lettres modernes, il rappela les titres personnels que s’était acquis l’ancien gouverneur général de l’Algérie en racontant l’histoire des soldats d’Afrique, après les avoir conduits à la victoire, et en analysant la plus merveilleuse campagne de César. Les révolutions sont sans pitié, mais ce qu’elles ne peuvent entamer, c’est la valeur morale de leurs victimes. « Heureux le Prince, disait l’orateur à la fin de son discours, qui, sans avoir commis une faute personnelle, banni des palais et des camps, peut trouver une consolation dans les livres et une noble occupation dans les riches domaines de la science et de l’art ! Heureux le Prince qui, dans un pays étranger, tout en se mêlant aux autres hommes sur le pied de l’égalité, se distingue toujours par la supériorité de son esprit et de sa nature ! Heureux le Prince qui, dans de pareilles circonstances, peut dans le royaume des lettres conquérir des provinces qu’il ne saurait perdre et défier les mauvais destins des dynasties ! »


V

Pauvre Prince, aurait-on pu répondre à Disraeli. A l’heure même où l’élite de la société anglaise lui témoignait une si grande, une si universelle déférence, la police impériale, honteuse d’avoir laissé passer, comme un papier innocent, la Lettre sur l’Histoire de France, et stimulée par le ministre de l’Intérieur, surveillait tous les envois qui arrivaient d’Angleterre. Un jour elle crut avoir fait une trouvaille qui intéressait la sûreté de l’Etat en arrêtant à la frontière le plus inoffensif des catalogues : un inventaire de tous les meubles du cardinal Mazarin, dressé par Colbert et que le Duc d’Aumale en curieux et en bibliophile avait fait précéder d’une préface. Tout écrit signé Henri d’Orléans paraissait séditieux. Il fallut trois semaines de négociations pour obtenir que Mazarin et Colbert pussent entrer en France. Un autre travail beaucoup plus important, les deux premiers volumes de l’Histoire des Princes de Condé pendant le XVIe et le XVIIe siècle, auxquels le Duc d’Aumale consacrait le meilleur de son temps, provoqua de plus grosses difficultés. Pour cette œuvre, Edouard Bocher, mandataire du Prince, avait conclu un traité littéraire avec l’éditeur Michel Lévy. Le manuscrit, recopié par la Duchesse d’Aumale, s’imprimait chez Claye. Le Prince avait reçu et renvoyé sans difficultés des séries d’épreuves, l’ouvrage allait paraître, on commençait à le brocher, lorsque le 19 janvier 1863, sur l’ordre du préfet de la Seine, un commissaire de police vint saisir toutes les feuilles d’impression et les transporta dans des tapissières à la Préfecture de Police.

Un citoyen anglais qui se croit lésé dans ses droits personnels n’hésite jamais à porter plainte devant toutes les juridictions qui peuvent le protéger.

Il tient à poser et à faire juger la question, non seulement pour lui-même, mais pour ceux qui peuvent se trouver dans son cas. En se défendant, il défend le droit de tous dans le présent et dans l’avenir. Déjà très pénétré de l’idée juridique que chaque cas particulier peut recevoir une application générale, le duc d’Aumale n’avait fait que se confirmer dans ce sentiment au contact de ses amis d’Angleterre. Se sachant traqué et poursuivi, il était résolu à se servir de toutes les armes que les lois de son pays mettaient à sa disposition. Il écrivait en ce sens à son conseil : « Sommations à l’éditeur, sommations au préfet, porter la question devant les tribunaux ordinaires, la soutenir devant toutes les juridictions et a tous les degrés : voilà ce qui nous reste à faire et je n’ai pas d’autre instruction à vous donner. »

La lutte judiciaire et administrative devait durer six années. Elle commença en 1863 par une admirable plaidoirie de Dufaure. « J’ai entre les mains le volume que vous avez pris, disait-il, je l’ai lu en entier. C’est l’œuvre d’un homme qui sait écrire notre langue avec élégance et sévérité, qui a fait de savantes recherches et qui possède les archives les plus précieuses sur le sujet qu’il a traité. Mais dans ce volume pas un mot, vous entendez, pas un mot qui ait trait, même indirectement, à la politique. L’auteur a poussé sur ce point le scrupule jusqu’à s’interdire le XVIIIe siècle, pour n’être pas tenté par elle. Son ouvrage s’arrêtera à la mort du vainqueur de Rocroi. »

Dufaure avait raison, le Duc d’Aumale n’avait aucune intention de mêler la politique à l’œuvre d’histoire qu’il entreprenait. Il ne poursuivait que la vérité historique. Il apportait à son travail tous les scrupules de l’historien le plus consciencieux, la recherche des documens authentiques, le soin du détail et le souci de ne s’élever aux considérations générales qu’après avoir solidement assuré le terrain sous ses pas. Un des moyens d’information auquel il attache le plus d’importance est la visite des champs de bataille. Ceux de France lui sont interdits ; mais partout où il peut pénétrer, il observe et il étudie. Une des lettres les plus émouvantes qu’il adresse à Cuvillier-Fleury contient le récit d’une station faite par lui auprès du tombeau de Turenne. « Je viens de fouler le petit coin de terre que Turenne a couvert de son corps quand il tomba raide mort aux pieds de son cheval La Pie…. Le monument est bien. L’inscription surtout me touche : « La France à Turenne. » Et de l’autre côté : « Arras, Les Dunes, Erzheim, Sinzheim, Turckheim. » Cela dit tout, c’est simple et grand. »


VI

Il ne serait pas étonnant que la saisie si arbitraire et si injustifiée d’un ouvrage purement historique ait été provoquée par un incident peu connu qui se produisit à Paris avant le 19 janvier 1863. Le 13 de ce mois, on vendit aux enchères publiques les principaux tableaux de M. Demidoff, entre autres la célèbre Stratonice d’Ingres commandée par le Duc d’Orléans en 1840. Le Duc d’Aumale voulut l’acquérir en souvenir de son frère et donna ses ordres à l’expert Petit. Lorsque l’adjudication fut prononcée, à 92 000 francs, toute la salle réclama le nom du véritable acquéreur, et le Prince fut nommé. « Bravo pour le Duc d’Aumale ! » fut le cri unanime, accompagné d’applaudissemens prolongés. Un assistant ayant cru devoir protester en criant : Vive l’Empereur ! provoqua une nouvelle salve d’applaudissemens en l’honneur du prince exilé. Un personnage de la maison de l’Empereur entrant sur ces entrefaites, demanda à qui s’adressaient ces applaudissemens : « Au Duc d’Aumale. — Ce n’est pas possible, c’est Vive l’Empereur qu’il faut crier. — Vous y êtes bien, l’Empereur a eu juste une voix. » Voilà une de ces manifestations que la police impériale ne pouvait ni prévoir ni pardonner.

L’épisode de la Stratonice nous fait entrevoir un des côtés de la vie du Prince sur lequel la Correspondance ne peut guère nous donner de détails. L’activité infatigable du Duc d’Aumale se portait sur tant de sujets qu’il n’en entretenait pas toujours son ancien précepteur. Il parlait volontiers à Cuvillier-Fleury de ses livres, il lui parlait moins des œuvres d’art pour lesquelles son goût se développait avec les années. Outre les nombreuses acquisitions qu’il faisait dans ce genre en Angleterre, il avait en France des intermédiaires chargés de ses achats. Le principal était le sculpteur Henri de Triqueti. En janvier 1861, à la vente de la collection Soltykof faite à Paris, Triqueti acquit pour le Prince quatre beaux émaux de Léonard Limousin, portraits de princes français, la croix du Trésor de Bâle, superbe pièce d’orfèvrerie du XVe siècle. En même temps, il négociait l’acquisition de la magnifique collection de dessins de maîtres formée par M. Frédéric Reiset. Cette collection comprenait 380 pièces choisies par un connaisseur de premier ordre ; tous les grands maîtres italiens, français, flamands, allemands, hollandais s’y trouvaient représentés. Les prétentions de M. Reiset étaient élevées, mais la perspective de voir ses dessins entre les mains de l’illustre amateur lui fit accepter le prix de 140 000 francs. Il poussa la complaisance jusqu’à donner des conseils d’épuration que le Prince trouva trop sévères. Celui-ci écrivit à Triqueti le 26 janvier 1861 : « Retenu hors de chez moi par d’anciens engagemens, j’ai dû différer de quelques jours l’ouverture des précieux portefeuilles. Maintenant j’ai vu et revu avec la plus grande attention les 380 dessins ; ma femme et mon fils ont été associés à ce plaisir, et tout ce que je puis vous dire, c’est que notre attente a été surpassée ; tout m’a paru excellent dans le détail, et l’ensemble est saisissant. Les avis de M. Reiset me seront bien précieux pour guider mon inexpérience. Quoique la justesse de ses observations m’ait le plus souvent frappé, j’aurai quelque peine à toutes les exécutions qu’il recommande. Enfin, monsieur, je ne puis que vous le répéter, je suis on ne peut plus satisfait de l’acquisition et reconnaissant des peines que vous avez prises, du soin et du zèle affectueux avec lequel vous avez tout conduit et dirigé. » Et le 12 février, Adolphe Couturié, ami et secrétaire du Prince, écrivait à M. de Triqueti : « Le Prince est toujours sous le charme, et, quand il rentre chez lui, c’est pour courir à ses chers dessins… Colnaghi ne les a pas encore vus, bien qu’il en grille d’envie, mais les fréquentes absences du Prince, qui tient à montrer lui-même son trésor et qui n’en livre la clé à personne, n’ont pas encore permis de le convoquer. »

Ce Dominique Colnaghi, « le vieux Dom, » dont la boutique canalisait l’immense réservoir d’œuvres d’art qu’était alors l’Angleterre n’avait pas de client plus assidu que le Duc d’Aumale, qui lui dormait aussi ses commissions pour les grandes ventes de Londres. Chez le Prince, l’amateur se double constamment du bibliophile. Il visite les boutiques des libraires, surtout celle de Boone, qui a la spécialité des manuscrits anciens. Il y trouva, pour n’en citer que deux, un précieux Sacrémentaire de l’abbaye de Lorsch au XIe siècle et un Evangéliaire de Saint-Ludger, du XIIe. Il s’attachait à compléter la collection de manuscrits qui venait des Condé, la splendide série d’incunables formée par M. Standish et les trois mille volumes de la bibliothèque Cigongne, transportée de Paris a Londres au printemps de 1861. M. Armand Cigongne, ancien agent de change à Paris, avait composé une collection presque exclusivement française. Il recueillait, avec un soin et une persévérance admirables, une merveilleuse série d’ouvrages en vers, de pièces dramatiques et de romans. Il y avait joint des volumes curieux dans tous les genres, de reliures précieuses portant les armes de personnages illustres, des manuscrits qui étaient de vrais bijoux. Non content de collectionner les reliques des amateurs anciens, il avait fait relier lui-même un nombre considérable de volumes. Nul bibliophile moderne n’avait montré aillant de discernement dans le choix des exemplaires, autant de gout dans la décoration extérieure des livres. La réputation de sa bibliothèque était universelle. Aussi le Duc d’Aumale s’efforça-t-il aussitôt d’en devenir possesseur et son mandataire Edouard Bocher fut assez heureux pour conclure, le 2 juillet 1850, l’acquisition en bloc de la collection, au prix de 375 000 francs.

La place manquant à Twickenham pour loger tous ces trésors, le Prince demanda à l’architecte Duban le plan d’une grande salle qui servirait de bibliothèque. La première pierre de ce bâtiment fut posée le 21 avril 1860 ; la truelle d’argent qui servit à cette occasion au Duc et à la Duchesse d’Aumale est conservée au Musée Condé.


VII

Le dernier événement de quelque importance qui soit signalé à la fin du troisième volume de la Correspondance est la candidature possible du Duc d’Aumale au trône de Grèce. Cuvillier-Fleury en parle pour la première fois dans une lettre datée du 30 décembre 1862. Quelques jours auparavant, une grande chasse avait été donnée à Ferrières par le baron de Rothschild. Le bruit courait depuis lors que l’Empereur qui y assistait avait prononcé le nom du Prince pour le trône que rendait vacant le départ du roi Othon de Bavière. « Cela me parait pour le moins extraordinaire, écrivait Cuvillier-Fleury, ce n’est pas une raison pour que ce ne soit pas vrai, si peu vraisemblable que cela soit. Il y a bien de l’imprévu dans les choses humaines. Il y a bien des motifs pour qu’une solution de ce genre fût agréable au Maître. Elle servirait à sa politique et à son renom. » Il n’eût pas été maladroit, en effet, d’éloigner le Duc d’Aumale, de détourner son attention des affaires de France et d’offrir un but à son activité.

Au fond, l’idée ne venait pas de l’Empereur qui s’était borné à y faire bon accueil. Elle venait d’un des plus fidèles serviteurs de la Maison d’Orléans, Piscatory, ancien philhellène, ancien ministre de France en Grèce. Piscatory, demeuré très populaire en Orient, y conservait des correspondans et des amis. Sa maison de Paris était ouverte aux jeunes Grecs qui y faisaient leurs études. Il avait appris par eux et par des lettres de Grèce que la candidature du Prince y serait acclamée. On se faisait fort d’obtenir l’adhésion écrite de tous les officiers de la garnison d’Athènes. Quant à lui, avec sa nature ardente et optimiste, il avait pris la question si à cœur qu’il s’engageait, s’il pouvait débarquer à midi au Pirée, à faire proclamer le Duc d’Aumale roi, par acclamation, avant la fin du jour. Les Grecs tenaient d’autant plus à l’acceptation du Prince qu’ils ne voyaient se produire nulle part une candidature qui leur convint et qu’ils ne pouvaient se passer d’un roi sans tomber dans l’anarchie.

Le Duc, pressenti par Piscatory, ne lui cacha pas que, si des objections pouvaient être faites à ce projet, il n’en était pas moins flatté qu’on vint le chercher sur la terre d’exil. Il aurait été moins sensible à cette marque de sympathie pendant que son père régnait aux Tuileries. Eloigné de France, exilé, sans influence politique, il ne pouvait qu’être profondément touché qu’on voulut bien penser à lui. Il ne lui était pas non plus indifférent de se consacrer à une noble cause, de servir un peuple pour lequel les jeunes hommes de son temps avaient toujours fait les vœux les plus ardens, dont le patriotisme avait excité dans tous les pays d’Europe un si vif enthousiasme. S’il y avait du travail à accomplir, il ne craignait pas le travail ; s’il y avait des dangers à courir, le danger ne lui faisait pas peur.

La proposition offrait donc à son avis des côtés séduisans. Mais cet homme, si hardi sur le champ de bataille, était en même temps le plus prudent et le plus avisé des politiques. Il ne voulait à aucun prix s’engager avant d’obtenir certaines précisions. Quelles seraient les ressources du royaume hellénique, serait-il en mesure de défendre son indépendance ? La question se compliquait aussi de considérations morales. Les Grecs ne paraissaient pas demander au Prince de changer de religion, mais ils exprimaient le désir que celui de ses enfans qui devait lui succéder adoptât le rite grec. Avant de prendre un parti, le Duc d’Aumale désirait consulter les membres de sa famille, et particulièrement son fils aîné, le Prince de Condé. Celui-ci, qui suivait à Lausanne les cours de l’Académie sous la direction d’un colonel de l’armée fédérale, témoigna peu de goût pour l’aventure. Très attaché à la foi catholique, très Français de cœur, il ne voulait changer ni de religion, ni de patrie[2]. C’était au fond la pensée même du père. Il suffit qu’elle fut exprimée avec énergie par le fils pour que toute idée de candidature fût abandonnée. Le Duc y mit de propos délibéré des conditions qui la rendaient inacceptable pour les Grecs. Devant ce refus peu déguisé, l’Angleterre entra en scène à son tour et fit agréer comme candidat le second fils du prince héréditaire de Danemark, le frère de la princesse de Galles.

De l’ensemble de la correspondance se dégagent certains traits particuliers de la physionomie du Duc d’Aumale. Il convient de les retenir si l’on veut pénétrer jusqu’au fond de cette nature si originale et si forte. De toutes les hérédités qui pouvaient peser sur lui en sens divers, celle qui lui a laissé une empreinte ineffaçable, c’est la Révolution de 1830. Il est resté jusqu’au bout l’homme des journées de Juillet, très partisan du droit populaire, passionné pour toutes les libertés, pour la liberté de penser et pour celle d’écrire, très respectueux des choses de la religion, mais aussi indépendant des coteries cléricales que des coteries légitimistes. Les préjugés de certains conservateurs, te snobisme des gens qui se croient bien pensans et qui ne voient de salut que dans leur petite église, lui donnent des nausées.

De temps en temps il a besoin de se soulager, d’ouvrir son, cœur, de crier à son correspondant la répugnance que lui inspirent les opinions artificielles de quelques salons. Il aime les gloires de son pays, il parle avec enthousiasme des grandes familles qui l’ont illustré. Mais aucun plébéien ne juge plus sévèrement les travers d’une partie de la haute société que ce prince issu de la plus vieille des races royales, mais affranchi par son éducation de tous les partis pris de classes ou de castes. Il est bien, comme il aime à le dire, le fils de la Révolution, et il se réclame en toute circonstance des principes de 1789.


A. MEZIERES.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes des 15 mai et 15 septembre 1910.
  2. Voici la réponse faite au Duc d’Aumale par le Prince de Condé dans une lettre qui honore sa mémoire.
    Lausanne, 2 février 1863.
    Mon cher Papa, J’ai reçu par Robert la lettre de M. Piscatory et la réponse que vous lui avez faite (*). Au premier moment, je ne le cacherai pas, une pareille idée m’a plutôt effrayé je ne m’étais jamais préparé à l’idée de porter le fardeau que l’on appelle une couronne. Mais ensuite, en lisant votre réponse, j’ai trouvé que tout ce que vous avez dit était d’accord avec ce que je pensais ; je me bornerai donc à ajouter quelques idées qui me viennent à l’esprit, et dont vous ferez le cas nécessaire.
    D’abord un point à éclaircir, et qui est pour moi le sine qua non de la question. Dans l’analyse de la lettre de M. Piscatory, que vous m’avez envoyée, il est dit : » Ils (les Grecs) ne lui demanderaient point un changement de religion, et il leur suffirait que celui de ses enfans qui devrait lui succéder adoptât le rite grec. » Que veut dire ce mot « rite ? » Est-ce simplement d’entendre les offices selon le rite des Grecs unis à l’Église romaine, ou bien le mot rite veut-il dire ici religion ? Désire-t-on une abjuration de la foi catholique ? En ce cas, je me retire, je ne veux à aucun prix quitter la foi de mes pères, que je tiens pour la meilleure.
    Autre question : je ne crois pas qu’en ce moment votre élection au trône de Grèce rencontre quelque opposition de la part des puissances étrangères. Mais si, comme je l’espère, Paris monte, un jour, sur le trône de France, l’Angleterre ne s’inquièterait-elle pas de voir les trônes de Grèce et de France dans les mains de la même famille ? Ne pourrait-il résulter de là de fâcheuses complications ?
    Je passe au troisième et dernier point qui m’ait préoccupé : en montant sur le trône de Grèce vous renonceriez, pour vous et votre famille, à cette patrie que nous aillions tous tant ; il faudrait devenir Grec et cesser d’être Français, Rude sacrifice, dont je ne me sens guère plus la force que du changement de religion, et sans lequel on ne serait qu’un second Othon. Enfin, et il n’y a pas à se faire d’illusion, votre nom est, au dire de tous ceux qui viennent de France, le plus connu et le plus populaire de la famille. En devenant roi des Grecs, vous cesseriez d’être Duc d’Aumale. Serait-il juste de priver non seulement la maison d’Orléans, mais la cause tant aimée de la liberté, d’un de ses appuis les plus importans ? En assurant ainsi une situation à notre branche, ne gâterions-nous pas celle de la famille entière et de la France ?
    J’indique. A vous de décider si ce que je dis est faux ou juste. Vous m’avez demandé ce que je pensais ; j’ai répondu avec franchise et selon ma conscience.
    Maintenant, si Dieu favorise votre candidature et que vous l’acceptiez, vous pouvez être sûr que je serai à côté de vous, prêt à vous servir et à accepter toute tâche. Seulement, je ne veux point apostasier, préférant le bonheur éternel à la gloire de ce monde.
    Votre très respectueux et très affectionné fils
    LOUIS D’ORLEANS.
    (*) Ces lettres avaient été remises au Prince de Condé par le Comte de Paris et le Duc de Chartres qui, allant voyage en Italie, s’étaient arrêtés pendant quelques jours à Lausanne.