Le Duc d’Anguien et les Dames

Le Duc d’Anguien et les Dames
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 721-743).
LE
DUC D’ANGUIEN
ET LES DAMES[1]

Arrivée de M. le Duc à Chantilly (octobre 1645). Le « démariage » ; projets et rumeurs. — Marthe du Vigean. Fin du roman. — Mlle de Neuillant. Mmes de Montbazon et de Chevreuse. Le duc de Beaufort. — Déroute des Importans. La Régente et les Condé. La Rochefoucauld. — Le duel de la place Royale ; Maurice de Coligny tué par le duc de Guise. — Mlle de Toussy. Ninon. — Les princesses de Gonzague : la reine de Pologne et la Palatine. — Mlle de Boutteville. Son mariage avec d’Andelot. Son frère François. — Henri Chabot devient duc et pair par son mariage avec Marguerite de Rohan. L’aventure de Tancrède. — Les « libertins » dans la maison de M. le Duc. Bussy, Saint-Évremond, Rivière, Bourdelot.


Dans les premiers jours d’octobre 1645, le duc d’Anguien, à peine convalescent, s’arrêtait à Chantilly[2]. Sa mère, qui était la maîtresse du logis, avait fait préparer « les eaux qu’il devait prendre » et disposer sa « petite chambre[3], » celle-là même que ses descendans ont toujours occupée[4]. Mesdames la Princesse et la duchesse attendaient soucieuses : quel accueil M. le Duc ferait-il à sa femme ? l’assistance était peu nombreuse ; la sœur même était exclue : sous le prétexte des soins qu’exigeait une grossesse avancée et assez laborieuse[5], « Madame la Princesse n’a pas voulu que Mme de Longueville aye esté à Chantilly ; elle en est très faschée. » Tout se passa convenablement, si ce n’est tendrement ; « l’entrevue fut autant civile et honneste que l’on la peult souhetter : embrassemens de toutes parts, conversation à toute heure du jour seulement, et pour les choses extérieures on n’en peult souhetter davantage[6]. » Il y a quelques réticences dans ce court récit.

Le prétendu excès de pouvoir imputé à un ministre tout-puissant ne suffisait pas pour faire rompre l’union que l’église avait consacrée au mois de février 1641. La stérilité de l’épouse, permettant d’établir que le mariage n’avait pas été consommé, aurait fourni un argument qu’en pareille circonstance d’habiles casuistes surent employer avec succès. M. le Duc regrettait-il le mouvement généreux ou le calcul qui un moment le rapprocha de sa femme ? — La naissance du duc d’Albret s’élevait comme un obstacle à tout projet de séparation conjugale ; or le rêve du « démariage » agite l’imagination de Louis de Bourbon ; cette idée l’obsède ; la présence à ses côtés de la nièce de Richelieu lui rappelle tant d’humiliations infligées par la lourde main du cardinal ! il oublie les bienfaits, les devoirs, ne considère plus qu’un odieux souvenir ; et si des combinaisons de parti lui imposent quelques ménagemens, si sa fougue est contenue par certains obstacles que nous ferons ressortir plus loin, il est le plus souvent tout à sa passion, brûlant du désir d’être libre pour offrir sa main comme il a déjà donné son cœur.

Sans s’expliquer nettement, sans s’associer à des projets plus ou moins vagues, Madame la Princesse ne combat pas le sentiment de son fils. Quand elle lui écrit, elle donne des nouvelles de tous, mari, fille, petit-fils, amis et amies ; jamais un mot de la bru. L’alliance Brézé n’est pas son fait ; Mme du Vigean est de ses amies[7], et les filles de la baronne comptaient parmi les « inséparables de Mlle de Bourbon. » Les vers, les complimens sent pour Mlle de Bourbon et sa troupe ; ces jeunes filles se marient sans qu’on cesse de les chanter ; d’autres noms se mêlent aux leurs : les filles d’honneur de la Reine-régente, Neuillant, Beaumont, Guerchy, Beuvron, Chémerault, sont, elles aussi, accablées d’odes, de sonnets, et deviennent le point de mire des vaudevilles équivoques. Dans ce concert d’éloges ampoulés ou de couplets injurieux, dans ce fatras de poésies, dans ces prologues, dédicaces en prose ou en vers, le nom de Madame la duchesse est à peine prononcé par quelque obscur rimeur[8] ; les chantres ordinaires de la beauté et de la mode, Voiture, Esprit, Sarasin, paraissent l’ignorer ; nulle place pour elle dans les lettres semi-officielles de Balzac ; elle est comme oubliée de tous, adulateurs ou satiristes.

Seul, M. le Prince la défend, prend parti contre le dessein de son fils, le rappelle au devoir. C’est le bon sens qui parle par sa bouche ; Anguien le sait, ne réplique pas ; mais il cherche des prétextes, épie l’occasion. Les premières caresses de son fils ne le ramenèrent pas. Dans l’intervalle de ses deux premières campagnes, sa passion était plus forte que jamais : quand il dit adieu à Mlle du Vigean, en 1644, il s’évanouit.

Placée entre une belle-mère et une belle-sœur grandes, de haute mine, Claire-Clémence, avec sa petite taille, était assez effacée, quoiqu’elle ne manquât pas d’agrémens ; plus tard, elle a montré de l’intelligence et du caractère. Avait-on déjà remarqué quelques accès de cette bizarrerie héréditaire qui reparut longtemps après et se manifesta dans une aventure étrange dont les suites furent tragiques[9] ? — Il est certain que dès ce temps il y avait comme un prélude de la séquestration finale. On rencontre rarement son nom dans le récit d’une fête ; paraît-elle dans une cérémonie, sa présence étonne : « Mademoiselle » se montra surprise de la voir au Te Deum chanté pour la victoire de « Norlingue. » — Elle n’est mêlée à aucun des incidens qui firent tant de bruit autour de Mmes de Condé et de Longueville. — C’est au couvent qu’on la retrouve quand son mari est en guerre ; elle quitta les Carmélites de la rue Saint-Jacques[10] pour venir à Chantilly dans l’automne de 1645. Déjà celle qui possédait le cœur de M. le Duc avait résolu d’entrer dans cette sainte maison dont elle ne devait plus sortir.

Marthe du Vigean a-t-elle encouragé les rêves, les projets de son amant ? Désintéressée, généreuse, a-t-elle échappé à toute velléité d’ambition ? — Elle avait obtenu de lui qu’il ne parlât plus à Mme de Boutteville ; il empêcha Saint-Maigrin de prétendre à sa main, sans se soucier de la haine que cette sommation hautaine devait allumer chez un homme épris et vindicatif[11]. — Madame la Duchesse fut un moment très malade ; le petit duc d’Albret était frêle et délicat. — Qui sait ? — Le dernier pas cependant eût été difficile à franchir ; du Vigean le père avait médiocre réputation, et sa femme était dans l’intimité, presque dans la dépendance de la duchesse d’Aiguillon. En somme, hors la pureté de la fille, c’eût été une triste alliance.

Comment expliquer la brusque conclusion du roman ? M. le Duc, qui n’obtenait de sa maîtresse que les faveurs du cœur, ne dédaignait pas le plaisir. Mlle du Vigean se crut-elle un moment délaissée ? S’aperçut-elle qu’il fallait renoncer à de trop hautes espérances ? ou fut-elle seulement ramenée par la grâce dans ce cloître qu’elle n’avait jamais oublié ?

Bien qu’elle ait attendu deux ans pour faire profession, son parti était pris dès 1645 ; sa sœur le savait[12]. Elle-même en fit le récit au duc de Rohan, qui avait été longtemps le confident de cet amour : « Après m’avoir, non sans verser beaucoup de larmes, entretenu trois heures des choses passées, elle me conta comment, au retour d’un sermon du père Desmares[13], elle avait brûlé vos lettres et même votre portrait ; ses résolutions pour l’avenir vont à la retraite, lorsqu’elle aura donné assez de temps pour qu’on n’accuse pas sa réputation et qu’on ne puisse dire que c’est un effet de la douleur et du dépit[14]. » La réputation de Marthe du Vigean ne souffrit aucune atteinte ; tous savaient que « jamais amour ne fut plus passionné d’une part, ni, de l’autre, écouté avec plus de conduite, d’honnêteté et de modestie[15] ; » mais elle ne put ni garder pour elle le secret de sa résolution, ni empêcher la malignité d’en rechercher les causes et de l’attribuer « à la douleur ou au dépit. » Toujours est-il que le sacrifice était consommé lorsque le vainqueur de « Norlingue » vint achever sa convalescence et prendre ses eaux à Chantilly.


C’était le tems de la bonne Régence,
Temps où la ville, aussi bien que la Cour,
Ne respirait que les jeux et l’amour,


au printemps, avant l’ouverture de la campagne, sous les majestueux ombrages de Compiègne ; à l’automne, parmi les sites pittoresques de Fontainebleau, lorsque dans ce palais, le plus beau du monde, affluaient ceux qui revenaient de l’armée ; « ce ne sont que comédies, sérénades sur l’eau, promenades en forêt[16]… »


Aucun amant qui ne servît son roi ;
Guerrier aucun qui ne servît sa dame[17].


Aussi, lorsqu’on sut que tout était rompu entre Louis de Bourbon et celle qui sera désormais sœur Marthe de Jésus, il devint le but de mainte provocation : « Neuillant veut tout mettre en usage pour vous engager cet hiver[18]. » Dans cette aimable fille, assez chansonnée alors, comment reconnaître l’austère dame d’honneur dont la probité ne fléchit pas devant les menaces du plus impérieux des rois, du plus puissant, du plus passionné des amans[19] ? — Une héroïne de la galanterie, bien autrement hardie et compromise, l’altière duchesse de Montbazon, crut un moment que le pouvoir de ses charmes enchaînerait à son tour


Ce jeune duc, qui tenait la victoire
Comme une esclave attachée à son char ;


« elle ne s’est raccommodée avec madame votre sœur qu’à ce dessein[20]. » Si Chabot a dit vrai, la longanimité de l’une n’est pas moins surprenante que la fantaisie de l’autre.

Un jour d’été (1643), comme on remettait à Mme de Montbazon deux billets de style équivoque ramassés dans son salon : « C’est la main de Mme de Longueville, s’écria-t-elle aussitôt, et Coligny sort d’ici. » L’anecdote fut promptement colportée ; c’était une calomnie sans vraisemblance. Geneviève de Bourbon était alors irréprochable ; à cette heure même, retirée à la campagne[21], elle souffrait de sa première grossesse. Mais la passion ne raisonne pas, surtout lorsqu’elle se loge dans un cœur violent, à côté d’une intelligence étroite.

Unie à seize ans au vieil Hercule de Rohan, Marie de Bretagne s’était promptement affranchie de toute retenue ; on ne comptait plus ses caprices ; elle ne pardonnait pas à M. de Longueville de l’avoir quittée pour épouser la fille du prince de Condé, ce qui n’empêcha pas le duc de Beaufort d’occuper promptement la place vacante. Les nouveaux amans étaient bien faits pour s’entendre : tous deux avaient peu d’esprit, avec une certaine grossièreté de sentimens qui n’excluait pas la ruse, et qui se reflétait dans le langage de l’homme comme dans les mœurs de la femme. De son grand-père Henri IV, François de Vendôme ne tenait que la vaillance[22]. À la mort de Louis XIII, se croyant assuré de la faveur de la Reine, il avait aussitôt essayé de montrer aux Condé l’insolence de sa haine. Le Roi venait de rendre le dernier soupir ; entourée par la foule, suffoquée par la chaleur, Anne d’Autriche demande que tout le monde se retire. Le duc de Beaufort se trouvait près d’elle ; il relève aussitôt cette parole et, se tournant vers le premier prince du sang, l’invite à quitter la chambre. — « De quel droit me parlez-vous ainsi ? — C’est l’ordre de la Reine, et je saurai le faire respecter. »

Du coup, le petit-fils de Gabrielle d’Estrées espérait effacer l’irrégularité de son origine, monter au premier rang. Déjà populaire, les Importans l’avouaient pour leur chef ; M. de Beauvais, premier aumônier, qui se vit un moment ministre, était dans les mêmes intérêts ; la plus habile des intrigantes du siècle, on pourrait dire le plus infatigable des conspirateurs, Mme de Chevreuse, rentrait d’exil et comptait bien reprendre son influence sur Anne d’Autriche en s’appuyant sur le bras du futur « roi des Halles ; » fille d’Hercule de Rohan, elle inspirait et dirigeait l’amant de sa jeune belle-mère. Mais Mazarin mit bon ordre à toutes ces prétentions ; la façon dont il fit aboutir à son profit une intrigue ourdie contre lui est un chef-d’œuvre de dextérité. À l’ombre des lauriers de Rocroy, M. le Prince par sa prudence, Mme la Princesse par son assiduité, ses habitudes pieuses, modifièrent les dispositions de la Reine ; Beaufort demeura sans pouvoir, Mme de Chevreuse sans crédit. En outrageant Mme de Longueville, la duchesse de Montbazon avait cru tout à la fois servir l’ambition de ses amis et satisfaire ses rancunes de femme. Elle se trompait. On ne tarda pas à mettre les véritables noms sur les lettres ramassées[23], et les rieurs ne restèrent pas longtemps du côté de la duchesse. La Reine exigea une réparation publique : debout devant la princesse de Condé, Mme de Montbazon dut présenter ses excuses en lisant à haute voix un papier accroché à son éventail (8 août) ; les termes de cette satisfaction avaient été arrêtés « en conseil. » L’orgueilleuse duchesse tenta de se relever par une nouvelle impertinence[24], elle fut chassée de la cour, Quelques jours plus tard, le duc de Beaufort, accusé de complot contre la vie de Mazarin, était « logé au bois de Vincennes ; » ses amis, ses parens partaient pour l’exil. C’était la déroute des Importans, de la cabale des Guise, des Vendôme, de tous ceux qui relevaient la tête depuis la mort de Richelieu, de la faction rivale des Condé, y compris Mme de Chevreuse et l’ancien chancelier Châteauneuf, également détesté de Madame la Princesse, qui voyait en lui avec horreur le juge de Montmorency, et de M. le Prince, qui se rappelait les menées de l’abbé de Preaulx à Bruxelles au temps de « l’exil volontaire[25]. » Condé et sa femme étaient d’accord cette fois, ce qui n’arrivait pas toujours. À côté de cette royale amie dont elle recevait jadis les tristes confidences, et qui, d’un état voisin de la disgrâce, vient de passer subitement à la toute-puissance, la Princesse, aujourd’hui, se sent plus forte et laisse percer quelques velléités de révolte contre le « traitement » parfois « rude » de son époux[26]. La Régente elle-même a peu de goût pour M. le Prince ; mais leurs intérêts actuels se confondent et elle compte entièrement sur le duc d’Anguien, qui s’était offert à elle alors que Louis XIII respirait encore et que tout était incertain.

Dans cette première négociation avec Anne d’Autriche, M. le Duc eut pour intermédiaire un ami, un parent, dont nous n’avons pas encore prononcé le nom, car il n’était pas voué aux armes comme les compagnons habituels de Louis de Bourbon. Déjà âgé de plus de trente ans, Marsillac[27] avait à peine passé quelques jours à l’armée ; la guerre ne devait pas lui réussir ; il ne parut sur le champ de bataille que pour être mis aussitôt hors de combat[28]. Intelligence vigoureuse et profonde, doué d’une rare puissance d’analyse, avec du sang-froid, du courage, la plus illustre naissance, un état presque féodal[29], tous les agrémens de la personne, le futur duc de La Rochefoucauld apporte déjà dans ses entreprises de politique ou d’amour ces habitudes de calcul impitoyable qui ne le garantiront pas des illusions. La postérité apprendra par sa plume qu’avant de s’appliquer à gagner le cœur de la plus charmante des princesses, il avait supputé les avantages qu’il pourrait recueillir de cette bienveillance[30]. Il expose avec la même sécheresse les précautions dont il enveloppe les premiers témoignages de son amitié pour le duc d’Anguien, évitant de négocier directement, prenant ses sûretés de tous côtés.

M. le Duc se contenta des assurances que Marsillac avait recueillies de la bouche de la Reine et transmises à Coligny. Nous avons vu par le ton de ses lettres écrites au bivouac, la veille de Rocroy[31], avec quel feu il avait pris parti pour la régence. Aussi Anne d’Autriche aimait-elle à penser que les mesures qui, en fortifiant son pouvoir, grandissaient Mazarin, ne servaient pas moins les intérêts de la maison de Condé.

Au milieu des labeurs et des embarras de sa première campagne, M. le Duc apprenait à la fois le commencement et la fin de ces incidens, l’outrage fait à sa sœur et la réparation, les tentatives des Importans et leur défaite ; à son retour d’Allemagne (novembre 1643), tout était accompli. Néanmoins, en revoyant Maurice de Coligny, il lui fit comprendre que la satisfaction donnée par une femme ne suffisait pas et qu’il était temps d’en demander compte aux amis de Mme de Montbazon.. Coligny n’attendait qu’un mot : il aimait sincèrement, respectueusement Mme de Longueville, et tenait surtout à ne pas la compromettre ; c’était Anguien lui-même qui, le premier, avait, au nom de Madame la Princesse[32], imposé silence à l’amitié de Maurice. Sur ces entrefaites, le duc de Beaufort ayant été mis en prison, Coligny s’adressa au personnage le plus en vue de la coterie, et, sous un prétexte quelconque, appela le duc de Guise. La rencontre eut lieu place Royale. Quand on rapproche ces deux noms, on devine quelle émotion cela causa ! L’avantage ne resta pas au petit-fils de l’amiral : Maurice avait plus de cœur que d’adresse ; il était convalescent et se servit mal de ses armes, tomba en se fendant, fut injurieusement épargné par son adversaire, désarmé deux fois, frappé. La terrible loi sur les duels était en vigueur ; chacun fermait sa porte au blessé ; mais le duc d’Anguien, passant outre aux injonctions de M. le Prince, et, ce qui est plus étrange, aux instances de M. de Châtillon lui-même[33], ouvrit le château de Saint-Maur à son ami, qui, plus malade de chagrin que souffrant de ses plaies, s’éteignit après avoir langui quelques mois. Le duel et sa cause furent vite oubliés ; Coligny respirait encore que M. de Guise envoyait des complimens à M. le Duc[34], et Mme de Montbazon elle-même ne tarda pas à charger le duc de Rohan d’un message auquel on ne pouvait se méprendre. Marie de Bretagne ne parvint pas à enrôler le duc d’Anguien parmi ses adorateurs, et continua d’inspirer à Beaufort la haine que le mépris de M. le Duc avait rallumée dans son cœur.

Mlle de Neuillant et autres n’eurent pas plus de succès ; on cessa de songer à M. le Duc dans la « chambre des filles. » On le crut occupé de Mlle de Toussy, beauté imposante, dont la haute taille excita l’admiration des ambassadeurs polonais. Un moment compromise par une mère avide, intrigante, Louise de Prie[35] a figuré dans quelques pasquins et vaudevilles. Cet épisode, dont les archives de Condé ont conservé la trace, ne saurait nous arrêter. Ici pas même de roman ; rien que le prologue d’un conte licencieux, un marchandage, une négociation qui n’est délicate d’aucun côté et qu’un intermédiaire peu scrupuleux essaie de terminer à coup d’argent. Il n’arriva pas à ses fins : après quelques imprudences, Mlle de Toussy, qui savait calculer, put s’arrêter à temps ; elle aussi devint duchesse, gouvernante des enfans de France, avec un grand renom de gravité et de vertu.

Il y a loin de cette destinée à celle de Ninon ; c’est à la fin de 1645 que M. le Duc, subitement assidu chez Mlle de Lenclos[36], parut tomber un moment sous le charme de cette créature étrange, dont l’immuable beauté dura presque autant que la vie, toute de contrastes, esprit viril dans le corps le plus charmant, courtisane sans vergogne, avec des goûts et même des sentimens délicats, secourable à beaucoup, et ruinant sans scrupule plusieurs générations d’une même famille, la plus volage des maîtresses et le plus sûr des amis. Mais les grâces de Ninon ne furent pas plus puissantes que la hardiesse de Marie de Bretagne, la coquetterie de Neuillant, ou les résistances calculées de Louise de Prie. Personne ne prit la place de Mlle du Vigean ; celles qui, sans rallumer ce feu éteint pour toujours, sans ranimer la flamme de cette « passion, la plus respectueuse et la plus polie du monde[37], » pouvaient encore attirer ce « héros de roman[38], » lui inspirer un sentiment plus vif qu’un goût passager, le fixer peut-être, Mlle de Nevers et Mlle de Boutteville, venaient toutes deux de perdre la liberté que l’entrée de Marthe aux Carmélites rendait à ce cœur généreux.

À voir l’image de Louise-Marie de Gonzague-Clèves, princesse de Mantoue et de Nevers, on ne comprend pas tout d’abord le charme qu’elle a exercé : le port est majestueux, la tête régulière, intelligente, le regard impérieux, presque dur ; tous les traits accentués du courage, de la volonté, de la force, mais sans ce vernis de grâce qui donne comme un air de famille aux portraits des femmes du XVIIe siècle. C’est qu’aussi elle tient de deux races violentes qui ne connurent guère de frein, sauvages aventuriers du Nord, tyrans raffinés de l’Italie[39]. Plus de père ; au-delà des monts, le neveu, chef de la famille, dispute Mantoue à l’Espagnol, au Savoyard ; en France, Marie gouverne le duché de Nevers, y est traitée en souveraine ; elle seule doit régner, vivre dans le monde ; à ses sœurs le cloître, c’est leur lot ; elle les y retient avec une sévérité inflexible.

La mort soustrait Bénédicte[40] à cette tyrannie ; Anne se révolte, s’échappe du monastère ; pour ses beaux yeux, cet écervelé de Guise délaisse l’archevêché de Reims, puis la délaisse elle-même après un simulacre de mariage. Errante, sans argent, sans asile, elle rencontre un prince dépossédé, l’épouse contre le gré de la Régente, de tous les siens ; elle le fait catholique pour rentrer en grâce ; c’est en vain : Marie reste sourde à ses humbles prières, la laisse « sans pain[41]. » La cadette finira par sortir victorieuse de la lutte et se vengera en sauvant son aînée[42]. Ici les traits peuvent faire illusion ; leur délicatesse est exquise ; n’était le feu du regard, on ne soupçonnerait pas la portée de cette intelligence et la vigueur de ce caractère. Admirablement douée, elle exercera sur les hommes une irrésistible influence, saura manier tous les ressorts de la politique ; on l’appellera la Palatine. Amie de Condé et de Mazarin, elle les servira tous deux sans les trahir, méritera l’estime de Louis XIV en conservant la confiance de Philippe d’Orléans. Si sa conduite est toujours habile et tempérée, ses opinions sont extrêmes ; elle pousse aux dernières limites ce que Bossuet appelait « l’intempérance de l’esprit ; » puis elle surprend le monde par l’austérité de sa pénitence, après l’avoir étonné par la hardiesse publique de ses idées.

Au commencement de 1645, alors que Mlle de Rethelois venait de conclure ce deuxième mariage qui ne semblait être qu’une étape dans sa vie d’expédiens, l’aînée, Louise-Marie, qui, elle aussi, à travers les épreuves d’une jeunesse agitée, avait ému bien des cœurs, depuis Gaston de France jusqu’au marquis de Gesvres[43], entrait dans la maturité avec une attitude hautaine et dédaigneuse ; les soupirans sont écartés. Dissimulant avec art un certain embarras d’affaires, établie royalement dans le magnifique hôtel de Nevers[44], elle tenait là, en face du Louvre, une manière de cour. Le salon de la marquise de Rambouillet était sur son déclin ; celui de Madame la Princesse était rarement ouvert ; Mme de Longueville partait pour Munster ; le « cabinet de la princesse Marie » devint le rendez-vous de la société polie et des beaux esprits. M. le Duc s’y plaisait. Il trouvait là, non pas la douceur du contraste que lui offrait l’ame simple et pure de Marthe du Vigean, mais une nature vaillante qui attirait son esprit sans avoir prise sur son cœur ; âme inquiète, à la fois crédule et hardie, accordant à l’astrologie judiciaire la foi qu’elle refusa longtemps aux dogmes chrétiens, puis finissant par se soumettre à la sévère direction de l’abbé de Saint-Cyran et des solitaires de Port-Royal[45], tout en continuant de consulter les astres. Une recherche inattendue ouvrit un nouvel horizon à Mlle de Nevers.

On voulait remarier le roi de Pologne Wladislas, qui était veuf, sans enfans, avec un frère dans les ordres ; le portrait de Marie de Gonzague fut placé sous ses yeux ; quoique vieux, malade et usé, il s’enflamma[46] ; l’union lui convenait ; il y trouvait la naissance, sans se lier, croyait-il, à aucune puissance. Mazarin en jugea autrement : Mlle de Nevers était surtout Française ; en la faisant monter sur le trône de Pologne, on assurait de ce côté l’influence de la France ; c’était une flèche dans le flanc de l’Autriche. C’était aussi une combinaison favorable à la politique italienne, ecclésiastique et personnelle du cardinal[47]. Enfin, il ne déplaisait pas à Mazarin de voir fermer l’hôtel de Nevers. Bien que les réunions y fussent éclectiques et surtout littéraires, les Importans y donnaient le ton. Sans doute les anciennes habitudes sociales n’admettaient pas les classifications un peu absolues que d’autres temps ont adoptées : tout en accueillant les mécontens, tout en ayant La Châtre, d’Aubijoux, et autres de mêmes tendances, pour ses correspondans habituels, Marie de Gonzague continuait de témoigner une déférence respectueuse à la Régente, conservait ses bons rapports avec Madame la Princesse, prenait hautement parti pour elle dans les querelles de la cour, restait enfin en coquetterie avec le duc d’Anguien et le maréchal de Gramont, alors dévoués au ministre. Mais ceux-ci seraient-ils assez forts pour la maintenir dans le droit chemin, et ne couraient-ils pas plutôt risque d’être entraînés ? Elle avait donné des soucis à Richelieu, qui, l’ayant admirée, se montra plein de ménagemens. N’était-elle pas pour beaucoup dans les folles entreprises de Cinq-Mars ? On l’affirmait sans rien ajouter de « fâcheux » pour sa réputation ; mais certains chroniqueurs jugèrent avec moins d’indulgence ses relations avec le duc d’Anguien[48]. Quelles avaient été les limites de leur intimité ? Quel pouvoir exercerait-elle sur lui ? Jusqu’où irait l’alliance de ces deux courages ? Tout bien pesé, Mazarin, après avoir fait ses stipulations pour la France, pour son frère et pour lui, approuva le projet de mariage et en pressa la conclusion[49]. Le duc d’Anguien l’appuya de toute son ardeur ; quand la cérémonie des épousailles par procuration fut accomplie, il voulut, quoique bien faible encore et malgré la rigueur de la saison (27 novembre 1645), donner à la nouvelle reine de Pologne la conduite jusqu’à Saint-Denis. La Reine et lui ne devaient plus se revoir ; l’éloignement resserra les liens de leur amitié ; la mort seule les trancha[50].

Les princesses de Gonzague dominent la foule des femmes de la Fronde, surpassent même les plus célèbres ; elles ne font pas métier de la conspiration comme Mme de Chevreuse, ni de la galanterie comme Mme de Montbazon ; elles ont autant de force, plus de portée que Mme de Longueville, plus de sûreté, moins d’avidité que la duchesse de Châtillon ; leur aptitude va jusqu’à diriger un parti, même un état. Toutes deux, par le tour audacieux de leur esprit, la fermeté de leur caractère, la hauteur de leur courage, la souplesse de leur génie, ont plus d’un rapport avec Louis de Bourbon. Elles tiennent une grande place dans son histoire, aux époques agitées de sa vie, comme dans les années calmes, régulières de la fin. L’une essaiera d’assurer aux Condé cette couronne de Pologne que sa ténacité héroïque, son habileté, auront victorieusement disputée aux Suédois, aux Moscovites, aux mille rivaux de ses deux époux. L’autre sera, au temps des témérités coupables, le guide, le soutien du héros égaré, son Égérie trop rarement écoutée ; elle ne voudra d’autre héritier que le fils de son ami. Souvent divisées, ces deux femmes de tête et de cœur seront toujours réunies par leur affection pour Condé, leur dévoûment à sa grandeur et à sa maison.

Tout autre était Mlle de Boutteville, dont la beauté précoce, irrégulière, mais éclatante, avait laissé au duc d’Anguien adolescent cette première impression qui rarement s’efface. Isabelle de Montmorency était de la maison, de la famille ; on se voyait souvent ; M. le Duc fut favorablement accueilli de sa cousine, et peut-être ne l’eût-il pas trouvée cruelle, s’il n’avait fait à Mlle du Vigean le sacrifice de ses espérances. Aujourd’hui c’est l’amitié qui l’arrête. Un de ses braves lieutenans, un de ses camarades intimes, d’Andelot, est follement épris de la belle ; devenu, par la mort de son frère, héritier de la pairie de Châtillon, il déclara sa flamme, annonçant en même temps sa prochaine abjuration. On peut voir dans les lettres familières de d’Andelot à M. le Duc jusqu’où il poussait l’indifférence en matière de religion et la part que tenait le souci du salut dans cette résolution[51] ; mais il lui semblait plus facile d’obtenir la main d’Isabelle devant un autel catholique que dans un temple protestant. Qu’on juge de la colère de sa famille, de la douleur des églises ! Le petit-fils de l’amiral allant à la messe ! Le maréchal duc de Châtillon sortit de son flegme, fit des menaces terribles, expédia son fils en Hollande et l’y retint plusieurs mois ; mais toutes les contraintes, les exhortations des ministres ne firent qu’attiser le feu.

Un beau jour Coligny s’esquiva, enleva sa maîtresse ; contre des poursuites de pure forme[52], un refuge lui était assuré dans le gouvernement de Champagne. « J’ay procédé ce matin au saint sacrement de mariage en présence de tout Chasteau-Thierri, écrivait le héros de l’aventure à son jeune général ; nous partons présentement pour Stenay ; c’est de là que je vous promets d’illustres narrations[53]. » Le duc d’Anguien avait ouvertement protégé l’entreprise, qui valait mieux et réussit mieux que l’attentat de Bussy contre Mme de Miramion[54]. Il fut loyal ami ; c’est après la mort de Gaspard que son feu se ralluma et que Mme de Châtillon prit sur lui un funeste ascendant. Elle aura une grande part dans ses malheurs et dans ses fautes. Nous n’essaierons pas de retracer le portrait trop connu de la duchesse de Châtillon. Elle a eu la mauvaise fortune de figurer dans la galerie de Bussy et méritait d’être flagellée par cet impitoyable satiriste. Esprit solide, avec des vues, du jugement, cœur sec, malfaisante, elle nuira à tous ceux qui l’aimeront, Nemours, Basile Fouquet (l’abbé)[55], Crofts, Digby[56], recevra de toute main argent, bijoux, domaines[57], « l’avarice en personne. » Ambitieuse, elle rêve d’être reine et finit par épouser un souverain ; sa beauté, survivant aux années, attire les yeux de Louis XIV enfant ; elle faillit s’unir à Charles II, et mourra duchesse de Mecklembourg[58].

Les enfans du décapité Boutteville reprenaient dans le monde le rang que leur assignait le nom de Montmorency. Voici Isabelle brillamment établie ; Marie-Louise était déjà marquise de Valençay ; restait le fils posthume, que le départ de Mme de Châtillon allait laisser bien seul et presque nu. M. le Duc s’en chargea ; c’était œuvre méritoire : né au lendemain de la mort tragique de son père, si chétif qu’on lui refusait son âge (dix-huit ans), franchement contrefait, ce jeune homme n’avait guère pour lui que son esprit malin et caustique. Patience ! « Le petit François » est le futur « tapissier de Notre-Dame, » — « le méchant petit bossu que le prince d’Orange ne vit jamais par derrière[59] ! » Le maréchal de Luxembourg continuera Condé, qui le chérira, l’aimera comme son œuvre, se dévouera pour le sauver, lui tendra la main quand tous le quitteront ; car il y aura des hauts et des bas, des grandeurs et des misères dans la vie de ce capitaine ; il s’en faudra de bien peu qu’il ne monte comme criminel d’état sur l’échafaud où périt son père le duelliste, et qu’il ne s’assoie sur la sellette des empoisonneurs à côté de La Brinvilliers et de La Voisin. Tout ce qu’on a faussement reproché à Condé, il le fera : exécutions barbares ordonnées en souriant, sanglantes batailles livrées avec la paix en poche. L’âge, les traverses le modifieront heureusement ; son caractère sortira épuré des épreuves en même temps que son génie grandira. L’humanité, la générosité du glorieux vainqueur de Steinkerque et de Nerwinde effacent le souvenir des légèretés cruelles et des taches qui obscurcissent les premiers triomphes ; le bon grain étouffera l’ivraie.

Voici encore un mariage qui fut le fait de Louis de Bourbon et qui, sans se rattacher à sa vie par les mêmes liens, lui causa plus de soucis, rencontra une opposition plus sérieuse, souleva une agitation plus durable que celui de Châtillon.

La maison de Chabot, souvent honorée de hautes charges, tenait un rang distingué à la cour, aux armées, en province[60]. En ce temps, elle était représentée par trois frères qui avaient peu de bien ; l’aîné, soldat modeste et dévoué, servait depuis plusieurs années en Catalogne, où il fut tué. Le troisième était le chevalier Guy-Aldonce, que le duc d’Anguien considérait déjà comme un de ses meilleurs lieutenans. Entre les deux venait Henri Chabot, « un des hommes de France les mieux faits et les plus agréables. » Moins guerrier que courtisan, s’attachant plutôt à la fortune des princes qu’au métier des armes, il appartenait à la suite de Gaston de France, tout en étant admis dans l’intimité de M. le Duc, qui le prit pour confident de ses amours avec Marthe du Vigean. Chabot fut un intermédiaire discret, délicat, plein de tact et de dignité ; par réciprocité et avec la chaleur qu’il apportait dans ses relations amicales, le duc d’Anguien servit Chabot dans la recherche de Marguerite de Rohan[61], le plus noble et un des plus riches partis de France.

Les huguenots les premiers s’émurent de la prétention de Chabot. Déjà affligés de l’abjuration du petit-fils de l’amiral, ils prévoyaient bien ce qui devait advenir si l’héritière du plus grand seigneur et du plus illustre capitaine de leur parti épousait un catholique : encore une pairie enlevée. Les Importans n’étaient pas moins hostiles. Chabot, se dévouant au duc d’Anguien, passait pour un déserteur dans la suite de Gaston ; l’heureuse fortune de ce cadet ameutait tous les envieux. La famille de la future était divisée. Le duc de Sully, cousin-germain et tuteur, prit parti pour Chabot ; c’est chez lui[62] que se fit le mariage. La mère, Marguerite de Béthune, opposa une vive résistance, sans avoir jamais beaucoup compté sur la docilité de sa fille, « la pruderie incarnée » : or Mme de Rohan n’était rien moins que prude. Femme de tête et d’intrigue, elle tenait en réserve, caché dans un coin de la Hollande, un prétendu héritier auquel elle s’intéressait particulièrement.

Un beau jour, tandis que l’armée du duc d’Orléans faisait des sièges sur le littoral de la Flandre, on vit apparaître à Calais un jeune homme mystérieusement amené de Leyde. Il portait le nom d’un héros du Tasse et descendit chez le comte de Charost[63], gouverneur de la place, parent et ami de Mme de Rohan. Ainsi accueilli, le bel inconnu laissa là son poétique nom de Tancrède pour prendre le titre du duc de Rohan, et ses amis improvisés affectèrent une vigilance inquiète, comme s’il fallait protéger l’héritier du dernier des grands huguenots contre les embûches de M. de Chabot et de son puissant ami. On parlait de valets achetés, d’assassins arrêtés, de poisons saisis. Le chef de la cour militaire de Gaston, qui était aussi un des plus actifs meneurs de la cabale des Importans, d’Aubijoux, cerveau mal ordonné, plus brouillon qu’intrigant, homme de fantaisie, de boutade, grand duelliste, débauché infatigable, prit feu là-dessus, et par ses propos, ses lettres datées de Gravelines ou de Béthune, propagea activement ces rumeurs. Le scepticisme du maréchal de Gramont en fut un moment troublé, et la princesse Marie elle-même se sentit entraînée[64]. Bientôt Tancrède devint à la mode, circula dans Paris, se fit voir dans le carrosse du duc de Guise, eut audience de la Reine, entama une instance. Débouté de ses prétentions[65], il retomba dans l’ombre, ne fut ni empoisonné, ni poignardé, et finit par mourir en soldat pendant la guerre de Paris.

M. le Duc ne se laissa pas émouvoir par les aventures de Tancrède, encore moins par les menaces et les calomnies. De près ou de loin, il reste à la disposition de Chabot, n’épargnant ni les lettres, ni les démarches ; c’est son écuyer La Forêt qui porte les messages au château de Sully[66]. Il désarme certaines résistances, ramène des amis, des parens, tels que Gramont, La Trémoille, ayant même soin de ne pas rompre toute relation avec Mme de Rohan la mère. Il intervient dans les discussions d’affaires, négocie, améliore les transactions ; enfin il fait, non sans peine, régler le point difficile : Henri Chabot est déclaré duc de Rohan par le Roi. On crie à l’abus de pouvoir, rien n’est plus faux ; la Couronne ne lésait personne lorsqu’elle rétablissait une pairie éteinte en faveur de ceux qui détenaient légitimement la terre sur laquelle cette pairie était assise. Louis de Bourbon soutenait les vrais principes de l’ancien droit, et il les soutint jusqu’au bout, malgré le mauvais vouloir officiel, malgré les clameurs des partis : au plus fort de ses embarras politiques, au risque de les compliquer, il assura l’enregistrement des lettres patentes qui élevaient définitivement son ami au rang de duc et pair[67].

Ce groupe des amis de la première heure, rivaux d’étude ou d’amour, compagnons de guerre et de plaisir, va s’éclaircissant chaque jour. D’autres prennent, dans ce cercle familier, les places que la mort des uns, le départ des autres, laissent vacantes. Voici d’abord deux officiers de la maison, dont les noms sont comme associés par certains traits semblables d’esprit, de caractère, et par une destinée commune : Roger de Rabutin, comte de Bussy, et Charles de Saint-Denys, sieur de Saint-Évremond. Le premier, un peu vassal, voisin plutôt, homme de qualité, moins grand seigneur que sa vanité ne veut le faire croire, vient de remplacer le brave Mauvilly dans le commandement des chevau-légers de Condé ; très bon officier, et d’étoffe à devenir maréchal de France ; vaillant soldat, audacieux même quand on le voit, mais sachant se ménager ; personnel, pervers comme son regard, qui inquiète et repousse[68]. Beaucoup de charme cependant ; les femmes oublient ses injures Et cependant, comme il les traite ! Exilé, ruiné, il emprunte le pinceau d’un peintre pour continuer son pamphlet ; et de sang-froid, à loisir, sur les murs de son château, il achève de déshonorer celles qui l’ont aimé. </ref> ; Mme de Sévigné lui accorde le pardon que Louis XIV lui refuse.

Cadet de Basse-Normandie, Saint-Évremond hésitait entre la robe du magistrat, la soutane du prêtre et la casaque de l’officier. On lui offre une commission d’enseigne au régiment de Champagne, et il la prend comme il aurait accepté un bénéfice, ou un siège à quelque présidial[69]. Appelé auprès de M. le Duc, il reçut devant Allerheim un coup de fauconneau dans le genou ; et quand, à Philisbourg, au mois de septembre 1645, après un terrible accès de fièvre chaude, Anguien reprit connaissance, il vit couché à côté de lui le lieutenant de ses gardes. Cloué sur son lit, celui-ci pouvait tenir un livre, et tout le jour il faisait la lecture : Rabelais d’abord, que M. le Duc ne goûta guère, puis Pétrone, qui le divertit beaucoup ; qu’on s’imagine Pétrone commenté par l’épicurien le plus raffiné du siècle ! Saint-Évremond ne s’entendit pas longtemps avec son général et le quitta (1649) sans rompre ; il a recueilli certains traits du Grand Condé qu’il retrace avec une justesse affectueuse, parfois même avec éloquence. Écrivains de même famille et de rang distingué, Saint-Evremond et Bussy se perdent par la plume ; l’un expie par un long exil la lettre sur la paix des Pyrénées, et le cantique de Deodatus confine l’autre dans le manoir où il termina sa vieillesse ennuyée[70].

Il faut encore rappeler ici les noms de Rivière et de Bourdelot. Le premier exerça un moment la charge de Tourville sans hériter de l’indépendance, du dévoûment et de la dignité de ce galant homme[71]. Agent utile, correspondant agréable, vaudevilliste cynique, athée de profession, complaisant intéressé, il eut un moment la faveur, jamais la confiance, et disparut durant la guerre civile[72]. Avec au moins autant d’esprit, plus de portée, plus de fond, Michon, dit Bourdelot, n’avait pas un caractère beaucoup plus respectable[73] : « grand valet d’apothicaire et menteur effroyable, » dit Guy-Patin (n’oublions pas qu’il s’agit d’un « circulateur »), au demeurant habile praticien, versé dans plusieurs sciences, novateur, un peu charlatan, gonflé de vanité, traînant derrière son carrosse estafiers et laquais, courant après les abbayes, les évêchés même, sans croire en Dieu ; amusant indifféremment ceux qu’il flatte par une bouffonnerie ou par un sacrilège[74] ; aujourd’hui l’abbé Bourdelot est le médecin écoulé, le familier, presque l’oracle de M. le Duc, qu’il séduit par ses théories, amuse par sa pétulance, rassure par ses soins intelligens. Bientôt il devient précepteur, puis laisse là son élève, le petit duc d’Albret, pour s’attacher à la reine Christine, qu’il suit à Stockholm et dont il bouleverse toute la cour. Il saura faire oublier ses témérités, ses désertions, ses bassesses ; on lui pardonnera jusqu’à ses airs de grand seigneur ; il retrouve ses amis, ses protecteurs des premiers jours, et finit par entrer à Chantilly ; Dangeau fera mention de sa mort.

L’allure, le ton, les tendances de ces nouveaux-venus ne devaient guère être du goût de M. le Prince, sans qu’il pût se plaindre bien haut, ces choix étant presque tous les siens. C’était à son insu, mais un peu par son fait que le nombre des « libertins » résolus avait grossi autour de son fils. D’ailleurs, s’il se méfiait des esprits forts, il les redoutait moins que les huguenots ; contre ceux-ci son antipathie est toujours en éveil, et il semble comme rassuré par les incidens qui ont rompu ou détendu les liens entre M. le Duc et les réformés, la mort de Coligny, le mariage de Châtillon, les querelles avec Ruvigny[75]. À la longue la rumeur publique arrive jusqu’à ses oreilles, et alors son mécontentement se traduit par ces boutades qui lui sont habituelles : « Il vaut mieux vous poignarder que de continuer la vie que vous menez[76] ! » Et vraiment, au lendemain des violentes émotions du champ de bataille, à la veille de nouveaux périls, n’échappant au poids de ces redoutables responsabilités que pour retomber dans les peines de cœur, Louis de Bourbon menait la vie assez vite. Le badinage licencieux allait parfois au point d’exciter la médisance ; les débauches étaient longues ; tout le monde n’y résistait pas. Espenan, venu en congé de Philisbourg, voulut faire le carnaval avec la bande joyeuse ; il fut vite enlevé[77].


HENRI D’ORLEANS.

  1. Ce fragment est tiré du cinquième volume de l’Histoire des Princes de Condé, qui paraîtra prochainement chez Calmann Lévy.
  2. Il avait failli mourir à Philisbourg, d’où il était parti le 25 septembre. Dès qu’il eut repris un peu de force, il quitta Chantilly pour Paris. (Voir t. IV, p. 446.)
  3. Mme la Princesse à M. le Prince ; Fontainebleau, 3 octobre 1645. A. C.
  4. Elle a été conservée dans l’édifice appelé capitainerie ou châtelet, et construit par Jean Bullant ; la fenêtre donne dans la cour basse, derrière la galerie des batailles.
  5. Le 30 avril 1645, Mme de Longueville avait perdu son premier enfant, Mlle de Dunois. Le 12 janvier 1646, elle donna le jour à un fils, Jean-Louis-Charles, qui entra dans les ordres et mourut en 1694.
  6. Blainville à M. le Prince ; Paris, 12 octobre 1645. A. C.
  7. Voir t. III, p. 458-461.
  8. « Pour Mme d’Anguien, par Mlle de Saint-Géran ; » très plats complimens dans un recueil manuscrit formé par Honorée de Bussy (A. C). C’est la seule pièce que nous ayons trouvée en feuilletant maint recueil.
  9. Nous en parlerons à notre dernier volume.
  10. « Mme la Duchesse est toujours aux Carmélites. » (Dalmas à M. le Duc, 9 juillet 1645 ; A. C) Elle fit aussi de longues retraites aux Carmélites de Saint-Denis.
  11. Dès 1643, le maréchal de Guiche avait demandé à M. du Vigean la main de Marthe pour son neveu, le marquis de Saint-Maigrin, lieutenant des chevau-légers de la Reine (Toulongeon à M. le Duc, A. C.) ; M. le Duc intervint ; le soupirant se retira, puis reprit sa parole, se proposa encore, fut repoussé et ne l’oublia jamais. Il sut dissimuler, continua de servir, ne changea rien à ses relations jusqu’au jour où il crut trouver l’occasion de satisfaire le ressentiment qui couvait dans son cœur. Il perdit la vie en cherchant à la ravir à l’objet de sa haine, et tomba au faubourg Saint-Antoine (1652) victime de son acharnement à joindre le Grand Condé pour le frapper de sa main. — Saint-Maigrin (Jacques d’Estuerd de Caussade), très vigoureux officier, lieutenant-général et capitaine-lieutenant des chevau-légers de la garde au moment de sa mort, avait pour grand-oncle ce « mignon frisé, » qui, tout camus qu’il était, fixa un moment les regards de Catherine de Clèves, et que le balafré fit tuer. Lui-même « avait bien joué à la poupée avec Mlle de Brézé, » et on racontait que, s’ennuyant à la chapelle royale où le retenait son service pendant les longues dévotions d’Anne d’Autriche, il s’était parfois « faufilé » pour causer tout bas avec son amie d’enfance. Cet innocent manège n’avait pas échappé aux regards malveillans des désœuvrés, et donna lieu à quelques plaisanteries. M. le Duc n’en devait prendre et n’en prit aucun ombrage ; ce n’est pas de ce côté que se portait sa jalousie.
  12. Anne de Fors à son frère ; 7 juin 1647, A. C. (publiée par Cousin, Mme de Longueville). Marthe ne prononça les grands vœux qu’en 1649 ; mais elle était cloîtrée et postulante depuis 1647, Elle mourut en 1665.
  13. Oratorien et prédicateur fort écouté ; mort en 1687.
  14. Rohan à M. le Duc, 27 juin 1646 ; A. C. — Henri Chabot était alors marié et en possession de la duché-pairie de Rohan.
  15. Lenet. — Lorsqu’on connut, ou plutôt lorsqu’on devina la rupture des relations entre les deux amans, les prétendans devinrent nombreux, sans qu’aucun ait gardé rancune de se voir éconduit. Un des plus sérieux fut le marquis d’Uxelles, Louis Châlon du Blé, tué en 1658.
  16. Gramont à M. le Duc ; 8 octobre 1644. A. C.
  17. Saint-Évremond.
  18. Rohan à M. le Duc ; 27 juin 1646. A. C.
  19. C’est bien cette même Suzanne de Baudéan, fille du comte de Neuillant, qui mariée au duc de Navailles, ferma la « chambre des filles » au jeune Louis XIV, lorsque celui-ci voulait y chercher Mlle de La Vallière. Elle mourut en 1700, âgée de soixante-quatorze ans. Son frère, Charles de Baudéan, sr de Neuillant, fut tué à Lens.
  20. Rohan à M. le Duc. A. C.
  21. A la Barre, chez Mme du Vigean, (Nesmond à M. le Duc ; 8 juillet 1643. A. C.)
  22. Pour épargner au lecteur des recherches inutiles et lui donner la clé des conflits et des incidens qui vont se succéder, nous plaçons sous ses yeux le tableau suivant :
    César, duc de Vendôme (1594-1665), fils naturel de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, marié à Françoise, duchesse de Mercœur, arrière-petite-fille d’Antoine, duc de Lorraine. ¬¬¬
    1 Louis, duc de Mercœur, puis de Vendôme, épousa en 1651 Laure Mancini, dont il eut le duc de Vendôme, le vainqueur de Cassano et de Villaviciosa. 2 François, duc de Beaufort (1616-1669), tué dans une sortie au siège de Candie sans avoir été marié. 3 Elisabeth, mariée au duc de Nemours, que son beau-frère Beaufort tua en duel en 1652.

    En 1643, le duc de Vendôme réclamait la surintendance de la navigation, que Richelieu lui avait enlevée dès 1625 pour la réunir à l’amirauté, vacante par la mort de Montmorency (1632). Depuis, le cardinal avait donné le titre et la charge d’amiral à son neveu, le duc de Brézé.
    Beaufort revenait d’Angleterre, où il s’était réfugié pour échapper aux poursuites après la conjuration de Cinq-Mars. Le 2 septembre (1643), il fut mis à Vincennes, d’où il s’évada le 31 mai 1648.

  23. Elles étaient adressées par Mme de Foucquerolles au marquis de Maulevrier.
  24. Mme de Chevreuse avait offert à la Reine une collation dans le jardin de Renard, rendez-vous habituel de la société élégante ; elle avait assuré Sa Majesté que Mme de Montbazon n’y serait pas. La Reine arrive accompagnée de Mme la Princesse ; celle-ci aperçoit son ennemie, veut se retirer ; la Reine la retient et fait inviter Mme de Montbazon à sortir sous prétexte d’indisposition. Refus de la duchesse ; la Reine quitte la fête avec éclat. Le lendemain, Mme de Montbazon recevait l’ordre de se rendre dans sa maison de Rochefort (ordre du Roi du 22 août, A. G). — L’inimitié était de longue date entre ces dames. Dès 1642, les habituées de l’hôtel de Condé n’étaient pas priées à l’hôtel de Chevreuse, et réciproquement. — Rancé, le futur fondateur de la Trappe, était alors un des adorateurs de Mme de Montbazon j c’est lui qui l’assista quand elle mourut de la rougeole en 1657.
  25. Voir t. II, p. 309 et suivantes.
  26. Il faut avouer que le traitement de M. vostre père est bien rude ; il m’a chassé Dalmas sans aucun subject, » écrivait Mme la Princesse à son fils (21 août 1644, A. C.) ; quelques jours plus tard, Dalmas, soutenu par M. le Duc, reprenait sa place. C’était un « Gascon insinuant ; » après la mort de son mari, Mme la Princesse lui donna la capitainerie de Chantilly.
  27. L’auteur des Maximes, François VI de La Rochefoucauld, né en 1613, portait alors le titre de prince de Marsillac ; duc et pair en 1650, il mourut en 1680. — Son aïeul, François III, était beau-frère de Louis Ier, prince de Condé.
  28. En 1646, devant Mardick, coup de mousquet à l’épaule droite ; on le crut estropié. En 1652, au faubourg Saint-Antoine, coup de feu à travers la figure ; il resta presque aveugle.
  29. Les La Rochefoucauld possédaient d’immenses domaines dans le Poitou et l’Angoumois, et, comme les Plantagenet et les Lusignan, faisaient remonter leur généalogie à la fée Mélusine. C’était une des rares grandes familles qui avaient survécu à la guerre de Cent Ans.
  30. « J’eus enfin sujet de croire que je pourrois faire un usage plus considérable que Miossens de l’amitié et de la confiance de Mme de Longueville ; je l’en fis convenir lui-même ; il savoit l’état où j’étois à la cour, etc.. » (Mémoires de La Rochefoucauld.)
  31. Voir t. IV, p. 73 et 488.
  32. « Témoignés à Coligny qu’il vous ofanseret s’il témoignet se vouloir intéresser dans cète afaire, car il ne le fault pas. Brûlés cète lettre. » (Suivant l’usage, cette recommandation ne fut pas observée.) — Mme la Princesse à M. le Duc, 6 août 1643. A. C.
  33. Le père de la victime. Le duel eut lieu le 12 décembre 1643. Maurice de Coligny mourut vers la fin de mai 1644.
  34. 23 mai 1644. A. C.
  35. Louise de Prie, héritière et seconde fille de Louis de Prie, marquis de Toussy, et de Françoise de Saint-Gelais-Lusignan, pouvait avoir vingt ans en 1646, lorsqu’elle attira les regards de Louis de Bourbon. On attribua au désir de lui plaire le soin inaccoutumé que le nouveau prince de Condé prit de ses ajustemens en quittant le deuil de son père. C’est alors (1647) que la négociation conduite par le chevalier de Rivière prit une tournure assez vive. L’affaire languit ensuite, et dès 1649, Mlle de Toussy était fiancée au maréchal de La Motte-Houdancourt, duc de Cardonne. Elle mourut à Versailles en 1709.
  36. De fier et grand rendu civil et doux,
    Ce même duc alloit souper chez vous.
    Comme un héros jamais ne se repose,
    Après souper il faisoit autre chose.

    SAINT-ÉVREMONT.

  37. Divers portraits : le prince de Condé, par Mademoiselle, 1659.
  38. Ibid.
  39. Le connétable de Bourbon, tué à l’assaut de Rome, était fils de Claire de Gonzague, et neveu de Frédéric, marquis de Mantoue. Les Gonzague régnaient dans leur patrie depuis 1328 ; au bout de deux cents ans, ils quittèrent ce titre de marquis de Mantoue, que Cervantes a illustré, pour prendre celui de duc. — La grand’mère de la princesse Marie, Henriette de Clèves, était de la maison de La Marck, et petite-nièce du « sanglier des Ardennes. » — C’est cette même Henriette, nièce du premier prince de Condé et belle-sœur du second (voir t. I, p. 21, 4G à 5-4 ; II, 68 à 107), qui porta le duché de Nevers à son mari, Louis de Gonzague. Leur fils, Charles Ier, devint duc de Mantoue par la mort de ses cousins (1627), eut grand’peine à faire reconnaître ses droits, et les transmit (1637), encore contestés, à son petit-fils Charles III, qui réside dans ses états d’Italie. Louise-Marie, fille aînée de Charles Ier et tante du duc régnant de Mantoue, née vers 1612, appelée d’abord Mlle de Nevers, et plus habituellement ensuite la princesse Marie, se fixe à Nevers et administre la province.
  40. Morte en religion à l’âge de vingt ans (1637). Elle était abbesse d’Avenay, grand monastère de Bénédictines, à quatre lieues de Reims.
  41. Sic, dans une des nombreuses pétitions adressées par la princesse Anne à sa sœur Marie (mai 1645 ; A. C).
  42. Lors des embarras de cette dernière en Pologne. (Voir l’Oraison funèbre de la Palatine, par Bossuet.) — Anne de Gonzague, Mlle de Rethelois, avait environ dix ans, lorsqu’en 1625 on la mit à Faremoutiers, où elle ne se plut guère ; mais son père et sa tante la destinaient à prendre l’habit. Elle ne tarda pas à devenir belle et sa résistance augmenta. Le séjour d’Avenay, où on la plaça auprès de sa jeune sœur Bénédicte, ne réussit pas davantage ; Henri, duc de Guise, titulaire de l’archevêché de Reims, y fir sa connaissance et l’enleva. (Voir t. III. p. 443-445.) Abandonnée par ce soi-disant mari, elle épousa (mai 1645) le prince palatin Édouard, malgré la résistance de la Régente, qui trouvait qu’il y avait en France assez de princes dépossédés. Ce mari définitif était le petit-fils du roi Jacques d’Angleterre et le quatrième fils de l’électeur palatin, Frédéric V, qui fut élu roi de Bohême, dépouillé de l’électorat, et mourut réfugié en Hollande. — Le frère aîné, Charles-Louis, rétabli dans ses états et titre par le traité de Westphalie, est le père de Madame, seconde femme de Monsieur, duc d’Orléans, ma très loyale, très laide et très spirituelle aïeule. — Édouard mourut catholique à Paris en 1663 ; il venait de marier sa fille aînée au duc d’Anguien, Henri-Jules, fils du Grand Condé. — La Palatine, Anne de Gonzague, mourut en 1684.
  43. Elle n’avait pas dix-huit ans que Richelieu la « logea au Bois de Vincennes » (1629) pour la soustraire aux poursuites de Gaston, qui voulait l’enlever sans grande résistance de sa part. Ce mariage revint sur le tapis ; il fallut plusieurs fois fuir et se cacher. — Cinq-Mars était fou d’elle ; c’est pour l’épouser qu’il conspirait. Les mépris de la princesse Marie avaient réduit le marquis de Gesvres au désespoir, lorsqu’il se fit tuer devant Thionville. — En somme elle était plus aventureuse, surtout plus ambitieuse que romanesque ; Alfred de Vigny dit le contraire ; mais on n’est pas obligé de chercher la vérité historique dans les œuvres d’imagination.
  44. L’hôtel de Nevers élevait sa façade majestueuse entre la tour de Nesle et le Pont-Neuf, à peu près sur l’emplacement actuel de la Monnaie. Il prit successivement les noms de Guénégaud et de Conti.
  45. Le maréchal de Gramont ne se souciait guère de la suivre jusque-là et refusait plaisamment de se mettre sous la discipline de M. Singlin (2 juillet 1644. A. C). Elle eut à se défaire de son jansénisme, au moins à le dissimuler lorsqu’elle arriva en Pologne, où les Jésuites étaient fort puissans. Il est constamment question d’astrologie dans la correspondance de cette princesse, postérieurement même à sa conversion, qui date de la mort de Saint-Cyran (1643). Elle avait rassemblé de nombreux documens sur le « grand œuvre, » qui sont conservés aux Archives de Condé.
  46. « Dans la chambre de Sa Majesté, près du lit, j’ai vu un portrait de Votre Altesse, mais moins beau que celui envoyé de Paris par le résident ; Sa Majesté porte ce dernier sur lui et le montre aux princes et sénateurs, qui se flattent de n’avoir jamais eu une pareille reine. » (Forni à la princesse Marie ; Varsovie, 29 mars 1645. A. C.) — Marie de Gonzague, ou plutôt Louise, car c’est sous ce nom qu’elle régnera, — son époux lui ayant demandé « de s’abstenir, par respect, du saint nom de la B. V. Marie » (lettre de Roncali, 12 juillet 1645, A. C), — avait alors passé la trentaine. La première femme de Wladislas, Cécile-Renée d’Autriche, fille de l’empereur Ferdinand, était morte en 1644. On mit en avant la reine de Suède, Christine, pour unir les deux couronnes ; mais ce projet n’eut pas de suite. Mazarin saisit le joint fort habilement et donna le choix entre trois princesses, Mlle de Longueville, Mlle de Guise, Mlle de Nevers. Le frère du roi, Jean-Casimir, qui les avait vues toutes les trois en France, indiqua la dernière. À la mort de Wladislas, ce même Jean-Casimir quitta les ordres sacrés pour succéder à son frère et fut le second mari de la reine Louise (1649).
  47. Sur un point surtout : l’élévation de son frère à la dignité de cardinal. Michel Mazarin avait de nombreux concurrens ; il finit par remporter (1647), grâce aux efforts de nos premiers diplomates, appuyés de beaucoup de promesses et de quelques largesses, grâce surtout à la « nomination de Pologne. » La renonciation (au chapeau) de Jean-Casimir, frère du roi Wladislas, fut une des conditions du mariage de Marie de Gonzague.
  48. On a été jusqu’à leur attribuer une fille naturelle, qui serait, elle aussi, montée plus tard sur le trône des Jagellons. Ce qui a donné lieu à ce conte, c’est l’intérêt que Marie de Gonzague portait à une jeune fille qui l’avait suivie en Pologne, Marie de Lagrange ; mais cette dernière était très régulièrement issue du marquis d’Arquien et de Françoise de La Chastre. Grâce à l’appui de sa protectrice, elle épousa le prince Sacrowski, et en secondes noces le roi Sobieski.
  49. Le traité fut signé le 26 septembre 1645 ; la négociation durait depuis dix-huit mois. L’entrée des ambassadeurs polonais, le défilé de cette procession richement parée, fut une de ces démonstrations orientales qui ont eu de tout temps le privilège de divertir les Parisiens. Aussitôt après la « demande, » Madame la Princesse, considérée comme amie intime, fut la première à offrir ses félicitations. Louise-Marie fut traitée en fille de France. Après la cérémonie du mariage (6 novembre), le Roi la ramena dans son carrosse à l’hôtel de Nevers, où elle resta encore une vingtaine de jours. La reine de Pologne fut accompagnée jusqu’à Varsovie par la veuve du maréchal de Gnébriant. Ce voyage a fait l’objet d’un long récit par Jean Le Laboureur. L’ambassadeur extraordinaire de France était le comte de Brégy, qui devait, disait-on, sa fortune à sa femme, nièce de Saumaise, bel esprit, « façonnière et vaine, » enlaidie de bonne heure, mais « propre et s’habillant bien. » On a imprimé quelques lettres de Mme de Brégy, qui avait aussi collaboré aux Divers portraits de Mademoiselle et qui joua un rôle secondaire dans les intrigues du temps.
  50. La reine Louise mourut d’apoplexie à Varsovie, en 1667, sans laisser d’enfans.
  51. Ses amis espéraient alors « le remettre dans le bon chemin en faisant faire Marion huguenote. » (Toulongeon à M. le Duc, A. C.)
  52. Dans quelques pages charmantes, Mme de Motteville raconte comment Mme de Boutteville la mère vint demander à la Régente justice de l’enlèvement de sa fille, les larmes feintes de cette dame, ses cris, les efforts de Madame la Princesse pour paraître indignée, et comment elle finit par se mettre la face au mur pour cacher son envie de rire.
  53. Mars 1645. A. C.
  54. Voir t. IV, p. 292.
  55. Frère aîné du surintendant Nicolas. Il a eu longtemps toute la police secrète dans les mains et en a cruellement abusé. Mort en 1680.
  56. Ces deux Anglais, proscrits comme royalistes actifs, passèrent plusieurs années en France et jouèrent un certain rôle dans les affaires du temps, y compris l’histoire amoureuse. — William Crofts, qu’on appelait habituellement Craft ou « Craff le milord, » capitaine des gardes de la reine Henriette-Marie, ambassadeur de Charles II en Pologne, fut créé pair d’Angleterre et mourut sans enfans (1677). C’était « un homme de paix et de plaisir. » — Quant à George Digby, second comte de Bristol, homme d’action, « fier et plein d’ambition, » il avait été lieutenant-général du roi Charles Ier, et s’était vu dépouiller de toute sa fortune. Il prit du service en France, puis rentra en Angleterre avec son roi et y mourut en 1676, âgé de soixante-quatre ans.
  57. Entre autres les terre et château de Merlou (Mello). Ce domaine ne fut pas aliéné, comme nous l’avons dit (III, 447), mais bien donné à Mme de Châtillon, en usufruit d’abord par le testament de Madame la Princesse (1650), et peu après définitivement en nue propriété par le Grand Condé.
  58. Voir t. II, p. 285, t. III. p. 186, 455, 458, et t. IV, p. 157 et 414. — Isabelle-Angélique de Montmorency, devenue veuve (1649), se remaria en 1664 et n’eut pas d’enfans. — Son second époux, le duc Christian de Mecklembourg, eut pour successeur son frère, dont est issu le grand-duc aujourd’hui régnant à Schwerin. — Isabelle mourut en 1695, peu de jours après son illustre frère, le maréchal de Luxembourg. Sa sœur aînée, marquise de Valençay, était morte en 1684.
  59. « Je ne pourrai donc jamais battre ce méchant petit bossu ! » disait un jour Guillaume. Le mot fut rapporté à Luxembourg : « Comment sait-il que je suis bossu ? Il ne m’a jamais vu par derrière. »
  60. Philippe Chabot, amiral de France, avait été fort avant dans la faveur de François Ier, qui lui fit donner la Jarretière par Henri VIII. — Le duel de Guy Chabot avec La Châteigneraye, terminé par le fameux coup de Jarnac, fut le dernier des combats en champ clos ; — Ce Guy était neveu de l’amiral Philippe. — Son petit-fils, Charles, sieur de Sainte-Aulaye, eut trois fils : 1° Charles, tué devant Lérida en 1646 ; 2° Henri, qui devint duc de Rohan ; 3° Guy-Aldonce, le chevalier, tué devant Dunkerque en 1646. — Henri Chabot, né en 1616, mêlé aux troubles sans y jouer un grand rôle, mourut à trente-neuf ans, laissant à son fils le titre que porte encore l’aîné de sa postérité. L’une de ses filles, « la belle Soubise, » fut aimée de Louis XIV ; une autre, « plus piquante que belle, » Mme de Coëtquen, fut admirée par Turenne.
  61. Née vers 1617, héritière et fille unique de Henri, duc de Rohan.
  62. Au château de Sully. — Marguerite de Béthune, veuve de Henri, duc de Rohan, était fille de l’ami de Henri IV et tante de Maximilien-François, troisième duc de Sully.
  63. Louis de Béthune, neveu de Sully, lieutenant-général des ville et citadelle de Calais et pays reconquis, duc et pair en 1672, mort en 1683.
  64. Le maréchal de Gramont à la princesse Marie, 13 juin 1645. — Le vicomte d’Aubijoux à la même, 10, 17, 24 août 1645, A.-G. — D’Aubijoux (F.-J. d’Amboise, vicomte), chambellan du duc d’Orléans, gouverneur de Montpellier, lieutenant-général en 1650, mort en 1675.
  65. Ce procès a donné lieu à de longues et belles plaidoiries. Les avocats et les chroniqueurs ont tout dit sur ce Tancrède, sans arriver à établir s’il était un fils adultérin de Mme de Rohan et du duc de Candale, ou un simple aventurier lancé par Ruvigny pour les besoins de la cause. Ce qui est certain, c’est qu’il n’était pas fils du grand Henri de Rohan. L’arrêt qui le débouta fut prononcé le 26 janvier 1646, et c’était bien jugé.
  66. Lettres de Henri Chabot, du chevalier de Rivière, 1645, etc. — A. C.
  67. La duché-pairie de Rohan, créée (avril 1603) en faveur de Henri de Rohan, fut éteinte le 13 avril 1638 par la mort de ce même Henri sans enfans mâles. Marguerite de Rohan, sa fille, s’étant mariée en 1645, le brevet de duc fut donné par la Régente à Henri Chabot, son époux. Les prétentions du soi-disant héritier ayant été écartées par un arrêt solennel, la vicomte de Rohan fut de nouveau érigée en duché-pairie par lettres du mois de décembre 1648. Le 15 juillet 1652, au lendemain du combat du faubourg Saint-Antoine, dans la période la plus agitée de la seconde fronde, M. le Prince mena le duc de Rohan à la grand’ chambre, et d’autorité fit enregistrer les lettres, qui furent transcrites au parlement de Bretagne le 29 août 1653. En dernier appel, l’affaire fut définitivement jugée et réglée par le Roi lui-même en son conseil (1706).
  68. Voir t. IV, p. 292, la tentative d’enlèvement de Mme de Miramion.
  69. Ce qu’il voulait, c’était « gaigner » à la façon de ses compatriotes quand ils allaient conquérir la Sicile au XIe siècle ; il reste fidèle à la tradition et parle sans vergogne de 50,000 livres grivelées sur les gens de guerre, « précaution qui lui a été fort utile dans la suite, » a-t-il soin d’ajouter. — Saint-Évremond mourut à Londres (1703), âgé de quatre-vingt-neuf ans, dont trente passés sous les armes et quarante en exil. À Londres, il vivait dans le plus grand monde, sans jamais engager son indépendance. Beaucoup d’amis, les femmes surtout : Ninon, la duchesse Mazarin, la comtesse d’Olonne, lui restèrent invariablement attachées. Nous ne pouvons guère juger de son visage, ne le connaissant que par les portraits où il est défiguré par une loupe énorme. Pétillant d’esprit, sagace, plein de finesse ; moins incisif, moins ferme que Bussy dans son style, il est plus abondant ; son œuvre est plus variée ; c’est le type du polygraphe. Il y a du fatras dans ses quatorze volumes, mais de l’exquis, du délicat. Sa place était marquée à l’Académie française ; il se contenta de persifler les académiciens. Quant à Bussy, il fut admis dans la docte compagnie, sinon comme mestre-de-camp-général de la cavalerie légère, ainsi qu’il le laisse entendre, tout au moins comme homme de naissance, de savoir et de goût ; ses confrères ne savaient pas qu’il méritait d’être reçu comme épistolaire ou comme satiriste, et d’être exclu pour l’indignité de son œuvre.
  70. Bussy avait été autorisé à sortir de son château dans les derniers temps de sa vie et fut même reçu par le Roi, mais sans revenir à la cour. Né en 1618, lieutenant-général en 1654, mort en 1693. — Il avait commencé une vie du Grand Condé. Le manuscrit autographe de l’introduction existe dans nos archives.
  71. A la suite de quelque dissentiment, Tourville quitta son office de premier gentilhomme en 1647 et mourut peu après.
  72. Le duc d’Anguien avait remarqué le chevalier de Rivière à Rocroy et l’avait tiré d’affaire après un duel ; ce fut l’origine de leurs rapports. (Voir t. IV, p. 297, 497.)
  73. Lorsque Guénaud, retenu à Paris par sa clientèle, cessa d’accompagner M. le Prince dans ses voyages, il désigna pour le remplacer un de ses élèves, le jeune Michon, qui avait pris le nom d’un oncle, médecin assez connu. Bourdelot débuta par la bagarre de Fontarabie, puis fut appelé auprès de M. le Duc pour suppléer à l’insuffisance médicale de Montreuil (voir t. III. p. 318), qu’il finit par remplacer définitivement lorsque celui-ci mourut en Catalogne (août 1647). — La thérapeutique de Bourdelot ne laisse pas d’étonner un peu. Tour à tour apôtre ou proscripteur du tabac, il s’en sert pour guérir les rhumes du Grand Condé (Ballard, Discours du tabac), ou lui attribue les accès de folie de Saint-Ibal. Il condamne « l’usage de l’herbe-thé » (A. G. décembre 1644), et purge Mme de Sévigné avec des melons et de la glace (lettre de Sévigné, juillet 1677) ; etc. — Correspondant habituel de Balzac, il eut de bruyantes querelles avec le savant Meibomius. — né à Sens en 1610, il mourut à Paris le 9 février 1685, empoisonné par l’imprudence de son valet, qui avait mêlé une forte dose d’opium dans sa conserve de roses.
  74. Un jour, il s’enferma avec le prince de Condé et la Palatine pour brûler devant eux un morceau de la vraie Croix. Le résultat négatif de cette expérience aurait frappé la Palatine et amené sa conversion.
  75. Ruvigny (Henri de Masqué, dit, le marquis de), fils d’un bon officier que Sully avait distingué, fut de bonne heure en relations intimes avec la femme et la fille du vieux ministre, et ne pardonna pas à Chabot, assurait-on, de l’avoir supplanté dans la faveur de Mlle de Rohan. De là sa querelle avec le duc d’Anguien, dont il avait été et dont il redevint plus ou moins l’ami. — Lié aussi avec Cinq-Mars, c’est lui qui, en 1642, avait décidé le grand-écuyer à faire visite à M. le Duc. — Homme de mérite et de courage, lieutenant-général en 1652, puis député-général des églises réformées, il joua un rôle important. Après la révocation de l’édit de Nantes, il se retira à Greenwich, où il mourut en 1689. Ses fils prirent du service en Angleterre, et y exercèrent de hautes fonctions.
  76. 18 août 1640. A. C.
  77. 17 mars 1646. B. H. V.